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Cartographie : C.A.R.T.

L'AGONIE DES SEIGNEURS

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DU MÊME AUTEUR

Nous les appelés, édition Granger Nous les motards, édition Granger Un pont sur le Song Chay, Presses de la Cité (coll. « Frères d'Armes »)

FRANÇOIS MARTINEAU

L'AGONIE DES SEIGNEURS

roman

Collection « Frères d'Armes » dirigée par Jeannine Balland

PRESSES DE LA CITÉ PARIS

DANS LA MÊME COLLECTION

Cycle : Les Sentiers de la guerre, Erwan Bergot Tome I : Les Sentiers de la guerre Tome II : Frères d'armes (Prix Claude-Farrère 1984) Tome III : Le Flambeau

Convoi 42, Erwan Bergot L'Héritage, Erwan Bergot L'Embuscade, Alain Dubos L'Aigle et l'Étoile, Patrick de Gmeline L'Escadron, Alain Gandy (Prix Claude-Farrère 1985) La Dernière Rafale, Alain Gandy Les Évadés du Jour J , Jean Bourdier La Citadelle du désert, Jean Bourdier Un pont sur le Song Chay, François Martineau Le Marin de l'ombre, Maurice Pasquelot Rendez-vous à Bastogne, Michel Hérubel Les Aigles de Midway, Michel Hérubel Les Enfants de l'espoir, Michel Hérubel Le Tonnerre des armes, Alexis Wassilieff Paras perdus, Jean Mabire Chelia — Duel dans l'Aurès, Claude Jacquemart Le Sang des colons, Alain Gandy 2e classe à Diên Bîen Phu, Erwan Bergot La Pagode Rouge, Henry Noullet

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utili- sation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illus- tration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite» (alinéa 1 de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contre- façon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Presses de la Cité, 1989 I.S.B.N. 2-258-02740-3

À mon père, Max Martineau, mort debout le 21 juin 1986 parce qu'il avait choisi de ne pas subir.

À ceux qui y étaient et qui y sont toujours.

PRÉFACE

Ayant lu, voilà quelques années, Un pont sur le Song Chay, premier roman d'un inconnu, retraçant les péripéties d'une mission effectuée par une section de légionnaires para- chutistes au Tonkin, j'avais souhaité en connaître l'auteur, per- suadé qu'il ne pouvait s'agir que d'un compagnon d'armes; ce roman était si prenant, si vrai, si parfaitement maîtrisé, qu'il me semblait n'avoir pu être écrit que par un «Ancien» qui l'avait vécu.

Ma surprise fut donc grande de découvrir, en François Mar- tineau, un tout jeune homme qui avait seulement deux ans au moment de la chute de Diên Biên Phu, mais qui, au fil des années, s'était pris de passion pour l'histoire de notre guerre d'Indochine, et professait une admiration chaleureuse et sincère pour ses combattants, ce qui, déjà, constituait une rareté, tant ces derniers ont été maltraités, trente années durant, par l'ensemble des médias.

« L'Indo », François Martineau l'a rêvée. Et s'il l'a connue, c'est de haut, en la survolant à bord de quelque Jet, puisqu'il est navigant à bord des appareils d'Air France.

Cette Agonie des Seigneurs qu'il nous propose aujourd'hui montrera de façon plus claire encore combien l'auteur a « assi- milé » non seulement son sujet, mais, davantage, la mentalité des acteurs à travers les mille détails de leur vie quotidienne, les rapports qu'ils nouent entre eux, leur conception du com- bat et des devoirs envers leurs compagnons, amis ou même adversaires. Pour cela, il n'a pas hésité à «s'attaquer» à un

épisode qui a, déjà, inspiré de nombreux ouvrages, Diên Biên Phu.

Et pourtant, son livre ne ressemble à aucun autre. Je l'ai ouvert, avec ce sentiment qui sera celui des « Anciens » de la fameuse « cuvette », un mélange de circonspection et de curio- sité. Dès les premières pages, j'ai été rassuré et conquis.

J'ai été rassuré parce que les héros de Martineau ne sont pas ces fantoches qu'il est de règle, depuis plusieurs années, de proposer à notre admiration, plein de muscles et de gad- gets, et dont la moindre rafale déclenche autant d'hilarité qu'elle cause de ravages dans les rangs adverses. Au contraire, selon la belle formule d'Ernst Jünger, ce sont des « combat- tants pétris de peur qui sont cependant animés d'une Volonté supérieure », légionnaires comme le sont Busch, Villeret, Gon- zalès, ou Vietminh comme Thuong, l'obscur voltigeur de pointe de la division 308. Des hommes dont le premier combat est d'abord contre cette partie d'eux-mêmes qui aspire au confort, à la facilité, à la sécurité et qui refuse la soif ou la faim, la fatigue ou la tourmente.

J'ai été conquis parce que l'auteur a tout compris. Notre guerre d'Indochine fut, avant tout — et il fallait le rappeler —, une tragique histoire d'amour entre un pays, ses habitants qu'ils soient amis ou adversaires, et des hommes venus de loin, avec, dans le cœur et dans la tête, ce passé, parfois lourd, que beaucoup cherchaient à fuir. Elle est symbolisée, ici, par la passion déchirante de Strathmann, le baroudeur meurtri, pour Kim-Phuc, la petite Vietminh broyée par la vie.

Au fil des pages, les personnages que nous voyons vivre, réfléchir, lutter et mourir nous deviennent plus que des amis chers, d'autres nous-mêmes. Ils évoluent dans un décor qui, pour nous avoir été familier, nous est restitué aussi précis et vivant qu'il l'est demeuré dans nos mémoires, la forêt et ses dangers, les marécages et leurs pièges; et l'ennemi, invisible et tellement présent.

La Bataille y est rapportée d'une plume neuve et sans com- plexes, dédaignant les clichés ordinaires, et ne sacrifiant à aucune concession. La guerre y apparaît sans masque, telle qu'elle est : abominable. Elle est présente, dirait-on, pour mieux exalter ces qualités qui sont celles des combattants, je

veux dire des vrais, le courage, le désintéressement, la fra- ternité.

Ce serait par trop déflorer ce livre que d'en parler davan- tage. J'ajouterai simplement que nous, les «Anciens», pou- vons regarder l'Histoire sans crainte, car notre message, le sens de notre combat, ont été compris, puisqu'il y a des « jeunes », comme François Martineau, qui ont accepté notre héritage et qui, après nous, transmettront le flambeau du souvenir.

Et si je souhaite beaucoup de succès à ce livre, c'est, bien sûr, en premier lieu pour la satisfaction de son auteur; c'est surtout parce qu'il est un hommage mérité, mais si rare, à ces « Seigneurs », qui partagent avec François Martineau, le culte de la Fidélité.

Erwan Bergot

INTRODUCTION

Lorsque, dans les derniers jours du mois d'octobre 1953, des renseignements de plus en plus précis révélèrent que de nombreux éléments vietminh se dirigeaient vers la Haute Région, avec comme objectif le Nord Laos, il apparut au géné- ral Navarre, alors commandant en chef en Indochine, qu'une décision était à prendre sans délai.

À 7 heures, le 20 novembre, soixante-cinq Dakota décollè- rent des terrains de Hanoi avec, à leur bord, deux bataillons de parachutistes. Nom de code : opération Castor. Destina- tion, la plaine de Diên Biên Phu et les crêtes alentour, soit seize kilomètres de long sur neuf kilomètres de large, impor- tant carrefour sur la route qui menait au Laos. Couper cette voie était l'un des objectifs, l'autre était d'attirer l'insaisissa- ble adversaire et le forcer à se battre à découvert.

Le premier jour, sept compagnies viets, qui stationnaient à proximité de la « dropping-zone » Natacha, laissèrent quatre- vingt-dix cadavres sur le terrain avant de s'enfuir, durant la nuit, par la rivière Nam-Youn.

Giap et le Tong-Bô, le commandement supérieur vietminh, réagirent aussitôt. La division 316 se groupa autour de Diên Biên Phu, suivie de près par les divisions 308 et 312 et la divi- sion «lourde» 351.

L'attaque prévue contre le delta, sur Hanoi, rêve de nom- breux bo-doï, était annulée. Trente-six mille réguliers, cin- quante mille coolies, soit près de soixante pour cent du corps de bataille viet, étaient présents.

En janvier 1954, la France, les États-Unis, la Grande- Bretagne, l'Union soviétique, décidèrent de tenir dès le mois d'avril, à Genève, une conférence Est-Ouest sur le problème de la paix en Indochine, ce qui fortifia le Vietminh dans sa volonté de remporter à Diên Biên Phu une victoire qui pèse- rait lourd sur le tapis vert de la conférence.

La vallée, la brousse disparurent alors peu à peu dans un réseau de tranchées, sous des dépôts de munitions et de maté- riel, dans lesquels s'agitaient des fourmis humaines : les sol- dats de Diên Biên Phu.

Vietnamiens, légionnaires, parachutistes, tirailleurs algériens, artilleurs, cavaliers, Thaïs, aviateurs, ces hommes n'enten- daient susciter aucune envie, aucune commisération. Leur foi, leur camaraderie, leur confiance mutuelle leur suffisaient lar- gement.

Au combat, se démenant comme des diables, avançant, re- culant, rageant, riant, jurant, ils savaient qu'ils seraient admis un jour à partager un héritage acquis par leurs aînés aux qua- tre coins du globe.

Première partie

LA JUNGLE ET LE SANG

CHAPITRE I

Diên Biên Phu, mars 1954. Son casque rejeté sur la nuque, le caporal-chef Kurt Strath-

mann de la 13e DBLE 1 leva prudemment la tête au-dessus du rebord de la tranchée. Il vit distinctement le monticule de terre rouge qui le séparait des positions ennemies. Derrière cet amoncellement de boue mille fois remuée, mille fois fouail- lée par les obus, se terrait son gibier.

Aux alentours, c'était un paysage d'entonnoirs géants voi- sinant avec des décombres disparates de bidons et de barbelés entremêlés sur un sol écrasé, retourné, pulvérisé, haché. Un silence épais, palpable, régnait sur ce décor d'apocalypse. La guerre reprenait son souffle, elle s'assoupissait, apaisant sa soif avant de repartir pour un nouvel assaut, plus terrible encore, contre le camp retranché.

Strathmann compara ces minutes de répit à l'approche irré- versible d'un orage.

Le caporal-chef se baissa vivement. Un obus de mortier viet projeta de la boue sur son casque habillé d'un filet de camou- flage retenu par un large élastique.

Le souffle de l'explosion passé, Strathmann s'assit, prit sa gourde et but le reste d'eau tiède qu'elle contenait. C'était un homme de grande taille dont l'allure dégingandée évoquait un bureaucrate méticuleux aux gestes trop lents. Son visage rete- nait l'attention. L'arête de son nez plus mince vers le milieu,

1. Demi-brigade de la Légion étrangère.

déviait à droite et remontait en s'évasant. Ses yeux se dissi- mulaient sous des sourcils froncés par de continuels efforts.

Son regard troublait quiconque l'approchait. Les iris avaient quelque chose d'insolite, leur teinte, bleu moucheté, brumeuse et froide avec des pupilles si petites qu'ils en paraissaient comme dilatés. Ses coups d'œil étaient totalement dépourvus de sentiment. Cette absence d'expression faisait naître un malaise chez les autres soldats. Vers les tempes, une multi- tude de rides se déployaient en éventail. Les traits, grossiers, donnaient du sérieux à son faciès. Il passait pour avoir qua- rante ans, en réalité il en avait dix de moins. La fréquentation continuelle, depuis plusieurs années, de la mort l'avait pré- maturément vieilli.

Toujours assis, songeant que s'il respirait encore, c'était seu- lement dû à la maladresse des Viets, Strathmann ne se faisait cependant aucune illusion ; de chasseur, il deviendrait un jour gibier ! Alors, les projectiles ennemis foreraient des trous dans son corps, répandant son sang et ses tripes sur son treillis boueux, immobilisant ses membres dans quelques grotesques attitudes de danse macabre. Mais l'instant n'était pas aux pen- sées moroses et morbides. Sa cible progressait vers lui.

Il sortit de la poche supérieure de sa veste camouflée deux cartouches de 7.5 puis, les mêlant dans le creux de sa main, il écouta presque religieusement le bruissement qu'elles pro- voquaient en se frottant l'une l'autre. Tout en maniant les deux projectiles, il fixait son arme posée sur ses genoux. Il aimait son allure, sa densité, sa force. Il s'agissait d'un fusil automa- tique modèle 1949 équipé d'une lunette APXL 806 permet- tant un tir de précision jusqu'à six cents mètres.

Pour Strathmann, son fusil n'était rien sans lui, et lui n'était ien sans son arme. Ce qui lui importait le plus, ce n'était pas le nombre de coups tirés mais bien le nombre de coups au but. Le caporal-chef tirait pour tuer, sans hargne ni colère. Dès que la crosse de son arme rejoignait le creux de son épaule, dès que son œil se vissait à la lunette de visée, dès que son index recourbé appuyait légèrement sur la détente, aucune émotion ne pouvait alors l'atteindre. Il devenait une arme, pré- cise, sans pensée ni remords.

Comme rasséréné, calmé, lentement, presque à regret,

l'homme remit les cartouches dans sa poche. Prudemment il changea de position pour s'appuyer contre le rebord de la tran- chée. Il tassa deux sacs de sable, épaula, visa. Les deux fils en croix de sa lunette lui parurent légèrement décentrés. Sur- pris, mécontent contre lui-même, il actionna du bout des doigts les vis micromatiques, réglant par petits coups l'appareil de visée. Satisfait, il épaula à nouveau.

Thuong faisait partie du régiment 102 de la division 308. Créée depuis 1949, elle était composée en majorité d'éléments communistes originaires de Vinh-Phuc-Yen et de Hanoi. Considérée comme l'élite de l'armée populaire, elle avait par- ticipé à toutes les campagnes précédentes mais le passé d'une division ne supprime pas la crainte des hommes.

Thuong avait la gorge sèche, la langue collée au palais comme s'il n'avait pas bu depuis deux jours. Ce n'était pas tant la moiteur étouffante du climat qui lui valait cette sensa- tion ; il avait peur. Il se sentait épié, surveillé, traqué depuis une heure déjà. La mort était présente, il la ressentait dans toutes ses fibres mais rien ne pouvait laisser prévoir où et quand elle frapperait. Car il en était sûr, il allait mourir aujourd'hui.

Depuis le matin, il creusait une tranchée qui devait per- mettre d'atteindre plus facilement le point d'appui français Huguette 5. Après un instant de répit, il se remit au travail, charriant des pelletées de terre grise. Il progressait rapidement et n'avait plus qu'à continuer à ce rythme. C'était maintenant une question de vitesse. À la nuit, des camarades arriveraient et, grâce à son travail, bondiraient vers les lignes ennemies.

Thuong s'arrêta brusquement, un froid profond engourdis- sait l'intérieur de son corps, gagnant tous ses membres, son visage, son front.

Une peur atroce l'envahit. Instinctivement, il jeta sa pelle et se mit à courir le long du boyau qu'il avait creusé telle une longue tombe sans fin.

Toutes les pensées de Strathmann se concentraient sur une seule ligne, celle qui passait par la lunette vissée sur son arme

pour aboutir à la tête de son ennemi, à son front. Le caporal- chef avait calé son arme dans le creux de son épaule où elle reposait parfaitement.

L'index posé sur la détente se recourba lentement jusqu'au point d'action de la gâchette. Le coup partit, sec, brutal. Avant même d'encaisser le recul, il sut qu'il avait touché le bo-doï qui s'enfuyait.

Thuong marchait plus qu'il ne courait, d'une sorte de trot sautillant et rapide. Il n'était plus qu'un bloc de peur, de déses- poir. Il se retourna et vit au loin, au milieu de la terre remuée et des barbelés rouillés, le canon d'un fusil braqué sur lui. À l'arrière, il y avait le point d'appui français, surmonté d'un large drapeau tricolore qui flottait mollement. Tout ce pay- sage apparaissait à Thuong tel un tableau dont les détails s'imprimaient en lui, rendus plus intenses encore par la stu- peur d'apercevoir la mort en face.

Puis il ne vit plus rien. La balle tirée par le caporal-chef Kurt Strathmann de la 13e

demi-brigade de la Légion étrangère, l'avait atteint au visage, juste sous le nez et légèrement de bas en haut pour ressortir à la base du crâne qu'elle pulvérisa en même temps que les deux premières vertèbres de l'épine dorsale. Les jambes du bo-doï, entraînées par l'élan, continuèrent à courir avant de devenir flasques. Et Thuong s'écroula, la poitrine en avant, face dans la boue qui devint rouge foncé, rosissant en cercles concentriques.

Ainsi, rien n'avait changé pour le sniper d'origine allemande. Auparavant, déjà, il s'était agi pour lui de demeurer invisi- ble, de saisir sa cible dans le cercle infranchissable de sa lunette et d'appuyer sur la détente en retenant sa respiration.

Strathmann retira son doigt et roula prestement sur lui- même. Il s'assit, se frotta les chevilles et les mollets pour acti- ver l'irrigation des membres ankylosés. Il fouilla ensuite dans son sac à dos posé près de lui, chercha à tâtons des biscuits de guerre humides. Mais, après réflexion, il laissa tout retom- ber au fond du havresac. Mieux valait ne pas manger ici ; repéré par son tir à tuer, la riposte des mortiers viets ne tarderait plus très longtemps.

Son fusil à la main, il se redressa et commença sa progres-

sion silencieuse vers Huguette 5. Il se déplaçait lentement en suivant d'étroits boyaux de terre, se courbant parfois, sau- tant d'entonnoirs d'obus en tranchées partiellement recou- vertes.

Strathmann parvint enfin à proximité des premières posi- tions françaises.

Là, à l'abri d'un amoncellement de bidons difformes, il atten- dit quelques minutes, tendant l'oreille. Rassuré, il lança un long sifflement prévenant ainsi ses camarades de son retour imminent. Devant lui, il savait qu'il y avait un champ de mines large d'une cinquantaine de mètres.

Le matin même, Strathmann avait tracé une piste visible de lui seul au travers de cette étendue de mort. Il avait donné à ses repères un aspect si naturel que le Vietminh le mieux entraîné n'aurait rien remarqué. La piste identifiée du regard, il la suivit en rampant, remettant au passage les barbelés en place.

Six minutes plus tard, un légionnaire du 1 bataillon du 2e régiment étranger d'infanterie le conduisit à travers les tran- chées en zigzag jusqu'à l'abri du commandant de compagnie. Après un rapport rapide, le caporal-chef rejoignit sa section alors en protection près de l'antenne chirurgicale mobile numéro 29.

Son arme minutieusement nettoyée, Strathmann s'installa sur la plate-forme qui surplombait l'hôpital de campagne. Il sortit ses rations et prit son premier repas depuis l'aube. Tout en dégustant des sardines à l'huile, il songeait avec satisfac- tion à sa journée écoulée.

Dès le matin, il avait suivi, épié les mouvements de l'ennemi. Il avait reconnu, différencié les sonorités des explosions, des armes de chacun. L'une était grave, brutale, précédée d'un sifflement, l'autre plus dangereuse, sèche et aiguë. Strathmann avait traversé le no man's land qui séparait Huguette 5 des lignes viets, sautant de trous d'obus en tranchées abandonnées. Thuong avait été la troisième victime.

Son frugal repas terminé, le sniper sortit de la poche de son treillis un petit étui à cigarettes en métal ainsi qu'un briquet Zippo. La flamme fit brièvement luire ses yeux. Il tira une

longue bouffée gourmande et soupira longuement. Le briquet et l'étui regagnèrent sa large poche. L'homme fumait en silence, le dos appuyé contre son sac. Son fusil à portée de main reposait sur une couverture kaki qu'il avait précaution- neusement disposée près de lui. De sa position, il pouvait découvrir l'ensemble du camp retranché.

A un kilomètre au-delà de la Nam-Youn se dressait une série de pitons : les Éliane et les Dominique surplombaient le ter- rain d'aviation. Vers le nord, après l'extrémité de la piste se dessinait Gabrielle, un peu plus à l'ouest, Huguette et Anne- Marie.

Le regard de Strathmann se reporta à gauche de Domini- que 2, vers Béatrice qu'il ne pouvait distinguer et où se trou- vaient la plupart de ses camarades ainsi que son bataillon, le troisième de la 13e DBLE.

Sa cigarette fut bientôt terminée. Après avoir écrasé le mégot sur la terre, il rallia par des tranchées étroites son abri pour la nuit.

Il s'agissait d'une sorte de caverne obscure creusée à même le sol, renforcée par de sombres rondins. Faible- ment éclairés par une pâle bougie, trois légionnaires y jouaient aux cartes. À droite, à gauche, deux couchettes de toile superposées.

Strathmann se dirigea vers une étroite meurtrière horizon- tale. Face à lui une pente douce, deux réseaux de barbelés, la rivière, le radier. La rive opposée était elle-même bosselée par de nombreux abris. L'homme remonta le col de sa veste camouflée puis rejoignit son semblant de lit. Il y disposa son arme et se coucha sur le côté. Tout en prêtant une oreille dis- traite aux discussions de ses camarades qui jouaient au tarot, il s'enfonça insensiblement dans un profond sommeil répara- teur et paisible.

Le lendemain, sa section devait retrouver le point d'appui Béatrice.

Bruno Villeret scruta le ciel. Son regard alla ensuite vers Béatrice par-dessus la pointe de ses pataugas. Il mâchonnait une brindille dure et sèche.

Le ciel maussade donnait à la terre une couleur grisâtre. Le légionnaire soupira puis cracha l'herbe mâchouillée.

Près de lui, dans une tenue camouflée trop ample, était allongé un homme grand, maigre, dont le casque lourd était couvert de boue séchée. Il regardait aussi par-dessus la Nam- Youn dans la direction du point d'appui tenu par le 3e batail- lon de la 13e DBLE. L'homme fumait une vieille pipe de bois sombre.

— Pourquoi soupires-tu? demanda-t-il. — Nous remontons demain sur Béatrice, répondit Bruno. — Et alors ?

— Alors... eh bien, d'après mes renseignements, de source officielle, bien sûr, les Viets mettront le paquet samedi à 17 heures.

Germain Lambert se mit à rire doucement. On aurait dit un gémissement. C'était un vieux sous-officier de la Légion étrangère à la barbe large, le nez droit, les yeux perdus dans d'innombrables replis du visage, brillants malgré les pupilles jaunes. Il s'était battu de Narvik à Bir-Hakeim. Toujours solide, toujours présent.

Il tira une bouffée de sa pipe avec satisfaction avant de répli- quer en souriant.

— Et d'où tiens-tu tes sources sûres ? — Un planton du PC. Il paraît que Castries a téléphoné en

personne au colonel pour le prévenir de l'attaque, déclara fiè- rement Villeret.

Le sergent Lambert ne répondit pas. Il ne souhaitait pas par- ticulièrement l'affrontement avec les troupes viets. Ayant déjà, de nombreuses fois, éprouvé l'acharnement ennemi, il devinait que la «casse» serait très importante dans les deux camps.

Les sourcils froncés, le sous-officier fixait la position fran- çaise. Il songea soudain qu'il pouvait être tué le lendemain 13 mars, dans un trou d'obus, dans une tranchée, parmi les barbelés, ou encore au milieu des débris d'un abri. Demain, après-demain, dans un mois, dans dix ans, en tout cas pas aujourd'hui. Aujourd'hui, il était accroupi à même le sol, près d'un étroit boyau, et il fumait paisiblement.

Lambert regarda sa montre, 18 heures, et jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. L'homme avec qui il discutait était petit,

large, d'allure sympathique. « Peut-être lui aussi mourra-t-il dans un proche avenir», pensa le sergent.

Combien de visages, de noms avaient défilé devant lui pour se perdre ensuite dans la nuit, il eut été incapable de le préci- ser. Certains de ses hommes s'étaient parfois laissé aller à des confidences. Ils avaient dévoilé à Lambert leur véritable iden- tité, ce qu'ils faisaient autrefois, pourquoi ils s'étaient enga- gés dans la Légion. Puis ils disparaissaient, engloutis par les combats, par la mort. Pourtant leurs souvenirs restaient viva- ces dans son esprit.

En 1942, aux environs de El Alamein, il était assis dans son Bren-Carrier lorsque le lieutenant-colonel Amilakvari était passé près de lui. Grand, fort, il tenait une boîte de corned- beef dans une main. Son air était grave, anxieux. Comme s'il avait su que le lendemain, 24 octobre, il devait mourir.

Il revit aussi, nettement, le faciès interrogateur du lieute- nant de Sairigné alors que la 13e demi-brigade de marche éva- cuait la Norvège. Un instantané quelque part dans sa mémoire. Son ancien officier, devenu lieutenant-colonel, avait trouvé la mort six ans auparavant.

Le visage grave, Lambert envoya une bouffée de fumée vers le sol, puis se redressa et, lentement, suivi de Villeret, rega- gna son abri.

Dans cette sorte de bunker, les deux soldats se blottirent devant un petit foyer recouvert d'une tôle noire qui jouait effi- cacement le rôle d'une plaque de fourneau. Sur celle-ci trô- nait une bouilloire qui commençait à chanter.

Après avoir bu une gorgée de liquide brûlant, Villeret entre- prit d'ouvrir une boîte de thon. Lambert le regardait, souriant dans sa barbe. Il savait que le légionnaire prenait un grand plaisir à préparer ce semblant de repas. Il enfonçait d'un coup sec son poignard-baïonnette M4 de l'US Army dans le cou- vercle et, d 'un mouvement du poignet, le promenait tout autour du métal aussi facilement qu'il eût coupé une motte de beurre.

Ayant ainsi découpé à larges à-coups un disque presque par- fait, il répartit les morceaux de poisson dans un quart bosselé.

Lambert songea qu'une fois de plus le légionnaire s'instal- lait pour le mieux au sein de cet abri temporaire. Il essuya

d'un revers de la main une rigole de sueur qui perlait sur son front ridé puis but à petites lampées son café au goût amer. Il secoua ensuite la dernière goutte de son récipient et l'accro- cha à un clou planté dans un rondin.

Tout était en ordre. Yann Legoff allait arriver, suivi de Krauss et Schleipfer. Allongé sur sa couchette de toile, Strath- mann semblait dormir.

Arsac, Brouard et Kottmann jouaient au tarot en buvant du vinogel. Brouard était sérieux. Kottmann trichait. Arsac sou- riait sans dire un mot. Vinciguerra s'évertuait à manipuler son appareil radio 300. Les légionnaires Gonzalès et Busch étaient de garde à l'extérieur.

Le caporal-chef sniper venait d'ouvrir les yeux, il avait cet air triste et fatigué de ses retours d'« expédition » chez les Viets.

— Ce qui nous manque, déclara Legoff d'un ton hargneux, c'est une bouteille de cognac.

Précédant les légionnaires Krauss et Schleipfer, il venait de se couler dans l'abri, déplaçant difficilement sa grande carcasse.

Villeret se mit à rire.

— Il nous faudrait une nouvelle visite de ministre, répliqua- t-il. Depuis le 19 février nous n'avons plus les honneurs des visites officielles.

Lambert sourit au souvenir de l'inspection du ministre de la Défense nationale René Pleven. Celui-ci était arrivé, un cha- peau sur la tête et le bas du pantalon relevé comme s'il eût craint de se salir dans la boue de Diên Biên Phu. Mais le soir même, les hommes dégustèrent du pastis en apéritif et du cognac en digestif.

Du corned-beef mijotait doucement. En plissant les yeux à cause de la fumée, le vieux sergent de la Légion jeta un regard aux nouveaux arrivants.

— Nous montons demain sur Béatrice. Legoff s'assit, remit des brindilles sur le feu et, au bout d'un

moment, reprit d'une voix naturelle comme si Lambert n'avait rien dit.

— Nous sommes allés voir les décombres du Packett C 119 que « canon jap » a pris pour cible hier.

Il y eut un silence, puis Legoff demanda du café. Villeret lui tendit un quart à demi plein.

— Il paraît que les Viets vont mettre le paquet sur Béatrice, grommela le légionnaire en tendant son récipient à son cama- rade pour qu'il le remplisse de nouveau.

Durant la nuit, un commando vietminh réussit à saboter la piste du terrain d'aviation de Diên Biên Phu. Derrière eux, les soldats du camp retranché découvrirent une multitude de tracts en français et en allemand. On pouvait y lire : « Diên Biên Phu sera votre tombeau. »

Les visages se raidirent sous la tension de la jugulaire. On pouvait imaginer que les casques recouverts d'un fin filet de camouflage faisaient partie d'eux-mêmes et les grandissaient encore.

La colonne se mit en marche en direction du point d'appui Béatrice. Ils étaient peu nombreux, une simple section de légionnaires, parmi eux le voltigeur Legoff, précédé de deux légionnaires allemands taciturnes, Krauss et Schleipfer.

Legoff n'était pas un athlète mais c'était un homme solide et si, en général, il était lent dans ses paroles et ses mouve- ments, par contre, dès que cela s'avérait nécessaire, son sang s'animait. En Bretagne, chez lui, à quatorze ans il avait déjà sa place sur un chalut parmi les marins pêcheurs chevronnés. Plus tard, il se fit remarquer dans les bals et les affrontements qui s'ensuivaient. Il avait même dû se battre plusieurs fois pour une fille du Cabellou, petit village situé à une dizaine de kilo- mètres de Concarneau.

Son corps s'était endurci au contact de la vie en mer. Jadis, il pouvait rester des heures, en plein hiver, à remonter les filets au milieu des embruns qui brûlaient sa peau tannée. Et, dans l'auberge de la ville close de Concarneau où il allait certains soirs, son sang charriait une quantité infinie d'alcool. Après un naufrage tragique il s'était engagé dans la Légion étrangère.

Il avait vingt-cinq ans, plus du quart de sa vie s'était accompli en durs travaux. À Diên Biên Phu, il n'y avait ni Bretagne ni chalutiers, mais de la terre remuée, couverte de madriers,

de barbelés et des camarades prêts à en découdre avec l'ennemi.

Lambert, Vinciguerra le radio et Villeret marchaient devant. Arsac, Brouard et Kottmann se déplaçaient en songeant à leur prochaine partie de cartes. Derrière suivaient Strathmann qui avait enroulé son fusil de précision dans une demi-couverture kaki, Gonzalès José, le fusil mitrailleur 24-29 dans la saignée du bras, fermait la marche. Près de lui, le légionnaire Paul Busch, approvisionneur en chargeur, le plus jeune.

Ils connaissaient tous l'itinéraire par cœur. Après avoir fran- chi le « radier » de la Nam-Youn, ils prirent la RP 41 puis, après être passés entre les points d'appui Dominique 1 et Dominique 2 ils filèrent vers l'est.

Deux virages et la section arriva en vue du fief du 3e batail- lon de la 13e DBLE, situé au-dessus de ce qui avait été le vil- lage de Ban-Hin-Lam.

Lambert et Strathmann étaient dans la même tranchée, l'un à côté de l'autre, épaule contre épaule, à quelques mètres, Legoff, Krauss et Schleipfer, plus loin, le reste des hommes, leurs armes devant eux, des chargeurs à portée de main.

La 9 compagnie occupait ses positions. Elle était compo- sée en majorité de légionnaires d'origine allemande. La plu- part avaient épousé la guerre depuis plusieurs années.

La veille, le 12 mars, le colonel de Castries avait terminé sa conférence du soir par ces mots : « Messieurs, c'est pour demain 17 heures.» Un jeune capitaine, chef du 2e bureau du camp retranché, avait estimé que cette heure était la plus propice. Or, le temps ne serait pas assez clair pour régler correctement les tirs, l'aviation ne pourrait pas intervenir si tardivement. Mais les hommes qui s'installaient dans les boyaux de terre parlaient peu des déductions faites au niveau des officiers supérieurs. L'anxiété leur nouait la gorge.

Strathmann lui, restait muet pour d'autres raisons encore. Mais lesquelles ? Lambert se le demandait tout en creusant un alvéole dans la paroi de la tranchée pour y disposer ses grenades. Il savait peu de choses sur le caporal-chef sniper.

Il était allemand, avait servi dans une division de la Luftwaffe en Russie et en France mais le sergent n'avait aucune idée quant à l'unité exacte.

— Comment s'appelle donc la grande maigre du BMC ? questionna Lambert en fixant Strathmann.

L'homme le regarda de ses yeux bleus absents sans répon- dre et se remit à nettoyer son fusil avec une vieille brosse à dents.

— N'est-elle pas surnommée la mama? reprit le sergent. — Oui, il me semble. — Lorsque je l'ai vue débarquer au mois de janvier, elle por-

tait un kai-hao rose et avait à la main un parapluie noir, l'aumô- nier en a fait une tartine ! On n'est vraiment pas aidés.

Strathmann esquissa un sourire. — C'était normal. — Normal ? Comment cela ? répliqua Lambert. En Russie,

vous deviez bien avoir vous aussi des BMC et les curés ne vous obligeaient pas à attendre la fin de la messe pour consommer ?

Dès que la conversation en arrivait à l'armée allemande et au passé du caporal-chef, celui-ci ne répondait même plus. Le sergent se mettait alors à parler de lui, de Narvik, de Bir- Hakeim, des bordels de Sidi-Bel-Abbès, mais ses souvenirs n'intéressaient pas Strathmann. Alors il continuait son récit comme pour lui-même, songeant cependant que le sniper s'était confié quelques années plus tôt sans pour autant s'étendre sur son passé.

Legoff non plus, avec ses péripéties de pêcheur breton, n'était pas écouté par Strathmann. Que Villeret soit revenu de ses pérégrinations en rapportant d'énormes miches de pain, cela non plus ne le préoccupait pas vraiment.

Tel était Strathmann, caporal-chef de la Légion étrangère, tireur d'élite.

Villeret terminait sa cinquième boîte de sardines de la jour- née lorsque le premier obus atterrit près de lui. Des éclats sif- flèrent dans l'air. Des mottes de terre retombèrent lourdement. Le souffle l'atteignit à peine. Mais l'épaisse poussière provo-

ment tourné la tête et les reflets des pâles rayons du soleil sou- lignaient l'arête de son nez, glissaient dans le creux de son visage, puis le long de la pommette.

Fasciné, Strathmann remarqua le profil parfait. Elle ne lui rappelait absolument plus la jeune Française.

Héritage sentimental subitement enseveli en un monde mysté- rieux auquel il n'appartenait plus. Peut-être était-ce simple- ment le passage du temps qui lui permettait enfin de voir Kim-Phuc telle qu'elle était vraiment.

— Où iras-tu, après ? Elle avait prononcé ces mots comme une fillette qui ne croit

pas tout à fait ce qu'elle dit, qui cherche seulement à être rassurée.

Il la regardait. Elle pointait le menton en avant, son visage reflétant un immense désespoir.

— C'est maintenant ou jamais, après, nous ne pourrons plus nous revoir.

Ce fut comme si on lui avait brutalement retiré son masque d'adulte. Les traits de Kim-Phuc parurent se figer, se contrarier, se ramasser sur eux-mêmes. Une grimace enfantine étira ses lèvres, son regard se fixa sur Strathmann avec angoisse, comme s'il eût menacé de l'emmener de force.

Puis les yeux de la Vietnamienne parurent s'abstraire, se réfugier derrière ses paupières allongées.

Il murmura son nom et, brusquement, elle se pelotonna dans ses bras. Il sentit ses larmes contre sa peau.

— Alors, es-tu décidée ? Il y eut un long silence. Elle aspira une gorgée d'air. Quand

elle répondit, sa voix était comme un murmure. — Non, toi, viens avec moi, avec les miens. Une immense lassitude accabla Strathmann. C'était comme

un cauchemar où ils n'arrêtaient pas de dire et de redire les mêmes choses pour l'éternité.

Elle se serra contre lui. Il entoura ses épaules de son bras, elle posa sa tête sur sa poitrine et ferma les yeux.

Des ordres en vietnamien. Des ordres en français. Des hommes qui se déplaçaient, l'arme au poing, à la recher-

che du contact, de l'accrochage. Les uns devant eux, les autres derrière.

Kim-Phuc se dégagea doucement de son étreinte et regarda Strathmann. Elle battit des paupières et il sentit qu'elle lut- tait désespérément contre elle-même.

— Pars, ne m'attends pas, murmura-t-elle. Strathmann resta silencieux si longtemps qu'elle se demanda

s'il avait entendu. — Tu ne pars pas ? — Non. Une détonation claqua rageusement. Kim-Phuc se serrait

frénétiquement contre le caporal-chef. D'une main il lui pro- tégeait la nuque, de l'autre il tenait maladroitement son arme.

Kim-Phuc eut l'impression d'être saisie par une force irré- sistible. Strathmann qui la tenait si fort, la protégeait de tout son corps, son visage près du sien.

Lorsque les morceaux de métal chaud s'enfoncèrent en elle, déchirant sa peau, ils pulvérisèrent ses os. Kim-Phuc eut le sentiment d'être projetée dans un puits sans fond. Des lèvres l'embrassèrent, elle ferma les yeux et la lumière explosa.

— Halte au feu. — Mao-lên. — Le FM, où est le FM ? — Grenade. — Tien-lên. — Cessez le feu. En vietnamien, en français, les ordres fusaient mais nul ne

semblait s'en préoccuper vraiment. Ils continuaient, mitrail- lant les broussailles dont la pluie de leurs balles agitait le feuil- lage, donnant l'impression à chaque instant qu'un homme s'y déplaçait.

MAS 49-56, MAT 49, PM tchèque, vieux Mauser espagnol, FM 24-29, USM I...

Une escarmouche entre soldats à la mauvaise discipline de feu; une simple escarmouche comme tant d'autres.