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L’histoire de la connaissance contemporaine : un éclairage pour la compréhension des relations de travail et le repositionnement des acteurs dans un monde en mutation Revue internationale sur le travail et la société, février Felipe Artaza Abaroa, GREDEG, Université de Nice-Sophia Antipolis1
Année : 2006
Volume : 4
Numéro : 1
Pages : 44-75
ISSN : 1705-6166
Sujets : Connaissance, histoire, relations, travail, acteurs, mutation
Résumé
Les modifications rapides de l’environnement contemporain ont influencé les comportements
humains et ont notamment généré une perte de sens au travail. A partir de l’histoire du
management, le présent article s’intéresse à un ensemble d’approches de la connaissance
regroupé sous le nom de Sciences Cognitives; ces dernières ont proposé dans leur cheminement
une vision anthropologique de plus en plus complète qui constitue une toile de fond utile à la
compréhension de ce qu’est le sens. Cette vision renvoie en dernière instance à des notions
pouvant responsabiliser à nouveau les acteurs, mettant en exergue leur capacité à participer à la
création d’un environnement en mutation par le biais de leurs compétences. L’objectif de cet
article est de faire une incursion dans la notion de sens, support préalable au repositionnement
des acteurs dans un univers en évolution rapide.
1 Felipe Artaza Abaroa est Maître de Conférences en Sciences de Gestion, GREDEG - Groupe de recherche en droit, économie et gestion, FRE 2767 Université de Nice-Sophia Antipolis CNRS, 250, rue Albert Einstein, Bt. 2, 06560 Sophia Antipolis Valbonne – France. Tél. : 33.4.93.95.43.95/Fax : 33.4.93.95.43.22, Courriel : [email protected]
Introduction
Un univers en mutation
Les mutations contemporaines de l’environnement des organisations influencent nombre de
facteurs déterminants de ces dernières; parmi eux, la compréhension qu’elles ont de leur propre
mission, leur structure, leur approche de la compétitivité et de leurs ressources clés, leur
localisation géographique, etc., sans oublier le fait que, suite à ces mutations, elles modifient les
rapports entre les acteurs qui les composent. Ceci induit sans doute une nouvelle vision des
relations de travail dans les organisations.
Le sens dans les relations de travail, dans les comportements organisés
Les relations de travail modifient les comportements des acteurs individuels et à leur tour sont
modifiées par eux. Si des changements significatifs interviennent dans l’environnement dans
lequel acteurs individuels et organisations se trouvent, ils peuvent déstabiliser l’équilibre des
acteurs et provoquer chez eux des pertes de sens fondamentales (Weick, 1995); l’effondrement
des rôles acquis peut empêcher, à la limite, toute tentative d’adaptation et d’élaboration de
nouvelles capacités d’organisation de leur part (Koënig, 1996). Comment aborder dans de tels
contextes leurs possibilités de repositionnement? L’histoire contemporaine des organisations
nous fournit des supports pour cela.
Les approches managériales
Dans l’histoire récente des organisations les approches managériales comprennent différemment
les comportements des intervenants et suggèrent des interventions, parfois opposées, parfois
complémentaires, du management (Rojot, 2003). Parmi ces courants, la théorie comportementale
de la firme (March et Simon, 1961) approche novatrice à plusieurs titres, est sous-tendue par un
courant de pensée (cognitivisme) s’intégrant dans le cadre, à l’époque novateur, des Sciences
Cognitives.
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Les contributions des Sciences Cognitives
Les Sciences Cognitives, ou sciences de la connaissance, ont progressivement intégré dans leur
cheminement des notions qu’elles avaient délaissées au moment de leur conception. Dans leur
évolution elles ont proposé des approches (cognitivisme, connexionnisme, énaction) qui sont
souvent présentées comme des alternatives concurrentes entre elles, bien qu’elles puisent aussi
être comprises comme complémentaires (Artaza, 2004).
Ces approches accompagnent les propositions effectuées par différentes voies de recherche en
sciences de gestion; celles-ci s’y intéressent, soit directement et explicitement (cas de la gestion
des connaissances), soit elles le font en essayant de découvrir la contribution que la notion de
connaissance et les différents cadres cognitifs peuvent apporter aux différentes disciplines
(marketing, finance, organisation…). Dans le cadre de cet article, nous utiliserons la
connaissance qu’elles cumulent sur l’être humain, leur vision anthropologique et le sens que
celle-ci évoque, comme des pistes pour mieux comprendre comment évoluer dans des conditions
environnementales de prime abord déstabilisantes.
Un parcours à effectuer
Nous aborderons successivement dans cette présentation les liens historiques entre sens et
connaissance dans différentes approches managériales. Explorant un courant précis, la théorie
comportementale de la firme, nous pourrons établir un premier lien explicite entre acteur,
organisation et connaissance. Le cadre de réflexion sur la connaissance qu’elle utilise, le
cognitivisme, nous permettra d’appréhender les origines du grand parcours pluridisciplinaire des
Sciences de la Connaissance. Les propositions induites par les différents courants cognitifs :
cognitivisme, connexionnisme et énaction, seront corrélées avec la notion de sens et l’importance
de ce dernier dans et pour le comportement des agents. La prise d’appui sur les différents
courants cognitifs fournira un support pour le repositionnement des acteurs dans un
environnement en mutation rapide. L’objectif de cet article est de faire une incursion dans la
notion de sens, support préalable au repositionnement des acteurs dans un univers en évolution
rapide.
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Étant données les dimensions de ce vaste parcours, le grand nombre d’approches et de
disciplines parcourues ou contactées, les présentations des unes et des autres ne pourront être que
succinctes.
1. Une perspective historique des liens entre le management et la connaissance : la prise en compte du sens
Deux approches fondamentales : l’Organisation Scientifique du Travail et l’École des Relations Humaines
L’Organisation Scientifique du Travail et l’École des Relations Humaines
Les différentes approches managériales dans l’histoire récente des organisations, l’approche
classique, l’école des relations humaines, l’approche néoclassique et les différentes approches
sociologiques proposent des compréhensions diverses des comportements et motivations des
acteurs et suggèrent des interventions différentes et dans certains cas complémentaires du
management (Rojot, 2003).
D’une approche privilégiant la relation des agents à la rémunération monétaire comme élément
créateur de sens, l’Organisation Scientifique du Travail (OST), l’histoire des outils managériaux
bascule vers une autre, où le sens est fonction de la valorisation proposée par le regard des
différents acteurs ou par la satisfaction des besoins (qu’ils soient génériques et/ou
personnalisés) : l’École des Relations Humaines (ERH) trouve le sens de l’action du sujet chez le
sujet lui-même, dans la relation.
Le management en tant que tel s’appuie dans le premier cas sur la structure, en proposant la
hiérarchie et le contrôle exercé par elle, comme l’élément régulateur de la performance. Dans le
deuxième cas ce sont les capacités du manager (voire du leader) à influencer, communiquer et
construire des supports collectifs2, pouvant augmenter autant l’efficacité du travail du groupe
que l’épanouissement des salariés, qui l’emportent; dans certaines de ces dernières approches, le
contrôle exercé étant celui de l’individu lui-même sur son travail.
2 Voir par exemple les travaux fondamentaux de Lewin et Likert.
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La connaissance et le sens dans l’OST et l’ERH
De manière schématique, que pourrait-on dire sur les liens entre connaissance et sens dans ces
deux approches fondamentales ?
Dans la première, la connaissance est fournie à l’acteur de l’extérieur (le Bureau des Méthodes
de l’organisation taylorienne donne à chacun le positionnement idéal, dans lequel le salarié
pourra s’épanouir) : connaissance fournie de l’extérieur à la personne, elle lui accorde le sens
qu’elle peut posséder; si elle est un rouage dans la grande machine, l’adéquation de ses
compétences aux besoins de l’organisation et la reconnaissance que celle-ci lui accorde par la
voie de la rémunération, lui permettent de trouver son sens.
Dans la deuxième, l’acteur est reconnu par l’extérieur et devient ainsi sujet de son action; mais la
proposition, autrement complexe, part à la découverte du monde intérieur des personnes et
présuppose que le salarié, tout en ayant besoin d’un environnement porteur, peut développer des
apprentissages nouveaux pour l’organisation en vue d’améliorer la productivité de cette dernière;
il peut aussi la limiter, les mêmes causes agissant en sens inverse3. Il peut se connaître soi-même
et connaître activement son environnement. Le sens est créé par l’adéquation entre les attentes et
besoins du salarié et les possibilités accordées par les différents leaders, dont le rôle devient celui
de créateurs des conditions collectives favorables au développement et à l’épanouissement de
l’ensemble, individuel et collectif, salarié et entreprise.
Les approches ultérieures
Les approches managériales successives (l’approche néoclassique et les différentes approches
sociologiques) sont multiples. Elles tiennent compte des divergences citées et essaient d’en
fournir une vision intégrée (Drucker) et les relient pour cela de manière de plus en plus explicite
aux modifications structurelles de l’organisation et de son environnement : l’intégration des
changements induits par la technologie et les différentes approches des structures (Emery et
Trist) sont reliés aux apports fondamentaux cités. Elles mettent en évidence de manière plus
significative l’importance de la liberté des choix des acteurs (donc leur autonomie cognitive par
3 Rappelons à ce sujet les expériences emblématiques de E. Mayo dont on présente souvent les effets sous la dénomination des « effets Hawthorne » : la reconnaissance vient des personnes dont le regard est considéré comme significatif, au niveau de l’organisation et/ou de l’équipe de travail.
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rapport à la connaissance fournie, suggérée ou attendue par l’organisation), et la création de
compétence collective qui en découle, la capacité d’apprendre de l’organisation (Argyris).
Parmi ces différents courants, la théorie comportementale de la firme ne s’insère pas seulement
dans une vision de l’organisation et dans des propositions pour accompagner les comportements
humains (March et Simon, 1961) ; elle est sous-tendue par un courant de pensée (cognitivisme)
ayant à l’origine la théorie du traitement de l’information et s’intégrant dans le cadre,
révolutionnaire il y a 50 ans, des Sciences Cognitives.
L’environnement des organisations, à son tour, évolue : perçu comme figé par les théoriciens de
l’OST, il devient progressivement un univers qui mute constamment.
H is to ire du m anagem e n t : sens e t conna issance
c o n n a is s a n c e fo u rn ie d e l’e xté rie u r à la p e rson n ele sen s po u r l’ac teu r : l’a dé q ua tio n d es co m p é ten ce s
a u x b e so ins de l’o rga n isa tio n e t la re co n na issan ce p a r la vo ie d e la rém u né ra tio n ; se ns ra tio n n e l
c o n n a is s a n c e a c tive d e son en v iro n n em en tle sen s es t c ré é p a r l’ad é qu a tio n e n tre le s a tten tes e t
b e so ins d u sa la rié e t les po ss ib ilité s a cco rdé es p a r l’e xté rie u r, le s a u tre s sa la rié s e t/o u les d iffé ren ts le a de rs ; sen s é m o tio n n e l
lie n e n tre les de u x é co le s : c o n n a is sa n ce reçu e /c réé e , in d iv idu e lle /co llec tive ; s e ns c ré é /p a rta gé
d é ve lo p p e m e n ts m ultip les
O rg a n is a tio n S c ie n tifiq u e
d u T ra va il
E c o le de s R e la tio n s H u m a in es
A p p ro c h e n é o -c las s iqu ee t s u iva n tes
E n viro n n e m e n t
F ig é
É vo lu tionL e n te
U n ive rs enM u ta tio n
Les travaux de H. A. Simon : l’introduction explicite de la connaissance dans l’organisation
La connaissance comme articulation entre les deux propositions fondamentales
La théorie comportementale de la firme est une approche novatrice dans l’univers de la gestion.
Si elle prétend que l’on ne peut, ni éliminer l’affectivité par réduction des comportements à un
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schéma mécaniste simple, ni comprendre l’efficacité organisationnelle comme la résultante de
bons rapports entre les différents acteurs, la connaissance sera la clef qu’elle fournira pour
articuler les deux propositions fondamentales vues précédemment (OST et ERH). Le rappel
synthétique des soubassements économiques de la théorie comportementale de la firme nous
aidera à mettre en évidence ses liens, spécifiques, avec la connaissance.
Les soubassements économiques : les comportements des acteurs
La théorie comportementale de la firme est issue d’une critique de la rationalité fondamentale de
l’économie néoclassique et présuppose une rationalité limitée, présentée en opposition à une
rationalité absolue. Pour approcher les comportements des acteurs sur le marché, un modèle de
rationalité absolue ou objective exigerait que l'individu connaisse et puisse recenser toutes les
stratégies alternatives d’un choix, qu'il puisse déterminer toutes les conséquences de chaque
stratégie et les évaluer comparativement. Ce qui est évidemment impossible.
La réalité des comportements et le modèle de rationalité objective présentent un décalage qui est,
comme Simon le souligne, bien réel (Simon, 1983 : 61). Le recensement de toutes les stratégies
alternatives n’est pas accessible à l'être humain, l'individu ne peut connaître à l'avance avec
certitude les conséquences directes de ses comportements et, pour finir, ses capacités
d’évaluation sont incomplètes. La seule rationalité existante serait une rationalité limitée
conduite par une logique de satisfaction, celle-ci donnant le signal d’arrêt dans le choix.
Dans une deuxième étape, le modèle développé comme alternative au choix en rationalité
absolue, devient procédural. La décision4 est comprise comme un processus, processus qui
comporte trois phases principales :
• trouver l'occasion de prendre une décision, • trouver de types d'action possibles, • choisir parmi les différents types d'action envisagés.
Les soubassements économiques : les comportements des organisations et du marché
Le comportement de l’organisation découle des mêmes principes gérant les comportements
individuels : " ... les traits de base de la structure d'organisation et de la fonction sont dérivés des 4 Rappelons que pour Simon, prendre des décisions est synonyme de manager et que pour lui le management fait référence au processus complet de décision (Simon 1960)
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caractéristiques des processus résolutoires humains et du choix rationnel. Parce que les
possibilités intellectuelles de l'homme sont limitées en comparaison avec la complexité des
problèmes auxquels ont à faire face les individus et les organisations, le comportement rationnel
s'appuie sur des schémas simplifiés qui prennent en considération les principaux traits d'un
problème sans en restituer toutes les complexités" (March et Simon, 1961 : 165). L’organisation
existe pour pallier aux limites de la rationalité humaine, les choix organisationnels sont tout aussi
limités que ceux des individus. La conséquence est que les procédures de prise de décision
spécifiques sont différentes d’une organisation à l’autre, et là encore, à l’intérieur de chaque
organisation, d’une situation à l’autre.
A leur tour, conséquence dernière, ces différentes procédures de prise de décision des firmes
produisent différents comportements dans un même marché, qui ne pourra donc jouer le rôle
régulateur qui lui est adossé dans la perspective économique néoclassique.
Un univers conceptuel modifié
La proposition de March et Simon a comme soubassement explicite les capacités cognitives des
êtres humains. Si on les retrouve reliées aux choix, dans les comportements individuels et dans
les comportements des organisations, la théorie comportementale de la firme émerge en même
temps qu’un outil, l’ordinateur, basé sur une autre théorie, la théorie du traitement de
l’information. Les applications qui découleront de ces derniers, outil et théorie, modifieront
l’univers, dès le début de la deuxième moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours.
La connaissance et le sens dans l’approche
La connaissance telle qu’elle est envisagée dans la théorie comportementale de la firme, elle-
même reliée au cadre conceptuel cité, est construite par le sujet, formalisable et aisément
transmissible dans l’organisation (l'effet de l'utilisation de l'ordinateur), reproductible
(potentiellement) à souhait.
Et le sen? On peut le déceler, d’un côté dans la rationalité organisationnelle, héritière de l’OST,
de l’autre dans la référence aux facteurs motivationnels et affectifs, héritage de l’ERH, largement
décrits dans plusieurs chapitres de l’ouvrage cité (March et Simon, 1961). Le lien intime des
affects (support des motivations) et de la connaissance est explicitement affirmé : « les
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démarches qui conduisent un responsable à définir la situation d'une manière particulière
impliquent un entrelacement complexe de processus affectifs et cognitifs. Ce qu'une personne
désire et aime influence ce qu'elle voit ; ce qu'elle voit influence ce qu'elle désire et aime »
(March et Simon, 1961 : 148). Cependant, dans des travaux ultérieurs la prise en compte des
motivations des salariés sera délaissée et les développements futurs de Simon concerneront
fondamentalement le manager et l’expert. Il s’intéressera, toujours dans le cadre de la recherche
sur les processus de décision, à une théorisation de la dimension cognitive de l’être humain.
Celle-ci sera basée sur des heuristiques fondées sur une rationalité procédurale5 (celle de son
modèle décisionnel). Les motivations seront délaissées; le sens tel qu’il était compris, présent
dans le comportement des acteurs, sera ignoré; il ira se loger dans les capacités cognitives, mais
il ne sera plus le même…
Nous explorerons par la suite le mouvement dans lequel cette vision de la connaissance s’insère,
qui est le courant dont l’inspiration remonte au démarrage des Sciences Cognitives, devenu leur
courant dominant, connu sous le nom de cognitivisme. Ceci nous permettra d’approfondir le lien
entre connaissance et sens que les Sciences Cognitives ont proposé dans leurs premiers
mouvements et dans leurs évolutions ultérieures.
La con na issance d a ns l’o rg an isa tio n :la T hé o rie C om portem en ta le de la F irm e
La c on na iss anc e com m e a rticu la tion en tre les de ux p ropos itions p réa lab les
S o ub assem e n ts écon om iqu es : les com p ortem en ts des a c teu rs = m odè le d e déc is ion
S o ub assem e n ts écon om iqu es : les com p ortem en ts des o rga n isa tions e t d u m arché
D ans les d év e lop pem e n ts d e S im o n , la con na issance d ev ien t p rim ord ia le , m o tiv a tion e t se ns ém otion ne l d isp a ra is sen t
A c teu rs
M o d ifica tio n s d e l’e n viro n n e m en t
p ar l’o u til
T ra item e n td e l’in fo rm a tion
L ’o rd in a te u r
O rga n isa tio nm o d if ié e
S yn th ès eO S T e t E R H
O rg a n isa tio n s
C o n n a is sa n c ee t se n s
5 Simon développera jusqu’à la fin de sa vie les mêmes soubassements (Simon, 1999), dont il confirmera les origines, les principes et les applications (Simon, 1991-A ).
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2. Les paradigmes cognitifs actuels : une véritable incursion dans la notion de sens
La naissance des Sciences Cognitives
Une révolution conceptuelle liée à l’outil
L’avènement qui permit un nouvel essor fut la conception de l’ordinateur. Turing avait eu dans
les années quarante l’idée selon laquelle les ordinateurs seraient capables de faire toute sorte de
computation symbolique, sans se limiter au seul domaine numérique. Une autre idée commençait
à émerger progressivement au début des années cinquante : un ordinateur est, en fait, un système
général de traitement de l'information (Newell et Simon, 1972). Cette idée suscita un
changement de vision du monde.
En 1956 se tenait le « Symposium on Information Theory » du Massachusetts Institute of
Technology, qui réunit psychologues et linguistes dans le but commun de simuler des processus
cognitifs sur ordinateur. Cette même année a lieu la rencontre de Darmouth où se sont rencontrés
les pères fondateurs de la nouvelle discipline : J. McCarthy est l'organisateur du séminaire et le
père du terme « Intelligence Artificielle »; H. A. Simon et A. Newell y présentent « Logic
Theorist », programme destiné à démontrer des théorèmes mathématiques, considéré comme le
premier programme d'Intelligence Artificielle; le mathématicien M. Minsky et C. Shannon, père
de la théorie de l'information, y sont aussi présents. La naissance de l'Intelligence Artificielle est
alors officiellement déclarée : elle se souhaite science commune des comportements intelligents
autant chez l'homme que dans la machine. Naissance officielle de l'objet cognition, qui en tant
que tel intéresse plusieurs disciplines : dans son sens le plus large le domaine cognitif désigne
tout ce qui a trait à la connaissance6, de la perception sensorielle à l'intelligence dans ses
multiples domaines, au langage, à la mémoire et aux mécanismes d'apprentissage, etc.
Les orientations fondamentales des sciences cognitives naissantes
Les Sciences Cognitives naissantes chemineront à partir de deux orientations fondamentales :
6 D'après D. Andler, les sciences cognitives « ont pour objet de décrire, d'expliquer et, le cas échéant, de simuler les principales dispositions et capacités de l'esprit humain - langage, raisonnement, perception, coordination motrice, planification ... » (Andler 1989).
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Le partage d’un projet commun : l'étude scientifique de la connaissance sous toutes ses formes
regroupe sous sa bannière des disciplines issues autant des sciences dures que des sciences
humaines, telles que l'intelligence artificielle, la psychologie cognitive, la linguistique, la
philosophie de la connaissance et les neurosciences.
La conception du psychisme humain comme un dispositif de traitement de l'information
semblable à un ordinateur. Ce présupposé est basé sur un autre présupposé sous-jacent : « … les
performances cognitives des différents systèmes naturels biologiques, psychologiques,
sociologiques ou économiques et des différents systèmes construits par l'homme renvoient toutes
à une même structure cognitive, à une véritable connaissance virtuelle... ensemble de conditions
structurelles et fonctionnelles minimales permettant de percevoir, de se représenter, de
récupérer et d'utiliser l'information » (Tiberghien, 1986 : 184).
Ces conditions structurelles et fonctionnelles minimales assimilent psychisme humain et
ordinateur. Dans le projet des sciences cognitives, l’ordinateur devient le modèle de la psyché.
Les S c iences C o gn itives : de nouveaux con ce p ts p o u r a p p ro ch e r l’ho m m e
Q u e s tio n
S u p p o rts
R é s u lta ts
L 'é tu de de la con n a issa nce sou s tou tes se s fo rm e s
L e psych ism e h um a in , d isp os itif d e tra ite m e n t d e l'in fo rm a tio n , se m b la b le à u n o rd in a te u r
• P o s tu la t : l’e xis te n ce d ’u ne s tru c tu re u n ive rse lle d e la co n na issan ce
•L im ite s : le s fa c te u rs so c ia u x, a ffe c tifs , cu ltu re ls e t h is to riqu e s son t dé la issés
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Les limites d’origine
Ces hypothèses ont été accompagnées par des choix méthodologiques et épistémologiques.
Parmi eux, nous retiendrons le suivant : tout en reconnaissant l'importance dans la cognition des
facteurs sociaux, affectifs, culturels et historiques, une première étape de ces travaux choisit de
les ignorer. Choix qui entraînera des conséquences considérables dans les développements des
Sciences Cognitives. Simon, qui était présent dans leurs premiers développements, avait eu une
pratique semblable dans ses travaux sur la décision : après avoir souligné avec force l’importance
des éléments affectifs et motivationnels des comportements humains dans ses recherches avec
March (March et Simon, 1961 : 148), il les a délaissés dans ses travaux ultérieurs.
C’est dans ce cadre de réflexion que les trois grands courants cognitifs contemporains ont leur
origine. Nous examinerons successivement leurs questionnements et les réponses apportées.
Le cognitivisme
Un courant aux origines composites
Les sciences cognitives naissantes accordent leur confiance à une série de travaux dont l’origine
relève du cadre global de la réflexion d'un manager en entreprise. Les travaux développés par H.
A. Simon relient la prise de décisions, la résolution de problèmes et la découverte scientifique
grâce à leur support commun, la pensée humaine, qui agit en employant une rationalité limitée,
procédurale (Simon, 1992). Les processus développés par une rationalité limitée, selon laquelle
les choix sont faits en appliquant des règles formelles de manière précise à une information
partielle, ont été retenus comme base d'une large gamme d'activités mentales humaines par les
chercheurs en Intelligence Artificielle (IA) (Winograd et Flores, 1989 : 221/222), discipline,
principes des Sciences Cognitives, science dont l’objectif est la modélisation et la reproduction
des activités de la pensée.
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Une vision de la connaissance
L’ensemble de cette démarche se veut parallèle à celle effectuée par l’être humain : si le
raisonnement peut être exprimé de manière symbolique, sa démarche est celle de l’heuristique7
(et non de l’algorithme). Elle n’a pas besoin d’une connaissance exhaustive d’un domaine pour
pouvoir agir.
Historiquement, elle a vécu ses moments de gloire dans l’élaboration des systèmes experts,
systèmes à bases de connaissances censés modéliser les connaissances et l’expérience qu'un
expert emploie dans la résolution de problèmes précis. Dans un premier moment, on avait cru
pouvoir doter aisément l'ordinateur des capacités intellectuelles de l'être humain. Suite aux
travaux réalisés, qui ont considérablement élargi la perspective des premières orientations,
l'approche a évolué au fil de l'expérience et est devenue plus modeste quant aux réalisations
concrètes, quoique toujours aussi ambitieuse quant aux buts (Vignaux, 1992). Actuellement, une
approche axée sur les possibilités des machines évolue vers une approche où l'homme et sa
capacité de connaissance deviennent plus présents (Borillo et Goulette, 2002).
De cette vision de la connaissance, nous retenons :
• L’intérêt privilégié accordé à un type de construction de la représentation : la pensée est conçue comme un processus symbolique et séquentiel.
• L’élimination d’autres dimensions de l’organisme vivant, sujet de cognition et objet d’étude (l’être humain), au point de pouvoir utiliser assez littéralement un type de machine (l’ordinateur) comme modèle de l’esprit.
Le sens dans une perspective cognitiviste
Le sens est relié dans cette proposition aux symboles et à leur traitement. De façon parallèle au
distinguo informatique entre hard et soft, le cognitivisme utilise la différence entre le support
physiologique de la pensée, le cerveau et le traitement de l’information qu’il effectue. Tout
système cognitif constitue ainsi un « Système Physique de Symboles », bâti à partir d’un
« ensemble d’éléments, appelés symboles, qui peuvent être formés comme des structures
symboliques au moyen d’un ensemble de relations » (Vera et Simon, 1993 : 8). Comment agit et
réagit-il avec l’environnement? Avec son environnement contingent au moyen de ses inputs 7 « On n'est plus dans le cadre de la déduction formelle, mais dans celui de la capacité de l'esprit à produire des solutions rusées, malicieuses, pour résoudre les problèmes » (Le Moigne, 1993 : 48).
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sensoriels, et avec des environnement rencontrés préalablement au moyen de l’information
conservée en mémoire. Même si la théorie affirme ne pas connaître la manière par laquelle les
symboles sont codés dans le cerveau, elle hasarde des hypothèses sur le fonctionnement de ce
dernier : les processus perceptuels « codent » les stimuli sensoriels en symboles internes et les
processus moteurs « décodent » les symboles moteurs en réponses musculaires. Ces deux
processus connectent le système avec son environnement, lui fournissant sa sémantique, les
définitions opérationnelles de ses symboles.
Cette approche théorique fondamentale, ne prétend pas fournir une description parfaite d’un réel
objectivable : « Bien évidemment, la représentation interne d’une scène réelle sera très
incomplète, et peut être inadéquate, ayant comme résultat que les actions peuvent, ou pas, avoir
les conséquence souhaitées » (Vera et Simon, 1993 : 10).
Et le sens? Le processus psychologique créant des représentations incomplètes et peut-être
inadéquates, traite ces dernières au moyen de calculs. De ce type de traitement de l’information
résulte un sens particulier, combinaison des sens spécifiques des éléments composant le système
représentationnel.
De l’ensemble de cette présentation sur le cognitivisme découle une vision du sens pouvant être
formalisable mathématiquement. Tout en reconnaissant l’importance de la perception sensorielle
dans la construction de la pensée, le cerveau demeure la boîte noire; la pensée n’est connue que
de manière symbolique, tout comme le sens attribué par le sujet aux informations. Parmi les
postulats cognitivistes d’origine (Andler, 1989), se trouvait aussi l’autonomie des processus
internes des êtres capables de cognition, par rapport aux phénomènes qui les génèrent ou à ceux
qui en découlent. Le sens perd effectivement ainsi dans cette proposition, non seulement tout
contact avec les facteurs sociaux, affectifs, culturels et historiques, mais aussi avec tout ce qui est
extérieur au système représentationnel en tant que tel.
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Le connexionnisme
Une alternative aux premiers travaux des Sciences Cognitives
Des critiques pluridisciplinaires face à cette approche de la connaissance précisant son niveau
d’abstraction (symbolique) par rapport à la pensée (Searle, 1982; Dreyfus, 1984) et demandant
d’y intégrer plus explicitement le corps, surgira une première proposition qui intégrera plus
explicitement le fonctionnement du cerveau. Basés sur les voies de recherche ouvertes par
McCulloch et Pitts (1943), les modèles neuro-mimétiques ou connexionnistes tentent de
s'inspirer du fonctionnement neurologique pour concevoir des modèles radicalement nouveaux,
en explorant la complexité du vivant. Ils se reconnaissent dans le chemin ouvert par la
cybernétique, ancêtre des Sciences Cognitives (Dupuy, 1999).
L'idée de base (Nadal, 1993) est que si notre cerveau est bien inimitable, vu l'activité conjointe
de milliards de neurones, on peut cependant simuler schématiquement chaque opération simple
que peut exécuter un neurone, envoyer ou non un signal en réponse aux signaux qu'il reçoit par
l'intermédiaire de ses ramifications, les dendrites, en provenance de milliers d'autres neurones
(Vignaux, 1992 : 82/83). On est donc constamment dans des situations excitatrices ou
inhibitrices d'un neurone envers l'autre. Par ailleurs chaque synapse peut se différencier par
l'efficacité avec laquelle elle établit une connexion.
La connaissance dans le connexionnisme
La connaissance serait répartie et codée dans les synapses, qui sont les connexions entre les
neurones du réseau. Cette connaissance est mesurée par des poids synaptiques, qui pondèrent
l'intensité de la transmission du signal. Le signal reçu à la sortie du neurone est propagé par une
fonction à seuil qui s'active lorsque les signaux envoyés par les neurones pré-synaptiques
multipliés par les poids synaptiques dépassent ce seuil. L’ensemble des poids synaptiques
constitue une matrice synaptique.
Dans de nombreux modèles, les poids synaptiques sont obtenus par un algorithme dont on étudie
la convergence vers une matrice synaptique ayant appris les diverses formes à reconnaître dans
un ensemble d'apprentissage. Il s'agit donc de trouver par apprentissage (et non par
59
programmation a priori) la connaissance requise codée dans les poids synaptiques afin de
résoudre les problèmes posés, ce qui peut être mathématiquement représenté par l’obéissance à
des contraintes de viabilité.
L’objectif des modèles neuro-mimétiques ou connexionnistes est de construire un système
cognitif à partir, non pas de symboles et de règles, mais de constituants simples qui peuvent
dynamiquement être reliés les uns aux autres de manière très dense; chaque constituant
fonctionne seulement dans son environnement local de sorte que le système ne peut être actionné
par un agent extérieur. Mais grâce à la configuration du système, une coopération globale en
émerge spontanément lorsque les états de chaque « neurone » en cause atteignent un stade
satisfaisant. Un tel système ne requiert pas d’unité centrale de traitement pour contrôler son
fonctionnement.
Le sens dans le connexionnisme
Le connexionnisme a en commun avec le cognitivisme l’utilisation de programmes
informatiques pour simuler et produire la connaissance. En opposition au courant précédent, il
n’a pas pour fondement des symboles abstraits, mais des éléments simples et non intelligents (les
neurones artificiels, tout aussi abstraits), qui expriment des propriétés globales lorsqu’ils sont
reliés. La connaissance n’est donc pas dans les symboles, non plus dans les neurones, elle serait
répartie et codée dans les différentes synapses.
Le réseau de neurones interprète tout à fait autrement la notion de traitement de l’information.
Une unité peut n’être porteuse d’aucune signification particulière (en particulier, sémantique) et
en tant que telle, ne revêtir aucune signification pour le réseau. Les connexions (virtuelles, c’est à
dire leur poids) possèdent par contre une importance réelle. Pour le connexionnisme, le sens (en
tant que solution mathématique) n’est pas un préalable au système; il ne peut cependant non plus
exister sans lui. Il émerge globalement et de manière progressive d’un processus dynamique dont
le réseau est le siège. C’est la totalité particulière que les connexions produiront effectivement
dans telles ou telles circonstances qui, a posteriori, leur donnera du sens.
60
Les caractéristiques des applications connexionnistes
Leurs applications possèdent des caractéristiques très intéressantes (Milgram, 1993) : les
informations sont distribuées dans les différents processeurs (il est possible de travailler avec des
données incomplètes); un haut niveau d'interconnexion entre les informations; un
fonctionnement parallèle des processeurs (gain d'économie); capacité d'apprentissage de
nouvelles connaissances.
Ils ont un succès significatif dans des phénomènes cognitifs comme la reconnaissance rapide, la
mémoire associative, la généralisation catégorielle, comportements cognitifs où les cognitivistes
ont obtenu peu de résultats; ils permettent l’intégration relative des recherches effectuées en IA
et en neurosciences (Varela, 1996-A : 67-68). Leur capacité d'apprentissage à partir de
l'expérience semble être un de leurs plus grands atouts (Hinton ,1992).
Pour notre propos, nous retenons de cette proposition les trois éléments suivants :
Pour progresser dans la modélisation de la pensée, la recherche se rapproche de ses
soubassements physiologiques.
Le cerveau devient explicitement le modèle du programme informatique : la pensée en émerge.
Ceci suppose un revirement épistémologique : l’organisme vivant devient le modèle.
La computation symbolique du cognitivisme est remplacée par des opérations numériques. Les
symboles, tels qu’ils sont compris par le cognitivisme, sont exclus de l’approche.
La compréhension du comportement se trouve donc modifiée. La contribution du
connexionnisme consiste dans le déplacement de la connaissance et du sens; si ces deux derniers
étaient organisés au moyen de symboles abstraits dans un système représentationnel pour les
cognitivistes, le réseau connexionniste, métaphore du social, nous apprend que la connaissance et
le sens émergent en représentation, par apprentissage, dans l’ensemble des interactions.
61
L’énaction
Une question toujours ouverte
Les critiques concernant l’IA demandaient une prise de conscience du fait que l’intégration de
notre intelligence ne réside pas dans ce que nous savons, mais dans ce que nous sommes : un
corps, des aptitudes physiques, des émotions… Etait-il possible d’intégrer ces différents facteurs
dans de nouvelles heuristiques assimilables par l'ordinateur, par de modélisations différentes,
relevant d'observations empiriques sur l'être humain, comme le voulait le cognitivisme ? Le
connexionnisme a essayé de quitter le confort des logiques formelles et classiques pour affronter
les phénomènes de la logique naturelle (Vignaux, 1992 : 90), modélisant le comportement des
neurones. Mais les débats de fond allaient plus loin et recouvraient des présupposés concernant
l’ensemble de l’être humain. Edelman soutenait fermement que le défi posé consistait à
incorporer la biologie dans nos théories de la connaissance et du langage : « mettre au point une
épistémologie fondée sur la biologie, c'est-à-dire expliquer comment nous faisons pour savoir et
pour être conscients, à la lumière des données de l'évolution et de la biologie du
développement » (Edelman,1992 : 33).
Le courant autopoïétique : un outsider cognitif
L’énaction, en provenance de la biologie, mouvement dont Francisco Varela est le chef de file,
est le dernier grand paradigme qui a fait irruption dans le vaste champ des sciences cognitives
essayant de répondre à ces questions. Ses travaux sur l’auto-organisation du vivant ont leur
origine dans les recherches de Maturana (Maturana, Letwinn, McCulloch et Pitts, 1960). Celui-ci
avait mis en évidence comment, dans la rétine d'une grenouille, où sont connectées les fibres du
nerf optique, il existe un type de fibre qui répond mieux à un petit point sombre entouré de
lumière. Si on l'excite (par un moyen chimique), ceci provoque l'activité adaptée à la capture
d'une mouche. Un processus donc aussi vital que la nutrition de la grenouille ne se trouve pas au
fin fond de son cerveau, dépendant de la régulation de complexes processus neurologiques, mais
dépend directement de son système visuel. L'organisme ne fait pas la différence entre la mouche
et la stimulation chimique : ce serait donc la structure du système qui reçoit une stimulation qui
spécifierait comment la configuration structurelle du milieu peut le perturber.
62
Ce type de compréhension des comportements des êtres vivants, fournira les bases pour une
approche de la connaissance dans laquelle l’organisme agit sans représentation, son action étant
directement reliée à sa perception, déterminant son environnement autant qu’il est déterminé par
lui.
Tous les deux développent une vision du vivant auto-créatrice, autopoïétique (Maturana et
Varela, 1980; 1994) : pour eux il y aurait identité entre cognition et action, mais dans le cadre
des comportements humains, cela n’aurait lieu que par le langage et dans la relation8
La connaissance énactée
Les recherches ultérieures de Varela aboutiront à la proposition suivante : toute connaissance est
énactée. Il fera appel au sens commun, dont il reprochera l’absence aux paradigmes précédents :
son insatisfaction principale consiste simplement en « l’absence complète de sens commun dans
la définition de la cognition jusqu’à ce jour. … La plus importante faculté de toute cognition
vivante est … de « poser » les questions pertinentes qui surgissent à chaque moment de notre vie.
Elles ne sont pas prédéfinies, mais « énactées », on les « fait-émerger » sur un arrière-plan, et
les critères de performance sont dictés par notre sens commun, d’une manière toujours
contextuelle » (Varela, 1996-A : 90/91).
Le sens commun, sans lequel la cognition ne peut être adéquatement comprise, n’est rien d’autre
que notre histoire physique et sociale. Pour Varela, la connaissance tient du fait que notre monde
est inséparable de notre corps, de notre langage et de notre histoire collective. Nous ne pouvons
pas nous exclure du monde pour comparer son contenu avec nos représentations : nous sommes
toujours immergés dans ce monde. En posant des règles pour exprimer l’activité mentale et des
symboles pour exprimer les représentations (ce qui pour Varela est le cas des approches
précédentes), on s’isole justement du pivot sur lequel repose la cognition dans sa compréhension
vraiment vivante. Cela ne serait possible que dans un contexte limité où presque tout serait
extatique. Le contexte et le sens commun ne sont pas des artefacts résiduels pouvant être
progressivement éliminés grâce à des règles plus sophistiquées. Ils sont en fait l’essence même
de la cognition créatrice. 8« Connaître c'est agir, ... chaque acte humain prend place dans le langage ... comme acte social » (Maturana et Varela 1994 : 242).
63
Il propose deux notions nouvelles, l’abandon de la représentation, et le rôle joué par l’évolution,
pour justifier sa proposition dans le contexte des sciences cognitives et définir l’intelligence :
« … la représentation ne joue plus un rôle clé, « l’intelligence » ne se définit plus comme la
faculté de résoudre un problème, mais comme celle de pénétrer un monde partagé. Ensuite c’est
« l’évolution » qui remplace maintenant l’idée d’une structure fonctionnelle qui justifie la
réalisation d’une tâche. Bref, de même que le connexionnisme est issu du cognitivisme et d’une
plus grande proximité avec le cerveau, l’approche de l’énaction fait un pas de plus dans la
même direction pour englober aussi la temporalité de la vie, qu’il s’agisse d’une espèce
(évolution), d’un individu (ontogenèse) ou d’une structure sociale (culture) » (Varela, 1996-A :
112).
Une nouvelle approche de l’intelligence
Comment procède l’intelligence dans cette approche de la connaissance ? Varela affirme que les
structures conceptuelles significatives ont une double origine :
• d’une part la nature structurée de l’expérience corporelle; • d’autre part notre capacité imaginative à effectuer des projections vers des
structures conceptuelles à partir de certains aspects bien structurés de l’expérience corporelle et interactive.
L’idée essentielle est que les structures incarnées (sensori-motrices) sont la substance de
l’expérience, et que les structures empiriques « motivent » la compréhension conceptuelle et la
pensée rationnelle. Pour lui, il est naturel de postuler que les structures cognitives émergent des
schémas récurrents de l’activité sensori-motrice : « Dans chacun des cas (de connaissance) il
faut bien voir, non pas que l’expérience détermine strictement les structures conceptuelles et les
modes de pensée, mais qu’elle rend possible et limite tout à la fois la compréhension
conceptuelle dans de très nombreux domaines de la cognition » (Varela, 1996-B : 34).
La pensée abstraite et rationnelle serait l’application à ces structures de processus cognitifs
généraux (focalisation, balayage, superposition, renversement figure-fond, etc.).
64
Les contributions de l’approche
Nous retiendrons pour notre propos :
• L’intégration du savoir dans le corps : la cognition dépend des expériences qu’implique le fait d’avoir un corps doté de différentes capacités sensori-motrices, capacités qui s’inscrivent dans un contexte biologique et culturel plus large.
• L’importance du sens commun, intégrant notre histoire physique et sociale • La valeur reconnue à l’environnement, partagé et co-déterminé par le sujet/objet
de connaissance.
L’énaction, par son parcours spécifique, réintègre explicitement les facteurs sociaux, culturels,
historiques, affectifs, délaissés par le courant dominant des sciences cognitives à ses débuts,
comme constituants de la connaissance. Elle accorde un rôle fondamental au liens avec
l’environnement : les êtres vivants et leurs environnements se situent en relation les uns avec les
autres à travers leur spécification mutuelle ou leur codétermination (Varela, Thompson et Rosch,
1993 : 268).
Comment se positionne-t-elle face aux visions précédentes ? Si le cerveau était bâti à l’image de
l’ordinateur pour le cognitivisme, si par contre l’ordinateur était bâti à l’image du cerveau pour le
connexionnisme, comment caractériser l’énaction ? En manque de support technique, n’aurait-
elle pas de métaphore ? Oui, elle en a bien une : le sentier que l’on trace, qui apparaît en
marchant9. Car en fait, pour approcher le réel, l’énaction propose une voie moyenne : système
cognitif et monde extérieur se définissent l’un l’autre, ils sont corrélatifs. Ce serait le processus
continu de la vie qui a modelé notre monde par ces allers et retours entre ce que nous appelons,
depuis notre perspective perceptuelle, les contraintes extérieures et l’activité générée
intérieurement.
9 « … les capacités cognitives comme inextricablement liées à des histoires vécues, un peu à la manière de sentiers qui n’existent que dans la mesure où on les trace en marchant » (Varela 1993 : 278) ; « L’idée fondamentale est donc que les facultés cognitives sont inextricablement liées à l’historique de ce qui est vécu, de la même manière qu’un sentier au préalable inexistant apparaît en marchant » (Varela 1996-A : 111).
65
Le sens et la connaissance énactés
La connaissance est ici foncièrement corporelle, elle n’existe que si elle est reliée au sens
commun, c'est-à-dire à notre histoire et à notre affectivité, en même temps qu’elle émerge de la
relation entre un sujet et son environnement, environnement qui nous modifie et que nous
modifions. Système cognitif et monde extérieur se définissent l’un l’autre, ils sont corrélatifs. Ce
serait le processus continu de la vie qui a modelé notre monde par ces allers et retours entre ce
que nous appelons, depuis notre perspective perceptuelle, les contraintes extérieures et l’activité
générée intérieurement : « Dans la démarche énactive, la réalité n’est pas un donné : elle dépend
du sujet percevant, non pas parce qu’il la « construit » à son gré, mais parce que ce qui compte
à titre de monde pertinent est inséparable de ce qui forme la structure du sujet percevant. »
(Varela,1996-B : 30).
L ’é vo lu tion d e s S c ien ce s C og n itive s
le ce rveau = l’o rd ina te u r , un s ys tèm e géné ra l d e tra item en t de l'in fo rm a tion
aban don des a ffec ts , de l’h is to ire , du soc ia l
sens abs tra it (S ys tèm e P h ys ique de S ym bo les )C o g n itiv is m e
C o n n e x io n n is m e
É n a c tio n
E vo lu tio nd e s S c ie n ce s
C o g n itive s
L e co u ran td o m in a n t
L ’a lte rn a tive
L ’o u ts id e r
du ce rveau à l ’im ag e de l’o rd in a teu r à l ’o rd ina teu r à l ’im age du ce rveau
l ’in te llig ence d ans les conn ex ions com pu ta tio n s ym bo lique re m p lacée
pa r opé ra tio ns num ériques
le rap pe l de la co nna issanc e oub lié e :l’in te llig ence d ans le co rps , le sens
com m un , l’h is to ire , l’en v iro nnem en t co -dé te rm iné
sens e t conna issance é nac tés
66
La complémentarité entre les approches
Une vision intégrative des trois courants cognitifs
Pour le cognitivisme le sens se trouverait dans les symboles, support de la connaissance. Dans
l’approche connexionniste, le sens serait fonction de l’état global du système (il ne réside pas
dans ses constituants en soi, mais dans les schémas d’activité complexes émergeant d’une
interaction entre plusieurs d’entre eux), état qui émerge d’un réseau d’entités qui sont d’une
résolution plus fine que les symboles.
Certains chercheurs présentent le connexionnisme comme un paradigme sub-symbolique. Ils
soutiennent que les principes formels de la cognition appartiennent à ce domaine sub-
symbolique, qui est de plus haut niveau que le biologique, mais qui s’en rapproche davantage
que le niveau symbolique du cognitivisme. Au niveau sub-symbolique, les descriptions
cognitives sont construites à partir de constituants que à un niveau supérieur on appellerait
symboles discrets. Comment l’émergence sub-symbolique et la computation symbolique
peuvent-elles être reliées? Plusieurs réponses sont possibles (Memmi, 1990). On pourrait avancer
que ces deux approches sont complémentaires, l’une ascendante et l’autre descendante,
conjuguées dans un mode mixte ou encore utilisées à des niveaux ou stades différents : du point
de vue de Varela (1996-A : 79/80) la relation la plus intéressante entre les deux est une relation
d’inclusion, où les symboles apparaissent comme une description de plus haut niveau des
propriétés d’un système distribué sous-jacent.
Et l’énaction? Varela nous rappelle que les concepts énumérés ne doivent pas être compris
comme des opposés logiques : ces trois vagues successives dans la compréhension de la
cognition fondamentale, sont en relation d’imbrication successive; comme des boîtes chinoises,
ils représentent plutôt le particulier et le général, le local et la catégorie plus large (Varela, 1996-
A : 120).
Une connaissance et un sens unifié?
La théorie comportementale de la firme, héritière des deux courants fondamentaux en
management (OST et ERH), précisait que les motivations sous-tendues par les affects
constituaient le moteur des comportements individuels et collectifs. Les travaux dérivés
67
évoluent, accordent la priorité à la connaissance et la rendent aussi indépendante du corps que le
soft l’est du hard informatique (cognitivisme). Se réfugiant dans les symboles (abstraits), le sens
y devient totalement indépendant des motivations des acteurs.
Du point de vue de certains, les limites de la proposition cognitiviste exigent l’intégration du
corps pour aborder la connaissance. Dans le connexionnisme, connaissance et sens émergent en
représentation, par apprentissage, dans l’ensemble des interactions. Bien que d’une autre manière
que dans le cognitivisme, le critère d’évaluation de la cognition est toujours la représentation
(Varela, 1996-A : 90). Le sens, quant à lui, n’arrive que quand la connaissance émerge : il est
aussi lié à sa représentation.
L’énaction, le troisième larron de cette foire d’empoigne cognitive, fait de prime abord fi de la
représentation. Le sens de l’expérience vécue serait le vrai moteur de la connaissance, il a une
base physiologique globale et implique l’ensemble de l’histoire du sujet. Le sujet se détermine
lui-même en même temps qu’il détermine son environnement. Sens et connaissance sont
simultanément énactés.
3. Le sens dans les paradigmes cognitifs : premières propositions pour un repositionnement des acteurs
L’évolution de l’environnement contemporain
L’environnement contemporain des organisations, par sa rapidité dans le traitement des
informations, par l’anéantissement des frontières qu’il provoque, par la mondialisation
indirectement induite, provoque la création de nouveaux comportements de coopération et de
concurrence des organisations qui transforment fondamentalement ces dernières. Ceci encourage
les mouvements des structures productives et implique de nouvelles exigences pour les salariés.
La révolution avancée par la pratique des TIC, héritières des bouleversements conceptuels cités,
est comparable à celle que produisit en son temps la Révolution Industrielle. Elle entraîne des
modifications multiples des processus organisationnels : diminution des temps des cycles de
production et de développement, multiplications des connexions qui autorisent des relations
68
variées et personnalisées entre les différents partenaires (clients, producteurs, fournisseurs…),
augmentation des possibilités d’échange et d’acquisition de savoirs accélérant les progrès
scientifiques.
L’ensemble provoque la modification des règles organisationnelles existantes (Bernoux, 2004) et
facilite l’effondrement des rôles acquis. Sont ainsi transformés les modes de management et de
travail, que ces mutations soient considérées comme favorables ou comme défavorables par les
acteurs (Dionne-Proulx, 2004).
Si les effets sont assimilables sous certains aspects à ceux de la Révolution Industrielle, cette
révolution, cognitive, présente des caractéristiques spécifiques. La relation entre concepts, outils,
modifications managériales et bouleversement de l’univers est liée à la base au traitement de
l’information, sous-tendue par une vision universelle des comportements intelligents : la
connaissance en est le maître mot. Reliée à l’outil, elle est activement présente dans les
mutations, et de l’environnement actuel, et du management contemporain. Nous avons constaté
qu’elle est activement reliée au sens.
Après ce parcours, il nous reste à en tirer les conséquences : quel est l’impact que les liens
rencontrés entre connaissance et sens peuvent avoir sur les comportements humains? En quoi et
comment peuvent-ils contribuer à repositionner les acteurs dans un environnement de prime
abord déstabilisant? Nous souhaitons en retirer un nouvel apprentissage.
La vie comme modèle : un repositionnement de la vision managériale de l’homme
Les présupposés et les carences d’origine des Sciences Cognitives avaient empêché une lecture
globale de l’être humain. Elles nous ont fourni progressivement des liens de plus en plus
complexes entre le sens et la connaissance dans les comportements des acteurs. Les paradigmes
cognitifs contemporains nous rappellent par leur cheminement le besoin d’harmoniser, et les
représentations des sujets, et leurs interactions, l’ensemble co-évoluant avec son environnement :
la vie devient le modèle.
69
Le sens à retrouver dans un univers en mutation rapide peut bénéficier des apprentissages fournis
par les supports cognitifs explorés. Que nous apprennent-ils? Que l’on peut bénéficier d’une
vision intégrative de la connaissance et du sens. Dans un univers managérial « classique »,
taylorien, une représentation cognitiviste pourrait suffire, le contexte présupposé stable de
l’organisation déterminait qui était l’acteur et le sens lui était fourni de l’extérieur. Qu’elle était
la solution dans un univers inspiré par l’ERH ? Au cadre organisationnel est rajouté le sens qui
est fourni par les acteurs et leurs différents regards. Sens et connaissance sont privilégiés par les
connexions, bâtis dans les interactions entre acteurs : une proposition connexionniste pourrait en
être un modèle de création de sens. Dans un univers évoluant en rupture radicale, ces
apprentissages ne sont pas à négliger, bien au contraire; ils peuvent être enrichis par une
perspective énactée, dans laquelle sujet et environnement se co-déterminent, cette dernière
perspective étant peut être la clef de lecture nécessaire pour y évoluer. Les acteurs bénéficient de
leur sens commun, englobant tous les apprentissages préalables, le vécu émotionnel et
l’historique du sujet.
U n nouve l app ren tis sage : une v is ion in tég ra tive du se ns e t de la co nna issance
P ouva n t ê tre rep résen tésC o g n itiv ism e
C o n n e x io nn is m e
E n a c tio n
C réés en in te rac tion
S ens e t co nna issance co -c rées avec l’env ironn em e n t, à pa rtir du co rps , in té g ran t l’h is to ire e t les a ffec ts
70
Un nouvel apprentissage pour l’acteur
Nous avions souligné que dans un environnement en mutation, le manque de repères peut à la
limite devenir destructeur pour l’individu. Des bouleversements majeurs d’un environnement
peuvent provoquer un effondrement, autant soit il partiel, des capacités de structuration du sujet :
« Si l'organisé, si la structure des rôles s'effondrent, ils emportent avec eux toute possibilité
d'élaboration du sens et toute capacité d'organisation » (Koenig 1996 : 69). Ceci peut être
ressenti de manière dramatique par le sujet : « Et là où le sens est perdu, la perte est
profondément troublante » (Weick 1995 : 14).
Quel est le conseil anthropologique que les Sciences de la Connaissance nous proposent? Elles
nous invitent d’abord à réfléchir sur une vision intégrative du sens et de la connaissance, qui vont
de pair et ne peuvent qu’exister ensemble. Ce nouvel apprentissage pourrait en fait être une
méthodologie fondamentale servant de base à des propositions d’intervention auprès d’acteurs en
difficulté, ou encore, une grille de lecture de l’environnement permettant aux différents acteurs
économiques, individus et organisations, d’aborder de manière plus satisfaisante leurs propres
positionnements.
Le sens : une grille de lecture pour le repositionnement des acteurs
• il est indispensable d’intégrer l’ensemble de notre vécu et de notre passé, notre histoire et notre monde émotionnel : notre vie, en fait• rappel du fait que nous pouvons contribuer à modifier notre environnement
• nécessité des interactions sociales pour la constitution du binôme sens-connaissance • la reconnaissance fournie par le groupe, indispensable pour tout acteur, et la création de nouvelles connaissances et compétences, émergeant du travail collectif et permettant de résoudre de nouvelles problématiques accordent du sens à l’acteur
• besoin, dans certa ins cas, de pouvoir expliciter notre connaissance de manière formelle• transformation des connaissances tacites en explicites, dont l’objectif serait de repositionner le potentiel de l’acteur
Premières propositions pour le repositionnement des acteurs
• le sens commun, c'est-à-dire notre histoire et notre affectivité, émerge de la relation entre un sujet et son environnement, qui nous modifie et que nous modifions
• le sens émerge globalement et de manière progressive d’un processus dynamique dont le réseau est le siège • c’est la totalité particulière que les connexions produiront effectivement dans telles ou telles circonstances qui, a posteriori, leur donnera du sens
• une vision du sens pouvant être formalisable mathématiquement• la pensée n’est connue que de manière symbolique, tout comme le sens attribué par le sujet aux informations
Le sens dans les différentes approches cognitives
EnactionConnexionnismeCognitivisme
71
Cette méthodologie ou grille de lecture, peut être déclinée à plusieurs niveaux :
Un premier niveau nous rappelle le besoin, dans certains cas, de pouvoir expliciter notre
connaissance de manière formelle pour qu’elle puisse devenir opérationnelle. Des applications
pourraient consister dans toutes les procédures de mise à jour des compétences personnelles, de
transformation des connaissances tacites en explicites, dont l’objectif serait de repositionner le
potentiel de l’acteur, d’abord pour lui-même, par la prise de conscience associée, aussi pour les
propositions qu’il peut effectuer à l’adresse d’autres intervenants, quels qu’ils soient, individuels
ou collectifs. Le sujet retrouve ainsi du sens.
Un deuxième niveau nous rappelle la nécessité des interactions sociales pour la constitution du
binôme sens-connaissance. Les compétences ne sont pas acquises par l’acteur tout seul, mais en
interaction. La valorisation effectuée par la dimension collective de la connaissance agit de deux
manières : par la reconnaissance fournie par le groupe, indispensable pour tout acteur; par la
création de nouvelles connaissances et compétences, émergeant du travail collectif et permettant
de résoudre de nouvelles problématiques. Les deux manières accordent du sens à l’acteur. Ceci
peut être effectué par la participation à des collectifs de toute sorte, à l’intérieur ou à l’extérieur
de l’organisation professionnelle, organisés par celle-ci ou sous la houlette des regroupements de
travailleurs.
Un troisième niveau nous rappelle à quel point il est indispensable d’intégrer l’ensemble de notre
vécu et de notre passé, notre histoire et notre monde émotionnel : notre vie, en fait. Ceci avec
une caractéristique particulière : le rappel du fait que nous pouvons contribuer à modifier notre
environnement. Dans des situations de détresse, face à une déstabilisation du contexte, vécue
comme significative par l’acteur, celui-ci peut croire que le contexte agit sur lui sans qu’il puisse
en retour le modifier, ignorant alors les dimensions de son action collective, tout comme ses
compétences personnelles.
L’acteur ne peut retrouver sons sens qu’en se reconnaissant comme acteur, individuel et collectif,
co-évoluant avec l’environnement (le modifiant et étant modifié par lui), et bénéficiant de tous
les apprentissages acquis dans son histoire. C’est sur ces bases, intégratives, que l’on peut
constituer le fondement de pratiques visant à permettre le repositionnement des acteurs.
72
Conclusion
Les évolutions de l’environnement contemporain, à différents niveaux, macro, méso, micro,
corrélées à une évolution technologique, celle des TIC, sont héritières d’un parcours d’une
soixantaine d’années sur la connaissance, celui des Sciences Cognitives. Dans ce parcours, la
connaissance, telle qu’elle a été envisagée, commence par accepter un présupposé fondateur : la
possibilité de concevoir de manière uniforme les comportements intelligents, autant des
organismes vivants (donc des êtres humains) que des machines; ce présupposé est accompagné
dans certains de ses développements d’une série d’hypothèses réductrices, délaissant des
dimensions anthropologiques essentielles. Le sens, élément fondamental, caché dans les
motivations des acteurs, restait ignoré. Les développements successifs enrichissent
progressivement la vision anthropologique qu’elles véhiculent.
L’objectif de cet article était de faire une incursion dans la notion de sens, support préalable au
repositionnement des acteurs dans un univers en évolution rapide. Dans un tel environnement, ce
qui est le cas de notre environnement contemporain, le manque de repères peut à la limite
devenir destructeur pour l’individu. Quel est le conseil anthropologique que les Sciences de la
Connaissance nous proposent pour limiter ces phénomènes ? Elles nous invitent d’abord à
réfléchir sur une vision intégrative du sens et de la connaissance, qui vont de pair et ne peuvent
que co-exister ensemble. Si elles nous rappellent qu’il est indispensable de pouvoir expliciter
notre connaissance de manière formelle et que les interactions sociales sont nécessaires pour le
binôme sens-connaissance, elles exigent l’intégration de l’ensemble de notre vécu et de notre
passé, nous rappelant que nous pouvons contribuer ainsi à modifier notre environnement. Ce
dernier point présuppose aussi que nous acceptons qu’il contribue à nous modifier. L’ensemble
de ces suggestions semblerait être le message qu’elles nous adressent. C’est à partir de ces
propositions que l’on peut envisager le repositionnement de l’acteur en intégrant dans son action
son contexte.
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73
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