La vie est un jeu denfant - essorediteur.com · L’histoire extraordinaire de notre conscience La...

48
L’histoire extraordinaire de notre conscience La vie est un jeu d enfant

Transcript of La vie est un jeu denfant - essorediteur.com · L’histoire extraordinaire de notre conscience La...

L’histoire extraordinaire de notre conscience

La vie est un jeu d’enfant

L’histoire extraordinaire de notre conscience

La vie est un jeu d’enfant

La vie est un jeu d'enfant.indd 1 2016-04-25 07:51

La vie est un jeu d'enfant.indd 2 2016-04-25 07:51

L’histoire extraordinaire de notre conscience

La vie est un jeu d’enfant

La vie est un jeu d'enfant.indd 3 2016-04-25 07:51

Essor Éditeur

1272, chemin Charles

Sainte-Lucie-des-Laurentides (Québec) J0T 2J0

Téléphone : 819 322-6184

[email protected]

www.essorediteur.com

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et

Bibliothèque et Archives Canada

Collins, Martin, 1973-

La vie est un jeu d’enfant : l’histoire extraordinaire de notre conscience

ISBN 978-2-9815825-0-8

1. Collins, Martin, 1973- - Enfance et jeunesse. 2. Actualisation de soi. 3. Bonheur. I. Titre.

BF637.S4C64 2016 158.1 C2016-940524-9

La vie est un jeu d’enfant © Essor Éditeur, 2016

Conception graphique de la couverture : Marguerite Gouin

Révision : Isabelle Péladeau, Karine Morneau, Audrey Faille

Correction d’épreuves : Audrey Faille

Infographie : Echo International

Photo de l’auteur : Connextek

Essor tient à remercier les entreprises suivantes pour leur soutien :

Connextek : www.connextek.ca

Clip’N Climb : www.clipnclimblaval.ca

Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec,

Bibliothèque et Archives Canada, 2016

ISBN : 978-2-9815825-0-8 (imprimé)

ISBN : 978-2-9815825-1-5 (ePub)

ISBN : 978-2-9815825-2-2 (ePDF)

ISBN : 978-2-9815825-3-9 (mobi)

Tous droits réservés. Toute reproduction en tout ou en partie, par quelque procédé que ce

soit, est strictement interdite sans l’autorisation écrite du titulaire des droits.

Imprimé et relié au Canada

1re impression, avril 2016

Limite de responsabilité

L’auteur et la maison d’édition ne revendiquent ni ne garantissent l’exac titude, le caractère

applicable et approprié ou l’exhaustivité du présent contenu. Ils déclinent toute responsabilité,

expresse ou implicite, quelle qu’elle soit.

La vie est un jeu d'enfant.indd 4 2016-04-25 07:51

À ma cible préférée à la tag BBQ, ma partenaire de jeux au quotidien, mon ange gardien, celle qui me préserve de

ma suffisance et qui a su voir des qualités dans ce qui paraissait des défauts… Sans toi, certaines parties de cette

histoire seraient encore prisonnières de mon esprit tourmenté.

La vie est un jeu d'enfant.indd 5 2016-04-25 07:51

La vie est un jeu d'enfant.indd 6 2016-04-25 07:51

Table des matières

Avant-propos ...................................................................... 11

Partie 1Genèse : les origines de la famille Collins avant la rue Dollard-Contant ................................................................. 15

1. Les Collins en devenir ................................................. 172. La filière urbaine des Collins ....................................... 273. Une rumeur du Lac-des-Îles ......................................... 334. Les parents de nos parents .......................................... 37

Partie 2Les visages de l’amitié ......................................................... 47

5. Les Babin..................................................................... 496. Les Savoie.................................................................... 657. Les Pigeon ................................................................... 738. Les Beausecours .......................................................... 859. Les Bouchard .............................................................. 9510. Ceux des autres rues ............................................... 103

La vie est un jeu d'enfant.indd 7 2016-04-25 07:51

Partie 3Le temps de l’innocence .................................................... 121

11. La famille Collins s’agrandit ................................... 12312. L’école ..................................................................... 13313. Flèches de tout bois ................................................. 15114. Les journaux ........................................................... 16715. Les règles du jeu de la rue Dollard-Contant ............ 17316. Les bagnoles ............................................................ 19717. La valeur de l’argent................................................ 21318. La famille Collins enfin complète ............................ 231

Partie 4À la découverte des univers parallèles ............................... 243

19. Le langage de l’amour ............................................. 24520. La sexualité ............................................................. 25721. Un air de famille ...................................................... 26722. Les remèdes de grands-mères .................................. 28723. La vieille mémère .................................................... 29524. Idée d’indépendance ................................................ 31925. La religion ............................................................... 32526. La nourriture ........................................................... 33327. Les nouvelles technologies ....................................... 345

Partie 5À la recherche de l’équilibre .............................................. 359

28. Un malaise d’origine nébuleuse ............................... 36129. Les St-Laurent ......................................................... 36530. La guerre des sexes .................................................. 37331. La guerre des tuques ............................................... 38332. La vérité éclate enfin................................................ 39933. Un dernier tour de piste .......................................... 407

La vie est un jeu d'enfant.indd 8 2016-04-25 07:51

34. Les plus jeunes de la rue Dollard-Contant .............. 41335. Le déménagement ................................................... 42936. La dernière scène ..................................................... 435

Épilogue ........................................................................ 441Remerciements .............................................................. 447

La vie est un jeu d'enfant.indd 9 2016-04-25 07:51

La vie est un jeu d'enfant.indd 10 2016-04-25 07:51

11

Avant-propos

Souvent, en repensant aux événements et aux lieux qui ont meublé mon enfance, je comprends l’importance de

l’instant. Nous avons beau vivre des dizaines d’années sur cette Terre, à la fin nous nous rappellerons seulement des moments que nous avons vraiment vécus. Nous tentons tous d’aller vers l’avant, de devenir meilleurs en vieillissant — sans vraiment comprendre ce que meilleur implique —, mais, trop souvent, la vérité tant recherchée se trouve enfouie dans l’enfance… Elle a pris forme au cours de ces événements pendant lesquels nous nous souciions moins de ce que pensaient les autres, où nous n’avions pas à nous cacher derrière des principes pour excuser notre manque de courage, où aucune question n’était indiscrète et où il pouvait être drôle de péter en mangeant. À travers cette déroutante réalité, j’ai fini par grandir et par devenir adulte.

Sans m’accrocher au passé, j’ai plutôt appris à prendre du recul par rapport à ces événements dont le souvenir me permet aujourd’hui de mieux comprendre qui je suis. Ce qui nous empêche souvent d’avancer et de réaliser nos rêves reste subtilement dissimulé derrière nos peurs et les fausses croyances que nous aimons entretenir. C’est pour mieux prendre conscience de la façon dont j’en étais venu à m’imposer toutes ces limites et dont j’ai pu commencer à m’en libérer que j’ai décidé d’écrire cette histoire.

La vie est un jeu d'enfant.indd 11 2016-04-25 07:51

12

La vie est un jeu d’enfant

Il faut bien l’admettre, en vieillissant, nous intellec-tua lisons notre vie en nommant les choses et en tentant de les contrôler ; mais à la source, nous vibrons du souffle de la vérité. C’est en me reconnectant à l’enfance, cette partie de moi-même où toutes les expériences humaines étaient des prétextes au jeu, que j’ai pu donner un sens à ma vie. Le savoir universel est cet accès privilégié à toutes les expériences vécues par toutes les entités de l’univers. Il s’agit d’un réservoir de connaissances que la raison ne sera jamais en mesure d’expliquer ou de concevoir. Chacun de nous y accède à sa façon. Si j’ai eu envie de partager cette histoire avec vous, c’est que, pour moi, la spontanéité de l’enfance fut la façon privilégiée d’y avoir accès. Somme toute, la mémoire est une faculté qui oublie, et je dois bien admettre que, bien que cette histoire reste basée sur des faits réels, elle ne décrit pas pour autant toute la vérité des événements tels qu’ils se sont déroulés à l’époque. Bien souvent, j’ai dû recourir à des regroupements de moments et de personnages, de lieux et de repères de temps afin de proposer un récit plus énergique ou tout simplement de pallier les limites de ma mémoire. J’ai aussi introduit des éléments de fiction afin d’accentuer les traits de certains personnages ou encore d’aug menter le caractère dramatique de certains passages, mais surtout pour préserver le jeu dans le processus d’écriture. L’imagination demeure l’une des plus belles leçons de mon enfance. Ce récit, qui se veut un hommage, ne pouvait l’ignorer. Je dois bien l’avouer, l’écriture de ce livre est un pré-texte. Il représente l’occasion de témoigner du sens ou du non-sens de mon existence. Il est le témoin de cette force en moi qui veut s’exprimer et qui est trop souvent retenue par la main de ma raison. Il s’agit d’un cri du cœur qui va bien au-delà de mon histoire personnelle. Voici ma version de l’histoire

La vie est un jeu d'enfant.indd 12 2016-04-25 07:51

13

Avant-propos

de l’humanité ; elle expose à hauteur d’homme les grands principes de l’univers, tout ce qui est au cœur de l’évolution de notre conscience. Elle touche l’histoire de chacun d’entre vous… Votre propre histoire. Lisez-la le cœur ouvert ; vous serez surpris de ce que vous pourrez y retrouver.

Namaste

Martin Collins

La vie est un jeu d'enfant.indd 13 2016-04-25 07:51

La vie est un jeu d'enfant.indd 14 2016-04-25 07:51

« De quelque superbe distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même origine, et cette origine est petite. »

Jacques-Bénigne Bossuet

Partie 1

Genèse : les origines de la famille Collins avant la rue Dollard-Contant

La vie est un jeu d'enfant.indd 15 2016-04-25 07:51

16

L’origine de notre existence sur Terre s’explique d’abord par notre dépendance absolue. C’est dans cet état d’abandon total que nous prenons conscience du monde qui nous entoure, en route vers notre autonomie. Le ventre de notre mère est en quelque sorte notre première demeure sur Terre. Bientôt, une lumière apparaît, et nous sommes poussés vers elle, contraints de quitter notre confort pour affronter un univers inconnu, infini. On nous libère de l’attache physique à la mère, nous obligeant à aspirer par nous-mêmes des parcelles de ce gouffre immense. Mais, bien rapidement, on reprend contact avec ces attaches que nous avions avec la mère. Ses bras réchauffent notre corps fragile et deviennent notre nouvelle demeure, témoins d’un lien intangible plus fort que tout. C’est ainsi que nous évoluons, passant d’un monde de possibilités à un autre encore plus grand. Au cours de cette aventure de découvertes, il faut faire face à cette période d’insécurité et, pour y arriver, trouver le chemin du retour à la maison.

La vie est un jeu d’enfant

La vie est un jeu d'enfant.indd 16 2016-04-25 07:51

17

1. Les Collins en devenir

L’histoire de la famille Collins ne débute pas au 256, rue Dollard-Contant. Comme celle de l’humanité, elle est

constituée de ramifications aux racines et aux embranchements interminables. Néanmoins, j’ai toujours eu l’impression que, pour comprendre l’histoire de ma famille, il me faudrait insister sur le fait que mes parents, à l’instar des leurs, avaient été expédiés par courrier express dans le monde adulte alors qu’ils terminaient leur adolescence. Même à cette époque où ils étaient encore fragiles, l’enfance ne constituait pour eux qu’un vague souvenir, une réalité oubliée. Pourtant, bien avant que la cellule familiale n’existe, des forces occultes travaillaient de concert — certaines personnes appellent cela le destin — afin que mes parents naissent tous les deux à la campagne, qu’ils quittent leur foyer alors qu’ils étaient jeunes pour aller gagner leur vie à la ville et qu’ils finissent par se cogner la tête en ramassant la même tasse dans la cafétéria de l’hôpital où ils travaillaient. La présence du destin est une chose relative : nous choisissons en quelque sorte ce qui nous arrive, et il est possible de déjouer les forces occultes. Mes parents me l’ont plusieurs fois prouvé, mais souvent à leur insu.

Mon père marquait le destin de notre famille cha-que fois qu’il se sentait étouffé. Un jour, forcé d’admettre

La vie est un jeu d'enfant.indd 17 2016-04-25 07:51

18

La vie est un jeu d’enfant

que notre appartement devenait trop étroit pour une famille de quatre, il décida de sacrifier sa relative sécurité financière afin de trouver une maison avec une garde-robe plus grande pour nous loger, ma sœur Mélanie et moi. Comme la vie à la périphérie de Montréal était beaucoup plus économique qu’en ville, la famille émigrerait vers la lointaine banlieue de Laval. Si je ne me souviens pas exactement des sentiments qu’avait provoqués en moi l’annonce de cette nouvelle, je me rappelle en revanche que cette partie de mon enfance dans cet appartement de Montréal ne fut pas des plus joyeuses…

Comme nous vivions au dernier étage de notre immeuble, il m’était interdit de descendre seul pour jouer dans la ruelle. Chaque fois que je me promenais sur le balcon en dépassant le coin de notre porte-fenêtre, je me faisais réprimander par la vieille folle de voisine. Elle guettait chaque occasion de jaillir de derrière son rideau afin de me surprendre à frôler le cadre de sa porte — j’avais, en effet, un penchant précoce pour la délinquance. Je me souviendrai de cette femme jusqu’à ma mort, mais à l’âge de quatre ans, elle était seulement « la madame méchante » : une autre sorcière du magicien d’Oz, une autre version du monde adulte. J’étais loin de me douter que cette expérience posait seulement les premiers jalons du long combat que j’allais mener contre cette voix féminine qui s’élevait en moi — assurément, un conflit qui me tourmente l’esprit encore aujourd’hui.

Encore tout jeune et loin de me douter du type d’enfance qui m’attendait dans la rue Dollard-Contant, j’étais pourtant conscient de quelques vérités. C’est tout de même dans cet appartement de la rue Nighthall à Montréal que je fis mes premiers pas, que je prononçai mes premières paroles et que je découvris l’incompétence de mes parents. À ce sujet, je crois

La vie est un jeu d'enfant.indd 18 2016-04-25 07:51

19

Les Collins en devenir

sincèrement aujourd’hui que tous les parents du monde sont incompétents, du moins de manière épisodique. J’entends ici la difficulté à gérer ses émotions dans une situation donnée et la tendance à rejeter par un ensemble d’allusions incohérentes, soi-disant rationnelles et, surtout, génératrices de malentendus, la responsabilité de ses peurs sur un autre. Nous utilisons tous une stratégie pour gérer ces émotions qui nous submergent parfois, et ces voies de contournement, nous avons appris à les entretenir. Quant à mes parents, seule leur progéniture pouvait leur jeter leurs incohérences à la figure aussi rapidement. Comme plusieurs autres, ils avaient choisi d’avoir des enfants pour s’élever. Mes souvenirs sont remplis de ces petits moments où mon innocence en venait à briser leurs limites.

Par une journée ensoleillée, alors que je devais avoir trois ans, ma mère avait décidé de nous sortir, ma sœur et moi, afin d’aller faire des commissions au magasin 5-10-151. Pour nous y rendre, nous devions traverser le boulevard Henri-Bourassa, où la circulation demeurait intense toute la journée. Après un temps interminable passé à attendre sur le terre-plein gazonné que le flot de voitures diminue, ma sœur, comme prise d’une crise d’impatience, se mit à pleurer dans sa poussette, monopolisant ainsi l’attention de ma mère. Alors que la voie se libérait, j’en profitai pour traverser le boulevard sans la supervision de ma mère. Une main gigantesque m’imposa sa poigne afin que je puisse traverser la rue de façon sécuritaire. Ma mère me réprimanda en plein milieu du boulevard en s’appliquant à me démontrer bien haut son indignation. Je me souviens encore de sa voix, torturée par l’émotion, qui tentait de trouver les mots justes pouvant décrire sa détresse. Moi, je ne comprenais pas ce que ma mère me reprochait… ni même pourquoi elle

1 Magasin bon marché de l’époque.

La vie est un jeu d'enfant.indd 19 2016-04-25 07:51

20

La vie est un jeu d’enfant

criait. Après tout, elle devait maintenant prendre soin de ma sœur et n’avait plus autant d’attention à me donner. Je devinais à peine que j’étais l’instigateur de toute cette cohue sur le coin du boulevard. Je ressens encore le sentiment de panique de cette femme. Je savais que, à cet instant, prisonnière de sa peur, elle n’était pas plus grande que moi. Nous finîmes par traverser la rue main dans la main, mais je savais que, dorénavant, c’était moi qui assurerais ma sécurité. Ma mère aurait besoin durant toute sa vie de ses enfants pour l’aider à surmonter ses peurs. Des valeurs prestigieuses comme le respect, l’humilité et la transparence ne peuvent être transmises dans un monde d’incohérences, où l’adulte se plaît à dire une chose et à faire autrement. La majorité des parents des années 1980 pensaient encore qu’ils achetaient leur ciel en imposant le respect par la peur de l’autorité, à l’aide de phrases moulées de la main d’une présumée instance divine, comme : « Tu dois respect et obéissance à tes parents. » Mon Dieu, comme ils se trompaient !

J’eus bien d’autres occasions de faire subir à mes parents le sentiment d’être dépassés quand nous vivions dans la rue Nighthall, notamment la fois où j’avais, avec ma sœur, pris l’initiative de leur préparer une soupe pour le déjeuner. Prendre le contrôle de la cuisinière à trois ans me semblait une tâche tout à fait banale. Déjà très jeune, j’avais appris à établir par l’expérience mes propres interdits. Si, pour cuisiner, il suffisait de remplir un chaudron et de tourner un bouton — « un jeu d’enfant », comme ma mère le disait souvent —, je ne voyais pas pourquoi un enfant ne pouvait pas le faire. Si mon père avait vu un hommage à sa profession dans cette initiative déroutante, ma mère, elle, y perçut un prétexte pour investir dans l’achat d’une perruque. Avant 30 ans, ses enfants

La vie est un jeu d'enfant.indd 20 2016-04-25 07:51

21

Les Collins en devenir

lui auraient certainement fait perdre tous ses cheveux si elle n’avait pas surveillé davantage ce qu’elle disait !

Afin de me pousser à développer mon imagination dans des projets moins hasardeux, il arrivait que ma mère prenne le temps de jouer avec moi. Toutefois, je finis par trouver qu’elle manquait de disponibilité, surtout à partir de la naissance de Mélanie. Bien que j’aie toujours aimé ma sœur — maladroitement, en fait, mais c’était le mieux que je pouvais faire —, j’ai plutôt eu l’impression d’avoir subi son arrivée dans la famille. En effet, je comprenais mal pourquoi je perdais tout à coup ma place dans cet univers.

J’usai alors de toutes sortes de stratégies afin d’attirer l’attention de mes parents sur le problème. Même si faire crier ma sœur demeurait mon acte de guerre de prédilection, des mesures un peu plus théâtrales devinrent nécessaires pour me permettre de redevenir le centre de l’attention. Je me souviens d’une fois où ma mère, vraiment à bout de nerfs en raison des pleurs de ma sœur — dont j’étais l’instigateur —, m’obligea à aller réfléchir dans ma chambre. Comme j’ignorais ce que réfléchir voulait vraiment dire, je pensai qu’il serait beaucoup plus amusant d’aller jouer dehors dans la ruelle. Ma mère m’avait interdit plusieurs fois d’y aller seul, mais j’avais été saisi par la sévérité du mot réfléchir et je n’arrivais pas à faire face au malaise qu’il faisait naître en moi. Je préférais de beaucoup affronter la ruelle et je profitai d’un moment d’inattention de ma mère pour me glisser en douce dans le monde de la ville.

J’étais très impressionné par cet univers de béton et par tous les autres enfants qui y circulaient. Jamais on ne m’avait pris par la main afin de me présenter à ces gens que je ne connaissais pas. Pour mes parents, qui avaient grandi à la campagne, il pouvait être normal de simplement aller jouer

La vie est un jeu d'enfant.indd 21 2016-04-25 07:51

22

La vie est un jeu d’enfant

dehors. Pour un enfant de quatre ans qui vivait au quatrième étage d’un immeuble et qui n’arrivait pas à atteindre la son-nette afin de faire ouvrir la porte, il était assez déroutant de se retrouver dans une ruelle au milieu des voitures, des vélos et des adolescents, qui, eux, s’amusaient à faire sauter des pétards et se jetaient sur lui comme s’il était une bête de cirque : « C’est quoi ton nom ? Tu restes où ? C’est notre ruelle ici, va jouer ailleurs ! » Je ne trouvai d’autre réplique que de me mettre à pleurer, provoquant une nouvelle vague de moqueries : « Ha ! Ha ! Petit bébé lala qui pleure ! Rentre donc à maison, retourne donc voir ta maman ! » Je dus bien admettre que ces ados avaient raison : en ces moments où le monde me paraissait tout à coup si vaste, je voulais toujours voir ma maman. Toutefois, puisque je n’arrivais toujours pas à atteindre la sonnette pour rentrer, je dus me résoudre à noyer ma peine dans les larmes en attendant que mon père rentre du travail. Comme ce chagrin était difficile à avaler ! Comme ma mère devait regretter son geste ! J’espérais simplement qu’elle pleure autant que moi en voyant que je n’étais pas dans ma chambre à réfléchir. Je dus toutefois bien admettre que, depuis longtemps, l’inquiétude aurait dû la faire descendre pour venir me chercher. Qu’est-ce qui fait encore plus mal à un enfant que de constater que ses parents ne regrettent pas de l’avoir puni ? Comme je pouvais lui en vouloir !

Tout en ruminant ces excès d’émotions qui m’inondaient de leurs substances inconnues, j’introduisis distraitement dans mon nez les petites roches qui roulaient entre mes doigts. Je ne comprends toujours pas complètement la signification de ce rituel innocent — tout comme cette habitude de manger de la terre ou de sucer mon pouce —, mais j’imagine que c’était une façon de me reconnecter à mon essence afin de pouvoir

La vie est un jeu d'enfant.indd 22 2016-04-25 07:51

23

Les Collins en devenir

réfléchir à ma façon d’enfant. Pour une raison inconnue, je n’arrivais plus à les sortir de ma narine comme je parvenais à le faire habituellement. Le fait que je ne puisse retirer seul les roches que j’avais moi-même introduites dans mon nez fit divaguer mon esprit déjà en déroute, me rappelant avec brutalité que j’avais encore besoin de mes parents, après tout. Puis, une fois que la peine m’eut laissé un peu de temps pour penser, j’établis un stratagème afin d’éviter la punition qui venait habituellement après un événement à propos duquel je me sentais coupable. Alors que mon père rentrait du travail, je pris soudain conscience de la raison pour laquelle je me trouvais dans le hall d’entrée de mon immeuble. J’avais encore fait crier ma sœur et je m’étais de plus enfui afin d’éviter mon châtiment. Mon père, en apprenant mon méfait, sévirait sûrement à son tour… J’eus l’idée d’inventer une histoire qui ferait de moi une victime afin de contourner ce sentiment de culpabilité dont j’ignorais l’origine. Mon père, en me voyant pleurnicher, s’enquit avec sa verve éloquente : « Mais-quessé-qui-se-passe-icitte ? » — phrase qui devint célèbre pour décrire toutes les situations de stress intense qui dépassaient son entendement. Cette fois, j’avais déjà une réplique toute prête : « Je voulais zouer avec les amis, mais des grands sont venus et m’ont mis des roches dans le nez ! »

Cette histoire de roches dans le nez arrangeait bien les choses : non seulement je ne fus pas séquestré, mais ma mère finit par regretter ses élans de justicière, et mes parents conclurent qu’il était temps de déménager. Peut-être avaient-ils compris que ma nature curieuse et mon imagination débordante ne pouvaient s’exprimer dans ces lieux contraignants ?

Nous créons tous notre réalité ; je commençais déjà à comprendre comment fonctionnait ce monde qui me parut tout

La vie est un jeu d'enfant.indd 23 2016-04-25 07:51

24

La vie est un jeu d’enfant

à coup moins intimidant. La plupart d’entre nous ne voulons pas voir la réalité ; il nous est plus facile de la comprendre par un autre type d’expérience qui nous n’en montre qu’une seule facette. Jouer dehors avait constitué le seul refuge de mes parents quand ils étaient jeunes ; ils ne pouvaient concevoir que leurs enfants ne soient pas en sécurité dans cet environnement. Cela pouvait aussi cacher autre chose, notamment qu’ils n’au-raient pas su quoi faire de nous à longueur de journée dans la maison !

Je n’avais que quatre ans le jour de notre arrivée dans l’univers de la rue Dollard-Contant. Si j’avais déjà appris quel ques lettres et que je pouvais compter jusqu’à mille millions, j’allais mettre les prochaines huit années de ma vie à comprendre l’insistance de ma mère à me faire apprendre mon adresse : « Deux-cent-cinquante-six-Dollard-Contant » (elle la prononçait d’une traite, comme s’il s’agissait d’un seul mot). Ces lettres et ces chiffres qu’elle avait inscrits sur la totalité des étiquettes de mes vêtements s’imprimeraient dans ma con science pour me rappeler qui j’étais — en fait, je me suis longtemps accroché à cette idée. Je dus les apprendre et les répéter par cœur afin d’obtenir la permission d’aller jouer dehors sans surveillance. Ce fut d’ailleurs la seule véritable mesure de sécurité que mes parents m’imposèrent. Pendant toutes les années de mon enfance, je serais libre de circuler et de créer mes propres actes de guerre dans ce nouveau monde de possibilités. Pour mes parents, on n’était jamais perdu si on se souvenait d’où on venait. Cette précaution dont ils m’avaient imprégné le cerveau me fit une si grande impression que, pendant des semaines, je répétais tous les jours mon nom et mon adresse en me levant : « Martin-Collins-256-Dollard-Contant. » J’avais en tête la voix de ma mère, comme la complainte d’une choriste

La vie est un jeu d'enfant.indd 24 2016-04-25 07:51

25

Les Collins en devenir

de la morale qui insistait afin que je m’en souvienne, pour que je n’oublie pas encore une fois que je devais toujours rentrer à la maison quand je me sentais perdu.

L’adulte que je suis aujourd’hui demeure le résultat des péripéties de mon enfance. Mon monde, c’était ma rue. C’est au 256, rue Dollard-Contant que j’ai commencé à vivre mon autonomie, les composantes du paysage s’incrustant dans mes cellules à mesure que je me développais.

À quatre ans, j’étais déjà fier de cette grande expérience de vie, car j’allais transmettre mes connaissances à ma petite sœur, Mélanie. Comme tout grand frère qui se respecte, je finis par lui apprendre quelques trucs essentiels de la vie : la façon d’aller chercher une crotte de nez dure collée au fond de la narine ; la manière de se défendre contre un plus grand que soi, c’est-à-dire moi ; l’art de l’insulte capable de faire com plètement perdre le contrôle à quelqu’un ; la technique légendaire du camouflage de brocoli dans les patates pilées ; l’esquive de travaux forcés à l’église… Bref, des années bien remplies attendaient ma petite sœur dans cette nouvelle maison qui verrait la famille s’agrandir de deux autres âmes. Si elles avaient su, celles-ci auraient-elles choisi une autre famille ? Car, il faut bien que je l’avoue, aux yeux de tous les voisins du 256, rue Dollard-Contant, cette famille n’avait pas grand-chose de normal.

Mes parents aimaient les surprises et finirent par en avoir quatre. Cette propension à s’en remettre au bon Dieu et à vivre sans trop se poser de questions leur donna souvent raison. Toutefois, afin de contrebalancer le poids de ce déséquilibre provoqué par ce manque de planification, la nature ordonna certaines choses à leur place. Je naquis donc à l’hiver 1973. Par la suite, la famille s’agrandit progressivement, au gré

La vie est un jeu d'enfant.indd 25 2016-04-25 07:51

26

La vie est un jeu d’enfant

des saisons, d’un nouveau compétiteur à mon titre de maître suprême de l’amour parental. Dans l’ordre : Mélanie vit le jour à l’été 1975 ; Jean-François, au printemps 1979 ; et Josianne, à l’automne 1981. Bien que cet agencement des saisons ne cor-responde pas à celui de la nature, il semblait plutôt logique pour notre famille — même si ce terme reste peu propice pour nous décrire. Chaque saison dépeignait assez bien le caractère de chacun : Mélanie naquit à l’été, pendant la saison la plus douce de l’année ; Josianne, pendant celle où il y a le plus de couleurs ; Jean-François, pendant celle où la nature nous pousse à nous réveiller ; et moi, à l’hiver, pendant la saison qui vous contraint à remettre en question tout votre mode de vie.

La vie est un jeu d'enfant.indd 26 2016-04-25 07:51

27

2. La filière urbaine des Collins

Mon père aimait se rappeler qu’il était parvenu à surmonter les souffrances de son enfance. Ainsi il se faisait un point

d’honneur de retourner à ses racines qui parcouraient les rives du Bas-du-Fleuve en planifiant un pèle rinage familial annuel. Pour notre part, nous recevions que très rarement des visites de sa parenté. J’ai compris plus tard que la distance n’était pas le véritable motif de ce manque de réciprocité. Pour certains, il est possible d’oublier ses misères à force de les côtoyer, mais une fois qu’on en sort, on doit se rendre à l’évidence qu’on en est toujours dedans.

Malgré la distance, notre maison familiale était deve-nue une succursale des véritables racines qui sont plus profondes près du fleuve, soit vers Trois-Pistoles et le mythique village de Saint-Guy. La franchise, qui se disait indépendante au départ, avait cependant réussi à implanter la philosophie de l’entreprise, « Il faut se battre pour faire sa place », bien qu’elle ait dû s’adapter au marché plus exigeant de Mouriale — Montréal. Il était clair pour mon père, qui avait appris à survivre à travers la misère, que la ville constituait une occasion de se bâtir une nouvelle vie. Toutefois, son instinct de survie si aiguisé manipulait encore son esprit. En effet, même si le

La vie est un jeu d'enfant.indd 27 2016-04-25 07:51

28

La vie est un jeu d’enfant

monde autour de nous change en apparence, nous demeurons toujours prisonniers de nos croyances.

À 16 ans, quand mon père débarqua de l’autobus pour venir faire sa vie dans la graan-ville, il ne possédait qu’une vision partielle de la réalité urbaine. Ainsi, lors de son premier repas, afin de s’imprégner des mœurs culinaires urbaines — mon père voulait devenir cuisinier —, il jubilait à la pensée de goûter à un mets urbain typique en commandant un hot dog. Quand la serveuse lui demanda ce qu’il voulait y mettre comme garnitures, il lui répondit :

— Une saucisse…— Bien sûr, mais quoi d’autre ?— Une saucisse, c’est tout.À cette époque, mon père ne comprenait pas qu’on

pouvait y ajouter des garnitures. Cette aventure mettait en évidence sa naïveté. En vérité, l’épisode du hot dog illustrait bien la façon dont mon père tenait à vivre sa vie dans la graan-ville : sans garniture aucune. Toute sa vie serait pavée de sacrifices, la peur du manque le contraignant à exercer un contrôle rigoureux sur toutes les questions d’argent. D’un autre point de vue, on peut aussi dire qu’il a su apprécier ce qu’il avait, ayant été privé dans sa jeunesse du bien-être matériel. Dans la rue Dollard-Contant, même si je n’avais pas toujours les jouets ou les vêtements à la mode, je n’ai manqué de rien, car j’ai toujours profité de l’essentiel : l’amour de mes parents. Mon père avait bien raison : c’est la saucisse qui fait d’un hot dog, un hot dog !

Les belles histoires du village de Saint-GuyJ’ai toujours eu l’impression que mon père avait vécu du temps des colons. Il se plaisait à nous raconter son enfance dans cette

La vie est un jeu d'enfant.indd 28 2016-04-25 07:51

29

La filière urbaine des Collins

vieille chaumière humide qui avait servi de gîte à sa famille pendant tant d’années. Même si mon père faisait ces récits pour nous rappeler la chance que nous avions de vivre dans le luxe, nous percevions des lueurs de bonheur dans cet orage de misère. Mon paternel abordait toujours les difficultés de son enfance avec humour. Il préférait garder une distance avec ce qui le dérangeait.

Par cet univers particulier qu’il nous dépeignait crûment, mon père arrivait toutefois à nous faire comprendre qu’il avait connu les mêmes défis que ceux auxquels nous faisions face tous les jours. Il avait dû se battre pour faire sa place dans ce monde, et nous représentions en quelque sorte les héritiers de sa réussite. Nous sentions que la narration de ces épisodes l’encourageait à se débarrasser de ses derniers tourments. L’aspect singulier de certains épisodes de cette incursion dans le passé nous fascinait au plus haut point. Notre attention lui était donc tout acquise lorsqu’il nous installait sur ses genoux pour un épisode des Belles histoires du village de Saint-Guy.

Les belles histoires du village de Saint-Guy :le sens de la vieDans le village de Saint-Guy, on était raide pauvres. Il fallait travailler fort pour manger tous les jours, pis marcher droit, sinon on avait une claque en arrière de la tête. Fallait se battre pour survivre, pas s’occuper des autres qui passaient leur temps à rire de nous parce qu’on était pauvres.

Donald Collins

À Saint-Guy, la vie rurale n’a pas été facile. Donald Collins, troisième enfant d’un deuxième mariage, s’était rapidement imposé comme l’enfant responsable du troupeau.

La vie est un jeu d'enfant.indd 29 2016-04-25 07:51

30

La vie est un jeu d’enfant

Les autres enfants vivaient encore avec la famille, mais fré-quentaient plus les hôtels que les champs. La rude réalité de la vie à la campagne et cette propension à vivre dans un stress constant avaient poussé le petit Donald à prendre son avenir en main. Il comprenait toutefois que cette âpreté avait contribué à le rendre plus fort. Une fois qu’il fut lui-même devenu père, à bien des occasions il prit sur lui de me présenter les dures réalités de la vie, espérant me rendre plus responsable.

En arrivant dans la rue Dollard-Contant, mon père, voulant parfaire mon éducation d’homme de la maison mature et responsable, me donna une petite poussée dans le dos : « On va réparer les craques dans le salage. » Au cours des années, la véritable aversion que mon père éprouvait pour toute infil-tration d’eau, potentiellement porteuse de tous les maux de la terre, s’était consolidée. La précarité de son habitation l’ayant exposé à ce genre de fléau dans sa jeunesse, mon père avait développé toutes sortes de maladies qu’il reliait à la présence de ces altérations : la moisissure était devenue une calamité venue de l’enfer. Ainsi, toutes les fissures extérieures, comme celles du solage de la maison et du stationnement ou même les plus téméraires crevasses de la rue et du trottoir — celles qui « crochissent vers chez nous », comme mon père le disait —, devenaient des ennemies à combattre jusqu’à la mort. Peut-être pensait-il pouvoir effacer la précarité de son passé en cachant les manifestations matérielles de ce qu’il considérait comme de la faiblesse ?

Un trémolo dans la voix, mon père maugréait le premier grand commandement de ses travaux de reconstruction comme s’il venait directement de Dieu et qu’il n’était pas digne d’en être l’interprète : « Du goudron là-dessus tu devras mettre, sinon ça va toute moisir. » Avec mon père, tous les problèmes

La vie est un jeu d'enfant.indd 30 2016-04-25 07:51

31

La filière urbaine des Collins

se réglaient de deux manières : le goudron, répandu comme un baume sur toutes les plaies béantes à l’extérieur de la maison, et le tape électrique, appliqué pour panser les blessures subies par tous les autres objets sur lesquels il adhérait. Le badigeonnage des craques dans l’asphalle et la momification d’objets par le tape électrique — ces deux pratiques appliquées tels des rituels — constituaient l’essentiel des talents de bricoleur de mon père. Malgré tout, ces tâches lui conféraient le titre de bricoleur de la maison et, surtout, le sentiment d’économiser en évitant d’avoir recours à un spécialiste onéreux. Mon père ne se contentait pas de réparer les choses dans la maison ; il anticipait leur décrépitude ou, d’un autre point de vue, il l’amplifiait. Donald Collins n’arrangeait jamais les choses avec un souci esthétique ; il se plaisait plutôt à les faire paraître réparées, le tout dans le but inavoué de faire étalage de ses talents d’homme de la mai son. En d’autres mots, il se foutait éperdument que le tout ait l’air du yâble, tant que la réparation ne lui coûtait pas trop cher… Cette préoccupation économique relative à toute chose jugée utile — enfin, en cette matière, il avait ses critères bien à lui — de même que cette propension à se ficher des apparences allaient souvent générer pour ma mère des défis dont elle n’aurait jamais pu soupçonner l’existence en se liant par l’an neau à mon père. C’était comme si toute la famille avait fini par trouver un équilibre dans ce jeu de bascule auquel mes parents entendaient jouer tout au long de la période où ils nous ont élevés. Nous sommes portés à ressembler à notre père ou à notre mère, selon plusieurs aspects de leur vision de la vie ou de leur personnalité. Comme au jeu de bascule, il suffit de nous rapprocher ou de nous éloigner du centre pour retrouver l’équilibre. D’ailleurs, ce jeu perd beaucoup de son intérêt lorsqu’on atteint le point neutre, comme si l’absence

La vie est un jeu d'enfant.indd 31 2016-04-25 07:51

32

de mouvement nous poussait vers la mort. Nous avons tous besoin de rompre cet équilibre pour continuer le jeu. Dans la famille Collins, chaque membre avait sa façon de procéder : Donald avec son chialage chronique ; maman Lise avec sa tête de cochon ; Josianne avec sa capacité extraordinaire de s’émouvoir à propos de tout et de rien ; Jean-François avec son habileté à démontrer la force de ses convictions ; Mélanie avec son obsession paisible de veiller sur le bonheur de tous ; et moi… eh bien, moi, j’étais celui qui quitte subitement son côté du jeu de bascule pour que la personne à l’autre bout se casse la gueule. J’avoue avoir cette tendance encore aujourd’hui, sauf que le monde adulte m’a appris à ne plus autant en rire.

La vie est un jeu d’enfant

La vie est un jeu d'enfant.indd 32 2016-04-25 07:51

33

3. Une rumeur du Lac-des-Îles

L’histoire était un peu différente dans la famille de ma mère. Comme ma mère était la plus jeune d’une famille

de 13 enfants, on peut deviner qu’elle n’avait pas souvent son mot à dire. Trois de ses frères avaient perdu la vie dans des circonstances dramatiques. Deux d’entre eux, des jumeaux, furent victimes des profondeurs du lac alors qu’ils n’avaient que trois ans — en fait, ma mère n’était pas encore de ce monde lors de cet événement, mais elle nous en a raconté l’histoire si souvent que j’ai toujours eu l’impression qu’une partie d’elle était morte avant de naître. Elle perdit son autre frère, alors âgé de 19 ans, dans un accident à la ferme.

Au moment de la naissance de ma mère, plusieurs de ses frères et sœurs avaient déjà fondé une famille, et les autres étaient trop âgés pour comprendre ce qu’elle vivait. Toutefois, ceux-ci l’ont surprotégée, peut-être parce qu’ils étaient encore hantés par le drame du lac et incapables de supporter l’image d’innocence que leur renvoyait ma mère. Lise Dupré est née tante des enfants de sa sœur la plus âgée. Elle a grandi avec ses nièces et neveux plus qu’avec ses frères et sœurs. Pourtant, elle n’a jamais vraiment fait les choses par elle-même. Un enfant plus âgé se chargeait toujours de tout arranger à sa place au lieu de

La vie est un jeu d'enfant.indd 33 2016-04-25 07:51

34

La vie est un jeu d’enfant

lui permettre de vivre ses propres expériences. Si c’était chacun pour soi dans la famille de mon père, dans celle de ma mère, au contraire, l’entraide semblait faire partie du code génétique. Il est facile d’imaginer que ma mère se fit souvent aider, même quand elle n’en avait pas besoin. J’ai eu l’occasion de voir à quel point les membres de ce club d’entraide qu’est la famille de ma mère pouvaient amener quelqu’un à se perdre et à s’oublier complètement. J’ai connu ma grand-mère maternelle pendant plusieurs années — elle est décédée alors que je devais avoir 9 ou 10 ans — ; c’était un modèle de bonté par excellence selon le prêtre de la paroisse. Pourtant, je n’en garde que de vagues souvenirs. Quelques images d’une cuisinière encastrée dans sa cuisine s’accrochent encore à mon cerveau. Même si tous ses enfants étaient partis de la maison depuis plusieurs années, elle continuait de cuisiner pour eux comme s’ils y vivaient encore. J’ai toujours eu l’impression qu’elle avait aimé ses enfants par devoir, sans vraiment chercher à les connaître. Elle continuait à faire ce qu’elle était censée faire : s’occuper de son mari et de ses enfants. Rester occupée devait lui permettre de garder un certain équilibre, même si cela la tuait en même temps. Cette propension à consacrer tant d’énergie aux autres nous amène souvent à vivre par leur intermédiaire. Le fait que ma mère s’en gagea dans une carrière d’infirmière ne fut pas le fruit du hasard. J’imagine qu’elle avait besoin de sauver le monde à sa façon. Le contraste surprenant entre le milieu familial de ma mère et celui de mon père allait pourtant nous offrir, à mon frère, mes sœurs et moi, un milieu de vie extraordinaire où nous serions libres de faire nos choix, puisant dans deux modèles aux antipodes. Pendant que mon père s’efforçait de nous donner des leçons de vie afin de nous rendre forts et responsables, ma mère insistait pour que nous soyons libres de faire nos propres

La vie est un jeu d'enfant.indd 34 2016-04-25 07:51

35

Une rumeur du Lac-des-Îles

choix. La vie fait que, en fonction de certaines prédispositions et de nos expériences, nous effectuons tous des choix différents. C’est ce qui fait sa beauté. En dépit de nos divergences, mon frère, mes sœurs et moi évoluons au cours de notre vie adulte dans un équilibre bienfaisant. J’ai depuis longtemps cessé de voir nos différences comme des éléments qui nous séparent ; je les interprète plutôt comme des particularités complémen-taires qui équilibrent notre cellule familiale.

Des mots pour le direMême si elle aimait aussi nous raconter des histoires de sa jeunesse, ma mère nous transmettait plutôt sa vision de la vie par des expressions et des proverbes qu’elle nous lançait en boucle à tout propos. Ma mère, qui avait dû comprendre le monde par le truchement des mots des autres, se plaisait à penser que, en nous martelant l’esprit de phrases toutes faites, nous serions mieux outillés pour affronter les défis de la vie. C’était sa façon à elle de transmettre les enseignements éclairés de nos illustres ancêtres, de perpétuer la sagesse du temps. À force d’entendre ces idées éparpillées à tout vent par ses propres parents, elle avait fini par y croire sans trop se poser de questions. On aurait dit que ces pensées faisaient l’objet d’un consensus, qu’elles émanaient d’une voix unificatrice clamant une vérité divine. En effet, un peu comme les paroles de la Bible, personne n’osait vraiment les contredire. Si l’un de nous amorçait la moindre discussion au sujet de la véracité de ces phrases toutes faites, ma mère brandissait bien haut le spectre de la Bible afin de laisser croire qu’elles devaient forcément s’y trouver quel-que part.

Si la majorité de ces idées témoignaient d’une certaine profondeur d’esprit, ma mère les dépouillait de leur sens en

La vie est un jeu d'enfant.indd 35 2016-04-25 07:51

36

La vie est un jeu d’enfant

les utilisant sans discrimination, peu importe la situation. Elle arborait ces formules magiques comme un bouclier afin de se préserver de la souffrance. Elle tentait seulement de traduire un état d’esprit qu’elle n’arrivait pas à transmettre dans ses propres mots. Ces phrases toutes faites devenaient ses propres mots, lui permettant de dire des choses qui semblaient la dé-passer. Cette peur de n’être certaine de rien restait plus forte que tout. En réalité, aucune de ces phrases ne nous aidait vraiment à comprendre le monde ; elles nous éclairaient plu-tôt sur la vulnérabilité de ceux qui les employaient afin de cacher leur ignorance. Ma mère ne comprenait rien à notre incapacité à assimiler ce qu’elle considérait comme des vérités ; elle ignorait que cette incompréhension ne reflétait que sa propre incompréhension. Elle se bornait plutôt à penser que nous ne l’avions pas bien comprise. Elle tenait pour acquis que la répétition finirait par nous rendre plus intelligents, son expression appropriée à ce sujet étant : « Vous mettre du plomb dans la tête. » Même si elles nous déconcertaient — demandez donc à un canard ce que ça fait, du plomb dans la tête —, nous savions au plus profond de nous-mêmes que ces paroles des autres représentaient l’essentiel des enseignements que ma mère nous dispensait. Nous avions appris à les accueillir comme des couvertures pour nous réchauffer quand un frisson se faisait trop persistant, comme autant de témoignages de l’amour bienveillant qu’elle répandait par chacun de ses gestes. C’était un peu comme si, au-delà des mots, nous avions appris à comprendre le sens profond de chacune de ses pensées juste en nous connectant à l’émotion qui s’en dégageait.

La vie est un jeu d'enfant.indd 36 2016-04-25 07:51

37

4. Les parents de nos parents

Lorsque mes parents me racontaient des anecdotes à propos de leur enfance, je ne pouvais que partiellement m’imaginer

la réalité. D’une part, parce qu’évoquer l’image de l’enfance de mes procréateurs impliquait la prise en consi dération de leur vulnérabilité — laquelle je n’étais pas toujours prêt à concevoir — ; d’autre part, parce qu’il m’était impossible de vivre les événements de la façon dont ils les avaient vécus. S’il est devenu facile aujourd’hui d’étudier une réalité oubliée grâce à la multitude d’archives et de documents visuels accessibles en un clic de souris, il était plus laborieux de le faire pendant mon enfance, à propos de mes aïeux. À part quelques clichés en noir et blanc ainsi qu’un éventaire de vieilles traîneries que mes grands-parents conservaient dans le grenier, il restait peu de preuves matérielles de cette époque. D’autant plus que celles-ci nous induisaient souvent en erreur, sujettes à notre interprétation subjective. Ainsi, j’ai longtemps pensé que les gens qui vivaient à l’époque où ma mère avait mon âge étaient tous en noir et blanc. Je me demandais ce qui s’était passé dans le monde pour qu’un jour on puisse enfin voir la vie en couleurs. J’ai longtemps imaginé que la mine sévère des personnes que l’on voyait sur ces vieilles photos expliquait l’absence des

La vie est un jeu d'enfant.indd 37 2016-04-25 07:51

38

La vie est un jeu d’enfant

couleurs. Ma mère me disait souvent qu’il fallait sourire pour voir la vie en rose. Je supposais que ces gens en noir et blanc n’avaient pas été initiés comme moi aux vertus du sourire.

Certains témoins de cette époque étaient toujours vivants dans la famille de ma mère. Mes grands-parents mater-nels habitaient encore la demeure familiale. Il émanait de ces murs jaunis par le temps des images plus concrètes des condi-tions de vie d’antan. La répartition et la division des pièces donnaient un avant-goût des priorités de l’époque : une cuisine, un salon, une chambre pour les parents, une pour les garçons et une pour les filles ; aucune autre considération pour l’intimité. J’osais à peine imaginer l’ambiance qui régnait le matin avant le départ pour l’école, avec 15 personnes qui attendaient leur tour pour utiliser la seule salle de bains de la maison. Je comprenais un peu mieux la raison pour laquelle mes parents se vantaient d’avoir passé leur enfance à jouer dehors. Ma vision des choses ne me permettait pas de concevoir comment on pouvait vivre sans répit dans cette proximité. Je ne voyais que six frères confinés dans le même espace, devant se battre pour se faire une place. Sans s’en rendre compte, ils avaient bien dû laisser tomber des parties d’eux-mêmes en cours de route. D’ailleurs, lors de nos visites, nous pouvions deviner par l’odeur des matelas sur lesquels nous dormions que les parties d’eux-mêmes qu’ils y avaient laissées n’étaient pas toutes nettes.

Les planchers, quant à eux, évacuaient dans un grince-ment plaintif le poids de tous les sévices qu’ils avaient subis au cours des années. Sous le fardeau de nos pas, les lattes arron-dies par l’usure dansaient la gigue par secousses, comme si le passé insistait pour que l’on comprenne qu’il existe aussi au présent. La tapisserie jaunie par le temps témoignait encore par endroits de l’emplacement d’un ancien ornement : photos de

La vie est un jeu d'enfant.indd 38 2016-04-25 07:51

39

Les parents de nos parents

famille, portraits de figures religieuses, bibelots ou trophées de chasse se succédant au fil des décennies comme les emblèmes changeants des armoiries relatant les hauts faits de la famille. Comme dans un musée où l’on aurait manqué de place, on devi nait le malaise qu’éprouvaient mes grands-parents à se débarrasser des objets vétustes. Pour eux, le présent n’existait pas vraiment ; le passé restait leur seul véritable repère, le moment où ils avaient accompli quelque chose. Leur rôle de parents demeurait tout ce qui leur restait de la vie. La maison, qui penchait par endroits, commençait à s’enliser dans le sol, nous laissant croire que toute la charge de ce passé suspendu aux murs tirait ses deux derniers occupants vers la terre où leur corps finirait. Mes grands-parents attendaient la mort parce qu’ils ne savaient plus quoi attendre de la vie, la maison où ils avaient vécu leur servant de tombeau.

S’il m’était difficile d’imaginer l’enfance de mes parents, il était encore plus compliqué pour moi de concevoir celle de mes grands-parents, et ce, en raison non seulement du manque de témoins oculaires de cette époque, mais aussi de leur mentalité. Pour mes grands-parents, tant maternels que paternels, le jeu était considéré comme une perte de temps. Ce n’est pas qu’ils nous empêchaient de nous amuser, mais plutôt qu’eux-mêmes ne se prêtaient que très rarement au jeu. À leur avis, toute chose pouvant être accomplie ne méritait d’être faite que si elle avait une utilité pratique. Même s’ils n’avaient plus à travailler pour survivre, mes grands-parents continuaient de se lever aux aurores afin de s’occuper à accomplir des tâches quelconques. En l’occurrence, la nourriture occupait encore une place primordiale dans leur vie. L’énergie que ma grand-mère pouvait déployer autour des fourneaux restait phénoménale. Toute heure du jour était prétexte à la nourriture. Les placards

La vie est un jeu d'enfant.indd 39 2016-04-25 07:51

40

La vie est un jeu d’enfant

débordants remplissaient bien leur rôle de garde-manger. Comme cette disponibilité de la nourriture était séduisante ! Pou voir manger à toute heure du jour restait l’un des plus grands fantasmes de mon enfance. Toutefois, à la manière de cerbères géants, les portes de ces réserves montaient la garde ; la main audacieuse de l’enfant qui profitait de la distraction des adultes pour s’y introduire induisait chaque fois le déclen-chement du système d’alarme : « Mon p’tit verrat, touche pas à mon garde-manger ! » Cette surveillance abusive était frus-trante au début, mais je compris en peu de temps que ces placards ne contenaient pas grand-chose d’intéressant. Dans cet amoncellement de conserves de sardines, de pois verts et de blé d’Inde en crème, rien ne valait la peine de se faire crier après. Pour mes grands-parents, les gâteries se résumaient à un vieil amas de paparmanes et de bonbons durs. Lorsqu’on se résignait à contrecœur à en prendre un pour faire plaisir à grand-maman, ces bonbons, soudés par l’ignorance, se sou-levaient tous ensemble comme pour nous dire : « SVP, prenez-nous aussi qu’on mette un terme à ce supplice ! »

Il arrivait malgré tout que la faim nous tenaille au point où nous décidions de nous exposer au risque de la punition. En farfouillant dans tous les coins, on finissait par trouver un reste de vieilles chips ramollies par le temps et qui semblaient se demander ce qu’elles faisaient encore dans cette armoire. Essayant de nous convaincre que l’odeur bizarre qui s’en déga-geait devait constituer une nouvelle saveur, nous plongions nos doigts innocents dans le sac à surprise, chamboulés par l’émotion. Après tout, mes grands-parents n’étaient pas si loin de l’enfance qu’ils voulaient le laisser paraître. Ils dissimulaient cette partie d’eux-mêmes derrière des principes dont le point d’ancrage est aujourd’hui disparu. Ils ne s’autorisaient pas à

La vie est un jeu d'enfant.indd 40 2016-04-25 07:51

41

Les parents de nos parents

vivre leurs émotions au grand jour, de peur d’être jugés par les gens. Si ma grand-mère cuisinait des gâteries pour la visite, elle ne se permettait d’en manger que très rarement. Savourer le plaisir spontanément et sans sacrifice la plongeait dans la culpabilité. Mes grands-parents n’avaient tout simplement pas appris à cultiver le moment. Ils conservaient des objets, convaincus que, en s’accrochant au moment que chacun d’entre eux représentait, ils pourraient le faire durer à tout jamais. Si on pouvait déceler l’ancienne saveur de ces vieilles chips à travers leur odeur rance, on pouvait tout de même être malades si on les ingérait. Mes grands-parents avaient fini par oublier que la meilleure façon de conserver le bonheur est de le savourer à l’instant où il déploie toute sa fraîcheur. Le souvenir impérissable d’une expérience unique sera toujours supérieur aux témoins extérieurs d’un triomphe passé.

Bien que la vie m’ait amené à côtoyer des personnes âgées, j’entretenais plusieurs doutes sur l’origine de la notabilité associée à leur âge. Ce que je ne comprenais pas, c’était la façon dont l’âge de quelqu’un pouvait suffire à expliquer l’universalité de certains comportements, comme s’il s’agissait de droits ac-quis. Une multitude de questions m’assaillaient de toutes parts sans que je trouve jamais d’explication logique autre que : « Ben, c’est de leur âge. » À partir de quel âge devons-nous commencer à nous promener les mains dans le dos ? À partir de quand pouvons-nous jouer au bingo ? Pourquoi, en vieillissant, faut-il se munir d’une horloge qui marque nécessairement le passage de chaque seconde d’un son agaçant ? Pourquoi les personnes âgées portent-elles des couches et, surtout, pourquoi ne se lavent-elles pas tous les jours ? Qu’est-ce qui faisait en sorte que ma grand-mère pouvait péter sans retenue alors que je devais m’excuser quand le mal de ventre me contraignait à

La vie est un jeu d'enfant.indd 41 2016-04-25 07:51

42

La vie est un jeu d’enfant

me soulager discrètement ? Pourquoi ménager des choses qui ne s’usent pas vraiment ou qui ne servent plus à rien ? À partir de quel âge commençons-nous à entrevoir notre mort comme la date de péremption officielle de tous les objets qui meublent notre vie, comme si leur remplacement trahissait un espoir coupable de vie éternelle ?

Dans mon univers, mes grands-parents constituaient les derniers représentants de ces générations pendant lesquelles un respect obligatoire établissait l’autorité et donnait le pouvoir d’ordonner la soumission sans justification. Si je faisais un « mauvais coup » qui les contrariait, j’étais puni sur-le-champ, sans explication — et ce, même si j’avais beaucoup de difficulté à comprendre ce qu’il pouvait y avoir de « mal » à courir dans une aussi grande maison.

Je côtoyais mes grands-parents à l’occasion, mais je comprenais que nos repères étaient trop différents et ne per-mettaient pas une cohabitation harmonieuse quotidienne. Leur esprit avait été forgé par des dogmes religieux qui réser vaient les récompenses à ceux qui s’étaient sacrifiés. Mais, comme nous ne vivions pas dans le même univers, il m’était très difficile de comprendre l’ampleur de leur dévouement envers la vie.

Lors de nos visites, nous passions quelques jours à leur domicile par souci d’économie ; nous devions alors nous adapter à plusieurs de leurs habitudes. En nous efforçant de nous tenir droits sur notre chaise, en parlant moins fort, en jouant sans faire de bruit, en disant la prière, en restant à table jusqu’à ce que tout le monde ait fini de manger, nous entérinions ce respect qu’ils revendiquaient en fonction du statut que leur âge leur accordait. Il fallait d’ailleurs s’adapter à ces habitudes même quand c’étaient eux qui nous visitaient. Toutefois, toutes

La vie est un jeu d'enfant.indd 42 2016-04-25 07:51

43

Les parents de nos parents

ces expériences me permettaient de concevoir plus clairement l’univers de mes parents et de leur enfance oubliée.

Quand la mère de mon père nous visitait pour quelques jours, cela ne manquait pas de bouleverser notre vie. D’ailleurs, j’avais fait des cauchemars après être tombé sur ses dents qui trempaient dans un verre de la salle de bains. Je ne pouvais pas concevoir que l’on puisse enlever ses dents sans pleurer de douleur. Je dévisageais malgré moi le sourire édenté de ma grand-mère, qui semblait me parler sans vouloir bouger les lèvres : « N’aie bas beur, m’est musse mon menbier. » Ma mère, qui avait entendu mes cris, s’était empressée d’apaiser mes craintes en me donnant une explication supplémentaire : « Grand-maman a perdu toutes ses dents ; c’est pourquoi elle a besoin de dents artificielles pour manger. » La complexité du mot artificielles me rendait un peu confus. Si ces dents étaient comme les membres artificiels de L’Homme de six millions, je ne comprenais pas pourquoi ma grand-mère ne mangeait pas plus vite. Mon visage interrogateur poussa ma mère à se lancer dans d’autres précisions : « Un dentier, c’est des fausses dents. » Au lieu d’expliciter la situation, cet éclaircissement augmentait mon incompréhension.

Tout d’abord, je ne comprenais pas pourquoi les dents de ma grand-mère ne repoussaient pas. Quand je perdais une dent, une autre prenait sa place dans ma bouche. La différence entre la réalité vécue par ma grand-mère et la mienne mettait en évidence une vérité que je ne pouvais pas encore saisir. L’iné-luctabilité de la mort s’insinuait sournoisement dans mon être. Un germe de compréhension surgit de cette confusion. Je savais maintenant d’où provenait ce malaise soudain. Les questions se succédaient à un rythme insoutenable dans ma tête, une peur

La vie est un jeu d'enfant.indd 43 2016-04-25 07:51

44

La vie est un jeu d’enfant

que je n’avais jamais ressentie auparavant m’oppressait sans répit : si, à partir d’un certain âge, nos dents ne repoussaient plus, cela signifiait-il que nous n’en avions plus besoin ? Les fausses dents permettaient-elles de manger tous les bonbons du monde sans avoir de caries ? Qu’est-ce qui se passe si on arrête de manger ? Si on peut perdre nos dents en vieillissant, peut-on perdre d’autres morceaux de notre corps ?

Si ma mère avait pris la peine de me rassurer avec compassion sur le sursis dont je bénéficiais encore, mes craintes ne s’en trouvèrent pas apaisées pour autant. Maintenant que quelqu’un m’avait montré du doigt le sablier de la vie qui s’égrainait, j’avais le sentiment d’avoir encore tellement d’autres jeux à essayer et trop peu de temps pour y prendre part.

L’épisode du dentier me fit changer de point de vue à propos de ma grand-mère. Je passai plusieurs jours à l’étudier avec minutie afin de m’assurer qu’elle n’avait pas d’autres secrets. En effet, si elle avait pu préserver l’illusion avec sa dentition suspecte, elle pouvait cacher d’autres faux morceaux. Quand j’ai remarqué qu’elle boitait, je me suis mis à avoir des doutes sur la nature de sa jambe. J’avais vu des pirates avec une jambe de bois à la télé, mais je me doutais que ma grand-mère ne passait pas ses journées à parcourir les océans. Je dus user de ruse afin d’établir une preuve directe de mon hypothèse, mais je ne pus confirmer hors de tout doute qu’elle n’avait pas de jambe artificielle. La peur m’empêchait d’aller y voir de plus près. D’une certaine façon, je me sentais coupable d’entretenir une telle idée à propos de la mère de mon père. Après tout, qu’est-ce que ça pouvait bien faire si elle portait quelques morceaux en bois ou en plastique ? On a tous besoin d’appui un jour. J’avais fini par comprendre qu’en vieillissant, certaines personnes en avaient davantage besoin.

La vie est un jeu d'enfant.indd 44 2016-04-25 07:51

45

Les parents de nos parents

Tant de questions me tourmentaient encore au sujet de cette planète nommée Dans no’te temps ! J’ai toujours eu l’impression que certaines personnes, une fois passé l’âge de la passion, prenaient leur retraite de la vie en s’isolant dans leur routine. Souffrant du temps qui passe, elles semblaient clamer à tous ceux qui voulaient l’entendre — et aussi à ceux qui ne le voulaient pas — que la vie quittait leur corps malade. Elles donnaient comme prétexte leur âge vénérable pour obtenir des privilèges, arguant qu’elles avaient, elles aussi, un jour dû se soumettre à l’autorité de leurs aînés. Leur univers tournant autour de tous les maux physiques dont elles pouvaient se plaindre, elles devenaient des spécialistes de la souffrance, invoquant tous les motifs possibles pour déplorer la fatalité qu’est la mort dont elles avaient la conscience aigüe de se rapprocher tous les jours. Aigries par leurs regrets, elles rendaient toute la terre responsable de leur malaise.

Pourtant, nous oublions si vite que nous perdons nous aussi la mémoire. Le souvenir de tous les sacrifices que nos ancêtres ont faits pour nous est dilué dans nos fausses préoccupations. Nous oublions que, parmi les épreuves qu’ils ont traversées, plusieurs constituent des combats que nous n’avons plus à mener. Tout ce que nos aînés ont de mieux à offrir, nous le leur enlevons en les isolant, nous coupant ainsi de nos racines. À l’aube de leur fin, ils se dégagent pourtant de leurs ambitions personnelles et, forts de leurs expériences, ils sont disponibles pour transmettre leurs enseignements. Mais, en les abandonnant à l’illusion qu’ils ne sont plus utiles, nous manquons de courage et nous enfouissons cette peur que nous partageons avec eux, celle de devenir un jour un fardeau et de mourir oubliés comme les racines de l’arbre qui disparaissent sous la terre.

La vie est un jeu d'enfant.indd 45 2016-04-25 07:51

46

La vie est un jeu d’enfant

Tous ces mécanismes inconscients qui assurent le fonc-tionnement de notre corps sont autant de témoins d’une fin inévitable. Vivre implique la découverte de cet état conscient, celui de n’être que de passage sur cette Terre. Pour prendre conscience d’un état, il faut souvent qu’il prenne fin, qu’il meure afin de renaître sous une autre forme. Nous ferions face à tout ce qui nous empêche de vivre si nous devions constamment affronter notre propre fin. Lorsque nous avons le sentiment de profiter du temps qui passe, nous oublions le temps qui reste. Ces moments de notre vie où le temps n’a pas d’importance sont les seuls qui méritent d’être vécus ; il est possible de les cultiver au quotidien, peu importe notre âge.

Quand on vieillit, j’imagine qu’il peut être effrayant de se faire rappeler qu’on oublie. Pourtant, le temps s’écoule à travers les regrets, comme l’eau d’une rivière contourne les rochers. On peut effectivement avoir l’impression que le temps joue contre nous si on se bat contre le courant. J’ai depuis longtemps arrêté de lutter contre la nature. Si cela ne me préserve pas des dangers, la force du courant m’a toujours servi à les affronter. Après tout, nous ne sommes pas seuls sur ce fleuve qu’est la vie.

La vie est un jeu d'enfant.indd 46 2016-04-25 07:51

Après avoir passé une vingtaine d’années sur les bancs d’école à chercher les réponses à ses questions, Martin découvre que les expériences humaines représentent

la meilleure occasion pour apprendre le bonheur.

Depuis ce temps, il consacre ses énergies à se réinventer constamment en créant de nouveaux jeux dans sa vie. Rien n’est acquis et tout est encore à découvrir. C’est avec la philosophie d’un enfant

qu’il appréhende maintenant la vie… un coup de cœur à la fois.

Sur quoi se base l’amitié ? De quoi est fait l’amour ?

Comment s’applique la justice ? Qu’est-ce qui justifie l’autorité ?

Sur quoi reposent nos angoisses ? Comment ne plus avoir peur ?

Quelle valeur doit-on donner à chaque chose ? D’où provient cette petite voix en nous ?

À quoi ça sert de se poser toutes ces questions si on ne s’amuse pas ?

Comme des milliers de ses congénères, Martin Collins a survécu à cette époque barbare où le port d’un casque de vélo vous valait le titre de dring dring pow pow tchi ka tchi ka wow wow, où les ceintures de sécurité ne constituaient que des accessoires encombrants et où le beurre d’arachides n’était pas

encore considéré comme une arme de destruction massive.

L’auteur vous propose une incursion intimiste dans son histoire d’enfance, dont il a tiré des leçons de vie. Souvent touchant, parfois très drôle, ce récit vous propose de prendre du recul par rapport aux événements marquants de votre vie.

Retournez à la source et plongez en enfance, dans cette dimension de votre être où tout est possible. Découvrez ou revisitez l’époque des années 1980 et tous les bouleversements qui ont défini cette période de transition.

Vous aimerez lire et relire cette histoire dans vos moments de doute, car elle vous ramènera toujours avec la même douceur à l’essentiel de votre vie.

Réapprenez à vous nourrir de magie. Redécouvrez en quoi La vie est un jeu d’enfant.