L’ANATOMIE UNE DISCIPLINE CLINIQUE PAR Nam Ngo L’anatomie, · tomie de la tête et cou», un...

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Reportage 68 | TITANE Vol. 6 - N°1 | Mars 2009 L’ANATOMIE UNE DISCIPLINE CLINIQUE PAR Nam Ngo N erf vu, nerf foutu ? « Nerf vu, nerf pas foutu » répond Jean-François Gaudy (Professeur des univer- sités, praticien hospitalier à Paris V) à un praticien, avec une mine jubilatoire. Les principes selon lesquels une chirurgie large va provoquer plus de soucis postopératoires ne sont fon- dés que sur des on-dit. C’est juste- ment parce qu’on voit tout pendant l’intervention que le chirurgien évi- tera les problèmes liés aux obstacles ana- tomiques majeurs. Dans l’amphithéâtre de la faculté de médecine, Jean-Fran- çois Gaudy anime des travaux pra- tiques de dissection, afin de faire par- tager aux praticiens curieux la découverte des structures nerveuses et vasculaires de la tête. Micro pendu à son oreille, il décrit avec précision le trajet du nerf lingual intimement lié à la dent de sagesse mandibulaire. La démonstration est repro- duite sur grand écran au fond de la salle par l’inter- médiaire d’une caméra. Le praticien est invité à suivre sur la pièce anatomique mise à sa disposition. Des vaisseaux, des muscles, des nerfs.Tout est montré. Question : il y a 20 ans, des chi- rurgiens dentistes auraient-ils pu disséquer un corps humain eux- mêmes ? Autrefois intégrée à l’ensei- gnement théorique, mais non tournée vers la pratique, l’anatomie acquiert aujourd’hui une place particulière avec des enjeux nouveaux, notamment du fait d’une pratique plus tournée vers l’implantologie. Les demandes d’ins- cription à ce type de séance sont nombreuses et affluent de toute l’Europe. Il n’y a plus de places d’ici 2010. Jamais l’anatomie n’aura semblé si proche des préoccupations quoti- diennes des praticiens. Existe-t-il d’autres enseignements aussi ouverts sur l’anatomie ? «À ma connaissance, il y en a peu, affirme le professeur Jean-François Gaudy. La SAPO représente un lieu unique en France de diffusion du savoir et de démonstration, un endroit accessible à tous. » Venus d’horizons variés, méde- cins, dentistes, implantologistes, chi- rurgiens... les nouveaux venus dissè- quent avec respect les corps dédiés à la science. L’anatomie, une discipline clinique Reportage à la SAPO SAPO = Société d’Anatomie et de Pathologie Orofaciale. « Nerf vu, nerf pas foutu ».

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L’ANATOMIE UNE DISCIPLINE CLINIQUE

PAR Nam Ngo

Nerf vu, nerf foutu ? « Nerf vu, nerfpas foutu » répond Jean-FrançoisGaudy (Professeur des univer-sités, praticien hospitalier à

ParisV) à un praticien, avec une minejubilatoire. Les principes selon lesquelsune chirurgie large va provoquer plusde soucis postopératoires ne sont fon-dés que sur des on-dit. C’est juste-ment parce qu’on voit tout pendantl’intervention que le chirurgien évi-tera les problèmes liés aux obstacles ana-tomiques majeurs. Dans l’amphithéâtrede la faculté de médecine, Jean-Fran-çois Gaudy anime des travaux pra-tiques de dissection, afin de faire par-tager aux praticiens curieux la découvertedes structures nerveuses et vasculairesde la tête. Micro pendu à son oreille,il décrit avec précision le trajet du nerflingual intimement lié à la dent de

sagesse mandibulaire. Ladémonstration est repro-duite sur grand écran aufond de la salle par l’inter-médiaire d’une caméra. Lepraticien est invité à suivresur la pièce anatomiquemise à sa disposition. Desvaisseaux, des muscles, desnerfs.Tout est montré.

Question : il y a 20 ans, des chi-rurgiens dentistes auraient-ils pudisséquer un corps humain eux-mêmes ? Autrefois intégrée à l’ensei-gnement théorique, mais non tournéevers la pratique, l’anatomie acquiertaujourd’hui une place particulière avecdes enjeux nouveaux, notamment dufait d’une pratique plus tournée versl’implantologie. Les demandes d’ins-

cription à ce type deséance sont nombreuses etaffluent de toute l’Europe.Il n’y a plus de places d’ici2010. Jamais l’anatomien’aura semblé si prochedes préoccupations quoti-diennes des praticiens.

Existe-t-il d’autres enseignementsaussi ouverts sur l’anatomie ? « Àma connaissance, il y en a peu, affirmele professeur Jean-François Gaudy. LaSAPO représente un lieu unique enFrance de diffusion du savoir et dedémonstration, un endroit accessible àtous. » Venus d’horizons variés, méde-cins, dentistes, implantologistes, chi-rurgiens... les nouveaux venus dissè-quent avec respect les corps dédiés à lascience.

L’anatomie,une discipline cliniqueReportage à la SAPO

SAPO = Sociétéd’Anatomie

et de PathologieOrofaciale.« Nerf vu,

nerf pas foutu ».

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uniquement préférer la chirurgie maisaussi comprendre concrètement, etremettre en cause la pratique quoti-dienne de la dentisterie.Ce qui l’amena à seposer de multiples ques-tions : pourquoi uneanesthésie ne prend pas,une paresthésie est-elleréversible, etc. Expliquer,raconter l’anatomie,c’était faire comprendrequ’elle n’avait pas lesmêmes objectifs qu’uncours classique. Deretour à la faculté, cet hyperactif entendappliquer une nouvelle orientation àce domaine et débarrasser la discipline

dentaire de sa mauvaise réputation.À cette époque, Paris V ne connaît quel’anatomie par le Professeur Pelletier. Il

n’y a pas de cours de dis-section. Celui-ci décède,Jean-François Gaudy, alorsassistant en anatomie, héritedes cours d’anatomie puisest nommé maître de confé-rences, avec un seul credo,obsessionnel : l’anatomieutile, les connaissances dis-ponibles et tournées vers lapratique. « Il était temps quedes enseignants se penchent

sur le sort de cette discipline mal trai-tée » se réjouit Jean-François Gaudy.Car c’est bien connu, tout le mondele dit, un cours se construit à deux.Une alchimie, un échange dense etfriable, jamais acquis. L’acte d’ensei-gner s’accomplit dans la rencontreentre deux désirs, celui de l’enseignantet celui de l’étudiant. Si des outils vien-nent à manquer pour faire comprendrel’anatomie, c’est l’essence même de ladiscipline qui est remise en question.Connaît-on une personne qui s’étaitdéjà vantée d’enseigner la peinture sanscrayons, sans pinceaux ? « Les modèlesanatomiques, pour apprendre l’anato-mie, représentent un matériau à partirduquel il est naturel de partir. »

Longtemps laissée à l’écart, cette dis-cipline a mis du temps à bénéficier dumême regard que ses consœurs. À l’ex-ception du Docteur Frankenstein dansles cinémas d’art et essai de Saint-Michel, l’anatomiste menaçait de dis-paraître. L’anatomie, si l’on en croitles anciens ouvrages, était trop figéedans une description indigeste. De quoidécourager les jeunes étudiants, peudésireux de s’intéresser à une disciplinequi faisait appel cruellement à lamémoire, et dont l’apprentissage sem-blait trop éloigné de la clinique…En effet, les dentistes pratiquaient lachirurgie à la seule lumière de fasci-cules servant aux médecins pendant laDeuxième Guerre mondiale. « Mondirecteur de thèse, professeur et chi-rurgien, me disait que son dentiste luifaisait toujours mal, et que ses anes-thésies étaient souvent inefficaces »confie Jean-François Gaudy. C’esteffectivement ce qu’il vérifie sur descadavres en réalisant des injections delatex simulant les techniques anesthé-siques selon les dires de ces livres. Ledevenir du produit anesthésique dansles structures anatomiques n’est pascelui décrit. « Il n’y avait aucun mal àcomprendre mon professeur qui seplaignait de son dentiste, ces livres detechnique anesthésique étaient obso-lètes et ne se fondaient que sur desdonnées ostéologiques et théoriquespures. » Car, pour Jean-FrançoisGaudy, être anatomiste, ce n’était pas

L’anatomie utile :connaissances

disponibles et tournées

vers la pratique.

“ “Le professeur Jean-François Gaudy.

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Telle a été la démarche de Jean-Fran-çois Gaudy, qui a permis d’agrémenterson cours magistral universitaire d’élé-ments disponibles pour chaque étu-diant. Celui-ci peut en effet palper etvisualiser en direct ce quecommente l’enseignant.Ces moyens matérialisésen pièces anatomiquesincluses, et pièces plasti-nées donnent une décon-certante impression d’élé-ments vivants en piècesdétachées qu’il a su réunirgrâce aux bénéfices géné-rés par la SAPO.La SAPO, structure crééeautour des années 90, accompagneTOUS les praticiens qui le désirent ànourrir ou compléter leurs connais-sances de l’anatomie. Les inscrits nerougissent pas du besoin urgent de serassurer, de combler les manques. Faceà l’explosion de la pratique implantaire,elle finit par se décliner en SAPO Cli-nique et en SAPO Implant. « Contrai-rement à ce qui pourrait être admis,on rencontre aussi bien des dentistesque des médecins. Les dentistes n’ontpas à se dénigrer. Là où les étudiants endentaire bénéficient de séances de dis-section durant leur 5e année, les étu-diants en médecine n’auront des TPqu’en 2e année, la seule et uniquedurant tout leur cursus universitaire.Aujourd’hui les dermatologues, voireles médecins généralistes se laissenttenter face à la forte demande d’injec-

tions de Botox, leurs connaissances enanatomie étant insuffisantes, ils récla-ment également à être formés. Ne par-lons pas des étudiants italiens qui n’ontpas le droit de pratiquer une quel-

conque chirurgie sur unpatient tant qu’ils ne sontpas diplômés... », avoueJean-François Gaudy.

La mise aux normes deslocaux de la SAPO n’apourtant pas été unemince affaire. C’est dansla faculté de médecinedes Saints-Pères queJean-François Gaudy et

son équipe entreprennent une politiquede rénovation d’un pavillon défraîchidepuis l’ouverture en 1952.Tout est àmettre en place : l’eau, l’électricité...Aujourd’hui, la nouvelle génération depraticiens (C. Bilweis, B. Canas, N.Cailleux, J.-L. Charrier, L. Gilot, T.Gorce, M.-H. Laujac, S. Millau, P.Prieux, B. Lazaroo, F.Tilotta) qui vien-nent animer les cours de la SAPO, ten-tent d’y inventer un savoir qui sert desocle pour les praticiens. « L’anatomieest une discipline qui a de l’énergie àrevendre, explique Jean-FrançoisGaudy, on sent qu’elle a retrouvé safierté. Pour moi, la diffusion du savoircommence en même temps que l’in-térêt que portent les étudiants à l’ana-tomie. » L’homme est un partageur desavoir qui sort des sentiers battus, on luidoit « L’anatomie clinique », « L’anes-

La SAPO

C’est une disciplinedans laquelle

les professionnelsfinancent

l’enseignement des futurspraticiens.

n avait pris l’habitude de longer lesmurs des Saints-Pères, « il y atoujours eu pleins d’étudiants qui

s’y introduisaient », raconte un voisin.Dans ce quartier étudiant de Paris qua-drillé de rues bien droites où se niche uncafé à chaque angle, la faculté desSaints-Pères trône comme un château aumilieu du quartier. La bâtisse, construiteen 1950, en impose par son architectureélégante. Ses hauts murs de béton décorés abritent des amphithéâtresimmenses.

À l’entrée, le porche est surmonté d’unepancarte rappelant que, pendant ladeuxième partie du XXe siècle, les étu-diants en médecine s’y retrouvaient pourétudier. On y entreposait et disséquaitles corps pour en déterminer l’anato-mie. Ici battait le pouls de la faculté demédecine non loin de là, à 4 ou 5 rues.La faculté des Saints-Pères laissa placeaux cours magistraux alors qu’au dernierétage siège encore des bocaux avec desspécimens anatomiques rares. La Ville deParis l’inscrivit à l’inventaire des monu-ments historiques, la mettant ainsi défi-nitivement à l’abri des bulldozers.

Un pavillon immense fait peau neuvepour se transformer en un centre d’ana-tomie clinique d’envergure qui débuteraofficiellement son activité de formationavec la création de la SAPO en 1990 ets’inscrira comme haut lieu de dissec-tion et d’apprentissage de l’anatomiehumaine. Au-delà des ses fondateurs(J.-F. Gaudy et C. Bilweis), la SAPO, àtravers ses sociétés filles, SAPO cliniqueet SAPO implant, a une longue vie devantelle car elle constitue aujourd’hui le chaî-non manquant entre l’université et lespraticiens.

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thésie en odonto-stomatologie », « L’ana-tomie de la tête et cou », un « Atlasd’anatomie implantaire », un livre sur« Les incisions et les sutures » et bientôtun « Atlas d’anatomie chirurgicale destissus superficiels de la tête et du cou »destiné aux plasticiens et dermato-logues.

Comment se fait-il que des prati-ciens aient encore besoin de se for-mer ? Qu’en est-il de l’enseigne-ment public ? C’est grâce au financement par laSAPO que l’enseignement universi-taire a pu s’enrichir de documentspédagogiques uniques (photos, piècesanatomiques incluses et plastinées, ossec, etc.). En d’autres termes, c’est unediscipline dans laquelle les profession-nels financent l’enseignement desfuturs praticiens. À priori, on peut yvoir un système qui fonctionne puis-qu’il apporte à chacun ce dont il abesoin. Cependant, même si la facultéde chirurgie dentaire de Paris V béné-ficie de cette possibilité de formationpour ses étudiants, elle participemodestement à son financement etaucunement à sa pérennité : elle aréduit progressivement l’effectif d’en-seignants de cette discipline en comp-tant sur la seule bonne volonté desbénévoles (ex-assistants, ex-étudiantsdu diplôme universitaire d’anatomie).Aujourd’hui la priorité pour l’universitén’est toujours pas cette dis-cipline et, malgré l’évidence,aucune nomination en ana-tomie n’a été effectuée.Après le départ du profes-seur Jean-François Gaudy, ilne restera plus que Jean-Luc Charrier, maître deconférences, pour assurerseul cet enseignement. C’estpourquoi, la mort dansl’âme, Jean-François Gaudya dû se résoudre à l’aban-don du diplôme universi-taire d’anatomie cliniquevoici déjà deux ans.

Comment devant un système rôdéles cours ont dû s’arrêter ?« Parce que bien au-dessus des moyens,il y a le savoir qui doit être transmis »,brandit Jean-François Gaudy. Cettevérité dérangeante a contraint les actifsde cette discipline à rectifier leurs pro-

jets sur l’avenir. Cesacteurs ont dû voir leursobjectifs à la baisse. Ilétait impossible auxenseignants qualifiés defournir en même tempsdes cours dans l’un etdans l’autre. « Il est vraique l’enseignement à lafaculté devient maladede l’argent. Aujourd’hui,nous vivons cette ques-tion non pas comme unsouci d’argent mais sur-tout comme des atoutshumains mis en œuvre

pour la transmission du savoir. Il fautréfléchir tous ensemble. »Ensemble… le mot est bien venu quisous-tend la responsabilité de chacun.Une position de principe que partageson équipe, tout ce groupe qui tientavec pertinence et générosité le journalde bord de l’enseignement en anato-mie de Paris V. « La faculté ne cherchepas à pérenniser le potentiel humaindétenteur du savoir. C’est justementce savoir qui tendra à manquer désor-mais en anatomie. »Jean-François Gaudy justifie son tra-vail au sein de la faculté « au plus prèsde sa passion » et rappelle avoir tou-jours placé « au cœur de sa démarche,la transmission, l’échange, la préci-sion ». Avant de se taire pour laisserplace à l’université. ■

Reportage par Nam NgoPhotos de Jean-François Nguyen

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Pièces anatomiques incluses et pièces plastinées donnent une déconcertante impressiond’éléments vivants en pièces détachées.

La faculté ne cherche pas

à pérenniser le potentiel humaindétenteur du savoir.

C’est justement ce savoir qui tendra

à manquer désormais

en anatomie.