La Tempête Parfaite

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La Tempête Parfaite : Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart Jameris Ocasio-Palacios, University of Florida Idées Clés : La Littérature Franco-Antillaise, L’Antillanité, Études de femme, Colonialisme Thèse de premier cycle Automne 2019

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La Tempête Parfaite : Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart

Jameris Ocasio-Palacios, University of Florida

Idées Clés : La Littérature Franco-Antillaise, L’Antillanité, Études de femme, Colonialisme

Thèse de premier cycle

Automne 2019

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Table de Matières

Précis...…………………………………………………………………………………………….2

Introduction………………………………………………………………………………………..2

Contexte…………………………………………………………………………………………...4

I. La Littérature Franco-Antillaise…………………………………………………………..4

II. Qui est Simone Schwarz-Bart, et pourquoi cette œuvre ? ………………………………..6

Étude de Pluie et vent sur Télumée Miracle : Tous les éléments qui rendent l’œuvre magistrale

dans la littérature Franco-Antillaise……………………………………………………………...11

I. Le Féminisme et la Matrilinéarité……………………………………………………….11

II. L’Espace, le temps, et la communauté…………………………………………………...17

III. Un régime qui mène à la découverte de soi : comment la nourriture joue un rôle dans la

communication des legs post-colonialistes………………………………………………26

IV. La Spiritualité et le lien avec la Nature………………………………………………….34

Conclusion……………………………………………………………………………………….40

Œuvres Citées………………………………………………………………………………..…..42

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Précis

Pluie et vent sur Télumée Miracle de l'écrivain guadeloupéen Simone Schwarz-Bart

est un roman qui suit la vie d’une femme guadeloupéenne alors qu'elle surmonte l'adversité

pour découvrir son île, sa négritude, sa spiritualité, et sa place sur terre en tant que femme. Le

roman se caractérise par une multitude de thèmes généralement importants dans la littérature

franco-antillaise qui sont magistralement présents dans la vie de la protagoniste Télumée.

Cette thèse a pour objectif de mettre en lumière l’importance du roman en fonction de ses

thèmes, tout en démontrant que l'interdépendance des thèmes eux-mêmes est ce qui fait de

Pluie et vent sur Télumée Miracle un récit puissant qui donne un aperçu de l'expérience

franco-antillaise.

Pluie et vent sur Télumée Miracle by Guadeloupean writer Simone Schwarz-Bart is

a novel that follows the life of a Guadeloupean woman as she overcomes adversity to discover

her island, her blackness, her spirituality, and her place on earth as a woman. The novel is

characterized by a sundry of themes that are important in French-Caribbean literature and

which are masterfully present in the life of the protagonist, Télumée. This paper aims to

unpack the significance of the novel as a function of its themes, all while demonstrating how

the interconnectedness of the themes themselves is what renders Pluie et vent sur Télumée

Miracle a powerful narrative that gives insight into the French-Caribbean experience.

Introduction

Durant mes études en littérature francophone antillaise, je suis tombée sur le roman

Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart. Je me suis rendue compte à quel

point le roman résumait l’esprit des Caraïbes françaises—il utilise des thèmes propagés par de

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grands auteurs antillais, tels qu’Edouard Glissant, à travers la fiction et d’une manière à la fois

facilement assimilable et inspirante. En tant que best-seller et récipiendaire du prix littéraire

de Elle, ce roman a été étudié et félicité pour sa représentation triomphale d’une Antillaise

noire et sa résilience face à l'adversité. Il s'ensuit que les spécialistes ont étudié divers aspects

du roman, tels que : son traitement de la condition féminine, de l’espace et du lieu, la

communication des legs postcoloniaux, la spiritualité, la nourriture, etc. Bien que chacun de

ces articles et projets soit perspicace, presque tous ont une portée étroite et ne parviennent

donc pas à capturer l'image complète du roman. Dans cette thèse, mes objectifs sont les

suivants :

1) Établir le contexte plus large du genre de la littérature franco-antillaise afin de

fournir une base de comparaison au roman de Schwarz-Bart.

2) Examiner Schwarz-Bart et sa bibliographie comme moyen de développer son

engagement envers les Caraïbes françaises.

3) Développer les thèmes principaux du roman avec des références à la littérature

existante, tout en démontrant que tous les thèmes du roman sont liés, tissés et

s’influencent mutuellement.

En substance, j’estime qu’il est impossible de discuter en profondeur l’un des

nombreux thèmes abordés dans le roman de manière isolée. Même si mon exploration de

chacun des thèmes du roman restera centrée sur ce thème particulier et empruntera également

à la littérature extérieure, chacun d’entre eux s'avérera lié de plusieurs manières à au moins

l’un des autres thèmes du roman. La conclusion de ce travail synthétisera les informations

présentées pour mieux illustrer ce point. Globalement, cette thèse brise les complexités de

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Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart afin d’expliquer pourquoi le

roman est si magistral et si influent dans le genre de littérature franco-antillaise.

Contexte

I. La Littérature Franco-Antillaise

La plupart des anthologies et des ouvrages publiés consacrés à la littérature franco-

Antillaise se concentrent sur les œuvres d'auteurs de trois îles : la Martinique, la Guadeloupe

et Haïti. La Guyane est couverte par certaines anthologies mais est souvent exclue : bien

qu’elle fasse partie des Antilles françaises, elle n’est pas une île et n’a pas autant d’influence

dans le domaine de la littérature que les autres pays qui composent les Antilles françaises. De

manière typique dans ces ouvrages, Haïti est étudié indépendamment de la Guadeloupe et de

la Martinique, en raison de sa distinction linguistique et politique d’îles faisant partie du

département français d'outre-mer. Tandis que les trois îles sont définies par une culture créole

complexe et un mélange de langues, la séparation totale d'Haïti de la France en 1804 l'a vue

embrasser une nationalité haïtienne caractérisée par la culture créole. La Guadeloupe et la

Martinique restent toutefois attachées à la France métropolitaine, ce qui continue d’influencer

considérablement la culture, tout comme la créolité l’influence. En raison de l’histoire de la

colonisation européenne, de l’esclavage et de la mixité avec les populations autochtones, il

n’est pas surprenant que les Caraïbes soient une région peuplée de personnes intrinsèquement

mélangées et dont la culture est un conglomérat unique de ces influences historiques. Bien que

cela crée une communauté magnifiquement dynamique et multidimensionnelle, cela pose

également un problème d'identité avec lequel beaucoup de personnes luttent. Cette lutte

intérieure contre la complexité de l'identité antillaise s'exprime le mieux dans les domaines de

l'art, du cinéma et de la littérature, où ceux qui sont originaires de la région créent des

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histoires et des images qui représentent—même de manière subtile—ce que signifie être

antillais.

Même si un auteur franco-antillais ne centre pas son travail sur l'expérience franco-

antillaise, son travail doit néanmoins être considéré comme faisant partie du genre plus vaste

de la littérature franco-antillaise. Dans son livre, Rayonnants écrivains de la Caraïbe, Régis

Antoine explique que la littérature qui provient des Caraïbes françaises est linguistiquement

différente des autres littératures françaises : « elles se constituent à l’intérieur d’un double

espace, le français, le créole, et c’est du travail d’entre deux langues, d’entre deux cultures,

qui se gagent certains des meilleurs écrivains » (11). Alors que les Caraïbes hispaniques

partagent la même histoire de la colonisation et de l'esclavage et possèdent également une

identité complexe qui est souvent exprimée dans la littérature, il existe une grande différence

qui continue de distinguer l’écriture franco-caribéenne des autres groupes caribéens : « la

littérature d’expression française n’y bénéficie pas d’arrière-pays linguistiques proches

comme sont l’Amérique central et du Sud pour les Antilles hispanophones, ou le monde

africano-américain pour les îles de langue anglaise. La Louisiane, le Québec même,

alimentent peu l’idée d’un continuum » (Antoine, Rayonnants écrivains de la Caraïbe 11).

Il est clair que plusieurs éléments rendent la littérature franco-antillaise si fascinante

à étudier : la situation linguistique unique résultant du mélange de créole et de français, ainsi

que le relatif isolement par rapport aux autres lieux francophones, les thèmes récurrents d’une

identité complexe et conflictuelle et le lien physique généralisé avec la terre et le pays, avec

des références à la nourriture et à la culture. Même dans les œuvres d'auteurs franco-antillais

qui semblent ne pas se propager ou exprimer une certaine antillanité, on peut trouver des

subtilités qui différencient l'œuvre de celles d'écrivains français de France métropolitaine ou

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d'autres régions francophones du monde. Il est évident que la complexité derrière cette

catégorie de littérature est difficile à comprendre et à expliquer, mais Antoine, qui a beaucoup

écrit sur ce genre de littérature, tente quand même de le définir en décrivant une partie de ce

qui rend cette littérature si spéciale : « L’expression ‹ littérature franco-antillaise › couvre

donc un nœud de relations et d’interactions : elle suppose que l’attention soit portée aux mises

en parallèle des textes, aux transits d'écriture, aux réécritures parodiques, mais encore à

l'expression des antagonismes ou des coïncidences idéologiques » (Antoine, La Littérature

franco-antillaise 8). Ainsi, la meilleure façon d’étudier certains de ces concepts est d’étudier

les œuvres d’auteurs français antillais afin de mieux comprendre comment la littérature est

utilisée comme méthode d’expression de l’identité franco-antillaise et tous ses composants.

Dans cette étude, l'accent sera mis uniquement sur le livre Pluie et vent sur Télumée Miracle,

écrit par Simone Schwarz- Bart. Une étude de ce livre et de sa manière de communiquer

l'antillanité, la créolité et l'essence même de l’expérience des femmes noires franco-antillaises

sera au centre de ce travail.

II. Qui est Simone Schwarz-Bart, et pourquoi cette œuvre ?

Simone Schwarz-Bart était née en 1938 en Charente-Maritime, France, mais elle est

retournée en Guadeloupe avec sa mère à l'âge de trois mois (Fralin et Szeps vii).Elle a passé

son temps dans de petites communautés de Basse-Terre où elle s'est familiarisée avec la vie

rurale et la culture créole (Fralin et Szeps viii). Schwarz-Bart a étudié à Basse-Terre et à

Pointe-à-Pitre, mais s’est tournée vers la France pour des études supérieures. Selon Schwarz-

Bart, « Tous les Antillais de ma génération avaient les yeux braqués sur la France…On

s’imaginait que les Français savaient vivre, qu’ils avaient résolu le mystère de l’homme…»

(Métral 1). Quand elle a déménagé à Paris à 18 ans, Schwarz-Bart a ressenti un choc culturel :

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« La capitale m’est apparue comme une grande banque avec toutes ses portes fermées.

Un monde hostile. Chez nous, toutes les portes sont ouvertes, on vit en communauté… Le

soir, les gens passent leur veillée chez les uns, chez les autres. Ils se racontent des

histoires, ils inventent. Il y a toute une culture qui se forge ainsi… C’est en France que

j’ai pris conscience de ma culture. Je me suis rendu compte que je n’étais effectivement

pas Française. C’est à Paris que j’ai découvert que je suis noire… » (Métral 1).

Son séjour à Paris n’a pas été uniquement important pour son réveil culturel, mais

cela l’a amenée chez son mari et collaborateur, André Schwarz-Bart. André Schwarz-Bart

était un romancier français d'origine juive polonaise. Il a reçu le prix Goncourt en 1959 pour

son œuvre magistrale Les Derniers des Justes, l’année où il a rencontré Simone (Fralin et

Szeps viii). Le couple s’est marié en 1960 et s’est installé en Israël, en Guadeloupe et au

Sénégal avant de s’installer en Suisse, où Simone a étudié la littérature à l’Université de

Lausanne (Fralin et Szeps viii). André a commencé à écrire des romans sur les Antilles et a

encouragé Simone à se joindre à lui dans certaines de ses œuvres. Un plat de porc aux

bananes vertes (1967) était le premier projet sur lequel le couple a collaboré, et qui se

compose de sept volumes couvrant la période de l'esclavage aux Antilles contemporaines,

prouvant que le couple avait nourri le désir de produire une œuvre qui couvrirait plusieurs

siècles de l'histoire antillaise (Association of Caribbean Writers).

Publié en 1972, Pluie et vent sur Télumée Miracle était le premier roman de Simone

Schwarz-Bart sans collaborer avec son mari. Schwarz-Bart écrit à propos de Télumée, une

femme âgée qui réfléchit sur toute sa vie et même sur celle de ses ancêtres, dans le but de

communiquer ses luttes pour se définir et remplir le rôle qu'elle pense lui être destiné. Pluie et

vent sur Télumée Miracle est sans aucun doute un roman antillais qui pose la question du

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passé et du présent, des racines, du lieu, du paysage, de la spiritualité, et de l'identité, autant de

sujets qui font partie intégrante du genre littéraire. En outre, ce roman met l’accent sur les

femmes et l’expérience des femmes noires franco-caribéennes, car Télumée trouve sa force, sa

résilience et sa place en tant que femme dans la société post coloniale à laquelle elle est

destinée. Le roman a remporté le Grand prix des lectrices de Elle en 1973, un prix littéraire

sélectionné par les lecteurs du magazine et qui vise à donner une voix aux femmes qui aiment

lire. Le roman ayant reçu ce prix démontre donc qu'il a été bien reçu et très apprécié du

public, en particulier des femmes. Au cours d’un entretien en 1979, Simone Schwarz-Bart

explique que Pluie et vent sur Télumée Miracle a été écrit à la mémoire d’une amie âgée,

Stéphanie Priccin (« Fanotte »). Schwarz-Bart a déclaré que « elle se sentait incomprise par la

jeunesse, en dehors de son temps, en dehors de cette jeunesse sans dons qui n’avaient pas

d’oreilles pour les vieux » et que « elle voulait raconter son expérience » (Toumson et

Toumson 15). Schwarz-Bart est donc restée pour écouter son amie et les histoires importantes

de sa vie—qu’elle a ensuite tenté de reconstituer dans ce qui est devenu Pluie et vent sur

Télumée Miracle (Toumson et Toumson 15). Le roman est un livre à succès que Patrick

Chamoiseau, lui-même auteur franco-antillais (gagnant du prix littéraire Goncourt en 1992), a

qualifié d’ « inépuisable et insondable » (New York Review of Books).

Après Pluie et vent sur Télumée Miracle, Schwarz-Bart a seulement écrit un roman

de plus : Ti Jean l’horizon.Publié en 1979, Ti Jean l'horizon présente un personnage principal

qui s'embarque dans un voyage épique à travers des espaces réels et imaginaires. Selon la

professeure de littératures anglaises et mondiales Julie Huntington (Ph. D.), Ti Jean assiste au

fil de ses voyages à l'histoire passée, présente et alternative et remet en question le concept

d'identité. Huntington décrit le roman d’une manière qui le relie profondément à Pluie et vent

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sur Télumée Miracle : À travers la négociation de lieux et d’époques réels et imaginaires dans

ce roman Schwarz-Bart repense les notions d’enracinement et d’enracinement en relation avec

l’identité. En prenant notamment en considération les peuples diasporiques des Antilles

francophones, Schwarz-Bart offre une alternative aux modèles de rhizome de Deleuze et

Guattari et de Relation d’Edouard Glissant (modèles qui seront discutés dans ce travail en ce

qui concerne Pluie et vent). Ces motifs sont évidents lorsque Ti Jean parcourt des lieux et des

époques disparates, présentant à la fois la quête et le questionnement de l'identité antillaise

(Huntington 594).

La dernière œuvre que Schwarz-Bart a publiée à elle seule était une pièce de théâtre

intitulée Ton Beau Capitaine (1987). Michelle Kendall, qui a défendu avec succès sa thèse de

doctorat intitulée « Staged Identity: Martinican and Guadeloupian Theatre », où elle examine

un corpus de plus de 20 pièces qui traitent de l'histoire, du folklore et de la vie quotidienne des

Antilles françaises, a rédigé un article sur la pièce de Schwarz-Bart où elle déclare :

« À ma connaissance, il s'agit à ce jour du seul travail théâtral en provenance des

départements français d'outre-mer qui se concentre sur le sort des travailleurs immigrés

haïtiens vivant à l'étranger, illégalement, dans des pays ou des territoires généralement

hostiles à leur présence » (Kendall 156).

La pièce a été produite dans les Caraïbes, en France, aux États-Unis et même aux

Pays-Bas aussi récemment que 2013 (Romero). Selon Kendall, une production théâtrale de

Ton Beau Capitaine met le public face à face avec le travailleur migrant haïtien négligé, et le

médium théâtral qui est ainsi utilisé pour renverser les structures sociales acceptées (Kendall

156).

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La dernière œuvre que Simone Schwarz-Bart publiera est semblable à sa première

en ce sens qu’elle collabore également avec son mari André. Le couple a publié une

encyclopédie de six volumes documentaires en 1988 intitulée Hommage à la femme noire,

avec le propos d’honorer les héroïnes noires qui étaient absentes de l’histoire officielle.

Comme en témoigne sa bibliographie, Simone Schwarz-Bart et son défunt mari sont

profondément attachés aux questions politiques et aux problèmes rencontrés par les

personnes, en particulier les femmes noires. Elle a exploré les langues et les lieux de ses

ancêtres dans ses œuvres, examiné la domination des hommes sur les femmes dans les

Caraïbes, ainsi que les thèmes de l'aliénation et l’exil. Son intérêt pour les Caraïbes et son

héritage raciste et colonial font d'elle une auteure antillaise réputée, et son étude de la

condition féminine au sein de ces modèles antillais la rend unique dans le genre.

Pluie et vent sur Télumée Miracle reste son œuvre la plus célèbre, car elle

communique plusieurs thèmes à la fois dans une prose poétique captivante et inspirante. Alors

que toutes ses œuvres dégagent un esprit antillais, Pluie et vent examine la vie d’une femme et

la présente magnifiquement aux lecteurs pour comprendre l’expérience antillaise vécue par

une femme noire seulement quelques décennies après l’abolition de l’esclavage. C'est pour

toutes ces raisons et plus encore que ce projet est centré sur l'exploration des implications

thématiques de ce roman.

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Étude de Pluie et vent sur Télumée Miracle : Tous les éléments qui, ensemble, rendent

l’œuvre magistrale dans la littérature Franco-Antillaise

I. Le Féminisme et la Matrilinéarité

Alors que Pluie et vent sur Télumée Miracle est typiquement antillaise en suivant

les paradigmes établis par le genre, un élément qui distingue le travail de Schwarz-Bart est la

perspective féministe située au centre du livre. Suivant le personnage de Télumée, le lecteur

est guidé par une narratrice toujours consciente de son genre et des conséquences sur sa

position dans le monde. Compte tenu de sa nature intégrale dans le livre, le thème de la

féminité est peut-être le thème le plus souvent exploré dans les articles académiques ou par les

critiques. Dans « The Female and the Self in Schwarz-Bart’s Pluie et vent sur Télumée

Miracle » par exemple, Dr. Karen Smyley Wallace discute de la manière dont la maternité, la

sensualité, la sexualité et la résilience sont toutes liées à l'expérience féminine telle qu'elle est

présentée dans le roman. En s’appuyant sur le travail de Wallace, cette partie de l’article

visera à réaffirmer l'importance de la femme dans l'œuvre de Schwarz-Bart tout en établissant

de nouvelles conclusions en recoupant d'autres articles et en insistant bien sûr sur la capacité

de Schwarz-Bart à imbriquer tous les éléments les plus importants de son texte pour créer un

roman harmonieux et totalement représentatif de la femme noire franco-caribéenne.

Le livre souligne l'importance de la féminité et de l'expérience féminine en

commençant par un bref compte rendu de la vie des femmes qui ont précédé Télumée. Dans la

première partie, la lignée des femmes Lougandor est présentée au lecteur : On connait d’abord

la mère de Télumée, Victoire, qui lui a raconté de nombreuses histoires de sa grand-mère dans

son enfance. Ensuite, la mère de Victoire, Toussine, est introduite. La grand-mère de Télumée

est aussi connue sous le nom « Reine Sans Nom », et est présentée à Télumée par Victoire

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comme un être mythique. Finalement, on connait la mère de Toussine, Minerve. L’arrière-

grand-mère de Télumée était libérée par l’abolition de l’esclavage et elle s'est éloignée de sa

plantation pour finalement s'installer à L’Abandonnée, l’endroit où Télumée était née.

La façon dont laquelle les femmes Lougandor sont capables d’enseigner la morale

et les vérités universelles de la vie d’une femme à Télumée met en évidence l'essence de la

matrilinéarité. Cette matrilinéarité est un véhicule de souvenirs, d'histoires, et de leçons à

transmettre de génération en génération. Dans un article publié dans Research in African

Literatures dans lequel le roman de Schwarz-Bart est abordé, Dr. Gil Zehava Hochberg décrit

la transmission de la mémoire comme un aspect de la maternité qui est un résultat de l’histoire

des mères noires esclaves (2). On voit à travers Minerve, une ancienne esclave, comment

avoir surmonté l’adversité et l’oppression lui a donné une attitude de résilience et d’optimisme

envers la vie : « Elle possédait une foi inébranlable en la vie. Devant l’adversité, elle aimait

dire que rien ni personne n’userait l’âme que Dieu avait choisie pour elle, et disposée en son

corps » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 2). C'est plutôt cette caractéristique de résilience que

Minerve transmet aux femmes Lougandor qui lui succèdent. Schwarz-Bart souligne le

potentiel libérateur associé à la capacité maternelle non seulement de se souvenir, mais aussi

d'inventer des histoires sur le passé, à la fois immédiat et mythique, comme moyen de

transcender les horreurs de la vie quotidienne des femmes. L’imagination, les récits et la

magie, plutôt que la « vraie mémoire », semblent être le moyen par lequel les femmes de son

roman s’efforcent de remplacer ou, du moins, de survivre (Hochberg 6). Toussine ou Reine

Sans Nom est l’exemple parfait d’une mère qui remplit ce rôle, mais plus encore en tant que

grand-mère de Télumée. Par exemple, quand elle raconte une histoire à Télumée et à Élie,

enfants, sur la nature des hommes, elle s’interrompt quelques fois pour captiver l’attention des

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enfants dans le présent, tout en utilisant un mélange de surnaturel et de naturel pour véhiculer

sa leçon (Schwarz-Bart, Pluie et vent 40-41). La tradition consistant à transmettre la morale et

les leçons à travers des histoires n'est pas seulement un élément de la maternité, mais sert de

preuve de l’oralité de la culture créole ce auquel Schwarz-Bart rend indéniablement hommage

tout au long du récit.

En dehors de sa famille, Télumée crée des relations significatives avec d’autres

femmes tout au long du roman. Par exemple, le personnage de man Cia est la femme

extérieure à sa famille avec qui elle a passé le plus de temps, et auprès de laquelle elle a appris

davantage sur la spiritualité et la sorcellerie. L'inclusion de man Cia a incarné l'esprit

mystique qui fait partie de la culture créole et a certainement ajouté au réalisme magique de

l'histoire. Une autre femme avec laquelle Télumée a des contacts est Olympe. Apparue dans la

vie de Télumée à un moment de solitude, après le décès de sa grand-mère et la transformation

de man Cia en chien, Olympe joue un rôle crucial en lui apprenant à travailler dans les champs

pour survivre. L'inclusion d'Olympe ouvre la porte à une discussion qui va au-delà de

l'expérience féminine pour inclure l'expérience de la femme noire et l'étreinte de la sexualité

féminine. Les implications du travail dans les champs de canne à sucre ont beaucoup à dire

sur la race et l'héritage du colonialisme, mais cela sera discuté plus tard dans une section qui

traite de l'importance de la nourriture dans le roman. En travaillant dans les champs, Télumée

embrasse sa propre sueur, sa sexualité et sa sensualité en tant que femme. Même si elle avait

connu le sexe auparavant, sa nouvelle indépendance acquise grâce au travail lui permettait de

surmonter les abus d'Elie et de devenir une femme prête à entamer une nouvelle relation avec

Amboise. Olympe a également initié Télumée à la consommation d'alcool qui, bien que ce

n’ait pas eu une influence positive, reflétait l'indépendance et l'âge adulte de Télumée. La

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dernière femme notable de la vie de Télumée en dehors de sa famille immédiate est Sonore.

Jeune fille abandonnée par sa mère et laissée avec une Télumée plus âgée, Sonore est la

manière de Schwarz-Bart de créer une structure parallèle. Soudain, Télumée se voit confier le

rôle que sa grand-mère, Toussine, a joué pour elle. Bien qu’elles ne soient pas liées

génétiquement et que Sonore ne passe que très peu de temps dans la vie de Télumée, le thème

de la matrilinéarité se poursuit, car Télumée est désormais celle qui transmet des histoires

spirituelles et des leçons de vie à une jeune fille. Schwarz-Bart communique ainsi que

Télumée a atteint à la fois un âge et une sagesse qui rappelle celle de Reine sans Nom. Le récit

est écrit de telle sorte que chaque rencontre de Télumée avec une femme peut indiquer son

développement et en fin de compte en représente une partie.

Un moyen simple utilisé par Schwarz-Bart pour transmettre les étapes de la vie et

l’épanouissement de la féminité de Télumée est à travers la physicalité du corps féminin, plus

précisément les seins. Dans les moments clés où Télumée s'interroge sur sa position dans la

vie ou sur son statut de femme, il est fait référence à la taille de ses seins, soit elle-même, soit

ceux qui l’entourent. Dans une scène, Télumée observe ses seins en développement en signe

de devenir enfin une femme : « J’avais quatorze ans sur mes deux seins et sous ma robe

d’indienne à fleurs, j’étais une femme » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 43). Par contre, quand

elle est rejetée et tourmentée par Elie, il contredit la notion que ses seins font d’elle une

femme : « Tes seins sont lourds, dit-il lentement, du bout des lèvres, tes seins sont lourds et

ton ventre et profond mais tu ne sais pas encore ce que ça signifie d’être une femme sur la

terre, tu ne le sais pas encore, je te dis » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 88).

Le concept de devenir une « femme sur la terre » est un motif qui se répète encore

et encore dans le texte. Cette phrase a au moins deux significations : elle représente l’idée que

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les femmes doivent s’efforcer de trouver leur place dans un monde dominé par les hommes et

l’idée selon laquelle les femmes sont (ou devraient être) sur le chemin de la découverte et du

développement d’un lien avec la nature. Le premier sens décrit essentiellement l'intrigue du

roman, lorsqu’une jeune Télumée grandit et trouve sa place de femme dans le monde. Cela

révèle en premier lieu la nature compliquée d’être une femme et, dans le cas de Télumée, la

nature compliquée d’être une femme noire peu après la fin de l'esclavage qui vit sur une île et

est influencé par tout ce qui l’entoure. Le second sens de la phrase, le lien physique de la

femme avec la nature, agit comme une sorte de sous-intrigue ou de catalyseur à travers lequel

Télumée se découvre et découvre son rôle sur la terre. Alors que la nature a toujours été

associée à la féminité, ce que l’on observe surtout à travers la représentation d’une « mère

nature », Schwarz-Bart profite vraiment du paysage insulaire pour relier le développement de

Télumée à son environnement et à son lien spirituel avec la terre.La manière dont la nature

est utilisée comme thème récurrent qui représente la spiritualité de Télumée est tellement

répandue dans le roman qu’elle sera explorée dans une autre section de cette thèse. Ce qui est

important à noter ici, c’est comment les femmes et les hommes sont traités différemment en

ce qui concerne la nature. Alors que les femmes sont de la terre, les hommes gravitent

davantage vers la mer. Le meilleur exemple de ceci est peut-être Jérémie, le jeune pêcheur qui

est tombé amoureux de Toussine. Lorsque Schwarz-Bart présente son personnage, elle attire

l’attention sur son amour de la mer : « … lorsque Jérémie tombera amoureux, ce sera d’une

sirène » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 2) ;

« Où donc prenait-il ces chargements de vivaneaux, de tazars, de balarous bleus ?... Nulle

part ailleurs que sous sa barque, Vent d’avant, avec laquelle il partait danser à l’infini, du

matin au soir et du soir au matin, car il ne vivait que pour entendre le bruit des vagues à

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ses oreilles et pour sentir les caresses de l’alizé sur son visage » (Schwarz-Bart, Pluie et

vent 3).

Les autres hommes du roman ont également un lien avec l’eau, bien que cela ne soit pas aussi

évident. Les premières interactions de Télumée avec Elie se font au bord d’une rivière. Quand

ils ont commencé à se connaître, ils allaient à l’école dans une zone appelée « La Ramée », et

passent beaucoup de temps ensemble dans le Bassin bleu (Schwarz-Bart, Pluie et vent 36-39).

Même Amboise, qui est plus relié à la terre que les autres hommes, a exploré la mer lors de

son voyage en France (Schwarz-Bart, Pluie et vent 126). Cette caractérisation des hommes a

déjà été explorée par d’autres auteurs, notamment par Charles Baudelaire dans le poème

« L’homme et la mer ». Baudelaire affirme dans ce poème que les hommes aimeront toujours

la mer pour ce qu'elle représente : liberté, mystère, curiosité et le paradoxe séduisant qui la

rend à la fois violente et tranquille. Dans cet esprit, il est intéressant de voir comment les

hommes de Pluie et vent sur Télumée Miracle s’attachent à l’un de ces principes au moins une

fois dans leur vie. L'eau représentant la fluidité et la souplesse de la masculinité adhère à Elie

lorsqu'il abandonne Télumée pour se retrouver avec une femme différente. Cette

représentation adhère également à un jeune et immature Amboise qui était un fauteur de

troubles. Fait intéressant, le fait qu'Amboise soit lié à la terre plus tard dans sa vie symbolise

une maturité et une sensibilité compatibles avec les femmes du roman.

Le lien des femmes avec la terre est encore plus évident étant donné que la

narratrice y réfléchit constamment. Semblable à l'idée de l'homme et de la mer, la notion de

femme sur terre a été explorée par un autre grand poète français, Victor Hugo. Dans son

poème « Les femmes sont sur la terre », Hugo compare les femmes aux fleurs et d’autres

éléments de la nature. Une grande partie du développement de Télumée est décrite en fonction

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du jardin qu’elle cultive et de la nourriture qu’il fournit. Par exemple, elle est comparée à de

nombreuses reprises au fruit à pain mûr [fruit indigène des Antilles] pour symboliser sa

transformation en femme, et elle passe du temps dans sa vie d’adulte à travailler dans les

champs de canne à sucre. Les symboles de la nourriture sont en fait si importants dans

l’histoire que leur rôle sera également développé dans une section séparée. Toutes les femmes

dans le texte sont indiscutablement des femmes de la terre mais, dans son article, Wallace va

jusqu'à associer chaque femme principale à une partie différente de la nature (Wallace 429) :

Minerve est la lumière, ayant fui l'esclavage qui a promu la positivité et les opportunités de

bonheur pour ses successeurs ; Toussine (Reine Sans Nom) représente les racines, car elle sert

de lien entre le passé et le futur et est le principal instructeur spirituel de Télumée ; Victoire

est le vent, parce qu'elle a abandonné le rôle de mère et a disparu à la recherche de

l'épanouissement personnel ; et enfin, Télumée est la terre. La narratrice représente à la fois

un lien physique et spirituel avec des lieux, des espaces et les fruits de la terre, et elle incarne

avant tout une résilience comparable à la stabilité constante de la terre (Wallace 430). La

connexion de Télumée avec des espaces, tels que les différents endroits de l'île dans lesquels

elle a vécu, révèle plus que l’on ne peut penser sur les différentes étapes de sa vie. La section

suivante explore la manière dont Simone Schwarz-Bart communique de manière subtile des

idées et transmet un sens plus profond à travers les noms et les descriptions de lieux dans

Pluie et vent sur Télumée Miracle.

II. L’Espace, la communauté, et le temps

S'il y a un élément dans le livre qui influence directement tous les autres thèmes et

guide le récit, c'est le cadre. Se déroulant en Guadeloupe plusieurs décennies après l'abolition

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Ocasio-Palacios 18

de l'esclavage, Pluie et vent sur Télumée Miracle souligne le lieu, l'espace et la communauté.

La première chose qui pourrait attirer l'attention du lecteur se repose sur les noms étranges,

quelque peu accablants, donnés aux différents endroits du livre et de l’île, par exemple,

l’Abandonnée, Fond-Zombi, et Morne La Folie. Les noms fournissent un symbolisme et

parfois même une préfiguration de l’expérience des habitants de ces lieux. L’Abandonnée est

le premier lieu mis en place, car c’est le lieu où Minerve s’est installée après sa libération. Il

est à noter que Schwarz-Bart mentionne directement que le village a pris forme après

l’installation de plusieurs Marrons, ce qui rappelle au lecteur l’importance historique et

culturelle que les petits villages de la Guadeloupe, loin des capitales colonisées, ont pour les

citoyens. En reliant l’espace à d’anciens esclaves tels que Minerve et les Marrons, Schwarz-

Bart crée encore un autre moyen par lequel Télumée peut se sentir enracinée dans ces

hameaux, dans l'île, et à ses ancêtres. Le nom actuel du village, l’Abandonnée, devient de plus

en plus lourd de signification et révélateur au fur et à mesure que l'on continue à lire l'histoire.

Dans ce village, tout ce qui suit a lieu : Minerve a été abandonnée par le père biologique de

Toussine, Toussine a connu la perte de sa fille Méranée, Toussine est restée seule après la

mort de Jérémie, Toussine a quitté ses filles adultes, et Télumée est née dans ce village puis a

été abandonnée par sa mère qui la laisse à Toussine à Fond-Zombi. Les noms de lieux qui

agissent presque comme une malédiction contribuent au réalisme magique répandu dans le

roman, et les personnages ne sont pas aveugles à cela. En tant que narratrice, Télumée

commente ceci en ce qui concerne l’Abandonnée : « A ceux qui s’étonnaient d’une telle

demeure en ce lieu, le peuple prit l’habitude de répondre, c’est l’Abandonnée, nom qui servit à

désigner le hameau, par la suite » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 10).

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Ocasio-Palacios 19

Le prochain endroit où Télumée s’arrête est Fond-Zombi. En créole, « zombi » ou

« zonbi » signifie esprit aussi bien que le mort vivant (Garane 29). Le fait que Toussine soit

venue s’installer ici après la mort de Jérémie dans l'espoir de communiquer avec lui avec

l'aide de man Cia préfigure déjà le thème de la mort et de la résurrection. Cette présence

posthume est évidente, comme Toussine le mentionne à plusieurs reprises au cours de

l'histoire après avoir ressenti Jérémie ou lui avoir parlé. Une mort métaphorique et une

résurrection à Fond-Zombi est celle de Télumée elle-même. Après avoir été victime d’abus

continu de la part d’Elie, Télumée témoigne : « voilà comme on trompe son monde, on me

croit vivante et je suis morte » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 88). La mort métaphorique de

Télumée a duré trois semaines, durant lesquelles Télumée ne parlait pas et ne répondait pas et

ne faisait aucun effort pour manger si ce n’était Toussine qui faisait en sorte qu’elle mange.

Télumée a finalement pu bouger et renaître quand Toussine l’a piquée avec une aiguille et lui

a dit « Tu vois bien que tu n’es pas un esprit, puisque tu saignes… » (Schwarz-Bart, Pluie et

vent 96). Peu de temps après avoir été piquée, Télumée a retrouvé toute sa vitalité et s’est

mise à chanter très fort. Enfin, la mort la plus évidente et la plus émouvante qui a eu lieu à

Fond-Zombi est celle de Reine Sans Nom. En mourant, Télumée lui demande : « Alors grand-

mère, tu me laisses et tu souris ? » À quoi elle répond, « Ce n’est pas ma mort qui me réjouit

tant, mais ce qui la suivra…le temps où nous ne nous quitterons plus, mon petit verre en

cristal… peux-tu imaginer notre vie, moi te suivant partout, invisible, sans que les gens se

doutent jamais qu’ils ont affaire à deux femmes et non pas à une seule ? …Peux-tu imaginer

cela ? … » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 100). Tout comme Toussine a déménagé à Fond-

Zombi pour rester toujours spirituellement proche de Jérémie, son âme sera vivante à travers

Télumée.

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Ocasio-Palacios 20

Un peu surprenant, Fond-Zombi n’est pas le seul endroit où se produisent des morts

et des résurrections. Après avoir perdu Toussine, Télumée suit man Cia au morne La Folie,

pour « habiter la case où elle vivait avec l’esprit de son mari défunt » (Schwarz-Bart, Pluie et

vent 106). C’est pendant le séjour de Télumée au morne La Folie que les choses les plus folles

ou les plus irréelles se produisent. Notamment, man Cia se transforme en chien et suit

Télumée pendant un certain temps. Télumée parle au chien comme s’il s’agissait bien de la

réincarnation de sa vieille amie, ce qui projetait une certaine folie. Télumée a même eu des

hallucinations au cours de cette partie de sa vie, car elle mangeait des fruits sauvages en

dernier recours avant de céder au travail dans les champs de canne à sucre. Télumée décrit la

communauté : « Le morne La Folie était habité par des nègres errants, disparates, rejetés des

trente-deux communes de l’île et qui menaient là une existence exempte de toutes règles, sans

souvenirs, étonnements, ni craintes…l’endroit me semblait irréel, hanté : une sorte de pays

d’esprits. Les gens du morne La Folie se dénommaient eux-mêmes la confrérie des Déplacés.

Le souffle de la misère les avait lâchés là, sur cette terre ingrate, mais ils s’efforçaient de vivre

comme tout le monde, de se faufiler tant bien que mal, entre éclair et orage, dans l’éternelle

incertitude » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 108). Elle finit par embrasser le fait qu'elle est aussi

une personne déplacée, et devient même une partie du groupe tout en adoptant leurs habitudes

telles que boire du rhum. C’était au morne La Folie que Télumée a réagi à la mort d’Amboise

de manière cohérente à la manière dont les autres femmes du roman ont réagi à la mort de leur

partenaire : S'accrochant à sa présence et à son esprit. Rappelant le hameau d’où ils viennent,

c’est comme s’ils étaient tous deux devenus des zombis. Télumée raconte que « une nuit il

m’apparut en rêve et me demanda de l’aider à rejoindre les morts, dont il n’était pas tout à fait,

à cause de moi, cependant que par lui je n’étais plus tout à fait vivante » (Schwarz-Bart, Pluie

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Ocasio-Palacios 21

et vent 131). Tous ces endroits ont un lien clair dans la façon dont ils sont criblés de morts,

d’esprit, et de résurrection, et donc ajoutent au thème général de la spiritualité dans le livre.

Ce thème sera traité plus en détail ainsi que dans le contexte de son lien avec la nature plus

tard dans le travail.

Dans son ouvrage The Sense of Community in French Caribbean Fiction, Celia

Britton explique comment Schwarz-Bart communique la « folie antillaise » qui afflige la

communauté, et comment elle est couplée avec la résilience et le bonheur des gens qui les

habitent. Selon Britton, la « folie antillaise » est composée de l’héritage psychologique de

l’esclavage et l’intériorisation persistante de l'impuissance et de l’inutilité (Britton 57). En

substance, explique Britton, l’existence collective des Antillais est à la fois maudite et sauvée

par une capacité à créer du bonheur à partir de rien (Britton 56). Bien que le sens de l’effroi

évoqué par les noms de lieux soit renforcé par des phrases telles que « le cœur du nègre est

une terre aride que nulle eau n’amendera, un cimetière jamais rassasié de cadavres »

(Schwarz-Bart, Pluie et vent 84), cette idée est contrebalancée par la conviction de Télumée

selon laquelle on peut trouver le bonheur face à l'adversité, ce qui est évident au lecteur quand

elle réfléchit : « tout ce lot de misère et la malignité du nègre à forger du bonheur, malgré

tout » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 62). Un moyen important pour que les personnages et plus

globalement les Noirs dans les colonies y parviennent consiste à s’intégrer en tant que

membre d’une communauté forte. La manière dont Schwarz-Bart brosse le portrait d’une

communauté reliée dans plusieurs domaines, et surtout reliée au pays (particulièrement aux

hameaux dans les montagnes qui étaient historiquement établis par les Marrons) reflète les

arguments propagés par les théoriciens de l’antillanité, tels que Édouard Glissant. Dans son

livre Le Discours antillais, Glissant insiste beaucoup sur la force structurante du paysage, de

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la communauté et de l’inconscience collective. Même les théoriciens du mouvement créoliste

tels que Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, et Raphaël Confiant s’appuient sur l’idée de

Glissant de reconnaitre le grand rôle des espaces physiques antillais et de la communauté

serrée pour promouvoir le développement d’une conscience créole collective : « Les paysages,

rappelle Glissant, sont les seuls à inscrire, à leur façon non anthropomorphe, un peu de notre

tragédie, de notre vouloir exister » (Bernabé et al. 37). Un exemple que les partisans de la

créolité et de l’antillanité pourraient trouver révélateur de la manière dont l’environnement qui

nois entoure a une influence sur la façon dont on se voit provient d’Amboise et son

déménagement en France. Dès leur plus jeune âge, les enfants des Caraïbes françaises ont

appris à dévaloriser leur propre culture en échange de celle de la France. Télumée explique sa

propre expérience dans ce système : « Nous étions à l’abri, apprenant à lire, à signer notre

nom, à respecter les couleurs de la France, notre mère, à vénérer sa grandeur et sa majesté, sa

noblesse, sa gloire qui remontaient au commencement des temps, lorsque nous n’étions

encore que des singes à queue coupée » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 43). Cette suppression

institutionnalisée d'une histoire propre et d'une culture propre est précisément ce que les

partisans de Créolité et d'Antillanité ont voulu corriger. S’appuyant sur la notion intériorisée

que la culture créole n'est pas digne de considération et que la culture française mérite d'être

glorifiée, l'encouragement à l'autodérision auquel Amboise était continuellement exposé est ce

qui l'a conduit à tenter de se débarrasser de sa ‘noirceur’ en France :

« Déjà, dans la bouche de sa grand-mère, Amboise avait appris que le nègre est une

réserve de péchés dans le monde, la créature même du diable. Mais en prison, la tête fêlée

par les bastonnades, les sermons du dimanche, les propos de son compagnon de cellule, il

avait fini par avoir le souffle coupé devant ‘la noirceur’ de son âme et s’était demandé ce

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Ocasio-Palacios 23

qu’il pourrait bien faire pour la laver, afin que Dieu le regarde, un jour, sans dégoût. Et

ainsi, me dit-il amusé, qu’il eut l’idée de venir en France où il vécut sept ans » (Schwarz-

Bart, Pluie et vent 126).

L’expérience d'Amboise en France lui a cependant révélé la permanence de son état

noir et reflète en outre les arguments avancés par Frantz Fanon dans Peau noir, masques blancs.

Dans le chapitre « L’expérience vécue du Noir », Fanon exprime les implications du regard blanc

sur les Noirs, y compris la façon dont il exclut et infériorise les Noirs de manière à ce que seuls

les Noirs faisant l’objet du regard puissent comprendre : « Et puis il nous fut donné d’affronter le

regard blanc. Une lourdeur inaccoutumée nous oppressa. Le véritable monde nous disputait notre

part. Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de

son schéma corporel. La connaissance du corps est une activité́ uniquement négatrice. C’est une

connaissance en troisième personne…Le monde blanc, seul honnête, me refusait toute

participation » (Fanon 89-92). Quand on lit l'expérience d'Amboise en France, il est presque

impossible de ne pas la relier aux propres conclusions de Fanon sur le regard blanc : « Dès qu’il

sortait de l’hôtel, il lui semblait traverser des lieux peuplés d’esprits malins, étrangers à sa chair

et à son sang et qui le regardaient passer avec la plus parfaite d’indifférence, comme s’il

n’existait pas à leurs yeux…les gens ne voyaient pas tous ses efforts et qu’il fallait tout changer,

tout remplacer, car quelle pièce est bonne dans un nègre ? » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 127).

Les théories de la négritude, de la créolité et de l'antillanité permettent de contextualiser le

parcours et la découverte de soi d’Amboise : il est donc logique que le Noir tente de se

débarrasser de sa ‘noirceur’ en se déplaçant vers un espace blanc glorifié (la France), pour se

rendre compte de sa position inévitable dans le monde en tant qu’un Noir. Cette frustration l’a

conduit à la décision de revenir en Guadeloupe et de s’installer dans un hameau de montagne, où

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il n’aurait probablement plus jamais à subir le regard blanc et où il serait entouré par une

communauté de personnes comme lui. Amboise, tout comme Télumée, man Cia, les déplacés du

morne La Folie, et tous les autres qui partagent la même condition, vivent leur vie en essayant de

trouver leur endroit dans le monde.

En plus de donner vie et pouvoir aux lieux par leurs noms et par l’importance qu’ils

jouent dans la vie des personnages, Schwarz-Bart met au premier plan du roman le sens de la

communauté qui transcende les divisions spatiales et les conflits des personnages—et qui

n’est pas négociable. Cela est évident même à partir du moment où elle insère l’un des

principaux endroits de l’histoire : « La vie à Fond-Zombi se déroulait portes et fenêtres

ouvertes, la nuit avait des yeux, le vent de longues oreilles, et nul jamais ne se rassasiait

d’autrui. A peine arrivée au village, je savais qui hache et qui est haché, qui garde son port

d’âme et qui se noie, qui braconne dans les eaux du frère, de l’ami, et qui souffre et qui

meurt » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 26). Une représentation de la notion d’une communauté

interconnectée dans le livre est particulièrement significative dans l’imagerie et la métaphore

du fil et du tissage. Jeanne Garane la discute dans son article, « A Politics of Location Simone

Schwarz-Bart’s Bridge of Beyond », publié dans le journal College Literature en 1995. Garane

explique comment, à travers quelques citations, Schwarz-Bart compare l'absurdité de la vie à

un tissu déchiré et comment cette image d’un fil déchiré peut être liée à une rupture de

filiation (généalogie) (Garane 30). Cela correspond au sentiment d’abandon partagé par les

habitants de l'Abandonnée, par exemple : « Heureusement, nous ne sommes tous qu’un lot de

nègres dans une même attrape, sans maman et sans papa devant l’éternel » (Schwarz-Bart,

Pluie et vent 3). Dans le roman, l’idée de filiation revêt une importance capitale puisque

Télumée parle de ses ancêtres et se définit par des références aux générations passées. En

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Ocasio-Palacios 25

outre, Télumée remarque et discute directement du sentiment d’être tissée dans sa

communauté, une remarque à laquelle Reine Sans Nom répond : « Tu le vois, les cases ne sont

rien sans les fils qui les relient les unes aux autres, et ce que tu perçois l'après-midi sous ton

arbre n'est qu'un fil, celui que tisse le village et qu'il lance jusqu’à toi, ta case » (Schwarz-Bart,

Pluie et vent 71). De plus, lorsque Télumée commence à être maltraitée par Elie, sa grand-

mère la supplie de « démêler ta vie de la sienne » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 89), ce qui met

l’accent sur le concept d’être tissés ensemble. Alors que le symbole d’un fil renforce

l’interdépendance de l’individu à la communauté, il ajoute également une autre image de la

créolité, car le tissage est un élément important de la culture africaine et autochtone, et

implique particulièrement les femmes (ce qui insiste encore sur le thème de la féminité du

livre).

La dernière chose à discuter est la période dans laquelle l'histoire se déroule. On sait

dès le début que l'histoire de Télumée se déroule quelques générations après l'abolition de

l'esclavage, et l'on peut déduire de la fin du roman que l'électricité moderne n'est devenue

accessible que vers la fin de sa vie. Cette période durant laquelle Télumée était en vie,

probablement quelque part entre la fin du 19ème siècle et le début du 20ème siècle, est

représentative d’une génération qui doit porter le fardeau de l’héritage de l’esclavage, tenter

de moderniser et de vaincre le sentiment d’inutilité, et établir une fierté dans la culture créole

et antillaise—tout cela en même temps. C’est pour cette raison que le motif des racines est si

important pour Télumée tandis qu’elle mûrit ; elle est en train de devenir sa propre personne

mais veut rester fidèle aux sacrifices consentis par ses ancêtres et par l’île qui l’a élevée.

Enfin, cette époque au cours de laquelle l’histoire se déroule en fait un classique intemporel ;

on nous présente une narratrice qui n’est pas distraite par les technologies modernes telles que

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la télévision, un personnage qui a le temps et l’espace de plonger dans ce que signifie être une

femme antillaise noire à cette époque de transition et où les conséquences de l’esclavage et la

colonisation étaient le plus ressenties.

III. Un régime qui mène à la découverte de soi : comment la nourriture joue un rôle dans la

communication des legs post-colonialistes

La nourriture est un motif symbolique qui apparaît fréquemment dans la littérature

franco-antillaise. Avant d'analyser la manière dont Simone Schwarz-Bart traite les aliments

dans Pluie et vent sur Télumée Miracle et leur symbolisme, il est important de considérer plus

généralement l'importance de la nourriture et, en outre, de l'indigestion dans la littérature

franco-antillaise.

Comme c'est le cas pour tous les pays et nations, l'histoire a une grande influence

sur la littérature provenant des Antilles françaises. La Révolution française de 1789, par

exemple, a ouvert la voie à une littérature remplie de métaphores sur la nourriture. Ce lien

curieux est exploré et expliqué par Mireille Rosello dans son livre Littérature et identité

créole aux Antilles (1992). En bref, Rosello montre que pour les colonies devenues depuis

départements français, la révolution de 1789 n’a pas eu lieu, ou pas exactement (113). Ainsi,

alors que tous les Français métropolitains fêtaient l'anniversaire de la révolution en 1989—qui

a repris tous les discours officiels cette année-là—des Caraïbes françaises une ironie tragique

concernant le mot « révolution » a émergé :

« Pour le peuple ‹ français ›, la révolution marquait une nouvelle origine, l’avènement de

ce que les post-modernes appellent un métarécit, un mythe accompagné de tout un

cortège de valeurs inattaquables (abolition des privilèges, ère de la liberté, de l’égalité,

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de la fraternité)…Pour le peuple noir des Antilles, la ‹ révolution › a pourtant dû avoir le

goût amer d’un très mauvais jeu de mots : car après avoir cru à l’abolition de

l’esclavage, les ‹ Nègres › ont dû bien vite se rendre à l’évidence. Dès 1802, la

‹ révolution › ne décrivait plus qu’un cercle (vicieux), une boucle parfaite qui les

ramenait au point de départ. Les nouveaux ‹ citoyens ›, les nouvelles ‹ citoyennes › était

redevenus des esclaves et devraient attendre 1848 pour obtenir leur liberté théorique et

symbolique (sinon économique et sociale). Comment dès lors faire confiance aux mots

que l’Histoire respecte et célèbre ? Et si les mots se sont joués de tout un peuple, ne doit-

on pas espérer qu’à son tour, il jouera sur les mots dont on lui a appris à se méfier ?

Pour le peuple antillais, la révolution avait bel et bien un lien avec la révolte, car la

‹ révolution ›, cercle vicieux, était ‹ révoltante ›, source de la nausée » (Rosello, 113-

114).

De ce jeu de mots est née une littérature franco-antillaise sur l'indigestion ; pas

même l'abolition de l'esclavage ne pouvait satisfaire la faim du peuple antillais, ni faire

disparaître son obsession de la nourriture de ses textes. Alors qu'il peut sembler improbable

que la nourriture soit mise en avant par des éléments visuels ou auditifs dans la description

des personnages romanesques, on en trouve un exemple en parcourant l’une des œuvres de

Glissant, Malemort (1975). Lorsque le narrateur présente les personnages d’Epiphane, de

Colentroc et de Mathieu, leurs portraits sont remplis d’allusions à leur réaction face à ce qui se

mange. L'élément visuel n'a pas disparu du travail de Glissant, mais plutôt est mêlé à ce qu'on

ne voit pas, ce qui dans ce cas est constitué des préférences alimentaires des personnages.

Paradoxalement, les références omniprésentes à la nourriture dans la littérature

franco-antillaise sont le signe d'un manque ; une exagération qui couvre une insuffisance.

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Rosello cite Introduction au folklore martiniquais d'Aimé Césaire et René Ménil à propos de

cette faim insatiable ressentie par le peuple noir des Antilles françaises : « Boire, manger,

toujours incessamment repris, le même rêve…Qu’on le prenne comme on voudra, c’est un

peuple qui a faim » (Césaire et Ménil, 7). En d’autres termes, même l'abolition de l'esclavage

ne pouvait pas débarrasser la littérature franco-antillaise de cette « relation traumatisante »

avec la nourriture (Rosello, 119).

De plus, les métaphores liées à l'alimentation et à l'indigestion constituent souvent

une forme de résistance à l'assimilation ou une révolte (ce qui implique le jeu de mots

mentionné plus haut). Dans ces cas, quand on ne parle plus de faim littérale, un auteur finit

par communiquer que pour une personne colonisée, l'assimilation comporte toujours le risque

de « devenir empoisonnante » (Rosello, 121). Cet empoisonnement est à la fois métaphorique

et littéral dans la littérature franco-antillaise. Ainsi, des œuvres de Césaire telles que Cahier

d’un retour au pays natal, Armes Miraculeuses, et La Tragédie du roi Christophe présentent

des personnages qui, qu'ils soient assimilés activement ou passivement, mourraient en

conséquence (Rosello, 121).

Un autre acte important dans la littérature franco-antillaise est celui de l’avalement,

car il prend plusieurs sens et métaphores. La première allusion est celle de « s’avaler la

langue », une expression qui signifie se taire mais, dans le contexte de refus des esclaves de

répondre à leurs maîtres, peut également signifier la résistance et la rébellion. Parce que le

mot « langue » signifie aussi un système linguistique, « avaler sa langue » peut aussi être une

allusion à la bataille interne entre le créole et l'imposition du français comme seule langue

légitime (Rosello, 125). La deuxième image de l’avalement ou de la déglutition présentée

dans la littérature franco-antillaise est celle associée aux vomissements. Par exemple, « chez

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Césaire, le fait d’avaler la culture du Blanc provoque un dégoût si intense qu’elle provoque

nausées et vomissements » (Rosello, 126). Tout est lié à l'indigestion qui accable les Noirs des

Antilles françaises, qui remonte historiquement jusqu'à la traversée de l'Atlantique par des

esclaves. Emprisonnés au fond du bateau, ils étaient soumis au mal de mer et à une nausée qui

était à la fois littérale et symbolique—car la situation était « révoltante » (Rosello, 127).

Glissant évoque l’eau qui « noyait la cargaison croupie » dans le Quatrième Siècle, où il a

également décrit la Rose-Marie (un navire négrier) à son arrivée aux Antilles sous la pluie :

« il y avait toujours cette odeur de vomi, de sang et de mort que même la pluie ne pouvait pas

effacer si vite » (Quatrième Siècle, 23).

Étant donné les liens historiques et symboliques entre la faim, l’indigestion et les

vomissements qui expliquent leur prédominance dans la littérature franco-antillaise, le dernier

point à souligner est que la nourriture est également mise en avant dans la littérature franco-

antillaise car elle représente un lien culturel et spirituel avec les îles. C’est le cas dans Pluie et

vent sur Télumée Miracle. Schwarz-Bart insiste tout au long de l'histoire sur l'importance du

jardin. Ce jardin est celui dont, alors qu’elle grandit, Télumée prendra soin et qui la gardera

reliée spirituellement à sa patrie. Bien j’approfondirai ce lien avec la nature prochainement, il

convient de noter que Télumée apprend avec le temps à cultiver et à préparer la nourriture de

sa terre et même à la préférer à une nourriture plus raffinée, qui, dans ce livre, représente la

persistance du colonialisme.

Le fruit à pain, par exemple, est un repas récurrent dans l'histoire de Télumée. Le

fruit à pain est originaire des Caraïbes, abondant, et facile à préparer. Un fruit avec une saveur

semblable à celle d'une pomme de terre, le fruit à pain est polyvalent et était donc un aliment

de base du régime alimentaire antillais. Les békés [terme créole utilisé pour décrire un

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descendant des premiers colons européens, généralement français, des Antilles françaises],

cependant, restèrent fermement attachés à leurs coutumes françaises et désapprouvaient

généralement la cuisine « non raffinée » car elle était essentiellement non française. Marie

Léticée, professeure agrégée à l’université de la Floride Centrale et auteure guadeloupéenne,

écrit brièvement sur le symbolisme du fruit à pain dans les discussions entre Télumée, Mme

Desaragne et Reine Sans Nom dans son livre Education, Assimilation and Identity: The

Literary Journey of the French Caribbean. Quand Télumée cherche un travail chez Madame

Desaragne, la femme béké lui demande : « Vous connaissez cuisiner ?... Je veux dire cuisiner,

pas lâcher un morceau de fruit à pain dans une chaudière d’eau salée » (Schwarz-Bart, Pluie et

vent 49). La simple suggestion de Mme Desaragne que cuire un fruit à pain en ébullition n'est

pas une cuisine véritable démontre la séparation de la société entre les insulaires noirs et les

békés, ainsi que les sentiments persistants de supériorité qui sont une conséquence du

colonialisme.

Mme Desaragne se considérait non seulement comme supérieure, mais elle

souhaitait également « civiliser » Télumée (Léticée, 143). Incapable de comprendre pourquoi

Télumée se rendait si souvent dans sa ville natale de Fond-Zombi, Mme Desaragne lui

demande : « franchement, Télumée, qu’allez-vous faire dans ce Fond-Zombi ?... y chercher un

ventre à crédit ?... apprendre à jeter un fruit à pain dans l’eau salée ?... je ne sais pas comment

vous le dire, mais essayez de m’entendre, ma fille : c’est ici et pas ailleurs que l’on fait des

béchamels… » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 54). Maîtrisant la sauce béchamel, Télumée a

souvent été approchée à Fond-Zombi par des personnes désireuses d'apprendre à la préparer.

Cependant, Reine Sans Nom, qui représente les racines de Télumée dans son pays,

décourageait leurs voisins et amis de rechercher cette cuisine culinaire française plus raffinée :

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« je te le dis, ami, il n’y a rien de bon dans la béchamel. J’en ai goûté autrefois et je peux te

rassurer : il n’y a rien de bon dans la béchamel. Télumée, poursuivait-elle en se tournant vers

moi, Télumée, cher flamboyant, quand ton cœur te le réclame, tu n’as qu’à faire cuire deux

tranches de fruit à pain au gros sel, sur du bois, au fond de la cour, et ne va pas t’occuper ce

jour-là s’ils ont fait de la béchamel » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 56). Il est clair qu’à ce stade

de sa vie, Télumée était influencée par deux figures féminines qui tentaient de l’entraîner vers

une idéologie ou une autre, chacune représentée par la nourriture : la béchamel représentant le

désir de nombreux noirs après l'esclavage de devenir « plus francisés » afin de surmonter un

complexe d'infériorité qui était répandu parmi beaucoup d'entre eux, et le fruit à pain

représentant leurs racines, leur connexion à la terre, et dans une certaine mesure, leur liberté.

Le fait que Télumée ait gardé un amour pour sa cuisine indigène est donc perçue comme un

triomphe pour les Noirs dans la lutte pour leur l'identité propre et pour la fierté de leur culture

antillaise et créole.

Un autre exemple de la façon dont la nourriture représente des messages plus

profonds de la société et du colonialisme dans Pluie et vent sur Télumée Miracle s’observe à

travers la canne à sucre et le rhum. Au sommet de l'esclavage, la canne à sucre était le produit

le plus lucratif des Caraïbes. Lorsque l'abolition était envisagée, l'une des conditions était que

les anciens esclaves puissent continuer à travailler dans les champs de canne à sucre,

moyennant une indemnité compensatoire. Cela visait à garantir que les propriétaires blancs

puissent conserver leur activité et à ce que l’économie des Antilles ne s’effondre pas

immédiatement. Alors que Télumée est née quelques générations après l'abolition de

l'esclavage, l'industrie de la canne à sucre était encore très présente en Guadeloupe à cette

époque. Pour la population noire, l'industrie de la canne à sucre est méprisée car elle perpétue

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Ocasio-Palacios 32

les structures sociales mises en place par l'esclavage. La Rue Cases Nègres (1950) de Joseph

Zobel est l’une des meilleures représentations fictives des sentiments des noirs envers la canne

après l’abolition. Le personnage de Medouze—un vieil homme dont le rôle dans l'histoire du

protagoniste est similaire à celle de Reine Sans Nom pour Télumée—parle du sujet de la

canne et l’abolition, en citant les paroles de son père :

« J’étais jeune, disait mon père, lorsque tous les nègres s’enfuirent des plantations, parce

qu’on avait dit que l’esclavage était fini. Moi aussi, je gambadai de joie et je parcourus

toute la Martinique en courant ; car depuis longtemps j’avais tant envie de fuir, de me

sauver. Mais quand je fus revenu de l’ivresse de ma libération, je dus constater que rien

n’avait changé pour moi ni pour mes compagnons de chaînes… Je restai comme tous les

nègres dans ce pays maudit : les békés gardaient la terre, toute la terre du pays, et nous

continuons à travailler pour eux. La loi interdisait de nous fouetter, mais ne les obligeait

pas à nous payer comme il faut. Oui, ajoutait-il, nous restons soumis au béké, attaché à sa

terre ; et lui, demeure notre maître » (Zobel 60-61).

Dans Pluie et vent sur Télumée Miracle, Schwarz-Bart traite le sujet avec plus de

subtilité, mais de manière tout aussi puissante. Après la mort de Reine Sans Nom et la

réincarnation de man Cia en chien, une Télumée solitaire qui s'était installée à la morne la

Folie avait du mal à se nourrir. Heureusement, la femme Olympe l’a aidée et l’a finalement

conduite aux champs de canne à sucre où elle a commencé à découvrir le travail ardu et à se

familiariser avec sa sueur. C'est à peu près à cette époque que Télumée a commencé à boire

beaucoup de rhum, s'abandonnant symboliquement à la canne à la fois physiquement et

émotionnellement :

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Ocasio-Palacios 33

« Là, dans le feu du ciel et des piquants, je tranpirais toute l’eau que ma mère avait

déposée dans mon corps. Et je compris enfin ce qu’est le nègre : vent et voile à la fois,

tambourier (sic) et danseur en même temps, feinteur de première, s’efforçant de récolter

par pleins paniers cette douceur qui tombe du ciel, par endroits, et la douceur qui ne tombe

pas sur lui, il la forge, et c’est au moins ce qu’il possède, s’il n’a rien. Et voyant cela j’ai

commencé à boire par petites lampées de rhum, et puis par grandes rasades pour aider la

sueur à couler, à sortir de mes pores…Et je me disais, c’est là, au milieu des piquants de la

canne, c’est là qu’un nègre doit se trouver » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 116).

Consommer du rhum, un alcool à base de sucre, est ironique dans le sens où il

empoisonne votre esprit et votre corps de la même manière que le travail dur des champs

ternit le corps et la fierté des noirs. Il n’est pas surprenant non plus que Télumée ait sombré

dans l’alcoolisme pendant la période au cours de laquelle elle a vécu la plus grande solitude.

Quand elle retrouve enfin la compagnie grâce à Amboise, le dernier compagnon qui l’aimait

depuis longtemps, la nourriture joue à nouveau un rôle dans son état mental et dans sa

relation. Ils cultivent un jardin ensemble, qui grandit au fur et à mesure que leur relation se

développe. Télumée décrit le regarder manger comme une expérience à la fois presque

spirituelle et sensuelle : « Dès l’aube, je venais m’asseoir à l’ombre de notre hutte des palmes

et je regardais Amboise manger, mastiquer longuement, à la faveur de son plaisir, et puis l’eau

à la citronnelle giclait contre sa peau tandis que l’odeur envahissait l’air, l’intérieur de la case,

les draps même de notre couche » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 131). Cette période de paix

relative dans la vie de Télumée se termine par nulle autre que la canne, presque par prophétie.

Amboise est tué par des blessures liées à une grève déclenchée à l'usine afin de rechercher de

meilleurs avantages pour les travailleurs de la canne à sucre. Dans son récit, Schwarz-Bart

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Ocasio-Palacios 34

montre l'inévitabilité de la canne à sucre dans la vie des noirs à l'époque du roman : Télumée

se rend pour la première fois à la canne à sucre et parvient à surmonter la banalité du travail

grâce à sa relation avec Amboise, et ce bonheur lui est à nouveau enlevé par la même canne à

sucre qui les a réunis. Ce n’est qu’après qu’elle est en mesure de terminer le deuil d’Amboise,

qu’elle surmonte la douleur de l'abandon de Sonore, qu’elle vieillit et qu’elle ne travaille plus

dans la canne que Télumée retrouve la paix, marquée par un nouveau jardin fleuri rempli de

cacahuètes qu’elle vend près d’une église. C’est donc la nourriture qui marque le parcours de

découverte de soi de Télumée, son lien avec la nature et son expérience de femme noire dans

une société post-coloniale.

IV. La Nature, la Spiritualité, et le Pays

En tant que dernier chapitre de l’analyse détaillée des thèmes de Pluie et vent sur

Télumée Miracle et de la manière dont ils sont tous reliés, je discuterai les thèmes de la nature,

la spiritualité, et du pays. La manière dont la nature et la spiritualité se sont répandues au fil

de l’histoire a déjà été introduite dans le contexte d’autres thèmes mais, pour développer ces

deux thèmes plus en détail, cette partie explorera comment le roman de Schwarz-Bart établit

un lien nécessaire entre le spirituel et le physique—le physique étant la nature et la terre qui

entourent Télumée en Guadeloupe.

De l’observation du titre, Pluie et vent sur Télumée Miracle, il est évident que la

nature est une partie importante, sinon la plus importante, de l’histoire de Télumée. Les

éléments naturels du vent et de la pluie sont les métaphores des épreuves et des tribulations

auxquelles fait face Télumée et à l’encontre desquelles elle fait preuve d’une résilience

insubmersible. Mary Gallagher en parle dans son livre, Ici-là : Place and Displacement in

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Caribbean Writing in French, appelant le roman de Schwarz-Bart un « roman de résistance »

(Gallagher 10). Selon Gallagher, Pluie et vent sur Télumée Miracle est un roman de résistance

non pas à la manière héroïque et Césairienne, mais plutôt en raison de sa description de la

préservation quotidienne d’un ensemble de valeurs qui affirment la vie, et grâce à la capacité

de Télumée à persévérer par sa volonté de transcender l’existence d’une communauté

enfermée sur son territoire (Gallagher 10). En outre, Gallagher explique comment la capacité

de Télumée à conserver des souvenirs du passé tout en restant concentrée sur la vision

intérieure de son île et sur sa quête de la vérité constitue une autre représentation de sa

résilience (Gallagher 10).

Le rôle de la nature et du paysage dans la vision de Télumée de son île est

indispensable, et a donc été analysée par divers chercheurs à travers différents contextes.

Alors que beaucoup de ces érudits ont déjà été cités dans cet ouvrage, l’universitaire,

essayiste, poète, et théoricien de littérature Roger Toumson, guadeloupéen, a examiné la

qualité métaphysique de la nature dans le roman de Schwarz-Bart dans son article, « Pluie et

vent sur Télumée Miracle : Une rêverie encyclopédique ». Les seules pièces accessibles de

cette œuvre ayant été traduites en anglais, ce qui suit est ma traduction en français des idées de

Toumson sur la présentation de la nature dans le livre de Schwarz-Bart :

« Nature dans Pluie et vent sur Télumée Miracle est une présence vivante dont l’homme

fait partie intégrante et qu’il ne maîtrise pas. Au contraire, il y est subordonné. La nature

est la forme matérielle et visible d’une force immatérielle supérieure, à la fois bénéfique

et maléfique, qui se manifeste dans les moindres circonstances de la vie quotidienne.

C’est comme un casse-tête ou un répertoire de faits étranges et de chansons

indéchiffrables. Le sujet humain est situé sur un plan religieux où la nature et la

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providence—le destin et la science—se complètent. En d’autres termes, ils dépendent

d’une autorité transcendantale » (Toumson, 49).

Cette notion que la nature est vivante et englobe le surnaturel est conforme à la

« proverbialité » [mot utilisé par Dr. Kathleen Gyssels dans sa thèse] qui figure souvent au

centre des conversations entre les personnages et les membres de cette communauté rurale

antillaise. Les proverbes que l’on trouve dans le livre remplissent plusieurs fonctions : ils

constituent un moyen par lequel Schwarz-Bart renforce l’oralité de la culture antillaise et

créole, ils s’inspirent de la nature et de l’histoire pour donner des leçons de vie, de sagesse, et

de moralité, et ils rappellent constamment la spiritualité collective de la communauté

(Gyssels). Un bon exemple d’un temps où un proverbe a rempli ces fonctions dans l’histoire

est lorsque Télumée se fortifie contre le traitement humiliant de son employeur béké : « une

seule idée au milieu de mon cœur : il me fallait être là, comme un caillou dans une rivière,

simplement posé dans le fond du lit et glisse, glisse l’eau par-dessus moi, l’eau trouble ou

claire, mousseuse, calme ou désordonnée, j’étais une petite pierre » (Schwarz-Bart, Pluie et

vent 50). Voici un autre exemple de proverbe de nature que Télumée utilise pour se défendre

des avances sexuelles de son chef béké en faisant une déclaration qui implique la séparation

des races : « Les canards et les poules se ressemblent, mais les deux espèces ne vont pas

ensemble sur l’eau » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 61).

Évidemment, presque tous les proverbes que l’on retrouve dans le roman

impliquent la nature à certains égards et remplissent tous des fonctions différentes. Alors que

les proverbes susmentionnés ont servi à donner de la force à Télumée face à ses employeurs

blancs, Reine Sans Nom et man Cia utilisent des proverbes pour enseigner des leçons et

décrire des situations autour d’elles. En tant que deux femmes qui ont effectivement agi

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comme des guides spirituelles de Télumée, les proverbes et les rituels impliquant la nature

faisaient partie intégrante de ce lien spirituel. Cela se voit en action lorsqu’une Télumée de 14

ans se pose la question : « …la vie attend l’homme comme la mer attend la rivière…Me

l’avait-elle assez répété, Reine Sans Nom, que toutes les rivières descendent et se noient dans

la mer, me l’avait-elle assez répété ? » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 43). L’efficacité des

proverbes dans la communication d’idées abstraites est démontrée par Télumée elle-même,

qui vieillit et devient une sorcière vieille et sage, tout comme ses mentors. Télumée reçoit

même le nom « Miracle » de la communauté en raison de sa spiritualité et de sa résilience et,

pour remplir ce rôle, elle utilise les mêmes types de proverbes qui lui ont été transmis. Bien

que le concept de spiritualité soit souvent décrit comme magique et fantasmatique (par

exemple—le changement de forme de man Cia), il constitue fondamentalement une

compétence qui, une fois maîtrisé, conduit à la paix et au bonheur en harmonie avec son

environnement malgré les legs du colonialisme. Une Télumée âgée réfléchit sur sa vie avec un

proverbe qui rappelle les leçons que Reine Sans Nom lui a données : « …pluies et vents ne

sont rien si une première étoile se lève pour vous dans le ciel, et puis une seconde, une

troisième, ainsi qu’il advint pour moi, qui ai bien failli ravir tout le bonheur de la terre »

(Schwarz-Bart, Pluie et vent 142). En fin de compte, l’existence même de ces proverbes

insiste sur plusieurs éléments clés du roman déjà établis : ils mettent l’accent sur le

communautarisme, l’oralité de la culture créole et, bien sûr, sur la notion selon laquelle tout

dans la nature est connecté et comparable.

Un concept qui pourrait expliquer pourquoi les personnages de Pluie et vent sur

Télumée Miracle sont tant en phase avec la nature, les uns avec les autres, et avec le passé est

la théorie du rhizome. Dans Poétique de la Relation, Edouard Glissant décrit la théorie du

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rhizome, rendue célèbre par Gilles Deleuze et Felix Guattari (Mulira 116). Dans un article

intitulé « Edouard Glissant and the African Roots of Creolization », Sanyu Ruth Mulira se

penche sur l’explication du rhizome faite par Glissant. Mulira définit le rhizome comme un

système racinaire enchevêtré dont le produit végétal apparaît comme autonome et singulier

au-dessus du sol mais qui, sous le sol, est constitué d’un réseau de racines si étroitement liées

que l’une ne peut jamais être libérée de l'autre (Mulira 117). Tout comme le rhizome, la

culture des Caraïbes comprend de nombreux éléments racines issus de divers groupes

ethniques africains, ainsi que des groupes ethniques européens et amérindiens (Mulira 117).

Glissant explique que, après l’incubation sur le navire négrier, les nombreuses racines

africaines ont été plantées ensemble dans le sol d’une nouvelle terre où ils se sont unis et à la

longue sont devenus un (Mulira 117). Glissant suggère que toutes les cultures de la diaspora

sont le produit d’un rhizome, mais que chaque rhizome est unique et donc il n’existe pas

d’expérience noire ou diasporique uniforme (Mulira 117). Glissant s’appuie sur l’idée du

paysage pour défendre cela : Comme il existe de nombreux paysages historiques variés dans

lesquels des descendants d’Afrique ont survécu, il existe différentes cultures créoles (Mulira

117). Tout en insistant sur la pluralité de la culture créole, Glissant maintient qu’elles

possèdent toutes une force commune qui découle de la multiplicité de ses racines et de sa

capacité à supporter des siècles d’environnements défavorables (Mulira 118). Selon le texte de

Mulira, le rhizome explique comment, malgré tous les efforts des Européens pour faire en

sorte que la culture africaine semble moins belle que la leur, ces racines ont nourri les plantes

et la croissance culturelle des créoles (Mulira 118).

Alors que le concept de rhizome sert à faire avancer la théorie de l’antillanité de

Glissant, il contextualise la représentation de Schwarz-Bart sur la Guadeloupe et ses habitants

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dans Pluie et vent sur Télumée Miracle. L’accent mis par Télumée en tant que narratrice sur

ses ancêtres, l'interconnexion de la communauté et sa résilience, et sur la terre physique et son

lien spirituel avec elle incarnent l’esprit du système de rhizome antillais. Cette notion de

rhizome se manifeste dans Pluie et vent sur Télumée Miracle dans le tout premier paragraphe

du roman où une ancienne Télumée résume ce qu'elle a appris tout au long de sa vie, en

parfaite cohérence avec les idées de Glissant :

« Le pays dépend bien souvent du cœur de l’homme ; il est minuscule si le cœur est petit,

et immense si le cœur est grand. Je n’ai jamais souffert de l’exiguïté de mon pays, sans

pour autant prétendre que j’aie un grand cœur. Si on m’en donnait le pouvoir, c’est ici

même, en Guadeloupe, que je choisirais de renaître, souffrir, et mourir. Pourtant, il n’y a

guère, mes ancêtres furent esclaves en cette île à volcans, à cyclones et à moustiques, à

mauvaise mentalité. Mais je ne suis pas venue sur terre pour soupeser toute la tristesse

du monde. A cela, je préfère rêver, encore et encore, debout au milieu de mon jardin,

comme le font toutes les vieilles de mon âge, jusqu’à ce que la mort me prenne dans mon

rêve, avec toute ma joie… » (Schwarz-Bart, Pluie et vent 1).

Lorsque juxtaposée à la dernière phrase du roman, il est clair que Schwarz-Bart

s’est destinée à finir l’histoire comme elle a commencé, en remplissant le souhait de Télumée

de mourir sur sa terre natale entourée de son jardin. Ce paragraphe d’ouverture est peut-être le

plus cité du livre, démontrant à quel point il résume l'esprit du roman. Pluie et vent sur

Télumée Miracle utilise la nature comme une loupe à travers laquelle elle évalue et peint des

images de spiritualité, de communauté, de culture et de résilience du peuple créole.

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Conclusion

La carrière d’écrivaine de Simone Schwarz-Bart a donné lieu à des œuvres

importantes et novatrices qui contribuent sans équivoque au corpus littéraire franco-antillais.

Son roman le plus vendu et le plus acclamé, Pluie et vent sur Télumée Miracle, est peut-être le

meilleur exemple de la manière dont un livre peut embrasser de façon magistrale une

multitude de thèmes importants—chacun fondamental et caractéristique de la société antillaise

à laquelle le livre s’adresse.

Les thèmes eux-mêmes peuvent être étudiés de différentes manières : en isolant et

identifiant le rôle qu’un thème joue dans le roman, en comparant le thème tel qu’il est

présenté dans le roman à d’autres instances du thème dans d’autres œuvres franco-antillaises,

et en expliquant pourquoi le thème est important dans ce genre géographique. Ce document

utilisait toutes ces méthodes tout en conservant une vision holistique, une vision qui défend

l'idée que tous les thèmes ne peuvent être entièrement compris isolément, car ils s'influencent

mutuellement. Par exemple : Le lien spirituel de Télumée avec la terre ne se serait pas épanoui

sans les conseils de sa grand-mère et des autres femmes de sa vie. L’expérience symbolique

de Télumée avec la nourriture—des béchamels aux fruits à pain et même à la canne à sucre

qu’elle travaillait ardemment à cultiver—n’aurait pas été aussi puissante si ce n’était que pour

le moment dans l’histoire où se déroule le roman (certaines décennies après l’esclavage) et les

interactions communautaires (des békés au morne la Folie) qui l’ont amenée à la découverte

de son identité. Le livre lui-même est comparable aux nombreux proverbes et récits que

Télumée et son entourage répètent sans cesse. Pluie et vent sur Télumée Miracle est l’histoire

d'une femme qui surmonte les obstacles, d’une femme dont la résilience s'exprime à travers

des métaphores de la nature, à l'instar des nombreux proverbes des sociétés antillaises.

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Le tissage expert des éléments thématiques antillais et féministes dans le roman

de Schwarz-Bart est synonyme du tissage de ces mêmes éléments—communauté, spiritualité,

nature, pays, race, ascendance et féminité—dans la vie de Télumée. Tout comme Deleuze,

Guattari et Glissant définissent les Antillais, les Créoles, et les Franco-Antillais à travers la

théorie du rhizome—un système racinaire enchevêtré dont le produit végétal apparaît comme

autonome et singulier au-dessus du sol mais qui, sous le sol, est constitué d’un réseau de

racines si étroitement liées que l’une ne peut jamais être libérée de l'autre—Pluie et vent sur

Télumée Miracle est donc constitué d’éléments qui sont fondamentalement reliés à la racine et

qui se rejoignent pour brosser un tableau de l’expérience franco-antillaise en racontant la vie

d’une femme.

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