La vie quotidienne des armées d'Alexandre · G. Droysen (1833), d'Ulrich Wilcken (1931), de...

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  • LA VIE QUOTIDIENNE DES ARMÉES

    D'ALEXANDRE

  • DU MÊME AUTEUR :

    — Fonctions des cavernes crétoises, Bibliothèque des Ecoles françaises de Rome et d'Athènes, Diffusion E. de Boccard, Paris, 1964.

    — La Vie Quotidienne en Crète au temps de Minos (1500 av. J.-C.), Hachette Littérature, 3e édition, 1980 (ouvrage couronné par l'Académie française).

    — La Vie Quotidienne en Grèce au temps de la guerre de Troie (1250 av. J.-C.), Hachette Littérature, 2e édition, 1979.

    — La Vie Quotidienne des colons grecs, de la Mer Noire à l'Atlantique, au siècle de Pythagore (VIe siècle av. J.-C.), Hachette Littérature, 1978.

    — Guide Grec Antique (en collaboration avec M.-J. Gaignerot), Hachette Classiques, 1980 (3e tirage 1982).

    — Ulysse le Crétois, Arthème Fayard, 1980 (ouvrage, couronné par l'Académie française).

    — La Renaissance, P.U.F., 7e édition, 1982.

    — Henri Schliemann, Une vie d'archéologue, textes pré- sentés et commentés par Paul Faure, Ed. J.C. Gode- froy, Paris, 1982.

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    PAUL FAURE/

    LA VIE QUOTIDIENNE DES ARMÉES

    D'ALEXANDRE

    Hachette littérature

  • Document de couverture : Relief du sarcophage de Sidon, dit « d'Alexandre », représentant une bataille opposant Grecs et Perses (fin du IV' siècle av. J.-C.). Istanbul, Musée archéologique. CI. D. R.

    e Hachette, 1982.

  • A Denis Burnouf, descendant des grands orientalistes,

    mon guide et mon compagnon sur les chemins d'Asie, disparu en 1978,

    in memoriam.

  • Conventions d'écriture

    Pour ne pas utiliser des caractères grecs, cyrilliques, araméens, arabes ou de la nagari, écriture du sanskrit et des divers prakrits, il n'est recouru, ci-après, qu'à des translittérations en caractères latins. Convenons que pour les mots turcs, iraniens, afghans, uzbeks et indiens Il trans- crit le son ou.

    Les mots entrés dans l'usage courant sont gardés dans leur forme la plus commune. Exemples : Philippe, Alexan- dre, Arbèles, Aristote, Callisthène, Clitarque, Darius (pro- noncé encore aujourd'hui, en Iran, Darioush), Gaugamèles (et non Gavgomela), Xerxès (et non Khshayarshâ), un satrape (et non la forme perse kshatrapavân, « protecteur du pays »). Inversement, nous appelons « Alexandros > le conspirateur arrêté en 334, « Kratéros » l'Ami du roi, « Paurava » le roi indien vaincu en 326 (et non Porus, ni Poros), etc.

    Quand les noms propres ou communs du grec sont translittérés, le è transcrit un êta (e long), le é un epsilon (e bref). On voudra bien admettre et prononcer en consé- quence Athèna, Dèmètrios, hègèmôn (conducteur ou chef suprême), Hèphaïstion, Hèraklès, isègoria (droit égal à la parole ou liberté de parler), etc.

    Nous écrivons Amis, Cadets, Compagnons avec une majuscule, quand ces mots traduisent des titres honorifi- ques. Attention : un phalangite est un soldat de la redou- table phalange macédonienne... et non un phalangiste, ou partisan du général espagnol Franco.

  • Remerciements

    Grâces soient rendues aux deux fées qui, de leurs doigts jolis, ont transcrit et paré cet ouvrage : Mme Marie- Jeanne Gaignerot et Mme Michèle Faure.

    Mes remerciements s'adressent également à ceux de mes amis qui ont bien voulu me faire profiter de leurs judicieuses observations et de leurs critiques constructives : Albert Anger, explorateur, Lucien Basch, historien de la marine, Pierre Bize, philosophe et artiste, Jacques Mettra, diplomate, Marc Santoni, inspecteur général de l'Instruc- tion publique, Pierre Thillet, helléniste et arabisant.

  • PROLOGUE

    DU DIEU, OU DE L'HOMME ?

    Il est temps qu'on leur rende justice : ce sont bien « les petits, les obscurs, les sans-grade », comme dit Rostand (L'Aiglon, 11, 9), qui ont fait la gloire d'Alexan- dre. Il a écrit son épopée avec leur sueur, leurs souffrances et leur sang. Notre monde, aussi fatigué des héros que les héros sont fatigués, préfère au Roi des rois, fussent-ils rois du pétrole ou de l'acier, les humbles aventuriers dont la vie quotidienne constitue le champ profond de l'his- toire. Le culte de la personnalité exhale une odeur de décomposition. A la chronique des vies individuelles s'est substituée peu à peu, depuis un siècle, l'étude des civilisations ; à la vérité ponctuelle, la vérité statistique ; au masque figé des grands morts, « le piétinement sourd des légions en marche ». Nous n'en voulons pas aux pié- destaux : nous ne voulons plus de piédestaux, tout sim- plement. Comme Diogène nous cherchons des hommes, et qui ne nous masquent pas le soleil.

    Et puis, Alexandre ne manque pas de biographes, d'admirateurs, voire de thuriféraires. Pour ne pas parler de l'œuvre remaniée de Lambert le Tort, de Châteaudun, écrite vers 1170 en vers de douze syllabes et qui inspira tant d'auteurs de vers « alexandrins », il suffit de se référer dans les temps modernes aux reconstitutions de G. Droysen (1833), d'Ulrich Wilcken (1931), de William Tarn (1948-1950), de Georges Radet (1950), de C.A. Ro-

  • binson (1953), de Benoist-Méchin (1964), de P. Bamm (1969), de Peter Green (1970), de K. Kraft (1971), de Fritz Schachermeyr (1973), de R. Lane Fox (1973), des savants auteurs du tome iv de l'Histoire du peuple grec (1973), de Roger Peyrefitte (1979-1981). L'imagination y tient forcément plus de place que la certitude, le roman- tisme ou l'idéalisation s'y déploie plus que la critique ob- jective. Et quand bien même on chercherait comme K. Kraft (Der « rationale » Alexander, 1971) à mettre une logique et une nécessité dans une existence qui fut tout entière contingence et exception, on ne ferait qu'abu- ser des trop rares documents qu'on possède. Faute d'éta- lons véritables, chaque auteur est contraint, quoi qu'il en pense, d'inventer, de suppléer, de mesurer la grandeur d'Alexandre à sa propre mesure, bref de lui filer une destinée, de la tisser de laine grecque, de lin d'Egypte et de coton indien.

    Un personnage ambigu

    Que m'importe, après tout, qu'Alexandre III de Ma- cédoine (356-323 av. J.-C.) fût un être surhumain, un génie, pour ne pas dire un Dionysos incarné, un « dieu invaincu » comme il a fini par se faire appeler officielle- ment en 325 av. J.-C., ou qu'il fût dès son avènement une brute sanguinaire, puis un tyran grisé par le succès, les flatteries et l'abus du vin rouge, un héros descendant d'Hèraklès et d'Achille, un visionnaire ou un demi-fou dont les excès ont précipité la fin, à l'âge de trente-deux ans ? De son vivant, et pendant vingt ans au moins après sa mort, il eut ses admirateurs et ses détracteurs, aussi passionnés les uns que les autres. Tant de complots ourdis contre sa personne, tant de soulèvements en Europe et en Asie correspondent bien à quelque haine justifiée. Plus de la moitié des Grecs le détestaient, quand ils ne prenaient pas les armes ouvertement contre ses officiers ou ses créatures. En Macédoine même, Kassandros, son

  • successeur, fit exécuter la mère, la femme, le fils d'Alexan- dre sans provoquer le moindre désordre entre 315 et 310. Disons que le « fils de Zeus Ammon », le « dieu » Alexandre n'avait pas laissé un bon souvenir dans son propre pays : la publication de documents officiels par la nouvelle dynastie de Macédoine, pages é'Êphémérides ou Lettres personnelles, reste ce que l'on a de plus révé- lateur et de plus accablant pour sa mémoire. Un philo- sophe comme Théophraste, un homme de science comme Ératosthène, un historien comme Timée rejoignent un polémiste comme Démosthène dans son mépris. Mais j'avoue n'être pas tenté non plus par une synthèse du meilleur et du pire, par la grisaille ou les demi-teintes. Je les trouve aussi fausses que le parti pris. L'ambiguïté du personnage ne m'intéresse pas.

    Les sources

    Point d'étude sur Alexandre, depuis le XVIIIe siècle, qui ne commence par une critique des sources de son his- toire, tant on a peur de se laisser prendre au piège du dieu omniscient et omniprésent, « maître souverain de l'univers », kosmokratôr, un mythe entretenu par les ado- rateurs de son idole et de son sarcophage de pierre, puis de son cercueil de cristal, à Alexandrie d'Égypte. Car si l'on met à part les très rares documents iconographiques que nous fournissent la statuaire et la peinture officielles avec le monnayage des États, si l'on reste très réservé sur l'interprétation à donner aux flatteuses inscriptions éma- nant des cités grecques ou des sanctuaires, si l'on ne tient pas compte, en raison de leur partialité, de la correspon- dance souvent apocryphe des chefs d'État et des diatribes des orateurs attiques, bref à l'exception d'un très petit nombre de matériaux contemporains d'Alexandre, toute notre information repose sur trois sortes d'ouvrages conçus, réalisés et publiés à Alexandrie d'Egypte après la mort du conquérant.

  • 1) L'Histoire des campagnes d'Alexandre en douze volumes, que le philosophe et moraliste Kleitarkhos de Colophon, puis d'Alexandrie, celui que l'on nomme en France Clitarque, a rédigée et publiée entre 320 et 300 av. J.-C. Toutes les biographies que nous possédons en dérivent : celles de Diodore, au XVIIe livre de sa Biblio- thèque historique (entre 54 et 36 av. J.-C.) ; celle de Trogue-Pompée (entre 20 et 2 av. J.-C. ; résumé en latin par Justin, Histoires philippiques, livres XI et xii, au m* siècle) ; celle de Quinte-Curce (Historiae Alexandri Magni, 1. iii-x, entre 41 et 50 ap. J.-C.) ; celles aussi de Plu- tarque (Vies parallèles d'Alexandre et de César et De Alexandri Magni Fortuna, au début du il6 siècle) ; et celles enfin du Résumé des exploits d'Alexandre et du Livre de sa mort (IVe ou ve siècle de notre ère : c'est ce qu'on appelle l'Epitomè de Metz). Ces cinq biographes présen- tent les faits non seulement dans le même ordre, mais encore dans le même esprit et parfois dans les mêmes termes. Et même si des auteurs comme Plutarque recou- rent à des ouvrages complémentaires tels que ceux de Kharès ou de Satyros, ils restent dans la tradition anec- dotique, voire édifiante, moralisatrice, d'un modèle qui faisait la part la plus belle au merveilleux ou à l'émerveil- lement. Cette œuvre perdue de Clitarque, si souvent men- tionnée et résumée, constitue ce que l'érudition appelle depuis un siècle la Vulgate de la Vie d'Alexandre.

    2) Les Mémoires du roi d'Égypte, Ptolémée Sôter (le « Sauveur » , fils de Lagos, l'officier même dont on disait qu'il avait sauvé Alexandre et qui convoya sa momie depuis Babylone jusqu'à Memphis, en attendant de l'ins- taller au centre d'Alexandrie. Par cet acte et dans ses Mémoires, publiés vers 285-283 av. J.-C., il entendait se faire passer pour le digne successeur du dieu défunt. Ces Mémoires, confrontés à ceux d'Aristoboulos de Macé- doine, autre témoin oculaire écrivant vers la fin de sa vie (entre 305 et 300 av. J.-C.), servent de source princi- pale à l'Anabase, ou Montée (vers la haute Asie), d'Ar- rien de Nicomédie vers 150 ap. J.-C. La critique mo-

  • deme, friande de récits authentiquement historiques, atta- che plus de prix à ces témoignages d'officiers, compagnons et amis d'Alexandre, qu'à toutes les biographies précédem- ment énumérées ; surtout quand ils s'en écartent large- ment. Aristoboulos, par exemple, donne une explication rationnelle à l'histoire bien connue du nœud gordien. Ptolémée et lui s'appuient sur les communiqués et jour- naux officiels, sur les documents d'état-major, publiés par Eumène de Cardie, secrétaire d'Alexandre. Mais qui ne voit que l'amitié, l'intérêt, la passion politique ont solli- cité les faits, par prédilection ou prétérition, dans le sens égyptien ? L'Alexandre qu'ils nous présentent est avant tout fils d'Ammon, dieu d'Égypte, comme Ptolémée lui- même l'était devenu.

    3) Le Roman d'Alexandre, faussement attribué à Callisthène d'Olynthe, historiographe de l'expédition d'Asie condamné à mort en 327. On sait qu'en réalité cette œuvre de fantaisie, qui devait inspirer pendant plus de mille ans la poésie et les récits d'aventures du monde occidental, est un recueil de légendes diverses, grecques, orientales et africaines, circulant en Égypte au milieu du Ille siècle ap. J.-C., mais dont plusieurs remontent cer- tainement à l'époque alexandrine et recoupent plus ou moins des faits de culture, consignés jadis par le véritable Callisthène. Les historiens des données positives consi- dèrent le Roman d'Alexandre comme inutilisable. Les historiens des idées et les ethnologues, en revanche, s'y intéressent de plus en plus. Souvent, le héros ou plutôt l'idée qu'on se fait d'une vie hors de pair sont plus révé- lateurs d'une civilisation que l'histoire même. Chaque époque, en chaque pays, peint son héros à son image. Le Roman d'Alexandre en dit plus sur les admirateurs ou les sectateurs égyptiens et africains du conquérant que sur le héros lui-même.

    Naturellement, des renseignements restent toujours à glaner dans les fragments, souvent misérables, des quel- que quarante narrateurs et mémorialistes antiques que nous citent un historien comme Polybe au ne siècle av.

  • LA MACÉDOINE A LA MORT DE PHILIPPE I I ( 3 3 6 av . J . - C . )

  • J.-C., un géographe tel que Strabon au début de notre ère, un conférencier comme Lucien de Samosate au second siècle, ou des compilateurs comme Polyen au n€ ou Athé- née au 111e siècle ap. J.-C. Et quand nous regarderons vivre les marins de la flotte, il est bien certain que nous devrons les apercevoir à travers les ouvrages d'Arrien et les fragments encore disponibles de Néarque, d'Onèsicrite, de Mégasthénès et d'Ératosthène. Mais pour l'armée de terre, à laquelle des trois grandes sources alexandrines ci-dessus distinguées allons-nous donner la préférence ? A la Vulgate, si peu critique ? Aux Mémoires de Ptolémée et d'Aristoboulos, si bien conçus pour les chefs d'État ? Au Roman d'Alexandre, surchargé de merveilleux? De- vrons-nous tenter de les concilier, alors qu'ils divergent sur tant de points, ou ne retenir que les passages où les auteurs paraissent d'accord ? Franchement, il ne resterait pas grand-chose de cette confrontation. Devrons-nous plutôt sélectionner, dans chaque récit, le plus vraisem- blable, le plus probable, le mieux confirmé par les scien- ces annexes ? Autrement dit, refaire une expédition de cabinet avec des cartes d'état-major comme n'en possé- dèrent jamais les Anciens ? Peine perdue et que tant d'autres auront perdue avant nous. Car si l'homme nous intéresse vraiment plus que le dieu, j'entends l'homme de la troupe, celui qui parcourut à pied 18 000 kilomètres pour construire un empire éphémère et en rêver le reste de ses jours, c'est aux auteurs qui nous ont parlé de cet homme-là, de ses peines et de son émerveillement que nous devons nous adresser : non aux stratèges, aux poli- tiques, ni aux prêtres, mais aux narrateurs qui, héritiers de l'enseignement de Protagoras d'Abdère (480-410 av. J.-C.), pensaient et répétaient : « L'homme est la mesure de toutes choses, aussi bien de leur réalité que de leur irréalité. Des dieux, je ne puis rien savoir, ni s'ils exis- tent, ni s'ils n'existent pas, ni s'ils ne sont qu'apparence. Ils échappent à toute perception et la vie humaine passe si vite ! > Faut-il opter ? Nous choisirons de suivre les récits de la Vulgate chaque fois qu'ils oublieront le dieu

  • pour ne traiter que des hommes. Quitte à nous adresser aux autres témoins, quand ils nous apporteront des détails précis et concrets sur la vie, sur l'âme de la troupe : à Clitarque plutôt qu'à Ptolémée.

    Clitarque

    La comparaison méticuleuse des cinq textes de la Vulgate permet d'entrevoir les sources de l'ouvrage de Clitarque et aussi d'en reconstituer le plan. Fils de l'his- torien Dinon de Colophon, élève du rhéteur Aristote de Cyrène, qui paraît bien l'avoir formé à Athènes, et du dialecticien Stilpon de Mégare, Citarque était trop jeune en 334 pour accompagner le corps expéditionnaire à tra- vers l'Asie. Mais il avait acquis parmi les intellectuels d'Athènes, disciples de Platon, d'Aristote et de Diogène, une curiosité d'ethnographe et de naturaliste, de collec- tionneur et d'érudit qui ressemble fort à celle de Théo- phraste le péripatéticien. Son Histoire des campagnes d'Alexandre, en treize livres (?), commencée à Athènes vers 320 et achevée à Alexandrie d'Égypte vingt ans plus tard, se présentait comme une somme : récits de vétérans et de mercenaires grecs ou macédoniens, relations d'ambas- sadeurs, lettres circulant sous le nom des souverains, « Li- vres blancs » publiés par les chancelleries, Notes de l'his- toriographe officiel Callisthène d'Olynthe, rédigées jusque vers 329, ouvrages perdus d'Anaximène de Lampsaque et de Polyclète de Larissa, juxtaposés comme autant de témoignages divers, faisaient que l'œuvre de Clitarque n'entrait dans aucune des catégories littéraires alors connues. C'était à la fois une série de discours, de sujets de drames, et de romans. Cicéron l'a caractérisée en deux adverbes : « rhetorice et tragice » (Brutus, 43). Mais elle était encore au programme des études littéraires à Rome un siècle après Cicéron. L'auteur manquait de critique ; on lui reprochait de l'emphase, de la fantaisie ; mais tous puisaient en lui en raison de sa vie, de son allant et de

  • sa prédilection pour l'unique, pour l'irremplaçable : la tradition orale. « Cette œuvre vite célèbre, écrit Paul Gou- kowsky, n'était donc pas un modèle d'objectivité, comme les critiques anciens l'ont d'ailleurs reconnu. Mais, dans la mesure où ils contribuèrent à son succès, les défauts du livre en font un document très représentatif des senti- ments les plus répandus dans le public (Essai sur les origines du mythe d'Alexandre, Nancy, 1978, p. 136). Et d'une manière assez paradoxale, il se trouve aujourd'hui que l'œuvre la moins historique paraît la plus humaine et la plus vraie. Si nous en ôtons tout ce que la figure et la vie personnelle d'Alexandre ont de légendaire, alors l'état d'esprit de ses fidèles et leurs aventures morales offrent les plus grandes chances d'avoir été les mieux éclairés, et cela d'autant mieux que Clitarque passait auprès des Anciens pour un adroit et éloquent orateur. En tout cas, tous les discours prêtés aux personnages avaient été soi- gneusement et amoureusement refaits.

    Les douze volumes présumés de l ''Histoire des cam- pagnes d'Alexandre en Afrique, en Asie et dans l'Inde devaient se présenter comme des annales. Chaque livre correspondait en principe à une campagne débutant au printemps et se terminant quand l'armée prenait ses quar- tiers d'hiver. Si nous laissons de côté les campagnes du tout jeune souverain qui veut assurer ses arrières dans la péninsule balkanique entre septembre 336, date de son avènement, et novembre 335, date des fêtes triomphales célébrées à Dion en l'honneur de Zeus Olympien, il lui aura fallu douze ans pleins pour atteindre les frontières orientales de l'empire perse, et disparaître. Afin de donner un cadre chronologique à ce qui va être analysé et dé- peint, voici dans quel ordre probable se succédaient les événements.

  • Chronologie des événements

    I. Année 334. Au début du printemps, l'état-major macédonien, la phalange et la cavalerie d'élite quittent Pella, la capitale, pour Amphipolis où se sont rassemblés les contingents thraces et péoniens avec l'armée et la flotte panhelléniques, et ils se rendent tous, en vingt jours, de là à Sestos, franchissent les Dardanelles, retrouvent près d'Abydos les troupes macédoniennes de Kallas, et anéantissent au mois de daisios (mai) sur les bords du Granique les mercenaires grecs et asiatiques des satrapes, commandés par Memnon de Rhodes. Le satrape Mithrè- nès livre les citadelles et les trésors de Sardes. A marches forcées l'armée occupe les côtes d'Ionie, de Carie, de Lycie et libère les villes des garnisons étrangères. Milet, Halicarnasse, Termessos doivent subir des sièges remar- quables. Alexandre est reconnu roi de l'Asie au Lètôon, près de Xanthos de Lycie. La troupe passe l'hiver sur les côtes de Lycie et de Pamphylie. Un complot d'Alexandros le Lynceste, gendre du régent de Macédoine, se trouve dénoncé et déjoué.

    II. Année 333. L'armée s'assure des passages de Pisidie en Phrygie et opère sa jonction en été avec les troupes de Parménion à Gordion, à 75 kilomètres à l'ouest de l'actuelle Ankara (histoire merveilleuse du noeud gordien). Cependant le roi de Perse, Darius III Codoman, rassemble une grande armée à Babylone et fait mouve- ment vers la Cilicie et le golfe d'Alexandrette. Chios et les villes de Lesbos se rallient aux Perses, mais par bon- heur le chef des mercenaires grecs du Grand Roi, Mem- non, meurt subitement. L'armée macédonienne passe les Portes ciliciennes et le roi Alexandre tombe malade. Il guérit miraculeusement. En novembre, les Macédoniens et leurs alliés remportent la victoire d'Issos, s'emparent de la famille de Darius qu'Alexandre traite magnifique-

  • ment, mais dont ils pillent le camp. Ils s'installent dans la Syrie du Nord et se saisissent du trésor de Damas. Les rois de Chypre se soumettent aux vainqueurs.

    III. Année 332. Reprenant sa marche en direction de l'Égypte, l'armée reçoit la soumission de la plupart des villes phéniciennes mais doit faire le siège de Tyr (février-août) et de Gaza (septembre-novembre), double occasion d'exploits mémorables. Cependant, les satrapes perses contre-attaquent à Milet, Chios, Andros et Siph- nos, les Athéniens s'emparent de Mitylène, à Lesbos, et Aristomènès de Phères tente de reconquérir les Darda- nelles. Amyntas est envoyé avec dix trières en Macédoine pour lever de nouvelles troupes. A la fin de l'année, les soldats d'Alexandre atteignent Memphis, en Égypte, via Péluse, et sont accueillis en libérateurs par le clergé égyptien.

    IV. Année 331. Au début de janvier, le roi et ses vétérans descendent le bras occidental du delta du Nil

    et font halte sur le site de la future Alexandrie, près de Rhakotis. En février, pendant dix jours, avec une poignée de compagnons, Alexandre traverse à cheval 250 kilo- mètres de déserts entre Mersa Matruh et l'oasis de Siwah, où les prêtres le déclarent fils du dieu Ammon. Une ambassade des Grecs de Cyrène, capitale de la Libye, lui apporte une couronne et de riches présents. Les pèlerins regagnent Memphis par la dépression de Qattara, puis règlent toutes les affaires d'Égypte. Alexandrie est décla- rée fondée le 25 du mois tybi (7 avril du calendrier ro- main ; en réalité, le 20 janvier de notre calendrier). A la fin de mars, l'armée quitte Memphis, repasse à Tyr et célèbre de grandes fêtes. Le roi Darius envoie à Alexandre de nouvelles ambassades dans l'espoir de parvenir à un accord. Les Grecs organisent pour la femme de Darius de magnifiques funérailles et rejettent toutes les propositions de paix. Darius ayant fait rassembler et équiper une armée encore plus formidable, Mazaios est chargé de garder le passage de l'Euphrate à Thapsaka (Jérablus, au nord

  • de la Syrie), mais s'enfuit (juillet 331). L'armée grecque passe le Tigre lors d'une éclipse totale de lune dans la nuit du 20 au 21 septembre au gué de Jezirat (Cizré) à 160 kilomètres au nord-ouest de l'actuelle Mossoul. Elle

    remporte, le 1er octobre, une grande victoire dans la plaine de Gaugamèles à 27 kilomètres au nord de l'antique Ninive : c'est la bataille dite d'Arbèles (Irbil, en Iraq). En novembre, après 400 kilomètres de marche, elle se repose à Babylone et dans la Sittacène : quatre mois de quartiers d'hiver. Les soldats sont récompensés et l'armée réorganisée. Alexandre sacrifie au dieu de Babylone, Mardouk.

    V. Année 330. Les Macédoniens et les Grecs s'em-

    parent de Suse, de Persépolis, d'Ecbatane, capitales des rois de Perse, et des trésors royaux. Le 25 avril, le palais de Persépolis est incendié à l'instigation de la courtisane Thaïs « pour venger la ville d'Athènes des crimes commis par Xerxès » en 480 av. J.-C. L'élite de l'armée s'élance, le 9 juin, d'Ecbatane à la poursuite de Darius et de ses mercenaires et découvre le roi assassiné par ordre du satrape Bessos à 30 kilomètres à l'ouest de Damghan (320 km à l'est de Téhéran), au début du mois de juillet. Alexandre, devenu roi de Perse, accorde des funérailles solennelles à Darius et adopte les usages perses. On se prosternera désormais devant lui. Première mutinerie des troupes. Il démobilise ses alliés grecs, mais ordonne de former à la grecque des soldats orientaux. Promenade militaire en Hyrcanie (actuel Gurgan, au nord de l'Iran), puis chez les Mardes au sud de la mer Caspienne, où le roi Alexandre aurait rencontré Thalestris, reine des Ama- zones. Enlèvement et rançon du cheval Bucéphale. Quit- tant Hékatompylaï (en Parthyène, vers Sharoud), l'armée traverse l'Arie révoltée (de Susia, près de Méched en Iran, à Hérat en Afghanistan), la Drangiane, le pays des Arias- pes (nord du lac de Zarangae), l'Arachosie (vers Kan- dahar). En octobre, à Prophtasia (actuelle Farah), est dénoncé et puni de mort le complot dit de Philotas ; Par-

  • ménion, son père, est exécuté à Ecbatane. A la fin de novembre, les troupes épuisées parviennent aux confins des monts Paropanisades (Koh-i-Baba, 5 143 m) et sont, au milieu de décembre, à Ortospana, près de l'actuelle Kaboul. A 70 kilomètres au nord, entre Begram et Cha- rikar, elles fondent Alexandrie « du Caucase », au pied de l'Hindou Koush.

    VI. Année 329. Au moment de la fonte des neiges, les restes de l'armée traversent péniblement le massif de l'Hindou Koush, aperçoivent la grotte de Prométhée et de son vautour (en réalité au Gandhara ?), entrent dans Aornos (Tashkurgan) et dans Bactres (près de Balkh, l'ac- tuelle Wazirabad, dans le Nord de l'Afghanistan), passent en été le cours enflé de l'Oxos (Amou Daria), un peu en aval de Tarmita (Termez), et fondent Alexandrie de l'Oxos pour garder le passage du fleuve. Elles poursuivent le satrape Bessos en Sogdiane (Uzbekistan actuel). Il est capturé en août par un détachement de Ptolémée dans la steppe de Karchi (Kashkadarjinsk). Marchant au nord- est de Samarcande à la rencontre des Scythes, l'armée traverse l'Iaxarte (Syr Daria) et fonde Alexandria Eskhatè (actuelle Leninabad, au sud de Tashkent) et six forte- resses. Elle massacre un grand nombre de Sogdiens ré- voltés et châtie les Bactriens. Elle hiverne à Bactres où

    s'instruit le procès de Bessos, le régicide.

    VII. Année 328. Pour la troisième fois, les Sog- diens se soulèvent. A la fin de l'hiver, un détachement d'élite s'empare de la forteresse d'Arimazès (Bajsun, à 20 km à l'est de Derbent en Uzbekistan, et à environ 120 km au nord de Termez). Dans la Pareitacène, Alexandre obtient la reddition de la Roche de Khoriènès, occupée par Sisimithrès à Koh-i-Nor, sur le bord du Vachsh, à 80 kilomètres au sud-est de Dushambé (Stalina- bad). L'armée passe l'été en campagnes diverses dans les monts de l'Alaï et dans la vallée du Zeravsan (antique Po- lytimètos) jusqu'à Boukhara (antique Sogdiania). En juillet, Bessos, livré à la famille de Darius, est supplicié. A Mara-

  • kanda (Samarcande), en automne, au cours d'une beu- verie, Alexandre tue son frère de lait et ami, Kleitos le Noir. Son conseiller, le philosophe Callisthène, sera exé- cuté secrètement, en prison, dans l'été de 327. L'armée prend ses quartiers d'hiver à Nautaka (Sachris'abz, à 70 km au sud de Samarcande), tandis qu'Alexandre se prépare à envahir l'Inde.

    VIII. Année 327. Au printemps, le roi épouse Roxane (« Joli Visage »), fille d'Oxyartes, seigneur perse de Bactriane, à Bactres (près de Balkh, à 336 km au nord- ouest de Kaboul), et encourage les unions des Occiden- taux et des femmes d'Orient. Il ordonne de recruter 30 000 jeunes hommes dans les hautes satrapies. Aristote écrit à Alexandre. Vaine conspiration d'Hermolaos et de quelques pages. L'armée, grossie de contingents orientaux et forte de 120 000 hommes de pied et de 15 000 che- vaux, descend le long de la rivière de Kaboul, franchit la passe de Khaïber et se scinde. La colonne d'Alexandre extermine ou soumet les populations montagnardes du nord du Pakistan : Aspasiens, Gouraiens, Assacènes, et s'empare de places formidables comme Massaka. La prise d'Aornos (Avarana, le Fort), c'est-à-dire Pir Sar d'Ohind, permet de franchir le cours de l'Indus. Omphis, rajah du Taxila (Bhîr), à l'ouest d'Islamabad, accueille magnifiquement les vainqueurs ; il est maintenu à la tête de ses États.

    EX. Année 326. Alliés aux troupes du rajah, les soldats d'Alexandre, d'Hèphaistion et de Perdikkas met- tent en déroute les éléphants et les fantassins du roi indien Poros (en sanskrit, Paurava) vers Jhelum, au bord de l'Hydaspe, et fondent Nikaia et Boukephalia. Ils conquièrent le pays de Sopeïthès. En septembre, ils refu- sent d'aller au-delà du Bias, affluent du Sutlej (antique Hyphase) et ils érigent douze autels aux dieux olympiens près de Lahore (Nord-Pakistan). En automne, expédi- tions contre les Sibiens, les Malliens et les Oxydraques soulevés par les brahmanes. Le roi, blessé par une flèche,

  • tombe malade. Campement vers Multan et construction d'une flottille permettant d'atteindre, sept mois plus tard, l'océan Indien.

    X. Année 325. Descente de l'Hydaspe et de l'Indus. Au début de l'année, est fondée Alexandrie des Sogdes (ou de l'Indus), vers Rajanpur. Au printemps, l'armée et la flotte séjournent à Pattala (vers Haïderabad) où un port et des chantiers navals sont ouverts. Campagne contre les Orites et fondation d'un autre « Port d'Alexan-

    dre > près de l'actuelle Karachi. Les troupes de Kratéros reviennent en Perse par le Nord (Mahorta, Kandahar, Beste et le cours de l'Hilmand). Les troupes d'Alexandre, par le Sud traversent les déserts de Gédrosie (Belout- chistan) et de Maka (Makran), en été et en automne, avec les plus grandes peines. Elles se refont à Paura (Bam- pour) et à Salmous (Khanu). La flotte confiée à Néarque quitte l'embouchure de l'Indus pour le golfe Persique à la fin de l'été, en raison de la mousson. Fondation d'une nouvelle Alexandrie au nord du détroit d'Ormouz. Les

    soldats de Kratéros et d'Alexandre font leur jonction vers Shiraz, au mois de novembre. Grand défilé bachique. Plusieurs satrapes sont exécutés ou destitués par ordre du roi.

    XI. Année 324. Via Persépolis, les restes de l'armée arrivent à Suse et célèbrent les noces de dix mille Occi-

    dentaux avec des Asiatiques. Alexandre, déjà marié à Roxane, épouse en mars deux princesses perses, Parysatis, fille d'Artaxerxès III, et Barsine-Stateira, fille aînée de Darius III. Il fait incorporer trente mille jeunes Orien- taux équipés et formés à la macédonienne. Il accorde des bourses d'études à dix mille jeunes épigones. Il crée une cinquième hipparchie (régiment de cavalerie) qu'il confie à Hystaspès, un noble Bactrien. Il paie les dettes des Macédoniens les plus âgés et les congédie. Un décret pré- paré à Suse au printemps de 324 ordonne aux cités grec- ques de rappeler leurs exilés politiques dans un esprit de concorde. Elles sont, en outre, invitées par une circulaire

  • (diatagma) à instituer un culte en l'honneur d'Alexandre, « dieu invincible ». Harpale, gouverneur de Babylone, s'enfuit avec ses propres mercenaires et emporte le trésor royal en Grèce. En août, les soldats macédoniens se muti- nent à Suse et à Opis. Exécution sommaire des meneurs. En novembre, à Ecbatane de Médie, au cours de grandes beuveries, Hèphaïstion meurt. Le roi, inconsolable, or- donne à tous les peuples de l'Asie de prendre le deuil comme à la mort du Grand Roi et il lui fait préparer des funérailles de héros.

    XII. Année 323. Des opérations d'extermination sont menées contre les Cosséens (Kassites du massif du Zagros et du Louristan). Malgré l'avis des devins et de Néarque, revenu de l'Inde, le roi s'installe au printemps à Baby- lone et y reçoit de nombreuses ambassades des peuples de l'Occident. Il dépense des sommes énormes pour les funérailles d'Hèphaïstion. Les dix mille recrues de Macé- doine ne venant pas, il réussit à mettre sur pied une pha- lange perse encadrée par les Macédoniens et il projette diverses expéditions terrestres et navales contre l'Arabie, pays de l'encens et la myrrhe, et en Méditerranée contre les Carthaginois et leurs colonies. A la suite d'une orgie en l'honneur de Dionysos, Alexandre meurt après dix jours de fièvre, le 28 du mois daisios (10 juin 323) à l'âge de 32 ans et 8 mois. Son corps embaumé est ramené en grande pompe en Égypte par Ptolémée, fils de Lagos. Il repose dans un petit mausolée, à l'est de l'agora d'Alexandrie, au lieu-dit le Sôma (« le Corps *>). Clitar- que, le narrateur qui est à l'origine de la Vulgate, recueille les rumeurs répandues par Olympias, mère d'Alexandre, vers 317, selon laquelle le roi aurait été empoisonné à l'instigation du régent Antipatros, stratège de Macédoine. L'armée en deuil ne tarde pas à se diviser. Les soldats suivent leurs généraux qui se taillent chacun un royaume dans les dépouilles du défunt maître de l'Asie.

  • L'âme de l'expédition

    Si, féru d'histoire au sens moderne du mot, on désire situer dans le temps et dans l'espace des aventures et des événements que les auteurs ne situaient que dans la durée et le mouvement — douze ans de marches, de luttes et de passions, quelle plénitude ! — on se repor- tera sans cesse au résumé ci-dessus et à la carte. Deux siècles de critique érudite ont permis de fixer les lieux et les dates, de corriger les noms et les données. Mais pour saisir l'insaisissable, je veux dire l'esprit, l'âme de l'expé- dition, il nous faut nous adresser à d'autres qu'aux histo- riens : aux moralistes, aux ethnologues, aux hommes d'af- faires, aux commerçants qui accompagnaient la Grande Armée, aux explorateurs et aventuriers des temps moder- nes qui ont refait le chemin. J'avoue avoir été un de ceux- là, au temps de ma jeunesse. Jamais, au grand jamais, je n'aurais soupçonné ce qu'il a fallu à ces hommes et à ces femmes, épouses ou concubines, de volonté et de simple endurance, si je n'avais traversé au cœur de l'été les déserts sans fin de l'Anatolie, de la Syrie et de l'Iran, si je n'avais franchi à pied des chaînes de montagnes plus hautes que notre petit mont Blanc, passé par les Portes de fer, les Portes ciliciennes, les Portes persiques, les Portes caspiennes, par les cols sublimes qui mettent en commu- nication les steppes de l'Asie centrale et les hautes vallées du Pakistan, si je n'avais vu des montagnes de cuivre sous leur chapeau de fer et des minerais qui donnent à rêver, et le thermomètre montant au soleil à 80 degrés et s'abais- sant, certaines nuits, dans la montagne, vertigineusement au-dessous de zéro. Je ne veux pas chanter un hymne au corps humain, ni à la grandeur des anciens Perses qui dominaient ce monde-là. Je cherche seulement à entrevoir ce qui pouvait animer les conquérants. Et de même que Nikos Kazantzakis écrivait : « Pour comprendre la Grèce antique, sa pensée, son art, ses dieux, il n'existe qu'un

  • point de départ : la terre, la pierre, l'eau, l'air de la Grèce », j'oserais dire que, pour comprendre le corps expéditionnaire de Macédoine et de Grèce, il n'existe qu'un point d'arrivée : l'empire qu'il se proposait.

    Officiellement, le chef suprême (hègèmôn), le « conducteur » (on pensait alors en termes d'hégémonie) qui s'était imposé à la Ligue des peuples grecs, en octo- bre 336 av. J.-C., se prévalait de deux raisons pour envahir l'empire perse : libérer les Grecs d'Asie du joug du Grand Roi, venger la Macédoine et la Grèce des invasions et des atrocités de 490 et 480 av. J.-C. Bref, la guerre était présentée comme une sorte de croisade natio- nale et comme un acte de représailles. Prétextes que tout cela ! La réalité était tout à fait différente. En 328, l'histo- riographe de l'expédition, Callisthène d'Olynthe, recon- naissait tout haut ce que les officiers de l'état-major macédonien pensaient tout bas : « Je te demande, Alexan- dre, de te souvenir de la mission dont la Grèce t'a chargé en te confiant toute cette armée : annexer l'Asie à la Grèce » (Arrien, Anabase, iv, 11, 7). Et nous, de notre côté, nous devons nous souvenir que la Macédoine, na- tion de proie, était, depuis une centaine d'années, un État féodal en pleine expansion et que toutes les popula- tions des Balkans constituaient alors ce que les sociolo- gues appellent des nomades en voie de sédentarisation. Précédés de leurs troupeaux de chevaux, de bovidés et de moutons, ou plutôt poussés par eux, la plupart cher- chaient de nouveaux pâturages. De leur côté, pour résou- dre le double problème de l'excès des naissances et du défaut de terres, des philosophes comme Platon et Aris- tote, des littérateurs comme Isocrate et Callisthène pous- saient à la colonisation, c'est-à-dire à l'implantation des Grecs sur les sols encore libres de l'Égypte et du Moyen- Orient, qu'on disait d'une richesse prodigieuse. Des commerçants, des artistes, des médecins grecs installés auprès des satrapes d'Asie et d'Afrique faisaient fortune et entretenaient dans l'esprit des Occidentaux le mirage d'un Orient de luxe et de volupté. Nous vivons encore

  • de ces fables. Les émirs ont simplement pris le relais des potentats d'Asie, comme les Mille et Une Nuits ont remplacé au XVIIIe siècle, dans la culture de l'Europe, le Roman (médiéval) d'Alexandre. En fait, la finalité cons- ciente ou inconsciente de l'expédition de l'an 334 av. J.-C., la visée ultime d'une guerre dont ne voulaient ni Sparte ni Athènes mais que préparait méthodiquement, depuis vingt ans, la monarchie macédonienne, c'était la conquête. Aristote, qui avait vécu cinq ans en Asie Mineure avant de devenir le conseiller de Philippe et de surveiller l'édu- cation d'Alexandre, l'a dit en propres termes dans sa Politique (v, 10, 7-8) : « L'acquisition de terres est la fonction primordiale de la monarchie macédonienne. » Roi généreux comme son père, Alexandre répétait qu'il appartenait à un roi de faire du bien... et d'entendre dire du mal de lui (Plutarque, Vie d'Alexandre, 41, 2).

    Facteurs moraux

    Et puis, il faut faire valoir aussi des facteurs moraux pour expliquer cette ruée des peuples balkaniques, des Dardanelles jusqu'à l'Inde. Analysant à son habitude les causes profondes de la guerre contre les Perses, Polybe, vers 150 av. J.-C., alléguait la conscience qu'avait Philippe de Macédoine (356-336) de sa propre valeur et de celle des Macédoniens en matière militaire, face à la lâcheté et à la mollesse des Perses ; il rappelait que dix mille merce- naires grecs avaient pu faire retraite avec Xénophon à travers l'Asie Mineure depuis les bords de l'Euphrate entre 401 et 399 ; il rappelait l'expédition facile du Spar- tiate Agésilas dans les satrapies de Tissapherne et de Pharnabaze en 396. Il aurait pu ajouter que le même roi Philippe avait préparé la campagne de son fils en envoyant en 337 ses meilleurs généraux, Parménion et Attalos, avec 10 000 hommes, pour s'emparer des Détroits. Il ne voulait voir qu'un prétexte (prophasis) dans l'importance et la beauté des récompenses que Philippe comptait tirer de la

  • guerre (Histoires, III, 6, 9-14). Nul doute qu'il fallut beau- coup de courage et de ténacité à ce petit peuple pour entre- prendre et pour réussir.

    D'autres ont mis en avant l'ardente curiosité des compagnons d'Alexandre et leur sympathie envers les peuples qu'ils découvraient. Effectivement, on demeure stupéfait quand on considère la liste des Grecs illustres passés au service des Perses depuis le début des guerres médiques : Hippias, tyran d'Athènes, et Dèmarate, roi de Sparte, reçus en rois à la cour de Suse ; Miltiade, géné- ral de l'armée perse avant Marathon, puis tyran de la Chersonèse, province perse ; Thémistocle, vainqueur de la flotte de Xerxès, à Salamine, en 480, et réfugié auprès du Grand Roi dix ans plus tard ; le Spartiate Pausanias, vainqueur à Platées en 479 et qui trahit Sparte pour la Perse en 471 ; Kallias, chef de l'ambassade d'Athènes à Suse en 469, le héros que ses compatriotes accusèrent de s'être vendu aux Perses ; le médecin et historien Ktèsias, au service d'Artaxerxès Mnémon ; Alcibiade, hôte du satrape Tissapherne ; les amiraux Lysandre, Conon, An- talcidas, le stratège Xénophon, servant dans l'armée de Cyrus le Jeune et célébrant les vertus extraordinaires des Perses... Au reste, les prétentions d'Alexandre au trône de Darius n'offrent rien de plus étonnant que celles de Bessos, satrape de Bactriane : la Macédoine et la Thrace étaient considérées par le gouvernement perse au IV' siècle comme faisant partie, au moins théoriquement, de la royauté de l'Asie, elles et les « Yauna coiffés du pétase », entendez les Grecs d'Europe. Les psychologues diraient que la guerre fut un acte d'amour manqué.

    Rôle de Philippe, père d'Alexandre

    Enfin, puisque la conquête fut le fait de la volonté et de l'énergie des hommes, c'est Philippe et non pas Alexandre qui ouvrit aux ambitions grecques les riches pays du Moyen-Orient. Tous les historiens modernes le

  • reconnaissent : si, en vingt-trois ans de règne ou d'usur- pations diverses, le chef du clan dynastique des Argéades n'avait pas transformé l'agrégat de tribus soumises par ses prédécesseurs ou par lui en un Etat bien organisé, la Macédoine, s'il ne l'avait pas préparé militairement et diplomatiquement à la guerre contre l'immense empire d'Asie, jamais son fils, « ce petit jeune homme >, comme l'appelait Démosthène, n'aurait eu, malgré toute sa fougue, l'idée ni surtout les moyens de conquérir un Ëtat cent fois plus grand et plus riche que le sien. Il n'y a pas lieu de refaire ici le chemin parcouru par Philippe. Tout le monde en connaît les étapes essentielles : régent en 359, à l'âge de vingt-quatre ans, roi en 356, il organise une armée nationale, repousse les Illyriens, les Thraces, les Péoniens qui menaçaient ses frontières, conquiert deux provinces sur l':E:pire et épouse la nièce du roi des Molos- ses, Olympias, qui devient mère d'Alexandre. En 346, malgré les velléités de résistance de la Confédération athénienne, Philippe, maître de la Chalcidique et de ses mines d'argent et de cuivre, maître des mines d'or du mont Pangée à l'est de l'embouchure du Strymon de Thrace, suzerain de la Thessalie et chef de la guerre sacrée contre les Phocidiens, au centre de la Grèce, se fait don- ner leurs sièges au conseil des peuples qui administrent le sanctuaire de Delphes et il préside les jeux pythiques. Il assiège Byzance, à l'entrée de la mer Noire, puis, profi- tant d'une nouvelle guerre sacrée contre les Locriens d'Amphissa (339), il s'empare d'Élatée, au nord de la Béo- tie et écrase les Grecs coalisés à Chéronée, le Tr sep- tembre 338. L'année suivante, il convoque un congrès panhellénique à Corinthe. Le conseil fédéral le désigne comme chef suprême des forces grecques pour conduire la guerre contre l'Empire perse, quand il est assassiné à Aigéai, lors des noces de sa fille Kléopatra, par un officier macédonien. Philippe avait alors quarante-sept ans. On est saisi, au musée de Thessalonique, par la splendeur des armes, des œuvres d'art et des bijoux que Manolis Andro- nikos a extraits du tombeau royal, voilà cinq ans.

    CouverturePage de titreConventions d'écritureRemerciementsPROLOGUE - DU DIEU, OU DE L'HOMME ?Un personnage ambiguLes sourcesClitarqueChronologie des événementsL'âme de l'expéditionFacteurs morauxRôle de Philippe, père d'Alexandre