L’anthropologie de la Règle de saint Benoît - citeaux.net · des mots, Klincksieck, 1968). ......

24
Collectanea Cisterciensia 64 (2002) 173-196 Denis HUERRE, osb L’anthropologie de la Règle de saint Benoît UNE PROPOSITION POUR UN DÉBUT DE SIÈCLE * Qu’est-ce que l’homme∞∞? Cet article voudrait interroger la RB sur l’homme 1 , l’homme que nous sommes, homme ou femme se pré- sentant à la vie monastique∞∞: que va lui dire de lui cette Règle∞∞? Peut- on même lui proposer pour structurer sa vie un livre écrit par un moine du VI e siècle∞∞? Préambule Dans son ouvrage Dieu et l’homme d’aujourd’hui 2 , Balthasar évoque la lente prise de conscience par l’homme de sa situation étrange∞∞: élément parmi d’autres d’un ensemble qui le dépasse ou le menace, l’être humain espère cependant pouvoir, et il le peut en effet, toujours mieux comprendre, voire dominer le monde créé. * Cet article reprend et résume les conférences données par l’auteur à la session pour jeunes moines et moniales, qui s’est tenue à l’abbaye Notre-Dame de Bonneval (Aveyron), sur le thème de l’anthropologie de la Règle de saint Benoît (du 28 août au 7 septembre 2001). Nous remercions l’auteur d’avoir répondu positivement à notre demande et accepté de rédi- ger ce texte qui réjouira non seulement les participants de la session, mais aussi beaucoup d’autres lecteurs (NdlR). 1 Dans la religion naturelle de l’antiquité grecque ou romaine, « ∞homme ∞» a d’emblée un sens religieux (Cf. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Klincksieck, 1968). Dans un cadre très différent, saint Benoît ne parlera jamais de l’homme qu’en référence à Dieu. 2 H. Urs von BALTHASAR, Dieu et l’homme d’aujourd’hui, 1956, publié en français en 1958. Au risque d’étonner, je me donne le temps de citer ce livre écrit peu avant le Concile Vatican II. Bien que près de cinquante ans nous séparent de l’édition de ce livre, ce que nous disons en 2002 de la crise des chrétiens désireux de dire leur foi à leurs contemporains appa- remment indifférents, est déjà dit par Balthasar avec la clarté dont nous avons bien besoin aujourd’hui quand nous voulons, moines et moniales, nous situer et lire la RB dans le monde qui est le nôtre. Les références sont données à partir de l’édition de 1966, dans la collection « ∞Foi vivante ∞».

Transcript of L’anthropologie de la Règle de saint Benoît - citeaux.net · des mots, Klincksieck, 1968). ......

Collectanea Cisterciensia 64 (2002) 173-196Denis HUERRE, osb

L’anthropologie de la Règle desaint Benoît

UNE PROPOSITION POUR UN DÉBUT DE SIÈCLE*

Qu’est-ce que l’homme∞∞? Cet article voudrait interroger la RBsur l’homme1, l’homme que nous sommes, homme ou femme se pré-sentant à la vie monastique∞∞: que va lui dire de lui cette Règle∞∞? Peut-on même lui proposer pour structurer sa vie un livre écrit par unmoine du VIe siècle∞∞?

Préambule

Dans son ouvrage Dieu et l’homme d’aujourd’hui 2, Balthasarévoque la lente prise de conscience par l’homme de sa situationétrange∞∞: élément parmi d’autres d’un ensemble qui le dépasse oule menace, l’être humain espère cependant pouvoir, et il le peuten effet, toujours mieux comprendre, voire dominer le mondecréé.

* Cet article reprend et résume les conférences données par l’auteur à la session pourjeunes moines et moniales, qui s’est tenue à l’abbaye Notre-Dame de Bonneval (Aveyron),sur le thème de l’anthropologie de la Règle de saint Benoît (du 28 août au 7 septembre 2001).Nous remercions l’auteur d’avoir répondu positivement à notre demande et accepté de rédi-ger ce texte qui réjouira non seulement les participants de la session, mais aussi beaucoupd’autres lecteurs (NdlR).

1 Dans la religion naturelle de l’antiquité grecque ou romaine, «∞∞homme∞∞» a d’emblée unsens religieux (Cf. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoiredes mots, Klincksieck, 1968). Dans un cadre très différent, saint Benoît ne parlera jamais del’homme qu’en référence à Dieu.

2 H. Urs von BALTHASAR, Dieu et l’homme d’aujourd’hui, 1956, publié en français en1958. Au risque d’étonner, je me donne le temps de citer ce livre écrit peu avant le ConcileVatican II. Bien que près de cinquante ans nous séparent de l’édition de ce livre, ce que nousdisons en 2002 de la crise des chrétiens désireux de dire leur foi à leurs contemporains appa-remment indifférents, est déjà dit par Balthasar avec la clarté dont nous avons bien besoinaujourd’hui quand nous voulons, moines et moniales, nous situer et lire la RB dans le mondequi est le nôtre. Les références sont données à partir de l’édition de 1966, dans la collection«∞∞Foi vivante∞∞».

Rappelons quelques étapes de ce parcours. Simple partie d’ungrand tout, l’homme se voit d’abord comme un simple élément dumonde, englobé dans le monde. Puis, peu à peu, il découvre les loisnaturelles régissant ce grand tout et constate que ces lois régissentaussi sa propre existence. L’aspect proprement humain apparaît,mais au cours de ces deux étapes demeure la dimension religieuse dela relation de l’homme avec ce qui le dépasse. La prépondérancereste à la totalité du cosmos et, Balthasar le rappelle, ce grand toutc’est la Nature, le Deus sive Natura de Spinoza∞∞: il s’agit d’un véri-table panthéisme, position essentiellement religieuse.

À l’intime de lui-même, et par la maîtrise croissante qu’il exercesur la nature, l’homme «∞∞se saisit comme esprit incarné∞∞», d’où l’in-térêt nouveau de l’homme pour lui-même et pour «∞∞la science oudescription de l’homme∞∞» selon l’expression allemande (en 1516déjà) qui donnera plus tard notre mot français anthropologie3.

Sans attendre ce mot, on est passé de l’étude du monde, la cosmo-logie, à celle de l’homme, et d’abord de son anatomie et de sa biolo-gie, selon la ligne animale, puis de ses relations humaines, la socio-logie. À la différence de l’anatomie et de la biologie qui se veulent etse disent sciences exactes, la sociologie se présente comme sciencehumaine et ce caractère humain est particulièrement marqué dans lesdisciplines analytiques qui scrutent les profondeurs de la psyché∞∞:

On ne peut interdire à Freud et à C.G. Jung d’explorer aussi commesavants le ‘chemin mystérieux qui va vers l’intérieur’. Ils sont, dupoint de vue psychique, des pionniers de ces dimensions du devenirque la biologie de l’évolution étudie du point de vue somatique. […]Ils explorent ce qui dans l’homme est nature, donc premier degré,base, matériel de l’esprit (p. 56).

Il ne s’agit pas d’expliquer l’esprit à partir de la nature. À proposde toute étude sur l’homme, Balthasar précise∞∞:

Tout ceci ne signifie pas nécessairement l’abandon de toute cette atti-tude respectueuse et attentive au langage et à la révélation de la nature[…] en faveur d’une froide rationalisation et d’une mise en œuvretechnique de tous les domaines de la nature inorganique et organiquey compris la sphère naturelle de l’homme. Si, dans le premier senti-ment de victoire, la science a tenté d’étendre à tous les domaines de lavie sa méthode la plus simple et apparemment la plus sûre, la méthodemathématique et physico-chimique, c’était là, en contradiction avecson propre programme, une entreprise inadaptée à son objet, car ellen’avait pas été conçue en fonction de l’originalité et des exigences de

174 Denis Huerre, osb

3 Apparu en 1832, nous assure-t-on.

l’objet. Elle est aujourd’hui, du moins en Occident, reconnue commetelle∞∞: le résultat principal du mouvement phénoménologique a été declarifier ces questions de méthode de la science et de réclamer pourchaque domaine de la science une méthode propre qu’il s’agit d’in-venter à nouveau dans chaque cas (p. 56-57).

D’une cosmologie, et d’un culte naturellement religieux rendu àcette Nature, on est donc passé à une anthropologie – discours surl’homme plus que science de l’homme – sans pour cela faire del’homme un être en soi, voire un «∞∞monstre déchaîné du sang et del’instinct∞∞», comme le peint Zola, ou un surhomme se recréant lui-même de ses cendres, selon l’espoir de Nietzsche (p. 55). Cethomme, vers qui tout dans la nature converge, demeure ce qu’il atoujours été, une créature de Dieu, qui serait presque impensable sion refuse cette relation à Dieu.

Balthasar ne pense pas que l’agnosticisme de nombreux contem-porains soit un athéisme en son sens premier. La religion naturellereprend au contraire un terrain que le scientisme espérait avoiroccupé. Mais si l’homme moderne n’est pas sans dieu, il ne sait pasdire quel est ce dieu. C’est une chance∞∞: voici l’Église mise endemeure de mieux dire ce qu’elle doit toujours redire mais elle n’yparvient qu’à la condition

de poursuivre le travail commencé par saint Augustin (avec le néo-platonisme) et saint Thomas (avec l’aristotélisme) et de procurer à larévélation chrétienne – qui, considérée humainement, ne pourrait quepérir si elle était traitée en ‘culture pure’, isolée du monde profane –de nouvelles incarnations et de nouveaux enracinements au sein de lapensée d’aujourd’hui elle-même (p. 26).

Si Dieu semble absent, cette absence de Dieu n’a-t-elle pas unsens∞∞? Par son silence, douloureusement ressenti par l’homme, Dieuqui se fait si proche, manifeste aussi sa liberté de se montrer tou-jours plus transcendant4. Précédant la révélation qu’il fait de lui-même en Jésus-Christ, Dieu est le totalement autre et le demeuremême dans sa révélation à l’homme, lequel n’en finira jamais descruter l’Infini de Dieu. Car Dieu est Dieu et l’humanité ne peut que

Anthropologie de la RB 175

4 Lire le chapitre Le Dieu inconnu (p. 187s), où Balthasar écrit notamment∞∞: «∞∞Le phéno-mène effrayant de l’athéisme moderne pourrait être, entre autres choses, une disposition de laProvidence pour ramener de force l’humanité, et tout particulièrement la chrétienté, à unemanière plus haute de penser Dieu. Et c’est précisément la virulence antichrétienne de cetathéisme qui ne doit pas recevoir en réponse un anti correspondant des chrétiens. La réponsechrétienne doit recevoir le coup aveugle et hostile en profondeur, et savoir le transformer enquelque chose de lumineux et de pacifiant∞∞» (p. 196). Notons déjà une question∞∞: comment laRB se situe-t-elle face à l’hérésie, en l’espèce l’arianisme alors encore très agressif∞∞?

tendre vers sa stature parfaite grâce au Christ en qui tout s’accom-plit. L’homme devient humain. Très progressivement. D’où l’ur-gence d’une recherche permanente d’un Dieu caché et toujours mys-térieux au cœur même de sa révélation en Jésus-Christ.

Et voici que «∞∞chercher Dieu∞∞», ce mot continuellement répétédans le Premier Testament puis dans le Nouveau («∞∞Qui cherchez-vous∞∞?∞∞», demande Jésus), est le mot-clé de cette Règle que nousinterrogeons sur ce qu’elle dit de l’être humain. L’homme∞∞? Un cher-cheur de Dieu.

Une anthropologie biblique

Deux évidences∞∞: le rédacteur de la RB, directement ou à traversles écrits monastiques antérieurs qu’il utilise5, puise toute sa théolo-gie dans les deux sources fondamentales que sont la Bible et l’ensei-gnement des grands Conciles catholiques.

La Bible d’abord. La Bible lue intégralement. Nous sommes loindu refus radical de l’Ancien Testament par Marcion, fondateur d’uneÉglise, importante encore au début du Ve siècle, dont les fidèles nedevaient lire que l’Évangile selon Luc et dix épîtres de Paul. Noussommes loin également de la mentalité curieuse et pas si lointaine,faite d’ignorance du texte biblique. Non seulement les fidèles dansleur ensemble, mais les moines eux-mêmes ne possédaient pas cetexte complet à leur usage personnel quotidien et devaient se conten-ter de morceaux choisis, ceux de la liturgie surtout6.

La RB est autrement généreuse. Même les passages des Livres desRois pouvant heurter les esprits faibles seront lus par la communauté,non le soir avant le sommeil, mais aux heures du jour. Cela sera doncclair pour le moine∞∞: il a dans la Bible son livre de vie. Soulignons lefait, de soi étonnant et qui n’est pas particulier à la vie monastique,du psautier comme matière principale de la prière de l’Église à touteheure. L’Église chrétienne, à ses débuts, du moins au moment où laséparation devint évidente entre elle et la Synagogue, aurait pu sedonner un corpus de prière tout autre, original. Elle a conservé lesprières de l’Ancien Testament et surtout le psautier. Chance mer-veilleuse selon le père Beauchamp qui résume ainsi le prix de celivre∞∞:

176 Denis Huerre, osb

5 Ce travail sur l’anthropologie de la RB n’est pas une étude scientifique. On ne trouveraici que les réflexions d’un pratiquant (?), très précisément situé, en tel lieu, à telle époque,réflexions appelant certainement discussion et mises au point.

6 Voir ce que dit Jean Guitton de sa propre expérience, dans Le Christ de ma vie. Dia-logue avec J. Doré. Collection Jésus et Jésus-Christ, Paris, Desclée, p. 48.

L’image du livre la plus communément admise est peut-être aussi laplus belle, c’est celle qui étale sa production presque tout le long dessiècles d’Israël∞∞: le recueil de la prière d’Israël ressemble alors à cesvieilles églises qui portent la marque de nombreuses périodes histo-riques, jusqu’à rassembler toute l’histoire. Ceci, déjà, élargit ce livrejusqu’aux dimensions de l’universel. Ce qui l’élargit plus encore,c’est qu’au titre d’Écriture sainte, ces prières furent, entre autres,celles du Christ et de sa première Église, comme en témoignent lesÉcritures du Nouveau Testament, qui citent les Psaumes et les repren-nent avec amour, parlent, peut-on dire, leur langue. […] Les troisdimensions essentielles du contenu des Psaumes […] sont d’abord lalouange, puis la supplication ou le cri de détresse, enfin la promesse.Chacune redresse et oriente la prière à l’école de la Révélation7.

Si la Bible est le livre du moine, le psautier sera son compagnonpermanent. Le moine ne peut qu’en être transformé, y gagner, par larépétition elle-même du texte, l’ouverture toujours plus totale de lui-même au devenir du monde selon le plan de Dieu réalisé en Christ etréaliser l’idéal qu’Irénée traçait pour l’homme∞∞: être, dans le cosmos,le chantre de Dieu, le disant-Dieu. On connaît les moqueries popu-laires sur le moine devenu un perroquet. Reprises par les humanistes,Érasme, More, Rabelais, elles deviennent cruelles, mais pas toujoursni totalement fausses∞∞: le moine de ces temps rabâchait les psaumesplus qu’il ne les célébrait, faute de les comprendre. La psalmodie estun travail autant qu’un repos, on devient chantre de Dieu comme ondevient homme, lentement, et précisément en s’efforçant de faire direaux lèvres ce dont l’esprit et le cœur sont de plus en plus persuadés.De clarté en clarté, devise du psalmodiant qui refuse d’être le mou-lin à prière, l’homme du multiloquium, du bavardage que raille saintBenoît, lui le premier.

À partir du lien, manifestement étroit, entre la Bible et la RB, n’est-il pas de bonne méthode de chercher dans la première les précisionssur l’homme que nous cherchons dans la seconde∞∞? À nouveau je citele père Beauchamp à propos du roi qui va faire l’unité du peuple∞∞:

Avec l’avènement de la royauté en Israël […] l’individu n’a jamais étéautant glorifié∞∞: il l’est dans la personne du roi, sorte de délégué à la réa-lisation parfaite de la personne. D’autre part, ce roi sert de ralliement àl’humanité universelle. Il en est ainsi parce que le roi est un élu parmiles élus. Élu dans le peuple élu, l’individu royal devient un centre pourtous les autres. Avec lui se disposent en bon ordre les trois paramètresde l’anthropologie biblique∞∞: l’individu, le groupe, l’humanité8.

Anthropologie de la RB 177

7 Paul BEAUCHAMP, Testament biblique, Bayard, 2001, p. 34-35.8 Ibid., p. 103.

Ces trois notes me semblent facilement repérables dans la RB, bienque rarement signalées dans les commentaires. L’homme, touthomme est donné là dans ses composantes indissociables et c’estmême en cela qu’il est l’image de Dieu.

«∞∞Mais qui donc est Dieu∞∞?∞∞» Plus de dix fois, saint Bernard posela question au moine Bernard Paganelli, devenu l’abbé de Tre Fon-tane, puis le pape Eugène III9. Qui donc est Dieu∞∞? Répondre à laquestion, n’est-ce pas dire qui est l’homme puisque, selon notre foi,l’homme est créé à la ressemblance de Dieu∞∞?

– Le Dieu de la Bible est unique, tout homme est unique et promisà la beata solitudo dont parle saint Bernard.

– Dieu est Trinité de Personnes, l’homme est lui aussi fait pourune koinônia, une communion, et on peut dire du moine cénobite queson nom peut aussi bien se lire moine trinitaire.

– Dieu est le Dieu qui donne, livre son Fils Unique et envoie sonEsprit à tous les hommes pour les délivrer. L’homme est lui aussiappelé à devenir ce qu’il est, un être universel. Là est sa vocation, samission.

Tel est Dieu, tel est l’homme. Et c’est pourquoi l’homme est sigrand, si beau, quand il est homme. Ou du moins s’efforce de ledevenir.

Essayons, avec saint Benoît, d’analyser plus soigneusement cettesituation humaine, à la fois fascinante et fragile.

LE DIEU UNIQUE ET L’INDIVIDU HUMAIN.LE «∞∞JEU DU SEUL∞∞»

Le Prologue∞∞: écouter, demeurer

La RB a pour titre La Règle des moines. Mais dès sa premièrepage, il s’agit du moine, au singulier, présenté dans une rencontresingulière (un combat∞∞?) avec le Dieu unique. Le climat est celui dela Genèse∞∞: un homme, devenu pécheur, entend Dieu qui l’appelle etlui offre de renouer l’alliance défaite par le péché. Tout n’est doncpas définitif dans cette séparation entre Dieu et l’homme. Si noussommes dans une situation dramatique, il ne peut être question d’unetragédie ne laissant aucune liberté d’échapper au fatum, à la fatalité.Adam et Ève. Ici le moine qui se voit rappeler la liberté dont il peutjouer pour éviter une séparation définitive, éternelle. La bénédiction

178 Denis Huerre, osb

9 Dans le livre V du De Consideratione.

originelle n’est pas abolie, mais l’homme devra travailler, qu’ils’agisse du travail des mains ou du cœur. Dans le Prologue de la RBse retrouve la pensée catholique primitive clairement signifiée parsaint Irénée dans l’image du nœud10. Un nœud s’est noué dans larelation entre Dieu et l’homme, mais à l’homme, Dieu donne de ledéfaire comme les brins de la corde refont en sens inverse le cheminoù tout s’est noué. Ce que le désamour (la désobéissance) a provo-qué, l’amour le réparera.

Remarquable la place de la parole dans ce Prologue. Comme dansle Premier Testament, comme dans l’Évangile selon saint Jean etdans tout le Nouveau Testament, dans la RB aussi la parole est inau-gurale. Dès le début de tous ces livres, la parole est le lieu d’unamour donné puis retrouvé quand est survenu un drame, grave maisaccidentel et non définitif puisque «∞∞on se parle∞∞», selon l’expressionfamilière. Dieu parle, l’homme répond. La parole, trait d’union, vraieconnaissance mutuelle déjà, reconnaissance et retrouvailles.

Ne quittons pas trop vite ce Prologue de la RB, début optimisterendant à l’homme l’espoir d’être non plus un prodigue hors clôture,mais un fils demeurant à nouveau chez son père, enfin rentré chezlui, en lui-même. Il a entendu, puis écouté et répondu∞∞; il demeuredans un rapport juste avec Dieu∞∞: le voici vraiment homme. Écouter,demeurer, deux mots essentiels.

Premier mot de la RB, l’écoute est l’âme de l’obéissance deman-dée à l’homme11. Cette écoute crée une relation entre le parlant etl’écoutant, un lien. Le lien peut être léger et n’engager qu’unacquiescement réglementaire, mais il peut d’emblée faire naître uneintimité mutuelle quand le cœur y est, dit-on, quand l’oreille atten-tive, dit RB, est celle du cœur.

Intimité, mot précieux puisqu’il s’agit d’un superlatif∞∞: intus, inter-ior, intimus, ce qui est non plus à l’entrée, ni même à l’intérieur,mais à l’intime. L’écoute de la Parole de Dieu nous conduit jusque làoù Dieu lui-même demeure en l’homme, selon la promesse biblique

Anthropologie de la RB 179

10 Saint IRÉNÉE, Adversus haereses, III, 22, 4∞∞: «∞∞Ce qui a été lié ne peut être délié que sil’on refait en sens inverse les boucles du nœud, en sorte que les premières boucles soientdéfaites grâce à des secondes et qu’inversement les secondes libèrent les premières.∞∞» SC211, p. 441.

11 Sans prétendre à une enquête complète dans les différentes langues, plusieurs d’entreelles privilégient l’écoute pour dire ce qu’est l’obéissance. Le latin, ob-audire∞∞; le grec, up-akouein∞∞; l’hébreu, le binôme écouter/mettre en pratique∞∞; l’idéogramme japonais du petithomme collant l’oreille à la serrure de la porte pour entendre ce qui est dit de l’autre côté∞∞;l’allemand, Gehorsam∞∞; le français, à partir du latin, obéissance, ou, du grec, l’acoustique,qui n’est pas d’abord la qualité d’un local propice à l’audition, mais la science de l’écoute. Entoutes ces langues, l’obéissance est d’abord une écoute.

que précise le Christ en Jean 14, 23∞∞: «∞∞Si quelqu’un m’aime, il gar-dera ma parole et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui etnous ferons une demeure chez lui.∞∞»

Écouter, demeurer. Ici, écouter, c’est pour l’homme, et demeurer,c’est pour Dieu. Et ce que l’homme à l’écoute doit entendre et com-prendre, c’est que Dieu, justement, demeure en lui. Si l’homme per-sévère dans l’écoute, il y a mutuelle habitation de Dieu dansl’homme et de l’homme en Dieu. La Règle nous dit-elle vraimentune chose aussi sublime∞∞?

Procédons lentement. Demeurer, en grec menein, a donné le motmonè, la demeure, que le Nouveau Testament n’utilise que dans cechapitre 14 de Jean, aux versets 1 et 23. Comment ne pas rapprocherce monè de monos, mot très fréquent, par contre, et venu, non direc-tement, peut-être, du même verbe menein, mais utilisé par les chré-tiens dans plusieurs sens dont celui de lieu où habite ce monos, cemoine disons-nous en français12∞∞?

Le contenu de monos–moine est d’une telle richesse anthropolo-gique que, sortant du sens juridique précis, nous pouvons appelermoine, non seulement celui ou celle faisant profession canonique devie religieuse, mais tout être appartenant au genre humain. Touthomme est un monos, un moine.

En français, le préfixe mono est fréquemment utilisé∞∞: mono-théisme, monogramme, monographie, monotone, monocle, monocul-ture, monoplace, monoprix∞∞! Dans tous ces mots, le préfixe mono(s)signale une réalité particulière, singulière et unique. Dire de chaquehomme qu’il est, selon l’Évangile, une monè (Theou), une demeurede Dieu, c’est du même coup affirmer l’originalité de cette demeure.Elle sera toujours particulière, unique, ayant son unité propre, sa per-sonnalité, son prix.

Insistons. Demeure unique et stable, les deux qualités se conju-guent, exprimant l’une et l’autre le ferme propos de Dieu se donnant

180 Denis Huerre, osb

12 M. HARL, dans La langue de Japhet, Cerf, 1992, confirme et complète l’étude d’A.GUILLAUMONT dans R.S.R. 1972, p. 199s. «∞∞Monachisme et éthique judéo-chrétienne∞∞». Elleconsacre les pages 203-213 de son livre à l’étude du sens du mot monachos, soulignant d’em-blée «∞∞le problème si complexe de la langue chrétienne et, notamment, du grec chrétien∞∞: ilnous montre que les termes de la tradition chrétienne, en quelque langue qu’ils passent, véhi-culent des connotations particulières, explicables seulement et parfaitement par leur originepremière hébraïque, que les divers traducteurs au cours des siècles ont plus ou moins bienréussi à transmettre∞∞». Ainsi monachos est essentiellement le pauvre de Yahvé, mais seraaussi dit du solitaire qui habite tel lieu, vivant sans se marier, aspirant à l’unité intime,homme sans duplicité, simple et ne cherchant que Dieu, etc. Monachos, monos, moine,l’homme est là dans sa réalité personnelle la plus largement comprise.

en chaque être humain un lieu d’intimité pour y demeurer commevis-à-vis de celui qu’il a créé à son image. Le psaume premier disaitdéjà du juste qu’il est comme une maison solidement bâtie sur le roc,résistant à la violence des vents ou des torrents. L’homme évangé-lique habité par Dieu aura cette stabilité (Mt 7, 24-25∞∞; Lc 6, 47-48).Relisant le Prologue, ne peut-on y voir Dieu frappant à la porte dumoine pour entrer et demeurer chez lui, visage à visage, comme avecMoïse jadis∞∞? Ce dialogue inaugural de la Règle mérite parfaitementson nom de prologue, d’entrée en matière, et la matière, ici, est clai-rement l’intimité devenue, redevenue stable entre l’homme et Dieu.Toute la Règle misera sur cette stabilité si désirable et le moine enfait la promesse.

Demeure de Dieu, chaque monos, chaque homme est d’un grandprix aux yeux de Dieu et doit l’être à ceux des autres hommes. Cettestabilité précieuse de la demeure humaine de Dieu vient de Dieu etcela se manifeste particulièrement quand l’homme est faible. Stabi-lité du propos de Dieu donnant à celui d’un homme d’être un véri-table propos de fidélité13. Fidélité à Dieu qui invite, lui venu le pre-mier et le premier à parler. Fidélité à la vie, car avec Dieu, il ne peutêtre question d’autre chose que de vie, cette vie dont il montre lui-même le chemin (viam vitae, Prol. 20). Cette vie, une fois reçue deDieu, se propagera jusqu’à l’infini, si l’homme sait demeurer à lasource.

La grâce de la solitude

Dieu, source demeurant au plus secret de l’homme, va le consti-tuer dans une mystérieuse solitude («∞∞bienheureuse solitude∞∞», chantesaint Bernard), solitude qui est, répétons-le, la grâce de toute vievraiment humaine. Retourner à la source, demeurer à la source, onpeut ainsi résumer la proposition de la RB à l’homme modernecomme à celui du VIe siècle, à l’homme de toujours, pour qu’il soitréellement un homme vivant et vrai.

Entrer et demeurer en solitude∞∞? État de grâce, disions-nous, àl’opposé de l’isolement qui est une calamité inhumaine. Isolementvient du mot latin isola, l’île. Solitude, du mot solus, seul, au sensdéjà relevé d’un monos unique et précieux, jamais interchangeable,seul mais nullement isolé. Et ce que nous appelons le jeu du seul vaprécisément consister à passer du moi au je, à fuir l’isolement pourentrer en solitude et grâce à elle devenir cet autre, désirable par tous

Anthropologie de la RB 181

13 L’étonnante présence d’enfants dans le monastère au temps de saint Benoît ne se justi-fie que par cette stabilité du propos de Dieu.

autant qu’il les désire. Car si l’isolement est le lieu risqué de tous lesmalheurs, celui du mal, de la fermeture, la solitude est celui del’amour, de l’ouverture à Dieu et à tout ce que Dieu aime, leshommes, le monde14.

Pas de meilleur exemple de ce va-et-vient risqué entre le moifermé et le je ouvert que l’aventure d’un moine se mettant enmarge, fermé sur lui et par lui-même, mais ramené à la communionfraternelle par la parole d’un frère, le sympecte (RB 27, 2). Retourpossible grâce à ce qui, demeuré stable, fût-ce en germe, dans cemoine malade spirituellement, ne demandait qu’à s’affirmer à nou-veau∞∞: la ressemblance unique et inaliénable de chacun au Dieuunique qui crée, façonne et connaît chacun avant même qu’il nesoit né, selon le psaume 138. L’important, de toute manière et entoute circonstance, est cette image de Dieu immuable. Inaccessibleau mal, elle est promise à la vie éternelle. Le damné lui-même estune créature demeurée belle, affreusement belle, dont la souffranceest de ne plus pouvoir vivre ce pour quoi il demeure créé, le belamour.

Dans ses premiers chapitres, la RB formera le candidat à habiter sasolitude pour devenir ce qu’il veut être, un moine. Et ce sera le jeudu seul, passage du moi au je qui se fait dans la pratique concrète desœuvres bonnes (ch. 4), l’obéissance (ch. 5), dans le silence (ch. 6),l’humilité (ch. 7), autrement dit dans une connaissance de soi per-mettant à ce moi naturellement égocentrique, envahissant, d’accéderà sa vérité, à la fois limitée et immense. L’homme, le moine, endevient vraiment homme, vrai avec Dieu et avec lui-même commeavec les autres. Responsable, le voici capable d’une parole répondantà la vérité des choses comme à celle des personnes. C’est la solitudecomme entrée dans la liberté de Dieu devenue la nôtre, autant qu’ilest possible aux créatures, liberté non absolue, conditionnée aucontraire, mais croissante et, tôt ou tard, accomplie.

Pas d’homme sans liberté, cela s’entend souvent. Traduisons, pasd’homme sans solitude, ce «∞∞point∞∞» intact, parce qu’il est intangible,où nulle créature, ni homme ni diable, ne peut accéder. Conscience.Pôle intérieur, propose le docteur J.L. Étienne15. Pointe de l’âme ou

182 Denis Huerre, osb

14 La CFC, dans La nuit, le jour (p. 86), propose l’hymne volontiers chantée en carêmeoù isolement et solitude sont parfaitement situés∞∞: «∞∞L’isolement mortel où l’homme s’empri-sonne, / Tu l’as changé jusqu’au tréfonds / En un creuset de communion∞∞: / Ardente solitudeoù passe le Royaume∞∞». Parlant du jeu du seul, je fais, on le devine, référence à Patrice de laTour du Pin.

15 Son aventure solitaire jusqu’au pôle est racontée par lui dans Le pôle intérieur, menersa vie, comme une aventure, Ed. Hoëbeke, 2002.

lieu du cœur, disent finement les mystiques, et nous pouvons le dire,nous aussi, car nul n’est si mauvais qu’il ne puisse se convertir.Homme mauvais, oui, mauvais fils, mais fils quand même et toujourshomme, fût-il inhumain.

Contemplation

Conversion à Dieu. Retour à Dieu. Recherche de Dieu. Disons∞∞:contemplation, même si ce mot ne se trouve pas dans la Règle. Auxpremiers chapitres de la Règle me semble convenir le titre (inattenduici?) de Semences de contemplation, utilisé en un autre contexte parThomas Merton. Comme si, à chaque pas qu’il fait, l’homme-moineadoptant cette Règle devenait le contemplatif chrétien, on disait aussijadis (peu avant saint Benoît) le gnostique chrétien∞∞: celui qui connaîtles voies de Dieu. Contemplation chrétienne promise à tout homme,ce qui reviendrait à définir l’homme, chaque homme et l’humanitéentière, comme un contemplatif désirant voir Dieu.

Contemplation, mot familier dont le sens premier a grand intérêt∞∞:depuis toujours, templum signifie un endroit élevé permettant de voirloin, l’esplanade où l’on s’arrête pour admirer un vaste horizon, lehaut lieu où l’homme accédait pour y rejoindre au plus près la divi-nité, lui construisant ensuite ce que nous appelons un oratoire, untemple. Divinité approchée, vue étendue permise à qui se dégage dutrop immédiat, nous voici déjà dans la perspective, à la lettresublime, des penseurs, grecs surtout, qui se donnaient pour idéal unemontée toujours plus affinée dans le monde de la pensée, confondupour eux avec celui de la divinité, disons du sacré.

La contemplation chrétienne, qui cherche non pas le Sacré mais leSaint, est semblable et très différente de la contemplation poussantl’homme à chercher la maîtrise de la vie, de son origine. Semblable,parce que, chacun le sait, nul ne se réalise qu’en se dépassant et là estle sens de toute éducation. Mais différente parce que la scola propo-sée par la RB met l’homme en recherche d’autre chose∞∞: il cherche àconnaître Dieu pour le servir, l’aimer. Situation réellement contem-plative et constante, à condition, toutefois, de ne pas quitter la terre.

Le réalisme chrétien

La contemplation chrétienne n’atteindrait pas son but, ce que saintJean appelle la compréhension des choses d’en haut, si cette quête nese faisait pas dans l’en bas le plus terrestre. «∞∞Sur la terre comme auciel∞∞», parce que l’homme n’est nulle part sinon sur terre, mêmequand il vit de l’en haut révélé par le Christ. Ce réalisme s’exprime

Anthropologie de la RB 183

clairement dans le chapitre 4 – fait de nombreuses citations de laBible et de la patrologie, celle du Désert en particulier –, vasteensemble où se dessine l’harmonie de la vie humaine, avec ombres,lumières, combats, repos, disons la vérité de l’homme tendu versDieu, Dieu incarné en Jésus-Christ. Lisant ce chapitre des œuvresbonnes (celles qui rendent bon l’homme), on rejoint le réalisme chré-tien réaffirmé à chaque siècle de l’histoire de l’Église quand il s’agitde l’homme. Le cardinal Wojtyla, donnant les conférences du carêmede 1976 à Paul VI et à la Curie romaine, avait choisi de commenterune phrase de Gaudium et spes∞∞: «∞∞C’est seulement dans le mystèrede la Parole devenue chair que le mystère de l’homme devient véri-tablement clair.∞∞» Toute contemplation chrétienne passant par lachair du Christ, belle audace.

La saveur terrestre de la Règle est admirablement située grâce à laprésence de Dieu au cœur de n’importe quelle activité humaine, cellede la pensée, de la prière, de la lecture, de tout travail, à commencerpar le travail manuel. Les objets matériels méritent le même respectqu’une patène ou un calice. Comme ceux-ci, précieux par leur desti-nation plus que par leur matière, l’objet le plus banal a un grand prixpar le rapport qu’il a, non pas avec le sacré, mais avec le saint, avecle Saint, Dieu et le Royaume qui vient.

Et cela est clair quand il est question du corps de l’homme,corps qui, loin d’être un objet banal, est, au contraire, selon Bal-thasar, le premier élément caractéristique du kérygme chrétien16.Et cela aussi doit être dit à l’homme moderne très intéressé par lecorps. La redécouverte du corps par tels philosophes au XXe sièclen’est pas sans lien avec un certain débordement constaté aujour-d’hui. Sans pouvoir lui donner la place qu’il mérite, évoquons dumoins Merleau-Ponty et l’étonnant partage qui s’opère à sonsujet∞∞: d’une part, la fin de non recevoir que lui opposent d’abordde nombreux tenants du rationalisme et, de l’autre, la faveur mani-festée volontiers par les chrétiens. Disant du corps qu’il est le lieufondamental de la reconnaissance mutuelle des êtres humains, le

184 Denis Huerre, osb

16 «∞∞Le premier aspect, celui de la Résurrection, c’est la réponse fondamentale, celle quirépand la plus vive lumière, et qui pourtant produit en même temps le choc et le scandale leplus violent. C’est la réponse à la question de l’homme qui demande ‘comment trouver notreêtre total’, question à laquelle aucun système philosophique ou mythologique n’est capablede donner une réponse même approximativement satisfaisante. […] S’il nie, à la manière dePlaton, la possibilité de son existence totale, âme-corps, en déclarant son âme seule immor-telle, il sauvera peut-être celle-ci pour Dieu, mais non son corps∞∞; et si, à la manière indienne(et plotinienne), il abandonne même son âme pour ne conserver d’éternel que son Atman, sonNoûs, il se dissout entièrement dans l’acte même où il se pose éternel.∞∞» Dans Bulletin ducercle saint Jean-Baptiste, octobre 1960, p. 19.

kosmos koinos, vrai lieu commun dont il faut toujours partir pourtoujours y revenir si l’on veut communiquer et communier, Mer-leau-Ponty parut hérétique à une certaine Université, mais àd’autres penseurs, il parut retrouver (ce qu’il ne prétendait nulle-ment) la vérité de l’incarnation, non seulement la nôtre, mais cellede Dieu en Christ17.

Avec la RB nous sommes vraiment sur terre et le corps a toute laplace que l’Évangile lui reconnaît, il est le signe de la présence deDieu et mérite d’autant plus de soin et de respect s’il est pauvre etmalade. Un corps n’est pas seulement une chair, mais vraiment uncorps, ce qui n’a de vie que par l’âme. Sans âme, il n’y a plus decorps, mais à nouveau chair périssable et, plus ou moins rapidement,poussière. Soigner le corps, c’est aussi soigner l’âme, il faut toutfaire pour que le corps reste un corps.

La RB nous a mis en présence de Dieu et de l’homme. Ils se par-lent de retrouvailles. Le Jeu du seul aura permis à l’homme d’aban-donner l’isolement, d’entrer en solitude, là où Dieu s’entend et sedécouvre source de vie, donnant à l’homme de se connaître et des’aimer, non plus comme moi, mais comme je, solitude parmid’autres solitudes, toutes appelées à la communion entre elles dèslors qu’elles sont, chacune, en communion avec leur source com-mune.

** *

Tableau trop optimiste de l’homme∞∞? Le prix de la terre a bien étésouligné, mais si peu le péché, marquant chaque homme, sans nuldoute. On reparlera du péché, mais pas avant d’avoir avec la RBcontemplé Dieu qui, créateur de sa propre image en chaque êtrehumain, ne la crée que selon sa propre nature, sa nature trinitaire deDieu, Unique en trois Personnes qui s’aiment d’un seul et uniqueamour. L’homme, tout homme, sans cesser d’être un monos, l’êtretoujours particulier que nous appelons moine, sera aussi un êtrevivant en communion à l’image de Dieu, un cénobite, l’homme dela koinônia. Et nous voici amenés au second paramètre de l’anthro-pologie biblique relevé par P. Beauchamp. Après l’individu, legroupe.

Anthropologie de la RB 185

17 Sur l’apport de Merleau-Ponty, voir dans Recherches et Tradition, Mélanges patris-tiques offerts à Henri Crouzel, les pages 77s. de A. DARTIGUES.

LE DIEU TRINITÉ ET LE GROUPE HUMAIN.LE JEU DU PLURIEL

Le caractère trinitaire de la RB est évident. Il s’agit ici de la foivécue, celle que l’Église a définie dans les Conciles des siècles précé-dents, la foi catholique en opposition à la foi des ariens18. Si la RB nedonne jamais à Jésus son nom humain, c’est peut-être bien en raison del’absolu de la foi trinitaire de Benoît. Sans pouvoir ignorer, évidem-ment, les formules pauliniennes devenues courantes, Jésus-Christ, oupar Jésus-Christ Notre Seigneur, la RB omet le mot Jésus. À l’inversed’Arius qui n’admet que son nom humain, elle souligne ainsi fortementla divinité du Christ, désigné sous les seuls noms de Roi, Christ et Sei-gneur. La RB ne cite pas davantage les épisodes de la vie de Jésus pré-parant le mystère pascal19. Elle se contente d’évoquer les jours où s’ac-complit la Sainte Pâque, mais pour donner à la mort et à la résurrectiondu Christ leur place primordiale dans la vie chrétienne∞∞: tout dans lemonastère se fera en référence au mystère pascal. Les autres allusionsévangéliques contenues dans la Règle (le bon Pasteur, le publicain,etc.) concernent la vie des moines plutôt que celle du Christ.

Nous voici dans un climat trinitaire très dépouillé. Aucun mer-veilleux n’égaie cette Règle, la foi seule guidera la marche vers Dieu.Foi trinitaire à ce point dominante dans la liturgie que celle-ci semblese résumer dans les doxologies et mériter le nom de louange par lafréquence voulue des Gloria. C’est la Trinité qui conduit l’hommedans son retour à Dieu. À trois reprises on peut lire ce que j’appelledes formules économiques où se précise ce que le Père, le Fils etl’Esprit font pour réaliser leur économie du salut de l’humanité∞∞: à lafin du chapitre 7, où les Trois sont nommés, mais aussi à la fin duPrologue et du chapitre 73, se dessinent clairement l’initiative quirevient au Père, la présence du Christ, celui qu’il faut aimer, préférer,et l’action continuelle de l’Esprit conduisant aux sommets deconnaissance et de vertu.

Nombre de détails entretiennent eux aussi la très pure foi trini-taire∞∞: formules répétées trois fois20, gestes ou démarches en troisreprises et jusqu’aux lapsus de la langue de la RB.

186 Denis Huerre, osb

18 Les ariens sont des chrétiens qui ont pour Jésus de Nazareth admiration et dévotionmais sans reconnaître sa divinité. Leur foi est totalement monothéiste, ils n’adorent qu’unseul Dieu, mais ce n’est pas un Dieu dont l’Unité s’exprimerait en Trinité de Personnes,égales dans leur divinité.

19 A. BORIAS, En relisant saint Benoît, Bellefontaine, 1990.20 Règle lue trois fois au novice∞∞; le suscipe me, reçois-moi, chanté trois fois par le pro-

fès∞∞; les trois répétitions des prières au moment de l’entrée en services hebdomadaires commeen fin de semaine∞∞; les trois avertissements aux délinquants, etc.

Vers la communion

Il n’est pas sans intérêt de réfléchir sur le sens du chiffre trois, nonseulement dans la vie chrétienne, mais dans la vie humaine et surtoutdans l’acte le plus révélateur de cette vie, l’amour. L’amour qui, pourêtre total, n’est pas seulement celui de deux personnes ou de deuxgroupes humains, mais d’un troisième auquel tous se réfèrent. Ce troi-sième peut être une personne, comme l’enfant né de l’amour d’unhomme et d’une femme, ou un idéal affirmé et visé ensemble∞∞: causehumanitaire, ou nationale, voire tribale, ou simplement familiale. Sansce troisième, il n’y aurait pas pour ces deux, individus ou groupes, unvéritable dépassement dans l’amour. Tout être le sait, s’il a connul’amour humain, l’amitié ou la sympathie (pour reprendre les troismanières de l’amour humain, agapè, philia et eros)∞∞: l’amour vrai esttoujours fécond, il se dit dans un au delà des deux qui s’aiment.

On voit poindre ici la réalité la plus sublime qui, parmi toutes lesreligions, distingue la foi chrétienne∞∞: la confession des Trois Per-sonnes divines ne faisant qu’un seul Dieu, le Père et le Fils s’expri-mant dans ce Troisième, l’Esprit, c’est-à-dire le Souffle qu’ils échan-gent dans leur face à face éternel. C’est à une telle Trinité que saintJean donne le nom d’Amour, Agapè, jamais encore donné à Dieu.Dieu vit l’amour, il est l’amour échangé, partagé, il est communion.Or tel aussi est le sort du moine selon saint Benoît∞∞: homme d’unevie vécue non seulement en commun, mais en communion, il estcénobite.

Cénobite vient de deux mots∞∞: la vie, en grec bios, que tous recon-naissent à l’entendre continuellement utilisé (biographie, biologie,biopsie, bioéthique, etc.), et koinos, commun. Il s’agit de vivre encommun. Pour dire cette vie commune, on parlera de céno-bitisme21.Un des caractères distinctifs du cénobitisme humain est la stabilité enchacun de l’image unique de Dieu, stabilité essentielle permettant dedire de l’homme qu’il est un per-manent de Dieu22.

Cette stabilité, cette «∞∞demeurance∞∞» de l’homme en Dieu est laconséquence la plus naturelle de la décision de Dieu, non seulement

Anthropologie de la RB 187

21 Le terme cénobitisme est réservé aux êtres humains∞∞; le mot biocénose (formé desmêmes éléments, mais inversés) est utilisé s’il s’agit le l’«∞∞association d’animaux et de végé-taux qui vivent en équilibre dans un milieu biologique donné∞∞» (cf. article «∞∞Biocénose∞∞» duDictionnaire Robert). Ou de «∞∞divers organismes constituant entre eux des relations innom-brables et (qui) forment un peuplement stable et relativement autonome∞∞» (cf. article «∞∞Bio-cénose∞∞», de l’Encyclopedia universalis, p. 125-132, ici 125).

22 Permanent vient du latin permanere, venu lui-même du grec menein. À partir du rap-prochement fait plus haut entre monè et monos-moine, celui-ci peut être dit «∞∞permanent∞∞» auservice de Dieu.

de créer l’homme à son image, mais aussi de demeurer, lui le pre-mier, dans l’heureuse solitude de chacun et d’y demeurer en tant queTrinité, vivant en l’homme l’amour mutuel des Trois Personnes quisont son être même. Koinônia, dit saint Jean, mot remis en honneurpar Vatican II citant 1 Jn 1, 1-5 pour dire, à partir de la Koinôniadivine, ce qu’est l’Église, une vraie Koinônia, une communion. Ceque la RB traduit par vie cénobitique, puisque cénobitique et koinô-nia, à partir du même koinos, disent ce qui, partagé par tous, est aussile plus personnel, la vie, l’amour.

On pourrait dire de Dieu que sa vie est une vie cénobitique. On ditqu’elle est communion, et cela suffit, car en Dieu la vie et la com-munion sont une seule chose. De même, nous disons du moine qu’ilvit en cénobite, ou, plus simplement, qu’il est membre de telle com-munauté. Appartenir à celle-ci veut dire exactement vivre, aimer. Etc’est la vocation de tout être humain. Nous donnions à chaquehomme le nom de moine, quels que doivent être son lieu et samanière de vivre, on peut, aussi légitimement, dire de lui qu’il est uncénobite, il est né pour partager la vie avec les autres.

Moine cénobite. Que dire de plus d’un homme s’il est reconnuinséparablement homme de solitude et homme de communion∞∞?L’apparente contradiction qu’il y a entre ces termes exprime la ten-sion même qui rend la vie possible∞∞: il faut être un vrai je pour deve-nir un nous, il faut des singuliers authentiques pour qu’il y ait un plu-riel qui ne soit pas une foule impersonnelle. Il faut rentrer en soi poursortir de soi, il faut s’aimer soi-même pour aimer les autres en véritécomme soi-même, ainsi que fait Dieu.

L’idéal et notre péché

L’idéal, proposé à l’homme dès la Genèse, de fuir l’isolementpour être vraiment lui-même grâce à un autre que soi, être soi pourêtre avec l’autre et pour lui (pour elle), est commun à toute l’huma-nité, fût-elle étrangère à la révélation biblique23. Modestement, poursa part, tout en exigeant pour l’hôte accueilli toute l’humanitas dési-rable ( RB 53, 9), Benoît ne prétend donner à son disciple, jamaisqualifié de «∞∞parfait∞∞», qu’un début d’honnêteté. Mais à ce débutd’humanitas est promis un avenir dépassant tous les espoirshumains∞∞: la communion avec Dieu dans une vie humaine transfigu-rée sans être jamais anéantie.

188 Denis Huerre, osb

23 On sait ce que l’humanitas a de noble, que ce soit celle de Rome ou d’Athènes ou del’Asie, ou celle des peuples longtemps dits primitifs, alors que leur humanitas se découvreaux ethnologues souvent plus humaine que celle d’autres formes plus évoluées.

Difficile d’être homme. Le monastère se veut une maison où lapaix de Dieu soit celle de chacun et de tous. La paix∞∞? Il est temps icide parler du péché. Il est le fait de chacun, acte libre d’uneconscience personnelle. Il sera tout autant un poids sur tous, surtoutdans sa forme la plus désolante, quand un frère s’isole, se désolida-rise, se retranche dans un moi sourd à la parole des autres, incapabled’être un je qui parle. Le péché le plus grave pour le moine, pour touthomme, ne serait-il pas le refus de vivre sa vraie nature d’homme,préférant l’isolement sans ni Dieu ni maître, à la solitude vivante, làoù Dieu et les hommes ont toute leur place∞∞?

Je ne refuse pas, dira le moine, mais je ne sais pas. Je ne peux pas.Et il a raison, le vivre avec est le plus complexe de tous les travauxdemandés à l’homme, car il s’agit d’amour. L’amour est un travail,dit le sociologue M. Pagès24, un véritable labeur au delà de l’étincelledes débuts, bien utile mais insuffisante pour que dure l’amour. La RBoffre une école où s’apprenne le long service de Dieu, une scolacaritatis, traduit saint Bernard, où s’enseignera l’art d’aimer, nonplus à la façon d’Ovide, mais à la manière du Christ.

Reste que, même au cours d’une telle initiation chrétienne, lemoine peut encore préférer la mort à la vie et pécher. L’homme quise présente dans un monastère et s’entend lire la RB, s’étonne peut-être qu’on lui recommande de ne pas tuer, de ne commettre ni adul-tère, ni mensonge, ni vol, ni ce qui suit (RB 4). Le Décalogue résu-merait-il le combat spirituel de cet homme devenant moine sanscesser d’être homme∞∞? Placé immédiatement après les deux com-mandements de l’amour et suivi des mille circonstances de la vie oùce combat a lieu, le Décalogue est un vrai discours sur l’homme.L’homme se définit avant tout comme appelé à vivre∞∞; et, s’il estpécheur, il n’est pas condamné à le demeurer. Malgré le péché, labénédiction originelle prononcée par Dieu demeure, toujours activedans l’homme s’il retourne à Dieu, ou plutôt si, ouvert à son amourtout puissant et universel, il se laisse retourner par lui.

LE DIEU DE TOUS. LE JEU DE L’UNIVERSEL

Ouvert. Universel. Nous voici amenés au troisième paramètre del’anthropologie biblique, toujours selon le père Beauchamp qui noussert de guide dans notre enquête sur l’anthropologie de la RB. Après

Anthropologie de la RB 189

24 Max PAGÈS, Le travail amoureux, Dunod, Paris, 1979, et Le travail d’exister, DDB,1996.

le monos et la solitude du moine, après le koinos et la communionque permet cette solitude vivante, il faut aller plus loin si l’on veutune description complète de l’homme de saint Benoît∞∞: le moine,comme tout homme, ne peut se contenter d’être un individu, ni d’ap-partenir à une communauté limitée, il doit se vouloir universel.L’Universel de Dieu, l’universel créé, tel est l’horizon de l’homme,sa vocation, la mission que Dieu donne à chaque individu et à chaquegroupe humain.

Ouverture ou clôture∞∞?

La clôture est une nécessité évidente pour respecter la solitude dechacun et le caractère singulier de toute communauté, sa grâce. Maisl’homme biblique, être universel, ne saurait habiter une maison sansporte ni fenêtres∞∞; ce serait un tombeau ou l’enclos d’une secteretranchée. Par sa profession faite devant témoins, le moine n’est-ilpas res publica∞∞? Reconnu ou refusé, mais homme public, l’opposéde l’homme adhérant à une secte. La RB est remarquable d’équilibrequand il s’agit des relations du monastère avec son environnement,quand le privé – l’homme ou le monastère – s’ouvre et se fait présentsans cesser d’être réservé, voire inaccessible.

L’homme se prétend volontiers ouvert à l’universel, mais, pourl’homme biblique, plutôt qu’un idéal choisi, c’est une mission reçue.Il est l’homme de Dieu, du Dieu de tous les hommes. Vocation pré-cisée encore dans la révélation chrétienne, l’homme pouvant etdevant adopter les mœurs divines. Expliquons-nous. Le Christ s’estprésenté au monde comme l’envoyé du Père et chargé de la missionde le révéler au monde entier. Tel sera le baptisé∞∞: il est l’envoyé deDieu. Le rapport est étroit entre l’envoi que Dieu fait aux hommes deson Fils et de son Esprit – les missions divines – et la vocation detout chrétien à partager la mission du Christ sous l’influence de l’Es-prit.

Dans l’obéissance du Christ

Un mot résume tout, celui d’obéissance, qu’il s’agisse du Christou de tout homme, et même du Verbe dans son éternité. Pour Bal-thasar, l’obéissance du Christ est la traduction humaine de l’obéis-sance éternelle du Verbe au Père au sein de leur vie trinitaire. C’esten cela que le Verbe, parfaite expression du Père, est appelé Fils, entout égal à celui qui l’engendre.

L’obéissance est ce moment de l’écoute et de la décision d’ac-complir ce que Dieu demande, ouverture de chacun à Dieu et aux

190 Denis Huerre, osb

autres, chance unique pour l’homme de sortir de soi. Sans les illu-sions de l’ambition égoïste, l’homme parvient à un réel déploiementde tout l’être. Obéir c’est entendre la parole d’un autre, puis la mettreen pratique. Affaire d’amour selon la RB, l’obéissance n’aurait plusdroit à son nom s’il n’y avait que soumission d’esclave, si la mise enpratique, exacte peut-être, n’était pas un acte spirituellement libre.On se sera plié, écrasé même, dit-on, sans s’être élevé au niveau deDieu par l’obéissance, participation à l’œuvre dont Dieu nous fait lelibre coopérant. Il y a de la complicité dans l’obéissance. Elle estécoute d’une confidence, une confiance25. Elle est amour mutuel.Alors commence le vrai dépassement de soi et l’expérience fréquenteque telle tâche qui nous est demandée n’aurait, sans cela, jamais eul’occasion de se présenter et même été possible.

Dans le retour à Dieu, décrit depuis le Prologue jusqu’au derniermot de la Règle, l’homme qui obéit à la Parole entendue est un êtrequi se relève et, reprenant le chemin de la vie, marche et «∞∞parvient∞∞»(RB 73, 9). Marche active dans une continuelle coopération avecDieu ou, si l’on aime le mot aujourd’hui très utilisé et dont le sens estidentique, dans une parfaite synergie26. Dans la synergie de Dieu etde l’homme, Dieu a le premier rôle et l’homme celui d’invité quandil s’agit du salut. Ne te glorifie pas de ta bonne observance pourespérer ce salut, est-il dit au moine exact en tout (Prol. 29), Dieu seulsauve. Mais le coopérant, le synergiste, est alors actif, activé parl’amour pour le salut du monde.

Pour le salut du monde

Salut du monde et salut de chacun. Nous retrouvons toujours lemême binôme – le singulier et le pluriel, le monos et le koinos,l’unique et le tous ensemble – qui forme la trame de la vie humainecomme de la vie monastique bénédictine. Double polarité qui donneun sens à cette vie et permet au mouvement ainsi créé d’être non seu-lement une vie sur terre mais une vie vécue comme au ciel et des’achever en vie éternelle.

Anthropologie de la RB 191

25 À partir de la même fides précédée de la particule cum, les deux mots ont le même sensfondamental de la bonne foi partagée.

26 Synergie, du grec sun-ergazomai, est le correspondant exact du latin cooperatio, cum-operari. Disciple de Luther, Philippe Mélanchton s’en distingue pourtant par la synergie qu’ilreconnaît au chrétien∞∞: celui-ci est certes sauvé gratuitement par Dieu, mais non sans coopé-rer à l’action divine. Parmi les partisans de Mélanchton, appelés les philippistes ou encore lessynergistes, on remarque François Ier, le cardinal Jean du Bellay, évêque de Paris, et Rabelais,son médecin, qui tous espéraient, par une telle adhésion, éviter que la France ne devienneluthérienne. Le Concile de Trente s’ouvrit alors. Sur l’action de Rabelais à ce moment, voirRabelais, par Michael SCREECH, NRF, 1992, notamment p. 238s.

Le travail de l’homme avec Dieu, disons la mission confiée parDieu à l’homme de participer au salut universel, est le travail d’en-fantement d’un monde nouveau dont le monastère (et toute commu-nauté chrétienne) donne une idée. Atelier de l’art spirituel (RB 4, 75et 78), chantier toujours ouvert où l’homme s’humanise en devenantchrétien, un monastère ne sera jamais achevé, et il ne s’agit pas debâtiments. Les deux missions divines, celle du Fils et celle de l’Espritn’ont que ce but∞∞: permettre à l’homme de participer à la réalisationdu travail de Dieu, du plan de Dieu, ce qu’on appelle l’économie dusalut. En cela seulement l’homme sera accompli, enfin homme.

Économie∞∞? Oui, et dans ce mot, qui ne vient pas ici par hasard, seretrouve la note reconnue fondamentale dans l’anthropologie deBenoît, celle de la demeurance, de la stabilité. L’économie est l’artd’administrer une maison, comme le suggèrent ses deux compo-santes grecques, nomos, la loi, la règle et oikia, la maison, lademeure.

Regardons soigneusement cette oikia. Nous la retrouvons en demultiples mots français, l’éco-nomie donc, l’éco-logie, la par-oisse,le di-ocèse, le mét-èque, etc. Il s’agit toujours de la maison, parfoisd’un ensemble de maisons dont les habitants, à l’échelle du monde,forment l’oik-oumenè, la terre habitée devenue une maison com-mune.

Quand il est parlé d’économie du salut chrétien, c’est du salut deshabitants du monde entier enfin rassemblés en Christ et formant l’hu-manité nouvelle. Ce mouvement vers l’unité s’exprime spécialementbien dans le mot apparu récemment et venu, lui aussi, de oikia,l’œcuménisme. Cette solidarité chrétienne universelle peut se diredéjà de nature économique (le partage des biens entre pays riches etpauvres), ou écologique (la préservation de l’environnement local oudes ressources naturelles mondiales) ou sociale (au delà du métèquedes grecs, le met’oikos qui changeait de maison et n’avait pas droitde cité, quel statut reconnaître aux immigrés, aux apatrides, auxmiséreux sans feu ni lieu∞∞?). L’œcuménisme chrétien n’ignore riende ces questions humaines fondamentales. Mais, s’inspirant d’une foicommune en Dieu, Dieu Unique et Trinité, ce mouvement, cet effortvise à convaincre l’humanité que le salut est promis en Christ à tousles êtres humains.

On peut «∞∞espérer pour tous∞∞»27. Espérer vraiment qu’aucun êtrehumain ne sera exclu de la Maison de Dieu∞∞? Oui, on peut l’espérer,

192 Denis Huerre, osb

27 H. Urs von BALTHASAR, Espérer pour tous, DDB, 1987.

dit Balthasar lisant soigneusement les Écritures. L’espérer, sans pré-tendre le savoir, car Dieu seul le sait. La RB, elle aussi, me sembledire cette espérance universelle, note originale d’une anthropologiese réclamant du Christ. Elle le dit même de façon très concrète àpropos de l’accueil de quiconque, survenu à l’improviste, frappe à laporte du monastère. Il s’agit là d’une donnée essentielle dans l’an-thropologie biblique. L’accueil de l’homme, de la Genèse à l’Apoca-lypse, est le signe de la présence de Dieu. À tel point, affirme laRègle, qu’il faut recevoir tout homme.

Conduisons notre regard jusqu’à la porte du monastère. Le Portier(majuscule s’impose) entend un inconnu qui s’approche. Il se préci-pite pour ouvrir et l’écoute avec respect, quel qu’il soit mais surtouts’il est pauvre. Il fait signe à l’Abbé et celui-ci, accompagné par tousles moines, reçoit le nouveau venu. Apparition, révélation et nonmise en scène∞∞: nous voici en présence de l’humanité rénovée par leChrist. Car, pour la RB comme pour l’Évangile, l’homme qui se pré-sente, souvent méconnaissable, est réellement le Christ, comme est leChrist le Portier qui l’accueille. De part et d’autre de la Porte, c’estle Christ qui donne accès à ce qui n’est pas simple maison d’homme,mais la Maison de Dieu.

C’est facile à dire, plus long à réussir∞∞? La porte d’un monastèreest en effet une porte humaine, avec fréquentes scènes pittoresques,ou dramatiques, dangereuses parfois. Il faut pour portier un hommede sagesse (RB 66, 1), pas un naïf. Certes. Mais toujours se produirale miracle de l’accueil quand les humains se reconnaissent mutuelle-ment en Christ. On l’aura remarqué dans l’empressement de toute lacommunauté venue à la rencontre d’un inconnu. Mais il y a parfoisbeaucoup d’inconnus qui frappent à la porte et il faut aménager leschoses pour que le moine, fait pour la solitude autant que pour lacommunion, ne soit pas toujours «∞∞à la porte∞∞». L’Abbé aura donc lesoin de prendre son repas avec l’hôte (RB 53, 10-11), au nom de tousles frères qui, rassemblés dans le réfectoire, mangeront le leur ensilence, écoutant le lecteur.

L’accueil n’est pas la seule mission du moine. C’est par toute sa vieque la communauté doit dire et peut-être révéler qui est Dieu. Sansm’étendre, je voudrais au moins essayer de comprendre pourquoi lesmonastères, lieux insolites pourtant, en tout cas fréquemment àl’écart, attirent pèlerins, touristes et retraitants. Ceux-ci sont peut-êtrevenus davantage pour se retrouver eux-mêmes dans leur vérité quepour le spectacle que donneraient des originaux par trop différentsd’eux. Et que leur dit ce monastère sinon, par le silence, l’invitation àla solitude, et l’amour mutuel des moines, les «∞∞frères∞∞»∞∞?

Anthropologie de la RB 193

Tout homme sorti de l’enfance sait que rien n’est plus risqué quela vie en commun, surtout si le temps qui passe vient émousser l’en-chantement du début, demandant une vérification constante des rai-sons que l’on a de demeurer ensemble. Est-ce à ce point difficile quele moine doive faire vœu d’une telle stabilité dans le vivreensemble∞∞? Les défaillances mêmes qui se produisent disent claire-ment la difficulté de tenir cette promesse faite à Dieu. Mais la persé-vérance est là, aidée par l’engagement pris devant tous commedevant Dieu. Et la communauté, parce qu’elle est la maison de Dieu,ne cesse de donner le témoignage essentiel, que de l’humanitas onpeut espérer passer à la caritas Dei, sans cesser d’être un homme. Aucontraire, cet Amour trinitaire devenu la respiration de l’hommeexplique ce qu’on remarque en lui, Dieu le veuille∞: unité de l’être,vérité et beauté.

Dans la vérité qui libère

Il faut être vrai en tout domaine, envers Dieu et dans la prière,évidemment, mais tout autant dans les opérations commerciales(RB 57,4), dans les relations humaines surtout, avec respect despersonnes et des choses, de la lecture, par exemple, qui doit mettreen valeur le texte lu mais non pas d’abord son lecteur. Véritédes gestes, retenue dans les paroles, vérité exigeante dans lesentreprises communes, spécialement dans les fondations monas-tiques qui ont tellement marqué la vie des moines depuis unsiècle, hors d’Europe et dans des cultures dont la vérité n’est pasla nôtre.

La vérité comme condition d’une vie véritablement humaine estremarquablement soulignée dans l’accueil fait au candidat à la viemonastique (RB 58). Autant l’inconnu, en mal de secours, était cha-leureusement accueilli, on l’a dit, autant le novice le sera plutôt froi-dement. On ne lui accorde pas facilement l’entrée dans la commu-nauté. Confiance là, méfiance ici∞∞? Non, mais dans les deux casrespect de l’homme, de ses besoins les plus urgents, mais surtout desa liberté. Le plus urgent pour un futur moine est d’être averti quela vie, qu’il envisage sans doute très attirante, n’est pas plus facileque toute autre vie humaine. Elle exigera de lui une volonté soute-nue et réellement soumise à celle de Dieu. On lui demande simple-ment d’être un homme cherchant Dieu (58, 7). Sans lui donner desfrayeurs inutiles, il lui sera dit clairement de s’attendre à partager lavie du Christ. À sa mesure d’homme, plus limité dans ses forces quedans ses désirs, mais sans échappée possible. Il lui faudra passer par«∞∞rien∞∞» s’il veut «∞∞tout∞∞».

194 Denis Huerre, osb

Anthropologie vraie, et profonde que celle du chapitre de l’humi-lité. Ce parcours du moine est celui de tout homme aspirant à uneplénitude, mais fragile, rendu malheureux par ses propres défauts etmanques d’humanité, par ses infidélités à Dieu autant que par ceux etcelles des autres hommes. Benoît va loin quand, pointant le riencomme passage obligé pour la découverte du tout auquel l’hommeparviendra, il révèle à l’homme sa vraie vocation∞∞: vivre, dès mainte-nant, de la vie du Christ. La Passion est là, comme un rien, la Résur-rection est aussi déjà là, un tout donné à l’homme par Dieu qui seveut tout en tous.

Soulignant la divinité du Christ, la Règle n’évoque son huma-nité qu’à propos du mystère pascal. D’un mot (passiones) tout estdit de la vie, disons des quelques heures, moins d’un jour, où unhomme en pleine vitalité est réduit à rien, trahi, arrêté, jugé,condamné, dépouillé de tout, abandonné, conduit hors des murs et,là, mis à mort. Mais l’autre mot surgit, inséparable du premier,Résurrection. Le troisième jour venu, voici le Défiguré totalementTransfiguré, couronné de gloire, nommé du nom même de Dieu, leSeigneur.

Rien de plus fort ne peut être dit à l’homme. S’il connaît la plusgrande détresse, prolongement de celle de Jésus de Nazareth, la plusgrande gloire, celle du Christ Seigneur, lui est aussi promise. Unfutur est annoncé à l’homme, sa vie entière en est orientée, elle avraiment un sens, et le gage de paix est donné pour aujourd’hui,vraie paix intime répondant au besoin humain de connaître dès main-tenant des jours heureux (Prol. 15).

Anthropologie chrétienne, anthropologie humaine∞∞: à l’hommemenacé d’isolement, face ténébreuse de la vie, est devenue possibleune solitude faite de lumière et lieu d’accès à la véritable vie. Vievécue avec Dieu qui est la source de cette lumière et avec leshommes, tous promis à la même solitude donnant à chacun la libertépersonnelle de s’ouvrir à la communion universelle.

Pareille théo-anthropologie ne fait qu’exprimer la confiance queDieu fait à l’homme en l’appelant à vivre sur la terre comme auciel. La Règle, tout entière imprégnée de cette confiance, n’aqu’un but∞∞: réguler28 la marche d’un homme à la suite du Christjusqu’à un terme désormais accessible, tout divin qu’il soit. Tuparviendras, au singulier, car l’appel qui met l’homme en route esttoujours singulier. Mais il marche sur une route ouverte à tous et

Anthropologie de la RB 195

28 Ce qui est très différent de «∞∞réglementer∞∞»∞∞!

c’est tous ensemble que nous serons accomplis dans nos désirs carils auront convergé, à notre insu, peut-être, tandis que nous mar-chions.

Abbaye de la Pierre-qui-Vire Denis HUERRE, osbF – 89 630 SAINT-LÉGER-VAUBAN

196 Denis Huerre, osb