La trajectoire d’une famille d’industriels valaisans du … · mise en valeur du potentiel...

15
Parmi les secteurs de la deuxième vague d’industrialisation (électricité, moteur à explosion, chimie), l’hydroélectricité occupe en Suisse une position centrale. Cette nouvelle forme d’utilisation d’une source d’énergie abondante est à l’origine du développement de segments industriels autant du côté de la pro- duction, du transport et de la distribution d’énergie que de son utilisation finale (tram- ways, éclairage, force motrice pour l’indus- trie). Le Valais constitue un cas exemplaire pour saisir les changements induits par l’hy- droélectricité. Dans ce canton, économique- ment peu développé et dominé par une oligarchie largement réfractaire au progrès industriel, la mise en valeur du potentiel hydraulique et le développement des usages industriels de l’élec- tricité est principalement le fait de construc- teurs extérieurs au Valais (Alioth, Ateliers de construction mécanique Oerlikon, Brown par Gérard Duc La trajectoire d’une famille d’industriels valaisans du XIX e siècle 153 Les Dumont et les filières techniques de la deuxième Révolution industrielle

Transcript of La trajectoire d’une famille d’industriels valaisans du … · mise en valeur du potentiel...

Parmi les secteurs de la deuxièmevague d’industrialisation (électricité, moteur àexplosion, chimie), l’hydroélectricité occupe enSuisse une position centrale. Cette nouvelleforme d’utilisation d’une source d’énergieabondante est à l’origine du développement desegments industriels autant du côté de la pro-duction, du transport et de la distributiond’énergie que de son utilisation finale (tram-ways, éclairage, force motrice pour l’indus-

trie). Le Valais constitue un cas exemplairepour saisir les changements induits par l’hy-droélectricité. Dans ce canton, économique-ment peu développé et dominé par une oligarchielargement réfractaire au progrès industriel, lamise en valeur du potentiel hydraulique et ledéveloppement des usages industriels de l’élec-tricité est principalement le fait de construc-teurs extérieurs au Valais (Alioth, Ateliers deconstruction mécanique Oerlikon, Brown

p a rG é r a r d D u c

La trajectoire d’une familled’industriels

valaisans du XIXe siècle

153

L e s D u m o n t e t l e s f i l i è r e s t e c h n i q u e s d e l a d e u x i è m e

R é v o l u t i o n i n d u s t r i e l l e

Bovery & Cie) et de grands groupes alémaniquesactifs dans l’électrochimie et l’électrométal-lurgie. Au début du XXe siècle, Ciba s’installeà Monthey, Lonza à Viège et Gampel, etAluminium Industrie AG (AIAG), le précur-seur d’Alusuisse, à Chippis.Originaires de Vouvry, les Dumont consti-tuent une exception dans un paysage unifor-mément dominé par des constructeurs depointe et des groupes extérieurs au canton.Pionnier dans le domaine de l’hydroélectri-cité à Bellegarde (Ain, France), Louis Dumont(1840-1908) et sa famille s’imposent au milieudes années 1890 à Sion, dévoilant l’existencede niches dans un marché soumis à rudeconcurrence. Etablissant une station centraleet un réseau de distribution d’eau sous pres-sion et d’énergie électrique, les Dumont s’avè-rent être aussi des entrepreneurs actifs dansles applications industrielles de l’électricité(électrochimie notamment).

L E S D U M O N T ÀB E L L E G A R D E : P R É C U R S E U R SD A N S L’ H Y D R O É L E C T R I C I T É

Largement utilisée dans les industries, l’éner-gie hydraulique constitue une alternative pourcertains pays pauvres en matières minérales. EnSuisse, le cours abondant des rivières fournitaux entreprises une énergie de substitution quiexplique largement la dispersion géographiquedu tissu industriel. L’évolution de la techniquepré-électrique permet, dès les années 1860, debâtir les premières stations centrales à câblestélédynamiques distribuant l’énergie sur unedistance de 700 à 800 mètres à des industriesinstallées sur un site propre1. Ces installationspermettent à des villes comme Fribourg ouSchaffhouse d’amorcer une nouvelle phasedans leur développement. A Bellegarde, unetelle station fonctionne à partir de 1873 grâceà une exploitation rationnelle de la force hydrau-lique du Rhône. Confrontée à des problèmesde rentabilité, la station permet toutefois, selonles termes du directeur de la compagnie exploi-tante en 1883, de faire « d’un pauvre village

dépourvu de toutes ressources, le Bellegarde d’au-jourd’hui, c’est-à-dire une cité naissante »2.A partir du milieu des années 1870, l’énergietélédynamique est détrônée par les avantagesde l’eau sous pression. Ce système permet dedistribuer conjointement de l’eau à domicilepour la consommation et de l’eau motricepour la petite industrie. La mise au point en1868, par le constructeur zurichois A. Schmid,d’un moteur hydraulique conçu spécialementpour la petite industrie urbaine assure le suc-cès de ce système. Zurich établit un réseau dedistribution d’eau sous pression dès la fin desannées 1860. La croissance de la demandeincite les autorités à bâtir la station centrale duLetten en 1875, alors que les Genevois sedotent de la station de la Coulouvrenière entre1883 et 18863. A partir des années 1880, lesdébuts de l’hydroélectricité amorcent unenouvelle étape dans la mise en valeur des res-sources hydrauliques. Les principales citéssuisses établissent des usines hydroélectriquesou transforment leur centrale hydraulique etinstallent des réseaux d’éclairage et de distri-bution d’énergie.Ce développement en trois étapes de l’utilisa-tion du fluide hydraulique reflète la trajectoireindustrielle des Dumont. Le père, Louis, estattiré à Bellegarde dans les années 1860 par lestravaux de la centrale par câbles télédyna-miques. Parallèlement, il exploite dans la régionune carrière de chaux et établit dès juin 1873son premier projet hydraulique en canalisant leseaux du Rougeland, un affluent de la Valserine.En juin 1881, il dépose une demande à la pré-fecture de l’Ain afin de construire un barragesur la Valserine. Les réserves émises, non seule-ment par les responsables des EtablissementsHydrauliques de Bellegarde qui gèrent la sta-tion centrale, mais aussi par de nombreuxindustriels, ne le font pas reculer. Parmi lesreproches qui affluent, certains concernent lasécurité du barrage et l’incapacité financière deDumont à fournir des réparations en cas dedommages à des tiers. Malgré les oppositions,ce dernier obtient toutes les autorisations dépar-tementales en mars 1882 et propose un système

�1 Au su je t de la t ransmiss ion

té lédynamique e t de sesapp l i ca t ions , c f . PA Q U I E R 1998,pp . 303 -331.

2 Haut -Rhône 1987, p . 55.3 Au su je t de l ’eau sous p ress ion ,

c f PA Q U I E R 1998, pp . 345 e tsu i van tes .

154

hydroélectrique qui rompt avec les techniquestélédynamiques. Louis Dumont correspondau profil de l’inventeur indépendant décrit parFrançois Caron4. Technicien adroit, il constate,pour avoir travaillé à la station centrale deBellegarde, les dysfonctionnements du sys-tème télédynamique, dont l’un des plus consi-dérables est l’exigence de proximité entre pro-ducteur et consommateurs et, parfaitementau courant des expérimentations en cours, ilpropose un système basé sur une techniquenouvelle.L’origine des fonds de Louis Dumont resteinconnue. Il obtient certes le soutien financierd’un certain M. de Chanteau qui lui apporte500 000 francs français, mais il aurait obtenuen plus la somme de 23 000 francs suisses de lavente de tous ses terrains et pâturages à la com-mune de Vouvry en 18795, dont certains ne luiappartiennent même pas6. Il aurait égalementrevendu au prix fort une mine abandonnée danslaquelle auparavant il aurait fait transporter ducharbon. Difficile dans les affirmations de sesnombreux détracteurs de démêler le vrai dufaux. Il est toutefois certain qu’on retrouveDumont à partir de novembre 1874 conces-sionnaire de deux mines en Valais, l’une d’an-thracite à Vionnaz et l’autre de houille à Vouvry.A l’époque, son adresse valaisanne est celle dujuge Cornut de Vouvry7, ce qui paraît légitimerl’accusation portée contre lui par un avocatgenevois déclarant en 1880 « qu’il aurait ruinébien des gens mais qu’il jouissait d’amitiés parmiles édiles »8. En 1876, il obtient du Conseild’Etat valaisan une autre concession pour exploi-ter une houillère à Saint-Gingolph, concessionqu’il gardera toutefois une seule année9. S’agit-il de la fameuse mine abandonnée et revendueau prix fort ? Rien ne nous permet de l’affirmer.En août 1884, la première des trois turbinesde l’usine Dumont de Bellegarde est mise enfonction et développe une force de 600 CV.Deux génératrices à courant continu livréespar les Genevois de Meuron et Cuénod, lesconstructeurs suisses les plus réputés dans lesannées 188010, actionnent soixante lampes detype Edison qui ont été placées dans les anciens

réverbères de Bellegarde. La ville inaugure l’undes premiers réseaux d’éclairage électrique deFrance. Parallèlement à l’éclairage, les instal-lations Dumont fournissent de l’énergie auxindustries et de l’eau potable à domicile. La sta-tion centrale télédynamique de Bellegarde perdson monopole et la ville franchit simultanémentl’étape de l’eau sous pression et de l’hydro-électricité. A côté de l’éclairage de la cité, la Société Dumont acquiert une clientèle de par-ticuliers, dont la gare et la douane11. Durant cin-quante ans, Louis Dumont est assuré de garderle monopole de l’éclairage public pour unesomme forfaitaire de 350 000 francs français.Cependant, dès le 15 novembre 1885, l’éclai-rage est interrompu et la Municipalité deBellegarde est forcée de réintroduire l’éclairageau pétrole. Début janvier 1886, l’éclairage élec-trique fonctionne à nouveau, mais cet épisodedémontre une facette de la personnalité de LouisDumont : il n’hésite pas à faire des promesseset même à signer des conventions dont il n’estpas certain de pouvoir remplir les conditions.En janvier 1886, Dumont propose la construc-tion d’un tramway urbain qui ne sera cepen-dant pas réalisé. L’entreprise Dumont étendpourtant ses activités. Le frère de Louis, Pierre(1851-1904), s’installe à cette époque à côtéde la station centrale et construit des appa-reils électriques et des dynamos. En 1889,Louis Dumont demande à la préfecture l’au-torisation d’établir un nouveau barrage destinéà alimenter une usine d’électrolyse d’alumi-nium, dont le procédé a été mis au point troisans auparavant. Le projet n’aboutira pas. La stratégie de la Société Dumont traduit lavolonté d’une part de maîtriser les segments demarché associés à l’électricité, comme l’électro-métallurgie, et d’autre part de s’imposer sur lesmarchés des petites cités dont les financespubliques et la méconnaissance technique per-mettent difficilement d’envisager la constructionet la gestion directe de réseaux12. En 1888, LouisDumont semble être à l’origine de l’électrifica-tion de Culoz. On le retrouve également dansles projets d’électrification de Pont-de-Vaux,Bourg-en-Bresse, où il établit l’un des premiers

�4 CA R O N 1997, p . 49.5 Nouve l l i s te , 7 oc tob re 1984.6 Haut -Rhône 1987, p . 70.7 CE 1873.8 Haut -Rhône 1987, p . 70.9 CE 1876.10 PA Q U I E R 1998, p . 446.11 LA F O U C R I E R E 1989, p . 86.12 Pour l e s conva inc re des avan tages

de la nouve l l e éne rg ie , Lou i s Dumont se l i v re à unein tense p ropagande. C f . DU M O N T

1887a e t DU M O N T 1887b.

155

tramways de France en 188613, Chambéry, Alby-sur-Chéran, Moutiers, sans que son rôle exactsoit toujours clairement déterminé. La construc-tion de réseaux électriques dans ces cités permetà la Société Dumont de s’installer parallèlementsur leur marché de l’appareillage électrique.

L E S P R O J E T S I N D U S T R I E L SD E S D U M O N T À S I O N E T E NV A L A I S : U N E I N T É G R A T I O ND I F F I C I L E

En 1892, Louis Dumont aménage à Vouvryune installation électrique destinée à approvi-sionner en énergie les particuliers intéressés etune scierie dont il est le propriétaire. En 1894,il quittera par ailleurs définitivement Bellegardepour s’installer dans son village natal où il éta-blit l’éclairage électrique des rues. Il a gardé àVouvry de solides soutiens, puisque c’est leprésident de la commune, Emile Pignat, quil’encourage dès 1892 à présenter un projetélectrique et hydraulique aux autorités sédu-noises14. En juin, le Conseil municipal duchef-lieu reçoit une lettre de Dumont, danslaquelle il déclare avoir pris connaissance dela situation de déficit en eau potable queconnaît Sion. Il propose d’établir à ses risquesun réseau d’adduction d’eau sous pression,doublée d’un réseau électrique15. Il projetted’installer des pompes aux abords du Rhône,mues par l’énergie électrique produite par laforce motrice de la Borgne, une rivière qui sejette dans le Rhône en amont de Sion. L’eaudu Rhône serait ensuite acheminée dans un réser-voir situé à Platta, au nord-est de la cité.Parallèlement, l’énergie produite pour fairefonctionner les pompes suffirait à fournirl’éclairage en ville et la force électrique auxindustriels. Louis Dumont évalue l’ensembledes travaux à 500 000 francs16. Il propose lechoix entre deux options : soit il construit lesinstallations et les exploite, moyennant uneconcession et un monopole de cinquante anssur la distribution d’eau et la fourniture d’élec-tricité; soit il bâtit l’usine pour la Municipalitéqui se chargera ensuite de son exploitation.

Le projet Dumont n’est pas la seule proposition.La firme J.-J. Rieter & Cie de Winthertour,approchée dès 1892 par Alphonse Bonvin,propriétaire à Sion, et T. Andréoli, serrurier-mécanicien, soumet également un projet de pom-page de l’eau du Rhône et de distribution à domi-cile d’eau sous pression. Le devis de l’entreprisezurichoise, évalué à moins de 40 000 francs, estextrêmement intéressant pour la Municipalité,qui serait chargée de l’exploitation de la stationcentrale17. Un autre projet, soumis par SimonCrausaz, ingénieur des eaux à Fribourg, et Charles Périer, ingénieur à Estavayer, prévoitd’amener en ville l’eau des sources de la Fille situées dans la vallée de la Sionne. Leur entre-prise assurerait d’une part la fourniture d’eau pourvingt fontaines publiques au maximum, desurinoirs, deux lavoirs publics et un jet d’eau, soitun volume de 800 litres à la minute et ce pour7000 francs par an. D’autre part, les particuliersintéressés pourraient contracter un abonnementde 20 francs par an pour un robinet débitant20 litres à la minute et les industriels paieraient6 centimes le mètre cube. En contrepartie, laVille de Sion ne devrait pas accorder de conces-sion à une autre société pour la distributiond’eau et abandonnerait les sources de la Fille etles autres sources voisines à l’entreprise18. PourAlbert Heim, professeur à l’Ecole polytechniquefédérale et à l’Université de Zurich, chargé d’étu-dier la qualité des eaux des sources de la Fille,il « est dans l’ordre naturel que cette source soitconduite à Sion pour y répandre sa bénédictionet une vie nouvelle. […] ce serait presque unpéché si l’on continuait à laisser descendre inuti-lement de la montagne ce précieux don de lanature, alors qu’on est obligé de boire à Sionune eau qui peut devenir dangereuse »19.La fourniture d’électricité proposée par l’en-trepreneur de Vouvry est cependant considé-rée comme un inconvénient par les ingénieursErnest Stockalper et Paul de Rivaz, expertschargés d’examiner les propositions de Dumont.Pour eux, « la concession de l’eau seule paraîtsuffisamment lourde, sans qu’[ils aient] besoinde tenir compte de la dépense supplémentairequi résulterait de l’installation de l’éclairage

�13 Gazet te , 9 janv ie r 1897.14 ACS, S Ie l 1 , 1 Le t t re de Lou i s

Dumont au p rés iden t du Conse i lmun i c ipa l de S ion , 19 ju in 1892.

15 I b idem, Le t t re de Lou i s Dumont &f i l s au Conse i l mun i c ipa l de S ion ,8 ju in 1892.

16 I b idem, Le t t re de Lou i s Dumont &f i l s au p rés iden t du Conse i lmun i c ipa l de S ion , 19 ju i l l e t1892.

17 ACS, S Iea 1 , 3 Le t t res de lama i son R ie te r & C ie à T. And réo l i ,30 mars e t i b idem, Le t t re de T. And réo l i au p rés iden t duConse i l mun i c ipa l de S ion , 1er av r i l 1894.

18 CME, 1895, pp . 10 -16.19 HE I M 1895, p . 15.

156

électrique»20. Parallèlement les deux experts s’ap-puient sur l’expérience désastreuse de la com-pagnie privée du gaz sédunoise, dont les défi-cits permanents exigent, sous peine de faillite,le soutien financier de la Municipalité, pourrejeter catégoriquement une concession, auprofit de la gestion directe. Cette option serapar ailleurs appuyée par Constant Butticaz, ledirecteur du Service des eaux de Genève exploi-tant l’usine municipale de la Coulouvrenière.Consulté par les autorités sédunoises, il insistesur les avantages de la gestion municipale21. Les propositions de Dumont ne parviennentpas, en premier lieu, à animer une ferveurpopulaire que l’on s’imaginerait volontiersprompte à accueillir un accès à une eau enplus grande quantité. Lors de l’Assemblée pri-maire de novembre 1892, des applaudisse-ments ponctuent la lecture du rapport défa-vorable Stockalper-de Rivaz22. L’eau de rivière,manifestement, rebute les Sédunois et l’onn’hésite pas à s’en prendre à cette eau du Rhônedont Dumont veut abreuver la ville. Le fleuvede cette époque n’a pas l’attrait romantique quele poète a bien voulu lui donner, mais bien plusun rôle de bourreau que la construction desdigues peut enfin faire cesser23. Alors boire deson eau, il n’en est pas question : « […] l’eaude source amenée de Champlan par une cana-lisation souterraine offre mille fois plus desécurité que celle bourbeuse du Rhône, quicharrie presque continuellement des immon-dices ou des corps en décomposition d’ani-maux péris et jusqu’à des cadavres humains »24. Le projet Dumont entraîne également la fermeopposition de personnalités influentes de lacité. Pierre Haenni, directeur du Service muni-cipal des eaux, est le premier à réagir aux pro-positions de l’ingénieur de Vouvry, supposantdes dépenses de la Municipalité qui pourraientrapidement s’élever annuellement à 35 000francs. Il oppose au projet dispendieux deDumont, une captation des sources de la Fille25.Un dernier front d’opposition est à rechercherdu côté de la Société pour l’éclairage au gaz dela Ville de Sion, dont une partie au moins del’influent conseil d’administration considère

l’entreprise Dumont comme une concurrenceinadmissible et menace la ville d’un procès, aucas où elle autoriserait Dumont à poser des filspour la distribution d’énergie électrique enville26. Or les intérêts des notables sédunois sonttrop impliqués dans la compagnie gazière pourque l’on puisse ignorer les menaces de ruine quipèsent sur l’entreprise en cas d’avènement d’unmode d’éclairage concurrent. William, le fils dePierre Haenni, ingénieur, stagiaire au Bureautechnique de la ville et futur directeur de l’usineà gaz dès 1897, s’oppose très fermement auprojet Dumont dans la Gazette du Valais27.Face aux multiples oppositions, Louis Dumontmodifie ses exigences. La Municipalité craintde laisser son service de l’eau au secteur privé ?Aucun problème, Dumont envisage seule-ment de s’installer à Sion comme marchandd’eau et d’énergie électrique et de fournir sesproduits aux particuliers intéressés, ainsi qu’àla Municipalité si elle le désire. Il propose d’of-frir de l’eau au prix de 1,5 centime les 100 litresaux particuliers et 7 centimes les 1 000 litresà la Municipalité. De plus, l’eau sera fourniegratuitement à la Municipalité en cas d’in-cendie, grâce à l’installation d’hydrants endivers endroits de la ville. Quant à l’énergie élec-trique, il fixe le prix du bec de 10 bougies à 3centimes par heure28. La Ville craint de se lierdurant cinquante ans et d’accorder à l’entre-preneur un monopole ? Qu’à cela ne tienne,Dumont renonce en mars 1894 aussi bien aumonopole qu’à la concession de cinquanteans29. Il demande uniquement à la Ville l’au-torisation d’utiliser ses rues afin de faire pas-ser des tuyaux et des fils électriques. En juin1894, lorsque intervient la proposition deCrausaz-Périer, sans doute influencée par Pierre Haenni, le projet Dumont paraît défi-nitivement compromis. Pourtant, le 17 mars1895, une convention est signée selon laquellela Municipalité autorise l’entreprise Dumontà distribuer eau et électricité en ville. La conven-tion, soumise au vote lors de l’Assembléeprimaire du 24 mars 1895 est acceptée par179 voix contre 7830 et spécifie que « l’eaufournie par MM. Dumont & Cie sera en toute

�20 ACS, S Iea 1 , 1 Rappor t S tocka lpe r

e t de R ivaz conce rnan t l e p ro je tde M. Dumont .

21 I b idem, Le t t re de M. Bu t t i caz àM. S tocka lpe r, 25 oc tob re 1892.

22 ACS 1892, S Iea 1 , 1 .1 Assemb léep r ima i re du 6 novembre .

23 BE N D E R 1996, p . 13.24 Gazet te , 26 oc tob re 1892.25 ACS, S Iea 1 , 1 Le t t re de P ie r re

Haenn i au p rés iden t de la V i l l e deS ion , 14 mars 1894.

26 ACS, S Ie l 1 , 1 Le t t re de Mar iusDumont & C ie au p rés iden t de laCommiss ion mun i c ipa le des eaux ,Edoua rd Wo l f f , 16 oc tob re 1894.

27 Gazet te , 26 ma i 1894.28 ACS, S Ie l 1 , 1 Le t t re de Lou i s

Dumont au p rés iden t de la V i l l ede S ion , 16 fév r i e r 1894.

29 I b idem, Le t t re de Lou i s Dumont aup rés iden t de la V i l l e de S ion , 3 av r i l 1894.

30 ACS, Assemb lée p r ima i re du 24 mars 1895.

157

saison de l’eau de la Borgne filtrée naturellementet puisée à une profondeur d’au moins cinqmètres en dessous du lit de la rivière »31.L’adoption du projet de Louis Dumont traduitbien une stratégie entrepreneuriale de ce der-nier, basée sur la proximité et sur une prise derisque financier minimale pour les pouvoirspublics, qui s’adapte parfaitement aux besoinsd’une petite municipalité. Comme ce fut le casà Bellegarde, la proximité se traduit concrète-ment par l’installation, dès 1892, des deux filsde Louis, Marius et Victor, à Bramois, une com-mune proche de Sion et que traverse la Borgne32.Ils prennent la raison sociale de Marius Dumont& Cie. Cette proximité s’exprime égalementpar de fréquentes interventions de Louis Dumontdans la presse locale, qui visent à expliquer à lapopulation ses projets et à se poser en défen-

seur du bien public33. Au niveau des avantagesfinanciers – hormis la prise en charge de laconstruction de l’ensemble des installations etde la gestion du réseau, l’absence d’exigence deconsommation et le retrait de toute revendica-tion de monopole – Louis Dumont, en possessionde brevets pour dynamos, accumulateurs ettransformateurs électriques, insiste sur « la qua-lité irréprochable de ses appareils qui sont pro-posés aux meilleures conditions ».34 Cette stra-tégie de proximité permet à Louis Dumont decontrer les groupes allemands tels Siemens oul’Allgemeine Elektrizitäts-Gesellschaft (AEG),ainsi que le groupe de Baden Brown Bovery &Cie, qui dès 1893 se lancent sur les marchésruraux en associant des communes peu popu-leuses à de grands réseaux que l’avènementdes systèmes polyphasés permet d’établir35.

�31 CME, 1895, A r t i c l e 11 de la

« Convent ion en t re l e Conse i lmun i c ipa l de S ion e t Mar iusDumont & C ie en mars 1895 », p . 20.

32 ST E I G E R 1993, p . 34.33 Gazet te , 10 mars 1894.

DU M O N T 1894.34 ACS, S Ie l 1 ,1 Le t t re de Lou i s

Dumont & f i l s au Conse i lmun i c ipa l de S ion , 19 ju in 1892.

35 Sur l a s t ra tég ie de ces g roupesdans l ’é lec t r i f i ca t ion descampagnes , c f . PA Q U I E R 1998, pp . 795 -808.

158

Bramois e t S ion , ve r s 1920(Ch. K rebse r, Méd ia thèque Va la i s – Mar t igny)�

E L I T E S L O C A L E S E T P R O J E T SD U M O N T : L’ I N D I S P E N S A B L ES O U T I E N P O L I T I Q U E E TF I N A N C I E R

Il est évident que le projet Dumont engendre,dans un premier temps, une forte résistance dela part des élites établies. Cependant entre1892 et 1895, les mentalités évoluent. Le voletadduction d’eau éveille l’attention d’une citéconfrontée à une situation sanitaire préoccu-pante. Si les autorités estiment pouvoir fairel’économie d’un débat sur la qualité et la quan-tité d’eau distribuée à Sion, la rue l’imposecomme une nécessité. Auparavant, les épidé-mies de choléra et de typhus étaient attribuéesà l’environnement délétère des villes, maisdésormais la théorie épidémiologique et bac-tériologique de Pasteur est largement connueet la qualité de l’eau, de plus en plus soumiseà la critique. Six mois après l’adoption enAssemblée primaire de la convention unissantla Ville aux Dumont, une épidémie de typhusfrappe la ville, provoquant, en un mois, 7 décèspour 87 cas déclarés36 et marquant durablementles esprits37. L’eau est clairement identifiée parle chimiste cantonal vaudois comme étant laresponsable de l’épidémie38. Désormais il estclair que la Municipalité ne peut plus se per-mettre de longues périodes d’hésitation sur unsujet aussi sensible. Le volet hydroélectrique connaît lui aussi uneévolution favorable. En 1892, les propositionsde Louis Dumont n’interviennent pas aumoment le plus propice. Les discussions entrela compagnie gazière et la Municipalité ausujet d’un prolongement de la garantie d’in-térêt que la Ville offre annuellement aux action-naires du gaz, ont abouti en mars 1892 à unarrangement diminuant la tension entre lesdeux entités39. Abandonner le monopole de lacompagnie du gaz face à l’électricité n’est pasencore à l’ordre du jour. A l’opposition desnotables financièrement engagés de la cité,s’ajoute celle de la Municipalité, qui disposeen 1892 de plus de 30 % du capital de la com-pagnie gazière40. Cependant, la lutte pour un

maintien exclusif du gaz devient au fil des ansun combat d’arrière-garde. La reprise en régiedirecte de l’usine le 1er juin 189841 satisfaitpleinement le conseil d’administration de lacompagnie, dont un certain nombre de membressont soulagés de se débarrasser d’une usinedélabrée et pressentent clairement que l’éclai-rage des rues par le gaz disparaîtra dans unfutur plus ou moins proche. Adolphe Bruttin,président du conseil d’administration et paral-lèlement conseiller municipal, accepte ainsi lerachat en séance du Conseil municipal. D’autresmembres influents du conseil d’administra-tion ont préféré abandonner préalablementleur mandat. C’est le cas d’Edouard Wolff filsqui, dès 1897 « ne peut pour des motifs par-ticuliers, accepter une nouvelle réélection »42,préférant miser sur les opportunités nouvellesoffertes par l’électricité. Dès l’origine, il est undéfenseur acharné du projet Dumont43. Lanostalgie des défenseurs du gaz s’apparente àune nécrologie en faveur d’un éclairage qui avécu : « Hélas ! Il n’est que trop vrai que [l’élec-tricité] tend à détrôner chez nous le [gaz]puisque ce n’est un mystère pour personneque de forts actionnaires du gaz eux-mêmes sontde non moins fervents partisans de la lumièreélectrique. Si le pauvre gaz est ainsi lâché parles principaux intéressés à la conservation deson existence, que voulez-vous qu’il fasse ?Qu’il meure ».44

Les autorités municipales se laissent gagnerelles aussi par les arguments de Dumont.L’ensemble de la Commission municipale deseaux nommée en avril 1894 soutient ainsi leprojet. Cependant il est quelque peu réducteurde résumer les travaux de cette dernière à unplaidoyer en faveur du projet Dumont. Lerapport détaillé qu’elle rend début 1894 témoigned’une réelle volonté d’objectivité en présentantl’ensemble des projets. Sans doute le débat ausein même de la commission a-t-il dû êtrenourri, puisque Pierre Haenni démissionnedès le début des travaux de celle-ci pour «diver-gences de vues »45. Véritable vitrine publicitairedes bienfaits de l’hydroélectricité, l’exemplede Bellegarde sert les intérêts de Dumont. En

�36 AEV, D I 311, 3 ,4 Rappor t du

médec in du d i s t r i c t de S ionP i t te loud au conse i l l e r d ’E ta t deChas tonay, da tes d i ve r ses e t AEV,D I 311, 3 , 5 Rappor t du médec indu d i s t r i c t de S ion P i t te loud auconse i l l e r d ’E ta t de Chas tonay,da tes d i ve r ses .

37 D E R I E D M AT T E N 1895, lund i 30 sep tembre , p . 378.

38 ACS, S Iea 2 , 30 Rappor t duch imis te can tona l vaudo i s F rédé r i c Se i l e r au Dépa r tement del ’ i n té r i eu r du can ton du Va la i s , 11 janv ie r 1896.

39 ACS, S Iga 1 , 1 Convent ion en t rele Conse i l mun i c ipa l e t l e Conse i ld ’admin i s t ra t ion de la soc ié té dugaz , 13 mars 1892.

40 ACS, S Iga 1 ,2 Assemb lée géné ra lede la Soc ié té pou r l ’éc la i rage au gaz de la v i l l e de S ion , 27 av r i l 1892.

41 ACS, A1 -4 , PV de la séance duConse i l mun i c ipa l du 1er j u in1898, p . 282.

42 ACS, S Iga 1 , 2 AGgaz du 31 ma i 1897.

43 Chron ique 1989, p . 148.44 Gazet te , 28 oc tob re 1896.45 CME, p . 3 .

159

1892, le président de la Municipalité, Robertde Torrenté, se rend ainsi dans la ville françaiseafin de visiter la station centrale Dumont.Deux ans plus tard, c’est au tour d’une délé-gation de la Commission municipale des eauxemmenée par son président Edouard Wolfffils de se rendre sur place. Les délégués sontimpressionnés par le barrage de la Valserine « d’une hardiesse incroyable et dont la bonneréussite fait le plus grand honneur à son auteur,M. Dumont »46. L’éclairage électrique en villeretient toute l’attention des Sédunois, de mêmeque le service de distribution d’eau à domicile,instauré en 188247. C’est un Edouard Wolffenthousiaste qui rentre de Bellegarde où « l’eaucoule en abondance dans les cuisines, les lampesà arc illuminent la ville et les maisons »48. Cette

visite convainc la commission qui décide, à cemoment-là, d’accélérer les négociations.L’adhésion politique acquise, Louis Dumontdoit impérativement obtenir le soutien finan-cier des notables de la cité grâce aux pro-messes de rendements de l’entreprise. A latête des premiers instituts bancaires privés ducanton, ces personnalités disposent seules descapacités de drainer l’épargne privée et defournir aux Dumont les ressources financièresnécessaires. C’est certainement par l’inter-médiaire d’Edouard Wolff fils, co-directeur dela Banque de Riedmatten & Fils, qui débutela première ses activités en 1874 et joue un rôleessentiel dans le développement du chef-lieucantonal, que Louis Dumont obtient le sou-tien de Raoul de Riedmatten, le directeur de

�46 CME, pp . 18 -19.47 I b idem.48 Chron ique 1989, p . 148.

160

S ion , ve r s 1900(Ch. R iede r, Méd ia thèque Va la i s – Mar t igny)�

l’établissement. La banque se charge ainsid’amener 250 000 francs, représentés par desobligations placées dans le public sédunois.Parallèlement la banque d’Oscar de Werraapporte 60 000 francs aux entrepreneurs49.Apparemment consciente des changements éco-nomiques du canton, la banque sédunoise del’époque s’intéresse de près aux nouvelles indus-tries : celles de Dumont, mais aussi les explosifs,dont le marché, en prévision du percement destunnels du Simplon et des Alpes bernoises, pro-met d’être rentable. On retrouve aussi bien Raoulde Riedmatten qu’Oscar de Werra dans la Sociétédes explosifs, créée par des Français à Brigue en1894. Le premier est administrateur alors quele second est réviseur des comptes50. Les Dumontobtiennent également le soutien de Paul Pignat,originaire lui aussi de Vouvry51. Cependant, plusque le montant financier qu’il leur apporte, cedernier leur assure surtout le soutien de la presselocale, puisqu’il est rédacteur de la Gazette du Valais.Au tournant du siècle, le journal conservateurpublie régulièrement des articles élogieux sur lesinitiatives de la famille Dumont.Forts de leurs soutiens politiques et financiers,les Dumont peuvent se lancer dans leurs pro-jets industriels. Les industries qu’ils entrevoientd’installer dans le chef-lieu valaisan dépassenttrès largement leur volonté première de se fairemarchands d’eau et d’énergie et témoignent d’uneréelle volonté d’exploiter au maximum les res-sources hydrauliques offertes par la Borgne. Leursprojets apparaissent véritablement début 1895,lorsque Louis demande au Département dejustice et police l’autorisation d’établir à Vissigen,dans la banlieue sédunoise à proximité de lastation centrale qu’il vient d’élever, un éta-blissement pour la fabrication de carbure decalcium52. Cette matière, obtenue pour la pre-mière fois au début des années 1890 parH. Moissan et T. L. Wilson, qui chacun de soncôté a chauffé au four à arc un mélange de chauxet de charbon, permet de produire du gaz acé-tylène au fort pouvoir éclairant ainsi que desengrais chimiques. Le gaz acétylène intéresserapidement les compagnies de chemin de fer,entrevoyant la possibilité d’éclairer de cette

manière leurs voitures. La Compagnie du Lyon-Méditerranée, de même que la Compagniedes tramways parisiens et la Compagnie du Nord-Est entre Zurich et Berne, introduisent ce typed’éclairage53. Raoul Pictet (1846-1929), pro-fesseur de physique industrielle à l’Universitéde Genève, est à la fin du siècle le promoteurde ce type d’éclairage et poursuit à Berlin età Paris de nombreux travaux sur le sujet54.Dans deux conférences qu’il tient à Annecyet à Sion en février 1897, Louis Dumontdéfend, en faisant de nombreuses référencesau savant genevois, le gaz acétylène comme mode d’éclairage d’avenir55. Dès 1898, l’en-treprise Dumont commence sa productionde carbure de calcium grâce à l’énergie élec-trique supplémentaire que lui fournit l’usinede la Borgne56. Elle est la première en Valaisà produire cette matière avant la Lonza àViège57. La Gazette du Valais, dans une séried’articles, se fait le promoteur du gaz acéty-lène, « ce gaz dont la lumière vive et agréableest en train de détrôner l’électricité […] »58.Parallèlement, Louis Dumont fabrique, dansla même usine, un produit permettant la des-truction des insectes, cause de nombreuses mala-dies de la vigne59. La production d’acétylène desDumont est d’autant plus rentable, que Pierre,installé lui aussi à Sion, produit des appareilsd’éclairage à acétylène. En 1897, après diversesinventions, il remporte la médaille d’or àl’Exposition nationale du travail et des inven-tions à Vincennes et obtient, en 1898, la croixde la Légion d’honneur. Pierre Dumont vendson brevet à un ingénieur new-yorkais en vuede son exploitation aux Etats-Unis et la mai-son Favre et Brandt à Neuchâtel se porte acqué-reur du même brevet pour le revendre au Japon60.L’entreprise Dumont livre des lanternes pour voi-tures, pour bicyclettes et des lanternes portativeset parvient à introduire le mode d’éclairage enville, puisque certains Sédunois installent desappareils à acétylène dans leurs appartements.Ce n’est d’ailleurs pas sans une certaine ironieque les lecteurs de la Gazette du Valais appren-nent que Charles Haenni, le propre frère du direc-teur de l’usine à gaz William Haenni, a installé

�49 ACS, S Ie l 1 ,1 Insc r i p t ions g revan t

les ins ta l l a t i ons é lec t r i ques e td ’eau sous l e nom de DumontMar ius e t Lou i s à B ramo i s , 30 mars 1900.

50 Chron ique 1989, p . 150.51 ACS, S Ie l 1 , 5 AGé lec . du

29 ju i l l e t 1901.52 ACS, S Ie l 1 , 1 Le t t re du Conse i l

mun i c ipa l de S ion au che f duDépar tement de jus t i ce e t po l i cedu can ton du Va la i s , 8 ju in 1895.

53 Notes 1896, p . 5 .54 DHS, p . 289.55 DU M O N T 1897.56 Gazet te , 31 av r i l 1898.57 I b idem, 18 août 1898.58 I b idem, 4 av r i l 1900.59 I b idem, 4 ma i 1898.60 I b idem, 5 janv ie r 1898 e t

14 décembre 1898.

161

un tel appareil dans sa villa61. La Compagniedes chemins de fer du Jura-Simplon s’intéresseaussi à ce mode d’éclairage puisqu’en 1900,l’entreprise Dumont fournit, à titre d’essai, unappareil à acétylène pour une composition d’untrain du Viège-Zermatt62.En décembre 1896, Marius Dumont demandel’autorisation d’établir à Sion un tramwayélectrique. Il prévoit un service pour les mar-chandises et un pour les voyageurs au départde la gare de Sion. Le trajet prévoit d’em-prunter l’avenue de la Gare, puis la rue deLausanne et enfin d’atteindre le sommet duGrand-Pont63. Les entrepreneurs prévoientaussi de compléter leur projet par un embran-chement sur l’avenue du Nord, la rue du Rhôneet la place du Midi. Si la Municipalité accepteleurs propositions, ils sont prêts à interromprela production de carbure de calcium pourréserver l’énergie ainsi économisée à la tractiondu tramway64. Mais ce sacrifice n’est qu’apparentet il n’est nullement question, pour les Dumont,d’abandonner le secteur prometteur de l’élec-trochimie. La fabrication de carbure de calciumcontinuerait en effet depuis l’usine de Vernayaz,qui produit la matière grâce à l’énergie four-nie par la Salanfe et que les Dumont exploi-tent dès le début du XXe siècle65. Le projet detramway ne verra cependant jamais le jour,même s’il ressurgira périodiquement jusqu’aupremier conflit mondial. La volonté entre-peneuriale de la famille Dumont ne s’arrête pas là puisqu’en 1900, Pierre installe dans le quartier de Sainte-Marguerite, toujours à proxi-mité de l’usine de la Borgne, une scierie élec-trique mue par un moteur de 25 CV66.

L’ É C H E C D E S D U M O N T ÀS I O N : U N E N O T I O N D E S E R -V I C E P U B L I C M A L I N T É G R É E

Comme le prévoit la convention entre laMunicipalité et les Dumont, l’usine doit subirune expertise complète par une commission adhoc avant son entrée en fonction. L’expertisequi a lieu en juin 1898 seulement se révèle défa-vorable sur plusieurs points.

Les experts constatent d’abord qu’en violationde l’article 11 de la convention, le puits filtrantdescend à une profondeur de 2 m 75 en des-sous du lit de la Borgne au lieu des 5 m pré-vus et qu’après analyse de la compositionchimique de l’eau entrant dans la conduite, ilest manifeste que celle-ci ne provient pas unique-ment de la Borgne, mais sans doute aussi duRhône. La question de l’altitude du réservoirétabli à Platta à 543 m est ensuite abordée etles experts notent que certaines zones hautesde la ville sont inaccessibles. La solution consis-terait en l’établissement d’un second réservoirentre les collines de Valère et de Tourbillon danslequel l’eau du premier réservoir serait ame-née grâce à une pompe électrique. Les expertsnotent aussi que le réseau urbain n’a pas étéétabli selon les plans fournis à la Municipalitéet que seuls 3 555 m de tuyaux ont été placéssur les 4 545 prévus. Enfin, ils mentionnentque sur les 175 CV disponibles en tout temps,45 sont destinés à la force motrice, 53 au fonc-tionnement des pompes de refoulement etqu’il ne demeure que 77 CV pour l’éclairagepublic de la ville, si celle-ci décide de rempla-cer le gaz par l’électricité. Pour les experts, ilest donc exclu de monopoliser une partie del’énergie électrique pour les nombreuses indus-tries que les Dumont prévoient d’installer dansles environs immédiats de leur station cen-trale. Sur le plan de la qualité de l’eau, il estnoté que le système de filtration naturel pour-rait être amélioré par une filtration artificielle,cependant difficile en raison de la grande quan-tité de limon véhiculé autant par la Borgne quepar le Rhône. L’eau peut cependant être accep-tée comme potable, moyennant de fréquentscontrôles67.Les conclusions du rapport tout autant que laréaction de la Municipalité et de Louis Dumontsont symptomatiques d’un décalage entre leconcessionnaire et l’autorité. L’entrepreneurvoit l’expertise comme une insupportable vio-lation de la liberté de commerce, car il consi-dère son installation comme une simple entre-prise privée. Les autorités municipales, de leurcôté, la considèrent comme essentielle puisque

�61 Gazet te , 31 janv ie r 1900.62 I b idem, 28 av r i l 1900.63 I b idem, 9 janv ie r 1897.64 ACS, Tr 2 -4 , 4 Le t t re de Mar ius

Dumont & C ie à Robe r t deTo r ren té , membre de lacommiss ion du t ramway, 6 décembre 1898.

65 Gazet te , 28 av r i l 1900.66 I b idem, 17 janv ie r 1900.67 ACS, S Ie l 1 , 1 Rappor t

d ’expe r t i se de la d i s t r i bu t iond’eau e t d ’éne rg ie é lec t r i que dela v i l l e de S ion , 3 ju in 1898.

162

l’entreprise est envisagée comme service public.Au terme de l’expertise, la Municipalité chargel’ingénieur lausannois Aloys Van Muyden derevoir la convention entre la Ville et les Dumont.Au cas où Marius Dumont & Cie n’adhéreraientpas aux conclusions de l’ingénieur, ils auraientun délai de six mois afin de modifier leur puitsfiltrant et leur réseau de distribution68. En août1899, les entrepreneurs refusent les modifica-tions amenées par Van Muyden. Celui-ci pro-posait notamment de leur offrir un monopolede la distribution d’eau à Sion, en échanged’une cessation de la production de carbure decalcium. Les conclusions de l’ingénieur lau-sannois définissent une barrière claire à la libertéentrepreneuriale dont disposent Marius Dumont& Cie et témoignent parallèlement des limites

atteintes à la fin du siècle par la gestion privéedes réseaux urbains de service public. LesDumont sont bien concessionnaires d’un ser-vice public soumis au contrôle de l’autorité, maisils parviennent difficilement à dissocier, au seinde leurs nombreuses activités, celles qui concer-nent directement leurs intérêts propres et ceuxde leurs alliés financiers de celles qui les enga-gent publiquement envers la collectivité sédu-noise dans son ensemble. Les Dumont refusentdonc d’abandonner la liberté d’entreprise contreun monopole de distribution. Deux alternatives se présentent désormais auxDumont. La première consiste à accéder auxdemandes de la Municipalité en améliorantleur prise d’eau et en modifiant le réseau dedistribution urbain alors que la seconde, plus

�68 ACS, S le l 1 ,1 Le t t re du Conse i l

mun i c ipa l de S ion à Mar iusDumont & C ie , 9 novembre 1898.

163

Cascade de la P i s sevache , ve r s 1925(Jean S imonot , Méd ia thèque Va la i s – Mar t igny)�

radicale, réside dans l’abandon de leur usinesur la Borgne. Cette solution est d’autant plusavantageuse pour les entrepreneurs qu’ils peu-vent poursuivre leur production de carbure decalcium à Vernayaz. D’autre part, projetantde capter les sources de la Fille et des Fontannéesafin d’établir son propre réseau d’eau, laMunicipalité s’intéresse à acquérir le réseauurbain Dumont. Mais la Municipalité refusela précipitation et ne se porterait acheteuse, lecas échéant, que des conduites d’eau en villeet non de l’usine sur la Borgne et du réseauélectrique. Après la reprise en régie directe del’usine à gaz, le début du siècle s’oriente réso-lument vers une gestion municipale de l’en-semble des réseaux urbains de service public.Dès mai 1901, Marius Dumont & Cie chan-gent de stratégie. A cette date, le projet d’ad-duction d’eau des sources de la Sionne a été accepté dans son entier, avec son réseau urbain69.Les entrepreneurs informent la Municipalitéqu’ils ont encore investi 150 000 francs dansleur usine, qu’ils sont prêts à livrer de l’eau dequalité irréprochable, qu’ils peuvent offrir del’électricité pour l’éclairage public à un prix de50 % inférieur à celui du gaz et que, le caséchéant, ils sont prêts à racheter l’usine à gaz70.Une stratégie réfléchie apparaît derrière ce sou-dain revirement : la Ville n’est plus acheteuse etles entrepreneurs doivent se tourner vers unautre repreneur éventuel. Dans ce but, ils essaientde rendre leurs installations aussi attractives quepossible. Alors qu’ils sont déjà en pourparlers avan-cés avec un constructeur bâlois, GrégoireStaechlin71, le but est désormais de gagner la bataillede l’éclairage à Sion en éliminant purement etsimplement leur concurrent gazier, afin de pou-voir augmenter leurs prétentions envers l’ache-teur éventuel. Pour les Dumont, G. Staechlinest à plusieurs titres, le repreneur idéal qui leurpermettrait de se retirer du chef-lieu valaisan.Celui-ci ambitionne de contrôler l’ensemblede l’éclairage électrique du Bas-Valais et duValais central jusqu’à Sion et sa banlieue. Dèsle début du siècle, il se porte ainsi acquéreur del’usine hydroélectrique de Vernayaz. Cette usine,établie entre 1869 et 1899 par la Société indus-

trielle du Valais à l’initiative de MM. Manz &Cie et l’apport de capitaux essentiellementzurichois, permet de développer une force de7 000 CV qui devait, à l’origine, servir unique-ment à la production de carbure de calcium.Etablies dans la roche à 594 m au-dessus de laplaine, les turbines captent les eaux de la Salanfe,avant qu’elles ne terminent leur course dans lacélèbre chute de la Pissevache d’une hauteurde quelque 600 m72. L’usine de carbure de cal-cium de la Société industrielle du Valais, miseen exploitation dès 1899, ne fonctionne cepen-dant pas de façon satisfaisante et la cessation deses activités est envisagée à plusieurs reprises, avant que Marius Dumont & Cie n’en repren-nent l’exploitation. A partir de cette date un arran-gement semble se dessiner entre la familleDumont et l’industriel bâlois. Alors que cedernier, plus intéressé par l’établissement et lagestion de réseaux de distribution, se charge-rait de la production et de la distribution d’élec-tricité, les Dumont, séduits par les promesses dugaz acétylène et ses débouchés, s’occuperaientuniquement de la production du carbure decalcium, que les capacités de leur centrale sédu-noise et les exigences municipales ne permet-tent plus de fabriquer de façon optimale.La stratégie des Dumont n’aboutit cependantpas entièrement. La Municipalité n’entre pasen matière sur une vente de l’usine à gaz, et laSociété d’électricité de la ville de Sion, fondéeen mars 1902, n’est qu’un conglomérat decréanciers de l’entreprise Dumont – auquelparticipe également G. Staechlin – qui espèrent,par la mise sur pied de la société, retrouver unepartie de l’argent investi73. A partir de cettedate la trace des Dumont se perd. Sans doutel’échec définitif de l’éclairage acétylène face àl’électricité dans les premières années du XXe

siècle, associé à l’installation de grands groupessur les segments de l’électrochimie et de l’élec-trométallurgie valaisannes, accélèrent-ils l’échecfinal de Louis Dumont. Celui-ci meurt à Luneldans l’Hérault en 1908, quatre ans après sonfrère Pierre, alors que l’on retrouve l’un des sesfils, Marius, employé comme ingénieur à laSociété d’électricité de la ville de Sion74.

�69 CMS, 1901.70 ACS, S Ie l 1 ,1 Le t t re de Mar ius

Dumont & C ie au Conse i lmun i c ipa l de S ion , 3 ma i 1901 e t i b idem, 10 ma i 1901.

71 I b idem, Le t t re de G . S taech l i n aup rés iden t du Conse i l mun i c ipa l deS ion , 22 ju in 1901.

72 Gazet te , 5 sep tembre 1896 e t 27 sep tembre 1899.

73 ACS, S Ie l 1 , 3 Ex t ra i t du Jou rna ldu Bu reau du reg i s t re ducommerce , 3 mars 1902.

74 ACS, S Ie l 1 , 6 P ro toco le de laséance du 10 novembre 1902 duconse i l d ’admin i s t ra t ion de laSoc ié té d ’é lec t r i c i t é de la v i l l e deS ion .

164

�75 BA R J O T, CA R O N 1991, pa r t i e i n t roduc t i ve .76 P ie r re Lan th ie r, « L’é lec t r i c i t é ,

cons t r uc t ion soc ia le ou sys tèmetechno log ique ? Ré f lex ion su r derécen tes théo r ies en h i s to i re destechn iques » , i n ME R G E R , BA R J O T 1998,p . 582.

165

C O N C L U S I O N

L’étude d’une trajectoire entrepreneuriale révèledes contraintes et des stratégies qui sont autantde variables explicatives à une variable expli-quée, l’échec ou le succès d’une entreprise75.Dans le cas de la famille Dumont, les dixannées d’activité sédunoise qui succèdent àleur expérience bellegardoise se traduisent parun échec. Reste à définir les variables explica-tives de ce constat.La politique de proximité des Dumont répondentièrement aux besoins des petites municipalitésdans les premiers temps de la transmissiond’une nouvelle technique. A Sion, l’accepta-tion du projet de Louis traduit une doubleréalité. Tout d’abord, les Dumont parviennentà répondre à une demande sociale de plus enplus pressante en faveur d’une eau en quan-tité suffisante et c’est bien le volet adductiond’eau qui intéresse prioritairement les autori-tés. Ensuite, les Dumont réussissent à inté-resser les notables de la cité à leur projet élec-trique et à son prolongement électrochimique.Ce succès illustre un rôle de l’entrepreneurqui dépasse largement celui que la Business his-tory américaine a bien voulu lui donner et quiconsiste à diriger une entreprise en mettant enœuvre les divers facteurs de production en vuede vendre des produits et des services. L’acceptationou le rejet d’une chaîne d’innovations découleainsi des capacités de l’entrepreneur à com-muniquer et à démontrer les avantages de latechnique qu’il défend en jouant un rôle de

« médiateur entre la technologie et la socio-économie »76, rôle que Louis Dumont assumeparfaitement.Cependant, la fin du siècle montre les limitesde la stratégie des Dumont. Outre l’incapacitéà intégrer les obligations découlant du servicepublic, les Dumont ont opté pour le courantcontinu et leur réseau demeure cantonné auchef-lieu valaisan. L’avenir est aux grandsréseaux régionaux à courant alternatif poly-phasé qui permettent par économie d’échellede vendre une énergie à bon marché. GrégoireStaechlin l’a parfaitement compris et il vendradepuis sa centrale de Vernayaz, l’énergie à laSociété sédunoise d’électricité. L’usine muni-cipale, mise en service en 1906, fournira aussile courant à toute une région intégrant unvaste ensemble de localités de la plaine duRhône et tous les villages entre Saint-Léonardet le plateau de Montana.L’électrochimie que les Dumont développentà Sion, avant de reporter leur activité à Vernayaz,explique également l’échec final. Le carbure decalcium qu’ils produisent et la commercialisationd’appareils acétylènes démontrent que les entre-preneurs misent entièrement sur la victoire del’acétylène dans la bataille pour l’éclairage. Dèsles premières années du XXe siècle, l’électricités’impose définitivement, et les Dumont ont misésur une filière qui disparaîtra. Le carbure decalcium est désormais produit pour la mise aupoint d’engrais, segment déjà largement occupéen Valais par des grands groupes comme Cibaet Lonza.

BARJOT, CARON 1991

BENDER 1996

CARON 1997

Chronique 1989

DHS

DUMONT 1887a

DUMONT 1887b

DUMONT 1894

DUMONT 1897

Gazette

HEIM 1895

Haut-Rhône 1987

166

Archives Communales de Sion.Archives de l’Etat du ValaisPropositions du Conseil municipal concernant le projet d’adduction à Sion des eaux des sources de laFille et des Fontanées, Sion, 1901.Rapport du Conseil d’Etat sur sa gestion.Rapport de la Commission municipale des eaux, Sion.

ACSAEVCMS

CECME

A b r é v i a t i o n s

D. BARJOT et F. CARON, Les patrons du second Empire (Anjou, Normandie, Maine), Paris, 1991.

G. BENDER, De la Camargue à la Californie. La plaine du Rhône et les riverains. Enjeux, débats etréalisations dans la région de Martigny, 1750-1860, mémoire de diplôme en histoire économique,Université de Genève, 1996.

F. CARON, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, 1997 (rééd.).

Chronique de Malacors, 1489-1989, 500 ans de Bourgeoisie. La famille de Wolff à Sion, Sion, 1989.

Dictionnaire historique et biographique de la Suisse, tome 5, Neuchâtel, 1928.

L. DUMONT, Bellegarde, force motrice et éclairage par l’électricité, Nantua, 1887.

L. DUMONT, Etude comparative de l’éclairage électrique et au gaz, Nantua 1887.

Projet de distribution d’eau potable et d’éclairage électrique pour la ville de Sion, Bellegarde 1894.

L. DUMONT, L’acétylène et son application à l’éclairage, Sion, 1897.

Gazette du Valais

A. HEIM, Expertise des sources de la Fille, Sion, 1895.

J. LAFOUCRIÈRE, A. VARASCHIN & D. VARASCHIN, Le Haut-Rhône Force et Lumière, Hauteville-Lompnes,1987.

B i b l i o g r a p h i e

J. LAFOUCRIÈRE, « Bellegarde, naissance et mutations d’un site industriel » dans Bulletin d’histoirede l’électricité, Actes de la journée pour une histoire régionale de l’électricité, n° 13 (1989).

M. MERGER et D. BARJOT, Les entreprises et leurs réseaux : hommes, capitaux, techniques et pouvoirs,XIXe – XXe siècles. Mélanges en l’honneur de François Caron, Paris, 1998.

Notes sur la valeur économique des différents modes d’éclairage, Verviers, 1896, p. 5.

Nouvelliste et Feuille d’Avis du Valais.

S. PAQUIER, Histoire de l’électricité en Suisse. La dynamique d’un petit pays européen 1875 – 1939,volume 1 et 2, Genève, 1998.

M. DE RIEDMATTEN, Journal intime (1892-1896), annoté et présenté par André Donnet, tome 1,Lausanne, 1975.

J. STEIGER, Services indutriels de la Ville de Sion, Sion, 1993.

167

LAFOUCRIERE 1989

MERGER, BARJOT 1998

Notes 1896

Nouvelliste

PAQUIER 1998

DE RIEDMATTEN 1895

STEIGER 1993