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DUMAS

LA TOUR DE NESLE

précédé de

HENRI III ET SA COUR

Présentation, notes, annexe,chronologie et bibliographie

parSylvain LEDDA

GF Flammarion

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Sylvain Ledda est professeur de littérature française à l’univer-sité de Rouen, membre du CÉRÉdI. Il a consacré de nombreuxtravaux au romantisme français, et a codirigé Le Théâtre fran-çais du XIXe siècle (L’Avant-scène théâtre, 2008). Auteur d’unebiographie d’Alexandre Dumas (Gallimard, « Folio Biogra-phies », 2014), il a notamment édité, dans la collection GF-Flammarion, le roman Pauline.

© Flammarion, Paris, 2016.ISBN : 978-2-0813-0623-3

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PRÉSENTATION

Il faut du courage pour être romantique,car il faut hasarder.

Stendhal 1.

Le drame romantique est historique. Qu’il revête lepourpoint ou l’habit noir, qu’il fasse entendre le cliquetisdes arquebuses ou le canon des barricades, il discourt surles inquiétudes politiques du temps. Le théâtre desannées 1830 peint ainsi l’Histoire en crise, décrit une fra-gilité institutionnelle ou étatique, dessine des lignes devies qui se brisent. Dans Henri III et sa cour (1829)comme dans La Tour de Nesle (1832), l’instabilité géné-rale engendre le chaos singulier. Une telle influence desdestinées collectives sur le destin individuel constituel’originalité même de Dumas, « qui se démarque duthéâtre historique dominant dans la mesure où il ne choi-sit pas de montrer un grand moment fédérateur de l’his-toire de France 2 ». Le dramaturge exhume despersonnages célèbres et des figures oubliées, peint leurrencontre, décrit leur misère, leur splendeur et leur chute,pour mettre en scène le laminoir de l’Histoire. La chro-nique lui fournit les grandes lignes de l’action et une gale-rie de portraits ; elle lui offre aussi un répertoire de nomset un florilège de dates… Mais la vérité historique n’est

1. Racine et Shakespeare, éd. Michel Crouzet, Honoré Champion,1998, p. 297.

2. Florence Naugrette, Le Théâtre romantique. Histoire, écriture,mise en scène, Seuil, 2001, p. 196.

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qu’un point de départ – « un clou » pour accrocher letableau des fresques qu’il brosse.

Pour élever le drame à son plus haut degré d’intérêt,Dumas ajoute des ingrédients personnels dans le creusetde Shakespeare et de Walter Scott : il agrémente la véritéhistorique de sa propre conception du drame et redistri-bue les cartes. Il grave avec énergie des caractères auburin et des passions à l’eau-forte ; il force les traits,manipule les dates, assombrit les décors, pousse l’ironiejusqu’au cynisme et tire les passions vers des ténèbressanglantes. En malmenant les bienséances et l’exactitudedes faits, il affirme une vision toute personnelle de l’artdramatique. En 1829 et 1832, il renonce au vers pour uneprose virile, abandonne les « palais à volonté » pour desespaces expressifs, souvent volés au mélodrame ou auroman gothique ; il utilise aussi les ressorts de la comédie,de la tragédie et même de la féerie pour combler sonpublic. La portée idéologique de ses pièces historiques neréside donc pas dans l’idée du drame mais dans lamanière de l’exécuter. Car Dumas est un dramaturgepragmatique ; son théâtre est animé par le sens inné durécit, par le don du dialogue incisif, par l’impression devie que créent les mouvements qui animent la scène.Qu’importe si la morale et la vraisemblance restent auseuil des coulisses ! Les conventions génériques, il lesentremêle ou les juxtapose, mettant ainsi sa culture hété-roclite au service d’un théâtre moderne qui plaît auxfoules, comme le prouvent les triomphes que connurenten leur temps les deux pièces rassemblées dans ce volume.

POUR UN THÉÂTRE HISTORIQUE MODERNE

Théâtre national en prose

Le succès de ces deux fleurons du drame romantiques’inscrit dans un ample mouvement de refonte de l’artdramatique, initié au début des années 1820. En 1823,

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dans Racine et Shakespeare, Stendhal appelle de ses vœuxun vaste renouvellement de la scène française. Las destragédies néoclassiques languissantes, il invite les drama-turges à convoquer l’histoire de France. Avant lui, en1820, le dramaturge néoclassique Jean Pons GuillaumeViennet louait déjà les vertus poétiques de la chroniquenationale :

L’histoire nationale fut dédaignée par ces deux maîtres dela scène française [Corneille et Racine], et le grand Corneillene la montra qu’une fois en perspective dans sa tragédied’Attila. Mais avant, comme après eux, nos poètes ont puiséà cette source, et nos drames nationaux remontent mêmejusqu’aux mystères 1.

Stendhal va plus loin : il aspire à un « théâtre nationalen prose », qu’il oppose aux tragédies néoclassiques. Orson souhait se réalise sous la Restauration à travers deuxvoies distinctes. Les scènes historiques d’une part, vouéesà la lecture, ambitionnent de raconter avec exactitude lachronique sous une forme dramatique – la trilogie desBarricades de Ludovic Vitet, par exemple, illustre cemode singulier de narration 2. Le drame historiqued’autre part, destiné à la représentation, met en scène lesmoments décisifs de l’histoire de France ou d’Europesans pour autant prétendre être d’une parfaite fidélitéaux événements 3. C’est dans cette seconde catégoriequ’Alexandre Dumas concourt avec Henri III et sa courle 10 février 1829, immense succès du drame historiqueque confirme celui de La Tour de Nesle, le 29 mai 1832.

1. « Préface » de Clovis, tragédie en cinq actes et en vers, Paris, Lad-vocat, 1820, p. IV.

2. La trilogie de Ludovic Vitet (Les Barricades, Les États de Blois,La Mort d’Henri III) est publiée entre 1827 et 1829. En 1844, cetensemble est réédité sous le titre La Ligue. Dumas disposait de cesscènes historiques lorsqu’il a composé Henri III et sa cour.

3. Voir le chapitre « Théâtre et scènes historiques », Le Théâtre fran-çais du XIXe siècle, dir. Hélène Laplace-Claverie, Sylvain Ledda, Flo-rence Naugrette, L’Avant-scène théâtre, 2008.

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Le théâtre historique de Dumas répond aux vœux deStendhal et parachève également le processus de déstruc-turation des formes canoniques de la tragédie et de lacomédie, initié sous la Restauration. À la veille de la pre-mière d’Henri III, la scène française n’est donc pas tota-lement sclérosée ni même enferrée dans des principesobsolètes 1. Dumas attribue en partie cette évolution àl’acclimatation du théâtre anglais en France :

Du mépris complet de la littérature anglaise, on était passéà une admiration enthousiaste. M. Guizot, qui ne savait pasun mot d’anglais, à cette époque – et qui l’a trop bien sudepuis ! –, avait retraduit Shakespeare à l’aide de Letour-neur 2. Walter Scott, Cooper et Byron étaient dans toutes lesmains. M. Lemercier avait fait une tragédie avec leRichard III ; M. Liadière en avait fait une autre avec la JaneShore. On avait joué Le Château de Kenilworth à la Porte-Saint-Martin ; Louis XI à Péronne au Théâtre-Français ;Macbeth à l’Opéra. On parlait de la Juliette de FrédéricSoulié, de l’Othello d’Alfred de Vigny. Décidément, le ventsoufflait de l’ouest et annonçait la révolution littéraire 3.

Si le modèle canonique reste le théâtre classique, lespièces jouées à la Comédie-Française et à l’Odéon, deuxscènes « institutionnelles », ressentent l’influenceanglaise. Des entailles sont faites aux sacro-saintes bien-séances, et la règle des trois unités est chahutée. La voguedu théâtre étranger inspire à Delavigne ou à Soumet 4

des pièces mixtes, qui tentent de s’affranchir des règles

1. Voir l’ouvrage de Maurizio Melai, Les Derniers Feux de la tragédieclassique au temps du romantisme, Presses universitaires de Paris-Sor-bonne, 2015.

2. En réalité, Guizot, futur ministre de Louis-Philippe, écrivit en1821 une préface au Théâtre complet de Shakespeare traduit parLetourneur. Cette préface fut considérée comme l’une des premièrespoétiques du théâtre romantique.

3. Mes Mémoires, t. I, éd. Claude Schopp, Robert Laffont, « Bou-quins », p. 845.

4. Casimir Delavigne a fait jouer sa tragédie historique Les Vêpressiciliennes en 1820 à la Comédie-Française. Alexandre Soumet, qui fai-sait partie du « Cénacle », donna une Jeanne d’Arc à l’Odéon en 1825.

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anciennes. Mais même ces dramaturges de bonne volonténe parviennent pas à renouveler en profondeur la tragé-die historique 1 : trop timorés dans la représentation dupersonnage ou du fait historiques, ils condamnent leursœuvres à rester en deçà de la rupture esthétique qu’intro-duit la dramaturgie d’Alexandre Dumas.

Faire dialoguer les genres

Henri III et sa cour et La Tour de Nesle sont deuxpièces de rupture, génériquement composites, quiconvoquent plusieurs pratiques théâtrales (mise en scènedu mélodrame, de l’opéra) et se nourrissent de plusieursgenres littéraires : la tragédie (antique et classique), leroman (gothique et historique), le mélodrame (classiqueet frénétique) 2. Moins assumé par Dumas commemodèle d’écriture, le « mélo » est cependant prégnantdans les deux drames, en particulier dans La Tour deNesle. Le souvenir de pièces adaptées de romans noirs,jouées au tournant du siècle, lui inspire des décors fuligi-neux, des espaces machinés et inquiétants. Henri III etla Tour présentent ainsi plusieurs décors aux irisationsfantastiques, qu’il s’agisse de l’antre de Ruggieri ou des

1. Voir la magistrale étude de Patrick Berthier, Le Théâtre en Francede 1791 à 1828. Le sourd et la muette, Honoré Champion, 2014.

2. Le mélodrame, joué sur les scènes du Boulevard, est l’un desgenres les plus prolifiques de la première moitié du XIXe siècle. Écriten général en trois actes, il met en place des types de personnages (vic-time, père bafoué, traître, frère généreux, etc.) dans un univers régi parune justice distributive. Jusque dans les années 1825, le mélodrame dit« classique », principalement représenté par Pixerécourt, obéit au prin-cipe qui veut que les méchants soient punis et que victimes persécutéeset familles malmenées retrouvent l’harmonie. À mesure qu’ons’approche de 1830, les intrigues se font plus violentes et introduisentla mort sur scène, vouant aux gémonies la Providence bienheureuse.Sur ces classifications, voir en particulier Jean-Marie Thomasseau, LeMélodrame, PUF, 1985, et l’ouvrage de Roxane Martin, L’Émergencede la mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-1914), Clas-siques Garnier, 2014.

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parois sombres de la tour de Nesle. Dumas accompagneainsi la mutation du mélodrame romantique, qu’il pousseà son paroxysme dans La Tour de Nesle : après 1825 eneffet, les pièces de Pixerécourt ou de Ducange trahissentun pessimisme grandissant : la Providence ne vient plusrassembler les familles et punir les traîtres. L’heureest aux dénouements macabres 1. Dumas a su tirer laleçon des métamorphoses d’un genre spectaculaire enconstante évolution.

Condamnées par la critique littéraire élitiste car jugéesimmorales ou faciles, les émotions du mélodrame attirentun public friand de sensations fortes. Dumas tend ainsiune passerelle tout à fait significative entre les effets dumélodrame et la révolution théâtrale qu’introduit lethéâtre anglais représenté en septembre 1827. ÉvoquantTrente ans, ou la Vie d’un joueur 2, il rappelle l’importanceconsidérable de ce mélodrame réaliste, qu’il a vu jouer« au milieu de cette fièvre des premières représentationsqui brûlait tout le monde, acteurs et spectateurs 3 ». En1827, cette pièce dans laquelle brillent Marie Dorval etFrédérick Lemaître, futurs interprètes du théâtre deDumas, prépare le terrain du drame et accueille un tra-gique moderne. Ainsi, selon le dramaturge, « les artistesanglais trouvèrent… le public parisien tout chaud d’émo-tion, et demandant à grands cris, pour faire suite auxémotions passées, des émotions nouvelles 4 ». Dans MesMémoires, il invite aussi son lecteur à ressaisir Henri IIIet La Tour de Nesle dans le sillage de Shakespeare oude Schiller.

1. Voir notre ouvrage, Des feux dans l’ombre. La représentation de lamort sur la scène romantique (1829-1835), Honoré Champion, 2009,p. 288 sq.

2. Victor Ducange et Dinaux (pseud. de Beudin et Goubaux), Trenteans, ou la Vie d’un joueur, mélodrame en trois journées, représenté pourla première fois au théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 19 juin 1827.

3. Mes Mémoires, op. cit., chap. CIX, t. I, p. 845.4. Ibid.

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La découverte des tragédies étrangères constitue uneprise de conscience pour les dramaturges de cette généra-tion. Leur théâtre questionne en effet le rapport entre lapage et les planches, entre la valeur purement littérairede l’œuvre et sa théâtralité. Pour Dumas, le génie deShakespeare ne tient pas seulement à la composition despièces, au discours sur l’Histoire qu’elles véhiculent, maisaussi au jeu expressif qu’elles nécessitent de la part desacteurs. Les représentations de la troupe Penley àl’automne 1827 et la diffusion du théâtre de Schillerpoussent Dumas vers un théâtre historique délesté desbienséances et des convenances. Un théâtre historique àjouer. Avec ces deux auteurs, il apprend à représenter lesconflits entre microcosme et macrocosme, quitte à cho-quer le public. Henri III et sa cour et La Tour de Neslefourmillent d’emprunts à ces dramaturges étrangers, à lafois dans les détails mais surtout dans l’idée générale quipréside à une conception moderne du théâtre.

Dumas alimente enfin son imaginaire de tout unensemble d’œuvres historiques, romans et essais, quifleurissent sous la Restauration. Dans Gaule et France(1833), il dresse la généalogie du roman historique enFrance : comme Balzac, il considère que le véritableinventeur du genre est Walter Scott. Sa conception del’Histoire au théâtre est ainsi tributaire de la manièredont l’auteur écossais cultive l’intérêt romanesque àpartir de données exactes :

aussi le roman historique fut-il chose complètement étrangèreà notre littérature jusqu’au moment où nous arrivèrent leschefs-d’œuvre de Walter Scott 1. Il en advint que notre étonne-ment fut grand en France lorsque, après avoir lu Ivanhoé, LeChâteau de Kenilworth, Richard en Palestine, nous fûmes forcésde reconnaître la supériorité de ces romans sur les nôtres…C’est que Walter Scott, aux qualités instinctives de ses prédé-cesseurs, joignait les connaissances acquises, à l’étude du cœur

1. Les premières traductions de Walter Scott furent diffusées enFrance en 1821.

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des hommes la science de l’histoire des peuples ; c’est que,doué d’une curiosité archéologique, d’un coup d’œil exact,d’une puissance vivifiante, son génie résurrectionnel évoquetoute une époque, avec ses mœurs, ses intérêts, ses passions…c’est que sous sa plume enfin hommes et choses reprennent vieet place à la date où ils ont existé, que le lecteur se trouve insen-siblement transporté au milieu d’un monde complet, danstoutes les harmonies de son échelle sociale 1.

Sur le patron du roman scottien, Dumas veut sonderle cœur humain, tout en ressuscitant des pages d’Histoire.Or, pour représenter ensemble la chronique nationale etles passions individuelles, un nouveau régime spectacu-laire s’impose, qui allie plaisir du spectateur et qualitéintellectuelle de l’intrigue. Dumas en a l’intuition grâceà ses lectures, puis la conviction grâce à son expériencede spectateur et à sa pratique. Après deux bluettes écritesen collaboration, il adapte Fiesque de Schiller 2. La piècen’est pas représentée, mais ce choix enracine son théâtredans l’Histoire : il y est question d’une conspiration répu-blicaine menée par un jeune héros qui échoue et meurt.Mais c’est surtout l’aventure Christine (1828) qui fixe lesgrandes lignes de ses drames historiques 3. Cette piècerelate l’existence hors du commun d’une souveraine let-trée, amie de Descartes, anéantie par ses passions. Quandil soumet ce texte au comité de lecture du Théâtre-Fran-çais, Dumas n’ose pas encore utiliser la désignation« drame historique » ; sa pièce est composée en alexan-drins et respecte mutatis mutandis la règle des unités 4,

1. Alexandre Dumas, Gaule et France, éd. Julie Anselmini, ClassiquesGarnier, 2015, p. 52.

2. La « tragédie républicaine » du dramaturge allemand paraît chezLadvocat en 1821 dans le deuxième volume du Théâtre complet de Schiller.

3. Dumas a raconté par le menu ses mésaventures avec sa pièceChristine. Voir Mes Mémoires, op. cit., t. 1, chap. CXIV sq.

4. Ibid., t. I, chap. CXIV, p. 894. La transformation de la premièreversion de Christine est symptomatique de l’évolution de Dumas dansl’art de composer ses pièces. En 1828, l’œuvre cadre encore avec lesprincipes de la tragédie. En 1830, dans Christine, Stockholm, Fontaine-bleau et Rome, Dumas brise les unités et fait voyager le spectateur auxdifférents moments de l’existence de la souveraine. La trilogie histo-

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mais il tente d’adjoindre aux éléments classiques deseffets séduisants ou saisissants. Sa pièce est reçue « àcorrection » : le jeune auteur doit effectuer les change-ments demandés. Une conjoncture défavorable l’obligefinalement à passer son tour et à laisser la place à uneautre Christine, celle de Brault 1.

Ce sursis involontaire est décisif pour la suite de sa car-rière théâtrale. Les succès d’Henri III et de La Tour de Nesledépendent étroitement de la mésaventure de Christine :cette malheureuse expérience lui souffle en effet que lesuccès viendra à celui qui aura l’audace de raconter le passéavec flamme, à celui qui saura susciter chez le spectateur unplaisir neuf, en combinant Histoire et Imagination. La dateà laquelle il entre dans le paysage théâtral est égalementdécisive pour comprendre la popularité de ses drames. LaFrance traverse alors une crise politique majeure ; lesministères se succèdent, les lois de la Restauration se dur-cissent. Le public, bien qu’il cherche le divertissement,éprouve le besoin de déchiffrer la situation morale et poli-tique ; et le théâtre est le premier baromètre de l’étatd’esprit de la nation. Or Henri III et sa cour comme La Tourde Nesle, malgré leur ancrage dans le passé, sont des œuvresd’une brûlante actualité : elles invitent à penser le présentde manière critique, en représentant des moments char-nières qui font écho aux préoccupations qui précèdent etsuivent la rupture de Juillet 1830.

SCANDALES DE L’HISTOIRE

Henri III et sa cour comme La Tour de Nesle fondentleur intrigue sur les scandales qui entachent les règnes,

rique revêt alors des accents épiques. D’une version à l’autre, il accentuela violence des tableaux et des déchirements passionnels : dans la ver-sion remaniée de la tragédie de 1828 se dessinent déjà les véhémencesde La Tour de Nesle.

1. Fernande Bassan et Sylvie Chevalley retracent en détail les avaniessubies par Dumas avec sa Christine dans Dumas père et la Comédie-Française, Minard, 1972, p. 11 sq.

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compromettent les Grands et signalent à la foule leursfaiblesses. Les mignons (ou favoris) du roi Henri et lesamants de la reine Marguerite construisent ainsi lalégende noire de la couronne française.

Le roi et le favori

L’imaginaire historique d’Henri III et sa cour s’élaboreà partir du récit des amours tragiques de Saint-Mégrin,mignon assassiné par les affidés du duc de Guise. Laseconde partie du titre de la pièce, « et sa cour », évoqueimplicitement ce que la postérité a perçu comme un scan-dale : le rôle des favoris dans la vie du royaume et dansl’existence personnelle du monarque. Comme l’a montrél’historien Nicolas Le Roux, c’est sous le règned’Henri III que se fixent les règles de cour. L’établisse-ment de tels codes s’accompagne d’une reconnaissancefinancière des faveurs : tel mignon occupe telle charge eten tire tel bénéfice 1. Or, si Dumas puise dans les détes-tables légendes qui circulent sur Henri III et son entou-rage, il se démarque aussi de maints clichés.

La cour d’Henri III est présentée comme un ensembleà géométrie variable. Autour du roi évoluent la familleproche, les ministres, les conseillers, et enfin le groupediffluent des jeunes seigneurs désignés par la dilection duroi. Le caractère disparate de cette cour apparaît à lascène 5 de l’acte II, qui rassemble le plus grand nombrede personnages. Dumas théâtralise les caractères desfavoris. Les mignons de la pièce (Joyeuse, d’Épernon,Saint-Luc, Bussy d’Amboise et Saint-Mégrin) sontconstruits à partir de types dramatiques, inspirés de lacomédie ou des pièces de Shakespeare. Joyeuse rappelleArlequin, Saint-Luc Matamore et Saint-Mégrin fait

1. Voir le bel ouvrage de Nicolas Le Roux : La Faveur du roi.Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers1589), Champ Vallon, 2000.

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songer à Lélio, type du héros amoureux de la commediadell’arte. Ils sont confidents, soldats fanfarons, amou-reux, jeunes premiers. À l’image d’une troupe de théâtre,chaque favori occupe un « emploi » comique. Seul Saint-Mégrin incarne le jeune premier romantique.

La manière ludique dont Dumas introduit sur scène cegroupe fantasque désacralise la cour, espace du pouvoirroyal. Les mignons s’appuient ou se couchent sur le trônevide et attendent l’arrivée de leur protecteur. Tous cessignes empruntés au monde du théâtre indiquent la fragi-lité du règne et la faiblesse du roi absent. Bien que lacour ne se confonde pas avec les mignons, ces dernierslui donnent son ton et son éclat. Ils dominent visuelle-ment l’acte II par la similitude de leur costume 1 et parune série de jeux de scène : cinq mignons s’adonnent aufarniente, jouent, font leurs armes, commentent la mode,les intrigues amoureuses et enfin l’actualité politique.L’incontournable bilboquet, associé au règne d’Henri,fait également l’objet d’une séquence comique et offre unrepère caractéristique au public. Le badinage des favorisoccupe ainsi concrètement l’espace laissé vacant par leroi. Allongés sur les fauteuils destinés au souverain et àsa mère, les mignons forment un groupe désœuvré.

Cette peinture de Dumas s’inspire d’une vision aujour-d’hui éculée. Le dramaturge se démarque toutefois de lalégende rose bonbon de la cour d’Henri III en faisant deSaint-Mégrin un héros romantique, voué à la violencedes passions et à la mort. L’héroïsme du personnages’élabore à partir de quelques schèmes, qu’on retrouvechez d’autres personnages dumasiens : il appartient à lamoyenne noblesse, il est fougueux, ténébreux, chevale-resque ; son sens de l’honneur est sans faille. Saint-Mégrin se distingue aussi du groupe des favoris frivolespar sa propension à méditer sur son destin. En cela, lepersonnage est plus proche de Hamlet que de son modèle

1. Albertin, Indications générales pour la mise en scène d’Henri III etsa cour, Paris, Vézard, 1829, p. 5 et 6.

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dans la réalité : « sa folie n’est pas gaie », constateJoyeuse (I, 3). Comme le fou Chicot de La Dame de Mon-soreau, Saint-Mégrin est capable de dire au souverain sesvérités tout en lui étant fidèle. Sa proximité avec lemonarque le distingue enfin également de ses congénères,tournés vers le ludisme (Joyeuse) ou les galanteries roma-nesques (Bussy). Mais le charisme du personnage deSaint-Mégrin est aussi un repoussoir à la faiblessed’Henri III.

L’apparition du roi à l’acte II ne fait que soulignerla faiblesse d’un souverain intermittent du pouvoir. Lerythme de l’acte II se fonde sur trois entrées successives,celle de Bussy, celle d’Henri, puis celle de Guise. Commedans la tragédie classique, Dumas retarde l’entrée dumonarque. Mais celle-ci, bien qu’elle donne lieu à untableau solennel, est éclipsée par l’entrée du duc de Guise.Après le retour de Bussy (traité comme un « coup dethéâtre ») et l’entrée d’Henri III, l’irruption de Guise pro-duit une sorte de climax dramatique et visuel. L’apparencedu personnage suggère qu’il est le vrai détenteur de laforce. Son armure signale aussi ses ambitions politiques. Ils’oppose aux mœurs de la cour en n’adoptant point l’éti-quette raffinée du roi. Conscient de la valeur sémiotiquedes costumes, Dumas prend soin de créer un fort contrasteentre l’apparence des jeunes seigneurs et celle de Guise : levêtement instaure ici un conflit dramatique éloquent.

La cour du roi n’existe pas sans les favoris qui emblé-matisent le règne. L’absence de certains d’entre eux estsymptomatique de la faiblesse étatique. Dès le premieracte, l’affaire historique du « duel des mignons 1 » déter-mine l’atmosphère de la cour et annonce l’avenir deSaint-Mégrin. Cet épisode du règne d’Henri III désigneun duel qui opposa, entre autres, le baron d’Entragues àCharles de Caylus (ou Quélus) le 27 avril 1578. Quélusagonisa près d’un mois avant de mourir. Son décès, ainsique celui de Maugiron, rappelé dans la pièce à quatre

1. Voir note 3, p. 69.

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reprises, a plongé le roi dans une forme de neurasthéniequi confine au fétichisme – il offre aux mignons lesreliques de ses chers disparus. La fin des favoris fonc-tionne comme le signe avant-coureur d’une menace, bienplus tangible que les signes stellaires déchiffrés par Rug-gieri. Au sein de la cour, la position du favori est en effetdangereuse, car soumise au caprice royal, aux alliancespolitiques et surtout aux ennemis du roi 1. Dans ledrame, les mignons d’Henri III sont des cibles en puis-sance, car ils incarnent la violence d’État imposée à lacollectivité. Cette image est confortée par la légendeselon laquelle les favoris étaient couverts de présents etvidaient les caisses du royaume. Dumas restitue certescette image défavorable des favoris, mais il montre aussileur caractère d’exception. Le lien qu’il suggère entre leroi et ses seigneurs préférés n’est pas seulement d’ordreaffectif ou sexuel 2, il est aussi anthropologique. Le roicomble Saint-Mégrin de faveurs ; en retour, le favoripuise dans la rhétorique du sacrifice et du don de soipour marquer sa fidélité, selon une relation fortementritualisée. Henri III noue ainsi de puissants rapportsadelphiques avec Saint-Mégrin, et plus généralementfamiliaux avec ses favoris, tandis qu’il entretient des rela-tions conflictuelles avec le duc d’Alençon, son proprefrère. « Le roi m’appelle son fils », lance d’Épernon àl’acte I 3. Une telle proximité est perçue comme une

1. C’est également le constat opéré par Marie-Christine Natta dansson bel article, « La représentation du favori dans La Dame de Monso-reau », Dumas, une relecture de l’Histoire, Maisonneuve et Larose, 2003,p. 41-63.

2. La conduite de mise en scène d’Albertin précise qu’Henri met lamain sur l’épaule de Saint-Mégrin, geste discret mais suggestif. Cetteindication n’est pas fournie par les didascalies (voir note 1, p. 146). Parailleurs, en préférant Michelot à Armand, connu pour ses préférencesmasculines, Dumas n’a pas voulu mettre l’accent sur la dimensionhomosexuelle du roi.

3. Bien que Dumas l’ignorât probablement quand il composa sondrame, la rhétorique du don de soi et des liens du sang correspond àune réalité historique, comme l’explique Nicolas Le Roux : « À traversles lettres adressées au souverain apparaît un trait essentiel de la culture

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menace d’usurpation, et Catherine de Médicis se défiedes favoris pour cette raison :

Saint-Mégrin et lui sont mes ennemis. Ce jeune gentil-homme bordelais m’inquiète. Plus instruit, moins frivole sur-tout que Joyeuse et d’Épernon, il a pris sur l’esprit de Henriun ascendant qui m’effraye… Mon père, il en ferait unroi !… (I, 1).

Ces paroles portent une forte charge polémique pourle spectateur de 1829 : le lendemain de la représentation,la censure demande à Dumas de modifier cette réplique(entre autres), qui suggère une menace contre la cou-ronne. On ne badine pas avec l’usurpation. Tant qu’il estun frivole joueur de bilboquet, le favori n’effraie per-sonne. Mais dès qu’il se mêle sérieusement de politique,comme Saint-Mégrin, il constitue un danger. Sa mortn’est pas seulement la suite d’un délire de jalousie pas-sionnelle. Elle met également fin à une menace dynas-tique pour Catherine de Médicis et à un rival desuccession pour le duc de Guise.

La charge mortifère qu’endosse le favori se nourrit detrès nombreuses déflagrations burlesques et grotesques.Joyeuse, dont le nom prédispose aux drôleries, tient lerôle du bouffon. Les favoris d’Henri III rappellent ainsiles fous de cour, sans en avoir la laideur. Au quatrièmeacte, Saint-Mégrin est même qualifié de « fou » parJoyeuse, à cause de ses inquiétudes métaphysiques.L’allusion d’Épernon à l’ellébore, plante qui soigne de ladémence, renvoie également à la « folie » de Hamlet et àl’Amphitryon de Molière 1. Les favoris font songer auxfous shakespeariens, qui s’autorisent facéties et vérités

nobiliaire de la fin du XVIe siècle, l’imaginaire du don de soi. … Leslettres que le jeune Saint-Mégrin adresse au roi vers la fin de 1577témoignent parfaitement de la force de cet imaginaire sacrificiel » (LaFaveur du roi, op. cit., p. 102).

1. Dans Amphitryon, Sosie déclare à propos d’Alcmène qui prétendavoir vu son mari la veille : « Elle a besoin de six grains d’ellébore,/Monsieur, son esprit est tourné » (II, 2).

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sur le pouvoir. Cette « carnavalisation » est soulignée parGuise, pour qui les favoris ne sont que des pantins dégui-sés, comme le suggère la comparaison des épées : « Saint-Paul, tu prépareras mon épée de bal ; elle est juste de lamême longueur que l’épée de combat de ces messieurs »(II, 4). Les cocasseries du drame que véhiculent lesmignons se muent en jeux dangereux. Ainsi, l’insolenttrait de sarbacane qui « tue » symboliquement Guise (II,4) condamne à mort le tireur-rieur. La proximité du rireet de la mort, étudiée par Anne Ubersfeld dans le théâtrede Victor Hugo, existe aussi dans Henri III et sa cour,mais elle repose sur un système différent 1. Dans le dramede Dumas, le grotesque n’est pas dénué d’élégance nid’une certaine morgue aristocratique. Les traits d’espritde Joyeuse ou d’Épernon n’ont jamais l’amertume desmenaces d’un Triboulet, fou de François Ier dans Le rois’amuse de Hugo (1832). La caractérisation dumasiennen’obéit pas à un système d’inversions ; ainsi, l’apparencesémillante des mignons ne cache pas nécessairement despersonnalités retorses. Pourtant, acte après acte, leursdivertissements et leurs plaisanteries virent au noir et leregistre bouffon annonce le drame. La circulationd’objets triviaux, de fétiches et d’accessoires de déguise-ment rappelle constamment la présence d’un grotesquematérialisé par la mise en scène. L’utilisation finale dumouchoir pour achever Saint-Mégrin en offre la plusscandaleuse des expressions.

La reine sanglante

Non moins scandaleuses, les amours de La Tour deNesle stigmatisent les vicissitudes d’un royaumedécadent. Tout commence par une affaire retentissante,dont Dumas retient les aspects les plus sombres. À l’aube

1. Anne Ubersfeld, Le Roi et le Bouffon, José Corti, 2001, p. 77et passim.

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du XIVe siècle, trois grandes dames du royaume sontaccusées de stupre et de luxure. Marguerite de Bourgogneet ses cousines, Blanche et Jeanne, se seraient livrées àmoult débauches avec deux hobereaux sans nom ni for-tune. Or, ces princesses sont les brus de Philippe le Bel,issues des plus hautes lignées, épouses respectives deLouis, Charles et Philippe de France, derniers rois capé-tiens – les fameux « Rois maudits » immortalisés auXXe siècle par Maurice Druon. Isabelle d’Angleterre, filledu roi de France et épouse d’Édouard VIII, a dénoncéses belles-sœurs 1. Leurs turpitudes éclaboussent la cou-ronne de Philippe le Bel, entachent l’image de la royauté,déjà malmenée par le procès des Templiers 2. Le roi doitsévir et affirmer son autorité dans cette affaire de mœurs,d’autant plus que ses fils, héritiers présomptifs, fontpiètre figure. L’événement a des incidences dynastiquesplus graves encore : les princesses, en particulier Margue-rite de Bourgogne, sont potentiellement mères de futursrois ; si elles partagent d’autres lits, le spectre de la bâtar-dise se dresse face à la couronne.

Philippe IV diligente donc une enquête : deux jeunesseigneurs de basse extraction, Philippe et Gautierd’Aulnay 3, sont désignés comme amants des princessesMarguerite et Blanche. Accusés du crime de lèse-majesté,leur sentence est exécutée le 19 avril 1314 à Pontoise. Ilssont condamnés à être roués, écorchés vifs, émasculés,enduits de plomb fondu, traînés par des chevaux par lesrues, décapités puis accrochés à des gibets par les aisselles– leur sexe sera donné en pâture aux bêtes. Marguerite

1. Les historiens sont divisés sur les motivations d’Isabelle d’Angle-terre. A-t-elle voulu déstabiliser la royauté française ? se venger de sesbelles-sœurs pour des raisons personnelles ? La question n’est pasrésolue.

2. Entamé en 1307, le procès des Templiers s’achève par la condam-nation de son grand Maître, Jacques de Molay, qui périt sur le bûcherle 11 ou le 17 mars 1314.

3. L’orthographe de leur nom varie selon les sources : d’Aulnay,Daunay, d’Aulnoi, etc.

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et Blanche, quant à elles, sont tondues et cloîtrées àChâteau-Gaillard, autrement dit, enterrées vivantes dansune forteresse normande. Un an après les faits, Margue-rite de Bourgogne décède dans sa cellule. Bien que leshistoriens aient prétendu que son mari l’avait fait étran-gler après son accession au trône, elle est probablementmorte de faim et de froid, ou simplement des mauvaistraitements qu’elle a subis. Ainsi se referme « l’affaire dela tour de Nesle », l’une des plus scandaleuses du règnedes Capétiens. Malgré le nom donné à cet épisode, aucundocument d’époque n’évoque la tour de Nesle ni la pré-sence du personnage historique de François Buridan,moine et philosophe que Villon associe à tort aux affairesde Marguerite de Bourgogne. Pourtant, en 1832, il estlargement admis que les reines de France se sont adon-nées à des crimes effrénés dans cette mystérieuse tour.Où et comment cette légende est-elle née ?

Dumas se soucie peu de l’exactitude historique dans lapièce qu’il compose au printemps 1832. Anachronismes,inventions, invraisemblances, coups de théâtre, sonintervention broie la vérité au profit d’une mouture fic-tionnelle dynamique. Toutefois il conserve trois caracté-ristiques majeures, à partir desquelles la tour de Neslerenaît de ses cendres. C’est d’abord, comme dansHenri III, l’immoralité qui pèse sur le règne : des prin-cesses de sang s’adonnent en secret à la luxure – le sujetchoque, car il est scandaleux. La pièce ainsi joueconstamment avec les limites de l’immoralité et de l’amo-ralité, notamment à travers le cynisme réversible de Mar-guerite et de Buridan. Dumas rend compte aussi de laviolence d’État qui accompagna cette affaire, violencepropice à créer une vive polémique autour de la représen-tation du pouvoir des Grands. Pour les besoins du drame,il transforme le crime de lèse-majesté des frères d’Aulnayen un double infanticide, tout en condamnant Margue-rite et Buridan à subir la foudre royale. Il malaxe ainsi lasubstance politique de la chronique pour la hisser vers lemythe d’Œdipe et de Médée. Enfin, le lieu emblématique

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des crimes, la tour, occupe une place centrale dans l’ima-ginaire du drame. Dumas opère ici stratégiquement : lesuspense créé par le titre n’est satisfait qu’aux deuxièmeet cinquième actes, même si tout ramène constammentaux parois épaisses de « la vieille tour de Nesle, au-dessous de laquelle on retrouve tant de cadavres » (II, 9).La dramaturgie de La Tour de Nesle repose sur des fon-dations solides : le sexe et la mort dans l’espace légen-daire, domaines privilégiés du fantasme collectif.

Le soleil noir des rois

L’intérêt historique d’Henri III et sa cour et de La Tourde Nesle se dessine ainsi dans la représentation de lafaillite royale, même si la catastrophe que mettent enscène ces drames est ambiguë, car elle n’est pas accompa-gnée de l’absence du roi, comme ce sera le cas dans RuyBlas. Henri III offre une image assez dégradée de lamagnificence royale : obsédé par sa vêture, dominé parsa mère, attiré par ses mignons, sensible à la nécromancie,il est ostensiblement féminisé. Mais Dumas le montreaussi qui brave le duc de Guise, le traite avec ironie ense nommant lui-même chef de la Ligue. Par moments,Henri III redevient le duc d’Anjou, héros des batailles deJarnac et de Moncontour. Il ne manque alors ni demorgue ni de panache. Si sa lignée s’éteint, son emprisesur les Grands du royaume demeure, fût-elle fragile. Pources raisons, ce rôle est sans doute l’un des plus passion-nants de la pièce, car l’un des plus complexes. La trèssérieuse Revue française décerna d’ailleurs à Dumas unsatisfecit pour sa représentation d’une figure royale si for-tement décriée :

Henri III est difficile à peindre, même pour l’Histoire.Nous ne pouvons guère arranger d’une façon vraisemblable,dans notre imagination, ce prince, vainqueur de Jarnac et deMoncontour, promoteur de la Saint-Barthélemy, appelé,pour sa haute renommée, au trône de Pologne, et en même

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temps faible, efféminé, lâche, débauché et dévot. Commenttant de contrastes se combinent-ils dans un seul et mêmecaractère ? comment lier la succession d’idées si disparates ?L’auteur s’en est, en vérité, fort bien tiré. Son Henri III estle personnage de la pièce qui a le plus de consistance et d’ori-ginalité. C’est un roi dégradé, mais spirituel, qui juge de toutet de lui-même avec finesse ; qui met de l’amour-propre etpresque de la dignité à ne pas prendre la responsabilité deson propre gouvernement. Il n’a point de volonté, cela luidonnerait trop de peine ; mais il voit juste, et ne veut pasqu’on le croie dupe 1.

La vraie tragédie de l’État est contenue dans laseconde partie du titre du drame. La « cour » est en effetune constellation où des satellites potentiellement dange-reux gravitent autour de l’astre royal. Le souverain n’estjamais seul face à son destin ; il ne peut méditer sur sahaute mission, comme le fait Don Carlos dans Hernaniquand il se métamorphose en Charles Quint dans le tom-beau de Charlemagne 2. Ni Henri III ni Louis X ne sontdes rois autonomes. Un détail formel, symptomatique del’étiolement du pouvoir, en témoigne : leur partition necontient aucun monologue.

La faillite royale est également suggérée par le rapportdu roi à l’espace dramatique. Sophie Mentzel a justementmontré que le monarque dumasien était un personnageinstable 3. Sa fonction est en outre parasitée par l’envi-ronnement proche, ou entravée par le décor qu’il habite,par les objets qui traditionnellement le sacralisent. DansLa Tour de Nesle, Louis X entre en scène cerné par Mar-guerite et Buridan : ce n’est pas le roi seul qui attise lacuriosité, mais l’escorte singulière qui l’accompagne. Per-sonnage secondaire et malléable, il est noyé dans unespace qu’il tente de maîtriser. Les rois des deux drames

1. Revue française, n° 9, Paris, 1829, p. 72.2. Hernani, IV : « Le Tombeau ».3. Voir son article : « Le roi sur la scène romantique : un homme

plein de misères ? », Personnage de théâtre et espace ludique, dir.Georges Zaragoza et Didier Souiller, Éditions du Murmure, 2014.

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ne sont pas les personnages centraux dans la distribu-tion. Même si Henri III fournit une partie de son titre àla pièce de 1829, l’intérêt dramatique se porte sur sonentourage. La royauté sort ainsi de son axe : le roi, épi-centre du pouvoir politique, ne fait pas battre le cœurnévralgique de l’action. La conception de l’historiamagistra vitae 1 est ainsi malmenée par Dumas : l’His-toire n’est plus seulement dispensatrice d’exemplesillustres à travers les figures royales, elle affecte tous ceuxqui, de près ou de loin, subissent les événements. Dansl’une et l’autre pièce, le roi est une reine et le véritablepouvoir est assumé par une femme. Catherine de Médicisagit dans l’ombre et souffle à son fils chéri les décisionspolitiques. Quant à Marguerite de Bourgogne, elle règneen attendant le couronnement d’un époux qu’elle dominepar son charisme 2. La représentation du déclin royal estd’autant plus riche symboliquement que l’intrigue desdrames peint un moment de puissance monarchique.Dumas se souvient ici de la dramaturgie classique,puisque, dans les deux pièces, il fait de l’acte IV lemoment politique de l’action, durant lequel le souverainmanifeste son autorité : ainsi, à l’acte IV, Henri III sefait chef de la Ligue et Louis X monte sur le trône. Dansles deux cas, ces scansions politiques sont certes liées audénouement, mais elles sont traitées comme des actionssecondaires sur le plan dramaturgique, bien qu’ellessoient primordiales sur le plan historique. Le chroni-queur de La Revue littéraire a bien perçu le rôle d’« inter-mède » de ces scènes politiques :

Tous ces grands noms, tous ces souvenirs s’emparent duspectateur, remuent son imagination, jettent une sorte de

1. La formule remonte à Cicéron. Elle indique une conception clas-sique de l’Histoire, qui doit dispenser des exemples en racontant la viedes grands de ce monde. Sur l’évolution de ce concept, voir en particu-lier François Hartog, La Chambre de veille, Flammarion, 2013, passim.

2. Les Grands du royaume le constatent, « le véritable roi s’appel[le]non pas Louis le Hutin, mais Marguerite de Bourgogne (La Tour deNesle, IV, 2).

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vernis poétique sur une action qui en elle-même n’a riend’attachant ; par là elle est tirée du vulgaire ; et, au premiercoup d’œil, un faux air de drame héroïque masque tant degrossièreté. Ainsi, ces espèces d’intermèdes historiques […]sont pourtant essentiels au succès de la pièce, et l’auteur neles a sûrement pas mis sans motif. Ils partagent l’attentiondu spectateur, amusent ses regards, et satisfont à son goûtpour les détails historiques 1.

Henri III et sa cour et La Tour de Nesle mettent enscène les prémices d’une crise de succession majeure.L’année 1578 n’est certes pas la plus agitée du règned’Henri III, mais Dumas incruste dans la fable de nom-breux détails qui annoncent la fin inéluctable des Valois,empiégés dans d’insolubles conflits religieux et politiques,ainsi que dans maintes affaires d’alcôve. La mort du roin’est pas seulement inscrite dans les paroles prophétiquesdu dénouement ou dans la nécrophilie suggérée du sou-verain, elle suinte des murs du Louvre et de toutes lesallusions aux crimes d’un passé récent et lointain. Unemême menace pèse sur l’avenir de la royauté dans LaTour de Nesle à travers les affaires du présent. Dumasredistribue les événements historiques : il modifie la datedu couronnement de Louis X, prélude de la décadencecapétienne, et déplace le fameux procès des Templiers. Lacélèbre malédiction de Jacques de Molay est évoquée àl’acte V. Dans ce climat de tension et de suspicion généra-lisée à l’égard du pouvoir, le procès est présenté commeun stratagème monté de toutes pièces, dont Landry estle complice :

LANDRYDans le procès des Templiers, qui a eu lieu au commence-ment de cette année, il manquait un témoin pour faire triom-pher la cause de Dieu, et condamner Jacques de Molay, legrand maître ; un digne bénédictin jeta les yeux sur moi etme dicta un faux témoignage, que je répétai saintement mot

1. Revue française, n° 7, Paris, 1829, p. 71.

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à mot devant la justice, comme s’il était vrai ; le surlende-main, les hérétiques furent brûlés, à la grande gloire de Dieuet de notre sainte religion (V, 3).

La falsification du procès et, implicitement, la malédic-tion bien connue de Jacques de Molay enténèbrent laprise de pouvoir. S’ajoutent à cet épisode simplementrelaté l’arrestation et l’exécution d’Enguerrand de Mari-gny, acte tyrannique qu’ordonne Marguerite de Bour-gogne. Or ces événements ne se sont pas déroulés lors dela prise de pouvoir de Louis X, mais à la fin du règnede son père, Philippe le Bel. Le dialogue instille un flouchronologique, laissant entendre que tout s’est passé aumoment du couronnement. Cette concentration volon-taire des épisodes place le nouveau règne sous de tra-giques auspices. Pour Dumas, « l’affaire de la tour deNesle » n’est donc pas seulement une anecdote degrandes dames gourgandines. La sacralité de la couronneest entachée par les turpitudes des princesses, manifesta-tions délétères et orgiaques de la violence d’État. Dansles deux pièces, la royauté est synonyme de duplicité et demensonge. Dumas choisit de ne pas peindre une rupturehistorique frontale, mais les dessous d’une crise majeure,les failles qui ouvrent les brèches. Seuls les rois du passé,en particulier les pères des monarques régnants, sontauréolés de quelque gloire – les allusions à Philippe leBel et à Henri II, tous deux disparus accidentellement,les valorisent. Héritiers d’une situation dynastique com-plexe, derniers Capétiens et derniers Valois sont sur le filde l’Histoire, tout près de vaciller. Voici venu le tempsdes rois maudits et du désenchantement politique.

La fatalité qui plane sur les deux drames résulte d’unedonnée purement historique, celle des « héritages hori-zontaux », ici habilement explorée. Henri III et sa couret La Tour de Nesle dépeignent l’échec des successionsfraternelles au trône de France – avant d’être assassinéen 1589 sans descendance, Henri III a succédé à Fran-çois II et à Charles IX ; quant à Louis X, il est l’aîné

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d’une fratrie de rois, Philippe IV et Charles IV : toustrois mourront sans héritier mâle. L’imaginaire de la loisalique, que Dumas s’est approprié en lisant l’historienLouis-Pierre Anquetil (1723-1808), surplombe la penséepolitique des deux pièces : elle conditionne les crises desuccession des Capétiens et des Valois 1. C’est pourquoile choix de l’ancrage temporel est essentiel sur le planidéologique. En 1314 et en 1578, la couronne est fragili-sée à cause de la crise de succession qui se profile 2. Lalégitimité est au centre du débat. Faut-il s’étonner quecette donnée historico-politique constitue le cœur poli-tique des deux pièces ? Le dialogue entre le passé et leprésent est ici extrêmement sensible pour les contempo-rains de Dumas, notamment en février 1829. Même si lecontexte est fort différent, Charles X est le dernier d’unefratrie de rois. Plus de vingt ans après la mort de leurfrère Louis XVI et de leur neveu Louis XVII,Louis XVIII puis Charles X accèdent au trône dans latourmente de l’Histoire et restaurent un régime politiqueancien. Or Dumas montre justement l’échec de ce sys-tème politique issu de l’Ancien Régime. Il partage en celaavec Hugo et Vigny l’ambition de représenter le passénational pour susciter un regard critique sur le présent.Dans cette optique, ces deux drames historiques sont desdétonateurs de conscience, qui mettent au diapason lethéâtre historique et les canons de Juillet 1830.

1. Rappelons ici que, à la mort de Charles IV, le roi Édouard IIId’Angleterre, petit-fils de Philippe le Bel par sa mère, revendique lacouronne de France. Mais la loi salique ne reconnaît pas la primogéni-ture par les femmes et le trône est confié à Philippe VI de Valois, issud’une branche latérale des Capétiens. Ce conflit dynastique marque ledébut de la guerre de Cent Ans.

2. Entre 987 et 1316, la primogéniture mâle avait pu être appliquéesans problème, les fils succédant aux pères – c’est ce que les historiensnomment le « miracle capétien ». Sous le règne de Louis X le Hutin,dont La Tour de Nesle met en scène le commencement, une rupturemajeure se produit. Louis X et ses frères n’ont que des filles. Le mêmebouleversement intervient sous le règne d’Henri III, dernier d’une fra-trie qui s’est dissoute dans la maladie et les guerres de Religion.

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Charles X, comme ses lointains ancêtres Louis X etHenri III, est le dernier roi d’une lignée qui s’abîmerabientôt dans l’histoire d’une nation.

ANAMORPHOSES DE L’HISTOIRE

Du drame de 1829 à celui de 1832, le régime de repré-sentation de l’Histoire change. À rebours, Dumas opèrelui-même la taxinomie de ses pièces dans la préface deCatherine Howard. Il pose la synthèse de ses expérimen-tations théâtrales :

Catherine Howard est un drame extra-historique, uneœuvre d’imagination procréée par ma fantaisie ; Henri VIIIn’a été pour moi qu’un clou auquel j’ai attaché mon tableau.

Je me suis décidé à agir ainsi, parce qu’il m’a semblé qu’ilétait permis à l’homme qui avait fait du drame d’exceptionavec Antony, du drame de généralité avec Teresa, du dramepolitique avec Richard Darlington, du drame d’imaginationavec La Tour de Nesle, du drame de circonstance avec Napo-léon, du drame de mœurs avec Angèle, du drame historiqueavec Henri III, Christine et Charles VII, de faire du drameextra-historique avec Catherine Howard 1.

Au vrai, Henri III et sa cour et La Tour de Neslerelèvent aussi du drame « extra-historique », tant lesactions scéniques prennent des libertés avec les événe-ments. Mais l’aveu de migration du « drame historique »vers le « drame d’imagination » nous renseigne surl’orientation que Dumas donne à son théâtre au débutdes années 1830.

Vulgarisation d’élite

Henri III et sa cour bénéficie d’un très riche matériaudocumentaire : même si Dumas ne dispose ni d’une

1. « Préface » de Catherine Howard, 1834.

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culture académique ni d’une instruction solide, il a lesouci du détail vrai et fait montre d’une certaine exigencedans la compilation de ses sources. Aussi puise-t-ilpresque tout le fond historique de son drame dans l’His-toire de France d’Anquetil 1, source qu’il revendique. En1828, Louis-Pierre Anquetil est un historien estimé, unexcellent vulgarisateur qui fait toujours autorité. SonHistoire de France présente les événements année aprèsannée, s’arrête sur les figures marquantes et les instantsmémorables des règnes. Anthropocentrique, cette His-toire peint les vices et les vertus des Grands, décrit lesscansions majeures des lignées, convoque le commentairesubjectif pour extraire un sens ou une morale de la chro-nique. Essentiellement circonstanciel, le récit est réglé surl’existence des rois et des cours, sur l’ordre des batailles,des édits et des traités de paix. Le grand événement cou-doie l’anecdote. L’écriture d’Henri III et sa cour doitbeaucoup à cette vision de l’Histoire : parallèlement àdes épisodes aussi déterminants que ceux de la Ligue,Dumas peint les mésaventures des mignons de couchette.La pièce emprunte ainsi à l’historien la double dyna-mique chronologique et descriptive, anecdotique et évé-nementielle, afin d’accéder à un équilibre en action etportraits.

L’« affaire Saint-Mégrin » est contenue dans les pagesd’Anquetil. Dumas se fonde toutefois sur un autre épi-sode pour nourrir l’imaginaire du drame, celui durant

1. Louis-Pierre Anquetil a choisi la carrière ecclésiastique, mais aconsacré sa vie à l’Histoire. Ses ouvrages ont longtemps fait autorité etont été republiés pendant la première moitié du XIXe siècle. Parmi sesœuvres les plus remarquables figurent L’Esprit de la ligue (1767) et samonumentale Histoire de France. La Bibliographie universelle préciseque l’Histoire de France depuis les Gaulois jusqu’à la mort de Louis XVI,publiée en 1804, est « une histoire succincte, régulièrement distribuéepar dates, qui présente la suite des faits sans accessoires étrangers, etassez étendue pour donner une idée juste des événements » (vol. 1,Paris, Gosselin, 1829, p. 101). C’est dans cet ouvrage que Dumas puisela matière de son drame.

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LA TOUR DE NESLE. HENRI III32

lequel Guise met sa femme à l’épreuve au moyen d’uncruel subterfuge :

Quoique attaché au roi, et par état ennemi du duc deGuise, Saint-Mégrin n’en aimait pas moins la duchesse,Catherine de Clèves, et on dit qu’il en était aimé. L’auteurde cette anecdote nous représente l’époux indifférent surl’infidélité réelle ou prétendue de sa femme. Il résista auxinstances que ses parents lui faisaient de se venger, et nepunit l’indiscrétion ou le crime de la duchesse que par uneplaisanterie. Il entra un jour de grand matin dans sachambre, tenant une potion d’une main, et un poignard del’autre, suivi de quelques reproches : « Déterminez-vous,madame, lui dit-il d’un ton de fureur, à mourir par le poi-gnard ou par le poison. » En vain demanda-t-elle grâce, il laforce de choisir : elle avale le breuvage et se met à genoux,se recommandant à Dieu, et n’attendant plus que la mort.Une heure se passe dans ces alarmes. Le duc alors rentreavec un visage serein, et lui apprend que ce qu’elle a prispour poison est un excellent consommé. Sans doute cetteleçon la rendit plus circonspecte par la suite 1.

Dans Mon odyssée à la Comédie-Française, Dumasapporte des précisions sur sa méthode d’investigation etses stratégies d’auteur. Il approfondit d’abord le caractèrede Saint-Mégrin dans la Biographie de la France, qui luifournit des informations historiques sur les protagonistesde son drame. Cette exploration le conduit à une troi-sième source, le Journal des choses mémorables advenuesdurant le règne de Henry III roi de France, de Pierre deL’Estoile. Le témoignage de ce contemporain précise lescirconstances de l’assassinat, peint les protagonistes etsitue précisément l’événement :

Le Lundi 21, Saint-Mégrin, jeune Gentil-homme Bourde-lois, beau, riche & de bonne part, l’un des mignons fraisezdu Roy, sortant à onze heures du soir du Louvre, où le Roy

1. Anquetil, Histoire de France depuis les Gaulois jusqu’à Louis XVI,Paris, Jubin, 1829, p. 66-67. Si l’on suit la pagination citée par Dumas,ce dernier a lu l’épisode de Saint-Mégrin dans l’édition de 1813.

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TABLE

Présentation .............................................................. 7

HENRI III ET SA COUR

Notice ....................................................................... 43Henri III et sa cour .............................................. 53

LA TOUR DE NESLE

Notice ....................................................................... 165La Tour de Nesle .................................................. 173

Annexe ...................................................................... 289Chronologie............................................................... 293Bibliographie ............................................................. 299

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N° d’édition : L.01EHPN000588.N001Dépôt légal : février 2016