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La Terre et les Hommes dans les lettres gréco-latines

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Pierre Savinel

La Terre et les Hommes dans les lettres

gréco-latines

Préface de Gustave Thibon

Éditions Sang de la terre 30, rue Chaptal - 75009 Paris

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I L L U S T R A T I O N S D E C O U V E R T U R E

Première de couverture :

Déméter, à gauche, appuyée sur son sceptre, confie à Triptolème un épi de blé ; à droite, sa fille, Coré-Perséphone, appuyée sur une longue torche, pose sur la tête du jeune homme une couronne d'or. La gravité hiératique des trois personnages est celle même de l'épop- téia (voir ch I, p. 25). Elle saisit même le visiteur moderne, qui se sent en présence d'un mystère : Triptolème reçoit mission des Dées- ses de porter à tous les hommes le grain de blé qui assurera leur nourriture et leur communiquera l'idéal de pureté morale auquel les mystères d'Eleusis ont atteint à la date de ce bas-relief (vers 430 av. J.-C.).

Athènes, Musée national, photographie : Eric Lessing-Magnum.

Quatrième de couverture : Très beau bas-relief de l'Ara Pacis, élevé en 13, à Rome, à la gloire d'Auguste et de la famille impériale. Il représente la déesse Tellus (Terre en latin), dans sa force calme et maternelle : les deux bébés sont peut-être un rappel des divins jumeaux, Rémus et Romulus. A ses côtés les Vents donneurs de vie ; à ses pieds les animaux domestiques qu'elle nourrit pour le service des hommes.

Photographie Anderson - Giraudon.

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30, rue Chaptal, 75009 Paris

© Éditions Sang de la terre, Paris 1988 ISBN 2-86985-020-4

ISSN 0298-993 X

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous pays.

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Préface

On raconte que Hegel, contemplant pour la première et unique fois de sa vie la chaîne du Mont-Blanc, n'exprima son ravissement — au sens étymologique, et très fort du mot — que par ces paroles : So ist (c'est ainsi). J'avoue avoir éprouvé un sentiment analogue en parcourant cette immense fresque où sont dépeints, à travers quinze siècles de littérature, les rapports entre l'homme et la terre, depuis l'époque mycénienne jusqu 'à l'aube du Moyen Age. Plus on est saisi intérieurement, plus on se sent impuissant à commenter — et le « Tolle, lege » de saint Augustin apparaît comme la seule réaction proportionnée à l'émotion ressentie.

J 'ai été d'abord ébloui par la somme de connaissances rassemblées dans ce livre. Et ensuite par la vibration humaine qui traverse toutes ces pages et transforme les données de l'érudition en nourritures de l'âme.

Une constante se dégage de cette lecture, à savoir que la solidité et partiellement la qualité d'une civilisation reposent sur l'étroitesse du lien qui attache l'homme à la terre et la terre à l'homme. Constante vérifiée tout au long de l'Antiquité et jusque dans les temps modernes. Partout où ce lien subsiste, soit sous la forme de la gens patriarcale, soit sous celle de la petite propriété terrienne, l'individu et la Cité conservent leur équilibre ; partout où il se détend, comme dans les latifundia oligarchiques, s'amorcent les décadences.

La lecture de ce livre m'a rappelé cette osmose entre l'homme et la terre que j'ai vécue dans mon enfance paysanne et ma commu-

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nauté villageoise — cette synthèse de l'avoir et de l'être que réalisait la petite propriété rurale, ce lien unique et sacré entre une parcelle de l'immense nature et son possesseur. Ce n'est pas par hasard que nos vieux paysans disaient « le bien » (toujours au singulier) pour désigner leur terre tandis que pour désigner l'argent (bien par essence mobile et extérieur), ils employaient immanquablement le pluriel : les sous...

En relisant les Travaux et les Jours d'Hésiode, je ne vois guère de différence entre la vie que j'ai connue au début du XX siècle et celle que décrit l'auteur grec : même autarcie économique, mêmes travaux où l'outil était le prolongement direct de la main de l'homme, et même climat moral gouverné par des valeurs qui gravitaient toutes autour du sol protecteur et nourricier.

On songe aux vers de Péguy évoquant le paganisme des paysans :

« Que Dieu mette avec eux dans le juste plateau Ce qu'ils ont tant aimé, quelques grammes de terre, Un peu de cette vigne, un peu de ce côteau, Un peu de ce ravin sauvage et solitaire. »

Que reste-t-il aujourd'hui de ce pacte nuptial entre l'homme et la terre ? Le paysan est devenu un exploitant agricole : mieux équipé par la motorisation, mais obsédé par le rendement nécessaire à l'acquisition des machines et à la satisfaction des nouveaux besoins créés par la vie moderne, il tend à ne plus voir dans la terre qu'un matériau dont l'exploitation a pour seul but un afflux de papier monnaie. Sans parler de l'exode rural qui sévit à une cadence accélérée.

Oui, que reste-t-il ? La rupture entre l'homme et la terre, c'est aussi la rupture entre l'homme et lui-même. Et, corrélativement, la rupture entre l'homme et sa source divine. A l'image de la plante qui se nourrit à la fois de l'humus par ses racines et de la lumière par la fonction chlorophyllienne. La tige qui s'élance vers le ciel a pour alliée « la substance chevelue » (dixit Paul Valéry) qui s'enfonce

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dans le sol : seules les fleurs artificielles peuvent se passer de racines. C'est la vie même qui est en question, et l'homme artificiel que nous prépare une civilisation de plus en plus minéralisée court le risque de traîner en lui un fantôme d'âme, insensible aux voix profondes de la nature comme aux appels de l'éternité, et aussi incapable de vivre d'une vraie vie que de mourir d'une vraie mort. La vague d'ennui et le besoin incessant de distraction et de mouvement qui ronge les pays surdéveloppés sont en grande partie l'effet de cette double dénutrition de l'être intérieur...

Et maintenant ? Jouer au prophète ne me tente pas. Et d'autant moins que l'absence de références dans le passé, due à l'explosion technique de notre époque, aggrave l'incertitude de toute anticipation sur l'avenir. Reste ce constat : ces deux processus corrélatifs que sont la séparation d'avec la nature et l'oubli du ciel ont pour effet de vider l'homme de sa substance terrestre et de sa vocation divine. Et cette espérance : l'excès de désordre appelle, sous peine de mort, le retour à l'ordre. « Tu ne pouvais pas naître à une meilleure époque que celle où on a tout perdu », disait Simone Weil. Mais du même coup, par la prise de conscience de ce qu'on a perdu, celle où l'on peut aussi tout retrouver. Car, pour reprendre le grand mot de Nietzsche, « là où il y a des tombes, il y a aussi des résurrections ».

G u s t a v e THIBON

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Chapitre I

Civilisation mycénienne : la Terre-Mère

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A notre époque d'agro-industrie, d'agriculture mécanisée, où les « combine-harvesters » nord-américains, moissonneuses- batteuses géantes, véritables usines ambulantes organisées en escadres, ramassent des millions de quintaux de blé en remontant du Texas au Canada sur un large front qui suit la maturation du grain, nous avons besoin d'un sérieux effort d'imagination pour sentir ce que représentait la terre et ses travaux pour les Grecs anciens. Loin d'être perçue comme de la matière, un milieu chimique, comme pour l'ingénieur agronome moderne, elle est une force divine : la terre divine, dit souvent Homère, la plus puissante déesse, Gaïa (qui donne Gée en français, et forme tous les mots en géo-), la première Existence : elle émerge un jour du Néant, première Vivante, après le règne sinistre et comme négatif du Chaos, dont le premier sens est le Vide. Elle est l'origine féconde de tout, comme on le voit dans la Théogonie d'Hésiode. Par une parthénogénèse colossale, elle s'autoféconde et tire d'elle-même un fils, Ouranos (Ciel, le mot grec se retrouvant dans des composés comme uranographie), avec lequel elle forme le premier couple divin, incestueux par force (d'ailleurs la réprobation de l'inceste semble tardive dans la civilisation grecque : Œdipe-roi de Sophocle, en est un tragique écho, et il relate des faits censés se passer disons au XIV siècle av. J.-C.), et Gaïa met au monde, entre autres, Kronos, qui

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engendre Zeus, dont on voit qu'il n'est nullement primordial dans la cosmogonie grecque.

A vrai dire, cette révérence pour Gaïa est pour les Grecs une acquisition tardive, due au contact avec la civilisation pélasgique et crétoise. La première apparition des Grecs dans la péninsule à laquelle ils donnent leur nom est située vers 2000 avant notre ère, avec les Achéens. Ces derniers constituent un rameau de ce que nous appelons les Indo-Européens, et dont le berceau a varié avec les érudits, la dernière localisation les situant au sud de la Russie actuelle. La partie caucasienne aurait envahi la Perse et l'Inde ; la partie carpathique, l'Anatolie, la Grèce, l'Italie et l'Ouest européen. Les Achéens, comme tous les Indo-Européens, sont des pasteurs nomades quand ils arrivent au contact des populations préhelléniques : leur civilisation rudimentaire (on peut trouver une réprobation tardive de l'anthropophagie dans le mythe de Kronos dévorant ses enfants, Tydée mangeant le crâne de Ménalippos, toujours vers le XIV siècle avant notre ère) est patriarcale ; leur Ciel pauvre et dominé par des dieux mâles : tonnerre, soleil, etc., à l'image de leur société. Leurs hordes de brachycéphales blonds aux yeux bleus (ce sera le canon de la beauté dans la Grèce classique) entrent en contact avec une civilisation crétoise déjà raffinée (celle des « Premiers Palais », 2000-1750 av. J.-C.) de cultivateurs sédentaires, civilisation matriarcale, adoratrice de la Grande Déesse, la Terre-Mère, dont le culte est assuré essentiellement par les femmes. Dès le néoli- thique, on trouve en Crète des idoles femelles stéatopyges (mot- à-mot : aux fesses grasses, promesse de fécondité). Au contact de ce peuple qui domine l'Égée pendant six siècles (2000-1400), qui a des établissements coloniaux en Grèce continentale, avec « l'immémorial sanctuaire de Gaïa à Delphes », pour reprendre les termes de Ch. Autran dans son Homère et les origines sacerdotales de l'épopée grecque, vraisemblablement fondation crétoise, les Achéens vont se « crétiser », s'initier à l'agriculture,

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et intégrer dans leur Ciel des divinités féminines, comme pour marquer leur passage à une société plus équilibrée, moins exclusivement sectatrice de la violence. Un exemple typique de cette féminisation de leur Olympe se trouve dans le combat victorieux que livre Apollon à Python, le grand serpent au service de Gaïa à Delphes (le serpent, qui rampe et hiberne en terre, est voué de ce fait aux cultes chtoniens : de chton, la terre). Python percé des flèches du dieu-archer, ce dernier s'approprie l'oracle de la Terre-Mère, Gaïa, qu'il relègue dans un sanctuaire en contrebas : on ne peut plus clairement signifier aux peuples préhelléniques que leur soumission est inscrite au Ciel, et que désormais le pouvoir appartient aux envahisseurs ; mais on leur marque aussi qu'ils ont leur place, et que les nouveaux venus acceptent de reconnaître la Terre-Mère. Ainsi les prêtres mettent la mythologie au service de la politique, et justifient par les hiérarchies célestes un état de fait sur la terre.

On assiste ainsi à la constitution d'une civilisation créto-mycé- nienne, parce que Mycènes, en Argolide, en devient une sorte de capitale, réplique semi-barbare de Cnossos. Vers 1400 avant notre ère, cette Grèce achéenne, couverte de « burgs » qui surveillent de vastes cultures, développant industrie et marine, va battre sa nourrice et détruire Cnossos et la thalassocratie crétoise. Elle connaîtra alors son apogée et, après l'expédition de Troie (vers 1200 av. J.-C. ?), périra à son tour sous les coups d'une deuxième vague d'envahisseurs grecs, les Doriens. En ce qui concerne la terre, objet du présent ouvrage, comment peut-on se représenter l'apport de la civilisation mycénienne, entre 1700 et 1200 ? Notre source essentielle est dans les poèmes homériques, surtout l' Odyssée. Nous allons regarder vivre Ulysse à son retour à Ithaque (chants XIV à XXIV). Nous n'oublierons pas qu'il ne s'agit pas d'une étude économique contemporaine de la civilisation mycénienne, mais d'un poème conçu au début du VIII siècle avant notre ère, et transmis oralement jusqu'à sa

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première fixation écrite, commandée par Pisistrate, vers 560 av. J.-C. ; et surtout qu'il ne faut généraliser qu'avec la plus grande prudence, s'agissant d'une période qui s'étend sur un demi- millénaire, et pour laquelle nous n'avons strictement aucun document historique.

Cette civilisation mycénienne est essentiellement agricole et pastorale. La cellule de base est le « génos », l'ensemble formé par les descendants d'un même ancêtre, souvent divin, et sur lesquels le chef (anax, basileus) dispose d'une autorité absolue. Dans l'Iliade ce génos comporte des dizaines de membres : autour de Nestor, à Pylos, se groupent six fils, avec femmes et enfants, et six filles, avec les gendres ; on cite souvent Priam, ses cinquante fils et ses douze filles, bien qu'il n'appartienne pas à la civilisation mycénienne, mais à une civilisation anatolienne, peut-être elle aussi indo-européenne, et dont les Mycéniens viennent détruire une capitale : Ilion-la-Sainte. Henecken, cité par Lévêque, dans son Aventure grecque, considère les Troyens comme des Indo-Européens du groupe carpatho-danubien, comme les Achéens : ils descendent sur la Grèce vers 1950 av.

J.-C., mais en passant par les détroits et l'Asie mineure, ce qui fait que leur civilisation empruntera de nombreux traits aux Asianiques. Pour Ulysse, se trouve-t-on devant une exception ? Il est fils unique, de Laërte, et il a un fils unique, Télémaque. Le génos vit d'un et sur un « téménos » (racine : temno, couper), c'est-à-dire une portion de territoire que les historiens évaluent au plus à 20 ha. On a vu qu'avant d'envahir la Grèce les Achéens étaient essentiellement éleveurs et carnivores. Ils le restent dans

les poèmes homériques : la consommation de viande dans le camp achéen est impressionnante dans l' Iliade ; et dans l' Odyssée, Eumée accueille Ulysse déguisé en mendiant en lui faisant rôtir deux porcelets. C'est un trait qui disparaîtra dans la Grèce classique où, chez le petit propriétaire, la viande est réservée aux jours de fête. Mais une fois ces porcelets cuits, Eumée les

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saupoudre de farine : les Achéens, au contact des Pélasges et des Crétois, ont appris l'agriculture, et le domaine d'Ulysse, tant dans son île d'Ithaque que sur le continent, comporte des terres à blé et de la vigne (extr. II ci-dessous).

Ce téménos est cultivé essentiellement par des esclaves (dmoes : racine dam, dompter), qui sont surtout des prisonniers de guerre réduits en esclavage. Car la guerre, la razzia, sont des activités non moins essentielles que l'agriculture, et qui la conditionnent : elles fournissent les machines agricoles vivantes. L'esclave est une chose (res en latin), un être humain privé d'existence juridique. Sa condition est souvent évoquée avec horreur chez Homère et les tragiques : c'est le doulion hêmar, le jour servile, comme si tous les jours de l'esclave, longue nuit homogène dans le désespoir, n'en faisaient qu'un. Le dernier degré dans cette condition, c'est celui de l'ouvrier agricole, et quand on veut punir un esclave valet de chambre, on l'envoie aux champs.

Pourtant, quand on lit l' Odyssée, en particulier, on a souvent l'impression qu'il n'y a pas entre les maîtres et les serviteurs cette distance irréductible existant entre les hommes et les choses. D'abord les maîtres ne considèrent pas le travail, agricole en particulier, comme déshonorant. « Le travail est noble en ce temps », n'hésite pas à écrire Glotz dans son Histoire grecque, t. I, p. 120. On les appelle « rois » (basileis) et « semblables aux dieux » (théoeides), et ces mots évoquent Louis XIV à Versailles. En fait il s'agit d'un chef de clan, qui se mêle volontiers à ses travailleurs, agricoles entre autres, et met éventuellement la main à la pâte. Il y a dans le clan, qui vit presque en autarcie, une solidarité, une unité organique, qui faisaient l'admiration nostalgique d'Hésiode quatre siècles plus tard (Les Travaux et les Jours, v. 156-173) : après l'échec de la troisième race, belliqueuse, « Zeus le Cronide en créa une quatrième sur la terre riche en pâtures, plus juste et plus accomplie, race divine des

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héros qu'on appelle les demi-dieux... » Mais ces demi-dieux se retrouvent souvent avec du sang jusqu'aux épaules parce qu'ils sont leur propre boucher et leur propre cuisinier : ainsi Achille traitant Priam avec une brebis qu'il égorge lui-même (Il., XXIV, 622 sq.), ou recevant « l'ambassade » (IX, 205 sq.). Les lettrés français du temps de Louis XIV, où « tout tendait au grand », étaient déconcertés par cette simplicité, qu'on appelle homérique. « Et l'on vit Priam, abdiquant la majesté du trône, se rouler dans la poussière aux pieds de ses courtisans » : c'est ainsi qu'un érudit contemporain de Boileau déguisait le rituel de deuil auquel satisfait Priam, quand il voit du haut des remparts son fils Hector égorgé par Achille, qui ensuite attache le cadavre à son char et lui fait faire trois fois le tour d'Ilion-la-Sainte (XXII, 414). D'ailleurs Homère dit non pas : poussière, mais : fumier, fange, kopros, et le mot semblait indigne du « style noble ». Boileau entrait en fureur quand on lui disait qu'au chant XXIII (v. 773-781), Ajax Oïlée, sur le point de gagner une épreuve de course à pied, glisse dans la bouse des vaches sacrifiées le matin et s'étale de tout son long en vociférant des jurons de sa bouche toute barbouillée : « Vous ne sauriez me le montrer, disait Boileau (qui ne lisait pas le grec) à son interlocuteur, ou alors le passage est interpolé » : ce qui faisait partir Flaubert d'un rire homérique, et lui faisait écrire dans sa correspondance : « Que c'était donc couenne l'Antiquité de ces gens-là ! ». A notre époque, où tout tendrait plutôt au sordide, pareil contresens ne nous guette pas. En tout cas, la terre crée pour tout le génos, de haut en bas, une solidarité dont on n'a guère d'exemple dans les temps qui ont suivi. Quand Héphaistos décore de bas-reliefs le bouclier d'Achille, il représente entre autres des moissonneurs. « Le roi se tient sans rien dire parmi eux, sur la rangée de javelles, sceptre en main, la joie au coeur » (Il., XVIII, 556-557 : le sceptre est un simple bâton, qui s'abat éventuellement sur le dos des soldats, Il., II, 199, 265). Et l'on verra (extr. v. ci-

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dessous) comment Ulysse se vante d'être un laboureur et un faucheur hors-ligne ; et son fils se voit reprocher par son porcher- chef Eumée de se faire rare aux champs (extr. III).

On observerait la même participation aux travaux domestiques les plus humbles chez les « reines » et les « princesses ». Andromaque est une palefrenière exemplaire pour les chevaux d'Hector, qui le leur rappelle pour les exciter au combat. « C'est le moment de me revaloir les soins que vous prodigue Andromaque, la fille d'Eétion au grand coeur : c'est à vous en premier qu'elle sert le doux froment et le vin qu'elle mélange d'eau pour le rendre consommable, toutes les fois que l'envie vous prend d'en boire ; et elle vous sert avant moi, qui pourtant peux me vanter d'être son mari plein d'ardeur » (Il., VIII, 186-190). La jeune et belle Nausicaa, fille du « roi » des Phéaciens, organise la lessive du « Palais » (linge sale de son père et de ses cinq frères), et elle lave elle-même à la rivière, avec les servantes, puis partage leur casse-croûte et leurs jeux (Od., VI, 57-100). Les « reines » sont souvent à la quenouille, dans ce clan qui vit en quasi-autarcie, et n'achète guère que des vases et des bijoux, par troc. C'est à la quenouille que Nausicaa a trouvé sa mère, quand elle allait au « Palais », demander à son père de faire atteler les mules pour emmener la lessive (ibid., 52-53). « Elle était assise au bord du foyer, au milieu des servantes, et faisait tourner sa quenouillée teinte en pourpre de mer. »

Avec un maître juste, ces rapports entre maître et esclave peuvent aller jusqu'à des liens de véritable affection, comme on peut le voir dans les paroles qu'Eumée, son porcher-chef, adresse à Ulysse qu'il prend pour un mendiant (extr. II ci-dessous), ou à la façon dont il accueille le fils du maître (extr. III). Le maître juste sait trop bien que le doulion hêmar, le jour servile, ne désigne pas une race inférieure, mais un malheur dans lequel peut tomber n'importe qui par les hasards de la guerre ou de la razzia. Dans l'émouvant dialogue (et qui sera le dernier) entre

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Andromaque et Hector (Il., VI, 407-493), Hector dit à sa jeune femme qui veut le détourner du combat, que c'est avant tout pour elle et leur bébé qu'il se bat : « Ce n'est pas tant pour Priam, pour mes frères, que je me ronge, lui dit-il, que pour toi, si un des Achéens à la cotte de bronze te poussait devant lui, toute en larmes, après t'avoir privée du jour de liberté ; et alors tu te retrouverais en Argolide, à tisser la toile pour le compte d'une autre, ou à tirer de l'eau à la fontaine Mésséis, ou à l'Hypérée, faisant beaucoup de choses à contrecœur, écrasée par la violence de la Nécessité. Et en te voyant pleurer quelqu'un dirait : "C'est celle qui était mariée à Hector, le meilleur combattant des Troyens dompteurs de chevaux, pendant la guerre de Troie" : voilà ce que quelqu'un pourrait dire ; et pour toi, ta douleur reprendrait sa force du premier jour, en te sentant privée de cet homme qui écartait de toi le jour servile. Mais que la terre recouvre mon cadavre avant que j'entende tes cris pendant ton rapt ! » Hector n'a pas la force d'évoquer le pire pour la captive de guerre, jeune et désirable, comme est son épouse ; mais il voit bien comment un être humain passe du jour de liberté au jour servile. Dans beaucoup de cas, on ne naît pas esclave, on le devient : voilà ce dont les Mycéniens ont conscience au cœur du génos, communauté agraire, tirant toute sa force de sa cohésion. En cas d'attaque, tout ce monde se retrouve groupé comme un seul homme dans le burg, la puissante forteresse, dont la Porte des Lionnes, à Mycènes, ou les ruines impressionnantes de Tirynthe, peuvent encore nous donner une idée. Et les animaux ne sont naturellement pas oubliés : on montre encore à Tirynthe, sur le mur de pierre nue d'une galerie, la couche du suint déposée par les moutons en se frottant contre la pierre. On pense à l'organisation féodale, moins la morgue, laquelle apparaîtra dès l'âge suivant, visible dans les fragments d'un Théognis de Mégare, au VI siècle av. J.-C. (ci- dessous p. 43).

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Pour finir, il faut rappeler que notre évocation de la civilisation mycénienne se fait à partir d'oeuvres littéraires, qui peuvent, par moments, idéaliser. Homère écrit au VIII siècle, 400 ans après la guerre de Troie ; il appartient à une race vaincue par les Doriens, et chassée, en partie, sur la côte d'Asie mineure. L'époque de la grandeur achéenne lui apparaît comme « le bon vieux temps », où les rois étaient puissants sans arrogance, où le clan était uni par une fraternité issue de la Terre, mère commune, Dê-mêtêr (de mêtêr, mère, et dâ, vieux nom de la terre), célébrée par un des hymnes dits homériques, non qu'ils soient d'Homère, mais parce qu'ils se rattachent au genre épique, récité, les autres étant méliques, c'est-à-dire chantés. L'hymne à Déméter est daté de la fin du VII siècle avant notre ère par certains, et il est précieux dans la mesure où il indique clairement les origines crétoises du culte qui est rendu à Eleusis, à Déméter et à sa fille Coré-Perséphone, les Deux Déesses : c'est un culte réservé à des divinités féminines, et les plus hautes fonctions sacerdotales y sont réservées à des femmes ; Diodore de Sicile dit explicitement (V, 77, 3) que le culte essentiellement agraire du sanctuaire d'Eleusis est d'origine crétoise. Agraire et funéraire : les deux sont toujours liés. Terre renferme les morts comme les semences, et les morts remontent, comme Perséphone quand elle devient Coré : c'est l'anodos, l'ascension, du chtonien à l'épichtonien. Vie et mort échangent perpétuellement leurs richesses, dans un mouvement circulaire à deux étages, comme le montre bien le Dionysos de Mme Daraki. Coré (le mot désigne la jeune fille, promesse de vie) est aussi l'épouse de Hadès, dieu des morts, pendant six mois, et ne devient épichtonienne que pendant les six autres, à la belle saison, pendant lesquels elle assiste sa mère Déméter, qui est dite dans l'hymne horêphoros : qui apporte les saisons, et aglaocarpos : aux fruits splendides (vers 5). Quand Déméter, en rage contre Zeus, qui refuse de lui rendre sa fille enlevée par Hadès, se met en grève, et s'enferme

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pendant un an dans le temple qu'elle s'est fait bâtir à Eleusis par le roi des lieux, Célée, « elle infligea aux hommes une année vraiment affreuse et terrible sur la terre qui nourrit tant de créatures, et Gaïa ne faisait plus sortir aucune semence, car Déméter à la belle couronne les maintenait sous terre. Et c'est en vain que les bœufs tiraient sans fin l'araire pour faire des sillons, et l'orge brillant tombait en pure perte sur le sol. Et elle aurait sans aucun doute fait périr l'espèce humaine dans une terrible famine et privé les habitants de l'Olympe de l'honneur glorieux des offrandes et des sacrifices, si Zeus n'avait réfléchi et retourné la chose dans son coeur » : on ne peut mieux rendre sensible la toute-puissance de la Terre-Mère, divinité préhellénique devant laquelle le dieu mâle des Achéens, maître de l'Olympe dans la théologie tendancieuse que leur ont fabriquée leurs prêtres, doit céder (v. 305-313).

A la fin de cet hymne, consacré essentiellement à l'histoire du rapt et de la libération conditionnelle de Coré-Perséphone, l'auteur consacre neuf vers à la fondation des mystères éleusiniens (v. 473-482), qui furent célébrés à Eleusis pendant un millénaire, et montrent le rôle absolument primordial de la Terre dans la civilisation grecque. Toutes les personnes de race grecque, même les esclaves, et après les conquêtes d'Alexandre, les Barbares eux-mêmes, pouvaient se faire initier pour accéder à une vie heureuse sur terre et après la mort. « Il nage dans la félicité celui des hommes vivant sur la terre que les augustes déesses aiment d'amour. Tout de suite elles lui envoient dans sa vaste demeure, comme protecteur de son foyer, Plutus, qui donne aux hommes mortels la fortune » (v. 486-489). Après la mort, ces hommes ont le même bonheur matériel, la même vie que sur terre, mais « dépouillée de toute peine, de toute souffrance... Les initiés ne connaîtront que des jours bienheureux, comme ceux des héros aimés des dieux dans les Iles Fortunées » (L. Séchan, article Déméter, Mythologie et

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religion, Suppl. au diction. Bailly). L'initiation comportant deux degrés, le premier était dominé par des rites de fertilité : les mystes consommaient des gâteaux en forme de sexe, par quoi ils s'assuraient la fécondité, sans laquelle il n'y a pas de félicité ; puis passant par des alternances de lumière et de ténèbres, dans le telesterion (lieu d'initiation), ils recevaient des officiants la liste des pièges à éviter pour accéder à une après-vie heureuse. Le deuxième et suprême degré de l'initiation est couronné par la contemplation (epopteia) où, dans un silence total, est présenté aux initiés un épi de froment, et L. Séchan (op. cit.) dit excellemment : « La signification religieuse de l'épi de blé réside dans le sentiment naturel d'une harmonie entre l'existence humaine et la vie végétale, soumises toutes deux à des vicissitudes pareilles. » Et il cite Eschyle (Choéphores, v. 127 sq.) : « La terre, qui seule enfante tous les êtres, les nourrit, puis en reçoit à nouveau le germe fécond » : c'est toujours le mouvement circulaire de la vie, où les morts remontent de « l'univers des racines qui se mélangent dans une perpétuelle œuvre d'amour » (Empédocle), où les grands-parents remontent dans leurs petits- enfants. Ainsi dans l'epopteia l'homme apprend à ne pas craindre la mort : le grain de blé est son précepteur, et Mme Daraki (op. cit. Sub finem) garde la nostalgie de ce temps « où la mort était source de vie, état fécond, non accident irréversible ».

Mais ce temps, ou du moins les mystères éleusiniens de ce temps (ce VII siècle av. J.-C. où l'hymne les célèbre), restent hyliques, pour reprendre le terme des gnostiques, matérialistes (hylê : matière), et on ne peut guère leur prêter de spiritualité. Ils restent des cultes agro-funéraires très anciens (il existait un sanctuaire voué à la Terre à Eleusis dès les temps mycéniens, et l'on a retrouvé une tablette de ces temps, où Déméter est noté en syllabique : Da-ma-te). C'est seulement sous l'influence de l'orphisme que ces mystères acquerront une dimension morale et spirituelle. Des prises de conscience comme celle dont Diogène

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le Cynique se fait l'écho : un bandit initié aura la félicité dans l'Hadès, mais Epaminondas non initié demeurera plongé dans « le grand bourbier et la fange intarissable » dont parle Aristophane (Grenouilles, v. 145-146) ; l'extension du pythagorisme (Platon, selon Aristote, est un pur pythagoricien), installe dans l'élite grecque une conception plus exigeante de la pureté, non plus magique, mais morale, non plus ritualiste, mais obéissance à l'exigence de justice inconditionnelle qui est en l'homme. C'est pourquoi le rapprochement qu'établit L. Séchan entre l'epopteia et le « Si le grain ne meurt » (Jean, XII, 24) ne semble guère recevable. Jean dit : « Si le grain de froment, tombant sur la terre, ne meurt pas, il reste seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit » : ce fruit porté par le grain qui a pourri est la « figure » de l'homme nouveau, spirituel, qui s'édifie sur la mort du « vieil homme », du pécheur. Rien de tel pour l'auteur de l'hymne : l'homme nouveau, c'est pour lui l'homme riche et heureux d'un bonheur matériel. Encore une fois, il faudra l'influence de l'orphisme pour que les mystères éleusiniens s'orientent du côté de la régénération morale, et d'une après-vie où la béatitude ou le châtiment sont fonction du mérite moral : les trois juges à l'entrée des Enfers, explique Socrate (Gorgias, 523 sq.), jugeaient d'abord les morts habillés ; mais ensuite, ils les ont fait se mettre nus, pour peser avec justesse leur justice, sans tenir compte de l'extérieur. Mais nous retiendrons que ce sont ces cultes agrofunéraires éleusiniens qui ont fourni le substrat de cette élévation orphique : le grain de froment, de modèle de vie (matérielle) est devenu symbole de vie spirituelle.

Cependant Déméter n'est pas la seule divinité pour cette civilisation agricole. Dans les Bacchantes d'Euripide, le vieux devin Tirésias l'explique à Penthée, jeune roi de Thèbes, qui veut s'opposer à l'introduction du culte orgiaque de Dionysos dans son État : « Chez les humains sont en action deux forces

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primordiales, jeune homme : l'une est la déesse Déméter, ou la terre, que tu veuilles employer une appellation ou l'autre : c'est elle qui fournit aux mortels les aliments solides... L'autre, apparue après, mais de même importance, c'est le fils de Sémélé, qui a inventé la boisson qui coule de la grappe de raisin, et en a introduit l'usage chez les hommes ; elle dissipe le chagrin des infortunés mortels quand ils sont rassasiés du jus de la vigne ; elle les fait dormir et oublier leurs malheurs quotidiens, et il n'est pas d'autre remède à leurs souffrances... » (Bacch., v. 274-285). En fait, Dionysos est le dieu de tous les liquides essentiels à la vie organique : quand elles frappent le sol de leur thyrse, les Ménades en font gicler d'abord « une source d'eau fraîche comme la rosée », puis du vin, du lait, du miel (ibid., 705 sq.). Mais il est surtout connu dans l'Antiquité comme dieu de l'ivresse et de la folie, et comme tel refusé et persécuté par les chefs d'État, dont il se venge avec une cruauté raffinée, ce qui faisait dire à Ch. Péguy que « les chrétiens ont un Dieu qu'ils ne méritent pas, tandis que les Anciens n'avaient pas les dieux qu'ils méritaient ». Homère ne mentionne cette divinité nourricière qu'une fois, quand Diomède rappelle la vengeance que le dieu tire du roi Lycurge (Il., VI, 130-140). Mais les Tragiques semblent avoir été fascinés par ce dieu étrange d'origine orientale, dont la Passion et les Vengeances leur fournissaient une mine de sujets. Malheureusement toutes les tragédies traitant de Dionysos sont perdues, sauf les Bacchantes d'Euripide citées plus haut. Il ne s'agit pas ici de faire un contresens sur ce dieu qui fascine aussi certains de nos contemporains : dans la bacchanale de 1968 (1964 aux États- Unis), on a joué off-off-Broadway un Dionysos 64, et Jean Brun a pu intituler son étude magistrale sur cette crise des années 60 : Le Retour de Dionysos. Il est pour les bacchants de ces années- là le dieu de la libération — confondue avec la licence : femme « libérée », « gay » « libéré », etc. Ce n'est pas du tout ainsi que

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les Anciens le voient. Il représente un dieu nourricier, mais dont une des spécialités, le vin, contient deux forces terrifiantes : l'ivresse et la folie ; et toutes les forces en action dans le monde (qui est un équilibre de forces) doivent être honorées, sous peine, pour l'homme, de mettre ce monde en déséquilibre par hybris (démesure), et d'être châtié pour que l'équilibre se rétablisse. L'amour entre homme et femme est une autre de ces forces, et Hippolyte, dans l'Hippolyte porte-couronne d'Euripide est cruelle- ment éliminé de ce monde parce qu'il a refusé d'y sacrifier. Le châtiment de Penthée est peut-être de « l'histoire écoutée aux portes de la légende » : il se situerait à l'acmé de la civilisation mycénienne, et concernerait ce dieu des biens de la terre avant tout, comme le souligne à plusieurs reprises Euripide dans les Bacchantes. Contentons-nous de rappeler que la civilisation mycé- nienne le connaît : outre la mention homérique citée ci-dessus, son nom apparaît deux fois sur les tablettes de Pylos, royaume de Nestor, qui a participé âgé à l'expédition de Troie. On ne peut faire état du V I des hymnes homériques, postérieurs en fait à Homère, qui retrace l'aventure de Dionysos capturé par les pirates.

Le vin est très présent dans les poèmes homériques. Hécube y voit le soutien du guerrier, et non le tranquillisant dont parle ci-dessus Tirésias. Elle invite Hector, entre deux combats, à en boire une bonne coupe : « Rien de tel que le vin pour donner des forces à un homme fatigué. » Mais Hectore refuse : « Ne m'offre pas le vin à la douceur de miel, ma vénérable mère : tu me couperais les forces, et j'en oublierais ma valeur » (Il., VI, 261 sq.). Aucun sportif moderne ne contredirait Hector, surtout que le vin des Anciens est un vin de paille très alcoolisé, sirupeux, presque solide, et qu'on ne peut boire qu'étendu de plusieurs mesures d'eau : celui qu'Ulysse reçoit du prêtre Marôn ne peut se boire qu'étendu de 20 mesures d'eau, et il permettra à Ulysse d'enivrer le Cyclope et de crever son œil unique

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pendant qu'il est ivre mort (Od., IX, 209 et 346 sp.). Il nous est difficile de nous faire une idée de la saveur d'un tel breuvage, d'autant plus que s'y ajoutait le parfum de la résine ou de la poix qui tapissait la paroi intérieure de l'outre (les Grecs s'y étaient tellement habitués qu'ils ont continué à ajouter de la résine après l'utilisation des jarres et des tonneaux, et ceci jusqu'à nos jours : le retsinato). Caton l'Ancien (De agricultura, 24, et ci-dessous p. 189) nous rappelle qu'on ajoutait aussi de l'eau de mer, souveraine pour la conservation, et voici comment Hécamède, la concubine de Nestor, corse le réputé vin de Pramnos qu'elle offre à quelques Achéens en visite : « Elle y ajoute du fromage de chèvre qu'elle râpe sur une râpe en bronze, et elle le saupoudre de blanche farine » (Il., XI, 639-640) ; pour accompagner, de l'oignon, de la farine d'orge et du miel jaune pâle : eux trouvent le breuvage très rafraîchissant (v. 642), et ces mêmes demi-dieux boivent avec autant de plaisir chez Circé ce même mélange, auquel la magicienne a ajouté du miel et un philtre : tant qu'à faire ! (Odyssée, X, 234). C'est le cycéon, étrange cocktail, dans lequel Dionysos s'unit à Déméter pour le plus grand plaisir des buveurs de ce temps, synthèse de la civilisation agricole à laquelle se sont convertis ces Achéens éleveurs, et que nous allons voir vivre maintenant dans quelques textes homériques.

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Homère

1. ITHAQUE. GÉOGRAPHIE PHYSIQUE ET ÉCONOMIQUE

Aujourd'hui Tiaki, une des îles Ioniennes, à quelque 25 km ouest du continent à vol d'oiseau. Athéna, qui a pris les traits d'un jeune berger, fils de « roi », fait à Ulysse la description d'Ithaque, où il vient de débarquer, mais sans la reconnaître, car Athéna faisait régner autour de son héros une brume épaisse, « afin qu'il apprît tout d'elle ».

« Elle est certes accidentée et impropre aux évolutions des chevaux ; mais elle n'est pas excessivement pauvre, quoique de dimensions restreintes, car le blé y vient remarquablement bien, et aussi la vigne ; elle connaît des pluies régulières, une rosée abondante ; elle convient bien à l'élevage des chèvres et des porcs ; elle a des arbres de toutes les essences, des réservoirs d'eau toujours pleins. C'est pourquoi, ô étranger, Ithaque est connue même à Troie, qu'on dit pourtant être si loin du territoire des Achéens » (Od., XIII, 242-249).

2. RAPPORTS D'UN BON MAÎTRE ET DE SES DOMESTIQUES AGRICOLES

Ulysse déguisé en mendiant arrive à ses porcheries, dirigées par le fidèle Eumée. On notera les liens d'affection entre Eumée et

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Ulysse, qu'il voit comme son dieu, et aussi l'importance du domaine d'Ulysse pour ce temps.

« Il le trouva assis dans l'avant-pièce : il avait construit là, en terrain découvert, une vaste et belle cour entourée d'un haut

mur ; le porcher l'avait construite pour ses porcs, de sa propre initiative, puisque son maître n'était plus là, et à l'insu de sa maîtresse et du vieux Laërte. Il avait amené les pierres et couronné le mur d'épines. A l'extérieur il avait planté une grande quantité de pieux serrés et faisant une ligne continue, qu'il avait taillés dans d'énormes chênes. A l'intérieur de cette cour il avait

fait douze porcheries contiguës où les truies venaient dormir. Chacune enfermait cinquante truies qui avaient mis bas et couchaient à même le sol. Mais les verrats passaient la nuit en plein air : ils étaient beaucoup moins nombreux, car les prétendants semblables aux dieux éclaircissaient leurs rangs en les consommant. Le porcher choisissait parmi ces porcs bien nourris et leur envoyait à chaque fois le plus gras. A côté, quatre chiens pareils à des fauves se tenaient nuit et jour : c'était lui, le chef porcher, qui les nourrissait.

Il était en train d'essayer des chaussures qu'il avait taillées dans un cuir de vache de belle couleur. Trois de ses hommes étaient

partis faire pâturer les porcs de côté et d'autre ; il avait envoyé le quatrième à la ville porter aux prétendants arrogants le porc qu'ils exigeaient pour le sacrifier et se gorger de viande.

Tout d'un coup les chiens aboyeurs aperçurent Ulysse et foncèrent sur lui avec des jappements aigus. Il eut l'idée de s'asseoir, mais son gourdin lui tomba des mains ; et devant sa propre étable il allait connaître un affreux malheur si le porcher ne s'était précipité hors du vestibule, laissant échapper son cuir, et ne s'était lancé à leurs trousses à toute vitesse. Les rappelant à grands cris, il les dispersa de côté et d'autre sous une grêle de pierres. Puis il dit à son maître : "C'est sûr que pour un peu,

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en rien de temps, mes chiens te mettaient en pièces, vieil homme, et tu me couvrais de honte. Et les dieux m'ont assez donné de douleurs et de raisons de gémir comme ça : car je suis là à pleurer et à m'affliger sur mon maître, qui était pour moi un dieu. J'engraisse des porcs pour que d'autres les mangent, tandis que lui souffre de la faim je ne sais où, ballotté à l'étranger de peuple en peuple et de ville en ville, si même il est encore de ce monde et voit la lumière du soleil. Allons, suis-moi, vieil homme, et entrons dans ma baraque pour que toi aussi, ayant ton saoul de pain et de vin, tu me dises d'où tu viens et tous les maux que tu as endurés."

Sur ce, le divin porcher le conduisit à sa baraque, le fit entrer, répandit sur le sol un feuillage serré, qu'il recouvrit de la peau large et épaisse d'une chèvre sauvage à poil long : c'est là-dessus qu'il couchait lui-même. Ulysse se réjouit de cet accueil et s'adressa à lui en ces termes : "Puissent Zeus et les autres dieux immortels combler tes vœux les plus chers, ô mon hôte, pour m'avoir accueilli si cordialement !" Alors, prenant la parole à ton tour, porcher Eumée, tu lui répondis : "Étranger, il serait sacrilège de ma part de témoigner du mépris à un hôte, même s'il s'en présentait un encore plus mal vêtu que toi : car hôtes et mendiants, tous c'est Zeus qui les envoie. D'ailleurs ce don est bien peu de choses, mais venant de nous il fait plaisir. Car l'état habituel des serviteurs, quand ils sont sous la domination de maîtres imbéciles, c'est une peur ininterrompue. Mais un maître comme celui dont les dieux ont empêché le retour, lui m'aimait tendrement et m'aurait donné un bien, comme fait un bon maître pour son serviteur : maison, lopin de terre, et femme que beaucoup voudraient avoir ; et quand il a longtemps peiné sur son bien, la divinité fait fructifier son travail, comme le mien ici dans ce coin où je m'accroche. De combien de bienfaits m'eût comblé ce maître s'il avait vieilli parmi nous ! Mais nous l'avons perdu. Ah si nous avions pu perdre, au lieu de lui, Hélène et

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sa race ! Car c'est pour défendre l'honneur d'Agamemnon que mon bon maître s'en est allé vers Troie riche en chevaux, afin de combattre contre les Troyens." Sur ces mots, il boucla rapidement sa ceinture sur sa tunique et se dirigea vers les porcheries où étaient regroupés les gorets ; il en prit deux qu'il emporta et, les ayant sacrifiés, il les flamba ; ensuite il en fit des tranches qu'il enfila sur des broches ; une fois cuites, il les apporta et les déposa devant Ulysse, toutes chaudes, à même les broches, saupoudrées de blanche farine. Puis dans un vase en bois de lierre il mélangea d'eau un vin qui avait la douceur du miel ; après quoi il vint s'asseoir en face de son hôte, et l'invita à se restaurer en ces termes : "Mange donc, mon hôte, ce mets de domestique : du porcelet. Car les porcs bien engraissés, ce sont les prétendants qui les mangent. Leur esprit est étranger à la piété, comme à toute commisération : pourtant les dieux bienheureux n'admettent pas la cruauté, et c'est au contraire la justice et la mesure qu'ils récompensent. Des forbans cruels qui vont en territoire étranger faire le butin que Zeus leur laisse prendre, et s'en retournent chez eux, leurs bateaux pleins, la terreur accablante du châtiment divin s'abat sur leur esprit. Mais les nôtres ont certainement appris par quelque oracle la fin misérable de notre bon maître et, au mépris de toute justice, ils font la cour à sa femme et refusent de s'en retourner sur leurs terres ; avec une arrogance tranquille ils dévorent nos biens. Et ils n'y vont pas de main morte : toutes les nuits et tous les jours que Zeus fait, jamais ils ne se contentent d'une victime ni même de deux ; ils metttent à mal nos provisions de vin où ils puisent sans vergogne.

Il faut dire que notre maître avait d'immenses ressources, comme aucun autre héros n'en possède, ni sur le continent sombre, ni à Ithaque même. On aurait beau regrouper les biens de vingt propriétaires, on n'arriverait pas à ses richesses à lui. Je vais d'ailleurs t'en donner la liste : douze troupeaux de vaches

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sur le continent, et autant de troupeaux de moutons, que font paître sur place ses bergers ou des hôtes à lui. Ici même des troupeaux de chèvres, onze en tout, égaillés sur un large espace, pâturent à l'extrémité de l'île, sous la garde de braves gens. Jour après jour chacun doit amener à ces individus une de ces chèvres bien nourries, celle qui lui paraît le plus à point. Quant à moi je garde et protège les porcs que tu voies et, après avoir choisi le plus gras, je le leur envoie."

Tels furent ses propos tandis que son hôte mangeait sa viande avidement et buvait son vin à grands traits, tout en imaginant les moyens de se venger des prétendants. Quand il eut fini de manger et reconstitué ses forces avec la nourriture, Eumée lui tendit le bol dans lequel il buvait habituellement, après l'avoir rempli de vin ; et lui l'accepta de grand cœur... » (XIV, 5-114).

3. ACCUEIL DE TÉLÉMAQUE PAR LE PORCHER EUMÉE

Si le maître est comme son dieu, le fils est comme son enfant, passionnément aimé : à la fin il lui fait même, non sans humour, une petite scène de jalousie. Ulysse, toujours déguisé en mendiant, annonce à Eumée qu'il a un visiteur.

« Avant même qu'il eût fini de parler, son fils était là, debout dans le vestibule. Saisi de stupeur, le porcher se leva d'un bond. Il en laissa échapper le vase où il s'employait à mélanger d'eau un vin rouge feu ; il vint au-devant de son maître, baisa son front, ses deux beaux yeux et ses deux mains ; et ses larmes jaillissaient à flots. Comme un père accueille avec affection l'enfant bien aimé retour de l'étranger après dix ans d'absence, ainsi à cette heure le divin porcher étreignait Télémaque semblable à un dieu, le couvrant de baisers, songeant qu'il avait

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