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LA VIE INTENSE

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Collection Les Grands Mots, dirigée par Alexandre Lacroix

© Autrement, Paris, 2016.

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Tristan Garcia

LA VIE INTENSEUne obsession moderne

Éditions Autrement

Collection Les Grands Mots

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Grâce à Agnès

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Introduction

Sans cesse des intensités nous sont promises. Nousnaissons et nous grandissons exposés à larecherche de sensations fortes qui justifieraientnotre vie. Procurées par la performance sportive,les drogues, l’alcool, les jeux de hasard, la séduc-tion, l’amour, l’orgasme, la joie ou la douleur phy-sique, la contemplation ou la création d’œuvresd’art, la recherche scientifique, la foi exaltée oul’engagement enragé, ces excitations soudainesnous réveillent de la monotonie, de l’automatismeet du bégaiement du même, de la platitude existen-tielle. Car une sorte de dévitalisation menace sans

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cesse l’homme confortablement installé. Jadis, cetengourdissement était la hantise du souverain oisifet comblé, des rois fainéants recherchant désespé-rément le divertissement, de Néron, de Caligula oudes conquérants endormis dans ce qu’on appelait« les délices de Capoue » : le paradoxe qui mena-çait l’homme supérieur, c’était qu’en triomphant,en accomplissant tous ses désirs et en atteignanttous ses buts, il sentait se relâcher en lui la tension

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existentielle, la vigueur de ses nerfs, et il perdaitcette sensation indéfinissable qui permet à un êtrevivant d’évaluer favorablement l’intensité de sapropre existence.À mesure du développement économique del’Occident, parce que de plus en plus d’individusont mangé à leur faim, ont possédé de quoi semettre à l’abri et ont trouvé le temps de s’amuser,cette peur du vainqueur s’est démocratisée et s’esttrouvée transmise aux individus modernes frustréspar la satisfaction grandissante de leurs besoins. Ilmanque aux hommes tranquillisés le sentiment devivre vraiment qu’ils prêtent à ceux qui se battentet qui survivent dans des circonstances difficiles.Or ce sentiment d’éveil nerveux, quand il est perduou sur le point de l’être, est souvent identifié àune étrange force intérieure, inquantifiable avecexactitude mais immanquablement reconnue parl’intuition, qui détermine le degré d’engagementd’un homme dans ce qu’il ressent. Du dehors, onpeut toujours estimer si un homme possède cedont il a besoin, si son existence est facile ou dif-ficile, et même s’il est heureux ou malheureux.Mais personne ne peut pénétrer au cœur d’un être

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pour déterminer à sa place s’il se sent faiblementou fortement exister. Cela, on ne peut pas l’enleverà une subjectivité : c’est sa forteresse inviolable. Ily a ce qui nous arrive aux yeux d’un observateur,et puis il y a la mesure intime, la jauge interne dece que nous éprouvons pour nous-mêmes : c’estcela, l’intensité. Bien sûr, on en connaît depuislongtemps les signes physiologiques, auxquelsnotre espèce est, comme toutes les autres espèces

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de mammifères, attentive : respiration accélérée,tambourinement du cœur, emballement du pouls,contraction des muscles horripilateurs, frissons,rouge aux joues, pupilles dilatées et tonus aug-menté – le temps de la poussée d’adrénaline. Maisil y a aussi ce mystérieux « degré d’intensité desoi en soi », qui ne se laisse pas réduire à l’excita-tion physique. C’est le sentiment d’être plus oumoins soi-même : la même perception, le mêmemoment, la même rencontre peuvent être, on lesait bien, éprouvés avec plus ou moins de force.Ce n’est pas le seul contenu d’une expérience quifait son intensité : un instant d’apparence anodine,un geste accompli mille fois, le détail familier d’unvisage peuvent soudain saillir et nous procurerl’impression épiphanique d’un choc électrique. Cechoc nous expose de nouveau à l’intensité de lavraie vie et nous extrait des marécages de la routinedans laquelle nous nous étions enfoncés sansmême nous en rendre compte. Aussi bien, unmoment longtemps attendu, une nouvelle heu-reuse, un drame terrible ou une œuvre sublimepeuvent nous trouver secrètement indifférents.Pourquoi ? Il n’y a pas de rapport exact et inva-

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riable entre ce dont nous faisons l’expérience etl’intensité de nos expériences. Le foudroiement denotre être, qui permet de toucher un instant auplus haut degré de notre propre sentiment d’exis-ter, est erratique. De la naissance à la mort, nousévoluons au gré de la modulation de cette déchargeque nous espérons et que nous redoutons, quenous essayons de susciter quand elle nous manque,et dont chacun de nous trouve le moyen d’évaluer

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l’amplitude et la fréquence. La technologie nous pro-met même de mesurer et d’étudier, grâce à des sta-tistiques, sinon ces variations d’intensité, du moinsleurs effets physiologiques. La récente commer-cialisation de bracelets connectés qui permettent àl’individu de surveiller ses pics de stress, sonrythme cardiaque, la qualité de son sommeil entemps réel promeut ainsi un certain type d’hommemoderne, lecteur et interprète permanent des varia-tions chiffrées de son être. Nous sommes censéscontrôler l’évolution de notre intensité de vie, quiva et vient, telle un petit chariot lancé en bouclesur des montagnes russes. Selon le caractère et lesintérêts de chacun, ce sentiment trépidant peut res-surgir au moment de ramasser la mise au pokersur un call improbable, de remporter une partie enligne particulièrement disputée, de s’autoriser unepointe de vitesse sur une route déserte, de sauteren élastique, en chute libre, de plonger du hautd’une falaise, d’ouvrir une voie d’escalade, de partirchasser, de monter sur une scène le ventre nouépar le trac, de passer outre des recommandationsde sécurité, d’enfreindre la loi, de se réunir avecdes camarades dans l’excitation d’une discussion

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sur l’insurrection, de descendre dans la rue affron-ter la police, de se donner rendez-vous sur un par-king pour un fight de supporters, mais aussi de lireallongé dans son lit un thriller addictif dont la qua-trième de couverture assure qu’il vous procurera unchoc inédit, de visionner des films de plus en plusgore, de consommer des boissons énergisantes, deprendre un rail de cocaïne, de se masturber, de serendre disponible au hasard des événements, de

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tomber amoureux, d’essayer de se sentir redevenirsujet de sa vie, mais en se laissant paradoxalementaller, pour se déposséder enfin du contrôle de soi.Peut-être qu’il a fini par s’assembler en chacun denous une sorte d’instrument de mesure d’abordrudimentaire puis raffiné de notre intensité de vie,dont la variation entre dans nos calculs d’intérêts ;nous sommes raisonnables, à condition d’abordd’éprouver régulièrement, et plus ou moins surcommande, une intensité suffisante pour nous sen-tir vivants.Il y a bien longtemps que la société libérale occi-dentale l’a compris et qu’elle s’adresse à ce type-là d’individus. Voici ce qu’elle nous a promis dedevenir : des hommes intenses. Ou plus exacte-ment des hommes dont le sens existentiel estl’intensification de toutes les fonctions vitales. Lasociété moderne ne promet plus aux individus uneautre vie, la gloire de l’au-delà, mais seulement ceque nous sommes déjà – plus et mieux. Noussommes des corps vivants, nous éprouvons du plai-sir et de la peine, nous aimons, sans cesse desémotions s’emparent de nous, mais aussi nouscherchons à satisfaire nos besoins, nous voulons

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nous connaître et connaître ce qui nous entoure,nous espérons être libres et vivre en paix. Eh bien,ce qui nous est offert de meilleur, c’est une aug-mentation de nos corps, une intensification de nosplaisirs, de nos amours, de nos émotions, c’est tou-jours plus de réponses à nos besoins, c’est uneconnaissance meilleure de nous-mêmes et dumonde, c’est le progrès, c’est la croissance, c’estl’accélération, c’est plus de liberté et une paix

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meilleure. C’est la formule même de toutes les pro-messes modernes, auxquelles nous ne savons plustout à fait s’il faut croire : une intensification dela production, de la consommation, de la commu-nication, de nos perceptions, aussi bien que denotre émancipation. Nous incarnons depuis quelquessiècles un certain type d’humanité : des hommesformés à la recherche d’intensification plutôt quede transcendance, comme l’étaient les hommesd’autres époques et d’autres cultures.Dès notre plus jeune âge, nous apprenons à vouloiret à désirer plus de la même chose. Et, paradoxa-lement, nous apprenons en même temps à guetterde la variation, de la nouveauté. Dans un cascomme dans l’autre, on nous enseigne à ne plusattendre quoi que ce soit d’absolu, d’éternel ou deparfait : ce que nous sommes encouragés à appelerde nos vœux, c’est une maximalisation de toutnotre être.Rien d’abstrait dans cette formule : c’est mêmenotre condition la plus concrète, et la plus triviale.Il suffit d’entendre les mots qui nous sont adressésquotidiennement par les marchandises que nousconsommons. Dans le monde contemporain, la

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moindre proposition de plaisir est une petite pro-messe d’intensité : la publicité n’est rien d’autreque le langage articulé de cette griserie de la sen-sation. Ce qui nous est vendu, ce n’est pas seule-ment la satisfaction de nos besoins, c’est laperspective d’une perception augmentée et d’unprogrès à la fois mesurable et inestimable d’un cer-tain plaisir sensuel. Le chocolat (« intense 86 % »),l’alcool (« Intense Vodka »), les crèmes glacées

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(« Magnum intense »), les goûts et les fragrances,les parfums sont « intenses » ; on juge ainsi desexpériences, des moments, des visages. Par unanglicisme de plus en plus fréquent, on affirmemême de quelqu’un de remarquable qu’il est« intense ». On le dit aussi bien de tout ce qu’ona consommé de fort, de soudain et d’original.On pourrait croire que l’intensité relève donc duvocabulaire dominant du monde marchand. Maispas seulement. Le terme a ceci d’étonnant qu’il estpartagé par tous les camps. Les ennemis idéo-logiques qui s’affrontent sur la scène de notreépoque ont au moins cet idéal en commun : larecherche d’une intensité existentielle. Libéraux,hédonistes, révolutionnaires, fondamentalistes nes’opposent peut-être que sur le sens de cette inten-sité dont notre existence a besoin. La société deconsommation et la culture hédoniste vendent desintensités de vie, mais les plus radicaux qui s’yopposent promettent aussi de l’intensité, uneintensité inquantifiable cette fois et qui ne se mar-chande pas, un supplément d’âme que la sociétédes biens matériels ne serait plus en mesure defournir aux individus. L’héroïsme révolutionnaire

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qui s’est régulièrement opposé à l’univers mar-chand a reposé sur la défense de la « vraie vie »intense, contre le calcul égoïste des corps et desesprits. La poésie, la chanson, les voix de la révolte,les discours critiques qui ont cherché à promouvoird’autres formes de vie ont toujours reproché à lacivilisation capitaliste, cette civilisation du calculuniversel, son incapacité à susciter une expériencede soi suffisamment intense pour être désirable et

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partageable. Aux promesses illusoires d’expériencesfortes mais monnayables, d’autres « vibrations »(les vibes hippies et rastas) ou d’autres « feuxchangeants » poétiques sont sans cesse opposés. Lacritique de la vie normale occidentale à basseintensité existentielle est courante, de Rimbaud ausurréalisme, de Thoreau au mouvement hippie,d’Ivan Illich à L’Insurrection qui vient. Régulière-ment, on explique même l’apparition de compor-tements violents et « déviants », que ce soientl’amok ou le terrorisme, par un mystérieux défautd’âme dans la société consumériste, incapable deprocurer à sa jeunesse une intensité de vie suffi-samment stimulante. On imagine que les jeunesgens partis faire le jihad ont tourné le dos à unesociété morne et sans relief, qui n’avait plus guèrede fulgurance existentielle à leur proposer. Ainsil’idéal d’intensité n’est-il pas seulement celui dumonde libéral, mais aussi celui de ses ennemis.L’intensité comme valeur supérieure de l’existenceest encore ce qu’il y a parmi nous de mieux par-tagé : c’est notre condition ; c’est la conditionhumaine héritée, peut-être, de la modernité. Unefois seulement posée cette situation commune,

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ceux qui s’expriment pour et ceux qui se pronon-cent contre la société libérale issue de la modernitése disputent sur ce qui devrait être intense : la satis-faction de mes besoins ou bien mon engagementinconditionnel pour une idée.Mais, dans un cas comme dans l’autre, qu’est-ceque cette étrange intensité intérieure de la viequ’ils nous promettent tous ? Le sentiment qu’ellene pourrait pas être la vie de n’importe qui. La

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conviction, même fugitive, que je suis bien le sujetde ce que je vis. Après tout, si je n’en étais pasassuré par un je-ne-sais-quoi qui ne tient qu’à moi,un autre pourrait tout autant mener ma vie, et jepourrais mener la vie d’un autre : tout le monde estremplaçable. Du dehors, les existences peuvent se res-sembler. Mais ce qui les différencie est cette certitudeintérieure d’une force que je suis le seul à pouvoirmesurer. C’est cette certitude qui n’appartient qu’àmoi qu’on voudrait me révéler, par des prêches oudes leçons sur le sentiment de la vraie vie.Qu’est-ce que l’intensité de ma sensation ? Ce dontje ne peux rendre compte aux autres mais quim’assure pour cette raison même que ma sensa-tion, au moins, est à moi. Ce caractère irréductiblede l’intensité lui donne toute son importance, etdiffuse une aura de mystère et d’évidence à la fois :par intensité, on entend la mesure de ce qui nese laisse pas mesurer, la quantité de ce qui ne selaisse pas quantifier, la valeur de ce qui ne se laissepas évaluer. L’intensité résiste au calcul, tout enpermettant l’attribution subjective d’une grandeur.Alors que la modernité signifiait la rationalisationdes connaissances, des productions et des échanges,

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la mathématisation du réel, l’établissement d’unplan d’équivalence entre toutes les choses échan-geables sur un marché, l’intensité en est venue àdésigner, comme par compensation, la valeuréthique suprême de ce qui résiste à cette rationa-lisation : l’intensité n’est pas strictement irration-nelle, mais elle ne se laisse pas réduire à ces figuresde la rationalité que sont l’objectivité, l’identification,la division dans l’espace, le nombre, la quantité. Peu

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à peu, l’intensité est devenue le fétiche de la sub-jectivité, de la différence, du continu, de l’indé-nombrable et de la pure qualité.Dans le domaine esthétique, moral ou politique,l’intensité a d’abord servi de valeur de résistanceet d’expression de tout ce qui semble singulier. Ellea signifié le caractère unique d’une sensationd’ivresse ou d’une expérience fulgurante, opposéeau découpage, au débitage de l’être du monde parla rationalité calculatrice, classificatrice et norma-tive. Et puis l’intensité est elle-même devenue unenorme : la norme d’une comparaison de toutechose non pas par rapport à autre chose, mais parrapport à elle-même. En mesurant toutes sortesd’intensités dans notre existence quotidienne, noustâchons de n’évaluer que la quantité de soi-mêmeque toute chose exprime. C’est le principe du typed’humanité attaché à la valeur existentielle del’intense. Qu’est-ce que nous trouvons le plus beau,désormais ? Ce qui réalise intensément son être.Nous parlons tous ce langage de l’intensité. Nousjugeons belle une personne qui assume ses traitsphysiques, ses traits de caractère, qui n’essaie pasd’être autrement, mais qui tente de « se réaliser »

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au maximum.Pour ceux d’entre nous qui ont accepté d’hériterdes deux ou trois derniers siècles d’histoire de nosvaleurs, voilà l’idéal le plus profond : un idéal sanscontenu, un idéal purement formel. Être intensé-ment ce que l’on est.Ainsi l’« intensité esthétique » a-t-elle lentementéclipsé le canon classique de la beauté. En grandepartie fantasmé par ceux qui le regrettent

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aujourd’hui, ce canon supposait la correspondanced’une représentation à un idéal préexistant. Cetidéal se trouvait régi par des lois de symétrie, d’har-monie et d’agrément. Toutes ces lois ont semblé àl’œil moderne une violence illégitime infligée àl’autonomie de l’image, de la musique ou du texte.Il n’était plus question de juger de la valeur d’uneœuvre d’art suivant qu’elle répondait correctementou non à l’idée de ce qu’elle devait être. Non, onespérait plutôt qu’une œuvre produise une expé-rience inédite et foudroyante chez le spectateur.Pensons aux happenings, à l’activisme viennois, auLiving Theatre. Dans la plupart des disciplines, lebut est devenu de dépasser la représentation parle choc de la présence des choses. Le spectateurcherche moins à goûter une représentation, en cecas, qu’à être parcouru par le frisson de sentirl’excès incontrôlable de présence de ce qui se mani-feste devant lui. Du même coup, il parvient à sesentir lui-même un peu plus et un peu mieux pré-sent : il frissonne de retrouver le sens perdu de l’iciet du maintenant. Et l’idée s’est peu à peu imposéequ’une œuvre devrait être estimée à l’aune de sonpropre principe. L’esthétique moderne a consisté à

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rapporter le plus possible une œuvre ou une situa-tion à leurs règles internes plutôt qu’à des conven-tions imposées de l’extérieur. De ce point de vue,rien n’est tout à fait comparable à quoi que ce soitd’autre : un visage, un paysage, un mouvement ducorps ne se mesurent pas par rapport à un typeprédéfini de visage, de paysage, de mouvement,sinon pour un esprit qu’on qualifiera de « néo-classique » ou de « réactionnaire », qui cherche

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encore des règles ou des lois de la beauté. Certes,les êtres peuvent être laids, disgracieux, inharmo-nieux ou faux au regard de telle ou telle normeculturelle. Mais on sait depuis longtemps que cesnormes varient. Elles ne sont pas éternelles : ellesse forment, elles deviennent périmées, elles péris-sent. Ce qui est jugé beau ici ne l’est pas là-bas,ce qui l’est maintenant était peut-être considérécomme laid hier, et le sera de nouveau demain.L’Occident a appris ou réappris avec le romantismeà apprécier la chose vulgaire aussi bien que la bellechose. Le difforme peut se renverser en gracieux,le grotesque en sublime. Il n’y a pas de critèreabsolu de la valeur d’une œuvre d’art qui tienneà son contenu. De l’horreur même, un artiste peuttirer de la magnificence. De l’ennui, il peut fairesurgir une sorte de liesse ou d’euphorie para-doxales. De la fausseté et du mensonge, une sortede vérité.Alors, comment juger ? Seul compte de déterminersi la chose est forte. Et encore la faiblesse peut-elleêtre aimée, louée, célébrée, si elle est puissammentfaible. Si la médiocrité n’est pas médiocrement ren-due par un ouvrage, elle trouve sa justification. Il

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n’y a donc plus de critère objectif du sentimentesthétique moderne, seulement un critère qui portesur la manière : que la chose soit n’importe quoi,pourvu qu’elle le soit avec intensité.Cette intensité-là n’est rien d’autre que le principede la comparaison systématique d’une chose à elle-même. Est intense ce qui est plus ou moins fortementce que c’est. Que ce soit hideux, effrayant, provo-cant, exigeant, excitant, mélancolique, déprimant,

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Du même auteur

Romans

– La Meilleure Part des hommes, Paris, Éditions Galli-mard, coll. « Blanche », 2008.

– Mémoires de la jungle, Paris, Éditions Gallimard,coll. « Blanche », 2010.

– En l’absence de classement final, Paris, ÉditionsGallimard, coll. « Blanche », 2012.

– Les Cordelettes de Browser, Paris, Denoël, 2012.– Faber, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2013.– 7, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2015.

Essais

– L’Image, Paris, Atlande, 2007.– Nous, animaux et humains, Paris, François Bourin

Éditeur, 2011.– Forme et objet. Un traité des choses, Paris, Presses

universitaires de France, coll. « MétaphysiqueS »,2011.

– Six Feet Under. Nos vies sans destin, Paris, Pressesuniversitaires de France, 2012.

– « Critique et rémission » in Algèbre de la tragédie

de Mehdi Belhaj Kacem, Paris, Léo Scheer, 2014.
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Achevé d’imprimer en avril 2016 pour le compte des éditions Autrement,17, rue de l’Université, 75007 Paris.Tél. : 01 44 73 80 00.N° d’édition : L.69EHAN001047.N001.ISBN : 978-2-7467-4348-9.Dépôt légal : avril 2016.