La Poesie Francaise Depuis 1950

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I. diversit et perspectives...par Jean-Michel Maulpoix Absurdit, gageure, outrecuidance : tenter de rendre compte en quelques pages des principaux enjeux, tendances, lignes de forces, de la posie franaise depuis 1950... Le propos, je le sais, sera ncessairement simplificateur, mais il faut tenter l'aventure : tracer quelques pistes et planter quelques balises... Je propose donc ici une espce d'introduction gnrale ("Modernit / diversit), suivie d'un parcours chronologique en quatre pages, chacune centre sur un infinitif et s'efforant de "pointer" les tendances nouvelles les plus significatives ayant merg successivement au cours des dernires dcennies : 1950 = habiter, 1960 =figurer, 1970 = dcanter, 1980 = articuler. En aucun cas, il ne s'agit de rduire ces dcennies ces seuls infinitifs, mais proposer simplement des repres... La posie franaise contemporaine est aussi vivante quediverse. En dpit de propos ritrs sur la crise qui l'affecte, elle subsiste souterrainement et trace un chemin peu visible, au coeur de l'exprience de la littrature et sur les marges de sa diffusion. Diverse, la posie franaise contemporaine offre un paysage trs contrast au regard du lecteur d'anthologie. Comme s'il se trouvait mis en prsence de tous les styles d'critures possibles et voyait se ctoyer les formes apparemment les plus opposes : vers rguliers ou libres, proses lyriques ou littralistes, minimalisme ou ampleur, oralit ou spatialisme, modernit affiche et militante ou jeu avec les formes fixes hrites de la tradition, mise en cause de la notion de genre ou resserrement sur cet ancien signe distinctif qu'est le vers... La posie contemporaine se donne lire dans tous ses tats.

Diverse et fluctuante, la posie est l'image du prsent. Non plus qu'en philosophie ou dans les arts, il n'existe aujourd'hui en littrature de groupe ou d'cole dominants. Le temps des grands nologismes fdrateurs (romantisme, symbolisme, surralisme) parat bien termin, de mme que leur ramification ou leur clatement en groupements plus restreints (unanimisme, romanisme, naturisme, futurisme ou lettrisme...). L'heure des doctrines, des systmes et des idologies est passe, semble-t-il, mme si l'esprit de chapelle n'a quant lui pas disparu. Il est donc difficile de parler de potiques labores; il convient plutt de reconnatre des positions plus ou moins tranches, des pratiques plus ou moins divergentes. La posie ne peut gure se fonder sur autre chose que le travail mme que l'on y poursuit. Il n'y a pas de thorie qui prcde l'criture. Pas de "systme". Si quelque "art potique" voit le jour, c'est de manire alatoire, au sein du texte lui-mme. Cette diversit peut apparatre de prime abord comme un symptme de faiblesse, dans la mesure o la posie ne parat plus mme de s'articuler quelque grand projet idologique prenant en compte l'ensemble des aspirations d'une collectivit un moment donn de son histoire. Depuis le milieu du XIXme sicle, nous savons les potes franais replis sur la singularit exigeante de leur art et relativement dsengags de l'Histoire. Seules de rares priodes d'exception, comme l'poque de la Rsistance, pendant la seconde guerre mondiale, ont pu momentanment les rapprocher de l'engagement et de l'action. Mais leur tche demeure pour l'essentiel discrte et peu visible: elle consiste interroger la ralit au sein du travail de la langue, plutt qu' s'impliquer directement dans les dbats de leur temps. Faudrait-il alors aujourd'hui parler de posie "post-moderne"? Cette notion pourrait convenir pour dsigner la curieuse situation d'hritier qui est celle des contemporains. Ils ont reu du pass quantit d'oeuvres et de formes vis--vis desquelles il leur est difficile d'affirmer une originalit nouvelle. Cet hritage, pour reprendre une formule de Ren Char, n'est prcd d'aucun testament . Il est par l bien diffrent de l'hritage grco-latin, par exemple, tel que le firent valoir les potes de la Renaissance : ils y

dcouvraient les fondations et comme le programme mme de la culture qu'ils inventaient. Autrement plus large et plus divers, l'hritage de nos contemporains fait se ctoyer dans le plus grand dsordre des oeuvres anciennes et nouvelles, venues de toutes parts. Il engendre un vertige et conduit souvent les auteurs faire la part belle au jeu citationnel et l'ironie. Peut tre l'aventure des formes est-elle prsent close. Le pote contemporain peut prouver le sentiment d'avoir atteint quelque chose comme les limites du langage, voire la fin de toute croyance dans les pouvoirs de la posie. Il garde en mmoire le mot d'Adorno affirmant l'impossibilit de la posie aprs Auschwitz. Il est tent de rpter, avec Denis Roche, "la posie est inadmissible". Cependant, il semble plutt que ce soit au sein mme de cette impossibilit, ou de ce sentiment de son impossibilit, que la posie d'aujourd'hui prenne son sens. N'oublions pas que l'histoire de la modernit est jalonne d'checs: celui deBaudelaire qui finit aphasique, celui de Rimbaud qui abandonne son oeuvre, celui de Mallarm que son art mme trangle. La posie moderne n'a cess de s'initier, depuis 1850 au moins, la conscience de sa propre impossibilit. Comme le dit MichelDeguy, elle a appris "en rabattre dans son esprance, intrioriser ses checs pour les retourner en paradoxes". Le pote d'aujourd'hui est pote malgr tout. L'criture ne cesse pour autant d'tre le lieu o se reformule constamment un rapport au monde et au sens. Elle est cet espace d'criture inquite, perplexe et chercheuse (PhilippeBeck reprend volontiers Baudelaire le mot de "chercherie") o l'homme se met le plus directement aux prises avec son propre langage. Le lieu de l'invention et de la conscience tout la fois. Du mme coup, l'expression "posie postmoderne" est absurde, car la posie est essentiellement connaissance, sur le mode de la tension et du conflit. Si son histoire est jalonne de querelles, c'est qu'elle est elle-mme essentiellement querelle. Elle est "mtier de pointe", elle se tient en avant. Son domaine n'est pas la post-modernit mais "l'extrme contemporain". Son propre vertige est donc aussi pour la posie une chance. Il se traduit notamment par une extension sans prcdent du champ du

contemporain. La revue de Michel Deguy, Po&sie, fonde dans les annes 70, en offre l'exemple le plus frappant : Gongora y voisine avec Jacques Roubaud, John Ashbery, Thomas de Quincey, Keats, Pindare, Lopardi ou Kozovo... C'est dire que les potes contemporains y mlent leurs voix celles du pass, que la cration s'y confronte la rflexion philosophique, et que la traduction y est affirme comme une activit potique de premier plan. Le potique est partout chez lui et dans tous ses tats. Il a pignon sur tout. Il se moque des lieux, des temps, des genres et des catgories. Comme le dit encore l'un des titres les plus rcents de Michel Deguy, La posie n'est pas seule . Rien ne lui est plus salutaire que sa crise d'identit quand elle tend multiplier les occasions et les formes mmes de l'criture.

Diversit formelle Tradition oblige, le travail du vers subsiste. Il apparat priodiquement l'objet d'un regain d'intrt. C'est actuellement le cas chez des potes comme Jacques Rda ou Jacques Roubaud, ou autour de la revue Action potique. Ce recours la versification est parfois entendu, dans une optique "postmoderne", sur le mode du jeu, souvent citationnel, avec le moule des formes vieilles. Mais il continue surtout de s'imposer dans une perspective rsolument "moderne", dans la ligne ouverte au dbut du sicle par "Zone" d'Apollinaire, c'est--dire comme une sorte de ligne sismographique et de parole querelleuse o viennent s'inscrire les rythmes et les disjonctions du contemporain sous toutes leurs formes. Le vers serait alors la forme la plus urgente, rapide et csure, de l'criture. On le rencontrerait, mis l'preuve du prosaque, l o la prose ne rpond plus, (comme on le dirait d'une automobile dont les freins ont lch), quand le sujet lyrique est assailli par trop de perceptions et de sensations la fois, quand trop de choses se bousculent ensemble et trop vite en lui ou autour de

lui, quand la division l'emporte sur l'unification. La distinction entre prose et vers recoupe une diffrence de rythme, de rgime et de liaison. Plus que jamais, la posie est aujourd'hui aux prises avec la prose. Non pas pour la potiser (comme ce fut le cas au XVIIIme), mais pour se mesurer sa platitude mme. A ct du dj classique mais toujours mal dfini "pome en prose", on a vu se dvelopper, depuis un-demi sicle, toutes sortes de textes inclassables o tantt l'on assiste la dilution de la posie dans la prose, tantt sa mise plat, tantt son autocritique... Chez Francis Ponge, la prose est devenue "Prome". Dans l'oeuvre d'Yves Bonnefoy, la prose potique se rapproche du rcit. Dans l'oeuvre de Philippe Jaccottet, elle s'inscrit dans la filiation des mditations ou des "rveries" d'un promeneur solitaire. Plus rcemment, chez Emmanuel Hocquard, elle s'affirme comme lieu d'une criture littrale et tabulaire. A ce florilge de proses inclassables, viennent s'ajouter quantit d'critures fragmentaires ou fragmentes. On les rencontre notamment chez les lecteurs des philosophes prsocratiques, de hakus, ou les hritiers de Ren Char et de Maurice Blanchot (Roger Munier, Michel Camus, Frank-Andr Jamme...). Ils sont potes de la discontinuit et de la juxtaposition. Ils pratiquent une criture volontiers sentencieuse, mais qui tend l'nonciation de vrits problmatiques et provisoires. Celles-ci ne se referment pas autoritairement sur elles-mmes comme dans les anciennes Maximes. Elles disent un minimum plutt qu'un maximum. Elles sont paroles d'incertitudes, de ttonnements, voire d'assouplissement et d'effacement. Elles affirment la valeur de la prcarit mme au sein d'une parole renforce par ses courtscircuits, ses bribes, ses assertions, ses affirmations et ses questions rptes, comme autant de coups frapps la porte de l'inconnu. Selon Edmond Jabs, ce qui fait (...) le prix d'une parole n'est pas la certitude qu'en s'imposant, elle marque mais bien au contraire le manque, le gouffre, l'incertitude contre lesquels elle se dbat. Enfin, au terme de ce mouvement par lequel la posie se dborde, se suspecte, sort d'elle-mme et parfois se nie, il faut noter quantit de formes ou pratiques rsolument marginales et formalistes,

telles que le lettrisme, les collages, la posie tract, la posie sonore, l'association "Polyphonix"(fonde en 1979 par JJ.Lebel), la posie performance... La seconde moiti du XXme sicle, en posie comme dans les autres arts, voit se multiplier les tentatives formalistes ou dconstructivistes les plus inattendues. Ces "tentatives" constituent des laboratoires exprimentaux o l'exprience formelle constitue l'lment prpondrant. Tel ou tel aspect du "medium" potique s'y trouve valoris : le visuel, le phontique...

Lignes de partage et points de convergence Une ligne de partage importante parat distinguer les potes contemporains dans leur confiance plus ou moins forte dans les pouvoirs du verbe potique. D'un ct, parmi les ans, il y a ceux, comme Paul Claudel, Paul Eluard, Louis Aragon, Ren Char ou Saint-John Perse, qui affirment leur croyance dans les pouvoirs de la posie et qui clbrent travers elle une cohrence du monde, de l'tre et du langage: O j'ai lieu de louer! s'exclame Saint-John Perse dans Eloges. De l'autre, il y a ceux comme Antonin Artaud, Georges Bataille, ou HenriMichaux, qui crivent "contre". Ce partage, infiniment relativis et modul, se retrouve constamment depuis 1950, comme pour diviser le territoire potique entre le "camp" du refus et celui de l'acquiescement. De sorte que l'on pourrait discerner par exemple, dans la filiation de la premire famille, la ligne des potes de la prsence et du lieu (Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Andr du Bouchet), ainsi qu'une ligne spiritualiste, marque par le sentiment religieux (Pierre Emmanuel, Jean-Claude Renard, Jean-Pierre Lemaire), et une famille de lyriques profanes (Jacques Rda, Pierre Oster), ou de matrialistes positifs (Francis Ponge, Eugne Guillevic). A l'inverse, dans le camp des potes du "non" s'inscriraient plutt les formalistes les plus audacieux, ceux qui s'en prennent la cohrence mme du langage ou la subsistance de la posie (Denis Roche, Christian Prigent).

Mais cette opposition entre potes du "oui" et potes du "non", potes de l'adhsion et potes du refus, n'est ni satisfaisante, ni suffisante. Elle se complique par exemple du fait que parmi ceux qui clbrent le monde (je m'en tiens cette formule, pourtant trop rductrice, afin de signifier un rapport positif au rel), certains se dfient plus que d'autres des vanits et des prestiges de la parole. Il en est pour qui l'exercice du langage constitue en soi une exprience essentielle de l'existence, et d'autres pour qui la "vrit de parole" doit tre recherche avec une infinie prudence. J'opposerais ainsi, dans le paysage actuel, le ct d'Yves Bonnefoy, marqu par le dsir du mot silencieux et par la recherche d'une vrit de parole dans l'effacement mme, et le ct de Michel Deguy qui reconnat la langue comme le bien le plus propre de l'homme et qui lui demande de tout dire, de tout conjoindre, de tout penser, de tout prendre en charge. Dans la filiation d'Yves Bonnefoy, ceux qu'inquitent les illusions et les vains prestiges du lyrisme et de la mtaphore. Du ct de Michel Deguy, ceux qui adhrent la langue en connaissance de cause, en sachant ses tromperies, ses illusions, ses charmes pernicieux, mais en jouant malgr tout le jeu de son enthousiasme, sans parvenir pour autant jusqu' la dimension oraculaire de la posie de Paul Claudel ou de Ren Char par exemple. Quelques-unes des distinctions voques se traduisent par desregroupements ditoriaux, surtout sensibles au plan des revues qui restent souvent des lieux militants, de mme que les anthologies . Le catalogue des ditions Gallimard est essentiellement le lieu d'une tradition moderne et d'une innovation reposant sur la prsence d'un fonds : il constitue actuellement un espace o se retrouvent bon nombre de nouveaux lyriques . A l'inverse, le catalogue des ditions P.O.L ou Flammarion, est davantage tourn vers la blancheur, le minimalisme, le constructivisme et diverses formes de ruptures. Mais ces partages et ces regroupements, ne doivent pas occulter un certain nombre de points communs. Le premier de ceux-ci serait le souci critique. Depuis le milieu du XIXme sicle, la modernit potique franaise s'est faite elle-mme critique. Elle rflchit sur sa pratique et s'inquite de ce qu'est le potique, lors mme que l'on n'crit plus gure d'"arts potiques". Ce souci critique est souci de la parole juste. On en mdite les conditions. On ne s'y livre pas

en aveugle, la faon de l'inspir. On recherche la simplification lyrique . On se dfie du pathos. On rcuse le potisme et l'on se dsaffuble de ce qu'il pouvait rester d'anciens oripeaux. On s'interroge sur ce que c'est que ce travail trange qui conduit aligner pour rien des mots sur du papier. La posie devient alors posie de la posie. Dans le pire des cas cela aboutit son repli autistique sur elle-mme. Ou ce qu'Yves Bonnefoy appelle excarnation : une parole toute dsincarne. Autre point commun: l'importance accrue du rapport au rel. Pour certains il s'agit simplement de privilgier la ralit comme substance premire de l'criture potique qui ira puiser sa nourriture dans le prosaque, le prsent historique, le quotidien. Pour d'autres, il s'agit de la volont, dj formule par Rimbaud, de parvenir une "posie objective", ou du "rel absolu", selon l'expression de Ren Char, dlivre de l'emprise de la subjectivit. Pour d'autres encore, tels Yves Bonnefoy, ce rapport au rel marque la volont de retrouver dans les mots le "sentiment de la prsence". Ce souci du rel se dfinit d'abord ngativement, par le refus du surrel et de l'irrel sentis plus ou moins comme des tentations faciles, voire comme la pente naturelle du propos potique qui tend toujours plus ou moins "arranger les choses" et congdier ce qui est au profit de ce qui n'est pas. Ce que les potes voudraient dire, c'est le rel tel qu'il demeure hors langage, ou tel qu'il dfie le langage. Breton observait "je n'ai jamais su dire la couleur des yeux". Mais le surralisme rpondait la plupart du temps cette impossibilit par le tour de prestidigitation des images, alors que nombre de potes contemporains se mfient du "magma analogique". Ds avant guerre, s'est manifest le souci d'une criture moins mtaphorique, plus discrte, plus proche des objets et des situations concrtes, chez des potes tels que Francis Ponge, Eugne Guillevic, Jean Follain ou, aprs guerre, chez les auteurs de l'Ecole de Rochefort. Ren Guy Cadou a ainsi formul l'une des ambitions fondamentales de la posie franaise de ce demi-sicle: il s'agit avant tout de "reprendre pied sur la terre o nous sommes."

Pour rsumer ces points communs, je serais donc tent de reprendre la formule d'Emmanuel Hocquard qui parle quant lui de "modernit ngative". C'est--dire d'une modernit qui procde moins par affirmations nouvelles que par refus : soupon l'endroit des images, refus du potisme, refus du sentimentalisme, refus du discours difiant et du pathos... La posie se resserre sur ses proprits en mme temps qu'elle dnoue de nouveau le carcan de ses traditions. Elle ne cesse de s'interroger sur ce qu'elle peut et ce qu'elle doit. Elle existe de se chercher. Rien ne lui est plus contraire que d'affirmer: la posie c'est a et pas autre chose. Elle est avant tout l'inquitude mme du langage. Claude Royet-Journoud la dfinit comme un "mtier d'ignorance". Je citerai, l'appui de cette formule, les premires lignes de A noir de Jean-Marie Gleize: "Reste pour nous : la posie. L'ignorance de ce qu'elle est. La faire, l'crire, "pour savoir". Pour progresser dans cette ignorance. Pour savoir cette ignorance. Pour l'lucider ." Puisqu'elle est l'espace d'une recherche, la posie constitue avant tout une exprience. Sa fonction n'est pas d'apporter le salut ou la consolation, mais de retraverser la condition humaine dans son intgralit, sans en rmunrer les dfauts C'est, par exemple, la conviction de Jacques Dupin, qui crit dans "Moraines": "Exprience sans mesure, excdante, inexpiable, la posie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent." Jean-Michel Maulpoix, 1999 - Tous droits de reproduction r La posie franaise depuis 1950... Diversit 1950 : Habiter 1960 : Figurer 1970 : Dcanter 1980 : Articuler 19902000 : Aggraver

Bibliographie critique

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Paul Celan

Lorand Gaspar L'Ephmre Pour les potes de cette gnration, la revue L'Ephmre a constitu un espace d'engagement d'une espce singulire. Il ne s'agit pas d'articuler le travail potique quelque nouveau manifeste, mais plutt de constituer une revue dont chaque numro vaut en soi comme une espce de manifeste par la cration d'un avoir lieu commun. La question du rapport au lieu, retrouver ou laborer dans le travail mme de l'oeuvre, est bien au coeur des proccupations de cette gnration, aussi bien que l'instauration

d'un nouveau rapport au rel. Dans un texte donn au Monde des Livres le 28 fvrier 1968, la revue L'Ephmre se dfinissait ainsi: "Il va de soi, pour ceux qui fontL'Ephmre, que le titre de la revue n'a rien voir avec le problme de sa plus ou moins longue carrire, mais fait allusion une certaine exprience du rel que la posie la fois assume et consume, et qui est, de ce fait, essentiellement instable, fugitive." L'image "La vrit de parole, je l'ai dite sans hsiter la guerre contre l'image -le monde-image-, pour la prsence." "Que de dualismes nocifs, entre un ici dvaloris et un ailleurs rput le bien, que de gnoses impraticables, que de mots d'ordre insenss ont t rpandus ainsi par le gnie mlancolique de l'Image, depuis les premiers jours de notre Occident, lequel rinventa la folie, sinon l'amour!"

Yves Bonnefoy La prsence "La terre est, le mot prsence a un sens ". "Voici le monde sensible. Il faut que la parole, ce sixime et ce plus fort sens, se porte sa rencontre et en dchiffre les signes. Pour moi, je n'ai de got qu'en cette tche." La posie : "rendre le monde au visage de sa prsence".

Yves Bonnefoy Les mots faciles... "Qu'ils disent lgret ou qu'ils disent douleur, les mots ne sont jamais que des mots. Faciles. A de certains moments, devant certaines ralits, ils m'irritent, ou ils me font horreur; et moi travers eux, qui continue m'en servir : cette faon d'tre assis une table, le dos tourn aux autres et au monde, et de n'tre plus capable, la fin, que de cela..." Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet. pote tardif Au commencement est l'ignorance . Par l s'ouvre la posie. Par l aussi elle s'achvera. Encore ne s'agit-il pas ici d'une ignorance nave, la manire de celle dont Rilke fait tat dans les premires pages des Cahiers de Malte Laurids Brigge : ignorance d'un jeune homme qui prtendrait crire des vers, peine tomb du nid, pas encore lest d'exprience. Il ne s'agit pas non plus de l'innocence, et Philippe Jaccottet lui-mme y insiste : nous ne sommes plus en un temps o l'on puisse feindre l'innocence : le savoir est l, plus envahissant que jamais . . Il s'agit d'une ignorance positive en laquelle la posie trouve sa raison d'tre, et qui n'est autre que l'inaptitude fondamentale de la crature connatre la mort, l'absolu, l'au-del, l'infini, tout ce que fdre maladroitement le mot d' impossible , quelle que puisse tre par ailleurs l'tendue du savoir ou de l'exprience acquise...

Cette ignorance induit une ncessaire humilit et dessine, pour commencer, la figure d'un pote soucieux de prendre une juste mesure de ce qu'il est et de ce qu'il peut accomplir rellement, sans tricherie, avec rigueur et probit, dans le langage : dsireux de dire la prcarit de l'homme qui avance dans la poussire , il n'a que son souffle pour tout bien, pour toute force qu'un langage peu certain . Ainsi va s'baucher une premire figure thique du pote tardif , dont les traits les plus remarquables sont l'effacement, la discrtion, le retrait, le dsir de justesse. Philippe Jaccottet ira jusqu' formuler ce voeu : l'effacement soit ma faon de resplendir A considrer les textes de prs, il apparat en effet que sa propre figure de pote y est le plus souvent peine dessine et qu'elle tend mme s'y rsoudre en l'attention d'un simple regard pos sur le paysage, ou dans la prsence d'une voix qui s'interroge tout haut sur elle-mme et ce qu'elle peut dire: Qui chante l quand toute voix se tait ? Qui chante avec cette voix sourde et pure un si beau chant ? Extrait d'un essai de J.M.Maulpoix sur Philippe Jaccottet publi dans Le pote perplexe

ditions Jos Corti, 2002 Ecrire...

"Ecrire les yeux ferms. crire la ligne de crte. crire le fond de la mer (...) Ecrire: une coute -une surdit, une absurdit- crire pour atteindre le silence, jouir de la musique de la langue, extraire le silence du rythme et des syncopes de la langue (...) Ecrire avec les aiguilles de pin qui adoucissaient la terre devant le caveau de Ponge (...) Ecrire prouve, pouvante, cristallise le temps de ma paresse. crire entame et dsagrge ma stature d'agonisant..." "crire tant ici, en ce point, dans ce tourbillon de l'approche de l'aube, l'ultime faon d'entrer dans le dsastre ouvert et d'en resurgir intact -sans visage et sans nom (...)".

Jacques Dupin "Echancr"

La voix brusque La voix brusque de Jacques Dupin fait voler la parole en clats. Elle repousse le phras, s'arcboute contre la mlodie, et rcuse l'ide que le chant puisse jamais couler de source. Quelque part entre vers et prose, elle sauvegarde pourtant in extremis la posie, dans le geste mme qui l'entame ou qui la nie: "craser le vers et casser le filage des mots: pour qu'il vive, lui, le vers, qu'il surgisse et qu'il tincelle, l'tat naissant". Une seule chose importe: la singularit de l'entaille et du chemin fray dans le langage. L'criture arrache ses attaches: elle ne sait rien, elle va, elle improvise. Tous repres perdus, elle impose un "dchirement arbitraire de la langue". Rfractaire l'harmonie, ayant surmont "l'obsession de la prise", elle s'occupe de cet entre-deux qu'est l'existence d'un d'homme. Elle n'offre ni pardon, ni rmission : crire est ce creusement qui se retourne contre le livre et qui fait violence au sujet au nom de sa prcarit mme. Cet aberrant et douloureux travail ne saurait se rconcilier avec la vie qu'en se

rvoltant contre ses expressions a priori les plus heureuses. L'criture ne doit en effet rien oublier de ce par quoi l'individu est menac, "debout, adoss au mur". Elle a la mort mme pour principe, adversaire et compagnie. Le moindre mot y rend des comptes. L'crivain tire sa voix au plus prs du mourir : loin de soi, au plus bas de soi, l o la subjectivit n'a plus de prise, o quelqu'un ressemble quiconque, personne, violemment expos sa nudit trs commune.

Extrait de La posie comme l'amour, de J.M.Maulpoix (Mercure de France)

Portrait de J. Dupin par Francis Bacon

La posie franaise depuis 1950 II. Les tendances Je propose de reparcourir l'espace potique de ce demi-sicle en pointant les tendances les plus significatives qui ont merg au cours de ces rcentes dcennies. A chacune,

j'attacherai par souci de clart un infinitif, tout en sachant qu'il ne saurait suffire rendre compte de la complexit des tendances l'oeuvre durant cette priode.

1950 : Habiter

J'effectue le premier regroupement autour du verbe "habiter". Je l'applique une famille de potes, ns dans les annes vingt, qui peuvent tre rassembls autour de leur qute commune du lieu et de la prsence, ainsi que d'un rapport insistant l'lmentaire. Ces auteurs ont commenc publier dans les annes cinquante, au sortir de la guerre, en pleine "re du soupon", dans une poque marque la fois par l'puisement du surralisme et par celui de la "posie engage" issue de la Rsistance . Ainsi que l'observe MarieClaire Bancquart: "L'puisement du surralisme et celui de la posie rsistante laissaient place, ds la veille des annes cinquante, de grandes interrogations, des qutes menes dans l'incertitude. " Ces inquitudes et ces recherches vont concerner ce qu'Yves Bonnefoy appelle "l'acte et le lieu" de la posie". Elles se poursuivront au sein de l'criture mme, mais galement dans son dialogue insistant avec le paysage ou avec d'autres arts. Les potes les plus reprsentatifs de cette premire famille sont Yves Bonnefoy (n en 1923), Andr du Bouchet (n en 1924), Philippe Jaccottet (n en 1925), Jacques Dupin (n en 1927) et Lorand Gaspar. Ce sont ces auteurs qui porteront sa maturit la tendance potique nouvelle qui conduit alors renouer avec le monde sensible. Ds 1947, Jean Tortel crivait dans le n 283 des Cahiers du sud que aprs le feu d'artifice surraliste , les potes voulaient constater l'univers. Cette volont fut illustre de diverses manires, notamment par le parti pris d'une posie simple, de teinture souvent bucolique, prsente chez les membres de l'cole de Rochefort, mais ce sont les auteurs que je viens de citer qui ont port ce voeu sa plus forte intensit et qui ont su l'articuler une rflexion approfondie sur le sens mme de leur art.

Sans jamais se runir pour former leur tour quelque cole que ce soit, certains de ces potes se sont pourtant retrouvs un temps autour de la revue L'Ephmre (publie de 1966 1973). Ils ont nourri des relations d'amiti avec quelques peintres ou sculpteurs, tels Giacometti ou Tal Coat. Auprs de ces artistes, ils ont pris des leons de dpouillement, ont acquis le sens de "l'abstraction lyrique", ont peru l'espace comme un lieu d'affrontement, ont redcouvert la matire et la lumire, ont rflchi sur l'illisibilit et sur la discordance. Ainsi Dupin parlant de Tapis : "Signes bruts, lapidaires, brouills, suspendus, ils n'ouvrent que sur l'vidence de leur illisibilit prsente, leur incongruit de traces silencieuses". La parole de ces auteurs, son tour, va se caractriser par son dpouillement, sa tension, son amenuisement et sa frugalit, la manire, par exemple, des sculptures de Giacometti. Fascine par l'immdiatet matrielle de l'oeuvre d'art, son superbe mutisme, son indpendance l'endroit de la lisibilit, l'criture de ces potes tente dsesprment de retrouver l'accs abrupt dont la nostalgie la ronge.

Tous se dmarquent, comme Follain ou Guillevic, du surralisme. Ils rejettent l'criture automatique, l'exaltation de l'imagination, tout ce qu'il peut y avoir d'idologique et de de "romantique" dans le surralisme. Ils ne croient plus la rsolution future, que proclamait Andr Breton, "de ces deux tats en apparence si contradictoires que sont le rve et la ralit, en une sorte de ralit absolue, de surralit." Ils retiennent cependant de ce mouvement sa force de destruction des ides reues, des clichs, des paroles toutes faites. S'ils hritent de la violence inaugurale du surralisme, ils rompent avec son parti pris de l'image. Le souci d'habiter, de se poser par la posie dans une relation juste avec le monde sensible, les conduit engager une critique svre de l'image.

Yves Bonnefoy ne manque pas de le rappeler : la posie, si l'on n'y prte garde, peut devenir un jeu de dupes, une manire d'acheter bas prix dans la langue un infini mtaphorique. Elle offre volontiers ses services qui voudrait feindre de voler comme Icare, car l'impossible est son royaume. Il est ais pour un pote d'arranger quelque chimre avec des mots, de composer un catalogue blouissant de mtaphores qui donnent croire que l'infini est notre vraie patrie : "toute image, crit-il, est une particularit qui se crispe, par peur de la finitude". La prsence recherche s'teint dans l'image qui substitue la duplicit l'unicit. De sorte qu'Yves Bonnefoy conclut: "La vrit de parole, je l'ai dite sans hsiter la guerre contre l'image -le monde-image-, pour la prsence." Et pourtant, ce pote en convient, la posie ne peut totalement se passer de l'image. Aprs en avoir dvelopp prcisment la critique, il finit par la disculper et reconnatre en elle une forme naturelle du dsir. Il la rintgre au vivant, en ayant apprci son danger. Il affirme que le puissant amour de la prsence qui conduit composer des pomes doit aussi savoir aimer "ce premier rseau de navets, de chimres, en quoi s'tait empige la volont de prsence." Le travail du pote consiste ds lors relativiser puis requalifier l'image, de mme qu'il implique aussi bien un amour de la langue qu'un soupon son endroit. crire, c'est connatre la finitude, prendre la mesure des tromperies du langage, apprendre distinguer entre le possible et l'impossible, mais c'est aussi "exprimenter l'impossible" et donc recommencer sans fin esprer... "Un tat naissant de la plnitude impossible", telle serait en fin de compte pour Yves Bonnefoy la posie: " Nos mots ne cherchent plus les autres mots mais les avoisinent, Passent auprs d'eux, simplement,

Et si l'un en a frl un, et s'ils s'unissent, Ce ne sera qu'encore ta lumire, Notre brivet qui se dissmine, L'criture qui se dissipe, sa tche faite. "

L'image est cette cration de l'esprit qui il incombe d'clairer fugitivement la finitude de l'homme, voire de la dissminer en rpandant ses figures fcondes. Andr Du Bouchet prnera quant lui, avec une rserve comparable, une potique de "l'image parvenue son terme inquiet" . Quant Philippe Jaccottet il relaie svrement les critiques formules par Bonnefoy et dit propos des images : "Les enfants en inventent, un certain ge, tous les jours; les surralistes en ont inond la posie moderne. Pour peu qu'on cde cette pente, il se produit un foisonnement de relations plus ou moins bizarres entre les choses qui peut, bon march, faire croire que l'on a dcouvert les secrtes structures du monde, alors qu'on a simplement tir le maximum d'effets de l'imprcision d'une expression" Face ce risque, Philippe Jaccottet formule le voeu d'une langue transparente qui ne cde pas aux mirages des "bonheurs d'expression" et des "trouvailles verbales" mais qui noue l'homme au monde dans un lien de simplicit et d'tranget. Le haku lui est un modle, celui d'une "posie sans images, une posie qui ne fit qu'tablir des rapports, sans aucun recours un autre monde, ni une quelconque explication." La principale vertu de cette langue de verre serait de laisser passer la lumire et d'offrir un accs furtif au sens qui se drobe.

Chez ces quatre potes, la posie devient donc une espce de morale prcaire en action. Elle dtermine une faon de se tenir et de se dplacer dans le monde sans l'appui d'aucune croyance. Elle entend "retrouver la parole" dans sa dimension la plus rigoureuse, la plus juste et la plus lmentaire. Elle veut tre le lieu o l'homme prend vis--vis de l'infini la mesure de sa finitude. Bonnefoy dveloppe ainsi son oeuvre contre la gnose no-platonicienne qui fait payer la plnitude promise au prix du refus du corps mortel. Dans l'un de ses tous premiers textes, Anti-Platon, il crit: Toutes choses d'ici, pays de l'osier, de la robe, de la pierre, c'est--dire: pays de l'eau sur les osiers et les pierres, pays de robes taches. Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants d'ternel, visages symtriques, absence du regard, pse plus lourd dans la tte de l'homme que les parfaites Ides, qui ne savent que dteindre sur sa bouche.

La recherche de la prsence a pour corollaire une interrogation sur le lieu, voire sur ce qu'Yves Bonnefoy appelle le "vrai lieu". Celui-ci n'est pas une abstraction, mais un fragment de territoire concret o se produit soudain une espce de rvlation profane. Le "vrai lieu" est celui o l'infini tout coup "se dclare" et se donne lire dans le fini. Il ne reprsente donc, vrai dire, qu'un "moment consum". On voit alors la posie tenter de parvenir un nouveau sentiment de l'universel qui, selon les mots de Bonnefoy dans Les Tombeaux de Ravenne "n'est pas cette certitude abstraite qui pour tre partout la mme ne vaut vraiment nulle part. L'universel a son lieu. L'universel est en chaque lieu dans le regard qu'on en prend, l'usage qu'on en peut faire." La vritable immortalit, ajoute-t-il, est simplement "de l'ternel que l'on gote", et non pas "la gurison de la mort". Il rapatrie au sein du monde sensible et de la conscience humaine lucide ce dont la religion se nourrissait nagure. Des mots comme clairire , verger , paroi , vont ainsi dessiner dans la posie franaise des annes 50 une sorte de

gographie alatoire de l'Etre et du sens. Ils se trouvent essentialiss. Ils construisent un paysage prserv, aux antipodes de la cit. La langue potique ressemble ce dont elle parle, et devient son tour telle un archipel de sites surdtermins, de lieux de rsistance. Comme si la modernit avait besoin de dresser, en face de l'phmre et du contingent dont elle est la conscience et la voix, des points de rfrence o le sentiment de l'ternit viendrait se loger sans occulter pour autant la prcarit de la crature qui l'prouve .

Chez Philippe Jaccottet, le lieu potique par excellence, celui qui fait office de modle, serait le verger : "Je crois bien qu'en tout verger, l'on peut voir la demeure parfaite: un lieu dont l'ordonnance est souple, les murs poreux, la toiture lgre; une salle si bien agence pour le mariage de l'ombre et de la lumire que tout mariage humain devrait s'y fter, plutt qu'en ces tombes que sont devenues tant d'glises."

Pour Jaccottet, la tche ultime de la posie consiste transcrire une exprience singulire qui porte en elle-mme sa ncessit. A la faon des Rveries du promeneur solitaire, il en dcrit soigneusement le cadre et les circonstances. Il confie l'criture le soin de rpercuter des chos dont le monde sensible est la source et dont l'homme est la fois le tmoin et le lieu de rsonance. Voici un exemple de rencontre , tir des premires pages d'un livre rcent, Cahier de verdure : "Cette fois, il s'agissait d'un cerisier; non pas d'un cerisier en fleurs, qui nous parle un langage limpide; mais d'un cerisier charg de fruits, aperu un soir de juin, de l'autre ct d'un grand champ de bl. C'tait une fois de plus comme si quelqu'un tait apparu l-bas et vous parlait, mais sans vous parler, sans vous faire aucun signe; quelqu'un, ou plutt

quelque chose, et une "chose belle" certes; mais, alors que, s'il s'tait agi d'une figure humaine, d'une promeneuse, ma joie se fussent mls du trouble et le besoin, bientt, de courir elle, de la rejoindre, d'abord incapable de parler, et pas seulement pour avoir trop couru, puis de l'couter, de rpondre, de la prendre au filet de mes paroles ou de me prendre celui des siennes - et et commenc, avec un peu de chance, une tout autre histoire, dans un mlange, plus ou moins stable, de lumire et d'ombre; alors qu'une nouvelle histoire d'amour et commenc l comme un nouveau ruisseau n d'une source neuve, au printemps - pour ce cerisier, je n'prouvais nul dsir de le rejoindre, de le conqurir, de le possder; ou plutt: c'tait fait, j'avais t rejoint, conquis, je n'avais absolument rien attendre, demander de plus; il s'agissait d'une autre espce d'histoire, de rencontre, de parole. Plus difficile encore saisir." Un cerisier couvert de fruits, "aperu un soir de juin de l'autre ct d'un grand champ de bl", telle est ici la figure trs simple du saisissement. Une exprience de l'invisible s'accomplit au sein du visible. La rencontre se produit dans un cadre naturel, au hasard d'une promenade familire. Rien ne plus ordinaire apparemment, de plus humble, ni qui dpende moins de la socit des hommes. La prsence tranquille reprsente une sorte de question toujours pose, laquelle il ne sera jamais rpondu car elle porte en elle-mme sa rponse: "... toujours, sur ces gouffres d'eau, luit l'phmre... Et c'est la chose que je voudrais maintenant pouvoir dire..."

La posie d'Andr Du Bouchet volue quant elle entre l'actuel et l'immmorial. L'exprience premire de cette criture est celle d'une sortie : il faut "quitter l'espace limit du dedans, sortir de soi , essayer d'chapper aux

reprsentations figes du rel, l'emprise de la culture et du langage ". Sortir, c'est aller "l o l'homme n'est pas", se diriger vers un lieu ouvert, une "libre tendue", o l'tre "n'a pas de nom". L'criture reproduit cette mise en mouvement : "j'cris comme on marche - l'aveuglette". Elle rend compte d'expriences lmentaires et s'attache ne pas faire diversion l'espace mme qu'elle affronte. Elle ne va donc pas saturer la page, mais tenter d'y transcrire ce "vide porteur" qui est le fonds mme de l'exprience potique. D'o la disposition fragmente et trs spatialise du pome: il est, sur le papier, un rythme mis en espace, "l'expression trange / de la simplicit". Cette criture pr-rflexive et sismographique, constitue presque ce que j'appellerais une "sensation d'criture". Du Bouchet indique que la posie est "comme dcolore par la rapidit avec laquelle elle s'loigne de la circonstance qui lui avait confr semblant de justification. Soucieux de demeurer dans la vrit de l'inachvement, il se refuse remplir par une quelconque pte rhtorique ou lyrique les blancs qui sparent des expriences immdiates du monde sensible. L'criture concide avec l'avnement toujours reprendre de l'instant prsent:

"Agrandi jusqu'au blanc

l'poque le morceau de terre o je glisse

comme rayonnant de froid dans le jour cahotant. "

Jacques Dupin, enfin, est natif de l'Ardche, cette rgion solaire et rocailleuse du midi de la France o Du Bouchet a choisi de vivre et dont Bonnefoy et Jaccottet se sont eux aussi rapprochs diffrents moments de leur existence. Terre pierreuse, l'image d'une posie qui se dfie des mots trop clatants, autant que des paysages trop humaniss. Chez Jacques Dupin, comme chez Andr Du Bouchet, l'criture est perue comme un parcours trs physique au sein d'un territoire aride. Elle parle d'elle-mme en termes d'boulements, de pierrailles, de scheresse, d'effraction et de creusement. La premire figure de cet effort est l'ascension d'une contre aride, toute oppose la quitude de l'horizontalit. Voici, par exemple, le pome Grand vent qui ouvre le recueil Gravir, paru en 1963: o Nous n'appartenons qu'au sentier de montagne Qui serpente au soleil entre la sauge et le lichen Et s'lance la nuit, chemin de crte, A la rencontre des constellations. Nous avons rapproch des sommets La limite des terres arables. Les graines clatent dans nos poings. Les flammes rentrent dans nos os. Que le fumier monte dos d'hommes jusqu' nous! Que la vigne et le seigle rpliquent A la vieillesse du volcan!

Les fruits de l'orgueil, les fruits du basalte Mriront sous les coups Qui nous rendent visibles. La chair endurera ce que l'oeil a souffert, Ce que les loups n'ont pas rv Avant de descendre la mer.

Le mouvement fondamental du pome est d'aller pniblement vers le plus haut qui est aussi le plus vide, de se diriger vers le peu, le rare, voire l'irrespirable. Il s'agit de grimper vers un "terrier arien ", ou une sorte de "gisement ciel ouvert" : l o le dedans de l'homme lui-mme, trs haut, devient paysage, l o l'obscur et le secret se dplient dans la lumire. La posie de Jacques Dupin est plus violente que celle de Bonnefoy et Jaccottet. Ses paysages sont moins humaniss. Elle impose une exprience de l'abrupt et de l'cart, et exprime une ngativit plus forte. Il s'agit pour ce pote de dfaire la trame des perceptions, des connaissances, des vidences quotidiennes. Loin de rechercher quelque plnitude, il fait valoir une dficience. Le motif central de son oeuvre est la brisure: "Tout ce qui nous chasse hors du monde, crit-il, cela est son coeur." Htive et brusque, premptoire et dpouille, l'criture est une exprience de la dliaison, "une naissance abrupte et infinie". Comme le paysage ardchois, c'est un un lieu d'boulis et de pierrailles clates. Les titres des recueils manifestent nettement cette violence : "Les brisants" (1958), L'previer (196O), "Saccades" (1962), "Gravir" (1963). Proche de Michaux pour son parti-pris de l'affrontement, Dupin est galement proche de Giacometti par sa potique du dcharnement. Il crit propos de ce sculpteur des phrases qui pourraient aussi bien caractriser sa propre potique: "Giacometti n'est gure port creuser les choses, jouer de leurs qualits extrieures, la lumire qui les enrobe, la couleur qui les diversifie (...) Il ne

tourne pas autour des apparences, mais il les dchire, les pntre par effraction." L'criture prend ainsi l'aspect d'un corps corps: "Rien ne passera vivant qu' travers notre corps" : le pote affirme la ncessit de l'preuve physique qui seule se porte garante du vivant, permet de djouer les ruses du langage. Mais cette conception plus physique et plus vhmente de l'criture nous amne au seuil de la deuxime tape du parcours, dans les annes 60.

La posie franaise depuis 1950 par Jean-Michel Maulpoix La posie franaise depuis 1950... Diversit 1950 : Habiter 1960 : Figurer 1970 : Dcanter 1980 : Articuler 19902000 : Aggraver Bibliographie critique

Bernard Nol

Denis Roche

Jacques Roubaud

Jean-Pierre Faye

Michel Deguy Quelle hypothtique fonction assigner encore au pote, en un temps o la posie nest plus linstitutrice de lhumanit ? Ni prtre ni berger, ni Messie ni prophte, il nest pourtant pas dispos donner son cong, ni ne montre de got pour la maldiction : il lui

faut ressaisir, en son propre travail , et dun mme mouvement, aussi bien son identit alatoire que le sens de cette tche indtermine et les formes de son criture. Extrait d'un essai de J.M.Maulpoix, "Michel Deguy, Pourquoi la posie ?", publi dans Le pote perplexeaux ditions Corti en 2002.

La revue Po&sie, que dirige Michel Deguy aux ditions Belin

Claude Esteban

Dominique Fourcade

Les tendances: 1960, Figurer Une nouvelle gnration de potes merge dans les annes 1960. C'est une dcennie marque par le rgne des sciences humaines, le dveloppement du structuralisme, la primaut du textuel et du politique, des recherches et des avant-gardes. L're de la subversion succde l're du soupon. C'est le temps de l'Oulipo et de Tel Quel. L'attention se dtourne du paysage et se concentre sur l'criture.

Ns pour la plupart dans les annes 30, les auteurs les plus reprsentatifs de cette gnration nouvelle sont Michel Deguy, Denis Roche, Marcelin Pleynet ( qui firent tous trois partie du comit de la revue Tel Quel ), Bernard Nol, Claude Esteban, Christian Prigent, Alain Jouffroy, ou l'oulipien Jacques Roubaud. La conjoncture culturelle conduit une multiplication de propositions thoriques, comme en tmoigne la floraison des publications militantes: la revue "TXT" de Christian Prigent, la revue "Change" de Jean-Pierre Faye, la revue "Chorus" de Venaille, la revue "Opus international" d'Alain Jouffroy... Un climat polmique, d'agitation politique et idologique caractrise cette dcennie qui trouvera son point d'aboutissement en mai 1968. Les innovations et les ruptures s'y multiplient. L'heure est l'pistmologie. La lecture de Saussure, Jakobson, Althusser, Greimas, Lacan accentue la

mise en crise de la posie dj entame pendant la dcennie prcdente. Une entreprise de vaste envergure sur la langue se dveloppe, tandis que s'impose la notion d'"criture textuelle" qui tend se substituer celle de "littrature". Dans le numro de Tel quel de l't 1965, Jean-Pierre Faye affirme que le mot "posie" est "le mot le plus laid de la langue franaise."

Le travail de la langue devient alors l'objet mme de la posie. L'intrt se concentre sur sa puissance de transgression. Selon Bernard Nol: la langue nat d'une rupture: elle n'en peut plus tout coup d'tre au service de ses rfrences, de les nommer, de les reflter. La langue franaise est naturellement soumise au signifi: elle doit fournir des preuves, dtailler des comptes, fixer des rgles, donner la reprsentation. Mais soudain, rupture, et non pas gnrale, rupture dans une bouche particulire, qui devient le lieu d'origine de la rvolution. L'acte potique est alors volontiers peru comme un acte rvolutionnaire. L'criture doit revivifier la langue en instaurant un rapport singulier qui la dsolidarise de son articulation ordinaire. Le pote est celui qui impose un nouveau rythme, une nouvelle faon de dire ou de provoquer le rel. Mais ce travail de revitalisation peut aussi bien prendre appui sur un usage indit de la tradition, des textes-sources et des modles formels qui en sont hrits. C'est le cas notamment dans l'oeuvre de Jacques Roubaud qui s'inspire des oeuvres des troubadours ou des formes fixes de la posie japonaise, comme le tanka. La contrainte est alors dlibrment choisie, selon le modle oulipien, comme principe d'invention et de libration.

Alors que pour les potes de la gnration prcdente la patiente mise en perspective des lointains ouvrait l'accs de la prsence , les crivains qui apparaissent pendant cette nouvelle dcennie vont privilgier les motifs de la surface et de la vitesse. Pour Denis Roche, comme pour Michel Deguy, crire de la posie, c'est retranscrire avec brusquerie le crpitement du moderne. Denis Roche se rclame du pote

amricain Ezra Pound dont l'oeuvre a t introduite en France, avec la traduction desCantos , par Ren Lautrs en 1958. Il dit avoir t stupfait par la rapidit de son criture: "Pound avait compris, sans doute, lui aussi, d'un seul regard. Sans tourment. Sans rglement. Sans donnes. Sans mtrage. Il avait entendu que quelque chose crpitait sans cesse. Qu'un tlescripteur peut-tre fou, peut-tre au contraire d'une lucidit, d'un cynisme et d'un enttement vrais, transmettait hors-espace (hors-Amrique) et horstemps (parce qu'en mme temps de partout et de tous temps).

Pour Denis Roche, la posie est comme la photo une affaire de focale: elle vise et cadre, elle dcoupe le monde en squences d'images. (Pour Jacques Roubaud, il s'agira de squences mathmatiques faisant office de modles formels). Ainsi la posie prend-elle de vitesse le langage commun. Elle procde par lectrochocs et courts-circuits. Elle constitue un "langage de surface". Denis Roche crit ce propos: "On le sait: il n'y a d'activit humaine, artistique ou non, encore moins littraire, que de surface. Ainsi de milliards d'hommes appliqus par la plante des pieds sur l'immense pelouse de la terre et qui n'ont que faire du contenu; ainsi des faades des maisons et des buildings qu'ils lui posent perpendiculairement dessus; ainsi des draps qui schent; ainsi de l'horizon qui est comme l'lectrocardiogramme du mourant, l'horizontal narguant le vertical; ainsi des toiles que peignent les peintres aprs s'tre assures qu'elles taient bien tendues entre leurs cadres de bois; ainsi galement des feuilles de papier, format international, sur lesquelles les crivains s'acharnent toujours dposer et taler leur encre ou frapper du carbone; ainsi de notre peau qui est le peu que nous connaissons de notre corps."

Dominique Fourcade illustrera (plus tardivement) sa faon ce parti-pris photographique de la vitesse dans un volume intitul Rose dclic dont le titre revivifie l'ancien clich potique de la rose, cette fois devenue celle du

diaphragme de l'appareil photo. Il affirme que la posie est une criture "en fuites et percussions contemporaines". La langue mme constitue le lieu d'un rapport infiniment mobile au contemporain. L'criture est une affaire de motricit, une question de rgime, d'acclrations ou de points morts, un incessant dplacement: "Que l'on se dchane ou que l'on se contienne on est un point du monde et cela est une extrmit." Dans Outrance utterance:, il crit encore ceci: je voudrais abrger, abrger encore, jusqu' faire tout tenir sur un point de volupt minuscule dont la dure serait modulable l'infini, point de douleur et de communication absolues, le plus intense point linguistique du monde, partir duquel repenser toute la dure de l'amour "

Si j'ai donc ainsi retenu l'infinitif figurer comme emblmatique de cette poque, c'est parce que tous ces auteurs mettent en avant la relation. La relation est potique, ou le potique est relation. Le mme mot, "figures" dit en franais les aspects des choses, les visages et les tournures du dire. La posie est le lieu o le rel vient, au sens strict, prendre figure. Comme l'a montr Michel Deguy, la figuration cite comparatre: elle fait apparatre en comparant. Le fait potique essentiel est la connotation. Un mot devient, dans un contexte donn, signifiant d'un autre signifi. Multipliant les isotopies, le texte potique est polyphonique. Images, correspondances, mtaphores, la posie dit une chose par une autre. Elle est le royaume des analogies. La relation indique une manire proprement humaine d'habiter le monde. Une faon d'tre que l'on peut dire la fois merveille et dramatique. Emerveille par l'immense jeu des mtaphores, dramatique cependant parce que nous ne possdons pas l'objet que nous convoitons: nous n'avons accs qu' des figures, des allgories, des simulacres. Nous demeurons tout la fois lis et spars. La vocation de la posie n'est pas de rsoudre les contraires, mais de les faire com-paratre et co-habiter. Quand Michel Deguy orthographie le mot Posie en inscrivant en son coeur une esperluette (Po&sie), il la place toute sous le signe de la conjonction/ disjonction. Il l'entend et il la pratique comme le statut

mtaphorique gnralis . "La posie, comme l'amour risque tout sur des signes", crit-il. Ou encore : Ma vie, c'est le mystre du comme

En confrontant les potes apparus pendant les annes 60 avec leurs prdcesseurs dont l'oeuvre a commenc d'merger dans les annes 50, nous voyons donc ainsi s'opposer grands traits deux sortes de posie : l'une qui regarde du ct d'un paysage lmentaire afin d'y retrouver le sentiment de la prsence, l'autre qui valorise la cit, l'histoire, la circonstance, l'accidentel et l'alatoire. Chez Jaccottet ou Bonnefoy, la Nature demeure prsente et le lien se trouve tabli par l'exprience potique mme entre l'phmre et l'ternel. C'est l le sens de la notion-clef de vrai lieu . Pour Michel Deguy au contraire, un tel lieu ne pourrait tre reprsent que par l'espace mitoyen du comme . C'est la figure qui autorise l'entrappartenance. En elle, des lments pars d'un monde dcousu se conjoignent. La perte du sens laisse libre cours la figuration gnralise. Ce n'est donc plus l'tre (le sujet) ni le monde (la nature) qui fait office de centre, mais le langage mme. Lui seul peut autoriser une nouvelle visibilit de ce qui est. Le monde est ce qui advient dans le pome: un immense contingent de possibilits. Puisque toute ralit est susceptible de s'ajointer une autre par la grce d'un "comme", "le monde est une combinatoire infinie de possibles que le pote rvle en quelque sorte elle-mme, car il est le lieu o se fraient et o se dessinent les figures" L'volution de la posie franaise, dans les annes 70, conduira accentuer davantage encore ce privilge du texte, voire de la lettre par rapport au paysage. La posie franaise depuis 1950 par Jean-Michel Maulpoix (IIe partie)

La posie franaise depuis 1950... Diversit 1950 : Habiter 1960 : Figurer 1970 : Dcanter 1980 : Articuler 19902000 : Aggraver Bibliographie critique

Bernard Nol

Denis Roche

Jacques Roubaud

Jean-Pierre Faye

Michel Deguy Quelle hypothtique fonction assigner encore au pote, en un temps o la posie nest plus linstitutrice de lhumanit ? Ni prtre ni berger, ni Messie ni prophte, il nest pourtant pas dispos donner son cong, ni ne montre de got pour la maldiction : il lui faut ressaisir, en son propre travail , et dun mme mouvement, aussi bien son identit alatoire que le sens de cette tche indtermine et les formes de son criture. Extrait d'un essai de J.M.Maulpoix, "Michel Deguy, Pourquoi la posie ?", publi dans Le pote perplexeaux ditions Corti en 2002.

La revue Po&sie, que dirige Michel Deguy aux ditions Belin

Claude Esteban

Dominique Fourcade

1970 : Dcanter, dchanter...

En France, dans les annes soixantedix, apparat une nouvelle gnration de potes qui manifeste un souci de rflexivit critique et de rigueur formelle trs accus, et qui vise cette fois la littralit. (Est dit littral ce qui sen tient strictement la lettre).

Emmanuel Hocquard (Album dimages de la Villa Harris, 1978), Claude RoyetJournoud (Le Renversement, 1972), AnneMarie Albiach (Etat, 1971), Jean Daive (Dcimale blanche, 1967) sont ns dans les annes 40. Directement marqus par le dsastre de lhumanisme qui a accompagn le second conflit mondial, ces crivains radicalisent le procs intent au lyrisme. Ils affirment que la plupart des valeurs ou des vrits que l'criture convoite sont hors de sa porte et que "toute tentative pour saisir de l'tre est, en tant que telle, voue l'chec". Ils ont conscience que la posie n'est en dfinitive qu'un univers de signes et de simulacres. Ils rcusent toute transcendance et sen prennent aussi bien au discours subjectif quau mythe de la profondeur. Pour eux, il n'y a rien sous les mots: ni vrit, ni arrire-monde, ni divinit cache.

Manifestant le dsir de rompre avec le lyrisme europen, ils glent la notion de parole . A linstar de Jacques Derrida ou dEdmond Jabs, ils sen prennent lancien phonocentrisme, hrit du romantisme, du dict , de la Dichtung , du Dire. Ils privilgient la dynamique dela trace propre lcriture et ce que Derrida y reconnat de diffrance . Leur dsir ultime serait de parvenir une criture froide, mate et feutre qui mettrait la posie en tat d'hibernation et qui la poserait comme un pur travail logique sur le langage. Une formule de Claude RoyetJournoud rsume ce parti pris: "Dire ce bras est de chair, je trouve cela plus mouvant que la terre est bleue comme une orange". Le mtaphorique est donc refus, au profit de la littralit. Albiach parle de csure , Royet-Journoud de renversement , Alain Veinstein de dchirure , Hocquard de chute , Roger Laporte dcart ... Lcriture alors se concentre sur lacte qui lui donne naissance, et tout le travail du livre dcriture rside dans linvention dune scnographie de cet acte[1] .

Table dcriture & travail pratique

Le pote manifeste le dsir d'une langue plat (pour ne pas dire dune langue plate) qui se contente dobserver ce qui survient, ou ce qui reste. La table de travail devient alors lun des motifs rcurrents de lcriture. Pour Anne-Marie Albiach, la posie est un "travail pratique : car il faut savoir". crire, cest essayer den savoir plus sur ce qu'est l'criture. Celle-ci est sentie comme une dfaite du moi, une

exprience dont les termes et les enjeux chappent. D'o la multiplication des csures, dans une potique de la parole coupe et de l'impossible articulation. La posture du sujet lyrique, telle quelle tend unifier lesprit et la lettre dans une voix, est proprement dcontenance. Toute recherche musicale, d'allitrations ou dassonances est rcuse. Claude Royet Journoud privilgie un minimalisme a-narratif, a-musical et en vient ne disposer parfois que quelques mots, voire quelques syllabes sur une page blanche:

il taira le retour de la prposition devant le chiffre la mainmise du neutre

quand le corps est une phrase venir[2] Cest ici la figure mme du pote qui se trouve totalement efface, ou plutt entirement suspendue au seul geste dcrire : main qui passe et mainmise du neutre, lente laboration par lcriture dune espce de corps noir o le sujet viendra loger son nom.

Le livre mme est entendu comme un volume , objet avant tout constituant un espace o un texte vient tablir son rythme, son mouvement et sa respiration propres.

Pour caractriser cette posture, Emmanuel Hocquard parle de modernit

ngative . Il sagit de poursuivre l'aventure de la modernit, mais en dfinissant cette fois la posie par une srie d'liminations. Il pose le problme de lcriture potique en termes de connaissance concrte et logique Il conoit le travail de posie comme une activit de nettoyage de sa propre langue et dlucidation de sa pense. Il oeuvre dsencrasser le langage des poncifs, des strotypes, des formulations errones, approximatives ou complaisantes. Il tente de parvenir une littralit aussi radicale que posible. Influenc par la pense philosophique de Wittgenstein (Le monde est tout ce qui arrive) et par les potes objectivistes amricains (Charles Reznikoff, Georges Oppen, Louis Zukovsky[3]), il pratique une criture que l'on pourrait dire minimaliste. Sil intitule Les Elgies (1990) lun de ses recueils, il sagit dune lgie neutre et sans melos, d'o tout sentiment directement exprim est banni. Hocquard fait de cette forme lorigine lyrico-pique le lieu dune enqute parmi les indices dune histoire perdue. [4]

La reprsentation vide

Emmanuel Hocquard a publi aux ditions P.O.L des ouvrages intituls Album dimages de la villa Harris ou Les dernires nouvelles de lexpdition, qui tiennent la fois du rcit, du discours et du pome. Il semble y adopter comme modle le ton du relev dindices, du rapport denqute, ou la brivet de la carte postale. Le sujet disparat, la reprsentation est refuse. "L'originalit d'EH, c'est de choisir, au lieu de l'abstrait, la reprsentation vide, o les images, prives de centre et de rfrent,

restent des images par le dessin des contours, o le seul rcit, celui du livre, issu de l'annulation d'autres rcits, n'en garde pas moins le ton narratif.[5]" Influenc par les potes objectivistes amricains(Reznikoff, Oppen), Hocquard pratique une criture que l'on pourrait dire minimaliste et puritaine. Il sagit alors de parvenir une sorte d'criture tabulaire, de l'ordre de la photographie, d'o serait exclu tout attirail mtaphorique, c'est--dire toute pseudo-profondeur, et qui nanmoins s'imposerait au regard, l'oreille et la sensibilit mme comme "potique", cause de son agencement, sa grammaire et sa focale:

Le vent, quand il couche lherbe dans le vent, quand elle brille sous lui dun clat plus terne, lpouvantail est au milieu du chant. Vertical et creux sur la terre, il garde une part de lair. Il est cette figure du vent dans la chute italique des vtements demprunt qui tombent en pices. Il penche au milieu de ce qui se tient debout. Les arbres, un mur. Lui, une ide creuse que traverse la peur.

Il me fut autrefois interdit dcrire pench. Cest peut-tre de l que mon corps sest inclin au lieu de lcriture; et de l que je suis rest vot au milieu de ce qui se tient droit -les lettres dun alphabet romain.

Il fait du vent. Lancienne grammaire dit que le vent est sujet rel.

Il sujet apparent.[6]

Le pome ou le rcit deviennent ici occasion dune rflexion sur lcriture et sur la langue. Limage nest convoque par le pote que pour mettre en question sa propre figure. Loin de sabandonner son charme, il en use comme dun instrument danalyse.

Llgie : le neutre & la distance

Hocquard intitule "Les lgies" un de ses principaux recueil (1990); mais c'est une lgie neutre, ou neutralise, d'o tout sentiment est banni[7]. Il en vient mme engager au sein mme de llgie le procs du lyrisme, en jouant sur la double nature de ce genre lorigine lyrico-pique . Il fait de cette forme le lieu dune enqute parmi les indices dune Histoire perdue[8]. Le pote tardif devient alors priv , cest--dire dtective. Sa tche consiste enquter sur le propre (lintime) envisag comme un ensemble de donnes trs communes, une collection (album) dimages pareilles des cartes postales, un catalogue prim des amours, de lhistoire et des livres . Au lieu de combler la sparation par un pathos ou un mlos, le pote la considre travers la loupe de lenquteur:

A prsent, je la tiens sous mon regard la distance [9]

Lespace lgiaque est ici par excellence celui dudtroit[10], lespace troit de lintervalle: ce vide mme qui spare et qui distingue. Emmanuel Hocquard dfinit le travail lgiaque[11] comme un reflux de langue dans

linaccompli. Une description de labsence[12] . Il ne sagit donc pas de combler ou de dplorer, mais de dcrire labsence. De faire sbranler le silence de la langue. De sen tenir son mutisme. Cette posie dceptive et dvitalise prend le parti de la restriction et de la rduction. Cest une posie des restes , ou un reste de posie. Autant dire que la ngativit lgiaque sy exaspre ou sy intensifie, en tant quelle constitue elle-mme un discours dceptif et dvitalis. La ralit et la subjectivit sy prsentent comme des collections dobjets juxtaposs. Le monde est un magasin daccessoires , un espace de cueillette ou de glane impassible. La sparation tient ici davantage la prsence du sujet qu la perception de la ralit mme. Le sentiment lgiaque est alors pouss ses consquences extrmes : une mlancolie de la parole. Emmanuel Hocquard avoue dans Un priv Tanger que le poids de la ralit et de la biographie ont trs tt pes sur lui de manire oppressante[13]. Do la question :

Comment en finir avec la biographie? En la couchant sur le papier avec lespoir que ce mime la dissoudra dans la langue morte. Livre aprs livre, jdifie des maisons de verre aux faades rflchissantes o se dissipent les images dans dautres circonstances[14] .

Sous la plume dEmmanuel Hocquard (comme chezPascal Quignard ), llgie redevient latine. Le pote prend parti pour une petite langue , une langue usagre , pauvre dans sa prcision conome dadjectifs, dadverbes, dimages et

de mtaphores[15] . La posie est une petite langue domestique lintrieur de la langue gnrale.[16] Cette potique de la ligne claire (...) donne limpression de la transparence et propose une lecture irrcusable [17]. De fait, ce parti-pris de la distance affirme la matrise (logique) du sujet sur le langage. Il ne met pas le sujet en pril dans lenchevtrement, mais lui fait traiter ses propres ombres comme des objets rsiduels disposs sur une table ou le marbre dune chemine. Hocquard met ainsi laccent sur la nature du sujet lgiaque qui est moins ce foyer o sarticule la diction dun moi central (Barthes) que facteur de division. Llgie souligne la ngativit du sujet; elle insiste jusqu leffacement sur la subjectivit porteuse de ngativit.

La temporalit mme se trouve ds lors rduite ( une journe dans le dtroit ) ou efface (date manquante des dernires nouvelles... ). Elle se voit contenue dans lespace strict dun calendrier. Elle retourne le prsent contre le pass et le futur. Lide commune ne simpose plus que le temps efface ou emporte, mais que tout demeure au contraire terriblement intact et qu cela tient la souffrance. Au cher souvenir se substitue la prsence obsdante dobjets qui contresignent la persistance de la disparition. Le temps cesse dtre une paisseur, une profondeur, pour devenir une surface. Llgie nest alors plus le lieu dun Ubi sunt , mais dcline un interminable je me souviens . Ce motif, repris Georges Perec , est prsent par exemple dans Paquebots[18] . L encore, les dtails, la juxtaposition, la fragmentation simposent...

Llgie contemporaine nest pas rductible ces seuls aspects. Toutefois, il semble bien quEmmanuel Hocquard ait pouss le plus loin la logique propre au genre, jusqu le retourner en lgie inverse[19] , dpouill de tout pathos apparent, et ne laissant plus subsister que les traces objectives, littrales, de la ngativit mme qui le caractrise. Quand sachve le travail du priv , le sujet nest plus gure quune ancienne affaire dont on a class les papiers... La littralit nexiste en dfinitive que de commmorer en sourdine le deuil du lyrisme.

***

Des auteurs plus jeunes tels quOlivier Cadiot (LArtpoetic, 1988) et Pierre Alferi (Les allures naturelles, 1991) poursuivent, avec des faons plus ludiques et plus rhtoriques la fois, le travail engag par Emmanuel Hocquard, Anne-Marie Albiach et Claude Royet-Journoud. Sur ces partis-pris de minimalisme, de blancheur et de littralit se projette aussi bien lombre de Mallarm et de Reverdy que celle de Jabs ou de Ponge. Ils constituent bien lune des tendances importantes de la posie franaise, souvent moins directement lyrique que ses voisines europennes. On en retrouverait galement lcho chez des auteurs aussi diffrents quAlain Veinstein, Roger Giroux, Mathieu Bnzet, Martine Broda et Philippe Denis, ou dans les propositions formelles de Georges Prec, Jacques Roubaud et Charles Juliet.

Cependant, face cette posie du moindre mot, dautres prennent le parti de babliser le langage en y oprant quantit de mlanges et de tlescopages : aux cts de Christian Prigent (Ceux qui meRdrent, 1991), de Valre Novarina (Le Discours aux animaux, 1987), Hubert Lucot (Phanes les nues, 1981) et Jean-Pierre Verheggen(Vie et mort ponographique de Madame Mao, 1981), dautres potes pourraient tre rassembls pour lesquels lcriture est un espace de dissension, de pulsion et de propulsion lyrique allant par rafales, pousses, saccades, coups de butoir rpts contre lordre et le Sens. Lcriture potique apparat alors comme lespace o ne cesse de se faire et se dfaire la langue sans issue vers le ciel de limaginaire ni vers la terre de la paisible mimesis (Prigent,Une erreur de la nature, 1996).

[1] Stphane Baquey, Orange export Ltd., traces et effacement du sujet, mmoire de D.E.A prsent lUniversit Paris VII en 1995. [2] Claude Royet-Journoud, La notion dobstacle, d. Gallimard, 1978, p. 38. [3] Lobjectiviste, disait Zukovsky est un artisan qui met les mots ensemble pour en faire un objet (Europe, n 578-579, 1977, p. 95). [4] Voir texte communiqu par Hocquard Moscou, in Action potiquen 112, p. 67. [5] F de Laroque, Critique, n385. [6] Emmanuel Hocquard, Une journe dans le dtroit, d. Hachette, 1980, pp. 11-13. [7] Cf J.M.Maulpoix, La Posie comme lamour, Mercure de France, 1998. Je reprends ci-dessous quelques lments dune tude sur llgie

contemporaine prsente dans ce volume dessais critiques. [8] Voir Les dernires nouvelles de lexpdition sont dates du 15 fvrier 17 ... ou Album dimages de la Villa Harris, aux ditions P. O.L. [9] Les Dernires nouvelles de lexpdition..., p. 14. [10] Voir Une journe dans le dtroit. [11] Cette notion mme de travail est ici importante: elle se substitue celle dabandon mlancolique. [12] Quatrime de couverture dAlbum de la Villa Harris. [13] Un Priv Tanger, p. 47. [14] Id, p. 73 [15] Id. p. 80. [16] Id, p. 82. [17] Id, p. 132. [18] Un Priv Tanger, opus cit., p 101 [19] Voir Cette histoire est la mienne , in Le sujet lyrique en question, Modernits 8, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996, pp. 273-286. La posie franaise depuis 1950 par Jean-Michel Maulpoix 1980 : Articuler Un lyrisme critique ?

A la fin des annes 70, et au dbut des annes 80, se fait jour ce qu'on a parfois appel un "nouveau lyrisme" ou un "lyrisme critique". Le sujet fait alors retour sur le devant de la scne littraire et philosophique. C'est l'poque ou Tzvetan Todorov publie Critique de la critique, quelques annes aprs que Roland Barthes eut gliss du structuralisme militant des Essais critiques et de S/Z l'criture plus subjective des Fragments d'un discours amoureux ou de Roland Barthes par lui-mme. C'est galement l'poque o l'on parle de nouvelle fiction , de nouvelle histoire de nouvelle cuisine ou de nouveaux philosophes . La

mode est aux nouveaux , mme si certaines de ces nouveauts dissimulent parfois une simple relecture postmoderne du pass.

Ceux que l'on appelle nouveaux lyriques sont pour la plupart des potes ns dans les annes 50. Cette gnration tait adolescente l'poque des avant-gardes. Elle n'a pas particip la grande fte subversive de mai 68; elle l'a considre plutt comme un droutant spectacle. Elle a par contre commenc d'crire et de publier dans un contexte de crise et de reflux des idologies. Elle s'est nourrie d'histoire littraire aussi bien que de marxisme, de psychanalyse et de structuralisme. Elle a le plus souvent trouv sa voix contre les bousculades thoriques des dcennies antrieures. Elle apparat plus sage, plus conventionnelle, moins soucieuse d'afficher des signes extrieurs de modernit. Jean-Pierre Lemaire, Guy Goffette, Andr Velter, James Sacr, Benot Conort, Alain Duault, Philippe Delaveau, Jean-Yves Masson, Jean-ClaudePinson, JeanPierre Simon, Yves Leclair, (et l'auteur mme de ces lignes) sont quelques-uns de ces potes trs divers qui renouent avec unlyrisme (critique) o le sujet et le quotidien ont leur place. Ils trouvent un encouragement et un appui auprs d'ans comme Jacques Rda, Pierre Oster, Lionel Ray, Marie-Claire Bancquart, Robert Marteau, Vnus Khoury-Ghata Jacques Darras ou Jean-Claude Renard. A travers eux, la posie franaise semble se rinscrire dans une tradition plus vaste, peut-tre plus nave. Si l'infinitif articuler apparat susceptible de regrouper et identifier ces auteurs, c'est que leur criture semble oriente vers un dsir de synthse entre la tradition et la modernit. Ils renouent avec l'image et la mlodie, voire avec un certain phras . Ils retrouvent le got de l'motion et de l'expression subjective, mais sans en revenir pour autant la traditionnelle posture romantique du ptre-promontoire ou de l'cho sonore clbr par Victor Hugo. Leur lyrisme apparat davantage soucieux de l'autre que de soi. Il est moins profr qu'interrogateur et critique. Il cherche rarticuler la prsence et le dfaut, le dsir et la

perte, la clbration et la dploration. Le nouveau lyrique est un lyrique qui cherche son chant, sa voix, voire ses propres traits dans le dcousu de la prose. En tmoigne ce pome de Jacques Rda, extrait de Rcitatif :

"Ecoutez-moi. N'ayez pas peur. Je dois vous parler travers quelque chose qui n'a pas de nom dans la langue que j'ai connue, sinon justement quelque chose, sans tendue, sans profondeur, et qui ne fait jamais obstacle (mais tout s'est affaibli). coutez-moi. N'ayez pas peur. Essayez, si je crie, de comprendre : celui qui parle entend sa voix dans sa tte ferme; or comment je pourrais, moi qu'on vient de jeter dans l'ouverture et qui suis dcousu? Il reste, vous voyez, encore la possibilit d'un peu de comique, mais vraiment peu: je voudrais que vous m'coutiez -sans savoir si je parle. Aucune certitude. Aucun contrle. Il me semble que j'articule avec une vhmence grotesque et sans doute inutile -et bientt la fatigue, ou ce qu'il faut nommer ainsi pour que vous compreniez. mais si je parle (admettons que je parle), m'entendez-vous; et si vous m'entendez, si cette voix dracine entre chez vous avec un souffle sous la porte, n'allez-vous pas tre effraye? C'est pourquoi je vous dis : n'ayez pas peur, coutez-moi, puisque dj ce n'est presque plus moi qui parle, qui vous appelle du fond d'une extnuation dont vous n'avez aucune ide, et n'ayant pour vous que ces mots qui sont ma dernire enveloppe en train de se dissoudre." Cette adresse la femme aime est aussi bien adresse du pote au lecteur ou quiconque, voire tentative pour prendre langue avec soi, puisque le sujet "dcousu" qui appelle ici ne parvient pas mme entendre sa propre voix "dans sa tte ferme" et a donc besoin de l'oreille comprhensive d'autrui

pour se reconnatre et exister. Tout se passe comme si le sujet lyrique moderne se trouvait lanc au-dehors de soi la recherche de son propre centre. Il ne peut s'en tenir la simple "diction d'un moi central" . Son motion elle-mme parat se mconnatre tout autant que celui qui l'prouve et qui interroge sa propre capacit l'articuler. Sa place n'est assure ni au langage ni au monde. C'est pourquoi il devient passant, piton ou rdeur parisien, crature en transit dans un monde transitoire, passager et lieu de passage. Ce sujet aminci, gar, titubant fraie dans l'criture un chemin alatoire conduisant vers l'atteinte improbable de sa propre figure. Dans l'oeuvre deJames Sacr, le dracinement et l'extnuation se traduisent par un singulier botement du vers et de la syntaxe: "Rien pas de silence et pas de solitude la maison dans le printemps quotidien la pelouse une herbe pas cultive ce que je veux dire c'est pas grand chose un peu l'ennui cause d'un travail faire et pour aller o pourquoi? a finit dans un pome pas trop construit comme un peu d'herbe dure dans le bruit qui s'en va poigne de foin sec le vent l'emporte ou pas a peut rester l tout le reste aussi la maison pas mme dans la solitude printemps mcanique pelouse faut la tailler demain c'est toujours pas du silence qui vient. Est-ce que c'est tous ces pomes comme de la rptition? je sais pas au moment qu'en voil un encore avec pourtant comme du vert dans soudain les buissons en mars un dsordre avec des feuilles pourries dans cause du vent avec le vert maintenant a fait une drle de saison neuve et vieille est-ce que c'tait pareil l'anne dernire? j'en ai rien dit pourtant j'en ai crit des pomes a a servi je me demande bien quoi a a disparu des mots qu'on a dit j'ai mal entendu."

Nous pouvons lire et entendre ici le dhanchement ou le boitement d'une parole dfaite, comme mal assure d'ellemme: un chant peu sr, cherchant sa langue ou son articulation. Le pome est "boug", comme on le dirrait d'une photographie floue. Ce boug potique ou rhtorique signifie un rapport trembl du sujet sa propre identit. C'est ici la voix qui fait hsiter la grammaire. Comme Verlaine, James Sacr cultive un art savant de la mprise, de l'approximation, de la ngligence, voire de la faute. Ces potes retrouvent donc des qualits d'instrumentistes. Ils jouent le jeu de la langue, malgr tout. Leur criture parat dpourvue d'a priori formels. Elle ne repose sur aucun postulat. Le nouveau lyrique part l'aventure dans la langue partir de son dsir de prendre langue. Il sait que la langue est un pige, que l'image est une tromperie, que le sujet est un leurre. Cela n'empche pas que dans le langage il y ait de l'image et du sujet . Peut-tre doit-on parler ici d'critures sans thories, a-thoriques, ou post-thoriques. Lasses du thorique, lasses surtout des exclusions ou des rductions qu'il implique, et de l'intellectualisme qui souvent s'y attache. Ces critures n'affichent pas de signes externes de ngativit ou de modernisme; elles font plutt l'exprience d'une ngativit interne. Si elles posent, comme Bonnefoy, Jaccottet, Du Bouchet, la question du lieu, c'est en renouant avec sa gographie et son histoire locale. Au "verger", ou "la clairire" (lieux abstraits et essentialiss figurant la plnitude un instant renoue d'un rapport au monde), viennnent se substituer des lieux concrets trs ordinaires : les gares et les banlieues chez Rda, les terrains vagues chez James Sacr, ou, pour Guy Goffette, une simple cuisine de province. Voici un extrait de l'un de ses pomes: "Peut-tre bien que les hommes aprs tout ne sont pas faits pour vivre dans les maisons mais dans les arbres et encore pas comme l'cureuil ou le singe d'Afrique qui sont des enfants espigles et craintifs mais comme les oiseaux

et encore pas comme le loriot bavard ou le geai plus rogue qu'un chien de ferme et plus insupportable qu'une porte qui grince mais comme les oiseaux de haute vole de longs voyages qui n'y viennent que pour le repos changer quelques nouvelles lier connaissance et prendre un peu de sang nouveau avant de s'enfoncer dans le silence et l'anonyme gloire du ciel (...) Nous renouons ici avec la simplicit d'une parole qui semble couler de source, aller de soi, et qui ne craint pas d'afficher son apparente navet. Cet essai ne constitue gure qu'une mise en perspective, une ouverture, une initiation trs partielle laquelle seule la lecture individuelle des oeuvres pourra donner un sens. Les quelques balises que plantent les quatre infinitifs retenus pour caractriser les tendances les plus remarquables qui mergent successivement au fil de ce demi-sicle, ne sauraient occulter une multitude de parallles ou de croisements possibles entre les courants et les oeuvres. Ces quatre catgories ne sont nullement exclusives les unes des autres. Toute posie en effet, quelle qu'elle soit, a voir avec l'habiter car elle met en cause la manire dont l'tre humain se situe dans le monde, l'amnage et l'occupe. Elle est une affaire de figuration , car elle est cet espace de langage o travaillent de concert les figures de la langue, le visages du sujet et les aspects des choses. Elle constitue un processus de dcantation , dans la mesure o elle interroge la langue, l'analyse, en prend soin, et procde au nettoyage de la situation verbale . Elle demeure enfin une question d'articulation , puisque chaque oeuvre tablit une relation singulire entre un sujet, un langage et un monde. Jean-Michel MAULPOIX, 1999. La posie franaise depuis 1950

par Jean-Michel Maulpoix 1990-2000 : dconstruire, aggraver... Les annes 1990 voient se dvelopper dans la posie franaise quantit de dmarches constructivistes qui se conjuguent avec d'insistants parti pris de laggravation. Lentreprise littraliste, engage dans les annes 1970 par des auteurs tels quEmmanuel Hocquard,(langue neutre, lyrisme neutralis, observation critique des noncs...) se voit poursuivie et inflchie par Olivier Cadiot par exemple qui, dans Lart potic , publi chez P.O.L en 1980, constitue un discours potique miett partir de phrases types prises dans des livres de grammaire destins aux coliers, comme pour ressaisir la langue un niveau de visibilitet de lisibilit premire. Le pote sen tient donc la juxtaposition dnoncs minimaux, parfois directement issus de la conversation familire, du genre: Quil mattende dans le salon. Ne marchez pas si vite Il fait encore plus froid quhier Ne restez donc pas debout. Asseyez-vous donc Il y a encore un peu de lait et un peu de caf Pour reprendre ici le titre de deux livres dun crivain proche dOlivier Cadiot, Pierre Alferi (ils ont fond ensemble la Revue de littrature gnrale ), il sagit de chercher une phrase , avec des allures naturelles (Emmanuel Hocquard parlait quelques annes auparavant de "ligne de langue claire", ou de "petite langue"). La posie entend tre faite des mouvements les plus quotidiens du corps, du regard et de la pense, refaits et repenss [1] . La posie se livre troue, mais l o ses blancs nagure indiquaient des zones dindicibilit et produisaient un rythme dramatis de

lecture, ils sont plutt prsent du style de la prise de note : laboration minimale, discours lacunaire rsolument dbarrass de son liant rhtorique et produisant donc ses effets dune faon diamtralement oppose celle que proposait la tradition lyrique. Les dessins, les jeux typographiques, les citations musicales (Olivier Cadiot a travaill avec le compositeur Pascal Dusapin) et les citations de langues trangres, renforcent cet aspect de montage la fois htrogne et ludique. La dernire section de Lart poetic dOlivier Cadiot sintitule Davy Crockett ou Billy le Kid auront toujours du courage . Ce sont l deux hros familiers aux lectures enfantines qui constituent le point de dpart dune espce de micro-roman-pome, irrductible un genrs, compos dun rsum, huit brefs chapitres dune demi page et un pilogue. Or la seule histoire vritablement raconte ici estgrammaticale: Cependant la mre pleurer (Imparfait.Ind) de joie en voir (Part. prs.) la politesse de ltranger. Comme nous faire (Imparf. Ind.) ceci, un jeune homme approcher (Pass simple) . Au lecteur donc de se livrer aux exercices proposs qui attirent son attention sur les strotypes du "roman daventure" . *** Curieusement, ce rapport faussement enfantin au langage et la fiction a fait fortune dans la posie de ces dernires annes. On le retrouve diversement illustr chez des auteurs aussi diffrents que Nathalie Quintane, Christophe Tarkos, Eric Sautou, Sandra Moussamps, Vincent Tholom ou Ariane Dreyfus, pour ne citer que quelques noms... Je pourrais prendre ici comme rapide exemple, un livre de Vincent Tholom intitul Bang, publi par les ditions Carte blanche dans la collection Prodromes que dirige Christian Prigent, une collection dont lesprit est de maintenir lnergie du

commencement, qui fit entrer dans le dbat avec la langue (Prigent). Cette nergie du commencement est ici signifie par le titre, autant que diffracte thmatiquement et ritre formellement dans louvrage. criture toute en impulsions et en interpellations, au plus prs dun parler primaire daujourdhui, (dont lcriture retrouve le rythme et aggrave dlibrment les syncopes), aussi bien que du quotidien prosaque et de sa dcomposition, ses rats, ses moisissures. Cela apparat trs complaisamment rgressif parfois mais que peut signifier ici ladverbe complaisamment quand il est lvidence dans lintention mme de lauteur de dtraquer la langue et de merdrer selon une tradition ouverte par Jarry. Bang donne donc lire une espce de bafouillement et dengluement, un effort pour rien, une criture tautologique qui non seulement ressasse mais se referme perptuellement en boucle sur elle-mme, un peu comme un disque ray... Nous sommes l au plus prs de la tendance trash dune certaine posie franaise daujourdhui, rsolument anti-lyrique, mais qui ne se contente plus de dgonfler ou de mettre plat le lyrisme : elle saisit le rel au plus bas, au plus ras, dans sa brutalit et son incohrence. Plutt que du ct de lcriture, il semble qu'elle se tourne prsent vers la mise en scne de textes trouvs : documents bruts, montages, ready made, magasins ou chantiers textuels, voire simples performances sonores, proches de ce quest linstallation en peinture. A ce stade, la posie contemporaine se rapproche des arts plastiques et rejoint tardivement des dmarches dj inaugures de longue date du ct de lart...

[1] Pierre Alferi, quatrime des Allures naturelles, P.O.L, 1991.

de

couverture

par Jean-Michel Maulpoix (IIe partie)

La posie franaise depuis 1950... Diversit 1950 : Habiter 1960 : Figurer 1970 : Dcanter 1980 : Articuler 19902000 : Aggraver Bibliographie critique

Claude Journoud

Royet-

"Travailler le blanc. Le pousser. Lui donner des mots. Une table. Une main. Des objets de l'autre clart. dans la dfinition. C'est pour toi c'est pour moi.

Bascule. Rien ne tient. Et il finirait par le croire! Mais dans le seul. Plus loin encore que la solitude. Le seul. L o nous marchons toujours notre propre rencontre. Loin l'un de l'autre. Dans une voix traverse, chante, chantante. La voix du seul" Les objets contiennent l'infini Lire sur ce site un article de J.M.Maulpoix sur Mezza voced'Anne-Marie Albiach L'objectivit lyrique L'un des traits du lyrisme moderne est la recherche paradoxale del'objectivit lyrique, c'est--dire aussi bien d'un lyrisme pour lequel l'objet prvaut sur le sujet (celui de Ponge par exemple) qu'un lyrisme ayant pour

extrme souci de contrler et transposer les affects dont il procde. L'exemple le plus remarquable est offert par l'oeuvre d'Anne-Marie Albiach : C'est dans le mme contexte, me semblet-il, qu'il faudrait parler du "lyrisme" spontan d'Anne-Marie Albiach, qui porte sa phrase au chant, au phras, qui la pousse (et de plus en plus mesure que son uvre progresse) transposer la raction affective, la "passion" qui toujours l'anime. Mais l encore, comme pour la tendance "baroque", et plus encore peut-tre, ce lyrisme premier, foncier, s'il est presque tou jours prsent chez elle, fait l'objet d'un rigoureux contrle, d'un travail qui vise l'intgrer en ne le laissant pas dominer, prolifrer, emporter. C'est l sans doute une des caractristiques les plus singulires de

cette criture par rapport aux propositions qui lui sont contemporaines: il s'agit d'une posie musicale sans musicalit, personnelleimpersonnelle, lyrique non Iyrique, ou d'une posie qui parviendrait quelque chose comme une neutralit ou objectivit lyrique. (Extrait de Thtre du pome, de Jean-Marie Gleize, aux ditions Belin)

Louis Zukofsky

Charles Reznikoff

Edmond Jabs

Pascal Quignard Portrait du en"priv" pote

Selon Emmanuel Hocquard, le pote est un guetteur involontaire de notre quotidien, et qui en retient ce qu'il veut en retenir.

Guetteur involontaire, il voit de l'trange l o d'autres ne peroivent que de l'vidence. Selon Anne-Marie Albiach qui a sous-titr Enigme la premire partie de son livre Etat, toutes les vidences lui sont mystre . Et c'est pourquoi volontiers le guetteur vire l'enquteur. Il scrute, il interroge, il runit des indices. Ce n'est pas par hasard que Poe, auteur des Histoires extraordinaires, fut le modle de ces deux fondateurs de la modernit : Baudelaire et de Mallarm. Selon Joe Bousquet, crire un livre, c'est faire assister le lecteur

toutes les vicissitudes d'une situation que l'on tire au clair. Lire "Taches blanches"d'Emmanuel Hocquard

Christian Prigent

Jean-Pierre Verheggen

Valre Novarina

1970 : Dcanter, dchanter...

En France, dans les annes soixantedix, apparat une nouvelle gnration de potes qui manifeste un souci de rflexivit critique et de rigueur formelle trs accus, et qui vise cette fois la littralit. (Est dit littral ce qui sen tient strictement la lettre).

Emmanuel Hocquard (Album dimages de la Villa Harris, 1978), Claude RoyetJournoud (Le Renversement, 1972), AnneMarie Albiach (Etat, 1971), Jean Daive (Dcimale blanche, 1967) sont ns dans les annes 40. Directement marqus par le dsastre de lhumanisme qui a accompagn le second conflit mondial, ces crivains radicalisent le procs intent au lyrisme. Ils affirment que la plupart des valeurs ou des vrits que l'criture convoite sont hors de sa porte et que "toute tentative pour saisir de l'tre est, en tant que telle, voue l'chec". Ils ont conscience que la posie n'est en dfinitive qu'un univers de signes et de simulacres. Ils rcusent toute transcendance et sen prennent aussi bien au discours subjectif quau mythe de la profondeur. Pour eux, il n'y a rien sous les mots: ni vrit, ni arrire-monde, ni divinit cache. Manifestant le dsir de rompre avec le lyrisme europen, ils glent la notion de parole . A linstar de Jacques Derrida ou dEdmond Jabs, ils sen prennent lancien phonocentrisme, hrit du romantisme, du

dict , de la Dichtung , du Dire. Ils privilgient la dynamique dela trace propre lcriture et ce que Derrida y reconnat de diffrance . Leur dsir ultime serait de parvenir une criture froide, mate et feutre qui mettrait la posie en tat d'hibernation et qui la poserait comme un pur travail logique sur le langage. Une formule de Claude RoyetJournoud rsume ce parti pris: "Dire ce bras est de chair, je trouve cela plus mouvant que la terre est bleue comme une orange". Le mtaphorique est donc refus, au profit de la littralit. Albiach parle de csure , Royet-Journoud de renversement , Alain Veinstein de dchirure , Hocquard de chute , Roger Laporte dcart ... Lcriture alors se concentre sur lacte qui lui donne naissance, et tout le travail du livre dcriture rside dans linvention dune scnographie de cet acte[1] .

Table dcriture & travail pratique

Le pote manifeste le dsir d'une langue plat (pour ne pas dire dune langue plate) qui se contente dobserver ce qui survient, ou ce qui reste. La table de travail devient alors lun des motifs rcurrents de lcriture. Pour Anne-Marie Albiach, la posie est un "travail pratique : car il faut savoir". crire, cest essayer den savoir plus sur ce qu'est l'criture. Celle-ci est sentie comme une dfaite du moi, une exprience dont les termes et les enjeux chappent. D'o la multiplication des csures, dans une potique de la parole coupe et de l'impossible articulation. La posture du sujet lyrique, telle quelle tend

unifier lesprit et la lettre dans une voix, est proprement dcontenance. Toute recherche musicale, d'allitrations ou dassonances est rcuse. Claude Royet Journoud privilgie un minimalisme a-narratif, a-musical et en vient ne disposer parfois que quelques mots, voire quelques syllabes sur une page blanche:

il taira le retour de la prposition devant le chiffre la mainmise du neutre

quand le corps est une phrase venir[2] Cest ici la figure mme du pote qui se trouve totalement efface, ou plutt entirement suspendue au seul geste dcrire : main qui passe et mainmise du neutre, len