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L’animal – David Taïeb 1 © Philopsis 2011 – Taiëb L’animal Y a-t-il une exception humaine ? David Taïeb Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Introduction L’être humain n’est pas en peine quand il s’agit de se penser comme un être d’exception. Bien au contraire, l’idée qu’il pourrait n’être qu’une chose ou un animal comme les autres se présente d’abord à lui comme une idée farfelue, voire une provocation. Et pour y répondre, il est rarement à court d’arguments. Car au-delà de ce qui pourrait apparaître comme le signe d’une certaine vanité, les faits eux-mêmes semblent lui donner raison : l’humain est non seulement un être vivant, et en cela il se distingue des simples choses, mais il est aussi un être capable de culture, et en cela il se distingue des autres vivants, plantes et animaux. En effet, si l’on admet que la culture au sens large, selon la définition qu’en propose Denis Kambouchner, « recouvre tout ce par quoi l’existence humaine apparaît comme s’élevant au-dessus de la pure animalité, et plus généralement, à travers elle, au-dessus de la simple nature » 1 , l’homme est bien celui qui inaugure la distinction traditionnelle entre nature et culture, distinction par laquelle il semble pouvoir s’excepter de toutes les autres réalités avec lesquelles il coexiste dans le monde. Nous ne saurions toutefois nous contenter d’un fait, si éloquent soit-il. Car si l’homme se perçoit comme une exception, et s’il trouve, en lui-même 1 Denis Kambouchner, « La Culture », in Notions de philosophie, Gallimard, 1995, p. 445.

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L’animal Y a-t-il une exception humaine ?

David Taïeb Philopsis : Revue numérique

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Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.

Introduction

L’être humain n’est pas en peine quand il s’agit de se penser comme un être d’exception. Bien au contraire, l’idée qu’il pourrait n’être qu’une chose ou un animal comme les autres se présente d’abord à lui comme une idée farfelue, voire une provocation. Et pour y répondre, il est rarement à court d’arguments. Car au-delà de ce qui pourrait apparaître comme le signe d’une certaine vanité, les faits eux-mêmes semblent lui donner raison : l’humain est non seulement un être vivant, et en cela il se distingue des simples choses, mais il est aussi un être capable de culture, et en cela il se distingue des autres vivants, plantes et animaux. En effet, si l’on admet que la culture au sens large, selon la définition qu’en propose Denis Kambouchner, « recouvre tout ce par quoi l’existence humaine apparaît comme s’élevant au-dessus de la pure animalité, et plus généralement, à travers elle, au-dessus de la simple nature »1, l’homme est bien celui qui inaugure la distinction traditionnelle entre nature et culture, distinction par laquelle il semble pouvoir s’excepter de toutes les autres réalités avec lesquelles il coexiste dans le monde.

Nous ne saurions toutefois nous contenter d’un fait, si éloquent soit-il.

Car si l’homme se perçoit comme une exception, et s’il trouve, en lui-même

1 Denis Kambouchner, « La Culture », in Notions de philosophie,

Gallimard, 1995, p. 445.

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et hors de lui, de quoi étayer cette perception, reste à savoir si elle est fondée. Sur quoi, en effet, repose la distinction – aux deux sens du terme, l’homme étant d’autant plus « distingué » qu’il se distingue de l’animal – à partir de laquelle l’homme se pense comme une exception ? Pour répondre à cette question, il faudrait d’abord dégager la règle, et l’ordre, par rapport auxquels l’exception humaine en vient à être posée. Car qui dit exception dit règle, et qui dit règle dit ordre, la règle étant ce qui permet de définir les limites d’un cadre légal à l’intérieur duquel tous les objets peuvent être dits appartenir au même ordre2. Ce n’est qu’une fois la règle, et l’ordre, identifiés que nous pourrions ainsi prendre la mesure de l’exception humaine, et déterminer son degré de nécessité.

Mais cela soulève d’emblée une difficulté. Car si la culture, au sens

large, est ce par quoi l’homme se soustrait à la règle, elle est aussi ce par quoi il l’identifie et l’énonce. L’examen et le discours permettant de mettre à jour la règle, et donc de penser l’exception humaine, sont à n’en pas douter des faits culturels. Ils sont le produit de faits de conscience et de communication qui entrent dans la définition de la culture comme facteur de distinction. On peut donc dire, dans ce cas, que l’exception édicte la règle. Comment dès lors ne pas soupçonner toute pensée de l’exception humaine d’être un discours orienté, vicié en son principe ? Comment ne pas soupçonner l’homme de construire la règle à partir du présupposé de l’exception, en vue de pouvoir s’y soustraire, et d’échapper ainsi à ses obligations envers les autres vivants ? Plus généralement, comment penser l’exception humaine dans sa dimension problématique, quand le simple fait de penser fait de l’homme une exception ?

L’enjeu n’est pas mince. Il en va de la légitimité même de notre

existence politique. En effet, si l’exception humaine s’impose d’abord à notre esprit comme une sorte d'évidence, c’est aussi parce qu’elle est au fondement de l’unité du genre humain et de notre sentiment d’appartenance. Si l’homme ne se sent pas seul dans la nature, c’est non seulement parce qu’il y retrouve ses semblables et les reconnaît sensiblement, mais aussi parce qu’il a conscience d’appartenir à une espèce à part, une espèce qui, comme aucune autre, peut créer et reconduire les conditions d’une vie en commun. Qu’en serait-il, si l’homme en venait à découvrir qu’il n’a rien d’exceptionnel ? Qu’en serait-il si la science, prolongeant le geste accompli depuis Darwin jusqu’aux plus récentes découvertes sur le monde animal, venait entièrement à bout de l’idée d’un propre de l’homme ? De tels progrès, associés à la dénonciation d’un anthropocentrisme de la pensée, semblent menacer le fondement même de notre organisation en sociétés. La fin de l’exception humaine, si elle venait à être proclamée, nous placerait alors devant une étrange alternative : revenir à un hypothétique « état de

2 Nous verrons plus loin que le propre de l’exception est de se soustraire à

la règle sans s’extraire de l’ordre.

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nature » devenu seul légitime, ou ouvrir les portes – toutes les portes – de nos sociétés aux animaux, redevenus les semblables de l’homme.

Exception humaine et autonomie

L’exception humaine ne peut toutefois être réduite à un simple préjugé. Même aujourd’hui, alors que la science reconnaît à certains animaux des propriétés longtemps considérées comme exclusivement humaines, la longue liste de ce qui a pu être attribué à l’homme comme son « propre » nous apparaît moins comme une succession d’erreurs ou d’aberrations que comme l’histoire d’un même effort en vue d’identifier et de nommer ce qui semble marquer une différence irréductible entre l’homme et l’animal. Certes, comme le fait remarquer Elisabeth de Fontenay, « les travaux de la génétique, ceux de la paléoanthropologie, de la primatologie et de la zoologie auront pulvérisé la plupart de ces îlots de certitude » auxquels aboutit généralement la « poursuite d’une compétence à nulle autre pareille » de l’homme3, mais « la plupart » ne veut pas dire « tous », et les réflexions les plus sérieuses sur le propre de l’homme continuent d’opposer une certaine résistance à la réfutation de l’exception humaine par la science.

D’un côté en effet, « le langage du chimpanzé, la monogamie du

gibbon, l’altruisme de la fourmi, la cruauté de la mante nous destituent et nous laissent désemparés »4. De l’autre, nous continuons à entendre l’argument de Rousseau, quand il constate que la bête « choisit ou rejette par instinct », là où l’homme choisit ou rejette « par un acte de liberté »5. Les exemples du pigeon et du chat sont là pour nous le montrer : l’un et l’autre mourraient de faim près d’un bassin rempli d’une nourriture qui n’est pas la leur, tandis que l’homme est capable de se livrer à des excès qui lui causent « la fièvre et la mort ». Car en lui « la volonté parle encore, quand la nature se tait ». Le constat que fait ici Rousseau n'a d'ailleurs pas été démenti par les observations ultérieures de la science. Dans son ouvrage célèbre sur les abeilles, le prix Nobel de Médecine 1973 Karl von Frisch apporte la confirmation suivante :

3 Elisabeth de Fontenay, « L’exproprié : comment l’homme s’est exclu de

la nature », in Aux origines de l’humanité, Tome 2 : Le propre de l’homme, Fayard, 2001, p. 484. Dans ce passage, E. de Fontenay énumère quelques-unes des « différences spécifiques » dont l’homme a pu se glorifier : « il fut question de station verticale, de feu, d’écriture, d’agriculture, de mathématiques, de philosophie bien sûr, de liberté, donc de moralité, de perfectibilité, d’aptitude à imiter, d’anticipation de la mort, d’accouplement de face, de lutte pour la reconnaissance, de travail, de névrose, d’aptitude à mentir, de débat social, de partage de la nourriture, d’art, de rire… »

4 Ibid. 5 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi

les hommes, Première partie.

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« Il existe, quant au régime alimentaire, d'amusants originaux parmi les animaux comme parmi les humains ; seulement, chez l'homme, les caprices de l'individu peuvent s'exercer dans un champ très étendu, alors que la nature stipule plus strictement à chaque espèce animale ce qu'elle peut ou ne peut pas manger. Beaucoup de chenilles se nourrissent d'un grand nombre de feuilles d'essences différentes ; mais il en existe une qui ne vit que de saule marseau et dédaigne toute autre nourriture, quand même elle devrait en mourir de faim. Il y a une puce dont la soif sera étanchée aussi bien par le sang de l'homme et celui du chien que par celui des chats ou des rats ; une autre espèce de puce, elle, ne se nourrit que du sang de taupe »6.

Ce que von Frisch ajoute à l'observation de Rousseau, sans la

contredire, c'est qu'une certaine liberté existe dans le monde animal, mais jamais au-delà des limites initialement fixées par la nature : telle puce pourra « librement » choisir parmi plusieurs sortes de sang, mais à la condition expresse qu'elle se nourrisse de sang, et uniquement de sang.

D’une manière presque emblématique, donc, la thèse de Rousseau

nous permet de saisir l’exception humaine comme ce qui le soustrait à la règle régissant l’ordre auquel il appartient : « ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice »7. Si l’homme est une exception, c’est parce qu’il possède à la fois l’intelligence qui lui permet de reconnaître la règle, et la liberté qui lui permet d’y obéir, ou non. Les animaux, « dépourvus de lumière et de liberté »8, ne peuvent ni la reconnaître, ni lui désobéir. Dès lors, si l’homme a des devoirs envers eux, ce n’est pas tant parce qu’il est un être raisonnable, que parce qu’il est un être sensible : « qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être pas maltraitée inutilement par l’autre »9. Expression minimaliste d’un droit des animaux, qui a pour nous

6 Karl von Frisch, Vie et mœurs des abeilles, chap. III (« De quoi se nourrit

la colonie d'abeilles ? »). 7 Ibid. C'est cette possibilité de désobéir à la règle de l'instinct qui selon

Rousseau fait de l'homme un être perfectible, tant au niveau de l'individu qu'au niveau de l'espèce. Et ce contrairement à l'animal qui « est, au bout de quelque mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans ce qu'elle était la première année de ces mille ans ». Mais la perfectibilité a un prix : l'homme peut retomber « plus bas que la bête même » (c'est le cas du vieillard sénile qui non seulement perd tout ce que sa perfectibilité lui a permis d'obtenir mais ne peut même plus subvenir seul à ses besoins vitaux), tandis que l'animal, « qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct ».

8 Ibid, Préface. 9 Ibid. La sensibilité que Rousseau reconnaît aux animaux permet d'éviter

toute confusion avec la théorie cartésienne des animaux-machines, et ce même lorsque Rousseau dit lui-même ne voir en tout animal « qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même » (Première partie). A ce compte-là en effet, l'homme est aussi une machine ingénieuse, même s'il n'est pas que cela. Sur la théorie des animaux-machines de Descartes, voir la Cinquième

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l’intérêt de souligner que l’homme, s’il est capable de s’écarter de la règle, ne cesse pas pour autant d’appartenir à l’ordre qu’elle régit. Comme toute exception, l’exception humaine ne s’excepte jamais tout à fait de l’ensemble à l’intérieur duquel elle fait figure d’exception10 : l’homme, si libre soit-il, continue d’être un être sensible et matériel, il reste soumis aux nécessités de la nature et du vivant, il reste un objet d’étude pour la physique et la biologie, obéissant aux lois de la pesanteur, du vieillissement, de la reproduction... Ou encore, pour reprendre une formule de Kant, l’homme n’est pas encore assez exceptionnel pour se soustraire tout à fait aux « principes de ce qui arrive », qui sont « en même temps des lois de la nature »11.

Mais, si l’on entend l’argument de Rousseau, la soumission nécessaire

aux lois de la nature se double chez l’homme d’une prise de conscience qui fait toute la différence entre lui et les autres êtres naturels. Plus encore : en reconnaissant la loi, l’homme se donne la possibilité, non seulement de s’y soustraire dans certains cas12, mais surtout de la reprendre à son compte, et ainsi d’y obéir comme à une loi qu’il s’est lui-même prescrite. Ce n’est donc pas tant le pouvoir d’échapper à la règle que celui d’en devenir l’auteur qui fait de l’homme une exception. Kant, dans son effort pour penser la liberté humaine à l’intérieur d’un monde soumis à la nécessité, n’a pas manqué de souligner ce rapport particulier que nous entretenons avec la loi. Il y a vu la source même de la moralité : c’est parce que nous sommes les auteurs de la loi morale que nous pouvons sans contradiction nous y soumettre tout en affirmant notre liberté13.

On le voit, l’exception humaine se définit ici à partir du double trait de

la conscience de la loi et de la capacité à légiférer, unies par ce logos qu’Aristote voyait déjà comme le propre de l’homme, faisant de lui un politikon zôon, un animal politique14. L’homme est donc à la fois celui qui peut recevoir la loi (de la nature ou de Dieu), et celui qui peut la promulguer à son tour. Il est l’être capable d’autonomie, au sens étymologique du terme. C’est ce pouvoir qu’il a de se posséder lui-même qui, selon Kant, l’élève au rang de personne, et lui confère la dignité que n’ont pas les animaux15.

partie du Discours de la méthode et la Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646.

10 Un adjectif qui fait exception à la règle du pluriel reste un adjectif. 11 Kant, Critique de la raison pratique, livre I, chap. 1, §1, scolie. 12 Il ne pourra aller contre la nature que dans certaines limites. 13 « Il faut que la raison se considère elle-même comme l’auteur de ses

principes, à l’exclusion de toute influence étrangère ; par suite, comme raison pratique ou comme volonté d’un être raisonnable, elle doit se regarder elle-même comme libre » (Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Delagrave, 1971, p. 184).

14 Aristote, Politique, I, 10-12. 15 Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, livre I, chap. 1 :

« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-

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Autonomie et fonction symbolique

L’autonomie, donc, semble être la clé de l’exception humaine, à l’origine comme au fondement de notre existence politique, en tant qu’elle se distingue de toute autre forme d’organisation collective. Car si les animaux, eux aussi, vivent en groupe et s’organisent, et si pour ce faire ils communiquent, ils n’ont pas semble-t-il la capacité de porter un regard réflexif sur leur propre condition, pas plus qu’ils n’ont la capacité de créer de nouvelles représentations. Leur langage, dira-t-on, est un langage de signes, quand le nôtre est un langage de symboles. La pensée de l’autonomie trouve facilement sa traduction, lorsqu’il s’agit d’examiner le rapport des individus à leurs représentations, dans la pensée de la fonction symbolique. On retrouve ici la définition générale de la culture déjà mentionnée dans notre introduction : « tous les phénomènes de la culture, précise Kambouchner, se déploient dans l’élément ou au moyen de marques symboliques qui par leur fonction se distinguent nettement des simples signaux »16.

Cette distinction entre signes et symboles, et l’affirmation qui en

découle – l’homme est un animal symbolique – ont été défendues par Ernst Cassirer dans son Essai sur l’homme. Prenant appui sur des études scientifiques tendant à prouver la complexité et la plasticité du langage animal17, Cassirer s’efforce de montrer qu’il existe néanmoins une frontière infranchissable entre le mode de communication animal, si élaboré et si diversifié soit-il, et le mode de communication humain. Cette frontière tiendrait selon lui dans la différence qui existe entre le langage dit « propositionnel » et le langage dit « émotionnel ». « On ne trouve pas, écrit-il, dans toute la littérature traitant du sujet, une seule preuve probante qu’un animal ait jamais effectué le pas décisif menant du langage subjectif au langage objectif, du langage affectif au langage propositionnel »18. Autrement dit, l’animal n’est jamais véritablement dans la représentation, tandis que l’homme l’est toujours, dès lors qu’il parle, dès lors qu’il use de symboles, entrant ainsi dans la dimension du sens, à jamais inaccessible à l’animal. Cassirer, pour nous donner à voir le passage d’une dimension à

dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang de la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ». On notera que Kant, contrairement à Rousseau, ne déduit pas de la qualité sensible de l’homme l’existence d’un quelconque devoir envers les animaux. Kant en effet ne voit pas de principe antérieur à la raison, alors que Rousseau en voit deux, à l’origine de toutes les règles du droit naturel : l’amour de soi et la pitié, qui « nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, préface).

16 Denis Kambouchner, op. cit., p. 446. 17 Notamment les travaux de Uexküll, Yerkes et Koehler. 18 Ernst Cassirer, Essai sur l’homme, chap. 3, p. 51.

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l’autre, nous décrit comment Helen Keller, une petite fille aveugle, sourde et muette de naissance, a pu accéder au langage humain proprement dit, et donc à la fonction symbolique, le jour où elle a compris que chaque chose avait un nom. Ce jour-là, écrit Cassirer, « l’enfant commence à jeter sur le monde un regard nouveau. Elle apprend à se servir de mots, non comme de simples signes ou signaux mécaniques, mais comme d’un instrument de pensée tout à fait original. Un nouvel horizon s’est ouvert et dès lors l’enfant va errer à son gré dans cet espace incomparablement plus vaste et plus libre »19. A cela s'ajoute la double articulation du langage humain, qui donne à l'homme des possibilités d'expression et de création que l'animal ne possède pas : la combinatoire des sons (phonèmes) avec lesquels nous formons nos mots, puis celle des mots (monèmes ou morphèmes) avec lesquels nous formons nos phrases, nous permettent de composer une infinité de messages avec un nombre réduit de signes20.

On le voit, c’est de « lumière et de liberté », encore et toujours, qu’il

s’agit. La fonction symbolique, érigée par Cassirer en « principe d’applicabilité couvrant tout le champ de la pensée humaine », est bien ce par quoi l’être humain est en mesure d’accéder à un monde de pures possibilités qu’il va contribuer lui-même à enrichir et à créer. « Le principe du symbolisme (…) est le sésame du monde spécifiquement humain, celui de la culture. Une fois en possession de cette clé magique, l’homme est assuré d’aller plus avant »21. Autrement dit, le principe du symbolisme est un principe permettant à l’homme d’accéder à un monde où lui seul fait la loi. Il est principe d’autonomie, à la fois comme conscience réflexive et comme pouvoir de légiférer.

Et c’est en cela précisément que la pensée de l’exception humaine

s’expose selon nous à la plus sérieuse des objections. Que les observations de la science, et notamment de l’éthologie, tendent aujourd’hui à réfuter la plupart des arguments avancés par les partisans de l’exception, y compris la thèse de la fonction symbolique22, que « les découvertes de ces récentes années, portant sur l’origine d’Homo sapiens, sur la génétique et sur les compétences des singes supérieurs menacent bel et bien le concept d’humanité »23, le problème de l’exception humaine ne sera jamais vraiment

19 Ibid., p. 57. Pour étayer son analyse, Cassirer cite un passage du

témoignage de Mme Sullivan, la maîtresse d’Helen Keller, qui assiste à l’événement.

20 Voir sur ce point André Martinet, Eléments de linguistique générale. 21 Ibid., p. 58. 22 Merleau-Ponty, notamment, trouve chez Lorenz les éléments permettant

de conclure à un symbolisme animal, compris comme une « préculture ». Voir La Nature. Notes de cours au Collège de France, 1957-1958, Seuil, 1995, p. 251. L’argument est présenté par Elisabeth de Fontenay dans « L’impropre » (Sans offenser le genre humain, Albin Michel, 2008, pp. 69-70).

23 Elisabeth de Fontenay, « L’impropre », Sans offenser le genre humain, Albin Michel, 2008, p. 44

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abordé si l’on s’en tient à la confrontation des découvertes, confrontation qui enferme le débat sur le terrain de « la réalité toute factuelle » et de nos « bouleversantes hypothèses »24, en donnant le dernier mot à la science.

Le syllogisme de l’exception humaine

Nous n’avons pas besoin de la science pour découvrir la fragilité constitutive de la pensée de l’exception. Car si le caractère exceptionnel de l’homme repose, comme nous l’avons montré, sur son pouvoir légiférant, nous devons nous demander si l’idée même d’exception, et plus particulièrement d’exception humaine, n’est pas directement liée à l’exercice de ce pouvoir. La pensée de la règle – et donc la science elle-même, qui aujourd’hui tend à se prononcer contre l’exception humaine – n’est-elle pas toujours une pensée au service de la pensée de l’exception ?

Ce qu’il s’agit ici de comprendre, c’est que l’homme n’attend pas

d’être un législateur pour exercer son pouvoir légiférant. Dès lors qu’il affirme connaître une chose, dès lors qu’il la définit, ou seulement qu’il la nomme, on peut dire, avec Nietzsche, qu’il est arrivé au terme d’un processus visant toujours à « remonter de quelque chose d’étranger à quelque chose de connu, de familier »25. Ce qui, à l’origine, se présentait à nous comme une énigme ou un problème, devient alors quelque chose d’habituel, de conforme à la règle : « tout ce qui advient régulièrement ne nous paraît plus relever d’une mise en question. C’est pourquoi la recherche de la règle est l’instinct premier de celui qui connaît »26. Le processus de connaissance est donc plus proprement un processus de re-connaissance, motivé par un « instinct de peur », c’est-à-dire par « la volonté de découvrir dans tout ce qui est étranger, inhabituel, problématique, quelque chose qui ne nous inquiète plus »27. Il nous suffit pour cela d’une « règle quelconque dans laquelle nous sommes plongés », et en laquelle « nous nous sentons chez nous ».

24 Ibid., p. 78. Elisabeth de Fontenay se place elle-même sur ce terrain

lorsqu’elle choisit de défendre « le critère d’un langage spécifiquement humain » (p. 71), en affirmant que « c’est l’éthico-rhétorique plus que le rationnel qui fait la spécificité de l’humain » (p. 72). Notons qu’elle ajoute ainsi un terme de plus à la longue liste des propres de l’homme, qui quelques pages plus haut avait provoqué son « fou rire » (p. 48). En outre, son adhésion à l’hypothèse de l’homme « éternel enfant » (pp. 76-81), développée à partir du concept de néoténie, reste tributaire des travaux de la génétique et de la paléoanthropologie qui, en tant que sciences, ne peuvent jamais parvenir qu’à des conclusions provisoires. Nous verrons plus loin comment elle réussit néanmoins à se soustraire in extremis à cette critique.

25 Fragment posthume 5 [10], tome XII des Œuvres philosophiques complètes (Gallimard).

26 Ibid. 27 Le Gai Savoir, § 355.

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Si, donc, « la recherche de la règle est l’instinct premier de celui qui connaît », elle est aussi ce qui va l’éloigner de tout ce qu’il percevait d’abord comme singulier, nouveau, énigmatique, inquiétant. Ainsi, nous oublions vite le sentiment d’étrangeté que peut produire en nous cette réalité que nous appelons « la nature », de même que ces êtres que nous appelons « animaux », « singes », « chats », « oiseaux » et qui ne nous inquiètent déjà plus, puisque nous les connaissons. Gardons-nous, donc, de penser qu’il y a un ordre, gardons-nous de croire qu’il y quelque chose comme un tout, « gardons-nous de présupposer absolument et partout quelque chose d’aussi bien conformé que le mouvement cyclique des étoiles les plus proches de nous »28. La régularité que nous voyons dans le monde n’est qu’une vision de l’esprit, le produit d’un instinct de peur, et cet « ordre » que nous croyons découvrir dans la nature n’est en réalité qu’une exception : « le caractère général du monde est de toute éternité chaos (…) au sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse et tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur donne »29.

L’exception humaine, en ce qu’elle suppose un ordre, est de ceux-là.

Nous pourrions dire, à la faveur d’un renversement de perspective, que cette exception, en ce qu’elle suppose un ordre qui lui-même est une exception, est une exception à une exception, et donc une figure du chaos qui apparaît sous les traits singuliers de l’ordre. On comprend ainsi l’appel de Nietzsche à « naturaliser les hommes que nous sommes »30 comme un appel à les réintégrer à la nature dont ils se eux-mêmes sont exclus. Autrement dit, Nietzsche ne cherche pas à revenir à un « en deçà » de la connaissance ou de la perception, mais bien plutôt à replacer l’homme dans le champ élargi d’une appréhension globale de la nature conçue comme vivante. Spinoza ne suggérait pas autre chose lorsqu’il reprochait aux philosophes de traiter l’homme comme « hors de la nature », ou encore de concevoir « l’homme dans la nature comme un empire dans un empire », croyant qu’il « perturbe l’ordre de la nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses actions une absolue puissance, et n’est déterminé par ailleurs que par soi-même »31. On est loin d’une pensée fondant l’exception humaine sur l’autonomie de la représentation.

Doit-on pour autant céder entièrement au naturalisme ? Doit-on

considérer nos sociétés humaines, trop humaines, comme des violences faites à l’unité originelle de la Nature ? Y a-t-il lieu de s’en remettre aux « philosophies des droits des animaux » qui, encouragées par les résultats de la recherche scientifique, accusent l’homme de « spécisme » et prônent l’élargissement des droits de l’homme à certains grands singes dont le degré de développement intellectuel est égal ou supérieur à celui d’êtres humains

28 Le Gai Savoir, § 109. 29 Ibid. 30 Ibid. 31 Ethique, III, préface.

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(fœtus, nouveaux-nés, déficients cérébraux, séniles…) jugés dignes de droits32 ? La question, nous semble-t-il, est mal posée. Car la critique (nietzschéenne, spinoziste) de la pensée de l’exception humaine n’a pas pour effet de réduire à néant la tradition métaphysique humaniste, pas plus qu’elle n’érige la science en modèle indépassable d’objectivité. Ce qu’elle montre à ces deux « connaissances », en les renvoyant dos à dos, c’est l’ignorance dans laquelle elles sont restées quant à leurs propres présupposés. Cette critique ne nous dit pas qu’il n’y a pas d’exception humaine, mais que l’homme ne peut pas s’apparaître à lui-même autrement que comme une exception, et que c’est une raison suffisante pour opter pour un autre discours, pour un autre cadre.

Le reproche qui leur est adressé est un peu celui qui est fait à Socrate

le Jeune par l’Etranger au début du Politique de Platon33. Socrate le Jeune, à qui l’on demande de définir l’homme, applique la méthode classique de la division par dichotomie, et place d’un côté l’homme, de l’autre tous les autres animaux. Ce faisant, lui signale l’Etranger, il commet une erreur logique, car il précipite l’inclusion des espèces dans les genres. En effet, quand on divise les nombres en deux parties, on constitue des parties égales, nombres pairs et nombres impairs, et on se garde bien d’opposer le nombre « dix mille » à tous les autres, de « le placer à part comme constituant une espèce, et de mettre sur tout le reste un nom unique »34. Mais ce n’est pas tout : en plus de cette première erreur, logique, Socrate le Jeune commet une deuxième erreur, que l’on pourrait dire narcissique, qui consiste à oublier qu’il est le sujet opérant la classification, et qu’il doit lui-même s’y inclure. C’est ainsi que les Grecs « prenant d’abord à part le genre hellène comme une unité distincte de tout le reste, mettent en bloc toutes les autres races, alors qu’elles sont une infinité qui ne se mêlent ni ne s’entendent entre elles, et parce qu’ils les qualifient du nom unique de Barbares, ils s’imaginent que, à les appeler ainsi d’un seul nom, ils en ont fait un seul genre »35. Nous comprenons donc, commente Jean-Louis Poirier36, que la ligne de partage

32 Voir notamment Peter Singer, La libération animale, Grasset, 1992. Les

présupposés de l’auteur, avec tout ce qu’ils ont de choquant pour la conscience morale, sont mis en lumière par Elisabeth de Fontenay, dans « Entre biens et personnes », Sans offenser le genre humain, op. cit., pp. 83-120. Pour souligner la faiblesse de l'argument de Singer lorsqu'il procède à une homogénéisation des espèces à partir du critère purement quantitatif du développement intellectuel, on se contentera de citer cette phrase de Lacan : « Le petit d'homme, à un âge où il est pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle » (Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 93).

33 Platon, Le Politique, 262a-263e. 34 Ibid., 262e. 35 Ibid., 262d. 36 « Éléments pour une zoologie philosophique », in Critique, août-

septembre 1978 (L’animalité), pp. 676-677.

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homme/animal « relève de la seule représentation », et que « l’origine de l’erreur c’est la présence d’un sujet [humain] derrière le jeu des opérations de division, et qui s’exprime dans un langage porté à découper ses unités selon une loi qui n’est pas celle des solidarités conceptuelles, mais celle du pour-autrui et du désir de paraître, mettant la valeur du côté de celui qui parle ». Et Platon de poursuivre : n’importe quel animal, la grue par exemple, ferait sans doute de même si elle était « douée de raison » (logos). Autrement dit, c’est la seule aptitude à raisonner qui fournit le critère de la ligne de partage, or cette aptitude à raisonner est la condition même de toute idée de partage. Il y a là un cercle dont on ne saurait sortir.

Quitter la prison du langage ?

Cercle d’autant plus vicieux qu’il s’enracine dans la logique propre du langage, où notre discours sur l’animal trouve à se déployer tout en se condamnant à ne jamais rencontrer son objet. Il ne suffit pas en effet de souligner, avec Rousseau, le rapport de dépendance réciproque qui unit le langage à la pensée et la pensée au langage37. Il faut aussi comprendre que cette solidarité enferme toute pensée portant sur l’animalité – en nous et hors de nous – dans une extériorité à jamais indépassable. Pour dire les choses autrement, nous perdons le contact avec l’animal dès l’instant ou nous (le) pensons, car nous ne pensons toujours qu’à travers un langage qui sera toujours un langage humain et humanisant. Incapacité constitutive du langage que Kafka nous permet de saisir dans la nouvelle intitulée Communication à une Académie, où Peter le Rouge, un singe devenu homme après cinq années d’apprentissage, s’excuse de ne pouvoir satisfaire l’attente des Académiciens venus entendre le récit de son passé de singe : « Je ne saurais naturellement reproduire aujourd’hui avec des mots humains ce que je sentais alors en singe »38. Car, explique-t-il, ce qui fait de lui un homme, et qui plus est « un Européen de culture moyenne », le tient irrémédiablement « séparé » de ce qui faisait de lui un singe : tout ce dont il se souvient aujourd’hui, du fait même qu’il s’en souvient, ne peut appartenir qu’à un passé humain.

L’impossible récit de Peter le Rouge nous apprend au moins trois

choses. D’abord, que si le développement de la pensée consciente et du

37 « Si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu bien plus besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Première partie).

38 Kafka, Communication à une Académie (ou Rapport pour une Académie, selon les traductions), Œuvres complètes, Gallimard, tome 2, p. 513. Cette nouvelle, écrite par Kafka en 1919, est souvent interprétée comme une allégorie de la situation des Juifs allemands à Prague, contraints d’adopter une culture qui n’est pas la leur. Dans un article récent intitulé « A Report on the Animal Question » (Wesleyan University, 22 septembre 2008), Kari Weil s’y réfère pour illustrer le thème de l’ineffable animalité.

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langage humain, pour reprendre la formule de Nietzsche, « vont main dans la main »39, ce qui parvient à notre conscience est toujours lié à notre besoin de communiquer, et par là irrémédiablement appauvri, dénaturé. Ensuite, que cette dénaturation invalide notre discours sur l’animal, dès lors qu’on le définit comme l’autre de l’humain. Enfin, que ce que nous manquons à travers l’échec du langage, c’est non seulement l’animal que nous ne sommes pas, mais aussi l’animal que nous sommes. Il faudrait donc, pour sortir de ce cercle de la pensée qui nous condamne à nous concevoir face à l’animal, et à la nature en général, dans un rapport d’exclusive altérité – et d’en conclure à l’exception humaine – être capable de porter sur nous-mêmes un regard décentré. Non pas, certes, le regard de la science, ni même celui que porte Micromégas sur les habitants de la Terre40, encore moins celui de Peter Singer41. Car leur décentrement n’est qu’apparent. Le seul regard sur l’humain qui échappe à tout anthropocentrisme est celui de l’animal qui nous regarde.

Regard qui, d'un côté, ne pourra jamais être le nôtre, et restera

toujours pour nous une énigme insondable. Mais qui, de l'autre, nous offre l'occasion d'un détour, d'un changement soudain de perspective. Cet animal qui nous regarde, comme le chat devant lequel Derrida se retrouve soudain nu, parce que déjà nu et parce que mis à nu42, nous impose une épreuve qui nous arrache de manière quasi-immédiate à l’évidence de l’exception humaine. Son regard « d’aveugle extralucide » (tels sont les mots que choisit Derrida pour décrire un élément de l’expérience qui résiste à toute description) nous oblige à porter sur nous-mêmes, comme par projection et hors langage – « sans se le représenter » dirait Lévinas43 – un regard d’animal, le regard de « l’animal que donc nous sommes » et qui se révèle dans l’épreuve de la rencontre avec un Autre qui n’est pas un homme. Nous

39 Le Gai Savoir, § 354. 40 Voltaire, Micromégas, Gallimard, 2002. Le géant Micromégas, habitant

de Sirius, voit la Terre comme une « fourmilière » (p. 15) et finit par s’étonner de l’intelligence de ces « insectes » (p. 32) que sont les hommes. Son regard est celui de l’entomologiste, en tous points humain.

41 Dans Animal Rites (Chicago, 2003), Cary Wolfe montre bien comment certains « philosophes des droits des animaux » n’échappent pas l’anthropocentrisme qu’ils condamnent : s’ils attribuent un statut moral à certains animaux, ce n’est pas parce qu’ils les voient comme des êtres à part entière, mais comme « des versions inférieures de nous-mêmes » (p. 192).

42 Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Galilée, 2006. 43 Emmanuel Lévinas, Humanisme de l'autre homme, « Sans identité », III,

p. 91. Il est possible, nous semble-t-il, d'interpréter l'événement décrit par Derrida à la lumière de ce que Lévinas nomme « l'ouverture à Autrui », qu'il conçoit comme un rapport antérieur à toute représentation, placé sous le signe d'une passivité et d'une vulnérabilité radicales. En effet, c'est bien à son insu, et dans une expérience qui précède toute symbolisation, toute production effective de sens, que Derrida se retrouve dénudé, entièrement à découvert, face à cet étranger qui est son chat. Sur ce point, voir aussi le texte de Lévinas intitulé « Nom d'un chien », dans Difficile liberté.

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voici donc, une fois passé l’élan de la pudeur, c’est-à-dire une fois passé l’instinct, le réflexe humain, reconduits à notre animalité. Et c’est dans cet élan, dans cette honte réfrénée, que nous percevons tout ce qui peut nous inquiéter dans l'animalité de la bête : il faudrait la tuer pour qu’elle cesse de nous regarder. La frontière entre l’homme et l’animal existe toujours, mais pour les traverser, et non pour les séparer. Frontière vivante et complexe, épaisse et protéiforme44, que les mots ne sauraient circonscrire, ni la pensée saisir.

Conclusion

« Mais au langage il faut que le philosophe revienne pour traduire – ne fût-ce qu'en les trahissant – le pur et l'indicible »45. Que peut-on donc en dire ? La critique du syllogisme de l’exception humaine et la mise au jour des limites du langage nous invitent à repenser le tracé de cette ligne de partage trop vite instaurée, puis trop vite supprimée, entre l’homme et l’animal. D’abord, en acceptant que cette ligne de partage n’a rien d’absolu, car elle traverse l’humanité comme l’animalité. Ensuite, en laissant l’animal nous apparaître pleinement comme « cette épreuve décisive de l’identité et de l’altérité »46, qui nous invite à cesser la recherche vaine et stérile d’un « propre de l’homme »47, sans pour autant renoncer à l’unité du genre humain, qui fonde notre éthique et notre existence politique. La science, aidée d’une certaine philosophie, est presque parvenue réduire à néant cet « îlot de certitude » qui consacrait jadis la supériorité de l’homme sur l’animal, et l’autorisait à se considérer lui-même comme une priorité. Elle n’a pas encore atteint le sentiment de notre appartenance et de notre participation à un destin commun à l’humanité tout entière. Mais elle nous place, pour reprendre l’expression d’Elisabeth de Fontenay, « au pied du mur »48. Désormais, l’exception humaine ne relève plus de l’idée que l’homme se fait de lui-même, ni de l’état de ses connaissances. Elle relève d’une décision : « une décision doit être cependant maintenue avec fermeté, qui impose de disjoindre deux interrogations hétérogènes, celle de l’origine de l’homme et celle de la signification de l’humain. Pour le dire autrement, on ne peut pas laisser les recherches croisées des paléoanthropologues et des primatologues, les découvertes de la biologie moléculaire et de la génétique

44 Jacques Derrida, op. cit., p. 51. 45 Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 95. 46 Elisabeth de Fontenay, Sans offenser le genre humain, op. cit., Avant-

propos, p. 12. 47 La liste des propres de l'homme, explique Derrida, « forme toujours une

configuration, dès le premier instant. Pour cette raison même, elle ne se limite jamais à un seul trait et elle n'est jamais close : par structure, elle peut aimanter un nombre non fini d'autres concepts, à commencer par le concept de concept » (L'animal que donc je suis, op. cit., p. 19).

48 Ibid., p. 13.

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détruire sans reste l’affirmation de la rupture en quoi consiste la singularité anthropologique »49.

Mais si nous faisons, en même temps que nous prenons cette décision,

l’effort d’entendre l’appel qui nous est lancé par les philosophes à travers leur déconstruction de l’exception humaine, si nous parvenons à réintégrer cette nature dont nous nous sommes exclus, et à porter sur un elle un regard décentré de nous-mêmes, nous réussirons peut-être à y trouver le sentiment d’une autre appartenance. Rien ne nous empêchera, alors, de nous donner un nouveau statut d’exception, sans arrière-pensée de maîtrise ou de domination. Comme si nous étions devenus, selon le mot de Derrida, « les élus secrets de ce qu’ils appellent les animaux »50.

49 Ibid., « L’impropre », p. 45. Par cette « décision », Elisabeth de Fontenay

échappe à la critique qui pourrait lui être adressée lorsque, placée « au pied du mur », elle défend l’idée d’une exception humaine, et lorsqu’elle invoque pour ce faire les découvertes de la génétique (voir note 22).

50 Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 91.

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