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L’histoire de la connaissance contemporaine : un éclairage pour la compréhension des relations de travail et le repositionnement des acteurs dans un monde en mutation Revue internationale sur le travail et la société, février Felipe Artaza Abaroa, GREDEG, Université de Nice-Sophia Antipolis 1 Année : 2006 Volume : 4 Numéro : 1 Pages : 44-75 ISSN : 1705-6166 Sujets : Connaissance, histoire, relations, travail, acteurs, mutation Résumé Les modifications rapides de l’environnement contemporain ont influencé les comportements humains et ont notamment généré une perte de sens au travail. A partir de l’histoire du management, le présent article s’intéresse à un ensemble d’approches de la connaissance regroupé sous le nom de Sciences Cognitives; ces dernières ont proposé dans leur cheminement une vision anthropologique de plus en plus complète qui constitue une toile de fond utile à la compréhension de ce qu’est le sens. Cette vision renvoie en dernière instance à des notions pouvant responsabiliser à nouveau les acteurs, mettant en exergue leur capacité à participer à la création d’un environnement en mutation par le biais de leurs compétences. L’objectif de cet article est de faire une incursion dans la notion de sens, support préalable au repositionnement des acteurs dans un univers en évolution rapide. 1 Felipe Artaza Abaroa est Maître de Conférences en Sciences de Gestion, GREDEG - Groupe de recherche en droit, économie et gestion, FRE 2767 Université de Nice-Sophia Antipolis CNRS, 250, rue Albert Einstein, Bt. 2, 06560 Sophia Antipolis Valbonne – France. Tél. : 33.4.93.95.43.95/Fax : 33.4.93.95.43.22, Courriel : [email protected]

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L’histoire de la connaissance contemporaine : un éclairage pour la compréhension des relations de travail et le repositionnement des acteurs dans un monde en mutation Revue internationale sur le travail et la société, février Felipe Artaza Abaroa, GREDEG, Université de Nice-Sophia Antipolis1

Année : 2006

Volume : 4

Numéro : 1

Pages : 44-75

ISSN : 1705-6166

Sujets : Connaissance, histoire, relations, travail, acteurs, mutation

Résumé

Les modifications rapides de l’environnement contemporain ont influencé les comportements

humains et ont notamment généré une perte de sens au travail. A partir de l’histoire du

management, le présent article s’intéresse à un ensemble d’approches de la connaissance

regroupé sous le nom de Sciences Cognitives; ces dernières ont proposé dans leur cheminement

une vision anthropologique de plus en plus complète qui constitue une toile de fond utile à la

compréhension de ce qu’est le sens. Cette vision renvoie en dernière instance à des notions

pouvant responsabiliser à nouveau les acteurs, mettant en exergue leur capacité à participer à la

création d’un environnement en mutation par le biais de leurs compétences. L’objectif de cet

article est de faire une incursion dans la notion de sens, support préalable au repositionnement

des acteurs dans un univers en évolution rapide.

1 Felipe Artaza Abaroa est Maître de Conférences en Sciences de Gestion, GREDEG - Groupe de recherche en droit, économie et gestion, FRE 2767 Université de Nice-Sophia Antipolis CNRS, 250, rue Albert Einstein, Bt. 2, 06560 Sophia Antipolis Valbonne – France. Tél. : 33.4.93.95.43.95/Fax : 33.4.93.95.43.22, Courriel : [email protected]

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Introduction

Un univers en mutation

Les mutations contemporaines de l’environnement des organisations influencent nombre de

facteurs déterminants de ces dernières; parmi eux, la compréhension qu’elles ont de leur propre

mission, leur structure, leur approche de la compétitivité et de leurs ressources clés, leur

localisation géographique, etc., sans oublier le fait que, suite à ces mutations, elles modifient les

rapports entre les acteurs qui les composent. Ceci induit sans doute une nouvelle vision des

relations de travail dans les organisations.

Le sens dans les relations de travail, dans les comportements organisés

Les relations de travail modifient les comportements des acteurs individuels et à leur tour sont

modifiées par eux. Si des changements significatifs interviennent dans l’environnement dans

lequel acteurs individuels et organisations se trouvent, ils peuvent déstabiliser l’équilibre des

acteurs et provoquer chez eux des pertes de sens fondamentales (Weick, 1995); l’effondrement

des rôles acquis peut empêcher, à la limite, toute tentative d’adaptation et d’élaboration de

nouvelles capacités d’organisation de leur part (Koënig, 1996). Comment aborder dans de tels

contextes leurs possibilités de repositionnement? L’histoire contemporaine des organisations

nous fournit des supports pour cela.

Les approches managériales

Dans l’histoire récente des organisations les approches managériales comprennent différemment

les comportements des intervenants et suggèrent des interventions, parfois opposées, parfois

complémentaires, du management (Rojot, 2003). Parmi ces courants, la théorie comportementale

de la firme (March et Simon, 1961) approche novatrice à plusieurs titres, est sous-tendue par un

courant de pensée (cognitivisme) s’intégrant dans le cadre, à l’époque novateur, des Sciences

Cognitives.

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Les contributions des Sciences Cognitives

Les Sciences Cognitives, ou sciences de la connaissance, ont progressivement intégré dans leur

cheminement des notions qu’elles avaient délaissées au moment de leur conception. Dans leur

évolution elles ont proposé des approches (cognitivisme, connexionnisme, énaction) qui sont

souvent présentées comme des alternatives concurrentes entre elles, bien qu’elles puisent aussi

être comprises comme complémentaires (Artaza, 2004).

Ces approches accompagnent les propositions effectuées par différentes voies de recherche en

sciences de gestion; celles-ci s’y intéressent, soit directement et explicitement (cas de la gestion

des connaissances), soit elles le font en essayant de découvrir la contribution que la notion de

connaissance et les différents cadres cognitifs peuvent apporter aux différentes disciplines

(marketing, finance, organisation…). Dans le cadre de cet article, nous utiliserons la

connaissance qu’elles cumulent sur l’être humain, leur vision anthropologique et le sens que

celle-ci évoque, comme des pistes pour mieux comprendre comment évoluer dans des conditions

environnementales de prime abord déstabilisantes.

Un parcours à effectuer

Nous aborderons successivement dans cette présentation les liens historiques entre sens et

connaissance dans différentes approches managériales. Explorant un courant précis, la théorie

comportementale de la firme, nous pourrons établir un premier lien explicite entre acteur,

organisation et connaissance. Le cadre de réflexion sur la connaissance qu’elle utilise, le

cognitivisme, nous permettra d’appréhender les origines du grand parcours pluridisciplinaire des

Sciences de la Connaissance. Les propositions induites par les différents courants cognitifs :

cognitivisme, connexionnisme et énaction, seront corrélées avec la notion de sens et l’importance

de ce dernier dans et pour le comportement des agents. La prise d’appui sur les différents

courants cognitifs fournira un support pour le repositionnement des acteurs dans un

environnement en mutation rapide. L’objectif de cet article est de faire une incursion dans la

notion de sens, support préalable au repositionnement des acteurs dans un univers en évolution

rapide.

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Étant données les dimensions de ce vaste parcours, le grand nombre d’approches et de

disciplines parcourues ou contactées, les présentations des unes et des autres ne pourront être que

succinctes.

1. Une perspective historique des liens entre le management et la connaissance : la prise en compte du sens

Deux approches fondamentales : l’Organisation Scientifique du Travail et l’École des Relations Humaines

L’Organisation Scientifique du Travail et l’École des Relations Humaines

Les différentes approches managériales dans l’histoire récente des organisations, l’approche

classique, l’école des relations humaines, l’approche néoclassique et les différentes approches

sociologiques proposent des compréhensions diverses des comportements et motivations des

acteurs et suggèrent des interventions différentes et dans certains cas complémentaires du

management (Rojot, 2003).

D’une approche privilégiant la relation des agents à la rémunération monétaire comme élément

créateur de sens, l’Organisation Scientifique du Travail (OST), l’histoire des outils managériaux

bascule vers une autre, où le sens est fonction de la valorisation proposée par le regard des

différents acteurs ou par la satisfaction des besoins (qu’ils soient génériques et/ou

personnalisés) : l’École des Relations Humaines (ERH) trouve le sens de l’action du sujet chez le

sujet lui-même, dans la relation.

Le management en tant que tel s’appuie dans le premier cas sur la structure, en proposant la

hiérarchie et le contrôle exercé par elle, comme l’élément régulateur de la performance. Dans le

deuxième cas ce sont les capacités du manager (voire du leader) à influencer, communiquer et

construire des supports collectifs2, pouvant augmenter autant l’efficacité du travail du groupe

que l’épanouissement des salariés, qui l’emportent; dans certaines de ces dernières approches, le

contrôle exercé étant celui de l’individu lui-même sur son travail.

2 Voir par exemple les travaux fondamentaux de Lewin et Likert.

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La connaissance et le sens dans l’OST et l’ERH

De manière schématique, que pourrait-on dire sur les liens entre connaissance et sens dans ces

deux approches fondamentales ?

Dans la première, la connaissance est fournie à l’acteur de l’extérieur (le Bureau des Méthodes

de l’organisation taylorienne donne à chacun le positionnement idéal, dans lequel le salarié

pourra s’épanouir) : connaissance fournie de l’extérieur à la personne, elle lui accorde le sens

qu’elle peut posséder; si elle est un rouage dans la grande machine, l’adéquation de ses

compétences aux besoins de l’organisation et la reconnaissance que celle-ci lui accorde par la

voie de la rémunération, lui permettent de trouver son sens.

Dans la deuxième, l’acteur est reconnu par l’extérieur et devient ainsi sujet de son action; mais la

proposition, autrement complexe, part à la découverte du monde intérieur des personnes et

présuppose que le salarié, tout en ayant besoin d’un environnement porteur, peut développer des

apprentissages nouveaux pour l’organisation en vue d’améliorer la productivité de cette dernière;

il peut aussi la limiter, les mêmes causes agissant en sens inverse3. Il peut se connaître soi-même

et connaître activement son environnement. Le sens est créé par l’adéquation entre les attentes et

besoins du salarié et les possibilités accordées par les différents leaders, dont le rôle devient celui

de créateurs des conditions collectives favorables au développement et à l’épanouissement de

l’ensemble, individuel et collectif, salarié et entreprise.

Les approches ultérieures

Les approches managériales successives (l’approche néoclassique et les différentes approches

sociologiques) sont multiples. Elles tiennent compte des divergences citées et essaient d’en

fournir une vision intégrée (Drucker) et les relient pour cela de manière de plus en plus explicite

aux modifications structurelles de l’organisation et de son environnement : l’intégration des

changements induits par la technologie et les différentes approches des structures (Emery et

Trist) sont reliés aux apports fondamentaux cités. Elles mettent en évidence de manière plus

significative l’importance de la liberté des choix des acteurs (donc leur autonomie cognitive par

3 Rappelons à ce sujet les expériences emblématiques de E. Mayo dont on présente souvent les effets sous la dénomination des « effets Hawthorne » : la reconnaissance vient des personnes dont le regard est considéré comme significatif, au niveau de l’organisation et/ou de l’équipe de travail.

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rapport à la connaissance fournie, suggérée ou attendue par l’organisation), et la création de

compétence collective qui en découle, la capacité d’apprendre de l’organisation (Argyris).

Parmi ces différents courants, la théorie comportementale de la firme ne s’insère pas seulement

dans une vision de l’organisation et dans des propositions pour accompagner les comportements

humains (March et Simon, 1961) ; elle est sous-tendue par un courant de pensée (cognitivisme)

ayant à l’origine la théorie du traitement de l’information et s’intégrant dans le cadre,

révolutionnaire il y a 50 ans, des Sciences Cognitives.

L’environnement des organisations, à son tour, évolue : perçu comme figé par les théoriciens de

l’OST, il devient progressivement un univers qui mute constamment.

H is to ire du m anagem e n t : sens e t conna issance

c o n n a is s a n c e fo u rn ie d e l’e xté rie u r à la p e rson n ele sen s po u r l’ac teu r : l’a dé q ua tio n d es co m p é ten ce s

a u x b e so ins de l’o rga n isa tio n e t la re co n na issan ce p a r la vo ie d e la rém u né ra tio n ; se ns ra tio n n e l

c o n n a is s a n c e a c tive d e son en v iro n n em en tle sen s es t c ré é p a r l’ad é qu a tio n e n tre le s a tten tes e t

b e so ins d u sa la rié e t les po ss ib ilité s a cco rdé es p a r l’e xté rie u r, le s a u tre s sa la rié s e t/o u les d iffé ren ts le a de rs ; sen s é m o tio n n e l

lie n e n tre les de u x é co le s : c o n n a is sa n ce reçu e /c réé e , in d iv idu e lle /co llec tive ; s e ns c ré é /p a rta gé

d é ve lo p p e m e n ts m ultip les

O rg a n is a tio n S c ie n tifiq u e

d u T ra va il

E c o le de s R e la tio n s H u m a in es

A p p ro c h e n é o -c las s iqu ee t s u iva n tes

E n viro n n e m e n t

F ig é

É vo lu tionL e n te

U n ive rs enM u ta tio n

Les travaux de H. A. Simon : l’introduction explicite de la connaissance dans l’organisation

La connaissance comme articulation entre les deux propositions fondamentales

La théorie comportementale de la firme est une approche novatrice dans l’univers de la gestion.

Si elle prétend que l’on ne peut, ni éliminer l’affectivité par réduction des comportements à un

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schéma mécaniste simple, ni comprendre l’efficacité organisationnelle comme la résultante de

bons rapports entre les différents acteurs, la connaissance sera la clef qu’elle fournira pour

articuler les deux propositions fondamentales vues précédemment (OST et ERH). Le rappel

synthétique des soubassements économiques de la théorie comportementale de la firme nous

aidera à mettre en évidence ses liens, spécifiques, avec la connaissance.

Les soubassements économiques : les comportements des acteurs

La théorie comportementale de la firme est issue d’une critique de la rationalité fondamentale de

l’économie néoclassique et présuppose une rationalité limitée, présentée en opposition à une

rationalité absolue. Pour approcher les comportements des acteurs sur le marché, un modèle de

rationalité absolue ou objective exigerait que l'individu connaisse et puisse recenser toutes les

stratégies alternatives d’un choix, qu'il puisse déterminer toutes les conséquences de chaque

stratégie et les évaluer comparativement. Ce qui est évidemment impossible.

La réalité des comportements et le modèle de rationalité objective présentent un décalage qui est,

comme Simon le souligne, bien réel (Simon, 1983 : 61). Le recensement de toutes les stratégies

alternatives n’est pas accessible à l'être humain, l'individu ne peut connaître à l'avance avec

certitude les conséquences directes de ses comportements et, pour finir, ses capacités

d’évaluation sont incomplètes. La seule rationalité existante serait une rationalité limitée

conduite par une logique de satisfaction, celle-ci donnant le signal d’arrêt dans le choix.

Dans une deuxième étape, le modèle développé comme alternative au choix en rationalité

absolue, devient procédural. La décision4 est comprise comme un processus, processus qui

comporte trois phases principales :

• trouver l'occasion de prendre une décision, • trouver de types d'action possibles, • choisir parmi les différents types d'action envisagés.

Les soubassements économiques : les comportements des organisations et du marché

Le comportement de l’organisation découle des mêmes principes gérant les comportements

individuels : " ... les traits de base de la structure d'organisation et de la fonction sont dérivés des 4 Rappelons que pour Simon, prendre des décisions est synonyme de manager et que pour lui le management fait référence au processus complet de décision (Simon 1960)

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caractéristiques des processus résolutoires humains et du choix rationnel. Parce que les

possibilités intellectuelles de l'homme sont limitées en comparaison avec la complexité des

problèmes auxquels ont à faire face les individus et les organisations, le comportement rationnel

s'appuie sur des schémas simplifiés qui prennent en considération les principaux traits d'un

problème sans en restituer toutes les complexités" (March et Simon, 1961 : 165). L’organisation

existe pour pallier aux limites de la rationalité humaine, les choix organisationnels sont tout aussi

limités que ceux des individus. La conséquence est que les procédures de prise de décision

spécifiques sont différentes d’une organisation à l’autre, et là encore, à l’intérieur de chaque

organisation, d’une situation à l’autre.

A leur tour, conséquence dernière, ces différentes procédures de prise de décision des firmes

produisent différents comportements dans un même marché, qui ne pourra donc jouer le rôle

régulateur qui lui est adossé dans la perspective économique néoclassique.

Un univers conceptuel modifié

La proposition de March et Simon a comme soubassement explicite les capacités cognitives des

êtres humains. Si on les retrouve reliées aux choix, dans les comportements individuels et dans

les comportements des organisations, la théorie comportementale de la firme émerge en même

temps qu’un outil, l’ordinateur, basé sur une autre théorie, la théorie du traitement de

l’information. Les applications qui découleront de ces derniers, outil et théorie, modifieront

l’univers, dès le début de la deuxième moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours.

La connaissance et le sens dans l’approche

La connaissance telle qu’elle est envisagée dans la théorie comportementale de la firme, elle-

même reliée au cadre conceptuel cité, est construite par le sujet, formalisable et aisément

transmissible dans l’organisation (l'effet de l'utilisation de l'ordinateur), reproductible

(potentiellement) à souhait.

Et le sen? On peut le déceler, d’un côté dans la rationalité organisationnelle, héritière de l’OST,

de l’autre dans la référence aux facteurs motivationnels et affectifs, héritage de l’ERH, largement

décrits dans plusieurs chapitres de l’ouvrage cité (March et Simon, 1961). Le lien intime des

affects (support des motivations) et de la connaissance est explicitement affirmé : « les

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démarches qui conduisent un responsable à définir la situation d'une manière particulière

impliquent un entrelacement complexe de processus affectifs et cognitifs. Ce qu'une personne

désire et aime influence ce qu'elle voit ; ce qu'elle voit influence ce qu'elle désire et aime »

(March et Simon, 1961 : 148). Cependant, dans des travaux ultérieurs la prise en compte des

motivations des salariés sera délaissée et les développements futurs de Simon concerneront

fondamentalement le manager et l’expert. Il s’intéressera, toujours dans le cadre de la recherche

sur les processus de décision, à une théorisation de la dimension cognitive de l’être humain.

Celle-ci sera basée sur des heuristiques fondées sur une rationalité procédurale5 (celle de son

modèle décisionnel). Les motivations seront délaissées; le sens tel qu’il était compris, présent

dans le comportement des acteurs, sera ignoré; il ira se loger dans les capacités cognitives, mais

il ne sera plus le même…

Nous explorerons par la suite le mouvement dans lequel cette vision de la connaissance s’insère,

qui est le courant dont l’inspiration remonte au démarrage des Sciences Cognitives, devenu leur

courant dominant, connu sous le nom de cognitivisme. Ceci nous permettra d’approfondir le lien

entre connaissance et sens que les Sciences Cognitives ont proposé dans leurs premiers

mouvements et dans leurs évolutions ultérieures.

La con na issance d a ns l’o rg an isa tio n :la T hé o rie C om portem en ta le de la F irm e

La c on na iss anc e com m e a rticu la tion en tre les de ux p ropos itions p réa lab les

S o ub assem e n ts écon om iqu es : les com p ortem en ts des a c teu rs = m odè le d e déc is ion

S o ub assem e n ts écon om iqu es : les com p ortem en ts des o rga n isa tions e t d u m arché

D ans les d év e lop pem e n ts d e S im o n , la con na issance d ev ien t p rim ord ia le , m o tiv a tion e t se ns ém otion ne l d isp a ra is sen t

A c teu rs

M o d ifica tio n s d e l’e n viro n n e m en t

p ar l’o u til

T ra item e n td e l’in fo rm a tion

L ’o rd in a te u r

O rga n isa tio nm o d if ié e

S yn th ès eO S T e t E R H

O rg a n isa tio n s

C o n n a is sa n c ee t se n s

5 Simon développera jusqu’à la fin de sa vie les mêmes soubassements (Simon, 1999), dont il confirmera les origines, les principes et les applications (Simon, 1991-A ).

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2. Les paradigmes cognitifs actuels : une véritable incursion dans la notion de sens

La naissance des Sciences Cognitives

Une révolution conceptuelle liée à l’outil

L’avènement qui permit un nouvel essor fut la conception de l’ordinateur. Turing avait eu dans

les années quarante l’idée selon laquelle les ordinateurs seraient capables de faire toute sorte de

computation symbolique, sans se limiter au seul domaine numérique. Une autre idée commençait

à émerger progressivement au début des années cinquante : un ordinateur est, en fait, un système

général de traitement de l'information (Newell et Simon, 1972). Cette idée suscita un

changement de vision du monde.

En 1956 se tenait le « Symposium on Information Theory » du Massachusetts Institute of

Technology, qui réunit psychologues et linguistes dans le but commun de simuler des processus

cognitifs sur ordinateur. Cette même année a lieu la rencontre de Darmouth où se sont rencontrés

les pères fondateurs de la nouvelle discipline : J. McCarthy est l'organisateur du séminaire et le

père du terme « Intelligence Artificielle »; H. A. Simon et A. Newell y présentent « Logic

Theorist », programme destiné à démontrer des théorèmes mathématiques, considéré comme le

premier programme d'Intelligence Artificielle; le mathématicien M. Minsky et C. Shannon, père

de la théorie de l'information, y sont aussi présents. La naissance de l'Intelligence Artificielle est

alors officiellement déclarée : elle se souhaite science commune des comportements intelligents

autant chez l'homme que dans la machine. Naissance officielle de l'objet cognition, qui en tant

que tel intéresse plusieurs disciplines : dans son sens le plus large le domaine cognitif désigne

tout ce qui a trait à la connaissance6, de la perception sensorielle à l'intelligence dans ses

multiples domaines, au langage, à la mémoire et aux mécanismes d'apprentissage, etc.

Les orientations fondamentales des sciences cognitives naissantes

Les Sciences Cognitives naissantes chemineront à partir de deux orientations fondamentales :

6 D'après D. Andler, les sciences cognitives « ont pour objet de décrire, d'expliquer et, le cas échéant, de simuler les principales dispositions et capacités de l'esprit humain - langage, raisonnement, perception, coordination motrice, planification ... » (Andler 1989).

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Le partage d’un projet commun : l'étude scientifique de la connaissance sous toutes ses formes

regroupe sous sa bannière des disciplines issues autant des sciences dures que des sciences

humaines, telles que l'intelligence artificielle, la psychologie cognitive, la linguistique, la

philosophie de la connaissance et les neurosciences.

La conception du psychisme humain comme un dispositif de traitement de l'information

semblable à un ordinateur. Ce présupposé est basé sur un autre présupposé sous-jacent : « … les

performances cognitives des différents systèmes naturels biologiques, psychologiques,

sociologiques ou économiques et des différents systèmes construits par l'homme renvoient toutes

à une même structure cognitive, à une véritable connaissance virtuelle... ensemble de conditions

structurelles et fonctionnelles minimales permettant de percevoir, de se représenter, de

récupérer et d'utiliser l'information » (Tiberghien, 1986 : 184).

Ces conditions structurelles et fonctionnelles minimales assimilent psychisme humain et

ordinateur. Dans le projet des sciences cognitives, l’ordinateur devient le modèle de la psyché.

Les S c iences C o gn itives : de nouveaux con ce p ts p o u r a p p ro ch e r l’ho m m e

Q u e s tio n

S u p p o rts

R é s u lta ts

L 'é tu de de la con n a issa nce sou s tou tes se s fo rm e s

L e psych ism e h um a in , d isp os itif d e tra ite m e n t d e l'in fo rm a tio n , se m b la b le à u n o rd in a te u r

• P o s tu la t : l’e xis te n ce d ’u ne s tru c tu re u n ive rse lle d e la co n na issan ce

•L im ite s : le s fa c te u rs so c ia u x, a ffe c tifs , cu ltu re ls e t h is to riqu e s son t dé la issés

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Les limites d’origine

Ces hypothèses ont été accompagnées par des choix méthodologiques et épistémologiques.

Parmi eux, nous retiendrons le suivant : tout en reconnaissant l'importance dans la cognition des

facteurs sociaux, affectifs, culturels et historiques, une première étape de ces travaux choisit de

les ignorer. Choix qui entraînera des conséquences considérables dans les développements des

Sciences Cognitives. Simon, qui était présent dans leurs premiers développements, avait eu une

pratique semblable dans ses travaux sur la décision : après avoir souligné avec force l’importance

des éléments affectifs et motivationnels des comportements humains dans ses recherches avec

March (March et Simon, 1961 : 148), il les a délaissés dans ses travaux ultérieurs.

C’est dans ce cadre de réflexion que les trois grands courants cognitifs contemporains ont leur

origine. Nous examinerons successivement leurs questionnements et les réponses apportées.

Le cognitivisme

Un courant aux origines composites

Les sciences cognitives naissantes accordent leur confiance à une série de travaux dont l’origine

relève du cadre global de la réflexion d'un manager en entreprise. Les travaux développés par H.

A. Simon relient la prise de décisions, la résolution de problèmes et la découverte scientifique

grâce à leur support commun, la pensée humaine, qui agit en employant une rationalité limitée,

procédurale (Simon, 1992). Les processus développés par une rationalité limitée, selon laquelle

les choix sont faits en appliquant des règles formelles de manière précise à une information

partielle, ont été retenus comme base d'une large gamme d'activités mentales humaines par les

chercheurs en Intelligence Artificielle (IA) (Winograd et Flores, 1989 : 221/222), discipline,

principes des Sciences Cognitives, science dont l’objectif est la modélisation et la reproduction

des activités de la pensée.

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Une vision de la connaissance

L’ensemble de cette démarche se veut parallèle à celle effectuée par l’être humain : si le

raisonnement peut être exprimé de manière symbolique, sa démarche est celle de l’heuristique7

(et non de l’algorithme). Elle n’a pas besoin d’une connaissance exhaustive d’un domaine pour

pouvoir agir.

Historiquement, elle a vécu ses moments de gloire dans l’élaboration des systèmes experts,

systèmes à bases de connaissances censés modéliser les connaissances et l’expérience qu'un

expert emploie dans la résolution de problèmes précis. Dans un premier moment, on avait cru

pouvoir doter aisément l'ordinateur des capacités intellectuelles de l'être humain. Suite aux

travaux réalisés, qui ont considérablement élargi la perspective des premières orientations,

l'approche a évolué au fil de l'expérience et est devenue plus modeste quant aux réalisations

concrètes, quoique toujours aussi ambitieuse quant aux buts (Vignaux, 1992). Actuellement, une

approche axée sur les possibilités des machines évolue vers une approche où l'homme et sa

capacité de connaissance deviennent plus présents (Borillo et Goulette, 2002).

De cette vision de la connaissance, nous retenons :

• L’intérêt privilégié accordé à un type de construction de la représentation : la pensée est conçue comme un processus symbolique et séquentiel.

• L’élimination d’autres dimensions de l’organisme vivant, sujet de cognition et objet d’étude (l’être humain), au point de pouvoir utiliser assez littéralement un type de machine (l’ordinateur) comme modèle de l’esprit.

Le sens dans une perspective cognitiviste

Le sens est relié dans cette proposition aux symboles et à leur traitement. De façon parallèle au

distinguo informatique entre hard et soft, le cognitivisme utilise la différence entre le support

physiologique de la pensée, le cerveau et le traitement de l’information qu’il effectue. Tout

système cognitif constitue ainsi un « Système Physique de Symboles », bâti à partir d’un

« ensemble d’éléments, appelés symboles, qui peuvent être formés comme des structures

symboliques au moyen d’un ensemble de relations » (Vera et Simon, 1993 : 8). Comment agit et

réagit-il avec l’environnement? Avec son environnement contingent au moyen de ses inputs 7 « On n'est plus dans le cadre de la déduction formelle, mais dans celui de la capacité de l'esprit à produire des solutions rusées, malicieuses, pour résoudre les problèmes » (Le Moigne, 1993 : 48).

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sensoriels, et avec des environnement rencontrés préalablement au moyen de l’information

conservée en mémoire. Même si la théorie affirme ne pas connaître la manière par laquelle les

symboles sont codés dans le cerveau, elle hasarde des hypothèses sur le fonctionnement de ce

dernier : les processus perceptuels « codent » les stimuli sensoriels en symboles internes et les

processus moteurs « décodent » les symboles moteurs en réponses musculaires. Ces deux

processus connectent le système avec son environnement, lui fournissant sa sémantique, les

définitions opérationnelles de ses symboles.

Cette approche théorique fondamentale, ne prétend pas fournir une description parfaite d’un réel

objectivable : « Bien évidemment, la représentation interne d’une scène réelle sera très

incomplète, et peut être inadéquate, ayant comme résultat que les actions peuvent, ou pas, avoir

les conséquence souhaitées » (Vera et Simon, 1993 : 10).

Et le sens? Le processus psychologique créant des représentations incomplètes et peut-être

inadéquates, traite ces dernières au moyen de calculs. De ce type de traitement de l’information

résulte un sens particulier, combinaison des sens spécifiques des éléments composant le système

représentationnel.

De l’ensemble de cette présentation sur le cognitivisme découle une vision du sens pouvant être

formalisable mathématiquement. Tout en reconnaissant l’importance de la perception sensorielle

dans la construction de la pensée, le cerveau demeure la boîte noire; la pensée n’est connue que

de manière symbolique, tout comme le sens attribué par le sujet aux informations. Parmi les

postulats cognitivistes d’origine (Andler, 1989), se trouvait aussi l’autonomie des processus

internes des êtres capables de cognition, par rapport aux phénomènes qui les génèrent ou à ceux

qui en découlent. Le sens perd effectivement ainsi dans cette proposition, non seulement tout

contact avec les facteurs sociaux, affectifs, culturels et historiques, mais aussi avec tout ce qui est

extérieur au système représentationnel en tant que tel.

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Le connexionnisme

Une alternative aux premiers travaux des Sciences Cognitives

Des critiques pluridisciplinaires face à cette approche de la connaissance précisant son niveau

d’abstraction (symbolique) par rapport à la pensée (Searle, 1982; Dreyfus, 1984) et demandant

d’y intégrer plus explicitement le corps, surgira une première proposition qui intégrera plus

explicitement le fonctionnement du cerveau. Basés sur les voies de recherche ouvertes par

McCulloch et Pitts (1943), les modèles neuro-mimétiques ou connexionnistes tentent de

s'inspirer du fonctionnement neurologique pour concevoir des modèles radicalement nouveaux,

en explorant la complexité du vivant. Ils se reconnaissent dans le chemin ouvert par la

cybernétique, ancêtre des Sciences Cognitives (Dupuy, 1999).

L'idée de base (Nadal, 1993) est que si notre cerveau est bien inimitable, vu l'activité conjointe

de milliards de neurones, on peut cependant simuler schématiquement chaque opération simple

que peut exécuter un neurone, envoyer ou non un signal en réponse aux signaux qu'il reçoit par

l'intermédiaire de ses ramifications, les dendrites, en provenance de milliers d'autres neurones

(Vignaux, 1992 : 82/83). On est donc constamment dans des situations excitatrices ou

inhibitrices d'un neurone envers l'autre. Par ailleurs chaque synapse peut se différencier par

l'efficacité avec laquelle elle établit une connexion.

La connaissance dans le connexionnisme

La connaissance serait répartie et codée dans les synapses, qui sont les connexions entre les

neurones du réseau. Cette connaissance est mesurée par des poids synaptiques, qui pondèrent

l'intensité de la transmission du signal. Le signal reçu à la sortie du neurone est propagé par une

fonction à seuil qui s'active lorsque les signaux envoyés par les neurones pré-synaptiques

multipliés par les poids synaptiques dépassent ce seuil. L’ensemble des poids synaptiques

constitue une matrice synaptique.

Dans de nombreux modèles, les poids synaptiques sont obtenus par un algorithme dont on étudie

la convergence vers une matrice synaptique ayant appris les diverses formes à reconnaître dans

un ensemble d'apprentissage. Il s'agit donc de trouver par apprentissage (et non par

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programmation a priori) la connaissance requise codée dans les poids synaptiques afin de

résoudre les problèmes posés, ce qui peut être mathématiquement représenté par l’obéissance à

des contraintes de viabilité.

L’objectif des modèles neuro-mimétiques ou connexionnistes est de construire un système

cognitif à partir, non pas de symboles et de règles, mais de constituants simples qui peuvent

dynamiquement être reliés les uns aux autres de manière très dense; chaque constituant

fonctionne seulement dans son environnement local de sorte que le système ne peut être actionné

par un agent extérieur. Mais grâce à la configuration du système, une coopération globale en

émerge spontanément lorsque les états de chaque « neurone » en cause atteignent un stade

satisfaisant. Un tel système ne requiert pas d’unité centrale de traitement pour contrôler son

fonctionnement.

Le sens dans le connexionnisme

Le connexionnisme a en commun avec le cognitivisme l’utilisation de programmes

informatiques pour simuler et produire la connaissance. En opposition au courant précédent, il

n’a pas pour fondement des symboles abstraits, mais des éléments simples et non intelligents (les

neurones artificiels, tout aussi abstraits), qui expriment des propriétés globales lorsqu’ils sont

reliés. La connaissance n’est donc pas dans les symboles, non plus dans les neurones, elle serait

répartie et codée dans les différentes synapses.

Le réseau de neurones interprète tout à fait autrement la notion de traitement de l’information.

Une unité peut n’être porteuse d’aucune signification particulière (en particulier, sémantique) et

en tant que telle, ne revêtir aucune signification pour le réseau. Les connexions (virtuelles, c’est à

dire leur poids) possèdent par contre une importance réelle. Pour le connexionnisme, le sens (en

tant que solution mathématique) n’est pas un préalable au système; il ne peut cependant non plus

exister sans lui. Il émerge globalement et de manière progressive d’un processus dynamique dont

le réseau est le siège. C’est la totalité particulière que les connexions produiront effectivement

dans telles ou telles circonstances qui, a posteriori, leur donnera du sens.

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Les caractéristiques des applications connexionnistes

Leurs applications possèdent des caractéristiques très intéressantes (Milgram, 1993) : les

informations sont distribuées dans les différents processeurs (il est possible de travailler avec des

données incomplètes); un haut niveau d'interconnexion entre les informations; un

fonctionnement parallèle des processeurs (gain d'économie); capacité d'apprentissage de

nouvelles connaissances.

Ils ont un succès significatif dans des phénomènes cognitifs comme la reconnaissance rapide, la

mémoire associative, la généralisation catégorielle, comportements cognitifs où les cognitivistes

ont obtenu peu de résultats; ils permettent l’intégration relative des recherches effectuées en IA

et en neurosciences (Varela, 1996-A : 67-68). Leur capacité d'apprentissage à partir de

l'expérience semble être un de leurs plus grands atouts (Hinton ,1992).

Pour notre propos, nous retenons de cette proposition les trois éléments suivants :

Pour progresser dans la modélisation de la pensée, la recherche se rapproche de ses

soubassements physiologiques.

Le cerveau devient explicitement le modèle du programme informatique : la pensée en émerge.

Ceci suppose un revirement épistémologique : l’organisme vivant devient le modèle.

La computation symbolique du cognitivisme est remplacée par des opérations numériques. Les

symboles, tels qu’ils sont compris par le cognitivisme, sont exclus de l’approche.

La compréhension du comportement se trouve donc modifiée. La contribution du

connexionnisme consiste dans le déplacement de la connaissance et du sens; si ces deux derniers

étaient organisés au moyen de symboles abstraits dans un système représentationnel pour les

cognitivistes, le réseau connexionniste, métaphore du social, nous apprend que la connaissance et

le sens émergent en représentation, par apprentissage, dans l’ensemble des interactions.

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L’énaction

Une question toujours ouverte

Les critiques concernant l’IA demandaient une prise de conscience du fait que l’intégration de

notre intelligence ne réside pas dans ce que nous savons, mais dans ce que nous sommes : un

corps, des aptitudes physiques, des émotions… Etait-il possible d’intégrer ces différents facteurs

dans de nouvelles heuristiques assimilables par l'ordinateur, par de modélisations différentes,

relevant d'observations empiriques sur l'être humain, comme le voulait le cognitivisme ? Le

connexionnisme a essayé de quitter le confort des logiques formelles et classiques pour affronter

les phénomènes de la logique naturelle (Vignaux, 1992 : 90), modélisant le comportement des

neurones. Mais les débats de fond allaient plus loin et recouvraient des présupposés concernant

l’ensemble de l’être humain. Edelman soutenait fermement que le défi posé consistait à

incorporer la biologie dans nos théories de la connaissance et du langage : « mettre au point une

épistémologie fondée sur la biologie, c'est-à-dire expliquer comment nous faisons pour savoir et

pour être conscients, à la lumière des données de l'évolution et de la biologie du

développement » (Edelman,1992 : 33).

Le courant autopoïétique : un outsider cognitif

L’énaction, en provenance de la biologie, mouvement dont Francisco Varela est le chef de file,

est le dernier grand paradigme qui a fait irruption dans le vaste champ des sciences cognitives

essayant de répondre à ces questions. Ses travaux sur l’auto-organisation du vivant ont leur

origine dans les recherches de Maturana (Maturana, Letwinn, McCulloch et Pitts, 1960). Celui-ci

avait mis en évidence comment, dans la rétine d'une grenouille, où sont connectées les fibres du

nerf optique, il existe un type de fibre qui répond mieux à un petit point sombre entouré de

lumière. Si on l'excite (par un moyen chimique), ceci provoque l'activité adaptée à la capture

d'une mouche. Un processus donc aussi vital que la nutrition de la grenouille ne se trouve pas au

fin fond de son cerveau, dépendant de la régulation de complexes processus neurologiques, mais

dépend directement de son système visuel. L'organisme ne fait pas la différence entre la mouche

et la stimulation chimique : ce serait donc la structure du système qui reçoit une stimulation qui

spécifierait comment la configuration structurelle du milieu peut le perturber.

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Ce type de compréhension des comportements des êtres vivants, fournira les bases pour une

approche de la connaissance dans laquelle l’organisme agit sans représentation, son action étant

directement reliée à sa perception, déterminant son environnement autant qu’il est déterminé par

lui.

Tous les deux développent une vision du vivant auto-créatrice, autopoïétique (Maturana et

Varela, 1980; 1994) : pour eux il y aurait identité entre cognition et action, mais dans le cadre

des comportements humains, cela n’aurait lieu que par le langage et dans la relation8

La connaissance énactée

Les recherches ultérieures de Varela aboutiront à la proposition suivante : toute connaissance est

énactée. Il fera appel au sens commun, dont il reprochera l’absence aux paradigmes précédents :

son insatisfaction principale consiste simplement en « l’absence complète de sens commun dans

la définition de la cognition jusqu’à ce jour. … La plus importante faculté de toute cognition

vivante est … de « poser » les questions pertinentes qui surgissent à chaque moment de notre vie.

Elles ne sont pas prédéfinies, mais « énactées », on les « fait-émerger » sur un arrière-plan, et

les critères de performance sont dictés par notre sens commun, d’une manière toujours

contextuelle » (Varela, 1996-A : 90/91).

Le sens commun, sans lequel la cognition ne peut être adéquatement comprise, n’est rien d’autre

que notre histoire physique et sociale. Pour Varela, la connaissance tient du fait que notre monde

est inséparable de notre corps, de notre langage et de notre histoire collective. Nous ne pouvons

pas nous exclure du monde pour comparer son contenu avec nos représentations : nous sommes

toujours immergés dans ce monde. En posant des règles pour exprimer l’activité mentale et des

symboles pour exprimer les représentations (ce qui pour Varela est le cas des approches

précédentes), on s’isole justement du pivot sur lequel repose la cognition dans sa compréhension

vraiment vivante. Cela ne serait possible que dans un contexte limité où presque tout serait

extatique. Le contexte et le sens commun ne sont pas des artefacts résiduels pouvant être

progressivement éliminés grâce à des règles plus sophistiquées. Ils sont en fait l’essence même

de la cognition créatrice. 8« Connaître c'est agir, ... chaque acte humain prend place dans le langage ... comme acte social » (Maturana et Varela 1994 : 242).

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Il propose deux notions nouvelles, l’abandon de la représentation, et le rôle joué par l’évolution,

pour justifier sa proposition dans le contexte des sciences cognitives et définir l’intelligence :

« … la représentation ne joue plus un rôle clé, « l’intelligence » ne se définit plus comme la

faculté de résoudre un problème, mais comme celle de pénétrer un monde partagé. Ensuite c’est

« l’évolution » qui remplace maintenant l’idée d’une structure fonctionnelle qui justifie la

réalisation d’une tâche. Bref, de même que le connexionnisme est issu du cognitivisme et d’une

plus grande proximité avec le cerveau, l’approche de l’énaction fait un pas de plus dans la

même direction pour englober aussi la temporalité de la vie, qu’il s’agisse d’une espèce

(évolution), d’un individu (ontogenèse) ou d’une structure sociale (culture) » (Varela, 1996-A :

112).

Une nouvelle approche de l’intelligence

Comment procède l’intelligence dans cette approche de la connaissance ? Varela affirme que les

structures conceptuelles significatives ont une double origine :

• d’une part la nature structurée de l’expérience corporelle; • d’autre part notre capacité imaginative à effectuer des projections vers des

structures conceptuelles à partir de certains aspects bien structurés de l’expérience corporelle et interactive.

L’idée essentielle est que les structures incarnées (sensori-motrices) sont la substance de

l’expérience, et que les structures empiriques « motivent » la compréhension conceptuelle et la

pensée rationnelle. Pour lui, il est naturel de postuler que les structures cognitives émergent des

schémas récurrents de l’activité sensori-motrice : « Dans chacun des cas (de connaissance) il

faut bien voir, non pas que l’expérience détermine strictement les structures conceptuelles et les

modes de pensée, mais qu’elle rend possible et limite tout à la fois la compréhension

conceptuelle dans de très nombreux domaines de la cognition » (Varela, 1996-B : 34).

La pensée abstraite et rationnelle serait l’application à ces structures de processus cognitifs

généraux (focalisation, balayage, superposition, renversement figure-fond, etc.).

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Les contributions de l’approche

Nous retiendrons pour notre propos :

• L’intégration du savoir dans le corps : la cognition dépend des expériences qu’implique le fait d’avoir un corps doté de différentes capacités sensori-motrices, capacités qui s’inscrivent dans un contexte biologique et culturel plus large.

• L’importance du sens commun, intégrant notre histoire physique et sociale • La valeur reconnue à l’environnement, partagé et co-déterminé par le sujet/objet

de connaissance.

L’énaction, par son parcours spécifique, réintègre explicitement les facteurs sociaux, culturels,

historiques, affectifs, délaissés par le courant dominant des sciences cognitives à ses débuts,

comme constituants de la connaissance. Elle accorde un rôle fondamental au liens avec

l’environnement : les êtres vivants et leurs environnements se situent en relation les uns avec les

autres à travers leur spécification mutuelle ou leur codétermination (Varela, Thompson et Rosch,

1993 : 268).

Comment se positionne-t-elle face aux visions précédentes ? Si le cerveau était bâti à l’image de

l’ordinateur pour le cognitivisme, si par contre l’ordinateur était bâti à l’image du cerveau pour le

connexionnisme, comment caractériser l’énaction ? En manque de support technique, n’aurait-

elle pas de métaphore ? Oui, elle en a bien une : le sentier que l’on trace, qui apparaît en

marchant9. Car en fait, pour approcher le réel, l’énaction propose une voie moyenne : système

cognitif et monde extérieur se définissent l’un l’autre, ils sont corrélatifs. Ce serait le processus

continu de la vie qui a modelé notre monde par ces allers et retours entre ce que nous appelons,

depuis notre perspective perceptuelle, les contraintes extérieures et l’activité générée

intérieurement.

9 « … les capacités cognitives comme inextricablement liées à des histoires vécues, un peu à la manière de sentiers qui n’existent que dans la mesure où on les trace en marchant » (Varela 1993 : 278) ; « L’idée fondamentale est donc que les facultés cognitives sont inextricablement liées à l’historique de ce qui est vécu, de la même manière qu’un sentier au préalable inexistant apparaît en marchant » (Varela 1996-A : 111).

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Le sens et la connaissance énactés

La connaissance est ici foncièrement corporelle, elle n’existe que si elle est reliée au sens

commun, c'est-à-dire à notre histoire et à notre affectivité, en même temps qu’elle émerge de la

relation entre un sujet et son environnement, environnement qui nous modifie et que nous

modifions. Système cognitif et monde extérieur se définissent l’un l’autre, ils sont corrélatifs. Ce

serait le processus continu de la vie qui a modelé notre monde par ces allers et retours entre ce

que nous appelons, depuis notre perspective perceptuelle, les contraintes extérieures et l’activité

générée intérieurement : « Dans la démarche énactive, la réalité n’est pas un donné : elle dépend

du sujet percevant, non pas parce qu’il la « construit » à son gré, mais parce que ce qui compte

à titre de monde pertinent est inséparable de ce qui forme la structure du sujet percevant. »

(Varela,1996-B : 30).

L ’é vo lu tion d e s S c ien ce s C og n itive s

le ce rveau = l’o rd ina te u r , un s ys tèm e géné ra l d e tra item en t de l'in fo rm a tion

aban don des a ffec ts , de l’h is to ire , du soc ia l

sens abs tra it (S ys tèm e P h ys ique de S ym bo les )C o g n itiv is m e

C o n n e x io n n is m e

É n a c tio n

E vo lu tio nd e s S c ie n ce s

C o g n itive s

L e co u ran td o m in a n t

L ’a lte rn a tive

L ’o u ts id e r

du ce rveau à l ’im ag e de l’o rd in a teu r à l ’o rd ina teu r à l ’im age du ce rveau

l ’in te llig ence d ans les conn ex ions com pu ta tio n s ym bo lique re m p lacée

pa r opé ra tio ns num ériques

le rap pe l de la co nna issanc e oub lié e :l’in te llig ence d ans le co rps , le sens

com m un , l’h is to ire , l’en v iro nnem en t co -dé te rm iné

sens e t conna issance é nac tés

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La complémentarité entre les approches

Une vision intégrative des trois courants cognitifs

Pour le cognitivisme le sens se trouverait dans les symboles, support de la connaissance. Dans

l’approche connexionniste, le sens serait fonction de l’état global du système (il ne réside pas

dans ses constituants en soi, mais dans les schémas d’activité complexes émergeant d’une

interaction entre plusieurs d’entre eux), état qui émerge d’un réseau d’entités qui sont d’une

résolution plus fine que les symboles.

Certains chercheurs présentent le connexionnisme comme un paradigme sub-symbolique. Ils

soutiennent que les principes formels de la cognition appartiennent à ce domaine sub-

symbolique, qui est de plus haut niveau que le biologique, mais qui s’en rapproche davantage

que le niveau symbolique du cognitivisme. Au niveau sub-symbolique, les descriptions

cognitives sont construites à partir de constituants que à un niveau supérieur on appellerait

symboles discrets. Comment l’émergence sub-symbolique et la computation symbolique

peuvent-elles être reliées? Plusieurs réponses sont possibles (Memmi, 1990). On pourrait avancer

que ces deux approches sont complémentaires, l’une ascendante et l’autre descendante,

conjuguées dans un mode mixte ou encore utilisées à des niveaux ou stades différents : du point

de vue de Varela (1996-A : 79/80) la relation la plus intéressante entre les deux est une relation

d’inclusion, où les symboles apparaissent comme une description de plus haut niveau des

propriétés d’un système distribué sous-jacent.

Et l’énaction? Varela nous rappelle que les concepts énumérés ne doivent pas être compris

comme des opposés logiques : ces trois vagues successives dans la compréhension de la

cognition fondamentale, sont en relation d’imbrication successive; comme des boîtes chinoises,

ils représentent plutôt le particulier et le général, le local et la catégorie plus large (Varela, 1996-

A : 120).

Une connaissance et un sens unifié?

La théorie comportementale de la firme, héritière des deux courants fondamentaux en

management (OST et ERH), précisait que les motivations sous-tendues par les affects

constituaient le moteur des comportements individuels et collectifs. Les travaux dérivés

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évoluent, accordent la priorité à la connaissance et la rendent aussi indépendante du corps que le

soft l’est du hard informatique (cognitivisme). Se réfugiant dans les symboles (abstraits), le sens

y devient totalement indépendant des motivations des acteurs.

Du point de vue de certains, les limites de la proposition cognitiviste exigent l’intégration du

corps pour aborder la connaissance. Dans le connexionnisme, connaissance et sens émergent en

représentation, par apprentissage, dans l’ensemble des interactions. Bien que d’une autre manière

que dans le cognitivisme, le critère d’évaluation de la cognition est toujours la représentation

(Varela, 1996-A : 90). Le sens, quant à lui, n’arrive que quand la connaissance émerge : il est

aussi lié à sa représentation.

L’énaction, le troisième larron de cette foire d’empoigne cognitive, fait de prime abord fi de la

représentation. Le sens de l’expérience vécue serait le vrai moteur de la connaissance, il a une

base physiologique globale et implique l’ensemble de l’histoire du sujet. Le sujet se détermine

lui-même en même temps qu’il détermine son environnement. Sens et connaissance sont

simultanément énactés.

3. Le sens dans les paradigmes cognitifs : premières propositions pour un repositionnement des acteurs

L’évolution de l’environnement contemporain

L’environnement contemporain des organisations, par sa rapidité dans le traitement des

informations, par l’anéantissement des frontières qu’il provoque, par la mondialisation

indirectement induite, provoque la création de nouveaux comportements de coopération et de

concurrence des organisations qui transforment fondamentalement ces dernières. Ceci encourage

les mouvements des structures productives et implique de nouvelles exigences pour les salariés.

La révolution avancée par la pratique des TIC, héritières des bouleversements conceptuels cités,

est comparable à celle que produisit en son temps la Révolution Industrielle. Elle entraîne des

modifications multiples des processus organisationnels : diminution des temps des cycles de

production et de développement, multiplications des connexions qui autorisent des relations

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variées et personnalisées entre les différents partenaires (clients, producteurs, fournisseurs…),

augmentation des possibilités d’échange et d’acquisition de savoirs accélérant les progrès

scientifiques.

L’ensemble provoque la modification des règles organisationnelles existantes (Bernoux, 2004) et

facilite l’effondrement des rôles acquis. Sont ainsi transformés les modes de management et de

travail, que ces mutations soient considérées comme favorables ou comme défavorables par les

acteurs (Dionne-Proulx, 2004).

Si les effets sont assimilables sous certains aspects à ceux de la Révolution Industrielle, cette

révolution, cognitive, présente des caractéristiques spécifiques. La relation entre concepts, outils,

modifications managériales et bouleversement de l’univers est liée à la base au traitement de

l’information, sous-tendue par une vision universelle des comportements intelligents : la

connaissance en est le maître mot. Reliée à l’outil, elle est activement présente dans les

mutations, et de l’environnement actuel, et du management contemporain. Nous avons constaté

qu’elle est activement reliée au sens.

Après ce parcours, il nous reste à en tirer les conséquences : quel est l’impact que les liens

rencontrés entre connaissance et sens peuvent avoir sur les comportements humains? En quoi et

comment peuvent-ils contribuer à repositionner les acteurs dans un environnement de prime

abord déstabilisant? Nous souhaitons en retirer un nouvel apprentissage.

La vie comme modèle : un repositionnement de la vision managériale de l’homme

Les présupposés et les carences d’origine des Sciences Cognitives avaient empêché une lecture

globale de l’être humain. Elles nous ont fourni progressivement des liens de plus en plus

complexes entre le sens et la connaissance dans les comportements des acteurs. Les paradigmes

cognitifs contemporains nous rappellent par leur cheminement le besoin d’harmoniser, et les

représentations des sujets, et leurs interactions, l’ensemble co-évoluant avec son environnement :

la vie devient le modèle.

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Le sens à retrouver dans un univers en mutation rapide peut bénéficier des apprentissages fournis

par les supports cognitifs explorés. Que nous apprennent-ils? Que l’on peut bénéficier d’une

vision intégrative de la connaissance et du sens. Dans un univers managérial « classique »,

taylorien, une représentation cognitiviste pourrait suffire, le contexte présupposé stable de

l’organisation déterminait qui était l’acteur et le sens lui était fourni de l’extérieur. Qu’elle était

la solution dans un univers inspiré par l’ERH ? Au cadre organisationnel est rajouté le sens qui

est fourni par les acteurs et leurs différents regards. Sens et connaissance sont privilégiés par les

connexions, bâtis dans les interactions entre acteurs : une proposition connexionniste pourrait en

être un modèle de création de sens. Dans un univers évoluant en rupture radicale, ces

apprentissages ne sont pas à négliger, bien au contraire; ils peuvent être enrichis par une

perspective énactée, dans laquelle sujet et environnement se co-déterminent, cette dernière

perspective étant peut être la clef de lecture nécessaire pour y évoluer. Les acteurs bénéficient de

leur sens commun, englobant tous les apprentissages préalables, le vécu émotionnel et

l’historique du sujet.

U n nouve l app ren tis sage : une v is ion in tég ra tive du se ns e t de la co nna issance

P ouva n t ê tre rep résen tésC o g n itiv ism e

C o n n e x io nn is m e

E n a c tio n

C réés en in te rac tion

S ens e t co nna issance co -c rées avec l’env ironn em e n t, à pa rtir du co rps , in té g ran t l’h is to ire e t les a ffec ts

70

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Un nouvel apprentissage pour l’acteur

Nous avions souligné que dans un environnement en mutation, le manque de repères peut à la

limite devenir destructeur pour l’individu. Des bouleversements majeurs d’un environnement

peuvent provoquer un effondrement, autant soit il partiel, des capacités de structuration du sujet :

« Si l'organisé, si la structure des rôles s'effondrent, ils emportent avec eux toute possibilité

d'élaboration du sens et toute capacité d'organisation » (Koenig 1996 : 69). Ceci peut être

ressenti de manière dramatique par le sujet : « Et là où le sens est perdu, la perte est

profondément troublante » (Weick 1995 : 14).

Quel est le conseil anthropologique que les Sciences de la Connaissance nous proposent? Elles

nous invitent d’abord à réfléchir sur une vision intégrative du sens et de la connaissance, qui vont

de pair et ne peuvent qu’exister ensemble. Ce nouvel apprentissage pourrait en fait être une

méthodologie fondamentale servant de base à des propositions d’intervention auprès d’acteurs en

difficulté, ou encore, une grille de lecture de l’environnement permettant aux différents acteurs

économiques, individus et organisations, d’aborder de manière plus satisfaisante leurs propres

positionnements.

Le sens : une grille de lecture pour le repositionnement des acteurs

• il est indispensable d’intégrer l’ensemble de notre vécu et de notre passé, notre histoire et notre monde émotionnel : notre vie, en fait• rappel du fait que nous pouvons contribuer à modifier notre environnement

• nécessité des interactions sociales pour la constitution du binôme sens-connaissance • la reconnaissance fournie par le groupe, indispensable pour tout acteur, et la création de nouvelles connaissances et compétences, émergeant du travail collectif et permettant de résoudre de nouvelles problématiques accordent du sens à l’acteur

• besoin, dans certa ins cas, de pouvoir expliciter notre connaissance de manière formelle• transformation des connaissances tacites en explicites, dont l’objectif serait de repositionner le potentiel de l’acteur

Premières propositions pour le repositionnement des acteurs

• le sens commun, c'est-à-dire notre histoire et notre affectivité, émerge de la relation entre un sujet et son environnement, qui nous modifie et que nous modifions

• le sens émerge globalement et de manière progressive d’un processus dynamique dont le réseau est le siège • c’est la totalité particulière que les connexions produiront effectivement dans telles ou telles circonstances qui, a posteriori, leur donnera du sens

• une vision du sens pouvant être formalisable mathématiquement• la pensée n’est connue que de manière symbolique, tout comme le sens attribué par le sujet aux informations

Le sens dans les différentes approches cognitives

EnactionConnexionnismeCognitivisme

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Cette méthodologie ou grille de lecture, peut être déclinée à plusieurs niveaux :

Un premier niveau nous rappelle le besoin, dans certains cas, de pouvoir expliciter notre

connaissance de manière formelle pour qu’elle puisse devenir opérationnelle. Des applications

pourraient consister dans toutes les procédures de mise à jour des compétences personnelles, de

transformation des connaissances tacites en explicites, dont l’objectif serait de repositionner le

potentiel de l’acteur, d’abord pour lui-même, par la prise de conscience associée, aussi pour les

propositions qu’il peut effectuer à l’adresse d’autres intervenants, quels qu’ils soient, individuels

ou collectifs. Le sujet retrouve ainsi du sens.

Un deuxième niveau nous rappelle la nécessité des interactions sociales pour la constitution du

binôme sens-connaissance. Les compétences ne sont pas acquises par l’acteur tout seul, mais en

interaction. La valorisation effectuée par la dimension collective de la connaissance agit de deux

manières : par la reconnaissance fournie par le groupe, indispensable pour tout acteur; par la

création de nouvelles connaissances et compétences, émergeant du travail collectif et permettant

de résoudre de nouvelles problématiques. Les deux manières accordent du sens à l’acteur. Ceci

peut être effectué par la participation à des collectifs de toute sorte, à l’intérieur ou à l’extérieur

de l’organisation professionnelle, organisés par celle-ci ou sous la houlette des regroupements de

travailleurs.

Un troisième niveau nous rappelle à quel point il est indispensable d’intégrer l’ensemble de notre

vécu et de notre passé, notre histoire et notre monde émotionnel : notre vie, en fait. Ceci avec

une caractéristique particulière : le rappel du fait que nous pouvons contribuer à modifier notre

environnement. Dans des situations de détresse, face à une déstabilisation du contexte, vécue

comme significative par l’acteur, celui-ci peut croire que le contexte agit sur lui sans qu’il puisse

en retour le modifier, ignorant alors les dimensions de son action collective, tout comme ses

compétences personnelles.

L’acteur ne peut retrouver sons sens qu’en se reconnaissant comme acteur, individuel et collectif,

co-évoluant avec l’environnement (le modifiant et étant modifié par lui), et bénéficiant de tous

les apprentissages acquis dans son histoire. C’est sur ces bases, intégratives, que l’on peut

constituer le fondement de pratiques visant à permettre le repositionnement des acteurs.

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Conclusion

Les évolutions de l’environnement contemporain, à différents niveaux, macro, méso, micro,

corrélées à une évolution technologique, celle des TIC, sont héritières d’un parcours d’une

soixantaine d’années sur la connaissance, celui des Sciences Cognitives. Dans ce parcours, la

connaissance, telle qu’elle a été envisagée, commence par accepter un présupposé fondateur : la

possibilité de concevoir de manière uniforme les comportements intelligents, autant des

organismes vivants (donc des êtres humains) que des machines; ce présupposé est accompagné

dans certains de ses développements d’une série d’hypothèses réductrices, délaissant des

dimensions anthropologiques essentielles. Le sens, élément fondamental, caché dans les

motivations des acteurs, restait ignoré. Les développements successifs enrichissent

progressivement la vision anthropologique qu’elles véhiculent.

L’objectif de cet article était de faire une incursion dans la notion de sens, support préalable au

repositionnement des acteurs dans un univers en évolution rapide. Dans un tel environnement, ce

qui est le cas de notre environnement contemporain, le manque de repères peut à la limite

devenir destructeur pour l’individu. Quel est le conseil anthropologique que les Sciences de la

Connaissance nous proposent pour limiter ces phénomènes ? Elles nous invitent d’abord à

réfléchir sur une vision intégrative du sens et de la connaissance, qui vont de pair et ne peuvent

que co-exister ensemble. Si elles nous rappellent qu’il est indispensable de pouvoir expliciter

notre connaissance de manière formelle et que les interactions sociales sont nécessaires pour le

binôme sens-connaissance, elles exigent l’intégration de l’ensemble de notre vécu et de notre

passé, nous rappelant que nous pouvons contribuer ainsi à modifier notre environnement. Ce

dernier point présuppose aussi que nous acceptons qu’il contribue à nous modifier. L’ensemble

de ces suggestions semblerait être le message qu’elles nous adressent. C’est à partir de ces

propositions que l’on peut envisager le repositionnement de l’acteur en intégrant dans son action

son contexte.

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