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Langues et Développement : Collection dirigée par Robert Chaudenson

Douze études rassemblées et présentées pa r

A n d r é - M a r c e l d ' A n s

LANGAGE ET POLITIQUE Les mots de la démocratie dans les pays

du Sud de l'espace francophone

Publié avec le concours de la

Délégation Générale à la Coopération Juridique et Judiciaire de )'ACCT

C I R E L F A

AGENCE DE COOPÉRATION CULTURELLE ET TECHNIQUE

Diffusion : Didier Érudit ion

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COLLECTION «LANGUES ET DÉVELOPPEMENT»

Volumes déjà parus :

Langues, économie et développement, tome 1 (R. Chaudenson, D. de Robillard), 257 p.

Langues, économie et développement, tome 2 (F. Jouannet, L. Nkusi, M. Rambelo, D. de Robillard, R. Tirvassen), 264 p.

Aménagement linguistique et développement dans l'espace francophone : bibliographie sélective (D. de Robillard et collab.), 217 p.

Bibliographie des études créoles : Langues, cultures, sociétés (M.-C. Hazaël- Massieux et collab.), 254 p.

L'Afrique afro-francophone (N. Kazadi), 184 p.

La francophonie : représentations, réalités, perspectives (R. Chaudenson), 220 p.

Les langues des marchés en Afrique (L.-J. Calvet), 350 P.

Multilinguisme et développement dans l'espace francophone (D. Baggioni, L.-J. Calvet, R. Chaudenson, G. Manessy, D. de Robillard), 240 p.

Langues et métiers modernes ou modernisés au Mali (André-Marcel d'Ans, Daniel Baggioni, Louis-Jean Calvet, Robert Chaudenson, Moussa Diaby, Djigui Diakité, Ramata Diaouré, Gérard Dumestre, Yannick Jaffré, Monique Soldzian), 216 p.

L'Alphabétisation fonctionnelle en bambara dans une dynamique de développement. (K. Dombrowsky, G. Dumestre, F. Simonis), 196 p.

L'École du Sud (R. Chaudenson, R. Clignet, M. Egly, M.-F. Lange, É. Gérard, J. Y. Martin, M. Rakotozafy, M. Rambelo, D. de Robillard, B. Schmidt, R. Tirvassen, Y. Yaro.

Maquette de la couverture : Philippe Langlois

ISBN : 2 - 86460 - 242 - 3 ISSN : 1151 - 6615

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À Renée Balibar, en témoignage d'admiration et d'amitié

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PRÉSENTATION GÉNÉRALE

par André-Marcel d'ANS

L'idée du projet scientifique dont ce volume offre les résultats est née à Bamako, en octobre 1991, lors d'un séminaire de travail réunissant les chercheurs impliqués dans le programme «Langues africaines, français et développement dans l'espace francophone» (LAFDEF). Cette réunion avait pour but de faire le point sur l'avancement des travaux dans le cadre du projet «Métiers modernes ou modernisés», centré sur les métiers de la santé et la métallurgie domestique au Mali.

Me trouvant personnellement impliqué dans ce dernier domaine, j'avais pu observer que ce qui posait problème, ce n'était pas vraiment la transmission des connaissances technologiques, pas plus que l'adaptation en langue locale des terminologies qui y afférent, mais plutôt la communication de la logique sociale et politique dont relèvent les techniques transmises. Au cours du séminaire indiqué, j'avais fait part des conclusions que je me préparais à consigner dans mon analyse des conditions dans lesquelles s'était opéré l'effort de modernisation des «forgerons» mandingues:

«La transmission, y disais-je, d'outillages nouveaux ainsi que des savoirs techniques qui s'y attachent, aurait dû être accompagnée d'actions éducatives destinées à faire comprendre au sein de la société où lesdits savoirs étaient appelés à s'introduire, combien ceux-ci s'articulent normalement avec le décloissonnement des spécialisations sociales, l'établissement d'une véritable concurrence industriellè et commerciale, la rémunération équitable du travail, une formation des prix négociée selon le libre jeu de l'offre et de la demande, et éventuellement le bien-fondé de contribuer par l'impôt au financement d'installations publiques accessibles à tous et utiles à chacun. Au lieu de cela, on s'est contenté d'un simple transfert d'outillage, et des compétences purement opérationnelles indispensables pour son utilisation. En agissant de la sorte, on faisait — sans le dire, et sans doute sans s'en rendre compte — le choix du 'modernisé' contre le '¡1'lodernisant', puisqu'on n'accordait qu'indifférence au pataquès civilisationnel par lequel ce savoir, normalement ouvert et disponible à tous, se retrouve ici amalgamé à un complexe de compétences occultes, et assigné comme tel à un groupe fermé, généalogiquenlent déterminé.

Dans l'optique d'une 'linguistique pour le développement', au lieu de sortir une fois de plus l'escopette puriste pour tenter de faire la chasse aux emprunts du français dans les langues africaines, les actions 'd'équipement des langues' auraient été mieux inspirées de prendre l'initiative d'actions éducatives conformes à celles qui ont été évoquées dans le paragraphe précédent, en s'occupant par exemple de voir comment des notions telles que :

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'profit', 'bénéfice', 'salaire " 'bilan', 'comptabilité', 'crédit', 'prêt', 'intérêts', 'entreprise', 'délais de livraison', 'garantie', 'service après-vente', 'commerce', 'concurrence', 'industrie', 'impôt', et même 'travail' sont susceptibles de passer du

français écrit au bamana-kan oral sans égarer l'essentiel de leur signification et des connotations qui s'y attachent»(i).

Élargissant mon propos, j'avançais finalement, en guise de conclusion, que : «l'important, si l'on veut une bonne fois cesser de lâcher la proie pour l'ombre, serait non pas de vouloir imposer le français comme facteur de modernité, mais de s'asssurer que les éléments de rationalité sociale articulés à la rationalité technique, historiquement cristallisés dans la langue française, transitent convenablement vers les langues vernaculaires qu 'utilisent les bénéficiaires des améliorations techniques. Concrètement, ceci suppose que des notions telles que: 'démocratie', 'droits de l'homme', 'justice sociale', 'élections', 'parti' ou 'syndicat', mais également 'société', 'économie', 'langue» ou 'culture' sont bien passées, que ce soit sous forme d'emprunt ou de néologisme, dans les langues vernaculaires, sans faire l'objet de glissements de sens tels que ceci justifierait Une 'assistance technique', au même titre que lorsqu'on constate que l'usage inconsidéré de telle ou telle machine pervertit son utilisation et compromet sa durée d'existence»"I.

Ces suggestions ayant éveillé de l'intérêt dans l'auditoire, et le moment étant venu de répondre à l'appel d'offres lancé par le Conseil International de Recherche et d'Étude en Linguistique Fondamentale et Appliquée (CIRELFA) sur: «Trans- mission des savoirs, savoir-faire et savoir-être pour le développement dans l'espace francophone», mes collègues — et amis — Marie-Louise Moreau, professeur de sociolinguistique à l'Université de Mons-Hainaut (Belgique) et Daniel Baggioni, professeur de linguistique à l'Université de Provence, me poussèrent à creuser l'idée que j'avais lancée, jusqu'à en dégager la matière d'un projet de recherches à mener sur les deux années suivantes, en sollicitant à cette fin le financenent du CIRELFA. J'accueillis leur proposition d'autant plus volontiers que les deux collègues mentionnés s'offraient à prendre directement part à l'action, et à en partager la responsabilité avec moi.

C'est de ces cogitations que naquit le programme intitulé: «La mise en mots de la démocratie. Le vocabulaire du citoyen et de l'élu, dans le cadre du colinguisme entre le français et les langues véhiculaires dans les pays du Sud de l'espace francophone», dont l'organisme d'accueil serait le Laboratoire de Changement Social de l'U.F.R. de Sciences Sociales de l'Université Paris 7, où j'exerce principalement mes fonctions universitaires.

1 - Cf. André-Marcel d'ANS: «Métier moderne, modernisé, modernisant? Être forgeron dans

le Mandé entre hier aujourd'hui», in d'ANS et alii : Langues et métiers modernes ou modernisés au Mali (Santé et travail du fer). Paris, Agence de Coopération Culturelle et Technique / Diffusion Didier-Érudition, Collection «Langues et Développement», 1992, 213 p. Les citations reprises ici se trouvent aux pp. 81-82. 2 - Ibid. pp. 84-85.

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FORMULATION DU P R O J E T

L'interrogation générale à laquelle la recherche envisagée se proposait d'apporter des réponses était la suivante :

«De nombreux pays du Sud de la francophonie ont manifesté leur volonté de rénover leurs systèmes socio-politiques dans le sens de la démocratisation. Dans ces pays, «l'offre» de discours politique émane régulièrement de sujets lettrés et francopho- nes: classe politique, journalistes de la presse écrite et audio-visuelle, etc. En revanche, les gens du peuple, sollicités en tant qu 'électeurs dans le fonctionnement d'une démocratie, ne s'expriment pour la plupart que dans des langues locales, comprennent mal le français, et sont souvent analphabètes. Comment les propo- sitions des premiers parviennent-elles aux seconds; avec quels glissements de sens, si ce n 'est avec quels contre-sens?»

En effet, précisais-je en développant cette problématique, dans les pays du Sud de la francophonie, le discours politique se formule au départ en français, avec les particularités locales qu'emprunte cette langue. Après quoi, la formulation du message politique doit encore franchir une double frontière : pour passer du français aux langues véhiculaires, non seulement il rencontre les difficultés inhérentes à toute traduction; mais de plus il affronte les aléas du passage d'une langue livresque, ins- tituée, perpétuellement assise sur la solidité de ses textes, à des langues souvent essentiellement orales, dans lesquelles traditionnellement la délibération politique ne repose, ni sur l'objectivation du social, ni sur la valorisation d'une attitude critique à son égard, de la part des individus qui s'y trouvent impliqués.

Les possibles dérives du sens des énoncés au cours du franchissement de ces différentes étapes, me paraissaient devoir d'abord, par souci de simplicité, être examinées au seul plan lexical, en procédant à l'observation:

1 - de la variabilité internationale du français (Comment s'opère, dans le français parlé de tel ou tel pays du Sud de la francophonie le 'réglage du sens' d'un certain nombre de mots que l'on rencontre presque obligatoirement dans n'importe quel discours, article de la presse ou production audio-visuelle traitant de politique? Ainsi par exemple : 'démocratie', 'démagogie', 'droits de l'homme', 'liberté', 'justice sociale', 'progrès', 'solidarité', 'élections', 'parti', 'syndicat', 'militant', 'citoyen', 'société', 'peuple', 'ethnie', 'langue', 'culture', 'tradition', 'travail', 'économie', 'épargne', 'bénéfice', 'commerce', 'concurrence', 'industrie', 'capital', 'bénéfice', 'plus-value', 'profit', 'impôt', etc.)

2 - de l'interfaçage français avec les langues locales (Comment les notions énumérées ci-dessus, et d'autres semblables, se transposent-elles dans les langues locales: par le moyen d'emprunts, par le recours à des néologismes, ou en se coulant — et de quelle façon ? — dans des termes déjà en usage ? De plus, comment s'opère cette fois le réglage de leur sens? En particulier,

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celui-ci reste-t-il similaire à ce qu'on peut observer dans le français local, sachant qu'il est probable que les particularités du français local soient elles-mêmes dues à l'interférence avec les langues vernaculaires ?)

Concernant la localisation géographique des actions à mener dans le cadre du projet, je suggérais qu'il serait particulièrement intéressant d'observer de façon contrastive ce passage du français (écrit) à la langue locale (orale) dans deux types de situations linguistiques différentes :

1 - dans les cas où le colinguisme implique le français et des langues génétiquement non apparentées, comme les langues africaines, le malgache, ou d'autres encore; 2 - dans le monde créolophone où, comme on le sait, la langue française coexiste avec une variété évolutive d'elle-même.

Je présumais en effet que d'intéressantes conclusions devraient pouvoir être tirées des implications différentes de ces deux types de colinguisme.

Néanmoins, le rendement essentiel que nous attendions du projet était, après avoir mis en lumière les causes et les conséquences linguistiques de la variation interlinguistique des notions du discours politique, d'apporter d'intéressants éclairages à la réflexion sur la diffusion des 'savoir-être' démocratiques dans l'espace francophone, et de contribuer peut-être au développement de 'savoir-faire' en la matière, comme y invitait l'intitulé de l'appel d'offres auquel notre proposition répondait.

Fallait-il pousser les choses plus loin, au point d'envisager les conditions d'une ac- tion d'aménagement des langues, consistant par exemple en l'établissement de lexiques du vocabulaire politique, qui seraient proposés pour les diverses langues locales ? A priori, mes collègues et moi-même jugions la chose prématurée (même s'il ne nous paraissait pas exclu que des suggestions fussent ponctuellement présen- tées, par exemple là où des aberrations spectaculaires auraient éventuellement été constatées). D'une façon plus générale, nous préférions considérer que, dès lors qu'il s'agit de démocratie, l'important est que la réflexion sur les moyens de parvenir à la libre participation du citoyen à la gestion des affaires publiques résulte d'une réflexion et d'une pratique endogènes, et non d'un transfert plus ou moins autoritaire d'institutions ou de concepts en provenance de l'extérieur.

POSITION THÉORIQUE DU SUJET À l'évidence, la conception de ce programme de recherche s'inspirait amplement des travaux de Renée Balibar, et en particulier de son livre intitulé L'Institution du français : Le colinguisme des Carolingiens à la République (3\ ouvrage où il est démontré que les langues ne sont pas des substances existant a priori, gouvernant les pensées et les actes de ceux qui en usent, mais constituent au contraire des institutions, intégrant des concepts historiquement formés — à l'unisson de ce qu'ils

3 - Paris, Presses Universitaires de France, Coll. «Pratiques théoriques», 1985, 421 p.

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désignent — par les générations qui ont précédé dans l'usage de leur langue les collectivités sociales et linguistiques actuellement vivantes. Dans ce livre est également souligné le fait que les langues ne vivent pas isolées dans des univers clos, mais toujours en situation de coexistence-compétition (colinguisme) avec d'autres

systèmes linguistiques, internes ou externes à la communauté socio-linguistique de référence. De cette situation découle l'existence d'un groupe privilégié, les clercs, qui tire avantage et pouvoir de la maîtrise qu'il exerce de la translation des notions

d'un univers linguistique à l'autre. À cet égard il ne paraît pas absurde d'avancer que le rapport existant maintenant dans la francophonie entre le français et les langues nationales et/ou véhiculaires, n'est pas sans analogie avec le rapport dans lequel se trouvaient le latin et les idiomes populaires dans la France ancienne.

D'autre part, comme nous l'avons indiqué plus haut, le projet que nous étions en train d'élaborer s'inscrivait dans la continuité de recherches précédemment menées, partiellement par nous, et qui avaient permis de vérifier que si les actions linguistiques entreprises dans l'esprit d'accompagner le développement se révélaient souvent inadéquates, c'est notamment parce qu'on avait surévalué la part de la communication proprement linguistique dans la transmission de capacités techniques (laquelle emprunte plus volontiers la voie de la démonstration que celle de l'explication); et ensuite parce qu'en se concentrant exclusivement sur le transfert technologique, l'action de développement laissait délibérément dans l'ombre le fait que jamais la technique ne constitue une réalité close sur elle-même: au contraire, elle s'articule intimement aux formes sociales et politiques au sein desquelles elle a été conçue, et qu'on ne peut que transposer avec elle — plus ou moins bien — lorsqu'il y a transfert de technologie. La conclusion qui s'imposait était donc que les actions linguistiques d'accompagnement du développement gagneraient à se concentrer sur ce qui donne son sens à la modernisation, plutôt que de se contenter d'accompagner des changements limités au seul domaine technique.

D'où l'orientation de notre projet, dont la nouveauté se promettait de combler un vide. En effet, s'il existe une abondante littérature politologique sur les problèmes du fonctionnement démocratique d'une société donnée (études presque toujours inspirées par l'observation des sociétés du Nord), et d'autre part sur les problèmes rencontrés par les sociétés du Sud dans la mise en place d'un système démocratique; et si d'un autre côté la sociolinguistique de langue française s'est distinguée dès l'origine (cf. la thèse de J. Dubois en 1962(41) par une grande attention portée au discours politique en général et en particulier à son vocabulaire (notamment grâce aux travaux du très actif et très performant Centre de lexicologie politique de Saint-Cloud); en revanche la sociolinguistique et l'aménagement linguistique oeuvrant sur le terrain dans les pays du Sud, tant dans le domaine anglophone que

4 - Le vocabulaire politique et social de la France de 1869 à 1872 à travers les œuvres des écrivains, les revues et les journaux. Paris, Larousse, 1962.

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francophone, ont généralement ignoré la question depuis l 'époque des indépendances. L'originalité du projet proposé consistait donc à faire servir à un objet inédit une expérience scientifique élaborée en d'autres lieux (dans des débats concernant les sociétés du Nord) et dans d'autres disciplines (en politologie et en so- ciologie).

MISE EN ŒUVRE DES ACTIONS DE R E C H E R C H E

Ces diverses considérations contribuèrent sans doute à ce que notre projet reçût un accueil favorable auprès de la commission de sélection du CIRELFA, qui donna un avis positif. À la suite de quoi, le 15 avril 1992, je pus signer avec Robert Chaudenson, Président de l'Association «Langues et Développement» et Secrétaire du CIRELFA, le contrat qui en assurait le financement pour la première année. Un contrat complémentaire, pour la seconde année, serait signé treize mois plus tard, le 20 mai 1993.

Aussitôt les travaux commencèrent. Dès la fin d'avril 1992, un premier séminaire de travail nous réunit à Mons avec Mme Renée Balibar et M. Claude Meillassoux. Deux

autres sessions de réflexion théorique et méthodologique eurent encore lieu cette année-là: en juillet à l'Institut d'Études Politiques d'Aix-en-Provence (avec la participation de nombreuses personnalités, parmi lesquelles on relevait les noms de MM. Sami Béji, Jean Benoist, Jean-Luc Bonniol, Roland Breton, Charles Cadoux, Bruno Étienne et Paul Siblot), puis en octobre à l'Île Maurice, dans le cadre du 7ème Colloque International des Études Créoles, avec cette fois la participation de MM. Jean-Luc Bonniol, Bryant Freeman, Mwatha Ngalasso et Didier de Robillard.

Entre-temps, les enquêtes de terrain avaient également débuté, se répartissant dans trois domaines géographiques: - l'Afrique noire, sous la responsabilité de Marie-Louise Moreau ; - Madagascar, sous la responsabilité de Daniel Baggioni; - et un troisième domaine, mixte, comprenant: Haïti, l'Algérie et les DOM-TOM français, dont j'assurai personnellement la coordination.

PRÉSENTATION DES RÉSULTATS

Le rappel que nous venons de faire de la conception et des intentions initiales du projet permet aujourd'hui, en survolant ses résultats, de voir dans quelle mesure ceux-ci ont été conformes à l'attente que l'on avait placée en eux. On les trouvera regroupés en cinq sections, correspondant aux regroupements géographiques mentionnés ci-dessus, et de plus à une certaine unité de conception théorique et méthodologique (sachant que les responsables scientifiques des sections 1, 2 et 3 - 4 - 5 ont été différents).

1 - Afrique Noire Cette première section regroupe l'essentiel des travaux qui ont été effectués par, et sous la direction de Mme Marie-Louise Moreau. Elle s'ouvre par un article dans lequel celle-ci précise les contours d'une d'enquête conçue par elle, et reposant sur

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la méthode des associations verbales. Permettant, dit-elle, de «donner un certain

accès aux représentations et aux perceptions que suscitent chez les sujets les concepts importants de leur vie psychique, affective, sociale, etc.», cette méthode déjà «abondamment utilisée en psychologie clinique, en psychologie sociale et en psycholinguistique» va servir ici, en s'appliquant à des publics d'âge et de spécialisations porfessionnelles différentes, à cerner les représentations qui s'ar- ticulent à une quinzaine d'unités lexicales relevant du domaine politique.

Dans une première approche, appliquant de façon contrastive sa méthode à des échantillons sénégalais et zaïrois, Marie-Louise Moreau tire d'intéressantes

conclusions de leur comparaison: «le premier, dit-elle, fait montre d'une plus grande conformité à certains schémas préétablis; le second, moins discipliné, les exploite, mais ne s'y limite pas». À la suite de quoi, il était donc intéressant de creuser davantage la question du Zaïre. Travaillant en étroite coordination avec Marie-Louise Moreau, B. Kadima-Tshimanga et ses collaborateurs allaient s'y attacher.

Reprenant sur des bases plus larges (22 items cette fois seront utilisés) la méthode établie par Marie-Louise Moreau, et l'appliquant à un échantillon plus étroitement ciblé (les seuls ressortissants de l'ethnie baluba), B. Kadima et son équipe aboutirent à des résultats dont l'exposé ici se révèle d'une extraordinaire densité. Cela nous vaut notamment un impressionnant florilège de phrases, produites par les informateurs, concernant la démocratie, d'où se dégagent deux types de définition possibles: le premier, relevant de ce que les auteurs appellent la «démocratie-rêve», ne comporte que des connotations positives; le second, motivé par l'observation du réel, aboutit à l'amère constatation que «la démocratie, c'est le désordre», et manifeste au bout du compte l'existence d'une «tendance favorable au maintien d'un pouvoir fort, voire totalitaire», garant — pour le moins — de la paix civile et de la sécurité publique».

Des ambiguïtés semblables, toujours relevées avec précision et détaillées avec nuance par cette remarquable étude, sont encore relevées concernant le rôle de l'armée ou celui de l'ONU. Particulièrement intéressant est le fait que l'instauration de la démocratie soit clairement attendue au Zaïre d'une action bienveillante, venue de l'extérieur. Toutefois si, par métaphorisation, le mot "Europe" apparaît comme constituant l'équivalent des droits de l'homme, il est significatif que lorsque, par un effet métonymique cette même notion s'associe à "la France", elle ne baigne plus, disent nos auteurs, que «dans un halo de clair-obscur où la confusion le dispute à la démagogie».

Parmi d'autres considérations intéressantes, Kadima et ses collaborateurs relevaient

que leur enquête — réalisée exclusivement en français auprès de gens dont c'est

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rarement la langue maternelle — montre que les locuteurs baluba n'en impriment pas

moins, avec vigueur, leurs usages lexicaux dans cette langue «somme toute étrangère

mais néanmoins officielle». Le français serait-il donc en fin de compte «le langage

de la politique au Zaïre»? Telle est l'inquiétante question que s'est posée Romain

Kasoro Tumbwe. Inquiétante, car il lui semble qu'en bonne logique le processus de «transition vers la démocratie» qu'on dit à l'œuvre au Zaïre depuis le 24 avril 1990,

prétendant donner la parole au «peuple» (qui parle peu, mal ou pas du tout le

français), devrait logiquement libérer une parole politique en langues «de souche africaine».

Or, tout dans son enquête indique que ce n'est pas le cas. Non seulement la terminologie française règne en maître dans la pratique politique zaïroise, mais elle s'enrichit même, dans le français local, de créations nombreuses (mouvancier, perdiémisation, etc.) et de néologismes par glissements de sens, comme celui par exemple qui finit par faire de «géopolitique» un synonyme de «co-régional» ou de «co-tribal». Bien entendu, l'humour, la dérision jouent souvent un rôle réjouissant dans cette production lexicale pittoresque, qui envahit les langues africaines, d'autre part submergées par la terminologie politique «officielle», issue du français standard.

Pourtant, note Romain Kasoro Tumbwe, les langues africaines ne manqueraient nullement d'un «fond lexical» susceptible de leur permettre d'exprimer, sans recourir à l'emprunt, ces notions nouvelles. Hélas, dit-il, il n'en va pas de la sorte: «alors que l'intellectuel s'efforce d'employer les mots indigènes en les expliquant au besoin en français, l 'homme de la masse recourt franchement au français, au point que dans nombre de cas on aboutit à un discours métissé où quelques morphèmes

grammaticaux seulement appartiennent au lingala».

Faut-il se réjouir ou se lamenter de ce que le français reste ainsi au Zaïre «la langue pourvoyeuse des mots du discours politique? Romain Kasoro Tumbwe n'en sait trop rien: d'un côté en effet il déplore que les langues africaines «s'appauvrissent» (du fait que le taux des lexèmes «authentiquement africains» tombe en effet très bas dans le discours politique) et que ceci lui paraît de nature à «affaiblir leur puisance créative». Pourtant, dans sa phrase de conclusion, c'est finalement l'optimisme qui s'impose, puisque Romain Kasoro Tumbwe estime en fin de compte que «le français contribue d'une certaine façon à la propagation des idées libératrices et démocratiques, donc à l'enrichissement [des langues africaines] en concepts nouveaux».

Collaboratrice de Marie-Louise Moreau à l'Université de Mons-Hainaut, Sophie

Creteur a réalisé sous sa direction, en Casamance, une enquête sur les emprunts du

diola au français dans le domaine du vocabulaire politique. A priori, on s'attendrait à ce que le nombre et la nature de ceux-ci varient en fonction des classes d'âge et du degré de scolarisation. Or, à l'analyse de ses résultats, Sophie Creteur constate que

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ceux-ci font apparaître des tendances contradictoires. Ceci l'amène à remettre

finalement en cause la pertinence des variables retenues par rapport il l'objet de son étude: «Si ces paramètres [l'âge et la culture] sont discriminants dans des sociétés

telles que la nôtre, ils semblent moins performants auprès de cultures où le système, l'encadrement et la fonctions scolaires, notamment, répondent à des critères différents des nôtres, et où l'âge d'un individu constitue une donnée relative et variable».

Bien que débouchant sur une impasse, le travail de Sophie Creteur a été conservé dans la publication finale, en raison de son intérêt méthodologique. Il n'est en effet pas scientifiquement inutile, à l'occasion, de prendre explicitement acte de la non-pertinence de certaines questions. Le manque de place, en revanche, nous a contraint de surseoir à la publication d'autres travaux, plus longs et quelquefois moins aboutis au point de vue de la forme.

Ainsi des recherches menées au Niger sur le vocabulaire politique du haoussa par Ahmed Nuhu; Nigérian, mais enseignant-chercheur à l'Université de Niamey. Son corpus provenait du dépouillement de la douzaine de numéros qu'avait connus un épéhémère journal en haoussa. Ahmed Nuhu y a relevé 450 termes appartenant au vocabulaire politique; parmi ceux-ci, figuraient 45 emprunts au français (10%) et 55 à l'arabe (12,2%).

Pour ce qui est des emprunts du haoussa au français, la règle est à l'introduction directe des- modèles français en haoussa. Certes, au plan phonologique, les termes empruntés subissent une adaptation aux normes haoussa. Pour autant, ces termes, en majorité de type monomorphématique, ne s'écartent pas de leur signification originelle. Quant aux mots d'origine arabe, leur intégration dans la langue haoussa se fait par des moyens plus complexes, combinant notamment préfixations et suf- fixations. Ceci témoigne, à l'évidence, d'une pénétration plus ancienne. Comment ne pas remarquer, d'ailleurs, la différence de domaines sémantiques des emprunts effectués par la langue haoussa respectivement à l'arabe et au français: dans le premier cas (l'arabe), les emprunts concernent des notions très générales, relevant plus de la morale publique que de la politique strictement définie (droit, jugement, éducation/connaissance, confiance, secret, consultation/conseil, administration-

/autorité, débat, etc.). En revanche, les termes d'origine française sont nettement plus techniques, parce que plus directement en rapport avec l'organisation concrète des instances politiques contemporaines (démocratie, ministre, Premier ministre, Gouverneur, gouvernement, colonel, impôt, secrétaire, etc.).

Étudiant de DEA en Sociologie à l'Université Paris 7, Diomandé Baba Mougoutigui a réalisé une autre étude qui n'a pu trouver place dans le présent volume, et qui portait sur «la médiatisation du politique par le moyen de la chanson». Ivoirien,

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Diomandé Baba Mougoutigui devait centrer son attention sur les textes de quelques chansons parmi les plus «politiques» d'Alpha Blondy. Remarquables, ces pièces de reggae ne le sont pas seulement par leur qualité artistique (qui a valu à leur auteur une célébrité transatlantique et transcontinentale dans le monde du show-business), elles le sont également par l'audace de leurs textes, l'ironique liberté des vues qui s'y expriment, et enfin par le fait que s'y combine l'usage du français, de l'anglais, du dioula, et d'une curieuse langue néologique, caractéristique de la jeunesse d'Abidjan: le «nouchi». De ce dernier idiome proviennent maintes innovations lexicales qui s'empressent de trouver un bienveillant asile dans le français populaire ivoirien. Il y a, dans le domaine exploré par Diomandé Baba Mougoutigui, et compte tenu de l'importance de la chanson dans la communication africaine contemporaine, une ri- che mine d'études qui gagnerait à être creusée d'une façon systématique: dans son texte également, Romain Kasoro Tumbwe fait allusion à la chanson zaïroise en lingala comme source de création lexicale dans le domaine de la phraséologie politique.

Enfin, troisième recherche dont le caractère trop général n'a pas permis qu'elle fût prise en compte pour sa publication dans le présent volume: celle que Cyriaque Sabindemyi a consacrée aux emprunts au français dans le kirundi. Dans le cadre d'une réflexion sérieuse et systématique sur le problème de l'emprunt en général, la question du vocabulaire politique n'a été que trop brièvement effleurée, et de plus d'une façon plus programmatique qu'approfondie. Il n'empêche que Cyriaque Sabin- demyi pose les bonnes questions: «Ce qu'il importe d'analyser attentivement, dans le cadre d'une étude sur le discours politique, au Burundi comme ailleurs en Afrique francophone, c'est le type de mots empruntés au français ainsi que le contexte de leur emploi».

Ceci dit, les précisions qu'apporte Cyriaque Sabindemyi ne diffèrent pas sensiblement de ce qu'a développé avec plus de détails Romain Kasoro Tumbwe pour les langues du Zaïre: 1 - Les mots empruntés au français concernent prioritairement des notions essentielles telles que: politique, démocratie, droit, droits de l'homme, libertés (d'opinion, de presse, de religion, etc.), monopartisme, multipartisme, transparence politique, développement politico-social, etc.; 2 - Les définitions de ces termes fondamentaux varient beaucoup d'un locuteur à l'autre, d'où la nécessité de les gloser afin qu'ils soient compris; 3 - Enfin, dans le monde politique lui-même, fonctionnent nombre d'emprunts au français qui, dans cette langue, ne relevaient pas du vocabulaire politique proprement dit. Or, ils ont pris cette valeur en kirundi. À telle enseigne, dit l'auteur, que sans la maîtrise de ce vocabulaire d'emprunt, «la compréhension du discours se révèle impossible».

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2 - Madagascar Situé dans l'océan Indien, le domaine malgache était sous la responsabilité de Daniel Baggioni. C'est à son initiative et sous son contrôle que furent réalisées les deux études qu'on trouvera ci-dessous publiées concernant ce pays.

Dans la première, un peu touffue certes, mais débordant d'indications intéressantes, Solofo Randrianja s'est livré à une analyse extensive du discours politique malgache contemporain, par l'exploitation de deux corpus contrastés: le texte d'un certain nombre de discours prononcés par le président Ratsiraka entre 1975 et 1978, et des «lettres de lecteurs» envoyées à divers journaux, et publiées par ceux-ci en 1991 et 1992.

Ces deux corpus (respectivement nommés «corpus» et «versus corpus») correspondent à deux périodes nettement différenciées de l'histoire malgache contemporaine: «la meilleure qualification étant durant les années 1970 d'être «socialiste», et dans les années 90 d'être «démocrate»», écrit Solofo Randrianja, qui par la suite, utilisera largement ces deux «mots-pivots» (socialisme et démocratie) pour développer une bonne partie de son étude. Mettant en oeuvre des notions empruntées à Jean-François Bayart, Solofo Randrianja considère également que les deux périodes indiquées s'opposent également en ceci qu'aux environs de 1975, la politique à Madagascar s'exerçait «par le haut», tandis que depuis 1991, elle s'opère désormais «par le bas».

En dépit du caractère très tranché des deux époques considérées, Solofo Randrianja estime que dans un cas comme dans l'autre s'exerce un même pouvoir: celui de traduction que possèdent les élites, et qui permet à celles-ci de conserver si- multanément la mainmise sur la langue et sur l'idéologie qui fonde le pouvoir. À telle enseigne que l'auteur peut montrer qu'en dépit de la différence d'époque et le contraste des positions sociologiques des locuteurs, les mots socialisme et démocratie sont pratiquement interchangeables dans son corpus et son versus corpus !

Démontrant de la sorte que la situation de colinguisme régnant à Madagascar constitue la base même du pouvoir de ces «clercs» qui composent l'élite, Solofo Randrianja s'inscrit résolument dans la perspective suggérée par Renée Balibar dans L'Institution du français, livre dont j 'ai déjà eu précédemment l'occasion de souligner combien importante avait été son influence sur la conception du projet de recherche dont le présent volume expose les résultats. En historien qu'il est, Solofo Randrianja met également en évidence la prédominance du temps long sur les «battements rapides» du temps court de la conjoncture, où il plaît aux acteurs d'affirmer l'existence de «ruptures» (dont bien sûr ils cherchent à s'attribuer les mérites).

Dans le foisonnement d'indications intéressantes dont fourmille ce travail, on

retrouve la constatation, également présente dans d'autres travaux publiés ici, que les mots français qui sont malgachisés concernent essentiellement ce que Solofo Randrianja nomme «la machinerie du pouvoir». Retenons en outre, pour la bonne

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bouche, l'intelligence d'historien qui s'exprime dans l 'analyse que Solofo Randrianja fait de l'emprunt. Même lorsqu'il est adopté sans autre travestissement que son accommodation aux exigences phonologiques de la langue d'accueil, le mot (français en l'occurrence) n'en passe pas pour autant la frontière avec armes et bagages. Il se perd quelque chose de son histoire, note Solofo Randrianja, dans pareille indigénisation. Et le choix de l'emprunt de préférence à la création de mots sur des bases lexicales indigènes lui paraît procéder de la volonté de «les recharger d'images relatives aux conditions locales». De sorte qu'à l'arrivée, les mots français malgachisés, s'ils restent effectivement polysémiques, ne le sont plus du tout de la même façon qu'au départ! Leur nouvelle polysémie porte la marque des luttes sociales et politiques où se trouvent engagés les locuteurs de la langue d'accueil.

Il n'y en a pas moins des mots nouveaux, qui se créent d'une façon parfois inattendue. Ainsi, cet étrange polifika, auquel Solofo Randrianja consacre une importante digression. On ne trouve pourtant ce mot ni dans le corpus, ni dans le versus corpus, dont en quelque sorte il signale ainsi les limites, qui sont celles de l'écrit. En revanche, venant de l'oralité, on trouve le mot polifika abondamment attesté dans les caricatures d'Aimé Razafy, qui font les délices des lecteurs d'un important journal malgache : Tribune.

Ce qui précède n'est pas qu'une habile transition, imaginée par le préfacier pour passer en souplesse du travail de Solofo Randrianja à celui de Claudine Bavoux. En fait, ces deux recherches ayant été conçues à l'unisson, et menées en concertation, ceci devait avoir pour résultat qu'elle sont étroitement complémentaires. D'une part, prendre pour corpus non un ensemble de textes, mais un lot de caricatures — comportant des «bulles» en langue(s) parlée(s) — présentait l'avantage de permettre une certaine reprise en compte de l'oralité dans le débat. (Sachant que Solofo Randrianja fait justement remarquer dans son étude qu'un des éléments de la continuité qu'il voit à l'œuvre sous les battements rapides de la conjoncure, c'est justement l'exclusion de l 'oralité pa r l'élite des clercs, qui la disqualifient absolument en l'assimilant sans nuance à la bêtise et à l'inculture; comme si, note

(im)pertinemment Solofo Randrianja, le seul fait d'apprendre à lire et à écrire pou- vaient rendre quelqu'un intelligent).

Mais surtout, le recours à la bande dessinée permet à Claudine Bavoux de faire apparaître explicitement le «peuple» perpétuellement invoqué (mais dans la seule intention d'en accaparer la légitimité) par le discours écrit. Mieux même, la disposition dans le dessin permet au caricaturiste, explique-t-elle, d'individualiser, par opposition aux «grands» et aux «gros» qui en occupent la partie supérieure, deux catégories de «peuple» nettement individualisées: d'une part «le choeur moderne à plusieurs voix» des «personnages de dimension modeste» qui sont les simples «spectateurs de la vie politique», les gafy [homologues de ceux que Solofo Randrianja nomme les «lettrés», par opposition aux Lettrés (avec une majuscule), qui sont ceux qui ont la maîtrise non

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seulement de la lecture, mais de l'écriture]. D'autre part, auxdits gafy qui peuplent la partie médiane du dessin s'opposent, confinés dans des parties subalternes de l'image, «le groupe plus ou moins muet des 4 'Mi [un peu l'équivalent de nos SDF], à qui se joignent des chiens et des poulets étiques qui partagent leur condition».

Ramassés en un seule catégorie rhétoriquement invoquée en tant que «peuple» par l'élite lettrée, ces deux catégories sont identiquement réduites au silence dans l'écrit, dont seule cette même élite possède la clef. Un des grands mérites de Claudine Bavoux, en ayant eu l'astuce d'aller interroger la caricature, aura été de nous montrer comment Aimé Razafy réussit à faire sauter ce verrou du silence!

Enfin, dans la partie finale de son travail, Claudine Bavoux, s'aventurant à son tour dans une esquisse du sémantisme régional du mot démocratie, observe que celui-ci se charge parfois de connotations qui ne lui paraissent pas toutes positives. Ainsi, le fait que la démocratie se trouve parfois assimilée à «une tempête» qui. loin d'atténuer les passions qui trop souvent par le passé ont caractérisé la politique du pays, risque aujourd'hui de le conduire à des affrontements catastrophiques. En évoquant cette démocratie «trahie par les démagogues et les magouilleurs qui en ont fait un slogan vide de sens, de sorte qu'elle n'est vraiment souhaitée que par les gens du peuple» (lesquels seraient éventuellement disposés à en faire une démocratie-tempête), Claudine Bavoux nous offre la charnière qu'il nous fallait pour sauter de Madagascar vers Haïti, où cette démocratie-tempête a pris un nom créole : l'avalasse.

3 - Haïti

S'il y a bien un pays où les questions de la langue et de la démocratie se posent avec acuité — et souvent en résonance l'une sur l'autre, c'est bien Haïti. Il était donc

impératif que nous lui consacrions une section dans le présent ouvrage.

Le créole haïtien s'étant trouvé officialisé à l'égal du français, et la nouvelle Constitution de mars 1987 ayant donc été publiée en créole aussi bien qu'en français, la première idée qui nous vint à l'esprit fut de faire vérifier dans quel état on y retrouvait le vocabulaire politique. Cette recherche, confiée en Haïti à Michèle Oriol-Sprumont, déboucha sur des résultats tellement décevants (ou si l'on veut, dans une autre perspective, tellement probants), qu'il n'y a pas lieu de les publier ici. Y prolifèrent en effet, à raison de 90% au moins, les simples démarquages de mots français, à commencer, bien entendu par konstitisyon «constitution»; mais on y trouve aussi, par exemple: kandida «candidat», sitwayen «citoyen», diskisyon «débat», demokrasi «démocratie», eleksyon «élection», enpo «impôt», lalwa «loi», lapè sosyete a «paix sociale», responsabilite sivil «responsabilité civile», vote «voter», et ainsi de suite.

Seules émergent de cette grisaille lexicologique quelques trouvailles imaginatives, amusantes parfois, mais dont on n'est pas sûr qu'elles constituent toujours de véritables réussites au plan de la traduction. Ainsi : «Acte arbitraire» est traduit par zak gwo ponyèt (littéralement: «actes de gros poignet»; «Droits humains» par dwa kretyen vivan (littéralement: «droits de

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chrétien vivant»); et «Personne morale» par sèl mèt, sèl jij (littéralement: «seul maître [ou plutôt: «propriétaire»], seul juge».

Sa cueillette lexicale dans les textes officiels s'étant révélée à ce point dépourvue d'intérêt, Michèle Oriol-Sprumont avait conçu le projet d'aller observer «en acte et en situation» l'emploi du vocabulaire de la démocratie et des droits de l'homme dans le traitement des affaires courantes devant un tribunal rural. Hélas, il devint bientôt manifeste que la dégradation accentuée de la situation en Haïti, et l'installation

universelle de la méfiance dans les rapports sociaux, rendaient un tel projet sinon impraticable, à tout le moins insensément risqué. Son abandon, obligé, confirme l'extrême difficulté qu'il y a souvent à aborder, sur place dans les pays du Sud, des questions qui pour nous, au Nord, représentent de simples objets dignes d'intérêt académique, alors que «là-bas» elles constituent des enjeux très durs, autour desquels la tolérance et l'équanimité n'ont pas droit de cité, et où toute curiosité que nous dirions «scientifique» est automatiquement taxée de malveillance, ou soupçonnée de relever de l'espionnage.

Beaucoup moins périlleuse, à l'évidence, se révélait l'étude d'un important corpus de proverbes, dans l'intention d'y débusquer la «pensée populaire» haïtienne en matière de représentations de la réalité sociale et de conceptions de la politique. Faute de pouvoir, dans la situation qui y régnait, nous rendre sur le terrain pour y travailler «sur le vif», telle fut la solution de repli que nous avons personnellement adoptée. L'image qui se dégage de notre enquête découragera fortement — s'il en reste — ceux qui considèrent que le «peuple», forcément au courant de son infortune, ne peut que dégager de la connaissance de celle-ci la volonté de «s'en sortir», en recourant au besoin à ce qu'il est convenu d'appeler «la révolution».

Après l'affirmation d'un humanisme fondamental (au demeurant souvent restreint par des considérations de voisinage ou de proximité), l'univers des proverbes haïtiens révèle avant tout et surtout un parti-pris de désengagement, qu'inspire certes la prudence, mais pas seulement celle-ci: il s'agit plutôt d'une sorte de démission du jugement qui pousse à faire considérer, avec fatalité, toutes choses égales, bien qu'inégales... Nous voilà au degré zéro de la politique, bien entendu. Et il n'aurait pas été superflu que s'en rendissent compte, avant que ceci ne fût confirmé par de sanglantes expériences, tous ceux qui attendaient le «rétablissement (?) de la démocratie» (dans un pays qui d'ailleurs ne l'avait jamais connue) de la simple imposition d'élections dites «libres» là où justement l'opinion ne l'est pas, pour la simple raison que jamais l'occasion n'a été donnée à ladite opinion d'entreprendre de se former.

Dans le domaine de la critique sociale, la «pensée populaire» que révèle l'étude des proverbes haïtiens se limite à la simple prise en compte, avec un indissociable mélange d'admiration et d'ironie à l'égard des premiers, de la dichotomie sommaire qui sépare les «gros nègres» des «malheureux». Impensable injustice dont la

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résolution paraît plus impensable encore.(S) De sorte que la fuite dans l'irrationnel paraît seule capable de briser l'enfermement dans ce cercle vicieux. C'est exactement ce que fait le peuple haïtien depuis toujours, en cherchant dans le vaudou la solution

de ses absurdités sociales. Peut-être d'ailleurs est-ce pour cela que, de façon étonnante mais sans doute significative, le vaudou en question n'apparaît nullement dans l'univers des proverbes.

Dans un projet centré sur le vocabulaire politique, il aurait été impardonnable de se passer du concours de Dominique Fattier, grande lexicologue devant l'Éternel en matière de créole haïtien. Seulement voilà: les résultats obtenus par Michèle Oriol- Sprumont avaient déjà signalé les limites de l'entreprise: dans un pays où règne la diglossie créole-français, et où ni la pensée politique ni la critique sociale n'ont trouvé d'expression dans la sphère populaire qui use du créole, le vocabulaire politique ne peut qu'être celui du français...

Voilà pourquoi, privée de la ressource de nous faire miroiter les richesses du lexique haïtien, Dominique Fattier fit le choix de participer au projet de recherche par la traduction en français d'un texte rédigé en créole, dans lequel un poète haïtien connu de la Diaspora, politiquement très engagé, se prononce sur la question de la langue dans son pays, et son rapport à l'établissement de la démocratie.

On ne peut que louer Dominique Fattier d'avoir eu cette idée. La lecture du texte de Georges Castera fils est en effet extraordinairement roborative. L'engagement politique de l'auteur s'y exprime tout d'abord par une charge flamberge au vent contre les intellectuels petits-bourgeois qui voudraient nous faire croire que «dès l'instant où l'on parle créole, on est le peuple, on devient le peuple». Plus que de la naïveté, il y a dans pareille affirmation quelque chose de pernicieux, qui diffuse du populisme dans tout débat sur la langue en Haïti. Et l'auteur y décèle une intention cachée, de la part de ces intellectuels petits-bourgeois comme de la part des «appareils culturels», de «bloquer la lutte du peuple réel».

Après ce pilonnage des positions adverses, Georges Castera fils s'engage sur le versant de la reconstruction. Et il exhorte: n'abandonnons pas la langue aux linguistes qui, sans être forcément tous des «intellectuels petits-bourgeois», sont en tout cas, dit-il, «hors réalité sociale». Pour sa part, tout en prenant acte, non pas seulement de la «dominance du vocabulaire français sur le créole», mais surtout du fait que «le français est une composante de la formation sociale haïtienne», Georges Castera fils prend le parti de ne pas hésiter à appeler à construire, à enrichir, le créole en lui faisant dire «des choses qu'il n 'a jamais dites», notamment dans le domaine des idées scientifiques et politiques.

5 - À noter que, n'ayant pas bénéficié de la pédagogie graphique d'un Aimé Razafy par exemple, le «peuple» des maléré n'a pas encore pris conscience de son caractère composite.

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Lui-même, d'ailleurs, ne s'y est-il pas déjà employé avec bonheur en poésie? Même si ce n'est pas ici le lieu d'en traiter, on ne saurait assez encourager le lecteur d'aller s'en rendre compte. En tout cas, il était plaisant — et surtout enrichissant — de mêler

ici à la voix des linguistes — pas toujours autant «hors réalité sociale» qu'on veut bien le dire, surtout s'ils sont sociolinguistes — celle, puissante, lyrique, mais toujours convaincante parce que convaincue, de Georges Castera fils.

4 - Algérie

Si l'ensemble des pays dont nous avons précédemment parlé paraissent se trouver engagés, à un titre ou à un autre et avec plus ou moins de bonheur, sur une voie devant les mener à la démocratie, il en est un autre qui donne de sérieuses inquiétu- des, tant à ses propres citoyens qu'à ceux qui l'observent du dehors. C'est l'Algérie, que certains aujourd'hui s'appliquent à faire tourner le dos à l'idée «occidentale» de démocratie. Voilà pourquoi, même s'il refuse l'idée de se trouver rangé dans la francophonie, il nous a paru impensable que ce pays-là — où le français joue de toutes façons un rôle encore très important si ce n'est primordial — reste à l'écart du champ de notre étude.

En résultat d'études menées sur place — et là encore, on mesure au prix de quelles inquiétudes, voire de quels risques — nous publions ci-dessous deux textes, de visées très différentes, mais qui nous paraissent l'un et l'autre dignes d'une lecture réfléchie. Dans le premier, Foudil Chériguen expose d'abord, à grands traits, la situation linguistique de son pays, où le français, l'arabe (ou plutôt les arabes: parlé et littéraire) et le berbère coexistent et sont en concurrence.

Comment s'énonce «démocratie» dans ces diverses langues ou états de langue? Eh bien, ici encore sous forme d'emprunts: dimuqrat iya en arabe littéraire, et ladimukrasi en arabe parlé ausi bien qu'en berbère, où ce terme alterne avec un néologisme en langue locale : tugdut. Pour explorer empiriquement l'élasticité polysémique de ces différents termes, Foudil Chériguen s'est livré à deux types d'enquêtes: l'une, écrite, auprès des élèves de deux lycées algérois et des étudiants du Département de français de l'Université d'Alger; l'autre, orale, en Kabylie et à Alger. Dans les réponses qu'il a recueillies, les espoirs que suscite ce que Kadima et son équipe nomment «la démocratie-rêve» le disputent à l'amertume qu'inspire la persistance de son non-avènement.

Intéressante aussi est l'exploration de la cohabitation, en langue berbère, de l'emprunt ladimukrasi et du néologisme tugdut, sorte «d'emprunt interne, dit Foudil Chériguen, fait par un parler berbère (ici: le kabyle) à un autre parler berbère (le touareg, le chaoui ou le mozabite)». Dans l'enchaînement de ses analyses sémantiques, Foudil Chériguen, trouvant sur son chemin le mot kabyle ta jmaât («assemblée de village»), note que celui-ci résulte d'un emprunt de l'arabe djemâa, qui dérive lui-même de la racine jm' signifiant «regrouper». Peut-on rechercher dans cette direction des équivalences possibles pour la.moderne notion de «démocratie»? Foudil Chériguen en doute. En effet, s'il considère la ta jmaât berbère comme une

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«pratique civilisationnelle» authentiquement démocratique, il ne retrouve pas cette qualité dans le mot de la langue arabe qui, selon lui, «ne dispose pas de cette notion», et a donc dû en emprunter le signifiant (dimuqratiya) à l'Occident.

D'autre part, le terme choura, attesté dans le Coran, et que l'on peut traduire par «consultation, concertation», offre-t-il une autre perspective possible d'approximation sémantique ? Là encore, Foudil Chériguen n'en croit rien: certes, en retrait des

extrémistes islamistes qui assimilent absolument la démocratie à l 'impiété (dimuqratiya, kufr), il constate bien l'existence d'une tendance islamiste modérée

qui a évolué d'une conception de l'État exclusivement basé sur la char ia 'a à quel- que chose qui en Algérie a reçu le nom étrange de «chouracratie». Derrière cette

construction lexicale ouvertement hybride, on ne repère toutefois que le projet douteux d'une sorte de «conseil consultatif composé exclusivement de religieux se référant au Coran». Et Foudil Chériguen n'a certainement pas tort de considérer que «de là à la démocratie le fossé est certainement très large».

Sociologue, Wadi Bouzar élargit le propos en resituant les questions de sociolinguistique algérienne tout à la fois dans la perspective du temps long de l'histoire, et en tenant compte de l'extrême désarticulation d'une société que compartimentent depuis trop longtemps d'impitoyables divisions de sexe, d'âge et de condition économique, et que fracture en outre désormais l'intransigeance d'options politiques extrêmes. Le regard sans concession que Wadi Bouzar porte sur cette société passe sévèrement en revue la façon dont s'y mine le langage, corrodé par la dérision, et laminé par la méfiance qui fait que désormais «les mots tournent en rond», dès lors que ce dont chacun «parle ou veut éviter de parler, mais en vain» c'est immanquablement de boulitik (ce que les Arabes cultivés disent siyasa, note Wadi Bouzar).

Dans cet abîme qui sépare telle notion du français, et sa reprise ou son déguisement dans la pratique algérienne (que ce soit sous forme d'emprunt, ou sous les espèces d'un mot arabe qui n'en est pas l'équivalent), c'est le langage tout entier qui fait naufrage. Poursuivant son sombre inventaire des pratiques linguistiques tronquées, honteuses, dans un pays où, comme il dit, règne «la guerre des mots», Wadi Bouzar nous fait comprendre que si l'Algérie s'engloutit de la sorte dans une crise du langage, au fond, il ne faut pas s'en étonner: un langage de crise capable d'exprimer les contradictions actuelles et de formuler de claires orientations pour en sortir ne peut que naître avec la plus extrême difficulté dans un milieu social où depuis si longtemps règnent les langues de bois, où la rumeur a supplanté l'information, et où la loi du silence s'efforce d'avoir raison de toute critique et du courage indispensable pour exprimer celle-ci.

Néanmoins, par l'analyse de quelques discours de Mohamed Boudiaf, Wadi Bouzar montre comment une parole exigeante et drue reste encore susceptible — en dépit de l'usure réciproque de la société et de son langage — de redéployer tout à coup les

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horizons de l'intelligence et de l'espoir. Avec Wadi Bouzar, on se refuse à admettre qu'il aurait pu s'agir avec celle-là de la dernière voix qu'il importait de faire taire avant le grand naufrage où, les mots ayant perdu tout pouvoir, il ne resterait plus que la violence pour exprimer le politique... De fait, bien que prudemment dubitative, la conclusion de Wadi Bouzar n'en demeure pas moins orientée vers l'optimisme: lorsqu'ils auront enfin appris à maîtriser cette «avalanche de termes et de notions qui leur étaient inconnus ou peu familiers», sans doute les Algériens aboutiront-ils à leur tour, espère-t-il, à la démocratie...

5 - Les Dom-Tom de la France Tant de regards portés sur l'extérieur ne pouvaient faire dédaigner le fait que dans l'espace français lui-même (où en principe les acquis de la démocratie peuvent être considérés comme consolidés), il y a également des régions qui relèvent «du Sud» : les Départements (DOM) et Territoires d'Outre-Mer (TOM), où règnent encore à la fois des contrastes sociologiques et des situations de contact linguistique où le français et des langues indigènes n'entretiennent aucun rapport de parenté. Bref, des situations plus similaires à celles que connaissent généralement les «pays du Sud» qu'à quoi que ce soit que l'on puisse encore rencontrer aujourd'hui dans les limites de «l'Hexagone». Dès la conception du projet, il nous était apparu qu'il serait regrettable de laisser ces questions de côté. Pour les traiter, nous avons eu recours à deux spécialistes reconnus, respectivement, de Tahiti et des Amérindiens de Guyane.

Du premier, Jean-François Baré, nous avions lu dans L'Homme, en 1992, un excellent article portant sur «L'économie décrite en tahitien», qui nous avait donné l'idée de lui proposer de réaliser une étude similaire portant cette fois sur «la vie démocratique en tahitien». C'est cette étude qu'on lira dans ce livre. Grâce à la collaboration d'Edgar Tetahiotupa, ce travail prend appui sur le dépouillement d'un corpus important et diversifié, constitué par des enregristrements datant d'une longue enquête d'anthropologie historique (réalisée sur le terrain entre 1975 et 1978), par des enregistrements récents d'allocutions publiques d'hommes politiques en tahitien, et enfin par un certain nombre de textes imprimés, datant eux aussi de la période récente.

On lira avec intérêt l'exposé des diverses raisons qui font que l'équivoque s'insinue de toutes parts dans la terminologie tahitienne censée constituer l'équivalent de la terminologie politique française. Toutefois, la confusion n'est pas que dans le vocabulaire : «Ce que l'on peut appeler une indifférenciation relative des institutions démocratiques et politiques dans la langue semble présente dans les fonctions de même nature», note Jean-François Baré. En somme: il y a une très grande «difficulté d'appréhender en tahitien la vie démocratique à la française». La définition de la manière d'en sortir n'est pas moins épineuse que celle de s'y intégrer: en témoignent les inépuisables débats tentant de faire la distinction entre «autonomie» et «indépendance» qui ont «occupé une bonne part du discours politique tahitien ces dernières années», rapelle Jean-François Baré.

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Enfin, dans l'étude qu'il a consacrée aux «Amérindiens de Guyane française devan les exigences de la démocratie et du développement», Éric Navet pose d'emblée une question qui, si on l'entend bien, remettrait en cause, sinon l'objet, du moins l'intitulé initial de l'appel d'offres dans lequel s'inscrivait notre projet collectif de recherche : «Transmission des savoirs, savoir-faire et savoir-être pour le développement dans l'espace francophone».

En effet, fait remarquer Éric Navet, «les conditions pour qu'une société fonctionne suivant un principe démc,y.:tique [tel qu'on définit classiquement celui-ci], semblent davantage réunies dans les sociétés traditionnelles que dans les sociétés à État». Dès lors, enchaîne-t-il, la démocratie constitue-t-elle bien, comme c'était implicite dans notre réponse à l'appel d'offres, «un savoir-faire ou savoir-être» qu'il importerait de «transmettre» ?

En bon culturaliste, Éric Navet semble convaincu du contraire. Et, dans une étude très fine, très précise, il a beau jeu de nous montrer que tels Indiens de Guyane désignent d'un même mot le Blanc et le Gendarme, que donc l'imposition de la «paix blanche» est vue par eux comme le résultat d'une relation de force, et que la mise en place de l'appareil politique moderne procède dans tous les cas d'une mainmise coloniale, qui «commence par tuer la démocratie traditionnelle».

Toute cette argumentation, reposant sur des faits qui sont incontestables, et que tout anthropologue sur le terrain a eu le loisir de constater, semble donner raison à Jean Baechler qui, dans une livre tout récenttf,), fait constater que si la démocratie consiste à découvrir les procédures selon lesquelles, dans une société donnée, chacun consent à limiter les prérogatives de sa liberté individuelle au bénéfice d'une concorde générale (qui permet notamment à ladite société de pourvoir raisonnablement aux besoins matériels de ceux qui la composent), eh bien à l'évidence, il n'y a pas que les modernes sociétés à État qui y soient parvenues: cet idéal «démocratique» s'est trouvé satisfàisamment accompli à tous les âges de l'histoire et dans toutes les régions du monde.

En somme, ce que décrit ainsi Jean Baechler, c'est la «culture authentique» telle qu'autrefois Edward Sapir (que cite ici Éric Navet) l'avait définie. «Il n'est pas nécessaire que la culture authentique soit supérieure ou inférieure, poursuivait cet auteur; il suffit qu'elle soit harmonieuse, équilibrée et qu'elle vive en parfaite adéquation avec soi-même. [...] Dans sa forme la plus pure, c'est une culture dont tous les traits sont animés d'un sens et dont aucune des parties essentielles au fonctionnement ne provoque un sentiment d'efforts mal employés, de frustration ou de contrainte.» (Extrait de : Anthropologie, 1924).

6 - Précis de la démocratie. Éditions Calmann-Lévy / Unesco, 1994. 216 p.

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Le point de vue, on le voit, n'est pas neuf, et il est bien connu. Ce n'est pas ici le lieu de le soumettre à la critique, sauf peut-être sous la forme de quelques interrogations rapides. Emporté par la générosité de ses convictions, Éric Navet ne condond-il pas (à l'instar de Baechler, d'ailleurs) simple concorde avec démocratie, laissant ainsi échapper certaines des dimensions essentielles de cette dernière ? Ce qui le pousse dans cette voie, est d'ailleurs vraisemblablement une confusion terminologique (qu'on peut additionner à toutes les autres, qui sont analysées dans ce volume!), et qui consiste à recouvrir d'une même appellation des choses aussi foncièrement dissemblables que, d'un côté, les «peuples» dits traditionnels ou primitifs, et d'autre part les «peuples» respectivement français, américain, suisse, algérien ou malgache ?

D'autre part, ce qui frappe à la lecture du texte d'Éric Navet, surtout quand on le lit dans la foulée de ceux qui le précèdent dans le présent volume, c'est qu'alors qu'on dispose d'innombrables discours politiques qui désormais s'énoncent et s'écrivent dans les différentes langues de l'Afrique aussi bien qu'en malgache, en créole, en arabe dialectal et en kabyle, et de même encore en tahitien, pour ce qui est des Amérindiens de Guyane, il reste nécessaire qu'un ethnologue intervienne et s'interpose pour s'en faire le porte-parole. Alors, dans quelle mesure cette parole n'est-elle pas un peu la sienne plutôt que celle des Indiens eux-mêmes ? Il est bien difficile d'en juger... En tous cas, il est parfaitement à l'honneur d'Éric Navet de laisser planer lui-même un doute sur ceci en nous laissant entre-apercevoir que ses informateurs indiens ne partagent pas toujours forcément son point de vue. (Entre autres lorsque l'un d'eux définit méchamment sa «culture» en disant que «c'est les choses qu'on fabrique pour les vendre aux touristes»!)

Quoi qu'il en soit, l'objection que fait écouter ici Éric Navet est une objection forte... et fortement inquiétante: qu'est-ce donc que la liberté, dès lors que c'est par la force qu'on l'instaure ? D'où sourd, pour le moins un doute: y aurait-il donc une possibilité — et peut-être pour certains un devoir — d'abstention devant la démocratie ? Telle était la question que nous voulions laisser ouverte à l'aboutissement de notre action de recherche. À n'en pas douter, elle fera encore couler beaucoup d'encre.

Paris, novembre 1994

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REFLETS VERBAUX DE DEUX UNIVERS POLITIQUES ÉPREUVES D'ASSOCIATION VERBALE AU SÉNÉGAL

ET AU ZAÏRE

pa r Marie-Louise MOREAU Professeur à

l'Université de Mons-Hainaut

L'information politique du citoyen, dans beaucoup de pays africains, doit surmonter le handicap d'un triple décalage.

1) L'essentiel du débat politique s'y fait dans une langue qui n'est pas la plus communément utilisée par la majorité des citoyens. Il n'est pas exceptionnel, ainsi, dans les pays africains francophones, que les débats parlementaires se déroulent en français, que les messages des politiques à la population recourent au français, que les journaux, la radio, la télévision, rapportent l'actualité politique en français, cependant que le corps social parle usuellement tout autre chose : wolof, poular, diola, serer, manding, sarakolé, etc. au Sénégal; lingala, swahili, ciluba, kikongo, etc. au Zaïre, et ainsi de suite (Chaudenson, 1991). Ceci débouche parfois sur l'impression d'une association obligée entre domaines discursifs et langues, et notamment sur le sentiment qu'il n'est de discours politique possible que par le médium du français (Kasoro Tumbwe, 1995). Mais comme les situations diglossiques ne s'accompagnent pas nécessairement d'un bilinguisme généralisé, il reste à se demander quelle transparence le débat offre au citoyen ordinaire.

2) Par ailleurs, l'observateur européen note souvent que le discours politique africain fait un abondant usage de diverses stéréotypies. En fait, il n'y a sans doute pas une différence de nature, entre les discours politiques africain et européen, mais recours, de part et d'autre, à des ensembles différents de stéréotypes, de contenus distincts, de formes distinctes. Cependant, on peut s'interroger sur ce que perçoit effectivement le citoyen du fonctionnement réel des institutions au travers d'un langage qui se trouve ainsi sur-codé, et fonctionne comme l'un des avatars de la langue de bois.

3) La structure sociale actuelle de la plupart de ces pays présente un contraste marqué entre un nombre restreint d'individus qui ont suivi une scolarité relativement longue, et une imposante majorité pas du tout ou peu scolarisée. Sur cette différence s'en superposent d'autres, culturelles, professionnelles, expérientielles. Les producteurs de l'information — politiques et journalistes — se recrutent essentiellement dans la première catégorie sociale, les consommateurs de cette information dans la seconde. Et il n'est pas exclu qu'en passant des uns aux autres, les contenus transmis soient l'objet de diverses altérations.

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Par ailleurs, faut-il rappeler que les situations politiques varient considérablemer d'un pays à l'autre ? Tel connaît une belle stabilité depuis les indépendances, tel autre se débat dans le chaos; celui-ci a un visage démocratique, celui-là s'apparente davantage aux dictatures.

Quelle information parvient aux citoyens ? Comment vivent-ils leur destin politique ? Qu'en disent-ils ? Les concepts centraux du champ politique — et leurs signifiants français — se colorent-ils différemment chez les uns et chez les autres, en fonction de l'expérience qu'ils ont de leur propre situation ? C'est de ce type de préoccupations que traitera ce travail.

LES ÉPREUVES

Dès les débuts de son utilisation, l'association verbale est apparue comme une technique particulièrement intéressante dans divers champs, en ce qu'elle permettait un certain accès aux représentations et aux perceptions que suscitent chez les sujets les concepts importants de leur vie psychique, affective, sociale, etc. C'est donc très naturellement qu'elle s'est trouvée abondamment utilisée en psychologie clinique, en psychologie sociale ou en psycholinguistique10 pour ne citer que les domaines principaux. C'est à deux121 épreuves inspirées de la technique de l'association verbale qu'on a eu recours pour recueillir le corpus analysé ici.

I. Association verbale dirigée

A - L'épreuve On a arrêté d'abord une liste de 15 (3) unités lexicales, appartenant toutes au domaine sémantique de la vie politique : armée, démocratie, député, droits de l'homme, élections, grève, impôt, loi, ministre, parti, peuple, police, président, syndicat, tribunal.

On fournissait aux sujets, à côté de chacune de ces 15 unités-vedettes, cinq autres termes qui pouvaient leur être associés, et on leur demandait de sélectionner «celui qui allait le mieux», pour eux, avec l'unité-vedette.

1 - Pour une synthèse, on se reportera utilement à HÚRMANN, 1972, ROSENZWEIG, 1957. 2 - Les sujets étaient soumis au total à quatre épreuves : outre les deux dont on décrit ici les résultats, ils devaient aussi : - fournir trois termes associés à chacune des unités-stimulus, dans une épreuve classique d'association verbale; pour une analyse des réponses fournies par l'échantillon zaïrois, le lecteur pourra se reporter à Kadima-Tshimanga (ce volume); - donner une définition des diverses unités-stimulus.

Les épreuves ont été administrées dans cet ordre : Définition - Production de phrases - Association verbale classique - Association verbale dirigée. Cet ordre répond à deux préoccupations : il limite les effets de halo d'une épreuve à l'autre; c'est dans la dernière seulement qu'il propose aux sujets des associations autres que les siennes propres. 3 - La liste complète comporte en outre les unités suivantes, dont je ne traiterai pas ici : citoyen, conseil des ministres, culture, solidarité, bénéfice, capital, concurrence.

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EXEMPLE :

A côté du mot-vedette ministre, on proposait voiture, responsabilité, discours, autorité, copain. On invitait les sujets à sélectionner un de ces mots, comme plus particulièrement associé, à leur avis, au mot ministre.

B - Les sujets Cette épreuve a été soumise à 90 sujets sénégalais répartis en trois groupes : a - 30 sujets âgés de 20 à 40 ans; b - 30 sujets âgés de 41 à 60 ans; c - 30 sujets exerçant la profession de journalistes. Tous les sujets ont suivi une scolarité d'au moins 10 années.

C - Les résultats

Pour traiter les données, j 'ai recouru à une procédure impliquant trois «juges», qui avaient à classer les mots associés en trois catégories :

- positifs (ainsi est protection, associé à armée); - négatifs (comme violence, pour le même mot armée); - neutres (par exemple, solde, toujours pour le même mot-cible).

Suivant les cas, les mots ont fait l'objet d'un seul et même avis (ceci concerne 48 mots), de deux avis (c'est la situation de 24 mots, qu'on a rangés dans la catégorie de l'avis dominant) ou de trois avis (3 mots, qui ont été écartés de. l'analyse ultérieure). Je considérerai désormais comme positifs, négatifs ou neutres les 72 mots classés de la même manière par deux juges, ou par les trois. Pour l'ensemble des réponses, les données se répartissent comme on le voit dans le tableau I.

Tableau I RÉPARTITION DES RÉPONSES

SUR LES DIFFÉRENTES CATÉGORIES DE MOTS ASSOCIÉS

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Pour les mots qui ont recueilli deux ou trois avis convergents, l'analyse statistique donne les différences entre les groupes de sujets comme significatives (chi2, dl 4 = 31.30, significatif à .001 (4»).

Laissons de côté les items pour lesquels les avis des juges n'ont pas trouvé de convergence, pour nous occuper seulement de ceux sur lesquels deux des trois avis ou les trois concordent, soit 72 mots.

On note tout d'abord que les mots positifs, qui sont 19 sur un total de 75, soit 25.33%, attirent 627 réponses sur 1350, c'est-à-dire 46.44% des choix, avec une moyenne de 33 choix par mot; les items négatifs, en revanche, qui atteignent 41.33% de l'ensemble, ne sont sélectionnés que dans 22.59% des cas, avec une moyenne de 17.50 choix par mot. On observe donc une tendance, dans tous les groupes, à sélectionner les associés qui éclairent favorablement le mot-vedette, à fournir du concept concerné l'image la plus proche du devoir-être.

C'est chez les journalistes que la tendance est la moins marquée. Ils paraissent en revanche davantage attirés par les associations avec des mots négatifs, avec des termes qui fournissent du concept-vedette une image défavorable. C'est eux qui quittent le plus souvent le terrain du devoir-être, pour envisager le plan des réalités, et surtout le plan des sombres réalités.

Sans doute parce que l'information qu'ils rapportent est davantage faite de trains qui déraillent que de trains qui arrivent à l'heure. Sans doute aussi parce que leur discours professionnel est construit sur des intentions communicatives différentes : si, comme leurs lecteurs, ils présentent volontiers des concepts une image d'abord conforme au discours moral ambiant, ils paraissent bien davantage investis du sentiment qu'ils doivent dénoncer ce qui s'écarte des formes idéales, qu'ils doivent protester, accuser, incriminer.

II. Production de phrases A. L'épreuve Au départ de chacune des 15 unités lexicales qui étaient utilisées déjà dans la première épreuve, les sujets devaient construire 15 phrases syntaxiquement complètes.

EXEMPLE : Le mot ministre a ainsi permis de recueillir des phrases comme les suivantes :

- Un ministre doit être un homme respectable. - Notre ministre se permet d'injurier le peuple à la télévision. - Tonton Tshitshi est Premier ministre.

4 - Si on ne tient compte que des items pour lesquels la catégorisation des juges est unanime, le chi2 est de 29.47, significatif aussi à .001.

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- Le ministre demande la paix et la justice. - C'est la voiture de fonction du ministre.

C'est aux résultats de cette épreuve que l'étude s'attachera tout particulièrement. Les données ont été soumises à une analyse de contenu, avec des catégories à chaque fois différentes pour chacun des 15 items.

B. Les sujets Cette épreuve a été présentée à 150 sujets répartis en cinq groupes : a. - 30 Sénégalais âgés de 20 à 40 ans; b. - 30 Sénégalais âgés de 41 à 60 ans; c. - 30 Sénégalais exerçant la profession de journalistes; d. - 30 Zaïrois âgés de 20 à 40 ans; e. - 30 Zaïrois âgés de 41 à 60 ans; Les trois premiers groupes se sont prêtés aussi à la première épreuve. Tous les sujets ont été scolarisés durant 10 ans au moins (l'épreuve se déroulait en français, elle portait sur des items français); tous sont de sexe masculin. Les données ont été recueillies par des enquêteurs locaux, dans chacun des deux pays (5).

C. Les résultats

1° LE CONTENU DES ASSOCIATIONS

Passons en revue les différents items et les catégories principales de contenu mobilisées dans les phrases produites par les sujets. Les chiffres entre parenthèses correspondent aux pourcentages de phrases de la catégorie par rapport à l'ensemble de chacun des échantillons. On fournira systématiquement deux nombres, le premier renvoyant aux données sénégalaises, le deuxième aux zaïroises.

L 'armée

L'armée est présentée comme jouant un rôle éminemment positif, assurant la défense et l'intégrité du territoire, la sécurité des citoyens, réglant les problèmes, etc. surtout par les Sénégalais (33.3/15); les Zaïrois sont plus sensibles à sa discipline, ou son indiscipline, au fait qu'elle s'est révoltée, ou non (5.6/26.7), à sa force, sa capacité à l'emporter sur l'adversaire (8.9/21.7). La position des Sénégalais n'est cependant pas faite que d'ancélisme : c'est eux surtout qui parlent d'armée qui tue, pille, réprime, tire ... (12.2/6.7).

5 - Qu'il me soit permis de remercier ici, pour leur collaboration toujours efficace, MM. Sékou Diabone, Élie Lambal, Raphaël Lambal, au Sénégal; Mme L. Bakil Afukel, MM. B. Kadima- Tshimanga et A. Muswaswa M. Makolo au Zaïre.

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Les députés Les Sénégalais disent surtout des députés qu'ils ont été candidats - heureux ou malheureux - aux élections (21.1/6.7), ou que ce sont des élus, des représentants du peuple ( 18.9/6.7); ils sont nombreux aussi à parler de la fonction des députés, dont la charge consiste à voter des lois, à repousser des amendements (15.6/1.7), raison pour quoi sans doute ils se réunissent (17.8/11.7), mais pas pour des mondanités (0/0), comme ce sera le cas à propos des ministres. Quelques sujets, du côté zaïrois surtout, parlent en revanche du rôle de potiches des députés (1.1/5) ou de leur non-respect des lois (2.2/10). Pour le reste, les réponses s'éparpillent en de nombreuses catégories peu fournies, faisant mention des avantages des députés (5.6/0), de leur compétence ou de leur incapacité (4.4./0), des qualités qu'ils devraient posséder (7.8/1.7), etc.

La démocratie

Les réponses dominantes, mais non majoritaires (34.4./31.7), des deux échantillons, s'en tiennent à des généralités sur la liaison entre démocratie et valeurs établies (liberté, paix, développement, bonheur...); ou produisent une phrase inspirée de la définition même de la démocratie (4.4/13.3), régime auquel «on» aspire (21.1/8.3). Certaines réponses prennent le parti de décrire l'état actuel de la démocratie dans le monde, ou dans un pays donné (20/15), et certains constatent qu'elle se porte plutôt mal (8.9/6.7). Mais il n'y a pas que des partisans de la démocratie, surtout au Zaïre : on a aussi des associations entre démocratie et pillage, désordre, violence ou «libertinage» (3.3/11.7).

Les droits de l'homme

Deux sujets seulement sur 150, des Sénégalais, font valoir que les droits de l'homme ne se définissent pas de manière aussi universelle que l'Occident a pu penser; pour le reste des sujets, il semble y avoir comme un consensus sur le bien-fondé de la définition présente : les droits de l'homme sont dits assurer la dignité de l'homme, le respect de la personne, notamment en ce qui concerne le droit au travail, à la liberté d'expression, etc. (10/26.7); s'ils sont loin d'être acquis (31.1/33.3), il importe de militer en faveur de leur reconnaissance et de leur application (38.9/25).

Les élections

La catégorie de phrases la mieux fournie dit des élections qu'elles ont eu lieu, ou qu'elles vont avoir lieu (38.9/38.3) et parlent des candidats en présence (5.6/11.7); certains sujets envisagent la fonction des élections (14.4/13.3), disent en quoi elles consistent (5.6/1.7) ou devraient consister, pour être de bonnes élections (16.7/10), car il faut déplorer des cas de truquage ou de mauvais déroulement du scrutin (13.3/10).

La grève Il s'agit d'un phénomène dont la délimitation sectorielle est importante (38.9/31.7) : s'il est des grèves générales, il y a aussi les grèves des hôpitaux, de la fonction publique, des mineurs, et surtout des enseignants, des étudiants et des élèves — une

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bonne partie de l'échantillon jeune est encore engagée dans la scolarité. Elle consiste à faire pression sur les décideurs pour obtenir de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail (23.3/15), elle aboutit parfois à son objectif (7.8/0), mais elle occasionne aussi années blanches, désordre, chaos, chômage, découragement, surtout dans les représentations des Zaïrois (12.2/41.7). Il reste qu'en son principe, sinon en toutes ses applications, elle est légale; c'est un point de vue exprimé surtout par les Sénégalais (10/1.7).

L'impôt L'impôt est une nécessité; il est bon que chacun s'en acquitte, il n'est pas de bon citoyen qui ne fasse son devoir de contribuable (44.4/25), car cet argent sert à la collectivité (14.4/10). A côté de cette position, tenue par une plus forte proportion de Sénégalais, et qu'on pourrait dénommer la position du devoir-être, ou de la fiction, il en est une autre, davantage représentée chez les Zaïrois, et qui consiste à examiner ce qu'il en est dans la réalité : qui a payé, qui n'a pas payé (16.7/23.3) ou comment la perception a été organisée ou ne l'a pas été (4.4/11.7). Mais on a une même proportion de part et d'autre pour se plaindre du montant trop élevé du prélèvement effectué par l'Etat (13.3/11.7).

La loi Les deux échantillons s'accordent sur l'importance que revêt le respect de la loi (28.9/30), mais là s'arrête la convergence. Les Sénégalais, beaucoup plus que les Zaïrois, envisagent aussi la fonction des lois (16.7/5), estiment que nul n'est au- dessus des lois (16.7/1.7); pour le reste, les associations se diluent sur de toutes petites catégories, relatives au contenu des lois (10/1.7), à la manière dont elles sont élaborées (8.9/1.7), au fait qu'on les enfreint (5.6/8.3), auquel cas il faut s'attendre à une sanction (5.6/3.3), etc.

Seul autre point, mais notable un Zaïrois sur cinq (0/20) trouve une façon de répondre à la consigne, tout en ne s'y soumettant pas, parlant de la loi de Gay-Lussac, ou des lois du football. On a sans doute ici l'indication la plus nette d'une tendance zaïroise qu'on observe pour tous les items, à explorer des voies tangentielles par rapport à la consigne et aux associations communes, et à exploiter beaucoup plus de catégories associatives que les sujets sénégalais, un nombre non négligeable de catégories ne se concrétisant alors que dans une ou deux occurrences. On reviendra sur le phénomène.

Le ministre

Côté sénégalais, les phrases consacrées aux ministres font la part belle au carnet mondain : .les sujets fournissent le nom des ministres et leur portefeuille respectif (28.9/15; la catégorie n'est pas exclusive des autres), puis ils s'intéressent aux voyages, discours et réceptions (15.6/3.3), mais aussi, il est vrai, aux fonctions des ministres : diriger un département, nommer et révoquer les agents, participer à des réunions diverses (15.6/5). La charge ne paraît pas excessive, d'autant qu'elle

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s'accompagne d'avantages, en espèces et en nature (11.1/0). Un bon ministre doit être honnête et respecter la loi (14.4/25). C'est cette dernière catégorie qu'illustre une phrase zaïroise sur quatre, qui mentionne parfois certaines accusations de détournement. Cette tendance importante mise à part, on ne voit rien de très saillant se dégager des données zaïroises.

Le parti politique Un parti politique a une existence propre en ce qu'il se fonde, organise des réunions, prépare les élections, choisit ses candidats, se dissout, etc. (31.1/15); sa taille fluctue, tantôt majoritaire, tantôt relégué dans l'opposition, il gagne du terrain ou perd du crédit (15.6/6.7). Il rassemble des gens ayant les mêmes opinions (17.8/10), mais sur le contenu du programme, on en reste aux généralités : «Le PDS défend les intérêts du peuple» ou «des travailleurs». Certains pays voient «les partis se multiplier comme des chenilles» (6.7/31.7); la chose inquiète surtout les Zaïrois, qui sont sensibles aussi à certains effets pervers de la démocratie et à certains «arrangements» entre les partis, accusés parfois de pratiquer le tribalisme (2.2/10).

Le peuple La plus fournie des catégories dans les deux groupes marque un contraste frappant entre les deux pays. Au Sénégal, le peuple se prononce par vote au moment des élections (26.7/8.3); au Zaïre, il a faim et souffre (10/31.7). Ce n'est pourtant pas que l'idée de démocratie soit absente du corpus zaïrois, mais c'est de façon d'abord abstraite, avec le recours précisément au mot démocratie (3.3/15). D'un côté comme de l'autre, il est par ailleurs acquis que le peuple gouverne (7.8/10), mais c'est du côté sénégalais seulement qu'on envisage la nécessaire solidarité du peuple (6.7/0) et la possibilité qu'il se révolte (8.9/0).

La police La majorité des Sénégalais a une image favorable de la police, qui assure le respect des lois, la sûreté du territoire, la sécurité des citoyens, et règle certains problèmes (25.6/18.3); elle fait son métier, en enquêtant, poursuivant, arrêtant, et luttant contre les trafics de divers ordres (47.8/18.3). Pourtant c'est aussi dans l'échantillon sénégalais qu'on trouve le plus de mentions de certains dérapages, lorsque la police est en cheville avec le monde politique (10/3.3), quand elle intervient de façon musclée, par exemple lors de manifestations (10/5), quand elle réprime, tire, torture, tue (10/5). Mais c'est au Zaïre qu'on la dit corrompue et impliquée dans des associations de malfaiteurs (0/8.3). Beaucoup de réponses zaïroises ne se rangent que dans de micro-catégories, ou n'ont qu'un contenu insignifiant : «Léon a averti la police», «La police l'a vu à bord d'un camion», «La police américaine est bien entraînée».

Le président Pour les Sénégalais, le président fournit comme les ministres une importante matière au carnet mondain : il fait des discours, il voyage, il reçoit (27.7/13.3). Il est élu

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