La triple Diane sous l'oeil des mythographes

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Wagner Magalie « Histoire des idées » La triple Diane sous l’oeil des mythographes La Diane mythologique eut une fortune considérable au XVI e siècle. En Angleterre, par exemple, sa virginité permettra d’en faire un parangon de la reine Elizabeth, qui ne s’est jamais mariée et qui, d’après sa « légende », serait restée vierge. En France, Diane de Poitiers, maîtresse du roi Henri II, développa autour d’elle un art consacré à la déesse dont elle portait le prénom. Ce ne sont là que deux actualisations de la figure mythique à l’époque, et il y en a d’autres, mais cela est peut-être déjà révélateur d’une ambivalence : on peut tout aussi bien comparer à la déesse une reine considérée comme un modèle de vertu et de chasteté, que, paradoxalement, une favorite, maîtresse de deux rois, femme aux mœurs légères s’il en est. Les poètes ne manquèrent pas de faire l’éloge de la belle Diane de Poitiers, mais la poésie encomiastique n’est qu’un aspect minoritaire de l’actualisation de la Diane mythologique, qui se fait volontiers par le biais des fables qui lui sont liées et en particulier celles d’Actéon, de Callisto, et d’Endymion. Cette dernière fable des amours de la Lune et d’Endymion met en lumière un des visages de la triple déesse délienne : son visage le plus connu est celui de la « chaste chasseresse », mais Diane/Artémis se confond dès l’Antiquité avec deux autres divinités : la Lune/Séléné et l’infernale Hécate. C’est notamment cette triplicité des attributions de

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Wagner Magalie« Histoire des idées »

La triple Diane sous l’oeil des mythographes

La Diane mythologique eut une fortune considérable au XVIe siècle. En Angleterre, par exemple, sa virginité permettra d’en faire un parangon de la reine Elizabeth, qui ne s’est jamais mariée et qui, d’après sa « légende », serait restée vierge. En France, Diane de Poitiers, maîtresse du roi Henri II, développa autour d’elle un art consacré à la déesse dont elle portait le prénom. Ce ne sont là que deux actualisations de la figure mythique à l’époque, et il y en a d’autres, mais cela est peut-être déjà révélateur d’une ambivalence : on peut tout aussi bien comparer à la déesse une reine considérée comme un modèle de vertu et de chasteté, que, paradoxalement, une favorite, maîtresse de deux rois, femme aux mœurs légères s’il en est.

Les poètes ne manquèrent pas de faire l’éloge de la belle Diane de Poitiers, mais la poésie encomiastique n’est qu’un aspect minoritaire de l’actualisation de la Diane mythologique, qui se fait volontiers par le biais des fables qui lui sont liées et en particulier celles d’Actéon, de Callisto, et d’Endymion. Cette dernière fable des amours de la Lune et d’Endymion met en lumière un des visages de la triple déesse délienne : son visage le plus connu est celui de la « chaste chasseresse », mais Diane/Artémis se confond dès l’Antiquité avec deux autres divinités : la Lune/Séléné et l’infernale Hécate. C’est notamment cette triplicité des attributions de la déesse que Jodelle exploite dans le plus célèbre sonnet de ses Amours (1574) :

Des astres, des forêts, et d’Achéron l’honneurDiane au monde haut, moyen et bas préside

Figure diverse, riche et complexe, Diane offre aux poètes la possibilité de chanter leurs amours en des registres variés : la fable d’Endymion permet d’évoquer l’amour heureux, partagé, peut-être consommé, mais ce sont plutôt son caractère virginal et sa haine des hommes qui sont exploités par des amants éconduits se heurtant à la

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froideur de leur dame. Cette souffrance de l’homme rejeté et en proie aux tourments du désir est enfin dramatisée, hyperbolisée, par le biais de la figure infernale d’Hécate, encore plus sombre et cruelle.

Le savoir mythologique des poètes de la Renaissance puise à diverses sources : bien sûr, ils ont lu certains textes antiques, notamment et premier de tous, celui des Métamorphoses d’Ovide, mais ils ont aussi à leur disposition des manuels, des compilations mythographiques, sortes de dictionnaires où chacun peut se renseigner sur les divers noms, formes, attributions et aventures des Dieux.

Dès l’Antiquité, on trouve de tels ouvrages recensant les dieux grecs et romains. Cicéron, en particulier, porte une réflexion critique sur la religion de ses contemporains et s’interroge sur l’existence et la nature des dieux, dans son fameux traité De natura deorum. Cet ouvrage, parmi d’autres, pourrait avoir influencé le travail des trois mythographes anonymes du Vatican, qui offrent chacun une généalogie des dieux1.

Mais la Généalogie des Dieux la plus connue et la plus consultée par les auteurs de la première moitié du XVIe siècle est sans conteste celle de Boccace (Genealogia Deorum Gentilium). Publiée au milieu du XIVe siècle, son encyclopédie mythologique ne rompt pas franchement avec les textes médiévaux, fortement marqués par la veine évhémériste (qui veut voir dans les anciens dieux des hommes illustres, des souverains ayant réellement existés et élevés au rang de dieux par « la gratitude - ou l’adulation - de leurs sujets »2) et par la volonté des clercs d’ « évangéliser » en quelque sorte les mythes, d’en faire des allégories, d’en tirer des paraboles destinées à l’édification morale des lecteurs chrétiens. D’après Jean Seznec, Boccace reste un homme du Moyen-Âge de par son utilisation de ses sources (leur accordant à toutes le même crédit, qu’ils s’agissent d’écrivains chrétiens ou profanes) et sa méthode d’interprétation (ils notent toutes les interprétations sans 1 Le texte du Mythographe III, s’il a été publié au XIXe siècle, semble mis de côté de nos jours. Il diffère des deux autres par un nombre de pages plus important développant un nombre plus restreint de légendes.2 Jean Seznec, La Survivance des dieux antiques – Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’Humanisme et dans l’art de la Renaissance, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1993, p.22.

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tenter de les résoudre et cherche toujours avec ardeur à découvrir des significations symboliques, des vérités édifiantes) douteuses. Pourtant, sa Généalogie

est devenue, et elle est restée pendant deux siècles le grand répertoire d’où les lettrés ont tiré leurs connaissances des Dieux antiques.3

avant que ne paraissent, coup sur coup, entre 1548 et 1556, trois manuels italiens qui connaîtront un succès immense. Il s’agit de L’Histoire des Dieux (De deis gentium varia et multiplex historia in qua simul de eorum imaginibus et cognominibus agitur, etc., Bâle, Oporinus, 1548) de Lilio Gregorio Giraldi, de La Mythologie de Natale Conti (Mythologiae sive explicationum fabularum libri decem, Venise, Alde, 1551) et des Images des Dieux de Vincenzo Cartari (Le Immagini colla sposizione degli Dei degli Antichi, Venise, Marcolini, 1556).

Ces trois traités se ressemblent beaucoup et le premier en date, celui de Giraldi, a très probablement influencé les autres. Cependant, ils ont tous trois des visées différentes :

Gyraldi, savant philologue, s’attache surtout aux noms, aux épithètes, aux étymologies – au détriment des mythes eux-mêmes ; Conti se donne pour philosophe, et s’intéresse particulièrement à l’interprétation approfondie des fables ; Cartari est essentiellement un iconographe : sa préoccupation dominante, sinon exclusive, est de décrire les Dieux.4

Pour les trois auteurs, l’interprétation des fables est une partie essentielle de leur travail, mais ils n’innovent pas vraiment. Leur motivation est principalement esthétique : ils s’adressent avant tout aux poètes, aux artistes. Ils sont censés leur fournir des modèles et des sujets, et les nombreuses éditions de ces manuels montrent à quel point leur succès fut éclatant. Leurs sources sont variées : des scoliastes et compilateurs de basse époque à Albricus (Allegoriae poeticae seu de veritate ac expositione poeticarum fabularum libri IV, Paris, 1520) et Boccace lui-même, en passant par les ouvrages des Pères de l’Eglise et des Encyclopédistes, tout en ne dédaignant pas de s’inspirer d’auteurs contemporains, parfois des plus suspects. Il résulte de cette disparité de sources et de leur volonté d’exhaustivité une somme mythologique confuse et souvent erronée, à laquelle viennent se mêler des divinités barbares ou

3 Ibid., p.263.4 Ibid., p.273.

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pseudo-antiques et des dieux étrangers, en particulier chez Cartari, qui assimile par exemple Diane/Artémis à la déesse égyptienne Isis. Les divinités orientales tiennent en effet une place importante et surprenante dans ces manuels mythologiques, ce qui s’explique probablement par l’influence des « hiéroglyphes » de l’Alexandrin Horus-Apollo (ou Horapollon) qui furent en faveur auprès des Humanistes.

Bien que souvent erronées, les données qui résultent de leur travail de recherche forgeront en grande partie la culture mythologique des auteurs de la Renaissance. Si l’on se concentre sur la figure de Diane, on ne peut que constater qu’elle présente des aspects contradictoires, qu’il semble possible de résumer en une opposition binaire entre positif et négatif, entre un aspect lumineux qui la placerait résolument du côté de la vie, et le caractère mortifère d’une déesse sombre et sinistre. La diversité de ses attributions pourra peut-être se justifier en voyant Diane comme une figure de « l’entre-deux », d’intermédiaire, de guide.

Cette déesse kaléidoscopique, déesse « aux mille noms »5, « aux mille demeures », « aux mille cités », peut présenter un visage gai et enjoué qui surprend le lecteur moderne, peu habitué à la voir rire, chanter et danser… Dès les premiers vers de son Hymne à Artémis, Callimaque (305-240 av. J.-C.) souligne son inclination aux chants et aux jeux sur les montagnes :

Nous chantons Artémis – malheur à qui, chantant, l’oublie – Artémis, qui aime l’arc et les chasses, et les chœurs nombreux, et les jeux sur la montagne6

Mais c’est surtout quand il parle des Amazones et de leurs danses en l’honneur d’Artémis que se perçoit la prédilection de la déesse pour de telles manifestations de joie :

5 Rappelons-nous la seconde demande que Diane adresse à son père dans l’Hymne à Artémis de Callimaque : «  » ; « Donne-moi, petit père, la virginité éternelle, donne-moi d’être appelée de beaucoup de noms, pour que j’en défie Phoibos lui-même. », v. 6-7, p. 236-237, et plus loin : «  », « Salut, déesse aux mille demeures, déesse aux mille cités », v. 225, p. 252-253, CALLIMAQUE, Epigrammes – Hymnes, texte établi et traduit par Emile CAHEN, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 1972. On peut aussi se référer à la note d’Emile CAHEN dans cette édition, à propos des vers 6 et 7 : « Artémis est dans d’autres textes encore la déesse « aux mille noms » ; ainsi dans Arist. Thesm. 320. », note I, p.236.6«  », v. 1-3, p. 236-237, ibid.

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Et jadis, au rivage d’Ephèse, les guerrières Amazones dressèrent ton image, au pied du tronc d’un hêtre ; Hippô accomplit les rites, et les Amazones, reine Oupis, autour de l’idole firent d’abord la danse armée, la danse des boucliers, puis en cercle déroulèrent leur large chœur ; le chant aigu et léger de la syrinx soutenait leurs pas pour, d’accord, frapper la terre ; on n’avait pas encore les os de faon percés de trous par l’invention d’Athéna, cruelle aux cerfs. Et l’écho résonnait jusqu’à Sardes, jusqu’au pays du Bérécynthe. Et les pieds claquaient, avec un bruit pressé, et les carquois retentissaient. C’est à l’entour de cette image que plus tard, un vaste sanctuaire se bâtit 7

Natale Conti, dans le troisième livre de sa Mythologie renvoie à l’Hymne à Vénus d’Homère pour souligner le goût de Diane pour la danse et les instruments de musique :

Venus ne pult iamais eschauffer la poictrineDe la chaste Diane en sa flame divine,Quoi qu’elle ait mille appasts, mille ieux, mille traits,Mille deduits mignards, mille ris, mille attraits,Mille amoureux discours, et mille gaillardises,Mille benings accueils, mille douces feintises.Diane prend plaisir és fleches et carquois,A traverser d’un trait la beste fauve és bois.Elle aime la musique et les chansons gentiles,Les dances et le bal, et des iustes les villes.8

On retrouve une Diane festive et facétieuse à propos de l’histoire du fleuve Alphée qui s’était épris d’elle et la poursuivit pour la violer. Diane s’enfuit devant lui jusqu’en Elide, où la nuit venue « elle se print à danser et iouër avec les Nymphes »9. Elle imagina alors de se barbouiller le visage de boue et demanda à ses compagnes de faire de même : Alphée fut dès lors bien incapable de reconnaître la déesse des autres nymphes, et s’en retourna tout honteux sous les rires moqueurs de Diane. On aurait ici une sorte de farce tragique qui renverrait à la fois à un aspect dionysiaque de la déesse et aux mystères de Déméter. Cette fable fait découvrir une image de Diane inattendue, difficile à exploiter par les poètes chantant l’amour malheureux, mais cette Diane enjouée aura tout de même des implications littéraires au XVIe et au XVIIe siècles, dans la pastorale et dans les ballets de cour où la déesse sylvestre vient souvent faire quelques pas de danse.

Une autre surprise attend qui s’intéresse à la mythologie de Diane : la déesse que l’on désigne le plus souvent comme la « vierge chasseresse » est parfois pourtant encline au sentiment amoureux, dans ses attributions lunaires. On songe

7 Ibid., v. 237 à 249, p. 252-253.8 Natale CONTI, Mythologie, Livre troisième, p. 245-246.9 Ibid., p.248.

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en particulier à l’amour que la Lune est dite avoir éprouvé pour Endymion, ce berger réputé dormir éternellement, auquel la déesse s’unit dans son sommeil et dont elle conçut cinquante enfants. L’amour et le sommeil perpétuel d’Endymion trouvent plus ou moins la même explication rationnelle sous la plume du mythographe du Vatican I, de Boccace, ou de Conti : il aurait en fait été le premier homme à comprendre le cours de la lune. Comme il passait la nuit à observer le ciel et le jour à dormir, il donnait l’impression à ses contemporains de dormir tout le temps, et son amour pour la lune symboliserait sa passion pour l’astrologie. Boccace va jusqu’à donner une interprétation au « baiser de la lune », euphémisme pour désigne l’union charnelle des deux amants, en y voyant la récompense des méditations d’Endymion qui à force d’application aurait enfin pu expliquer les changements de la lune.

Ce mythe est particulièrement intéressant en ceci qu’il inverse le topos de la nymphe endormie surprise par un satyre ou un berger quelconque : ici, c’est le jeune homme endormi qui s’offre aux regards10. Il peut même apparaître comme un anti-Actéon, qui, lui, avait eu l’audace de surprendre Diane nue dans son bain. Ce renversement des rôles s’accompagne d’une sorte de déculpabilisation : alors que la concupiscence charnelle d’Actéon et la lubricité des satyres étaient stigmatisées, la contemplation d’Endymion se comprendrait plutôt aux sens mystique et intellectuel du terme (ce que soulignent les rationalisations des mythographes). Dans un contexte néo-platonicien, il incarnerait l’homme épris des choses célestes qui reçoit la récompense de ces chastes méditations. Pourtant, il semblerait que la fable n’ait pas bénéficié de la faveur que l’on pourrait attendre de la part des poètes renaissants, puisqu’il y a peu d’exemples d’actualisations littéraires du mythe. Encore une fois, la caractère pastoral du protagoniste paraît l’avoir cantonné à une exploitation mignarde et légère.

Mais, si l’on prête une histoire d’amour à la Lune avec Endymion, celle-ci semble tout de même placée sous le signe de la chasteté : il n’y a pas à proprement parler d’étreinte charnelle entre le berger endormi et la lune qui le caresse de ses rayons. La plupart du temps, c’est la chasteté de la déesse qui est donc retenue et mise en valeur : « Hanc veteres

10 Voir par exemple la plus célèbre représentation picturale de ce mythe, que l’on doit à Girodet, Le Sommeil d’Endymion, 1792.

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insignem virginitate perpetua voluere »11. Boccace, dans une perspective évhémériste, au chapitre sur la Lune, suppose qu’elle a réellement existé et qu’elle a accédé au statut de divinité par sa « clarté de mœurs »12. Il développe son propos au chapitre sur Diane. Il suppose que

elle fut femme de iupiter homme et fille de latone. Et est possible qu’elle fut une vierge comme aucunes sont qui abhominent du tout la compaignie des hommes, et par ainsi avoir este renommee de virginite perpetuelle, et avoir vaque a chasses.13

Mais surtout, il justifie par sa chasteté le rapprochement fait entre Diane et la Lune, censée réfréner par sa froideur les concupiscences charnelles. La deuxième justification est plus obscure : la Diane humaine, se livrant à la chasse, aurait répandu sa lumière dans les bois de même que la lune qui illumine la nuit :

Et veu que ces choses semblent convenir et appartenir a la lune, laquelle refreine et resarre par sa froideur les concupiscences charnelles et environnoit de sa lumiere de nuyt les bois et les montaignes qui sont choses appartenant a la lune.14

Pour Natale Conti, si Diane demanda à son père de rester toujours vierge, c’est parce qu’elle redoutait les douleurs de l’enfantement dont elle avait vu souffrir sa mère en l’aidant à mettre son jumeau Apollon au monde, et elle fuit les hommes pour éviter d’être tentée : « elle fuioit la hantise des hommes, pour eslongner de sa personne les amorces et chatouillements de la chair »15. On a presque l’impression que Conti inverse les rôles : ce n’est plus la chasseresse qui poursuit ses proies, c’est elle qui fuit devant les hommes…

Dans la plupart des mythes qui lui sont attachés, c’est encore la virginité qui est mise en valeur. Elle punit Callisto pour avoir manqué à son vœu de chasteté ; elle et son frère mettent le géant Tityos à mort, car il a tenté de violer leur

11 « Les anciens l’ont voulue estre noble et renommee par perpetuelle virginite », BOCCACCIO, Genealogia deorum gentilium libri, livre V, chapitre II, « De Diana prima Jovis secundi filia », (page consultée le 14 mars 2007), http://www.bibliotecaitaliana.it:6336/dynaweb/bibit/autori/b/boccaccio/genealogie. 12 « Je cuide icelle avoir este femme noble et renommee par clarte de mœurs et avoie este nommee lune pour la preminence singuliere d’elle », BOCCACE, De la Généalogie des dieux, Paris, A. Verard, 1498, (page consultée le 14 mars 2007), http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k105063r, livre IV, chapitre XVI, « De la lune fille de hyperion ».13 Ibid., livre V, chapitre II, « De diane premiere fille du second iupiter ».14 Ibid.15 Natale CONTI, op.cit., Livre III, « De Diane », p.246.

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mère Latone ; selon certaines versions, le châtiment d’Orion est imputé à une tentative de viol sur Diane ; Alphée subit les brimades de Diane et ses compagnes pour la même raison ; Actéon se voit infliger une mort atroce rien que pour avoir posé les yeux sur son corps. Même à propos du mythe d’Iphigénie, alors que c’est pourtant elle qui réclama le sacrifice de la jeune fille, elle semble se poser en protectrice des jeunes vierges, puisqu’elle évite la mort à Iphigénie en lui substituant une biche sur l’autel du sacrifice. Il est d’ailleurs notable que la ruse imaginée par Ulysse pour conduire Iphigénie à l’autel est de lui faire croire que c’est son mariage qui va être célébré : sous couvert de cette duperie, l’intervention de Diane évite à la jeune fille de quitter l’état virginal pour s’unir à un homme.

A ce propos, Conti se plaît à évoquer un rite que devaient accomplir les jeunes filles vierges prêtes à se marier : il fallait qu’elles déposent des offrandes dans le temple de Diane pour se faire pardonner de quitter l’état de virginité :

les filles d’Athenes qui venoient à s’ennuier de demeurer si long temps vierges, pour eviter le courroux de cette Deesse, en la garde et protection de laquelle elles avoient este jusqu’alors, avoient de coustume porter en des paniers certaines offrandes au temple de Diane, lui demandans pardon de ce qu’elles changeoient de desseing : et nulle ne portoit de tels paniers qui ne fust en aage mariable16

L’auteur poursuit en évoquant un autre rite qu’accomplissent ces jeunes filles, quand elles sont enceintes et ne peuvent plus porter leur ceinture, devenue trop étroite : elles la déposent dans le temple de Diane, d’où l’épithète de « détache-ceinture » dont on pouvait qualifier la déesse.

Un jeu intéressant sur la virginité et la maternité se fait jour : sous l’égide de Diane, ces deux « états » contradictoires semblent se rejoindre. Témoin Atalante, qui, violée par Méléagre (ou se serait offerte à lui, selon les versions), aurait donné naissance à un fils, Parthénopée, ainsi nommé d’après Boccace17 car il est né d’une femme réputée vierge, ou, d’après le mythographe du Vatican I, parce que Atalante « en cacha longtemps la conception en se prévalant de sa virginité »18.

Cette histoire de fils né d’une vierge n’est pas sans rappeler le rapprochement, voire l’assimilation, qui est faite 16 Ibid., Livre III, « De Diane », p. 246.17 BOCCACE, op.cit., livre IX, chapitre XIX, « De Meleager filz de oeneus qui engendra parthenopee ».18 Mythographe du Vatican I, traduction et commentaire de Philippe DAIN, Paris, Les Belles Lettres, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1995, « Légende d’Atalante et de Méléagre », p.164.

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par l’exégèse chrétienne entre Diane et la Vierge Marie. Dans l’Ovide moralisé anonyme du XIVe siècle, Diane symbolise la Trinité dans la glose du mythe d’Actéon, Actéon figurant alors le Christ, faisant par là même de Diane une sorte de figure maternelle vierge19. A propos du mythe de Callisto, l’auteur se contente de voir plus classiquement en Diane une représentation allégorique de la virginité, de même que Christine de Pizan, dans l’Epître d’Othea, encore à propos du mythe d’Actéon, la voit comme un symbole de la chasteté.

Cette association du caractère chaste de la déesse et de la maternité trouve sa parfaite représentation dans les Images des Dieux de Cartari, quand l’auteur décrit, dans son chapitre sur Diane, des statues de la déesse Lucine, qui préside aux accouchements. En effet, Diane, qui a aidé Latone à mettre son frère au monde, était invoquée par les femmes en couches et était fréquemment assimilée à Lucine. Ces statues athéniennes de Lucine étaient toujours voilées, intégralement recouvertes d’un tissu. Cette substitution aux regards de la déesse assimilée à Diane apparaît comme une sorte d’hyperbole de la pudeur et de la chasteté de celle-ci. En l’occurrence ici, elles pourraient se confondre avec la pudeur des femmes en couches qui se soustraient aux regards, les accouchements ayant lieu dans une intimité féminine, tenant les hommes à l’écart. Cela rappelle aussi l’interdit sur le dévoilement du sacré, l’epopteïa.

Cartari poursuit avec la description d’une de ces statues en particulier, faite toute de bois, sauf les mains et les pieds qui sont en marbre. Un voile de lin la recouvre entièrement, à l’exception du visage et des parties en marbre. L’une des mains est tendue et ouverte, sans que l’on sache pourquoi : peut-être une clé devait-elle s’y trouver, pour signifier le désir des femmes enceintes d’avoir un accouchement sans douleur, la clé symbolisant l’ouverture de la voie et permettant le passage du bébé ? Peut-être la main tendue et ouverte signifie-t-elle la même chose ? L’autre main de la statue portait un flambeau, propre à désigner les douleurs ardentes que subissent les femmes en couches, ou bien parce que la déesse donnait le jour aux enfants en les aidant à sortir du ventre de leur mère20. Et de même que le flambeau pourrait symboliser la 19 Ou plutôt, une figure “paternelle”, puisqu’elle est Père, Fils et Saint Esprit à la fois.20 « In certa parte dell’Achaia fu un tempio di questa Dea molto antico, con un simulacro, tutto di legno, fuori che la faccia, la quale era tale, che poteva rappresentare Diana ; le mani, e i piedi erano di marmo, e lo copriva tutto un velo sottile di lino, da quelle parte in fuori, che erano di marmo, le quali stavano scoperte. L’una delle mani era distesa

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lumière que le bébé voit pour la première fois, le voile pourrait être un symbole de l’obscurité dans laquelle il se trouve avant de naître. En ce qui concerne cette statue de Lucine en particulier, on constate en plus que les parties découvertes sont les extrémités, comme pour signifier la sortie au grand jour de l’enfant, le passage de l’obscurité à la lumière, qui se fait en premier lieu par la tête et les mains.

Cette fonction de Diane-Lucine de donner littéralement et métaphoriquement le jour est un trait important de cette Diane « lumineuse » et lunaire. Déjà dans le De Natura deorum, Cicéron explique le nom de la lune en le reliant étymologiquement au verbe « luire », « lucere ». D’ailleurs, Diane est aussi dite « Lucifera », « Lucifer », « qui porte la lumière »21 (Conti fait aussi référence à cette appellation de Diane en se référant à Euripide, dans son chapitre « De Diane »). Toujours sous la plume de Cicéron se lit une explication mythologique du nom de Diane qui en fait, à nouveau, une dispensatrice de lumière en le rapprochant de « dies », « jour » : « On l’appelle Diane parce que, de nuit, elle produit comme une sorte de jour (dies) »22. Le mythographe du Vatican I explique également le nom de Lucine en le rapprochant du verbe « lucere » : « elle est aussi Lucine, assure-t-on, parce qu’elle donne la lumière »23. Boccace établit le même parallèle entre « lune » et « luire » (« Lunam a lucendo citam volunt »24) mais il précise que la déesse est appelée « lune » principalement quand elle luit tard le soir, tandis que quand elle luit le matin, donc de jour, elle est appelée Diane. La constellation Lune-Diane-Lucine et le lien de

senza alcuna cosa, e vi haverebbono ben potuto mettere una chiave, perche Festo scrive, che la solevano donare gli antichi alle donne mostrando con questa (che è stromento da aprire) che desideravano loro un parto facile, e piacevole, perche aprendosi bene la via al bambino, quando ha da nascere, egli se ne esce senza dare tormento alla madre : ma forse, che volsero mostrare il medesimo con quella mano di Lucina distesa, e aperta. L’altra portava une facella ardente, la quale mostrava, overo che le donne al partorire sentono gravissimi dolori, che le stringono così, come il fuoco stringe tutto ciò, a che si appiglia ; overo che questa Dea era l’apportatrice della luce a’ nascenti fanciulli, perche porgeva loro aiuto ad uscire del ventre della madre. », Vincenzo CARTARI, Imagini delli dei de gl’antichi – Nachdruck der Ausgabe Venedig 1647, Amsterdam, éd. Erasmus, coll. Instrumentaria Artium 1, 1962, « Diana », p.59-60.21 « la lune tire son nom de luire-lucere. On l’appelle aussi Lucina, et pour cette raison, de même qu’en Grèce on invoque dans les accouchements Diane qui est aussi Lucifera, chez nous on invoque Junon Lucina. », CICERON, La Nature des dieux (De Natura deorum), traduit et commenté par Clara AUVRAY-ASSAYAS, Paris, Les Belles Lettres, coll. La Roue à livres, 2002, livre II, XXVII, 68, p.88.22 Ibid., livre II, XXVII, 69, p.88.23 Mythographe du Vatican I, op. cit., « Proserpine ou Diane », p. 112.24 BOCCACCIO, op. cit., livre IV, chapitre XVI, « De Luna Yperionis filia. »

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ces appellations avec la lumière se lit encore chez Cartari, pour qui Diane, dans ses attributions de « sage-femme », est appelée Lucine parce qu’elle aide à faire sortir l’enfant à la lumière : « nominandola Lucina, quasi che tosto, e senza pericolo della madre facesse uscire il parto già maturo in luce »25. Mais tandis que Cartari fait bien la différence entre Diane-Lucine et Junon-Lucine, Conti les confond : pour lui, dans son office de sage-femme, la déesse est nommée Ilythie (sic) par les Grecs et Juno Lucine par les Latins. Il se risque même à une étymologie hasardeuse, faisant dériver Juno « du verbe iuvo, signifiant aider, parce qu’elle aidoit et soulageoit leurs douleurs, et Lucine, venant de Lux, c’est à dire lumiere, dautant qu’elle mettoit en lumiere et au monde tous ceux qui naissoient »26.

Le caractère lumineux de la Diane lunaire est donc fréquemment retenu et mis en relation avec ses fonctions d’ « accoucheuse ». Ces fonctions sont aussi généralement liées au caractère fécondant de la lune, et de son humidité en particulier. D’après Boccace, « par son humidite <elle> nourrit dessus les choses qui germent et dessoubz aide aux racines »27 ; plus loin, dans le chapitre sur Diane, il rapproche la déesse des bois et montagnes de la lune « pource quil semble apartenir a la lune donner fecundite aux plantes et herbes par leurs humiditez et les garder en vigueur, et leur donner croissance. »28. Environ deux siècles plus tôt, le mythographe du Vatican I avait déjà donné comme explication de l’amour d’Endymion pour la lune l’intérêt du berger, reconnaissant parce que « les gouttes de la rosée nocturne, que fait naître avec la sève nourricière des plantes la chaleur émise tant par les astres que par la lune elle-même, sont utiles à la prospérité des troupeaux »29. Conti aussi explique ses fonctions d’accoucheuse en les liant à l’abondance d’humeurs que génère la lune et qui sont favorables à l’enfantement, et plus la lune est pleine, plus les femmes accouchent aisément. Enfin, Cicéron livre une justification originale mais peu convaincante de ce rapprochement, mettant en parallèle les lunaisons, les « mois », et la durée de la grossesse, sans que

25 Vincenzo CARTARI, op.cit., « Diana », p.59.26 Natale CONTI, op.cit., « De Diane », p. 247.27 BOCCACE, op.cit., livre IV, chapitre XVI, « De la lune fille de hyperion ».28 Ibid., livre V, chapitre II, « De diane premiere fille du second iupiter ».29 Mythographe du Vatican I, op.cit., « Légende d’Endymion et de la lune », p.219.

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l’on comprenne bien pourquoi en quoi celles-ci expliquent celle-là30.

D’autres explications que celle de la fécondité lunaire sont avancées pour justifier l’aide qu’apporte Diane aux parturientes (en ne s’intéressant qu’à la Diane « terrestre »). La raison la plus évidente, avancée par Cartari notamment, est que Diane est réputée aider les femmes en couches parce qu’à peine sortie du ventre de sa mère elle l’aida à mettre son frère au monde. Pour Conti, elle a cette charge parce qu’en tant qu’éternelle vierge, elle ne connaît pas les douleurs de l’enfantement. D’ailleurs, pour les deux auteurs, les souffrances que ressentent les parturientes sont symbolisées par les flèches de la déesse chasseresse. Chez Conti, les flèches servent de liaison entre les trois, Lucine, Diane et Lune : elles sont assimilées soit aux rayons de la lune, soit elles symbolisent les « douleurs que les femmes endurent en gesine, veu qu’elles ne different en rien des douleurs que les grandes blesseures apportent. »31 La même raison est invoquée par Cartari pour expliquer que l’on représente toujours Diane l’arc à la main.32 Et dans son chapitre sur la lune, Boccace explique que la lune a la propriété de « descendre aux fentes du corps » et de se frayer un chemin dans les conduits, ce qui apparaît salutaire pour faciliter l’accouchement : les rayons presque phalliques de la lune semblent alors pénétrer le corps des femmes comme des flèches. Mais puisque Diane tient ces flèches, serait-ce donc elle qui envoie la douleur aux femmes, alors même que sa fonction est de les en délivrer ?

Ces flèches qui frapperaient les femmes enceintes font petit à petit basculer la Diane céleste dans l’univers sombre où règne Hécate. Pourtant, la déesse infernale n’a pas que des attributions négatives. Elle peut en effet apparaître comme une déesse de la fécondité. C’est en ce sens que le mythographe du Vatican I explique le nom de Proserpine, appelée ainsi « parce que c’est elle qui fait lever les moissons », le mythographe s’étant inspiré d’une étymologie de Fulgence qui rapprochait le nom de la déesse du verbe « proserpo », qui signifie

30 « On l’invoque dans les accouchements parce que la grossesse arrive à terme quelquefois au bout de sept lunaisons, le plus souvent au bout de neuf ; les lunaisons, qui représentent des espaces de temps mesurés (mensa), sont appelées mois (menses). », CICERON, op.cit., livre II, XXVII, 69, p.88.31 Natale CONTI, op.cit., « De la lune », p. 243.32 « facendo gli antichi Diana con l’arco in mano, volevano mostrare le acute punture dei dolori, che hanno le donne al partorire, e così la facevano quasi sempre. », Vincenzo CARTARI, op.cit., « Diana », p.60.

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« s’avancer en rampant, sortir lentement, se lever ». Quant à Conti, il justifie le nom d’Hécate, du grec «  » qui signifie « cent », par sa capacité à multiplier les récoltes, « parce que de chasque grain de bled elle en rapporte cent ». Mais l’image de la déesse se fait de plus en plus ambiguë quand elle tend à se confondre avec une figure du destin, et même avec une des Parques. En effet, Diane n’était pas la seule à être appelée Lucine, Junon l’était aussi. Mais d’après certains auteurs, ce n’est ni l’une ni l’autre qui aida Latone à enfanter, mais une tierce divinité qui pourrait bien être une des Parques, qui président aussi à la naissance des enfants. D’ailleurs les trois Parques ne sont pas sans rappeler les trois visages de Diane, qui elle-même est parfois assimilée à Fortune. Natale Conti est plus précis dans son chapitre sur Hécate, quand il cherche à interpréter le mythe. Selon lui, Hécate est dite fille de la Nuit parce qu’elle incarne l’ordre et la force du destin, or les hommes ne peuvent pas connaître cet « ordre du destin », cela leur reste obscur. Quant aux chiens enragés qui accompagnent la déesse, ils symboliseraient les calamités et les misères dont le destin afflige les hommes. De même sa forme hideuse représenterait les maux auxquels la misérable vie humaine est sujette. Et elle est réputée reine des Enfers, car tous les hommes sont soumis au joug implacable du destin…

On peut déjà constater à quel point cette divinité peut être paradoxale : la chaste déesse peut parfois tomber amoureuse, elle peut présider aux accouchements, elle peut symboliser la fertilité33, alors même que sa virginité l’empêche d’enfanter. Sa virginité, sans cesse glorifiée par les mythographes et les poètes, peut aussi se lire comme une négation de la vie, puisqu’elle implique la stérilité. Cela va même plus loin dans quelques uns des mythes qui la mettent en scène. Quand Niobé a l’outrecuidance de se préférer à Latone et s’enorgueillit de sa progéniture, ce n’est pas la sacrilège Niobé qu’elle et son frère tuent, mais ses quatorze enfants, annihilant la fécondité de l’impie. Elle se montre aussi implacable à l’égard de ses compagnes qui ont failli à leur vœu de chasteté et qui sont tombées enceintes, témoin l’histoire de Callisto.

Cette déesse, surnommée « Lucifer » et qui est censée « donner le jour », est aussi paradoxalement dénuée de lumière 33 Il ne faut pas oublier non plus la représentation « exotique » de l’Artémis d’Ephèse toute recouverte d’œufs ou de seins, et qui semble proprement incarner la fécondité.

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propre. Elle emprunte sa lumière au soleil, n’en diffuse pas d’elle-même, ce en quoi elle peut déjà être considérée comme stérile. Boccace rapproche cela d’une autre appellation de Diane, dite Mena, qui signifie « faute, défaut » en grec, appellation qu’il explique par la disparition de la lune, la perte de son éclat, au moment des éclipses de lune, ou bien justement parce qu’elle n’a naturellement pas de lumière. Un lien de cause à effet est établi par Conti, entre la lumière reflétée par la lune et sa fécondité : plus la lune est pleine, plus elle envoie de lumière et plus elle produit d’humeurs, favorisant le travail des femmes en couches, mais surtout la croissance des plantes. Inversement, à mesure qu’elle avance dans le ciel, elle semble vieillir et se dessécher en quelque sorte, comme le font entendre les vers d’un poète grec cité par Conti :

Tu peux en mon eschole voir,Si tu desires de sçavoirQuelle est la vraie conoissanceQue tu dois avoir de l’essenceDe la Lune. Ell tient de faictDes plantes la vertu, l’effect :On la sent fort humide nastreJusqu’à tant qu’elle vienne à croistre :Elle est tout semblable aux enfansQui vont d’aage en aage croissans.De moienne chaleur, qui adeFort à la générationDe toute agreste nation.Lors on void sa vigueur paroistre :Et comme elle vient à descroistre,Après deux fois dix jours passezSes effects sont desia cassezD’une partie, et se dessechePeu à peu, tant que l’aage secheDe la vieillesse la surprendQui difforme et froide la rend,Enveloppee de nuage,Et vient à faillir de courage.Alors ploiant sous le Destin,Elle fait ioug, et prend sa fin.Puis tout à l’instant mesme, celleQui n’estoit plus, se renouvelle34

C’est aussi ce qui se lit chez Boccace, dans le chapitre sur Diane : la lune perd son caractère fécondant après avoir parcouru la moitié de son cycle. La stérilité de la déesse est également soulignée dans ce chapitre sur Diane, que l’on fait présider aux voies et chemins, soit parce que la lune, par sa 34 Natale CONTI, op.cit., « De la Lune », p.239-240.

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lumière, indique, la nuit, le chemin aux voyageurs, soit parce que « lesdictes voyes et chemins sont semblables par sterilite a Diane vierge »35 (bien que l’on ne comprenne pas en quoi les « voyes et chemins » peuvent être dits « stériles »).

Mais c’est surtout Cartari qui souligne ce caractère stérile de la déesse, en s’intéressant particulièrement aux animaux qui tirent son char. Selon certains, son char est tiré par une mule, parce que la mule n’engendre pas, de même que la lune est stérile. En effet, la mule est généralement stérile. Ou bien, l’analogie se fait parce que la lune ne produit pas de lumière d’elle-même, mais l’emprunte au soleil, tout comme la mule ne naît pas d’un animal de sa race, mais est engendrée par un âne et une jument36. Selon d’autres, son char es tiré par des vaches obligatoirement stériles, ou par de jeunes bœufs, arguant de la même raison : leur incapacité à se reproduire.

Cette stérilité perçue comme une négation de la vie conduit les mythographes à la confondre avec Proserpine. Est-il meilleure antithèse de la fécondité que la mort ? D’ailleurs, selon le mythe de Proserpine expliquant le cycle des saisons, quand la reine des enfers est sur terre, elle apporte lumière, chaleur, fertilité des moissons, tandis que pendant les six mois où elle est aux Enfers, le froid et la nuit accompagnent l’hiver, et la terre est stérile. Hécate comme Perséphone (dont le nom signifie « celle qui cause la destruction »37) sont donc des divinités de la mort, et même l’Egyptienne Isis à laquelle Cartari rattache Diane a des implications en Enfer et peut être une divinité de la mort, tout en étant considérée comme une grande magicienne, puisqu’elle réussit à recomposer le corps de son mari défunt et à lui redonner vie. Son aspect ténébreux tel que l’évoque Cartari est mis en relation avec ses attributions lunaires :

Leggesi ancora che in Egitto facevano Iside vestita di negro, per mostrare, ch’ella da se è corpo fosco e oscuro » : e era questa pur’anco

35 BOCCACE, op.cit., livre V, chapitre II, « De diane premiere fille du second iupiter ».36 « Feno Pompeio scrive, che un Mulo tirava il carro della Luna, e che la ragione di ciò era, che ella da se è sterile per esser fredda di sua natura, e il Mulo parimente non genera. Overo che volevano mostrare gli antichi con questo animale, che non hà la Luna luce da se, ma risplende con l’altrui lume, quasi che il Sole glie la presti ; sì come il Mulo non nasce di animali di sua razza, ma dall’altrui, che sono Abni e Cavalle. », Vincenzo CARTARI, op. cit., « Diana », p.58.37 « Perséphone (de phero et phonos, « celle qui cause la destruction ») qu’on appelait aussi Persephatta à Athènes (de ptersis et éphato, « celle qui règle la destruction » et Proserpine (« l’effrayante ») à Rome, était semble-t-il le nom que portait la nymphe au moment où elle sacrifiait le roi sacré », Robert GRAVES, Les Mythes grecs, t.I, Paris, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2002, 24, 2, p.104.

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la Luna, come si conosceva dalla sua statua fatta in forma di Donna a con due cornette di bue in testa38

La figure de la déesse se fait de plus en plus terrifiante à mesure qu’elle sombre dans l’obscurité : ainsi peut-on lire notamment chez Conti que les « Anciens » avaient une peur panique des éclipses de lune, et qu’ils s’effrayaient même quand des nuages venaient à leur masquer la lune :

si quelque nuee leur venoit brouiller la veuë, ils croioient que les tenebres l’eussent enveloppee (…) et prenoient cela pour tres-mauvais augure, pensans que ce leur estoit un presage de beaucoup de malheurs, et signe que les Dieux estoient indignez contre eux, et que leurs actions ne leur estoient point agreables.39

Conti et Cartari livrent des développements similaires sur les pratiques magiques liées aux éclipses : les Anciens croyaient que les sorciers avaient le pouvoir d’ « abolir » la lune par leurs enchantements et ils avaient alors recours au bruit pour lui rendre sa lumière :

Les anciens donc avoient opinion voians la Lune eclipsee, ou pasle, ou blanche de couleur, qu’elle eust este enchantee. Et pour destourner cet enchantement, que le bruit eclattant de poësles, un charivari de vaisseaux d’airain et force lumieres levees en hault, servoient a la Lune pour lui faire recouvrer sa lumiere quand elle venoit à defaillir. C’est pourquoi Ovide au 4. Des Metamorph. Appelle l’airin, secours de la Lune, quand on le fait retentir (…) Les autres taschoient de rendre à la Lune sa lumiere par son de trompettes, clairons et autres instruments de musique40

Ce rapport de la déesse lunaire avec le bruit est particulièrement intéressant en ceci que d’une part il rappelle de manière paradoxale le plaisir que peut prendre la Diane sylvestre à la danse et aux instruments de musique (visage joyeux mais peu fréquent de la déesse), et d’autre part il peut encore mettre en parallèle la triple déesse gréco-romaine et l’Isis égyptienne, souvent représentée avec des cymbales en main (parallèle que ne manquent pas de faire les mythographes). Ce motif du bruit semble en quelque sorte filé d’un visage de la déesse à l’autre : mélodieux sur terre quand il accompagne les danses d’une Diane festive, il se fait plus cacophonique quand il s’agit des rituels pratiqués contre les « abolitions » de lune, et il semblera finir dans les aboiements des chiens d’Hécate, laquelle était aussi parfois nommée

38 Vincenzo CARTARI, op.cit., « Diana », p.65.39 Natale CONTI, op.cit., « De la Lune », p.238-239.40 Ibid., p. 238.

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« Brimo », d’un mot signifiant « frémissement » ou « bruit ». A ce propos, certains auteurs écrivent qu’on lui sacrifiait des chiens car en aboyant ceux-ci font fuir les fantômes et les visions qu’elle suscite, et l’aboiement des chiens est explicitement lié au bruit de l’airain qui a le même pouvoir de faire fuir les apparitions :

Quelques-uns ont cuidé qu’on lui immoloit des Chiens, parce que c’est un animal fascheux, qui en abboiant fait evanouir les phantosmes et visions que Hecate envoie, car quand on fait retentir en l’air quelques engins d’airin, ou autre chose qui face bruit, lesdits phantosmes et visions s’en offensent fort : et partant ne peuvent longuement subsister.41

Le bruit de l’airain s’inscrit dans le cadre de rituels magiques destinés à neutraliser les enchantements des sorciers. On sait qu’Hécate est la déesse de la magie et de la sorcellerie, et la Lune aussi est dite présider à la sorcellerie et est invoquée par les sorcières. La déesse se fait davantage négative à mesure que l’on s’intéresse à son visage infernal. Par exemple, quand Natale Conti suit les traces de Boccace en essayant de rationaliser la mythologie, il présente Hécate sous les traits d’une femme terrifiante : elle aurait été une fille de Perse très adonnée à la chasse, mais cruelle et inhumaine. Quand elle n’arrivait pas à avoir sa proie, elle passait sa colère en lançant ses flèches contre le premier homme venu. L’Hécate humaine était aussi très versée en sorcellerie : elle faisait des décoctions de plantes et les testait sur ses hôtes. On dit même qu’elle empoisonna son père, et qu’elle avait bâti un temple à Diane, à qui elle sacrifiait des passants. Elle aurait aussi été la mère des deux plus célèbres magiciennes de la mythologie, Circé et Médée. Cette Hécate chasseresse retournant sa colère contre des innocents est manifestement une figure de Diane dont on aurait noirci les traits. Diane était d’ailleurs réputée pouvoir faire beaucoup de mal à qui elle veut, de même que la lune, et il existe aussi, par exemple, des images de la déesse dont le regard pouvait rendre fou, faisait mourir les arbres42, etc.

41 Ibid., « D’Hecate », p.223.42 « Plutarque en la vie d’Arat dit que ceux de Pellene ville d’Achaïe avoient une image de Diane d’une merveilleuse efficace ; de laquelle on ne tenoit conte le reste du temps : mais quand le Prestre la portoit dehors, elle ne regardois personne, et destournoit les yeux pour ne voir aucun en face. Car son regard n’estoit pas seulement espouventable et dangereux aux hommes qu’il rendoit insensez ; mais aussi faisoit mourir les arbres, ou choir les fruits par tout où elle passoit. », Natale CONTI, op.cit., « De Diane », p.248.

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La déesse prend même un aspect physique effrayant, au portrait qu’en dressent Conti et Cartari. Elle est d’une « forme horrible », d’un aspect hideux : de très grande taille, la tête couverte de serpents et elle a trois têtes réunies sur le même corps. Parfois, elle est confondue avec les Gorgones, notamment quand Conti évoque son regard terrible et hideux, et sa chevelure de « serpents, couleuvres et autres vipères. ». Hécate a aussi toujours un grand nombre de chiens à sa suite. Ses trois têtes et la présence continuelle des chiens autour d’elle la font osciller entre royaume des morts et royaume terrestre : elle rappelle le gardien des Enfers, Cerbère, mais sa meute de chiens rejoint aussi celle de la Diane chasseresse. Elle peut aussi être rapprochée des Euménides, qui l’accompagnent souvent, elles aussi au nombre de trois et au physique très proche de celui d’Hécate : hideuses, des serpents pour cheveux, du sang qui coule de leurs yeux, un regard monstrueux. De plus, elles ont pour attributs des fouets et des torches, ce qui évoque étrangement des représentations de Diane (notamment chez Cartari), qui porte souvent une torche et parfois des serpents à la main43, rappels des cheveux d’Hécate et assez semblables à des fouets… Enfin, elles ont pour fonction de poursuivre les hommes qui ont mal agi et de les torturer de remords au point de les rendre fous, et l’on avait déjà entraperçue cette idée de folie à propos de l’image de Diane dont le regard pouvait rendre les hommes « insensez ».  A l’opposé du caractère fécondant de la déesse, on a pu noter sa stérilité et ses accointances avec le monde infernal. A l’opposé de son rôle de « porte-lumière » et d’accoucheuse se trouve celui de tueuse, qui envoie les hommes dans les ténèbres. Sur terre, qui mieux qu’une chasseresse pourrait incarner cette propension au meurtre ? D’autant que les massacres de Diane ne se limitent pas aux animaux : il lui est souvent arrivé de punir les êtres humains par la mort. De manière générale, et dans ses attributions lunaires en particulier, elle avait tout pouvoir de nuire à qui lui déplaisait. Elle serait même responsable des épidémies de peste, à en croire Boccace, par exemple, qui met en parallèle les flèches de la chasseresse et les rayons pestifères de la lune :

43 « i Cervi <…> furono creduti tanto grati à Diana, che vestirono talhora gli antichi suoi simolacri delle pelli di quelli <…>da gli homeri del quale pendeva una faretra piena di strali, e haveva nell’una delle mani une facella accesa, e nel l’altra duo serpenti, e a lato gli stava un cane da caccia. », Vincenzo CARTARI, op. cit., « Diana », p.57.

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Doncques Diane est ceincte dung arc et dune trousse, affin que pource cest entendu la lune laquelle gette les rays qui sont entendus en lieu de fleches, car ilz sont aucuneffois pestifereux. 44

Boccace explique aussi la mort des enfants de Niobé, frappés par les flèches d’Apollon et de Diane, en la liant en fait à une épidémie de peste ravageuse45.

Quant à Hécate, son nom est diversement interprété, mais il est le plus souvent mis en rapport avec les « hécatombes » qu’elle exige :

Quelques-uns <…> disent qu’elle a esté appellee Hecate (de hecaton, qui signifie cent) parce que de chasque grain de bled elle en rapporte cent, c’est à dire grand nombre : d’autres, dautant qu’il lui faloit cent offrandes pour l’appaiser : autres, parce qu’elle faisoit errer les trespassez l’espace de cent ans devant qu’estre ensevelis.46

O fu pure cosi detta, perche come dicono alcuni, le sacrificavano con cento altari di verdi cespugli, e uccidevanle cento vittime, come porci, o pecore, ma se il sacrificio, quale, perciò fu dimandato Hecatombe, era fatto in nome dello Imperatore47

Hécate exige de nombreux sacrifices d’animaux, mais il semblerait que Diane aime aussi que l’on répande le sang humain sur ses autels, témoin le mythe d’Iphigénie, dans lequel elle demande que lui soit sacrifiée la jeune vierge, avant de la sauver et de l’envoyer en Tauride, où tous les étrangers doivent être tués en son nom. Cette exigence est surprenante par sa cruauté : n’importe quel étranger accostant en Tauride devait avoir la tête tranchée, son corps était précipité du haut d’une falaise et sa tête empalée et exposée… Cartari s’étonne de ce désir sanguinaire de la déesse :

Et benche paia, che così crudele sacrificio male si confacesse ad una Dea vergine e piacevole qual’era Diana ; nondimeno alcuni de gli antichi credettero, che ella si dilettasse di vedere spargere sù gli suoi altari il sangue humano48

Mais il donne des exemples de rituels sanglants et meurtriers qui lui étaient consacrés. Par exemple, à Sparte, de jeunes hommes étaient battus jusqu’au sang sur l’autel de Diane et ne devait pas se plaindre. Il y avait aussi une ville où l’on sacrifiait

44 BOCCACE, op.cit., livre V, chapitre 2, « De diane premiere fille du second iupiter ».45 BOCCACCIO, op. cit., livre XII, chapitre II, « De Nyobe Tantali filia et Amphyonis coniugue ».46 Natale CONTI, op.cit., « D’Hecate », p.223-224.47 Vincenzo CARTARI, op.cit., « Diana », p.61.48 Ibid., p.56.

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tous les ans à la déesse un jeune homme et une jeune fille, les plus beaux de la cité, dans le but d’apaiser la colère de la déesse contre une prêtresse irrévérencieuse qui s’était unie à son amant à l’intérieur du temple de Diane. Celle-ci s’en était offensée ; elle fit périr misérablement les deux amants et frappa la ville de famine et d’une épidémie de peste ravageuse.

Les rapports étroits qu’entretient la triple déesse avec la mort se perçoivent encore derrière ses attributions fatales :

quand les anciens ont voulu faire entendre qu’il faloit que tous hommes mourussent une fois, et que personne ne pouvoit fuïr la volonté des Dieux, ni outrepasser le iour prefix, et que toutes commoditez et incommoditez procedoient de leur plaisir et disposition, ils ont mis en avant tels contes touchant la naissance et forme d’Hecate.49

Elle peut aisément se confondre, on l’a déjà vu, avec les Parques, qui elles aussi habitent les sphères infernales, avec les Euménides, avec les Gorgones, ou encore avec Cerbère. Hécate pourrait même se retrouver derrière les Walkyries nordiques, vierges guerrières dont le rôle est de désigner quel combattant doit mourir, et qui sont parfois représentées chevauchant des loups, lesquels ne sont pas sans rappeler la meute de chiens d’Hécate. Elle semblerait en quelque sorte se « fractionner » à chaque fois en trois entités, par une sorte de mise en abyme de sa triplicité : la déesse à trois têtes (Hécate) est aussi une triple déesse (la Lune, Diane, Hécate) qui se diviserait encore en trois entités distinctes (les trois Parques, les trois Gorgones, les trois Euménides, les trois aspects de la lune).

On a ainsi pu voir à quel point les attributions de Diane sont diverses et variées, et à quel point elles peuvent être paradoxales : la déesse réputée pour sa virginité peut aussi assister les femmes en couches, et même être un symbole de fécondité. Quand elle est lune, elle est lumineuse et blanche ; quand elle est chasseresse elle est aussi la « blanche Diane », alors même qu’elle s’inscrit toujours dans un univers sombre et ténébreux : le ciel nocturne pour la lune, les forêts épaisses pour Diane et les Enfers pour Hécate. Et elle semble perdre de son éclat à mesure qu’elle « descend » : Hécate n’a plus rien de lumineux, de beau ou de positif. Alors qu’elle est dite « porteuse de lumière » et propice à la fertilité, elle peut aussi apparaître comme une impitoyable tueuse, comme une déesse sacrificielle avide de sang et de mort. Ainsi, l’on a affaire à une 49 Natale CONTI, op.cit., « D’Hecate », p.227.

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déesse triple, qui offre, en outre, deux visages opposés, l’un positif et l’autre négatif, l’un blanc et l’autre noir. C’est ce que pourraient symboliser les deux chevaux que l’on attelle parfois à son char : l’un est censé être blanc et l’autre noir, pour signifier (d’après Boccace et Cartari) que la lune n’apparaît pas que de nuit, pour désigner sa course de jour et sa course la nuit, le char étant conduit par Diane le jour et par la Lune la nuit. Le mythographe du Vatican I souligne même la dualité de Diane en rapprochant « Diana » de « duana »50, rapprochement que fera aussi Boccace. Par ailleurs, le motif du miroir est récurrent à propos de la déesse lunaire, notamment parce que la lune reflète la lumière du soleil, et peut-être faut-il y voir une symbolisation de cette construction binaire et inversée de l’image de Diane. Après avoir rangé les caractères de la déesse dans un système oppositionnel binaire, il convient, à présent, de traiter la répartition ternaire de ses attribut.Les trois têtes de la déesse sont propres à signifier la diversité. Déjà chez le mythographe du Vatican, on peut lire que Diane est appelée « “la déesse des Carrefours”, parce qu’elle se présente sous trois aspects ; et si Virgile parle à son propos “des trois visages de la vierge Diane”, c’est que la même est appelée tantôt la Lune, tantôt Diane, tantôt Proserpine. »51. Cartari est plus précis et détaille chacune des têtes d’Hécate : celle de droite serait une tête de cheval, celle de gauche, une tête de chien, et celle du milieu, une tête d’homme ou de sanglier. Le sanglier évoquerait alors Diane, car elle vit dans les bois ; le cheval, la lune par sa rapidité ; le chien, Proserpine et plus généralement les enfers en référant à Cerbère.

Cartari étend l’explication aux dénominations « Triforme », « Trigemina », « Trivia », et à tous les dieux du panthéon antique :

Benche fossero poi tutte una medesima cosa, e i nomi solamente erano diversi, per mostrare con questi ; come tante volte hò già detto le diverse potenze, e qualità diverse, che davano gli antichi a’ suoi Dei, e i varij effetti, che da quelli erano creduti venire.52

Hécate semble donc gagner de l’importance, au point de devenir le symbole des pouvoirs de tous les dieux. La puissance d’Hécate est d’ailleurs mise en avant pour expliquer son nom, et ce nombre servirait à désigner quelque chose d’infini et non

50 Mythographe du Vatican I, op.cit., « Proserpine ou Diane », p.112.51 Ibid.52 Vincenzo CARTARI, op.cit., « Diana », p.61.

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pas un nombre précis. Il servirait à faire entendre l’étendue, l’infinité de sa puissance. D’après la Théogonie, Hécate est une divinité très ancienne à laquelle Jupiter a choisi de laisser toutes ses prérogatives. Ainsi est-elle la seule parmi les dieux à régner au ciel, sur terre et en enfer. Elle est la seule à jouir de tous les privilèges, et Jupiter lui-même l’honore.

Par ailleurs, on peut noter l’analogie entre le cycle de la lune et les âges de la femme, déjà remarqué chez Conti. Et le cycle de vingt-huit jours de la lune correspond évidemment au cycle féminin. Ce rapport de la déesse lunaire avec les trois âges de la vie la rapproche un peu plus des trois Parques.

Bien évidemment, cette conjonction des trois divinités trouve son illustration en Hécate, dont les trois têtes se rejoignent sur un même corps. De même, son épithète de « Trivia » et le fait qu’elle soit la déesse des carrefours confirme cette idée : ses trois têtes appartenant au même corps sont comme des voies qui se rejoignent aux carrefours.

On se souvient aussi que Diane préside aux chemins et aux voies, ce qui sous-entend peut-être l’idée du mouvement, que confirme l’assimilation avec la lune. Celle-ci est parfois désignée sous l’appellation de « Noctivago », que l’on peut traduire par « qui vagabonde la nuit ». Elle conduit un char pour signifier son mouvement dans le ciel nocturne :

Accius poeta in Baccis, dicens : Almaque curru Noctivago Phebe etc. Et Virgilius ; Jamque dies celo concesserat almaque curru Noctivago Phebe medium pulsabat Olympum etc.53

Et cette course de la lune est aussi mise en relation avec les « circuitions » des chasseurs dans la forêt. Cartari propose encore une explication au nom de Diane en le rapprochant de « deviana », et du verbe « deviare », « s’écarter du chemin » :

così fù adorato la Luna sotto il nome di costei chiamata Diana, quasi Deviana ; perche la Luna devia nel Cielo dal dritto sentiero della Ecclitica, che tiene sempre il Sole, non altrimenti che vadano i cacciatori sovente per devie strade seguitando le fere54

Le motif du chemin, de la route, de la voie à suivre, n’est pas non plus sans rappeler les implications fatales de la déesse, et il pourrait correspondre au fil dévidé par les Parques. En outre, la lune, dont la lumière éclaire la nuit, est souvent considérée comme un guide bienveillant des 53 BOCCACCIO, op.cit., livre IV, chapitre XVI, « De Luna Yperionis filia ».54 Vincenzo CARTARI, op.cit., « Diana », p.55.

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voyageurs, c’est elle qui leur montre le chemin, leur permet de ne pas s’égarer. On pourrait presque voir dans la triple déesse une sorte de symbolisation de la naissance : le point de départ serait ce carrefour dont partent différents chemins et que symbolise Hécate, perdu dans les ténèbres ; puis, empruntant une de ces routes, il s’agirait de traverser les sombres forêts habitées par la Diane chasseresse, la lumière de la lune servant bien sûr de guide le long de ce parcours qui amènerait à voir le jour55…

Ainsi, Diane semble une divinité des marges, habitant une sorte de « hors-monde ». Elle a délibérément abandonné la société des hommes et vit à l’écart de la civilisation, dans un univers sombre, inconnu et animal de la forêt. Son primitivisme ressort de son appartenance à l’univers séculaire des bois, ou au royaume éternel des enfers. La vieillesse de la lune est aussi fréquemment discutée par les mythographes et les philosophes. Elle semble faire partie d’un état antérieur du monde, bestial et effrayant. Et elle continue à se tenir loin de la civilisation, loin des hommes également, qu’en tant que vierge elle tient en horreur. On trouve même chez Conti une explication du nom d’Hécate par le mot hecas qui signifie « loin », et dans les demandes adressées par Diane à son père d’après Callimaque, elle précise ne pas vouloir fréquenter les cités des hommes et se cantonner aux montagnes :

Que toutes les montagnes soient miennes ; des villes, donne-moi celle que tu voudras ; Artémis n’y descendra pas souvent. J’habiterai les monts, et ne fréquenterai les cités des hommes qu’appelée à l’aide par les femmes que tourmentent les âpres douleurs56

La vierge chasseresse ne vit qu’en la compagnie des nymphes et de ses chiens, qui se confondent57 si l’on superpose les figures de Diane et d’Hécate, donc entourage exclusivement 55 Sur cette symbolisation de la naissance, on peut encore citer Robert Graves, d’après qui « Perséphone et Hécate représentaient chez les peuples préhelléniques l’espoir de la renaissance », in Robert GRAVES, op.cit., 31, 2, p.136.56« ’ », CALLIMAQUE, op.cit., « A Artémis », v.18-22, p.236-239.57 On retrouve encore cette analogie chez Graves : « Il semble que la Nymphe, dans la tribu, choisissait tous les ans dan son entourage de jeunes hommes, un amant, c’est-à-dire un roi destiné à être sacrifié à la fin de l’année : il était pour elle un symbole de fertilité plutôt que l’instrument de son plaisir sexuel. Son sang servait à faire fructifier les arbres et les moissons ainsi qu’à féconder les troupeaux ; on découpait son corps et les nymphes qui étaient les compagnes de la reine mangeaient sa chair crue – c’étaient des prêtresses portant des masques de chiennes, de juments ou de truies. », Robert GRAVES, op.cit., in Introduction, p. 21-22.

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féminin et animal, qui ajoute à son mystère et à son caractère étranger pour les hommes. Elle est propre à symboliser la féminité toute-puissante, dangereuse et effrayante. Et rares sont ceux qui pénètrent son monde sans le payer de leur vie : on songe notamment à Actéon ou à ces sacrifices exigés par la Diane taurique de tous les étrangers qui ont le malheur d’accoster sur ses terres. Il est même possible d’aller plus loin à propos de cette exclusivité féminine : la déesse, dont on a vu qu’elle pouvait paradoxalement être un modèle de chasteté et un symbole de fécondité, semble générer la vie sans intervention masculine. On peut d’ailleurs lire, notamment chez Conti, qu’elle est considérée comme mâle et femelle à la fois :

Elle est masle et femelle, dautant qu’elle fournit aux animaux d’humeur et de nourriture, et parce que de nuict elle fait office de masle envoiant unecertaine chaleur qui sert de beaucoup pour faire pourrir en terre et germer les grains et autres biens propres à l’entretenement de cette vie. Pour cette raison les hommes lui sacrifioient habillez en femmes et les femmes en hommes.58

On a ici une expression de l’androgynéité de la Diane lunaire, confusion des sexes que l’on retrouve aussi à propos de la Diane chasseresse, violente, meurtrière, se livrant avec passion à une activité masculine. Elle est aussi la patronne des Amazones. Ces dernières, à qui manque le sein droit semblent inscrire physiquement une sexualité ambivalente, et elles mettent à mort ou rendent infirmes leurs enfants mâles, et ne s’unissent aux hommes que pour procréer, une fois l’an. On n’est pas loin de l’idée de parthénogénèse, esquissée à propos du mythe d’Atalante, et qui prendra de l’ampleur au fil des siècles et des exégèses qui assimileront la déesse à la Vierge Marie. Enfin, toujours à propos de cette sexualité ambiguë, on peut noter que, de par ses trois têtes, Hécate semble plus « mâle » que femelle : on se souvient qu’elle est dite avoir une tête de cheval, de chien et de sanglier, ou plus couramment, d’homme, ce qui est hautement significatif.

On a donc bien l’impression d’être face à une divinité primitive et à une féminité terrifiante. L’importance des chiens dans la mythologie de Diane est évidente et elle a probablement partie liée avec ses attributions de « gardienne des seuils ». On pensait qu’Hécate gardait le seuil des maisons, probablement par assimilation de la déesse à trois têtes avec le

58 Natale CONTI, op.cit., « De la Lune », p.242-243.

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Cerbère gardien de l’entrée des Enfers, mais aussi, bien sûr, parce qu’en tant que maîtresse des carrefours, elle est celle qui garde le passage.

Tout un réseau signifiant semble se tisser autour de la triple déesse, auquel appartiennent les motifs du franchissement de seuil, de frontière, du passage d’un monde à l’autre, de la vie à la mort mais aussi de la mort à la vie, etc. Sa triplicité pourrait d’ailleurs recouvrir les trois fonctions que Georges Dumézil distingue dans ses études de la religion et de la société indo-européenne59 : Hécate et ses accointances avec le monde de l’au-delà, les forces occultes et son pouvoir infini serait à rapprocher de la première fonction, liée au culte et au sacré ; la Diane chasseresse et patronne des guerrières Amazones appartiendrait à cette classe guerrière de la deuxième fonction ; ses acceptions lunaires et son caractère fécondant, fertilisant, auraient partie liée avec la troisième fonction, celle des agriculteurs et des éleveurs.

Diane semble être à la fois une chose et son contraire, le positif et le négatif, l’obscurité et la lumière. Elle paraît incarner toutes les facettes d’une sorte d’archétype féminin primordiale. Entre les deux figures opposées de la Lune et d’Hécate, la Diane terrestre semble faire office d’intermédiaire, à la fois « blanche » et ténébreuse, joyeuse et cruelle, protectrice, maternelle, et avide de sang et de mort. Elle est une sorte d’ « entre-deux », entre deux temps, entre deux mondes, entre deux sexes. D’ailleurs, les différents « visages » de la lune à mesure qu’elle évolue dans le ciel peuvent se superposer à cette idée : quand la lune est pleine, elle se confond avec Séléné ; quand elle est noire, elle devient Hécate ; quand elle est en forme de croissant, c’est la Diane terrestre, celle qui habite entre les deux mondes céleste et infernal et que l’on reconnaît dans les représentations au croissant qu’elle porte sur la tête. Or, ce croissant est bien une partie de la lune, parfois une demi-lune, et il est propre à symboliser la transition, le passage, l’état intermédiaire.

Et c’est bien sur ce caractère « marginale » de la déesse que Jean-Pierre Vernant concluait un chapitre qu’il consacre à Artémis dans son étude sur la Figure de l’Autre en Grèce ancienne (Artémis, Gorgô)60 : selon lui, la déesse opère 59 Voir : Georges DUMEZIL, L’Idéologie tripartie des Indo-Européens, Bruxelles, Revue d’études latines, coll. Latomus, vol. XXXI, 1958.60 Voir : Jean-Pierre VERNANT, La Mort dans les yeux – Figure de l’Autre en Grèce ancienne (Artémis, Gorgô), Paris, Hachette Littératures, coll. Pluriel « Anthropologie », 1998.

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toujours comme « divinité des marges », à la frontière entre sauvagerie et civilisation, avec le double pouvoir d’ouvrir (en faisant passer les jeunes gens du monde l’enfance à celui des adultes, de l’état virginal au mariage) et de fermer (en condamnant les conduites trop « bestiales », par exemple) cette frontière.