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Nathalie Rheims

Laisser les cendres s’envoler roman

« J’ai perdu ma mère. Elle a disparu il y a plus de dix

ans. Ma mère est morte, je le sais. Mais, lorsque j’y

pense, je ne ressens aucun chagrin, pas la moindre

émotion. »

Dans son quatorzième roman, Nathalie Rheims laisse

apparaître, pour la première fois, la figure de la mère.

Une femme se souvient, des années plus tard, du jour

où, quand elle était adolescente, sa mère l’a

abandonnée. Sa croyance en un amour maternel

absolu, irrévocable, était-elle une illusion ?

Avec une lucidité intransigeante, Laisser les cendres

s’envoler livre les secrets d’une relation brisée, les non-

dits d’une famille singulière, les troubles enfouis qui,

pour être démêlés, requièrent souvent une vie entière.

Mêlant émotion et férocité, ironie et tendresse, Nathalie

Rheims dévoile ses vérités les plus intimes, et invite le

lecteur à venir à sa rencontre.

© photo : Thierry Rateau

EAN numérique : 978-2-7561-0522-2

EAN livre papier : 9782756103921

www.leoscheer.com

LAISSER LES CENDRES S’ENVOLER

DU MÊME AUTEUR

L’Un pour l’autre, Galilée, 1999, Folio, 2001Lettre d’une amoureuse morte, Flammarion, 2000,Folio, 2002Les Fleurs du silence, Flammarion, 2001, Folio, 2004L’Ange de la dernière heure, Flammarion, 2002,Folio, 2005Lumière invisible à mes yeux, Éditions Léo Scheer,2003Le Rêve de Balthus, Fayard-Léo Scheer, 2004, Folio,2007Le Cercle de Megiddo, Éditions Léo Scheer, 2005,Le Livre de Poche, 2007L’Ombre des Autres, Éditions Léo Scheer, 2006Journal intime, Éditions Léo Scheer, 2007Le Chemin des sortilèges, Éditions Léo Scheer, 2008Claude, Éditions Léo Scheer, 2009Car ceci est mon sang, Éditions Léo Scheer, 2010Le Fantôme du fauteuil 32, Éditions Léo Scheer,2010

© Éditions Léo Scheer, 2012www.leoscheer.com

NATHALIE RHEIMS

LAISSER LES CENDRESS’ENVOLER

roman

Éditions Léo Scheer

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J’ai perdu ma mère. Elle a disparu il y aplus de dix ans. Ma mère est morte, je lesais. Mais, lorsque j’y pense, je ne ressensaucun chagrin, pas la moindre émotion.Tout reste plat comme une mer gelée, pasun seul petit frémissement à la surface del’eau. Quand je pense à elle, il ne se passerien.

Je l’avais perdue bien avant qu’elle nemeure et, dès qu’elle traverse mes pensées,mes souvenirs deviennent des ombreschinoises même si, parfois, un instantapparaît dans le vide, un éclat du passésemblable à du verre, fragile et transparent.

Je devrais m’en vouloir, me sentir cou-pable, éviter de poser ces questions sansréponse et qui resteront à jamais lettre

morte. Mais, en même temps, ce quim’attire, ce qui me pousse vers l’avant, aurisque de me faire trébucher, c’est ce néantsurgissant dès que je pense à elle.

Le rien de cette relation est devenu chezmoi aussi profond que l’absence de désird’enfant. Impossible de m’imaginer donnantla vie. À sa façon, ma mère s’est enfuie avecla mienne, me laissant sans recours face aufroid qui s’installe à sa seule pensée.

Une cantate de Bach, la 51e, chantée parSuzanne Danco. C’est par là que je peuxcommencer, tenter d’attraper quelques bribesde ce que nous avons vécu elle et moi. Enl’écoutant me revient l’image de ce gramo-phone posé sur une table, puis la sonoriténostalgique de ce disque de vinyle égrainantson léger grésillement, derrière lequel étin-celait la voix si pure de la cantatrice.

J’avais neuf ans. À ce moment-là j’aimaisencore ma mère. Quand ai-je perdu sa trace ?

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Par quelle tourmente le brouillard est-il venutout recouvrir ?

Dans ma famille, tout le monde s’esttoujours tu, comme si parler était indécent,comme si les mots étaient des injures. Labienséance, la bonne éducation s’accompa-gnaient forcément d’un épais silence.Parler oui, mais pour ne rien dire. Bavarderplutôt, de tout et de rien. À la question« Comment vas-tu ? », ne jamais s’écarterde la seule réponse possible : « Très bien. »Dire que j’allais mal, que des doutes pou-vaient me torturer, c’était inconcevable.

Je suis née dans une famille singulière,avec tant de ramifications, de secrets.Comme dans la plupart des familles sansdoute, mais je ne peux écrire que sur lamienne. Née d’un père aussi incertainqu’invisible et d’une mère morte pourmoi avant qu’elle ne le fût vraiment, souventje me disais que l’on m’avait déposée surdes marches et qu’ils m’avaient recueillie.

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Dès que j’eus un vague état deconscience, tout, autour de moi, me parutétrange, les lieux où je grandissais, les gensque je voyais, les propos que j’entendais lesoir en m’endormant. Tout m’était étranger.Je rêvais alors que quelqu’un me retrouvaitpour m’emmener dans un endroit où je mereconnaissais, une chambre avec du papierà fleurs et des poupées de fête forainevêtues de robes de satin jaune et mauve.

Mon enfance fut solitaire, si solitaire queje le suis restée. Je me sentais minuscule.Tout ce que je voyais m’apparaissait déme-suré, gigantesque.

Je me souviens d’un étang gelé, d’undomaine si étendu qu’il m’aurait falluune vie entière pour en faire le tour, d’unchâteau si vaste qu’il me semblait impos-sible de le traverser, d’une salle à mangerconstellée de miroirs où se reflétaient desfées et des sorcières, d’une chambre aux

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murs en tissu où volaient des oiseaux. Je mesouviens de moi, assise devant d’immensesfenêtres, attendant en vain que ma mèrevienne me dire bonsoir, me lire une histoire,me raconter que tout cela n’était qu’unconte pour s’amuser à se faire peur.

Me retrouver dans le dédale des souvenirs,savoir exactement à quel moment de ma viej’ai perdu sa trace. Comprendre ce qui s’estcassé. Je voudrais faire resurgir le passé, levrai comme le faux, le réel et l’imaginaire,sans faire le tri. Savoir enfin pourquoi lesilence est une fatalité, une astreinte. Melaisser aller vers ce qui me pousse à ouvrirla boîte aux secrets, ceux qui ne se disentpas. Quelle éducation ai-je reçue pourcroire que parler c’est le diable et que setaire c’est Dieu ?

Aussi loin que je remonte dans monenfance, j’ai toujours eu une conscience netteet absolue des êtres qui m’entouraient. Je

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les devinais. Je savais que je n’avais pas étéélevée comme les autres enfants. Lorsqu’àl’âge de cinq ans ma mère me mit à l’écolecommunale, cette certitude se fortifia et jecompris tout de suite que pour moi leschoses étaient différentes, qu’elles l’avaientété depuis l’origine, qu’elles le resteraientpour toujours.

Je me liai d’amitié avec la fille de lagardienne de l’école. J’échappais à la cantinepour la rejoindre dans sa loge et goûter lesmerveilleux plats préparés par sa mère. Jesens encore aujourd’hui l’odeur des gâteauxaux pommes servis sur une table en chênesculpté. Il y avait des napperons de dentelle,des cartes postales du Portugal. Un buffetrempli de verres de couleur. Sa chambretapissée de roses, son lit et son étagère enformica, sa collection de poupées folklo-riques de tous les pays trônant dans desboîtes transparentes en plastique, tout mesemblait si beau, si chatoyant, y compris

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la télé en noir et blanc perpétuellementallumée. Tout me faisait envie. Je me sentaisà l’abri.

On aurait dit une roulotte. Je me rêvaistrapéziste, artiste de cirque en regardant,chez eux, « La piste aux étoiles ». Chez moi,pas de télé, pas de poupées du monde, maisune entrée immense tapissée de rougesombre, un couloir sans fin donnant surma chambre, une chambre ronde commeune tour, comme un donjon. Ma mèrevenait parfois m’embrasser le soir en robelongue avant de sortir. « Bonne nuit », medisait-elle. Je me rêvais fille de forains,galopant sur les routes, poinçonnant lestickets de la grande roue.

J’avais pourtant conscience, déjà, del’absurdité de ce que je ressentais. Quiaurait pu ne pas avoir envie d’appartenir àla famille prestigieuse qui était supposéeêtre la mienne ? Qui aurait pu ne pas

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adorer tous ces gens charmants, élégants, sibien élevés, si gentils aussi ?

Tout le monde aimait ma mère, luitrouvait une grâce hors du commun. Ellesemblait pouvoir tout comprendre, toutaccepter, tout pardonner. Bienveillante ettoujours impeccable, ses cheveux relevés enun chignon bas. J’étais sa fille chérie, maispourquoi écrire « j’étais » ?

Dans mon esprit, cela m’assignait à êtreparfaite, à ce que rien ne se voie, jamais, nimes peines, ni mes désirs. Ma mère devaitêtre fière de moi et je lui devais d’être lafille idéale, moi, le fruit de ses entrailles.Rien que d’y penser, cela me donne lanausée. Derrière cette façade, ce statut queje subissais docilement, je craignais quema mère ne fût en réalité une sorte d’ogreet qu’elle n’eût entrepris de me dévorer.

Dès les premiers jours de ma vie, jerejetai son lait. Je vomissais déjà tout ce

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qui venait d’elle. On me donna alors du laiten poudre, déshydraté, aseptisé. Peut-êtreavais-je compris, malgré l’amour que j’avaispour elle, que je devais rester sur mesgardes, pressentant qu’elle était toxique,détraquée, dangereuse pour moi.

Le temps passait, et je voyais bien quej’étais la seule, dans mon entourage, àl’imaginer. Pour tous les autres, elle était lapersonne la plus merveilleuse qui soit. Ilsne tarissaient jamais d’éloges, me compli-mentant sur le fait d’avoir une mère aussidouce et parfaite. C’est alors que le silencem’a rattrapée, me retenant dans sa toile.

Je savais que si je cédais à l’envie d’expri-mer mes frayeurs, je serais seule contretous. Personne ne pourrait me suivre. Parlerm’aurait encore plus exposée, garder lesilence était la seule solution.

Les nurses défilaient, elle les engageaitpuis en changeait sans arrêt. Je n’ai jamais

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su si c’était elle qui les mettait à la porte,ou si elle leur faisait aussi peur qu’à moi.Devant ce défilé, je n’avais jamais la possi-bilité de m’attacher à l’une de ces femmes,et je restais seule face à elle.

Cette peur qui s’était installée dans monâme d’enfant pouvait-elle n’être que le fruitd’une imagination assez fertile à cet âge ?Comment n’a-t-elle pas disparu avec lesannées ? Comment peut-elle être encorepalpable pour moi aujourd’hui ? Il a sansdoute fallu que quelque chose se passe, unévénement que j’aurais enfoui et complè-tement oublié. C’est cela que je dois faireremonter à la surface si je veux que lacicatrice se referme.

Il y a probablement eu à une certaineépoque entre ma mère et moi un lienfusionnel, excessif, qui seul peut expliquerune telle violence. Je pense, par exemple, àce grand carnet gainé de cuir rouge, un des

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rares objets qui me restent d’elle. Malgrémes efforts pour le perdre ou le dissimuler,il réapparaît à tout bout de champ.

Ma mère y a tenu, depuis le momentmême de ma naissance, une sorte de journalde bord névrotique détaillant les différentesétapes de mon évolution. De ma premièremèche de cheveux blonds agrafée sur lapage de garde à côté de mon acte denaissance, à un carnet de vaccination quistipulait que j’avait bien été immuniséecontre les oreillons, la varicelle et larubéole.

Je ne l’avais pas été contre ma mère.Cette maladie-là court tout au long deslignes de cet abominable carnet, où elleprenait un malin plaisir à noter scrupu-leusement mes cauchemars, mes premiersdessins, mes mots d’enfant devant lesquelselle semblait s’extasier page après page.

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cet instant. Je remis à plus tard le momentde dire à l’Artiste ce qu’il m’inspirait. Jel’imaginais, sûr de lui, reprenant le cours desa vie, comme si de rien n’était. Une oudeux photos de ma mère dans un cadre. Unregret par-ci, par-là. Rien de grave. Juste lavie qui continue.

Avant d’achever ces lignes, j’ai éprouvéle besoin d’aller au cimetière. Je n’étais pasretournée sur sa tombe depuis l’enterrement,sans doute pour m’assurer qu’il ne restaitrien à sauver. Un remords ? Du chagrin ?Un sanglot coincé dans ma gorge ? Duranttoutes ces nuits à écrire, à rouvrir la boîtenoire, je n’ai pas éprouvé la moindre tur-bulence, la plus petite pluie, pas d’orage àl’horizon. Un ciel gris, plus ou moins sombre.

Sur le marbre, pas de fleurs. Son prénomaccolé au nom de famille de l’Artiste. Sonultime identité, gravée à tout jamais. Madernière pensée a été que c’était peut-être

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en lui qu’elle s’était enfin reconnue. Pour moice mystère restera un abîme. Je ne ressentaisrien, même pas de l’indifférence.

Ma mère est allée au bout de son destin,oubliée dans ce petit coin de terre dominantla colline, loin de tout.

La fin de Gombière avait mis un termeaux réunions de famille. Chacun vivait savie, tout avait changé. Les splendeurs et lesfastes du passé s’étaient enfuis, les uns et lesautres se repliaient sur leurs secrets. Tandisqu’elle emportait le sien dans le néant, j’étaisdevant la tombe de ma mère inconnue.