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- 34 - Lactarius fraxineus Romagnesi une espèce moins rare qu’on ne le suppose ! Marcel Lecomte &Jean-Pierre Legros 17 La 1 ère quinzaine de septembre a connu, en 2010, une poussée exceptionnelle dans les zones calcaires de Wallonie. Le hasard faisant merveilleusement bien les choses, nous avions choisi d’y organiser à Massembre le congrès des Russulales durant cette période, avec la participation de tous les spécialistes européens des lactaires. René Chalange nous avait déjà mis en appétit en apportant une imposante collection, originaire de la région parisienne, de ce qu’il détermine comme L. fraxineus. Puis, à quelques kilomètres du lieu du congrès, Philippe Cerclay a découvert un biotope très riche qui a fourni plusieurs dizaines d’exem- plaires de cette même espèce. Collection de Lactarius fraxineus de la région parisienne (photo R. Chalange) DESCRIPTION macroscopique Chapeau : (30-85 mm), convexe au début puis plan-déprimé ; cuticule rouge-brun, finement ruguleu- se, grasse, visqueuse (rappelant Lactarius hysginus), çà et là guttulée, avec des zonations plus ou moins marquées, plus présentes vers la marge et au centre de la dépression où se lit une sorte d’ocelle plus sombre. Lames : adnées-décurrentes, assez serrées, brunâtres pâles, fourchues et parfois crispées- anastomosées près du stipe. Stipe : (20-60 mm) cylindrique, atténué en bas ou, au contraire, légèrement dilaté ; gras, visqueux au point de glisser sous les doigts ; toujours creux, concolore au chapeau, pourvu de scrobicules plus volontiers situées dans le bas ; les pieds sont fréquemment connés par deux, et parfois même cespi- teux. Chair : moyennement ferme, concolore, un peu plus rouge vers le bas et à l’intérieur de la cavité du stipe ; lait blanc se tachant de gris-vert selon R. Chalange, car nous ne l’avons pas observé ; saveur 17 [email protected]

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Lactarius fraxineus Romagnesi une espèce moins rare qu’on ne le suppose !

Marcel Lecomte &Jean-Pierre Legros17

La 1ère quinzaine de septembre a connu, en 2010, une poussée exceptionnelle dans les zones

calcaires de Wallonie. Le hasard faisant merveilleusement bien les choses, nous avions choisi d’y organiser à Massembre le congrès des Russulales durant cette période, avec la participation de tous les spécialistes européens des lactaires. René Chalange nous avait déjà mis en appétit en apportant une imposante collection, originaire de la région parisienne, de ce qu’il détermine comme L. fraxineus. Puis, à quelques kilomètres du lieu du congrès, Philippe Cerclay a découvert un biotope très riche qui a fourni plusieurs dizaines d’exem-plaires de cette même espèce.

Collection de Lactarius fraxineus de la région parisienne (photo R. Chalange) DESCRIPTION macroscopique Chapeau : (30-85 mm), convexe au début puis plan-déprimé ; cuticule rouge-brun, finement ruguleu-se, grasse, visqueuse (rappelant Lactarius hysginus), çà et là guttulée, avec des zonations plus ou moins marquées, plus présentes vers la marge et au centre de la dépression où se lit une sorte d’ocelle plus sombre. Lames : adnées-décurrentes, assez serrées, brunâtres pâles, fourchues et parfois crispées-anastomosées près du stipe. Stipe : (20-60 mm) cylindrique, atténué en bas ou, au contraire, légèrement dilaté ; gras, visqueux au point de glisser sous les doigts ; toujours creux, concolore au chapeau, pourvu de scrobicules plus volontiers situées dans le bas ; les pieds sont fréquemment connés par deux, et parfois même cespi-teux. Chair : moyennement ferme, concolore, un peu plus rouge vers le bas et à l’intérieur de la cavité du stipe ; lait blanc se tachant de gris-vert selon R. Chalange, car nous ne l’avons pas observé ; saveur 17 [email protected]

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distinctement âcre ; à peu près inodore, mais sur des spécimens très imbus ; dans des conditions hygrométriques normales, odeur bien marquée de Lactarius quietus mêlée à celle de Lactarius hysgi-nus ; c’était particulièrement évident sur les exemplaires français.

Collection de Lactarius fraxineus de Heer-sur-Meuse, 12/09/2010 (photo J.P. Legros) Habitat : Sur sol frais, en ronds de sorcières à proximité de Quercus avec lequel il semble associé et non loin de Corylus et d’Acer, en compagnie de Lactarius chrysorrheus, Lactarius subumbonatus et Russula luteotacta ; 12/09/2010, Heer-sur-Meuse ; legavit P. Cerclay, determinavit R. Chalange, col-lection présentée aux « Journées des Russulales » organisées à Massembre du 7 au 12 septembre 2010 (herbier J.P.L. 2010006 & M.L. 201009001 & A.M.F.B.). MICROSCOPIE Spores : 6,0-7,0 x 5,0-6,0, réticulées à subréticulées, bassement ailées) Basides : 41-46 µm de long, avec stérigmates de 3-4 µm

Basides et cystides, observées dans le rouge Congo SDS (photos M. Lecomte)

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Macrocheilocystide – A gauche, observation en lumière classique, avec coloration au rouge Congo SDS – A droite, la même vue en DIC (contraste interférentiel de Nomarski) (photos M. Lecomte – Zeiss planapo 63x, 1,40) Macrocystides : allongées-clavées et appointies-mucronées, contenant une masse réfringente impor-tante ; 72-78 µm de long

Cuticule nettement gélifiée, de type ixocutis, composée d‘hyphes filamenteuses, assez espacées et entremêlées, à extrémité arrondie, sans caractères particuliers. Nous n’avons pas observé de pig-ments intra-cellulaires ; quelques traces de granulations incrustantes membranaires, peu visibles, mises en évidence à la fuchsine de Ziehl. Autres RECOLTES de REFERENCE = Paul Pirot, France ; leg. Maxime Chiaffi, forêt de Gemme (Vendée), sous Corylus et Clematis alba, 04/06/2003 = Leg. Françoise Draye, Citadelle de Namur, sous Quercus & Fagus, 05/07/2003

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Autre collection de Lactarius fraxineus de Heer-sur-Meuse, 13/09/2010, avec stipes remarquablement connés (photo J.P. Legros) = Camille et Gaby Mertens : Barvaux-sur-Ourthe, en bordure de chemin humide, sous feuillus avec notam-ment Betula ; 27/09/2006. Merlemont, = Leg. Francis Farcy, 1 exemplaire sous feuillus mêlés (Carpinus, Quer-cus et Populus tremula) : pas de Fraxinus excelsior à proximité, même lointaine ; en bord de route dans une berme amendée fréquemment par dans entretiens réguliers ; 15/09/2008 Spores observées dans le réactif de Melzer) - exemplaires récoltés à Heer-sur-Meuse

= Leg. Dominique Schott, forêt de Hague-nau (Alsace, Fran-ce), 12/10/2008 = Leg. Patrice Tanchaud (Sud de la France) : chapeau 5 cm ; odeur fruitée ; lait âcre, abondant, blanc immuable sur le mouchoir, légèrement olivâtre sur les lames ; 12/06/2008 & 13/06/2010 = Leg. René Chalange, forêt de Sénart (Essonne), France, sous feuillus (charmes, chênes, peupliers, ..) en terrain argileux ou argilo-calcaire ; une douzaine d’exem-plaires ; 07/09/2010 = Leg. Marie-Paule Vigneron, forêt de Ville-fermoy (Seine et Marne),, France, terrain argilo-calcaire ; une douzaine d’exem-plaires ; 07/09/2010

COMMENTAIRES Absent de la plupart des ouvrages généraux et même spécialisés dans ce genre, cette espèce semble rare. Camille Mertens, qui l’avait récoltée à Barvaux sur Ourthe, l’avait apportée à Herbeumont où s’est tenue la session 2006 du Congrès de la SMF. Lactarius fraxineus, créé par HENRI ROMAGNESI (1964 - voir la diagnose ci-dessous) fut probablement mal nommé puisque Fraxinus excelsior ne développe pas de mycorhizes (com. pers. de René Cha-lange). Selon J.P. Maurice, il faut distinguer les ectomycorhizes18 des endomycorhizes19. Les frênes ne développent pas d’ectomycorhizes (comme le tilleul et l’if), et que dès lors l’apparition de champi-gnons serait impossible par ce biais. La référence à F. excelsior n’est cependant pas tout à fait fortuite car le taxon affectionne les lieux humides où se retrouve volontiers le frêne. Cependant, il n’est pas

18 Les ectomycorhizes sont des associations fréquentes entre les arbres des régions tempérées (comme les Fagacées, les Pinacées ou les Bétulacées) et des champignons comme les Ascomycètes, les Basidiomycètes ou les Zygomycètes. Le cham-pignon s’associe d’abord aux racines fines à croissance déterminée, dépourvues de poils absorbants. Puis, il enveloppe la racine d’un manteau d’hyphes, appelé « manchon mycorhizien ». D'autres hyphes croissent entre les cellules dans la partie externe du parenchyme cortical, formant ainsi l'interface symbiotique ou «réseau de Hartig ». La symbiose modifie la physiono-mie de la racine mycorhizée : elle se renfle, cesse de croître et peut se ramifier de façon abondante. Les ectomycorhizes ne pénètrent pas à l'intérieur des cellules de la plante, mais entourent simplement les racines, formant un manteau de mycélium et un réseau entre les parois des cellules de la racine. 19 Les endomycorhizes arbusculaires (aussi appelées mycorhizes à vésicules et arbuscules) sont associées avec les plantes herbacées et ligneuses. Elles tirent leur nom des structures formées à l'intérieur des cellules rappelant un petit arbre. Les hyphes traversent la paroi cellulaire, mais ne pénètrent cependant pas la membrane plasmique de la cellule végétale, provo-quant une invagination de la membrane de celle-ci. Cela a pour effet d’accroître la surface de contact entre l'hyphe et la cellule de la plante et ainsi faciliter les échanges entre les deux partenaires. Ce type de mycorhize est formé uniquement par des champignons de la division des Gloméromycètes.

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tributaire des lieux humides, car on le trouve aussi dans des zones plus sèches. Pour ce qui concerne notre collection, le frêne le plus proche se trouvait à plus de vingt mètres, ce qui exclut toute associa-tion directe avec nos champignons. Sur le terrain, ce lactaire est probablement souvent confondu avec L. quietus avec lequel il partage plusieurs points communs, comme l’odeur de lierre ou de lessive chaude (même si parfois, elle est assez faible), la présence fréquente d’un « bec de lièvre » sur le bord du chapeau. Un examen attentif dissipe pourtant toute confusion possible. D’abord et surtout, le chapeau et le stipe de Lactarius fraxineus sont visqueux, gras et collants, alors que L. quietus est tout à fait sec. Ensuite, le stipe de ce dernier s’assombrit nettement vers le bas alors qu’ici il est de teinte uniforme. Encore, jusqu’à preuve du contraire, L. quietus n’est pas cespiteux cependant que notre espèce pré-sentait cet aspect tant sur la récolte de Massembre que sur les exemplaires de France. R. Chalange trouve cette espèce dans la forêt de Sénart depuis belle lurette et ce, sur plusieurs sta-tions. Originalité de cette année, les spécimens y avaient poussés en groupes cespiteux de 7 ou 8, à raison de plusieurs "touffes" sur quelques mètres carrés. Cette année, les exemplaires de la forêt de Villefermoy étaient également cespiteux ; R. Chalange connaît cet endroit depuis longtemps : la photo et la description de l’espèce, qui figurent dans la mo-nographie de Maria Teresa Basso, sont relatives à l’une de ces récoltes ; on trouve souvent l'espèce dans les allées vertes de la forêt, bordées des mêmes arbres qu’à Sénart.

Spores observées en DIC (Zeiss, 100x, 1,30 Neofluar)

DIAGNOSE : Pileo (3)-5-6,7 cm lato, cyathiformi vel alte infundibuliformi, saepe margine undata, involuta, e rufulo brunneo, in mentem L. quietum multum revocante, obscure zonato, obnubilo, udo, nec glutinoso. Stipite 2-3 x 1-1,7 cm, saepe deorsum attenuato, mox partim vel toto cavo, concolore, levi, pruinoso, circulo albido sub lamellis, raro maculato. Carne crassa, firma, rufula.· Odore debili, haud ingrato. Lacte albo, paulum acri, ope KOH non fla-vescente. Lamellis stipatis, sed crassiusculis, inaequalibus, saepe furcatis vel inter se connatis prope stipitem, longe decurrentibus, falciformibus, (2,5)-4-5 mm. latis, cremeis, vulneratis e griseo-olivaceis ope lactis. Sporis pallide cremeis. - Sporis 6,5-7,2 x 5,2-5,7 µ, globosis, cristatis réticulatis. Cystidiis fusiformibus, ope SV caeru-lescentibus, 65-75 x 7-11,5 µ. Cute filamentosa, parum gelata, sine pigmento extracellulari. Sur Fraxino excelsiore, aestate. - Typus in Herb. Romagnesi, quod tradetur ad Museum Hist. Nat. Paris, n° 62.74. Description de sa récolte, par P. Tanchaud20: Chapeau : diamètre 3,8 à 5 cm ; aspect humide et collant (comme les Pyrogalini) ; couleur brun rou-geâtre vaguement zoné et givré ; forme irrégulière avec aspect « bec de lièvre », rappelant un peu L. quietus ; bordure peu régulière. Lames : régulièrement fourchues-anastomosées près de l’attache au stipe ; présence de lamelles et de lamellules ; couleur carnée devenant orangée avec l’âge. Chair couleur blanc crème, immuable à l’air.

20 Mycologue français : [email protected]

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Montage photo de Patrice Tanchaud Pied : cylindrique, 2,6 cm de long, rose carné dans la zone d’attache avec le chapeau et devenant brun sale vers la base qui est appointie, uni, concolore au chapeau avec zone blanche au sommet sous les lames. Ecologie : arbres aux alentours dans un rayon de 10m : chêne, acacias, frênes, châtaigniers et noisetiers. Lait : blanc abondant, âcre, immuable sur mouchoir, olivâtre grisâtre sur les lames. Odeur fruitée. Microscopie : spores mesurées dans l'eau 6-7,5(8) x 5-6 µm ; basides 4-sporiques.

RÉGIS COURTECUISSE (1994) le range juste à côté de L. trivialis. HEILMANN-CLAUSEN et al. (1998) ne le mentionnent pas dans leur monographie. Bibliographie BASSO M.T., 1999 - Lactarius Pers. Volume n° 7 de Fungi Europaei, Alassio, Mykof lora, : 103-107 COURTECUISSE R., 1994 - Les champignons de France. Eclectis, n° 1547 : 338 Heilmann-Clausen J., Verbeken M., Vesterholt J., 1998 - The Genus Lactarius. Fungi of northern Eu-rope, vol. 2 ROMAGNESI H., « 1963 », publ. 1964 – Une espèce nouvelle de lactaire : Lactarius fraxineus. Bull. trim. Soc. mycol. France 79 (4) : 471-475. VERBEKEN A., FRAITURE A. & WALLEYN R., 2007 – Lactarius hysginus en L. fraxineus in België (Bijdra-gen tot de kennis van het genus Lactarius in België. (11), Sterbeeckia 27 : 43-48.