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CHRISTIAN GENEST LA SOUFFRANCE ÉTHIQUE DANS LE TRAVAIL DES MÉDECINS Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en sciences de l’orientation pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.) DÉPARTEMENT DES FONDEMENTS ET PRATIQUES EN ÉDUCATION FACULTÉ DES SCIENCES DE L’ÉDUCATION UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2012 © Christian Genest, 2012

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CHRISTIAN GENEST

LA SOUFFRANCE ÉTHIQUE DANS

LE TRAVAIL DES MÉDECINS

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval

dans le cadre du programme de doctorat en sciences de l’orientation pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.)

DÉPARTEMENT DES FONDEMENTS ET PRATIQUES EN ÉDUCATION

FACULTÉ DES SCIENCES DE L’ÉDUCATION

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2012

© Christian Genest, 2012

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Résumé

Les études qui seront présentées dans le cadre de cette thèse permettent de relever à quel

point les atteintes à la santé mentale, en lien avec le travail, sont présentes dans la

profession médicale. Qui plus est, cette situation apparaît généralisée, autant en Europe, aux

États-Unis, qu’au Canada et au Québec. À cet égard, le rapport du Programme d’aide aux

médecins du Québec confirme des difficultés de cet ordre rencontrées chez les médecins

québécois, en précisant que le nombre de demandes d’aide ne cesse d’augmenter.

Au-delà des aspects individuels, et pour comprendre la souffrance au travail, des recherches

récentes révèlent l’importance de prendre en compte le contexte de travail dans lequel

s’exerce la médecine de nos jours : des éléments institutionnels et organisationnels, et des

éléments liés à la pratique et la culture médicale. Il semble en effet que certains aspects

propres au travail médical méritent d’être investigués différemment. Selon nous, les

dilemmes éthiques que vivent les médecins au quotidien les placent souvent dans une

position délicate et difficile, venant en contradiction avec ce qu’ils sont comme « sujets »;

en contradiction également avec leur formation médicale et finalement en contradiction

avec le serment auquel ils se sont engagés. Selon notre postulat, ces dilemmes seraient trop

souvent présents dans un type de souffrance qualifiée d’éthique.

Par le recours à des récits de pratiques de médecins désireux de révéler les sources de cette

souffrance, et par l’analyse conceptuelle de la psychodynamique du travail (Dejours,

2008b), il apparaît qu’une compréhension différente puisse mettre en lumière cette réalité

douloureuse. La thèse repère trois situations-types qui permettent de visualiser la nature de

la souffrance éthique : nous les avons nommées « l’étau qui se resserre », une « bataille

perpétuelle » et une « collaboration imposée ». Globalement, les écarts qui se créent

entre les exigences provenant des diverses instances qui encadrent la profession médicale,

les besoins des patients ainsi que les valeurs (professionnelles et personnelles) des

médecins conduisent souvent ces derniers à opter pour des décisions éprouvantes où

différentes logiques deviennent difficilement conciliables. La souffrance éthique qui en

découle aura alors une incidence significative sur ce qu’ils sont somme sujets et comme

professionnels de la santé, bref sur leur identité.

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Abstract

The studies to be presented in this thesis can raise awareness on possible mental health

problems, in regard to work, that are related to the medical profession. Moreover, this

situation appears to be widespread, as in Europe, the United States, in Canada as in Quebec.

In this regard, the report of The Quebec Physician’s Health Program (QPHP) confirmed

difficulties of this order encountered in Quebec physicians, stating that the number of

requests for assistance is constantly increasing.

Beyond the individual aspects, and to understand the suffering at work, recent researches

indicate the importance of taking into account the context of work in which medicine is

practiced today: institutional and organizational elements, and elements related to medical

practice and medical culture. It does seem that certain aspects proper to the medical work

deserve to be investigated differently. In our view, the ethical dilemmas faced by

physicians every day often place them in a difficult and delicate position, coming in

conflict with what they are like in "subject", "self"; also in contradiction with their medical

training and ultimately in contradiction with the oath to which they have committed.

According to our assumption, these dilemmas would be too often involved in a type of

suffering qualified as ethical.

By the use of doctors “narratives of practice” willing to reveal the sources of that suffering,

and by the conceptual analysis of the psychodynamics of work (Dejours & Deranty, 2010),

it appears that a different understanding could shed light on this painful reality. The thesis

identifies three typical-situations, which enable to visualize the nature of ethical suffering:

we have named "the noose is tightening", a "constant battle" and an "imposed

collaboration". Overall, the gaps that develop between the demands from the various

organisms that govern the medical profession, the patient needs and the values

(professional and personal) of physicians often lead them to opt for challenging decisions

where different logics become hardly reconcilable. Ethic suffering arising from such

decisions will have a significant incidence on how they are as “subject” and as health

professionals, in brief about their identity.

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Remerciements

Je tiens à remercier tout particulièrement Madame Marie-France Maranda, directrice de

thèse, d’avoir accepté de m’accompagner dans ce travail de recherche. Sa générosité, sa

patience, sa connaissance de la psychodynamique du travail et son expérience en recherche

ont permis de guider la réalisation de cette thèse. Ainsi, je tiens à lui témoigner ma

reconnaissance pour le soutien et les nombreux encouragements qui ont indéfectiblement

accompagné ce travail.

Je désire souligner la qualité du travail de prélecture effectué par Madame Lyse Langlois.

Ses commentaires et ses suggestions ont grandement contribué à préciser et à clarifier

certains aspects de la thèse. Je la remercie très sincèrement pour le soin, la précision et la

grande pertinence de son évaluation, ce qui a suscité de nombreux éclairages.

Mes remerciements sont également adressés aux membres du jury qui ont accepté de

participer à l’évaluation de cette thèse : Madame Marie-France Maranda (directrice),

Madame Lyse Langlois, Monsieur Michel Vézina, Madame Clantal Leclerc ainsi que

Monsieur Emmanuel Poirel. De la même façon, je remercie les professeures et professeurs

qui ont participé à l’évaluation des différentes étapes de cheminement de la recherche

doctorale (examens et séminaires) : Madame Chantal Leclerc, Monsieur Michel Vézina,

Monsieur Bruno Bourassa et Monsieur Lucien Morin.

Ma reconnaissance s’adresse tout spécialement aux médecins qui ont contribué à la

réalisation de cette thèse, sans quoi il n’aurait pas été possible d’avoir accès aux

particularités qui caractérisent la profession médicale. Dans un premier temps, je remercie

les médecins ayant participé à cette recherche et qui ont pris la parole afin de rendre compte

de certaines réalités de leur travail au quotidien. Ainsi, c’est avec ouverture et enthousiasme

qu’ils ont témoigné de ce qui leur tenait à cœur dans leur pratique. Mais cette recherche a

été grandement facilitée par l’appui soutenu du Programme d’aide aux médecins du Québec

(PAMQ). En ce sens, je remercie spécifiquement la Docteure Anne Magnan, directrice du

PAMQ, qui a cru, appuyé et participé activement à la diffusion de cette recherche auprès de

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la communauté médicale. Je témoigne également ma reconnaissance au Docteur William J.

Barakett, président du PAMQ, qui a souligné la pertinence du thème compris dans l’objet

de cette recherche, soit la souffrance éthique chez les médecins. Finalement, je remercie

vivement les médecins-conseils qui ont participé à la présentation des résultats

préliminaires de la recherche. La confidentialité impose de ne pas les nommer, mais je leur

suis grandement reconnaissant pour leur écoute, leurs commentaires ainsi que pour les

nuances qu’ils ont apportées.

Au cours de la réalisation de cette thèse, plusieurs personnes ont également eu une

influence significative. Je souligne spécialement les judicieux conseils de Madame Louise

Saint-Arnaud, professeure de la faculté. Je remercie également les professeures et

professeurs, membres de l’Institut de psychodynamique du travail du Québec (IPDTQ),

avec lesquels j’ai eu le privilège de participer à certaines recherches et de mettre en

discussion divers résultats de recherches : Monsieur Michel Vézina, Monsieur Jacques

Rhéaume, Monsieur Louis Trudel et Madame Louise St-Arnaud. Finalement, je ne pourrais

passer sous silence le soutien, l’écoute, les conseils et l’agréable présence des doctorants

qui ont été présents tout au cours de la réalisation de ma thèse : Simon Viviers, Anne

Danièle Cécile Marché Paillé, Jean-Simon Deslauriers, Jacinthe Douesnard ainsi qu’Annie

Bilodeau. Merci d’avoir été là.

Sur le plan académique, je désire témoigner de ma reconnaissance pour les sages conseils

reçus de la part de Monsieur Jimmy Ratté, directeur des programmes d’études supérieures.

Je remercie également Madame Diane Dussault et Madame Guylaine Gaumond pour leur

travail exceptionnel, professionnel, empreint d’une gentillesse et d’une diligence rarement

rencontrées.

Je remercie immensément les membres de ma famille, tout particulièrement mes parents,

Aline et Richard, qui ont constamment encouragé et motivé mes projets d’études. Leur

appui a toujours été inconditionnel, dans le respect de mes intérêts personnels.

Je termine ces remerciements en mettant en évidence l’appui financier notable octroyé par

les organismes subventionnaires que sont le Conseil de recherche en sciences humaines du

Canada (CRSH) ainsi que le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture

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(FQRSC). Qui plus est, les bourses du Syndicat de professionnelles et professionnels du

gouvernement du Québec (SPGQ), de la faculté des sciences de l’éducation de l’Université

Laval, de la Fondation de l’Université Laval, du Centre de recherche et d’intervention sur

l’éducation et la vie au travail (CRIEVAT) ainsi que celles du Fonds Desjardins ont été une

aide précieuse et significative dans la réalisation de mon projet doctoral.

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À mon père, que le cancer a emporté durant la réalisation de cette thèse, qui a toujours soutenu et encouragé ce projet doctoral et

qui m’a permis d’être en contact avec divers aspects du « réel » de la pratique médicale.

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Table des matières

Résumé..................................................................................................................................... i

Abstract ................................................................................................................................... ii

Remerciements....................................................................................................................... iii

Table des matières................................................................................................................. vii

Introduction .............................................................................................................................1

Chapitre 1 : État de la situation à l’égard du travail médical et santé mentale au travail .....13

1.1 Prévalence des problèmes ...........................................................................................13 1.1.1 Au Canada et au Québec ......................................................................................14 1.1.2 Ailleurs dans le monde.........................................................................................17

1.2 Éléments de pénibilité liés à la pratique médicale ......................................................20 1.2.1 Éléments organisationnels ...................................................................................21

1.2.1.1 Contraintes institutionnelles - gouvernements et établissements..................21 1.2.1.2 Contraintes administratives et bureaucratie ..................................................22 1.2.1.3 Contraintes professionnelles .........................................................................22

1.2.1.4 Charge de travail ...........................................................................................23 1.2.2 Éléments humains ................................................................................................24

1.2.2.1 Caractéristiques personnelles ........................................................................25 1.2.2.2 Les relations avec les patients et leur famille ...............................................26 1.2.2.3 La relation avec les collègues .......................................................................27

Médecins ...............................................................................................................27 Personnel soignant ................................................................................................28

1.2.3 Éléments culturels ................................................................................................29

1.2.4 Conséquences ou manifestations de la souffrance ...............................................30 1.2.4.1 Stress, fatigue, problèmes de sommeil, épuisement .....................................30

1.2.4.2 La conciliation du travail et de la vie familiale .............................................31 1.2.4.3 Crainte de l’erreur .........................................................................................32 1.2.4.4 Automédication – éthylisme .........................................................................33

1.2.4.5 Désir de quitter..............................................................................................34 1.2.4.6 Pensées suicidaires et passage à l’acte ..........................................................35

1.3 Synthèse ......................................................................................................................38

Chapitre 2 : Cadre théorique et concepts ..............................................................................40

2.1 La souffrance...............................................................................................................41

2.1.1 Origines étymologiques du mot ...........................................................................41 2.1.2 Conceptualisations disciplinaires .........................................................................42

2.1.2.1 Position médicale ..........................................................................................43

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2.1.2.2 Position psychologique .................................................................................44 2.1.2.3 Position sociologique ....................................................................................45 2.1.2.4 Position psychosociologique.........................................................................47

2.1.2.5 Position de la psychodynamique du travail ..................................................48 2.1.2.6 Position philosophique de Paul Ricoeur .......................................................51

2.1.3 La souffrance en lien avec la profession médicale ..............................................54 2.1.4 Synthèse ...............................................................................................................59

2.2 Les concepts de morale et d’éthique ...........................................................................62

2.2.1 La morale et l’éthique : différenciation et conceptualisation...............................62 2.2.1.1 La morale ......................................................................................................62

2.2.1.2 L’éthique .......................................................................................................64 2.2.1.3 Position de Paul Ricoeur ...............................................................................66

2.2.2 Les domaines d’application de l’éthique .............................................................67

2.2.2.1 La bioéthique et l’éthique médicale ..............................................................68 2.2.2.2 L’éthique clinique .........................................................................................69

2.2.2.3 L’éthique de la science et de la technologie .................................................69 2.2.2.4 L’éthique des affaires....................................................................................71 2.2.2.5 L’éthique sociale ...........................................................................................72

2.2.2.6 Éthique appliquée : implication pour les médecins ......................................72 2.2.3 Trois modes régulatoires ......................................................................................73

2.2.3.1 L’hétérorégulation.........................................................................................74 2.2.3.2 L’autorégulation............................................................................................74 2.2.3.3 La corégulation .............................................................................................75

2.2.4 L’éthique de la justice, de la sollicitude et de la critique .....................................76 2.2.4.1 L’éthique de la justice ...................................................................................76 2.2.4.2 L’éthique de la sollicitude .............................................................................77

2.2.4.3 L’éthique de la critique .................................................................................79 2.2.5 Synthèse ...............................................................................................................80

2.3 La psychodynamique du travail ..................................................................................82 2.3.1 Ancrage épistémologique.....................................................................................82

2.3.1.1 Première prémisse : le sujet est en quête d’accomplissement.......................84

2.3.1.2 Deuxième prémisse : le travail dépasse la prescription ................................85 2.3.1.3 Troisième prémisse : la reconnaissance et le nécessaire regard de l’autre ...87

2.3.1.4 Les rationalités en présence ..........................................................................88 2.3.1.5 La mise en place de stratégies défensives .....................................................91

2.3.2 Apports de la psychodynamique du travail en lien avec la profession médicale.92

2.4 Le dilemme éthique.....................................................................................................96 2.4.1 Dilemmes « ordinaires » et dilemmes « éthiques » : distinction .........................96

2.4.2 Les dilemmes éthiques dans la profession médicale............................................98 2.4.3 Synthèse .............................................................................................................103

2.5 La souffrance éthique................................................................................................105

2.5.1 La souffrance éthique en général .......................................................................105 2.5.2 La souffrance éthique dans la profession médicale ...........................................109

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2.5.3 Synthèse .............................................................................................................112

2.6 Synthèse du cadre théorique .....................................................................................113

2.7 Question et objectifs de la recherche ........................................................................114

Chapitre 3 : Méthodologie ..................................................................................................115

3.1 Ancrages épistémologiques de la méthode ...............................................................115

3.1.1 La recherche qualitative .....................................................................................115 3.1.2 La démarche inductive .......................................................................................116 3.1.3 L’approche narrative ..........................................................................................117

3.1.3.1 La méthode du « récit »...............................................................................118 1- Récits de vie....................................................................................................118

2- Récits de pratiques ..........................................................................................120 3.1.3.2 La validité du « récit » ................................................................................122

3.2 Taille de l’échantillon ...............................................................................................124

3.3 Constitution de l’échantillon .....................................................................................125 3.3.1 Modalités de recrutement...................................................................................125

3.3.2 Critères de sélection des participants à l’étude ..................................................128

3.4 Rencontres avec les participants ...............................................................................129 3.4.1 Déroulement des entretiens ................................................................................129

3.4.2 Considérations d’ordre éthique ..........................................................................130

3.5 Analyse des données .................................................................................................130

3.6 Présentation des résultats ..........................................................................................136 3.6.1 Catégorisation idéale-typique ............................................................................136 3.6.2 Utilisation de la métaphore ................................................................................137

3.7 Rencontre de restitution / validation .........................................................................138

3.8 Limites de la présente recherche ...............................................................................138

Chapitre 4 : Résultats : Situations-types de dilemmes et de souffrances éthiques .............140

4.1 Situation-type 1 : L’étau qui se resserre ...................................................................141 4.1.1 Éléments organisationnels .................................................................................141

4.1.2 Éléments humains ..............................................................................................146 4.1.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance ..........................153 4.1.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type ........................................159

4.1.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type ....................................160

4.2 Situation-type 2 : Une bataille perpétuelle................................................................162

4.2.1 Éléments organisationnels .................................................................................162

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4.2.2 Éléments humains ..............................................................................................167 4.2.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance ..........................172 4.2.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type ........................................173

4.2.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type ....................................174

4.3 Situation-type 3 : Une collaboration imposée...........................................................176

4.3.1 Éléments organisationnels .................................................................................176 4.3.2 Éléments culturels ..............................................................................................185 4.3.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance ..........................187

4.3.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type ........................................187 4.3.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type ....................................188

4.4 Synthèse des résultats et déductions .........................................................................189

Chapitre 5 : Analyse interprétative de la souffrance éthique ..............................................191

5.1 Éléments de souffrance liés à la pratique médicale ..................................................191

5.2 Les dilemmes éthiques ..............................................................................................196

5.3 Les « agirs » mis en place face aux dilemmes éthiques............................................199

5.4 La souffrance éthique................................................................................................199

5.5 Le recours au concept d’aliénation ...........................................................................202 5.5.1 L’aliénation selon Melvin Seeman et certains autres auteurs ............................203

5.5.2 L’aliénation selon le triangle de Sigaut .............................................................207

5.6 L’éthique de la critique .............................................................................................213

Conclusion ..........................................................................................................................215

Index des abréviations.........................................................................................................227

Bibliographie.......................................................................................................................228

ANNEXE 1 : Données statistiques : le suicide au Québec ...........................................251

ANNEXE 2 : Mécanismes de défense utilisés par les médecins (Estryn-Béhar,1997).253

ANNEXE 3 : Définitions de notions (Fédération nationale des pédiatres) ...................255

ANNEXE 4 : Thèmes abordés au cours des entretiens .................................................257

ANNEXE 5 : Approbation de la recherche par le comité d’éthique (CÉRUL) ............259

ANNEXE 6 : Annonce destinée aux revues médicales .................................................261

ANNEXE 7 : Formulaire de consentement ...................................................................264

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ANNEXE 8 : Liste des codifications des entretiens......................................................270

ANNEXE 9 : Tableau synoptique des situations-types.................................................275

ANNEXE 10 : L’aliénation selon Melvin Seeman .........................................................277

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1

Introduction

Bien que la position sociale et économique des médecins fasse l’envie de plusieurs, les

récentes statistiques présentent un taux de détresse psychologique inquiétant, avoisinant les

46 % (Association médicale canadienne, 2004, p. 2). Une des raisons fréquemment relevée

pour expliquer un tel constat se rapporte à une charge de travail très lourde qui rendrait la

pratique médicale pénible. Il apparaît que divers aspects organisationnels et culturels soient

également en cause. Le contexte économique entourant la pratique médicale place souvent

les médecins dans une position où ils sont confrontés à des dilemmes lourds de

conséquences qu’il est nécessaire de relever dans une compréhension de la dynamique de

construction des problèmes de santé mentale au travail.

L’état actuel de santé mentale des médecins est préoccupant à plusieurs égards. En effet, il

est devenu rarissime que ce thème ne fasse les premières pages de l’actualité, et cela de

façon hebdomadaire. Fatigue, essoufflement, détresse, épuisement, burnout1 et même

suicide sont maintenant abordés lorsqu’il est question de la pratique médicale. Les autres

professions de « soignants », entourant la pratique médicale, se trouvent également dans la

même situation, notamment celle des infirmières et des infirmiers. Que se passe-t-il donc

dans ces secteurs de services de santé pour que de telles problématiques de santé soient

vécues de façon aussi importante ? Face à cette question, certaines hypothèses sont émises :

charge de travail trop lourde, poids des responsabilités difficilement gérable, horaires et

temps de travail excessifs, manque de ressources financières, matérielles et humaines, etc.

Si ces explications apparaissent réelles et pertinentes quant à la situation de travail de ces

professionnels de la santé, elles n’amènent pas de changements pour autant. En effet,

certaines formes de négation ou d’invalidation du vécu difficile et douloureux du travail des

médecins semblent prendre racine à travers une logique économique et salariale : compte

tenu d’une rémunération généralement enviable, les médecins devraient, en contrepartie,

« endurer », ou « tolérer l’intolérable ». Considérés comme grassement rémunérés,

comment oseraient-ils se plaindre, sans risquer d’avoir l’air odieux ou même ingrats? Or, si

l’on se fie à certaines recherches qualitatives réalisées auprès de médecins, cette propension

1 Les mots « burnout » et « épuisement professionnel » sont utilisés sans distinction dans le cadre de cette

thèse.

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à l’endurance et au silence, de la part de ces professionnels de la santé, prend fin et laisse

place à la parole, à la dénonciation de situations pénibles, voire aberrantes auxquelles ils

sont quotidiennement confrontés.

Comme facteurs explicatifs de la souffrance au travail des médecins, certaines recherches

qualitatives avancent la quantité et la lourdeur des tâches à accomplir, la complexité du

travail qui ne cesse d’augmenter, les risques d’erreurs et de poursuites qui deviennent

difficilement gérables et supportables, pour ne nommer que ces sources de pénibilité. Cette

thèse soutient cette vision et postule que la prescription de travail (nombre de patients à

voir, activités médicales obligatoires, etc.), les normes de bonnes pratiques, le respect du

code de déontologie, le contexte économique de travail qui leur impose des restrictions à

l’égard des actes médicaux et la volonté de soigner adéquatement leurs patients placent les

médecins dans une position où ils ont constamment à concilier leur devoir et leurs valeurs,

à la fois professionnelles et personnelles. Il arrive alors qu’ils adoptent une conduite qui est

contraire à ce qu’ils jugent moralement requis afin de se conformer aux demandes

institutionnelles et organisationnelles. Ces situations sont vécues difficilement et

contribuent au développement d’une souffrance éthique qu’il convient d’examiner.

La réflexion suivante fait suite à une enquête de psychodynamique du travail qui a révélé

une détresse reliée au contexte de travail chez des médecins désireux de rompre le silence à

ce sujet :

Quand j’ai commencé (la médecine), on voyait des petites tumeurs. Sauf que maintenant on voit beaucoup de métastases qui nous arrivent, et quand

on questionne les patients, ça fait dix mois qu’ils ont des symptômes et qu’ils attendent le rendez-vous, et quand ils arrivent chez les spécialistes, ce sont d’énormes choses. Et après ça, on n’a pas de machines pour les traiter.

Alors c’est l’attente qui est là… Le sentiment que l’on ressent, c’est un peu le désespoir de voir qu’en fin de compte ce sont toutes des choses

guérissables, et c’est le manque de moyens... (Maranda, Gilbert, Saint-Arnaud, & Vézina, 2006, p. 8).

L’objectif de la thèse vise l’étude de situations actuelles présentes dans le travail médical

où se posent des dilemmes éthiques pouvant mener à une souffrance éthique. Trois

objectifs spécifiques sont visés : 1) décrire des situations-types où les médecins se

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retrouvent confrontés à des dilemmes d’ordre éthique, 2) montrer en quoi la confrontation à

ces dilemmes peut être à l’origine d’une souffrance qualifiée d’éthique chez les médecins et

illustrer les façons dont cette souffrance s’exprime, et 3) identifier certains agirs2 mis en

place par les médecins lorsqu’ils sont confrontés à ces dilemmes (compte tenu des écarts

constatés entre ce que la profession médicale leur demande d’effectuer, ce qu’ils

considèrent approprié pour les patients et ce que la réalité du contexte de travail permet).

Pertinence sociale et scientifique

À la suite de données révélées par l’étude du Medical Post concernant l’état de santé des

médecins canadiens, dans les années quatre-vingt-dix (Rich, 1993; The Medical Post,

1993), l’Université d’Ottawa a mis en place un programme d’aide aux médecins. Implanté

en 1996, le nombre de demandes d’aide entre la création de ce programme et l’an 2000 a

oscillé entre 60 et 80 par année (MacDonald & Davidson, 2000). Ainsi, il est apparu que la

mise en place de ce programme répondait bel et bien à un besoin.

Depuis, un programme québécois a vu le jour. Le Programme d’aide aux médecins du

Québec (PAMQ)3 a révélé que de l’année 1990 à mai 2011, 5022 demandes d’aide ont été

faites auprès de cet organisme. Entre le 1er juin 2010 et le 31 mai 2011 (dernière année

rapportée), il y a eu 502 demandes, en comparaison avec 464 demandes pour l’année

précédente et 451 demandes pour l’année 2008-2009 (Programme d'aide aux médecins du

Québec, 2007, 2009, 2010, 2012). Comme le précise la Dre Anne Magnan, directrice du

PAMQ, pour 2005-2006, neuf demandes sur dix concernaient des problèmes de santé

mentale (épuisement professionnel, trouble d’adaptation, dépression, anxiété, troubles

obsessionnels compulsifs (TOC), maladie affective bipolaire, trouble du déficit de

l’attention, etc.) (Santé Inc., 2009, p. 21). À ce titre, les problèmes de santé mentale sont

toujours au premier rang des demandes pour les dernières années compilées. Plus

précisément, on retrouve 89,2 % des demandes pour des problèmes de santé mentale, 3,3 %

pour des problèmes de toxicomanie et 1,4 % pour une double pathologie. L’âge moyen de

2 Par « agir », nous comprenons ici : conduites, gestes, actions et comportements.

3 http://www.pamq.org/

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4

la clientèle du PAMQ est de 41,8 ans pour les omnipraticiens, 43,4 ans pour les spécialistes

et 29,5 ans pour les résidents. La demande d’aide est volontaire dans 94 % des cas et

provient de la pression du milieu dans 6 % des cas.

Dans une récente entrevue accordée à la revue l’Actualité Médicale, la Dre Magnan précise

qu’aujourd’hui, en plus des consultations que reçoit le Programme pour des causes de

maladies spécifiques (problèmes de santé physiques, problèmes de toxicomanie), les

consultations pour des raisons d’épuisement en lien avec les aspects du travail et les

conditions de travail se sont ajoutés (L'Actualité médicale, 2010). Ainsi, les principaux

enjeux pour les années à venir seront la prévention et le financement du programme afin

d’accentuer la recherche en ce sens. Parmi les raisons qui font que les médecins ont

toujours du mal à se faire soigner lorsque cela est nécessaire, la Dre Magnan mentionne que

les médecins ont toujours de la difficulté à reconnaitre qu’eux-mêmes ou un collègue a

besoin d’aide. Qui plus est, « ils ont aussi peur d’être stigmatisés, la crainte que ça se sache

et que la confidentialité de leur cas ne soit pas respectée. Enfin, les médecins redoutent que

le Collège des médecins leur retire leur permis d’exercice » (p. 29).

Longtemps, ce sont les facteurs individuels qui ont été considérés comme la cause de ces

problèmes. Il apparaît essentiel, à ce stade-ci, de rappeler les liens de compréhension ou

d’attribution de causalité qui ont été établis entre le travail en général et la santé mentale. À

cet égard, le ministère de la Santé et des Services sociaux du gouvernement du Québec,

dans son site Web4 visant à donner une information claire et pertinente sur ce qu’est la

santé mentale et les maladies qui peuvent l’affecter, décrit de façon très spécifique à quel

point le travail peut contribuer à la fois au bien-être des individus et à la souffrance de

ceux-ci. La souffrance au travail est définie ici comme un état en deçà de la maladie. Des

symptômes comme la détresse psychologique, le stress chronique, l’épuisement

professionnel en sont des indices. Ainsi, une reconnaissance des problèmes de santé

mentale directement liés au travail figure parmi les préoccupations actuelles du

gouvernement du Québec :

4 http://www.msss.gouv.qc.ca/sujets/prob_sante/sante_mentale/index.php?sante_mentale_au_travail

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Non seulement le milieu de travail est-il un endroit de socialisation par excellence, mais le travail lui-même constitue un moyen crucial de réalisation de soi, d’engagement et de valorisation sociale.

Malheureusement, le milieu de travail peut également s’avérer une source importante de stress et susciter souffrance et déception : on parle alors de

problèmes de santé mentale ou psychologique liés au travail. (Gouvernement du Québec - Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2011)

En recherche, parmi les modèles conceptuels et opérationnels qui établissent des liens de

causalité précis entre la santé mentale et le travail, il faut souligner celui de Robert Karasek

et de Johannes Siegrist. Dans le modèle « demande-autonomie au travail » de Karasek, les

demandes psychologiques réfèrent à la quantité de travail à accomplir, aux exigences

mentales et aux contraintes de temps liées au travail, alors que l’autonomie décisionnelle

est attribuée à la capacité de prendre des décisions et à la possibilité d’être créatif (Vézina,

1999). Ainsi, une autonomie décisionnelle faible accompagnée d’une forte demande

psychologique comporte un risque accru de tension psychologique et de maladies physique.

L’autonomie décisionnelle élevée, accompagnée d’une demande psychologique élevée,

favorisera un apprentissage actif et une motivation à développer de nouveaux types de

conduites. Dans le modèle élaboré par Siegrist, nommé « déséquilibre :

efforts/récompenses », l’effort élevé réfère soit à des éléments extrinsèques (charge de

travail, responsabilités, etc.) ou intrinsèques (un surinvestissement lié à des motivations

personnelles et qui se traduit par un engagement excessif dans le travail) (Vézina, 1999).

Face à cet effort élevé, le travailleur peut recevoir une faible reconnaissance : monétaire,

salariale, estime qui lui est témoignée ou statut qui est associé à son emploi. La

combinaison de ces deux facteurs aura alors une incidence néfaste sur les plans

physiologique et émotionnel.

Ces modèles sont très largement reconnus par la communauté scientifique – notamment par

les épidémiologistes - et ont donné lieu à un « modèle succinct pour soutenir l’action »,

élaboré par le Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’organisation et la santé du travail

(GIROST) de l’Université Laval. Ainsi, est reprise une série de quatre facteurs qui, lorsque

combinés, sont particulièrement nocifs pour la santé du travailleur : une demande

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psychologique élevée, accompagnée d’une faible latitude décisionnelle, d’un faible soutien

social et d’une faible reconnaissance auront une incidence sur l’atteinte à la santé (Vinet,

2004). Dans le cadre de cette recherche, ces modèles épidémiologiques de la santé mentale

au travail ne sont pas retenus car, bien qu’ils soient pertinents dans l’étude et la

démonstration des problématiques de santé, il apparaît qu’ils laissent moins place à certains

aspects subjectifs vécus par les sujets en contexte de travail. De plus, la compréhension de

l’autonomie proposée par ces modèles apparaît moins compatible avec les réalités de travail

actuelles de la population cible de la présente recherche. En fait, bien que les médecins

possèdent généralement autonomie certaine dans le cadre de la réalisation de leurs actes

professionnels, il semble que cette autonomie ne contribue pas toujours positivement à leur

bien-être et au développement de leur santé mentale. Ainsi, le modèle conceptuel retenu

dans notre thèse est plutôt celui de la psychodynamique du travail, dont il sera

spécifiquement question dans le chapitre présentant le cadre théorique. Pour l’instant,

précisons que parmi les principaux concepts qui constituent la psychodynamique du travail,

celui de l’écart entre le travail prescrit et le travail effectif occupe une place centrale. En

effet, la question des écarts qui se créent constamment entre ces deux types de travail y est

spécifiquement étudiée, ce qui rejoint l’intérêt de cette recherche concernant les dilemmes

que vivent les médecins dans le cadre de leur pratique professionnelle.

Contribution de la thèse par rapport à la psychodynamique du travail

Dans le cadre de cette thèse, les résultats permettent de documenter des situations-types où

se présentent des dilemmes d’ordre éthique dans la pratique professionnelle des médecins.

Selon notre postulat, ces dilemmes auront une incidence sur la genèse d’une souffrance

particulière : une souffrance qualifiée d’éthique. En effet, la souffrance au travail est un

objet d’étude de premier ordre, se situant dans une position intermédiaire entre les états de

santé et ceux de la maladie, ce qui sera décrit plus spécifiquement dans le chapitre traitant

du cadre théorique. Comme cette souffrance fait toujours partie du travail, ou plutôt du

rapport qu’entretient le sujet avec les divers éléments qui constituent le contexte de travail,

le destin de celle-ci aura des implications directes sur la santé mentale des sujets : créatrice,

elle contribuera au développement de l’identité et de la santé mentale, pathogène, elle

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mènera à l’élaboration de stratégies défensives et pourra se traduire par diverses atteintes à

la santé mentale.

Ainsi, la « souffrance éthique » étudiée dans le cadre de cette recherche s’inscrit

directement dans les préoccupations de la psychodynamique du travail. Considérée sous un

angle spécifique, soit celui de l’éthique, il sera intéressant de mieux comprendre comment

cette particularité de la souffrance peut être vécue par le corps professionnel des médecins,

tout particulièrement lorsque cette souffrance est en partie tributaire de diverses situations

d’aliénation. Finalement, comme le mentionne la psychodynamique du travail, la place

laissée à la parole est un lieu privilégié d’intelligibilité et de possibles transformations de

situations de travail pénibles. Il est alors possible de croire que la prise actuelle de parole

des médecins, tant lors de ses débuts timides à travers l’espace public que par la

participation à la présente recherche, puisse éventuellement contribuer à ce que cette

souffrance devienne « créatrice ».

Aux fins de cette recherche, le premier thème abordé lors de l’entretien avec les

participants portera spécifiquement sur les dilemmes éthiques rencontrés dans le cadre de

leur pratique professionnelle. Pour cette raison, la très grande majorité des dilemmes

rapportés concernera ceux d’ordre éthique. Cette précision s’impose afin de bien distinguer

les dilemmes que l’on pourrait qualifier d’« ordinaires ». Ces derniers impliquent

également des choix ou des décisions, mais cette fois entre des ordres de possibilités qui ne

sont pas en lien direct avec un conflit de valeurs. Alors que les dilemmes « ordinaires »

imposent de devoir trancher entre un élément « A » et un élément « B », les dilemmes

éthiques s’inscrivent dans un « Agir moral » où le sujet doit apprécier les diverses valeurs

en confrontation.

Ainsi, dans le cadre de cette thèse et dans le cas qui nous intéresse, soit celui des dilemmes

éthiques que vivent souvent les médecins, les conflits de valeurs en présence vont rendre

difficile, voire impossible, l’établissement d’une décision qui soit irréprochable en tout

point. Rappelons que la particularité d’un dilemme est justement de présenter certains

désavantages pour les deux parties, indépendamment de la décision qui sera prise. Comme

le précisent L. Langlois, Blouin, Montreuil & Sexton (2005) :

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Un dilemme éthique est une problématique qui crée des tensions et des contradictions lors du processus réflexif de l'individu. Ce dernier ne sait pas comment agir ni quelle voie adopter. Il ne se sent pas en mesure de prendre

une décision et d'opter pour un acte dont il sera pleinement responsable. Ceci est différent d'un simple dilemme qui est un choix à faire entre deux ou

plusieurs solutions possibles sans causer un problème éthique particulier. (p. 15)

L'éthique mise sur l'autodiscipline des personnes, de leur conduite. C'est ce

qu'on appelle un processus d'autorégulation. Elle se distingue du droit qui est plutôt un mécanisme externe de contrôle de la conduite

(hétérorégulation). (p. 15)

Aux fins de cette thèse, la définition de « dilemme éthique » retenue est la suivante : un

conflit de valeurs (professionnelles, sociales ou personnelles) où le sujet est contraint à

porter une évaluation et à prendre une décision en fonction de la valeur qui lui semble la

plus fondamentale.

De façon à illustrer certains de ces conflits, le matériel sera croisé avec trois perspectives

éthiques qui ont cours en théorie morale et en psychologie, soit celles de la justice, de la

sollicitude et de la critique. De plus, trois modes régulatoires qui guident les conduites en

milieu de travail seront présentés et mis en relation avec les situations professionnelles

décrites par les médecins, soit : 1) l’hétérorégulation, en tant que discipline externe

(contraintes), 2) l’autorégulation, en tant que discipline interne et 3) la corégulation, en tant

que discipline basée sur la collaboration et l’engagement.

Méthodologie

Il ne s’agissait pas ici de vérifier une hypothèse (comme dans le cas d’une recherche

hypothético-déductive), mais plutôt de mieux comprendre la réalité quotidienne de travail

en vue d’illustrer de quelle façon la confrontation à certains types de dilemmes (éthiques)

peut amener des médecins à vivre une souffrance telle que leur santé mentale s’en trouve

affectée. C’est pour cette raison que l’approche narrative fut retenue, cette dernière

permettant, par l’entremise des récits de pratiques, d’avoir accès à l’expérience subjective

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et concrète des participants. En conséquence, l’objet de ce type de recherche n’est pas la

vérification, mais bien la compréhension d’un phénomène. Ainsi, un appel à la parole des

médecins s’est réalisé, principalement à travers une publicité faite dans une revue médicale

reconnue, afin de mieux comprendre la réalité propre de leur pratique. Une fois le contact

établi entre les médecins et le chercheur, chacune des entrevues individuelles (une seule par

participant) fut réalisée. L’enregistrement de ces entrevues a donné lieu à leur

retranscription en vue d’une analyse. Cette dernière s’est faite de deux façons :

manuellement (par catégorisation et codifications) et à l’aide du logiciel d’analyse

qualitative QDA Miner. Au total, 20 entretiens furent réalisés auprès de médecins qui

travaillent dans huit régions du Québec : Montréal : 8 ; banlieues de Montréal : 4 ;

Montérégie : 4 ; Québec : 3 ; Gaspésie : 2 ; Cantons de l'Est : 1 ; Lévis : 1 et Côte-Nord : 1.

Ce nombre totalise 24 répondants, et non 20, en raison du fait que certains médecins

pratiquent dans plus d’une région. Ainsi, 9 hommes et 11 femmes furent rencontrés, 15

généralistes et 5 spécialistes. La durée moyenne de chacune des entrevues fut de 1 heure 33

minutes.

Afin de rendre compte des résultats, l’utilisation de situations-types et de métaphores a été

retenue pour proposer une image évocatrice des situations-types dégagées. Comme le

précise Morgan (1999), « l’emploi de la métaphore suppose une façon de penser et une

façon de voir qui agisse sur notre façon de comprendre le monde en général » (p. 4). Il

s’agit donc d’illustrer les résultats de l’analyse à l’aide de situations-types, présentées sous

forme de métaphores, permettant de rendre intelligible cette réalité vécue par les médecins.

Cette façon de procéder n’a pas la prétention d’affirmer que tous les membres de cette

catégorie de professionnels de la santé vivent ces réalités de la même façon, mais plutôt que

ces dernières apparaissent partagées par un certain nombre. D’ailleurs, les résultats

préliminaires d’analyse ont été proposés à un groupe de médecins-conseils familiers avec

les principaux thèmes abordés dans cette recherche : dilemmes éthiques, difficultés diverses

rencontrées par les médecins et problèmes de santé mentale. Ainsi, ce groupe de médecins a

pu confirmer que la compréhension du chercheur s’inscrivait dans une réalité qu’ils

connaissaient. Aux termes de cette recherche, trois situations-types ont été retenues, soit :

1) l’étau qui se resserre, 2) une bataille perpétuelle et 3) une collaboration imposée.

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Analyse théorique

Globalement, l’analyse qui a succédé à la présentation des situations-types avait pour

objectif de rendre intelligibles ces résultats par le recours au modèle théorique retenu, soit

celui de la psychodynamique du travail. Cette dernière s’est développée au cours des trente

dernières années à travers un double dialogue : les sciences de la santé via la psychanalyse,

les sciences du travail via l’ergonomie. Elle a été développée par Christophe Dejours,

professeur et titulaire de la chaire de Psychanalyse-Santé-Travail au Conservatoire National

des Arts et Métiers (CNAM). Il a réalisé ses recherches au Laboratoire de psychopathologie

et de psychodynamique du travail. Son ouvrage principal est le livre Travail, usure mentale

(Dejours, 2008b, 4e éd.) dans lequel se trouvent les principaux concepts de l’approche et la

méthodologie de l’enquête de psychodynamique du travail.

De plus, l’articulation entre ces résultats et les principaux concepts figurant dans cette thèse

(souffrance, éthique, morale, dilemme, aliénation) a permis de saisir un aspect particulier de

la réalité vécue par les médecins, soit celui de la souffrance éthique. Au final, il apparaît

qu’un triple sentiment de trahison vient, pour plusieurs médecins, teinter leur pratique

professionnelle. Ces « trahisons » atteignent alors l’identité même des sujets (médecins), ce

qui leur pose un « problème de conscience » notable.

Plan

Le premier chapitre traitera des données actuelles relatives à la santé des médecins. Il ne

s’agit pas ici de faire un état des lieux complet de la santé générale et de la santé mentale au

travail des médecins, car ce n’est pas l’objet et l’objectif de la présente recherche. Il s’agit

plutôt d’illustrer, à l’aide de données d’études réalisées dans le cadre de ce type de pratique

professionnelle, les éléments de pénibilité en présence dans ce type de travail. Pour ce faire,

les études relevées se rapportent à des pays dont le système de santé est similaire ou

différent du nôtre : Europe, États-Unis, Canada anglais. Ainsi, la revue de littérature sera

présenté en deux volets. Premièrement, il s’agira de faire état d’études de prévalence qui

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confirment l’existence de ces problèmes de santé mentale chez les médecins.

Deuxièmement, les données d’études concernant les éléments de pénibilité liés à la pratique

médicale seront présentées.

Le deuxième chapitre élabore le cadre théorique retenu et il se compose de cinq parties. La

première abordera le concept de la souffrance. Il sera alors question de l’origine

étymologique du mot, des différentes façons de concevoir cette souffrance selon divers

champs disciplinaires. La deuxième partie traitera des concepts d’éthique et de morale,

principalement de ce qui les distingue ainsi que de leurs particularités d’application. La

troisième partie décrira le modèle théorique de la psychodynamique du travail. Nous

verrons les ancrages épistémologiques sur lesquels elle repose ainsi qu’une description de

ses principaux concepts. La quatrième partie traitera des dilemmes éthiques, et tout

particulièrement de ceux qui se rencontrent dans la profession médicale. Finalement, dans

la cinquième partie, le concept de souffrance éthique sera plus spécifiquement abordé, de

même que la question de la souffrance en lien avec la profession médicale. Ces principaux

éléments théoriques étant exposés, les objectifs de la recherche ainsi que la question de

recherche seront exposés.

Le troisième chapitre décrira la méthodologie utilisée pour cette recherche. Dans un

premier temps, nous verrons quels sont ses ancrages épistémologiques cette dernière

repose. Globalement, il s’agit d’une recherche qualitative qui s’inscrit dans une démarche

inductive. L’approche narrative fut retenue et, par l’utilisation des récits de pratiques,

l’accent a été accordé à la façon dont les personnes se racontent elles-mêmes ou racontent

leurs expériences. Ainsi, à partir de cas singuliers, nous proposerons une compréhension

générale du phénomène à l’étude, sans pour autant prétendre à la généralisation. Le

dispositif de recherche sera ensuite détaillé : la constitution de l’échantillon, les critères de

sélection des participants à l’étude, les modalités de recrutement, le nombre de participants

rencontrés et le déroulement des rencontres. Nous traiterons ensuite du type d’analyse de

données retenu, soit l’analyse de contenu par catégories. Finalement, nous exposerons la

façon privilégiée de présenter les résultats de cette recherche, soit l’utilisation de catégories

idéales-typiques illustrées à l’aide de métaphores. Cette façon de précéder permet la mise

en lumière d’une réalité de façon imagée.

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Les résultats de cette recherche apparaissent au quatrième chapitre. Ainsi, trois situations-

types illustrant les problèmes d’ordre éthique qui se posent quotidiennement dans le travail

des médecins seront décrites, soit celle où : 1) « l’étau qui se resserre », 2) celle où se joue

« une bataille perpétuelle » et celle où s’installe 3) « une collaboration imposée ». Par la

suite, une synthèse des résultats et une déduction seront faites.

Le dernier chapitre traitera spécifiquement de l’analyse des résultats. Pour ce faire, une

compréhension au regard des concepts de la psychodynamique du travail sera présentée,

principalement en ce qui concerne les dilemmes qui se situent dans un écart entre le travail

prescrit et le travail effectif. Par la suite, nous traiterons de la souffrance éthique dans la

profession médicale. Nous aurons alors recours au concept de l’aliénation afin de

comprendre les éléments de pénibilité qui se retrouvent dans la pratique médicale, tandis

que l’éthique de la justice, l’éthique de la sollicitude et l’éthique de la critique permettront

de prendre acte de la position d’inconfort dans laquelle les médecins se situent.

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Chapitre 1 : État de la situation à l’égard du travail

médical et santé mentale au travail

Ce chapitre a pour objectif de donner un portrait de la situation de travail actuelle des

médecins et des difficultés qui accompagnent leur pratique professionnelle. Plus

spécifiquement, il s’agit de faire état d’études qui permettent de décrire la souffrance vécue

par les médecins et les implications qui en découlent à l’égard de leur santé mentale.

Afin de présenter ces études, un ordre spécifique s’est révélé porteur quant à la façon de

rendre compte des données relevées. Ainsi, la première partie se rapporte à la prévalence

des problèmes de santé mentale liés au travail, illustrée par des études épidémiologiques où

figurent un grand nombre de répondants. Par la suite, les données rapportées sont illustrées

à travers une série d’éléments de pénibilité liés à la pratique médicale : éléments

organisationnels, éléments humains et éléments culturels. Finalement, il est ensuite

question des conséquences possibles de ces éléments sur la santé des médecins : stress,

fatigue, problème de sommeil, épuisement; la difficile interface vie familiale; la crainte de

l’erreur; l’automédication, éthylisme; le désir de quitter leur emploi; les pensées suicidaires

et le passage à l’acte.

1.1 Prévalence des problèmes

Dans cette section, il sera présenté un relevé d’études effectuées à l’égard de la pratique

actuelle médicale, tout particulièrement en ce qui concerne la prévalence des problèmes de

santé rencontrés par les médecins. La prévalence désigne la mesure de l’état de santé d’une

population à un moment particulier ou, comme le définit Grawitz (1994) : « un indice de

morbidité, c'est-à-dire le nombre total de cas de maladie recensées dans une population

donnée à un moment précis ; Indicateur de santé » (p. 311). C’est sur ce dernier élément

que la partie suivante insistera. Il s’agit de faire état d’études qui, par les données qu’elles

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présentent, permettent d’illustrer une réalité particulière, c'est-à-dire les problèmes de santé

mentale que vivent les médecins dans le cadre de leur pratique professionnelle.

Plusieurs des études présentées font référence au processus du syndrome d’épuisement

professionnel conceptualisé dans le modèle tridimensionnel de Christina Maslach. Il s’agit

du « Maslach Bornout Inventory » (MBI)5, illustré par les trois éléments suivants : 1)

l’épuisement émotionnel, 2) la dépersonnalisation et 3) l’accomplissement personnel

(VandenBos & American Psychological Association, 2007).

1.1.1 Au Canada et au Québec

Selon l’Association médicale canadienne (AMC), l’épuisement a atteint un niveau record

chez les médecins canadiens (2004). En effet, un sondage de l’AMC, réalisé en 2003, avait

révélé que : parmi les répondants (n = 2251), 45,7 % des médecins étaient à un stade

avancé d’épuisement professionnel ; que les femmes étaient légèrement plus touchées que

les hommes (47,6 % contre 44,6 %). Chez les médecins âgés de 35 à 44 ans, la moitié se

disaient fatigués, alors que dans la population en général ce taux se situait aux environs de

35 %. Dans ce même groupe d’âge, les médecins étaient également plus nombreux à

connaître un épuisement professionnel avancé.

Déjà en 1992, une étude fut réalisée auprès de médecins canadiens (The Medical Post,

1993). Elle comprenait 105 items investigués à travers un questionnaire acheminé à 13800

médecins, dont 1800 médecins francophones du Québec. Au total, 2660 réponses ont été

obtenues. Les résultats (Rich, 1993) indiquaient que 15 % des médecins canadiens étaient

fortement en accord avec le fait qu’il leur était quelquefois arrivé d’être cliniquement

dépressifs, alors que 31 % étaient modérément en accord avec cette affirmation. Les

femmes étaient plus enclines à admettre qu’elles avaient déjà souffert de dépression

clinique (20 % contre 13 %). Également, 25 % des médecins avaient considéré le fait de

5 Épuisement émotionnel : caractérisé par le manque d’énergie, le sentiment que les ressou rces émotionnelles

sont épuisées.

Dépersonnalisation : correspond à l’assèchement des ressources, au développement d’attitudes

impersonnelles, le fait d’être détaché et négatif envers les autres.

Réduction de l’accomplissement personnel : se réfère à la dévalorisation de son travail et de ses compétences,

la diminution de l’estime de soi et de son impression d’efficacité.

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faire une psychothérapie, bien que ce taux représentait plus du tiers des femmes ayant

répondu à l’étude et seulement un médecin masculin sur cinq.

Deux autres études ont révélé par la suite un état avancé de burnout chez les médecins

canadiens (Boudreau, Grieco, Cahoon, Robertson, & Wedel, 2006) : la première, réalisée

auprès de médecins albertains (n = 1161), et la deuxième, auprès de médecins de

l’ensemble du Canada (n = 2251). Les résultats indiquent que 45,7 % des médecins

canadiens, et de 48,6 % à 55,5 % des médecins albertains se situaient dans des phases

avancées de burnout. Qui plus est, 31,1 % se retrouvent dans un état très avancé de burnout.

En 2003, la recherche de Cahoon avait été réalisée afin de déterminer la prévalence du

burnout chez les médecins canadiens (Cahoon, 2003). La chercheure a utilisé le Boudreau

Burnout Questionnaire (BBQ) et a envoyé, le 6 février 2003, 7762 questionnaires (par

courriel et par la poste) aux médecins canadiens. Les questionnaires complétés et retournés

furent de 2251. Parmi les médecins répondants, 74 % étaient membres de l’Association

médicale canadienne (n = 1666), alors que 26 % étaient des non-membres (n = 585). Parmi

le nombre de questionnaires reçus, 1870 ont été jugés valides et utilisés aux fins de la

recherche. Les résultats ont démontré que 45,7 % des médecins canadiens étaient à un

niveau élevé de burnout (Phases VI, VII et VIII). Un pourcentage plus élevé de femmes

médecins (47,6 %) que d’hommes médecins (44,6 %) ont déclaré un niveau élevé de

burnout. L’âge a été négativement corrélé avec les mesures du burnout (groupe 34-44 ans et

groupe 45-54 ans démontrant un état de plus de 50 % de burnout élevé). Quant aux états de

burnout avancés, ils étaient pratiquement identiques à travers les différentes spécialités. Un

pourcentage légèrement plus élevé de médecins travaillant en région (46,9 %) ont rapporté

un niveau plus avancé de burnout comparativement aux médecins se situant dans les

centres urbains (45,5 %).

Une autre recherche réalisée au début des années 2000 auprès des médecins exerçant en

banlieue de la Colombie-Britannique (n = 131) avait révélé que 31 % des répondants

souffraient de dépression légère à grave et que 13 % avouaient avoir pris des

antidépresseurs au cours des cinq dernières années. Le taux d’épuisement professionnel

déclaré par les médecins était de 55 %. Les résultats au questionnaire de Maslach

indiquaient que 80 % des médecins souffraient d’épuisement émotionnel de modéré à

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grave; 61 % souffraient de dépersonnalisation de modérée à sérieuse et 44 % éprouvaient

des sentiments d’accomplissement personnel de modérés à faibles (Thommasen, Lavanchy,

Connelly, Berkowitz, & Grzybowski, 2001).

L’étude effectuée par Lloyd, Streiner, & Shannon (1994) avait pour but de déterminer le

niveau de burnout, de dépression, de satisfaction face à la vie et au travail chez les

médecins d’urgence du Canada. Au total, 395 questionnaires leur furent envoyés par la

poste. Six outils d’évaluation ont été utilisés, soit : les trois sous-catégories du Maslach

Burnout Inventory (MBI) : 1) l’épuisement émotionnel, 2) la dépersonnalisation et 3) le

niveau d’accomplissement personnel, ensuite 4) l’échelle de dépression auto-administrée du

Centre for Epidemiologic Research (Centre for Epidemiologic Research Self-Report

Depression Scale (CES-D)), 5) l’échelle de satisfaction face à la vie (Satisfaction with Life

Scales (SWLS)) et 6) l’outil de mesure de la satisfaction professionnelle du médecin

d’urgence (Emergency Physicians Job Satisfaction Measurement Instrument (EPJS)). Le

taux de réponse a été de 68 %, soit 268 questionnaires retournés. Parmi ces résultats, 46 %

se situaient dans des niveaux moyens à élevés pour l’épuisement émotionnel, 93 % dans

des niveaux moyens à élevés pour la dépersonnalisation et 79 % dans des niveaux moyens à

faibles pour la réussite professionnelle.

Une recherche sur la santé psychologique des ophtalmologistes québécois, réalisée par

Viviers, Lachance, Maranda et Ménard (2007), confirme également des taux importants

d’épuisement professionnel chez cette catégorie de professionnels. Parmi les répondants au

questionnaire (n = 133), les résultats indiquent que 45 % des répondants ont un niveau

d’épuisement émotionnel élevé, 40,3 % présentent un niveau de dépersonnalisation élevé et

25,4 % montrent un faible accomplissement personnel. Le taux de détresse psychologique

se situe à 35,1 %.

Une recherche, réalisée auprès du Cancer Care Ontario’s Systemic Therapy Task Force

(Grunfeld et al., 2000), a tenté de vérifier certaines préoccupations à l’égard de divers états

de burnout, de hauts niveaux de stress et de membres du personnel qui rapportaient

envisager quitter leur emploi ou du moins réduire leur nombre d’heures travaillées. Ainsi,

un questionnaire fut envoyé par courriel aux 1016 membres du personnel qui compose la

majeure partie des services médicaux oncologiques de l’Ontario. Ce questionnaire

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17

comprenait le Maslach Burnout Inventory, avec 12 items se rapportant à la santé en général.

Le taux de réponse fut de 70,9 % (médecins : 63,3 %, professionnels alliés du système de

santé : 80,9 %, personnel de support : 64,5 %). Les résultats indiquaient que la prévalence

d’épuisement émotionnel était significativement plus élevée chez les médecins (médecins :

53,3 %, professionnels alliés du système de santé : 37,1 %, personnel de support : 30,5 %).

Les résultats furent semblables en ce qui concerne la dépersonnalisation (médecins: 22,1 %,

professionnels alliés du système de santé : 4,3 %, personnel de support : 5,5 %). Également,

le sentiment de faible accomplissement personnel était significativement plus élevé pour les

médecins (48,4 %) ainsi que pour les professionnels alliés du système de santé (54,0 %) par

rapport à celui du personnel de soutien (31,4 %).

1.1.2 Ailleurs dans le monde

Une enquête réalisée par l’Union Régionale des Médecins Libéraux (UMRL) de l’Île-de-

France a été réalisée dans le but de décrire l’épuisement professionnel des médecins

franciliens (Union Régionale des Médecins Libéraux (URML) - Île de France, 2007a,

2007b). Un questionnaire autoadministré fut envoyé à un échantillon de 10 000 médecins

libéraux. De ce nombre, 2243 réponses furent obtenues. Les résultats ont indiqué que 53 %

des médecins libéraux de cette région se sentaient menacés par le burnout, principalement

des généralistes qui réalisent plus de 6000 actes par année.

Pour sa part, l’enquête de psychologie sociale (Davezies & Daniellou, 2004, p. 1200),

réalisée par l’Union Régionale des Médecins Libéraux (URML) de Poitou-Charente en

2002, s’est intéressée à l’épuisement professionnel des médecins (n = 393). Pour ce faire, la

mesure du burnout a été faite par le Maslach Burnout Inventory (MBI). Ce test a révélé que

47 % des médecins ont un score d’épuisement émotionnel élevé, 33 % un niveau élevé de

dépersonnalisation et 41 %, un niveau élevé d’accomplissement professionnel.

Toujours en France, l’étude menée par le Conseil départemental de l’Ordre des médecins

(CDOM) auprès de 44 000 médecins actifs de 26 départements (Léopold, 2006), a

démontrée qu’à l’intérieur d’une période de cinq ans, 492 décès sont survenus, dont 69 par

suicide déclaré certain. Il s’agit donc d’une incidence de 14 % en comparaison d’avec le

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18

nombre de suicides survenant dans la population en général (comprise entre les âges de 30

à 65 ans) qui est de 5,4 %.

Dans une étude longitudinale réalisée à l’échelle nationale en Norvège, Tyssen, Rovik,

Vaglum, Gronvold, & Ekeberg (2004) ont évalué la prévalence de problèmes de santé

mentale autorapportés par les jeunes médecins (n = 631) ainsi que la recherche d’aide qu’ils

effectuent. Au départ, la prévalence de problèmes de santé mentale a d’abord été mesurée à

la fin de leur dernière année d’étude. Par la suite, d’autres mesures ont permis de constater

que cette prévalence a augmenté de 11% au temps 2 (après leur première année de pratique)

et de 17% au temps 3 (après leur quatrième année de pratique), alors que la recherche

d’aide n’a pas augmenté. Sur 3,6 ans, 34 % ont rapporté avoir besoin de traitement à une ou

plusieurs occasions. Ainsi, environ un tiers de la cohorte des étudiants en médecine et des

jeunes médecins ont rapporté avoir des problèmes de santé mentale qui nécessitaient des

traitements. Les deux tiers de ces personnes ont alors demandé de l’aide. Ces demandes

augmentent de la première année d’internat jusqu’à la quatrième année d’étude. Selon les

auteurs, il est possible qu’une meilleure connaissance de la psychiatrie et des traitements

possibles expliquent cette plus grande demande d’aide dans les dernières années d’étude.

Finalement, les données révèlent que plus les symptômes et les problèmes rencontrés sont

importants aux dires des sujets, moins ces derniers ont tendance à demander de l’aide.

Une étude menée en Suisse par Goehring, Bouvier Gallacchi, Künzi et Bovier (2005)

auprès de médecins généralistes (n = 1755), a révélé que 19 % des répondants présentent un

taux élevé d’épuisement émotionnel, 22 % un taux élevé de dépersonnalisation/cynisme et

16 % un taux faible d’accomplissement professionnel. Dans l’ensemble, 4 % présentaient

un taux élevé de burnout.

La recherche de Soler et al. (2008) a tenté d’illustrer la situation du burnout chez les

médecins de famille européens. 3416 questionnaires furent distribués dans 12 pays

européens. 1393 réponses ont été obtenues, ce qui représente un taux de 41 %. Les résultats

au test du Maslach Burnout Inventory Human Services Survey (MBI-HSS) ont indiqué que

43 % des répondants étaient à un niveau élevé d’épuisement émotionnel; 35 % à un niveau

élevé de dépersonnalisation et 32 % présentaient un faible sentiment d’accomplissement

personnel. 12 % présentaient un haut niveau de burnout dans ces trois dimensions alors

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19

qu’un peu plus du tiers ne présentaient pas de niveaux significatifs à chacune de ces trois

dimensions.

Une autre étude (Frank & Dingle, 1999) s’est intéressée à la dépression et au suicide chez

les femmes médecins américaines. Les auteures ont utilisé les résultats du Women

Physicians’Health Study (n = 4501) où un questionnaire avait été distribué dans tout le

pays. Les résultats ont indiqué que 19,5 % (n = 808) des répondantes présentaient un

historique de dépression.

Toujours aux États-Unis, une étude de Bertges Yost & al. (2005), réalisée auprès de

chirurgiens, a indiqué que 38 % d’entre eux montraient un taux élevé d’épuisement

émotionnel; 27 % affichaient un taux élevé de dépersonnalisation et 16 % montraient un

faible taux d’accomplissement personnel.

En se rapportant aux données de 143 885 personnes décédées dans 21 états américains, par

l’intermédiaire des dossiers du « National Mortality Detail » du « U.S. Public Health

Service » pour les années 1990, et en réalisant une analyse de régression, Stack (2004) a

estimé que les médecins américains étaient 2,45 fois plus à risque de mourir par suicide que

le reste de la population active au travail.

L’étude de Shanafelt et al. (2010a) a examiné les incidences du burnout parmi 7905

chirurgiens américains répondants en lien avec l’évaluation des caractéristiques

personnelles et professionnelles de ces médecins. L’objectif général était de déterminer le

lien entre le burnout et la satisfaction professionnelle chez ces chirurgiens américains. Les

répondants avaient en moyenne 18 années de pratique médicale, travaillaient environ 60

heures par semaine et étaient sur appel deux nuits par semaine. Dans l’ensemble, les

résultats ont indiqué que 40 % des chirurgiens étaient en burnout; 30 % présentaient des

symptômes de dépression et 28 % indiquaient un indice de qualité de vie deux fois moins

élevé que celui de la population en général.

En résumé, les données qui viennent d’être présentées illustrent à quel point les médecins

sont actuellement confrontés à divers problèmes de santé mentale liés à leur travail. Afin de

mieux comprendre comment ces difficultés peuvent s’incarner dans la vie des médecins, la

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20

partie suivante traitera plus spécifiquement des éléments de pénibilité compris dans leur

travail.

1.2 Éléments de pénibilité liés à la pratique médicale

De façon générale, la pénibilité exprime à quel point certaines caractéristiques liées au

travail deviennent astreignantes pour le sujet (Barnier & Bensoussan, 2010). Elle peut alors

être définie comme « la difficulté à supporter une situation, elle englobe donc la relation au

travail (p. 127). Plus précisément, pour Linhart & Hélardot (2010), la pénibilité au travail

peut se comprendre comme « l’opérateur intermédiaire entre l’expérience du travail et la

santé (p. 6). Ces auteurs décrivent ainsi quatre dimensions de la pénibilité au travail qui,

bien que différents, demeurent complémentaires. La première dimension définit la

pénibilité comme « l’exposition à des nuisances physico-chimiques », ce qui rejoint la

conception classique des risques d’accidents physiques liés au travail. La deuxième

dimension se rapporte à la « nature des activités elles-mêmes et à leurs modes

d’accomplissement », et aux diverses pathologies physiques sont examinées sous l’angle

des gestes, postures et mouvements présents dans l’exécution du travail. La troisième

dimension correspond aux approches centrées sur le stress au travail ainsi qu’à son

implication sur la santé physique et mentale des travailleurs. Ces modèles, dont les plus

connus sont ceux de Karasek et Siegrist (précédemment évoqués), ont également démontré

les liens étroits entre le stress et les risques de maladies cardiovasculaires. Finalement, la

quatrième dimension présente la pénibilité au travail comme « une caractéristique des

expériences du travail marquées par l’insatisfaction, la souffrance, le sentiment de

dévalorisation et les atteintes à l’estime de soi ». C’est ce dernier niveau qui sera tout

particulièrement observé dans le cadre de la présente recherche, rejoignant ainsi les

éléments conceptuels de la psychodynamique du travail (Dejours, 2008b, 2009a) et tout

particulièrement le concept de souffrance éthique.

Dans cette section, les éléments de pénibilité rencontrés par les médecins dans le cadre de

leur pratique seront rapportés succinctement; ils ont été regroupés en trois grandes parties,

soit : 1) les éléments organisationnels, 2) les éléments humains et 3) les éléments culturels.

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21

À la suite de la description de ces trois éléments, une partie est consacrée aux conséquences

qui découlent de ces éléments de pénibilité vécus par les médecins.

1.2.1 Éléments organisationnels

Dans cette section, les données relevées renvoient à des éléments de pénibilité qui peuvent

être associés aux risques psychosociaux provenant de l’organisation du travail. Cette

dernière peut être définie selon deux composantes distinctes, soit la division technique et la

division humaine du travail. « La première réfère davantage au contenu significatif de la

tâche, alors que la seconde concerne plutôt les possibilités d'interaction avec son milieu »

(St-Arnaud & Vézina, 1993, p. 1). Ainsi, le relevé des études sera présenté selon une

typologie de contraintes rencontrées dans le travail des médecins : les contraintes

institutionnelles, les contraintes administratives, les contraintes professionnelles ainsi que la

charge de travail.

1.2.1.1 Contraintes institutionnelles - gouvernements et établissements

Selon de Bonnières, Estryn-Béhar & Laussaunière (2010), la pénibilité du travail des

médecins provient principalement du manque de moyens mis à leur disposition afin

d’exercer leur pratique. Que ce soit par le manque de temps ou par le manque d’espace, ils

arrivent difficilement à pouvoir faire leur travail d’une façon qu’ils considèrent adéquate.

Les restrictions budgétaires et les contraintes économiques feraient tendre le système vers

la quantité plutôt que vers la qualité.

Pour Goehring, Bouvier Gallacchi, Künzi et Bovier (2005), les changements apportés au

système de santé et au soin médical en général contribuent également aux difficultés que

rencontrent les médecins. De plus, un mauvais système de travail, un manque d’attention de

la direction d’établissement et un manque d’encadrement ou de formation apparaissent

comme les causes principales de stress (Bertrand et al., 2000).

Le nombre de nuits sur appel par semaine, le nombre d’heures de travail par semaine et le

fait d’être rémunéré entièrement sur la base de la facturation représentent des facteurs liés

au burnout (Shanafelt et al., 2010a).

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1.2.1.2 Contraintes administratives et bureaucratie

Dans l’enquête réalisée par l’Union Régionale des Médecins Libéraux (UMRL) de l’Île-de-

France (Union Régionale des Médecins Libéraux (URML) - Île de France, 2007a, 2007b),

les principales causes de burnout évoquées par les médecins (n = 2243) sont : l’excès de

paperasserie (62,6 %) et l’augmentation des contraintes collectives (47,3 %). La charge

administrative contribuerait grandement à la pénibilité du travail (de Bonnières et al., 2010;

Leopold, 2009) et se révélerait une source de stress constante (Association d'Aide

Professionnelle aux Médecins Libéraux, 2010; Conseils Départementaux 76 & 27 de

l'Ordre des Médecins, 2008). Également, les contentieux administratifs, judiciaires ou

ordinaux (subis ou provoqués) sont des marqueurs significatifs du risque de suicide chez les

médecins (Leopold, 2009; Léopold, 2006). Goehring, Bouvier Gallacchi, Künzi et Bovier

(2005) ont également fait ressortir à quel point les contraintes liées à l’assurance santé et au

travail qui l’accompagne sont vécues de façon pénible pour les médecins, principalement

en raison de la consommation de temps que cela exige.

1.2.1.3 Contraintes professionnelles

Pour Bertges Yost et al. (2005), les principaux éléments reconnus comme prédicteurs de

l’épuisement émotionnel sont : les questions ou les doutes des médecins quant à leur choix

de carrière, un délaissement de leurs activités et la perception d’avoir un contrôle limité sur

les services médicaux offerts aux patients; ces éléments se traduisent par le sentiment qu’ils

ont peu de choses à offrir aux patients en termes de soin.

À la suite de l’enquête de Davezies & Daniellou (2004), les auteurs ont réalisé une autre

recherche, qualitative, qui a permis de faire ressortir plusieurs éléments de compréhension à

l’égard du développement de l’épuisement professionnel de 21 médecins généralistes

interviewés. Les résultats démontrent que ce n’est pas tant la charge de travail quantitative

qui explique les difficultés des médecins (bien qu’elle soit à l’origine de plusieurs plaintes),

mais bien le contenu et la qualité du travail. Ces résultats montrent que les difficultés

relatives aux exigences des patients sont présentes, mais ne sont pas de première

importance. Il apparaît que les problèmes des médecins découlent davantage des difficultés

à effectuer ce qui leur semble un travail de qualité. Ainsi, la complexité psycho-socio-

familiale des patients ne leur permet pas de rejoindre leur idéal médical, soit une réalisation

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correcte des actes techniques du diagnostic et de la prescription, ce qui soulève l’idée de la

lourdeur des cas. Certains choisissent d’orienter leur pratique en visant une quantité de

consultations effectuées alors que d’autres optent pour l’écoute du patient (ce qui a une

incidence sur le nombre de consultations et donc forcément sur la rémunération). Entre ces

deux positions se retrouve tout un éventail de compromis. La bataille constante

d’ajustements qui en découle (entre objectifs et ressources) peut alors les mener à un

sentiment d’échec.

1.2.1.4 Charge de travail

Selon l’étude réalisée par l’Université d’Ottawa en 1999, les médecins rattachés à cet

établissement travaillaient en moyenne 59 heures par semaine. Selon l’enquête sur la santé

des médecins libéraux de la Haute-Normandie, la moyenne du temps de travail des

médecins était de 50 heures hebdomadaire, en dehors des gardes et de la formation

(Conseils Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins, 2008).

Ainsi, plusieurs répondants aux enquêtes ont spécifié se sentir en surcharge de travail

(Conseils Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins, 2008; Goehring et al., 2005;

Viviers et al., 2007). Cette perception de surcharge contribuerait négativement à la

satisfaction au travail (Lloyd et al., 1994), et cela de façon plus marquée que la quantité

réelle de travail à effectuer (Thommasen et al., 2001).

Cette situation ne date pas d’hier. Une étude réalisée au Minnesota par Losek (1994) auprès

de 37 unités de médecine d’urgence pédiatrique avait pour but de vérifier les

caractéristiques du travail, la charge de travail et la satisfaction au travail des médecins qui

œuvrent dans ces unités. La méthode utilisée fut l’envoi d’un test auto-administré de sept

pages. Les résultats ont démontré que, dans presque la moitié des unités d’urgence

pédiatriques (46 %), la charge de travail clinique était considérée comme excessive.

Seulement 22 % des médecins consultés croyaient pouvoir encore travailler dans ces unités

après l’âge de 50 ans, principalement en raison des horaires de travail, dont l’obligation du

travail de nuit.

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Selon l’Association d’Aide Professionnelle aux Médecins Libéraux (2010), qui représente

25 000 médecins libéraux de l’Île-de-France, ce constat de dégradation de la qualité des

soins apportés par certains médecins est tributaire du mal-être psychologique et physique

vécu par ces derniers. Arrêt de travail, épuisement, surcharge découlant de la récupération

des patients qui ont vu leur médecin s’absenter pour maladie sont chose commune. À titre

indicatif, « 8 médecins sur 10 ont le sentiment de devoir souvent ou toujours se dépêcher et

moins d’un médecin sur 2 considère qu’il dispose d’un temps suffisant pour effectuer

correctement son travail » (2010, p. 6).

L’analyse des données d’enquêtes de la Caisse Autonome de Retraite des Médecins de

France (CARMF) et de l’Union Régionale des médecins Libéraux (URML) a permis de

repérer certaines causes présentes dans le burnout des médecins. Au premier plan se trouve

la surcharge de travail (Leopold, 2009).

L’appel des internes et des résidents, de même que les interruptions par les appels

téléphoniques extérieurs (familles de patients, personnels soignants du service, etc.),

figurent parmi les plus perturbateurs et consommateurs de temps car ils impliquent des

moments d’arrêts de travail importants (Bertrand et al., 2000). De la même façon, l’étude

de Lloyd et al. (1994), parmi les médecins d’urgence, la participation à l’enseignement

médical était un facteur important des syndromes de dépression.

Finalement, l’étude de (Bertrand et al., 2000) a permis d’identifier la surcharge quantitative

et qualitative de travail de même que l’ambigüité des rôles comme éléments significatifs de

pénibilité liés au travail.

1.2.2 Éléments humains

Aux éléments organisationnels s’ajoutent les éléments humains, individuels, sociaux et

culturels. Cette section permettra d’illustrer certaines données d’études qui font état de ces

caractéristiques.

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1.2.2.1 Caractéristiques personnelles

L’étude menée en Suisse par Goehring, Bouvier Gallacchi, Künzi et Bovier (2005) auprès

de médecins généralistes (n = 1755) a fait ressortir certaines variables dites personnelles

associées au burnout : être de sexe masculin, être âgé de 45 à 55 ans ainsi que travailler

dans une région rurale. Pour Soler et al. (2008), le fait de demeurer dans certaines régions

rurales, d’être un jeune médecin et d’être de sexe masculin est corrélé à une incidence

élevée de burnout.

Selon Desjardins (1997), l’âge du médecin, les situations où surviennent un divorce, de

même que les difficultés personnelles et professionnelles augmenteraient le risque de

suicide.

Comme l’énonce Léopold (2009; 2006), le divorce, les difficultés financières et la maladie

(physique ou mentale) sont des marqueurs de risques significatifs dans les situations de

suicide.

À titre d’exemple, au Canada, l’étude de Lloyd et al. (1994) a démontré que le fait de

demeurer au Québec contribuait négativement à la satisfaction au travail. Parmi les facteurs

explicatifs, les auteurs mentionnent la possibilité que le Québec offre de plus bas salaires

ainsi que la plus faible proportion d’unités d’urgence hospitalières qui ont un statut de

département, ce qui démontre le glissement de sens qui se fait entre les éléments

« personnels » et « structurels ».

Dans un autre registre, l’analyse de Leopold (2009) a fait ressortir deux facteurs individuels

déterminants impliqués dans le burnout et qui se rapportent aux limites que rencontrent les

médecins dans le cadre de leur pratique. Il s’agit 1) des blessures narcissiques et 2) de

l’alternance douloureuse entre toute-puissance et impuissance.

Dans l’étude des Conseils Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins (2008), 68 %

des femmes avaient une dette de sommeil chronique contre 53 % chez les hommes. Les

principaux facteurs associés au burnout étaient : le jeune âge, l’exercice de la médecine

générale, l’insatisfaction au travail et la qualité du sommeil.

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Une étude menée en Belgique, par Van Daele (2000), a démontré des profils particuliers de

médecins selon le niveau de stress qui les caractérisent. Le modèle conceptuel retenu fut

celui proposé par Lazarus et Folkman, où le stress ne réside ni dans la situation, ni dans

l’individu, mais dans une transaction entre l’individu et la situation. Ainsi, « deux

médiateurs interviennent dans cette relation et modulent la réaction de stress : le processus

d’évaluation cognitive et les stratégies d’ajustement » (p. 60). L’auteure a également mis en

évidence certaines variables individuelles pouvant prédire les niveaux de stress. Ainsi,

parmi les hauts niveaux de stress, on retrouve en ordre d’importance : 1) le sexe (les

femmes étant généralement plus stressées), 2) l’âge (les médecins plus âgés étant souvent

moins stressés), 3) la situation familiale (le fait de vivre seul(e), les enfants en bas âge et la

charge de travail qui en découle pouvant augmenter le stress), 4) le nombre élevé de

consultations et 5) l’obligation d’assumer fréquemment des gardes. Ainsi, ces résultats ont

permis de mettre en lumière certains profils particuliers de médecins ainsi que leur type de

pratique selon le niveau de stress qui les caractérise.

Les facteurs indépendamment associés au burnout de ces médecins comprenaient le jeune

âge, le fait d’avoir des enfants, la zone de spécialisation (Shanafelt et al., 2010a).

1.2.2.2 Les relations avec les patients et leur famille

L’étude de Bertrand et al. (2000) se rapportait à la charge de travail des médecins des

urgences, mais en se demandant si ce sont les aspects quantitatifs ou qualitatifs (ou les

deux) de l’aspect du travail de ces médecins qui apparaissent comme problématiques. Huit

médecins ont répondu à un questionnaire d’autoévaluation portant sur sept journées

d’activité, pratiquées dans cinq services d’urgence de la région de Provence-Alpes-Côte

d'Azur. L’hypothèse de départ était que « la multiplication des sollicitations pouvait être un

facteur de stress, en détournant le praticien d’une tâche, lourde par elle-même bien que

programmée, et donc consentie » (p. 496). Les résultats ont indiqué que les malades

peuvent être un élément perturbateur dans la sérénité de l’exercice, en requérant parfois

plusieurs interventions. Ainsi, l’appel des malades représente 13 % du temps d’interruption

de ces médecins.

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Les exigences et le manque de considération des patients à l’égard des soignants

contribuent également aux difficultés de la pratique médicale (Conseils Départementaux 76

& 27 de l'Ordre des Médecins, 2008). De plus, le harcèlement de certains malades est

souvent vécu de façon très pénible (Leopold, 2009).

Une source de stress importance se situe dans la relation avec les patients et leurs

familles (Bertrand et al., 2000). Sur ce point, les demandes de l’entourage des patients, de

même que l’insécurité découlant de possibles agressions de la part de patients, demeurent

significatives quant à la pénibilité que vivent les médecins dans le cadre de leur pratique

professionnelle au quotidien (Association d’Aide Professionnelle aux Médecins Libéraux

(2010).

Une recherche effectuée auprès de 270 médecins généralistes a tenté d’identifier les liens

possibles entre le burnout du médecin, le retrait psychologique et la « compliance » du

patient (Truchot, Roncari, & Bantégnie, 2011). La compliance peut être décrite comme une

attitude docile chez l’individu, obéissante, conforme ou accommodante. Dans cette étude,

les médecins devaient alors réagir à un cas de patiente devenue invalide, et cela selon deux

modalités : compliante et non-compliante. Les médecins consultés avaient à choisir entre

cinq attitudes qui leur étaient proposées. Les chercheurs ont également évalué le degré de

burnout chez chacun de ces médecins. Les résultats ont indiqué que lorsque les médecins

présentent un degré élevé de burnout, ils adhèrent davantage aux solutions de retrait

psychologique et moins aux solutions engageantes, tout particulièrement lorsque la patiente

est non-compliante. Ainsi, les patients considérés « plus difficiles » par les médecins

peuvent devenir une source de pénibilité et de complexité qui ajoute à la lourdeur des

tâches qu’ils ont à accomplir.

1.2.2.3 La relation avec les collègues

Médecins

L’étude de de Bonnières (2010) souligne les relations difficiles et tendues avec les

collègues de travail. Ces difficultés relationnelles avec les confrères apparaissent

significatives quant au stress ressenti par les médecins (Bertrand et al., 2000). Cette

situation est vécue de façon particulièrement pénible lorsque certains médecins décrivent le

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28

manque de solidarité et de loyauté qui prévaut parfois entre collègues médecins (Maranda

et al., 2006). Certains vont même jusqu’à critiquer devant les patients les décisions de

traitement et les diagnostics qui ont été faits par leurs collègues. Cette enquête clinique a

également fait ressortir à quel point les consœurs et confrères médecins sont souvent les

moins réceptifs face à un collègue en difficulté. Ainsi, le message est qu’« il faut tenir »,

même en état d’extrême fatigue. « C’est l’augmentation de leur charge de travail qu’ils

voient parfois en premier, la perte de revenus pour la clinique , etc. ». (p. 74). Se mettent

alors en place des valeurs d’autonomie et d’individualisme où la reconnaissance est bien

souvent difficile à obtenir et où la plainte d’un collègue peut venir menacer le système

défensif mis en place, soit celui de l’endurance.

D’autres données d’enquêtes ont également illustré que les médecins généralistes étaient

moins satisfaits que les médecins spécialistes de leurs conditions de travail (58% contre

75%) et souffraient davantage d’un manque de reconnaissance de leurs pairs (49% contre

30%) (Conseils Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins, 2008).

Personnel soignant

Bien que la thèse porte spécifiquement sur le travail des médecins, le travail du personnel

soignant a une influence directe sur l’organisation du travail de ces médecins. Il ne s’agit

pas ici de dresser un portrait de ce que vivent les infirmières et infirmiers, les mêmes

constats ayant été observés en ce qui se rapporte à la collaboration difficile avec les

médecins. Il s’agit plutôt d’illustrer à quel point le travail de ce personnel soignant, soumis

à des situations de travail similaires, ajoute de façon significative aux difficultés que

rencontrent les médecins au quotidien. Ainsi, un des éléments vécus de façon pénible pour

les médecins se rapporte à la disponibilité du personnel (Le Collège des médecins de

famille du Canada - l’Association médicale canadienne et le Collège royal des médecins et

chirurgiens du Canada, 2007). Selon cette étude, cette difficulté à obtenir une assistance de

la part d’autres membres de l’équipe soignante se classe au deuxième rang (43 %) des

obstacles qui empêchent les médecins de faire adéquatement leurs interventions.

Longneaux (2004) décrit également cette situation où le manque de personnels contribue

souvent à une incapacité d’agir qui s’inscrit directement dans le mal-être que vivent les

médecins. Roucayrol (2001) constate que les réductions de personnels, tout

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29

particulièrement en ce qui concerne les infirmiers et infirmières, sont au deuxième rang des

limitations vécues en contexte hospitalier, ce qu’elle décrit comme une source récurrente de

tensions.

L’étude de L. Langlois, Dupuis, Truchon, Marcoux, & Fillion (2009) était consacrée aux

dilemmes éthiques que vivent les infirmières aux soins intensifs. Deux situations

particulières se sont dégagées : l’acharnement thérapeutique et la cessation de traitement

(euthanasie). Les auteurs décrivent comment les dilemmes rencontrés font ressortir trois

valeurs : 1) le respect des ordonnances, 2) la responsabilité morale et 3) le respect de la vie.

Devoir « agir » sans avoir participé aux délibérations et aux décisions est vécu de façon très

pénible.

1.2.3 Éléments culturels

Comme le précise Javeau (1997), la signification de la « culture », au sens anthropologique,

désigne une « manière de sentir, de parler, d’agir, de penser d’un groupe d’êtres humains

donné. […] Ces traits, que l’on pourrait aussi appeler « sociétaux », résultent des

interactions durables dans le temps et extensibles dans l’espace que nouent entre eux les

membres du groupe » (p. 47).

Déjà en 1998, l’Association médicale canadienne soulignait la réticence marquée des

médecins à consulter et à se faire soigner lorsque cela s’avérait nécessaire. « Les médecins

ont toutefois tendance à attendre plus longtemps que leurs patients pour se faire traiter

lorsqu’ils ont des problèmes de santé et ils peuvent hésiter particulièrement à demander de

l’aide lorsqu’ils ont des problèmes psychosociaux ou psychiatriques » (Association

médicale canadienne, 1998, p. 1200).

Chocard & Juan (2007) soulignent la difficulté de prendre en charge le médecin malade,

principalement en raison de son appartenance au corps médical. Les médecins souffrants

ont davantage tendance à banaliser ou à nier les problèmes rencontrés, tout comme les

médecins soignants qui présentent la même attitude face à un collègue malade. En situation

de difficulté, le médecin souffrant opte bien souvent pour la tentative de gérer seul ses

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30

difficultés, ce qui donne alors lieu à l’isolement et à l’auto-prescription de médicaments.

Bien souvent, c’est la famille du médecin qui, la première, s’apercevra de la détresse vécue

par celui-ci.

Une autre caractéristique importante du travail des médecins se rapporte à l’écart

grandissant entre deux ordres d’attentes à l’égard de l’agir professionnel : « un premier

élément issu du concept de relation professionnelle traditionnellement privée et un

deuxième élément, plus contemporain, où le bien collectif entre en jeu » (Patenaude &

Xhignesse, 2003, p. 69). Dans un contexte de limitation des ressources, la population

s’attend à ce que le médecin tienne compte de l’impact de chacun des actes posés. Il s’agit

en fait d’une demande d’efficience, d’évaluation de coûts-bénéfices, de priorisation des

demandes en fonction de l’urgence, etc. Cela place le médecin dans une position de conflits

de rôles professionnels, c’est-à-dire entre les besoins de son patient et les attentes de la

société. Il en découle une déchirure entre « les exigences déontologiques et les exigences

éthiques qui traversent les institutions » (p. 70).

1.2.4 Conséquences ou manifestations de la souffrance

Les éléments de pénibilité qui viennent d’être décrits ont sans doute des incidences directes

et indirectes sur divers aspects de la vie des médecins : aspects physiques, familiaux,

psychologiques ou atteintes possibles à la santé mentale. Cette section s’attachera à dégager

certaines de ces conséquences possibles.

1.2.4.1 Stress, fatigue, problèmes de sommeil, épuisement

Parmi les incidences souvent rencontrées chez les médecins, certains problèmes physiques

et psychologiques peuvent se manifester. Les prochaines données d’études présenteront

certaines de ces conséquences.

La recherche de Richardsen & Burke (1991) avait pour objectif d’identifier quelles étaient

les principales sources de stress occupationnel, de satisfaction au travail ainsi que les

différences vécues par les hommes et les femmes dans l’exercice du travail médical. Les

chercheurs ont distribué 2584 questionnaires à des médecins et à travers le Canada. Les

femmes ont répondu dans une proportion de 10 % seulement. Les résultats ont démontré

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31

que, chez les hommes et les femmes médecins, la pression du temps était la principale

source de stress alors que les relations avec les patients et les collègues étaient les éléments

qui leur apportaient le plus de satisfaction. Le temps sur appel, le total des heures

travaillées ainsi que la paperasserie médicale représentaient les sources de stress les plus

importantes. Qui plus est, les horaires et aménagements de travail variés étaient des

prédicteurs « positifs » de stress alors qu’ils étaient des prédicteurs « négatifs » de

satisfaction au travail. Ainsi, le stress occupationnel était associé à une moins grande

satisfaction de la pratique médicale ainsi qu’à une attitude plus négative par rapport au

système de santé. Les principales différences quant au genre furent que les femmes

éprouvaient un stress général plus important que les hommes, mais seulement de façon

légèrement significative. Alors que les femmes ont décrit le besoin de maintenir leur propre

niveau de connaissances comme étant un facteur plus stressant que chez les hommes, ces

derniers ont déclaré ressentir plus de stress quant au maintien d’un revenu adéquat.

Il apparaît que les pressions du temps contribuent à accroitre le stress vécu par les

médecins, que ce soit en raison du nombre d’heures de travail, du nombre de consultations,

des gardes, de la paperasserie à effectuer. De plus, certaines relations interpersonnelles

difficiles et le fait d’être confronté à la maladie et à la mort peuvent également devenir des

facteurs de stress important. Finalement, il apparaît que certains autres éléments, comme le

fait d’être une femme ou d’être d’un âge moindre peuvent également devenir un élément

contribuant au vécu de stress dans la profession médicale. Mais certains éléments de

contingences extérieures peuvent également intervenir sur le stress ressenti. La section

suivante, qui est consacrée à la pression du travail sur la famille, constitue une de ces

contingences importantes.

1.2.4.2 La conciliation du travail et de la vie familiale

Viviers et al. (2007), dans l’étude réalisée auprès des ophtalmologistes québécois, ont

démontré que les conflits travail-famille sont une variable centrale à considérer pour

comprendre la souffrance vécue par les membres de cette catégorie professionnelle. Deux

groupes sont apparus davantage vulnérables dans ce contexte : les femmes et les

ophtalmologistes de moins de 45 ans.

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32

D’autres études ont également démontré la difficile gestion de l’interface travail-famille

(Association d'Aide Professionnelle aux Médecins Libéraux, 2010; Leopold, 2009), ce qui

implique souvent un stress important. Près de 50 % des répondants à l’étude du Conseils

Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins (2008) croyaient que les exigences

professionnelles pouvaient mettre en péril leur vie familiale.

Finalement, dans l’étude de Shanafelt et al. (2010a), seulement 36 % des chirurgiens

avaient l’impression que leur horaire de travail leur laissait suffisamment de temps

personnel et familial, et la moitié seulement (51 %) recommanderait à leur enfant

d’entreprendre une carrière comme médecin ou chirurgien.

Comme le démontrent également ces dernières études, le fait d’être une femme ou d’être en

bas âge contribue à accroitre la souffrance chez ces médecins. De plus, il ressort que ces

médecins considèrent que leur pratique médicale influence négativement la qualité du

temps qu’ils peuvent consacrer à leur famille ou à leurs activités personnelles, à tel point

qu’un médecin sur deux ne recommanderait pas à ses enfants d’entreprendre ce type de

profession. En plus des incidences de profession sur les autres temps de vie des médecins, il

apparaît également que certaines appréhensions quant aux fautes possibles qui peuvent

survenir dans le cadre de leur pratique deviennent des éléments de pénibilité du travail.

1.2.4.3 Crainte de l’erreur

La crainte de l’erreur médicale apparaît importante quant à la pénibilité de la pratique

médicale (Maranda et al., 2006). Cette crainte serait ressentie comme une cause principale

de stress (Bertrand et al., 2000).

Dans l’analyse des données d’enquêtes de la Caisse Autonome de Retraite des Médecins de

France (CARMF) et de l’Union Régionale des médecins Libéraux (URML), la crainte de

l’erreur médicale est apparue fortement liée au burnout des médecins (Leopold, 2009).

L’étude de Shanafelt (2010b) a démontré que 8,9 % de ces médecins avaient commis une

erreur médicale majeure au cours des trois derniers mois et que plus de 70 % de ces

chirurgiens attribuaient ces erreurs à des causes individuelles plutôt qu’à des facteurs

systémiques. Le fait de rapporter une erreur durant les trois derniers mois indiquait une très

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grande relation statistique avec une diminution de la qualité de vie au travail, avec une

incidence de burnout (épuisement émotionnel, dépersonnalisation et sentiment

d’accomplissement personnel) et la présence de symptômes dépressifs.

1.2.4.4 Automédication – éthylisme

L’abus potentiel de substances peut également devenir un indice de souffrance. Les

prochaines données d’études permettront de documenter ce risque.

Parmi les hypothèses soulevées afin d’expliquer un taux élevé de suicide chez les médecins

canadiens, la consommation abusive d’alcool et de drogues précéderait longtemps cet acte

suicidaire (Orton, cité dans Desjardins, 1997, p. 1908).

Pour Soler et al. (2008), l’abus de tabac, d’alcool et de médicaments psychotropes est

fortement en lien avec un risque de burnout élevé. Léopold (2009; 2006) va dans le même

sens et précise que les conduites addictives (alcool et médicaments essentiellement)

figurent parmi les principaux marqueurs de risque de suicide chez les médecins.

L’étude des Conseils Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins (2008) a démontré

que les médecins généralistes ont plus fréquemment des périodes d’épuisement (55 %), des

pathologies d’ordre psychique (32 %) et prenaient plus d’antidépresseurs (11 %). La

consommation de psychotropes est également l’un des facteurs associés au burnout. « Seuls

20 % des médecins ont désigné un médecins traitant et près de 60 % ont fréquemment

recours à l’automédication au travail alors que 87 % déclarent être concernés par au moins

une pathologie » (p. 13).

Hampton (2005) indique que les risques de mourir par suicide sont substantiellement plus

élevés pour les médecins que pour les non-médecins, soit d’environ 70 % de plus pour les

hommes médecins que pour les hommes de la population en général. Quant aux femmes

médecins, elles ont de 250 à 400 % plus de risques de mourir par suicide que pour les

femmes en général. L’auteure fait remarquer que les hommes et les femmes médecins ont

un taux de suicide environ égal, alors que le taux de suicide est plus élevé chez les hommes

que chez les femmes dans la population en général. Les deux principaux facteurs de risque

sont les désordres mentaux et les abus de substances. De plus, les médecins qui font une

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tentative de suicide, généralement par l’absorption de drogue, sont plus enclins que les non-

médecins à réussir leur suicide, ce qui peut également contribuer à augmenter le taux de

mortalité par suicide chez les médecins. D’autres études ont démontré l’implication

significative de l’éthylisme, de la toxicomanie et la dépression comme facteurs importants à

l’égard du suicide (Chocard et al., 2007; Chocard et al., 2003; Chocard & Juan, 2007;

Hampton, 2005). « Si les médecins font moins de tentatives de suicide que la population en

général, ils présentent plus d’idéations suicidaires et font plus de suicides « réussis » »

(Chocard et al., 2003).

Il apparaît donc, selon ces recherches, que l’abus de substances (alcool, drogues,

médicaments) soit significativement corrélé non seulement avec diverses atteintes à la santé

mentale, dont la dépression, mais également avec un risque élevé de suicide chez les

médecins.

1.2.4.5 Désir de quitter

L’étude réalisée par l’Université l’Ottawa en 1999, auprès de cinq services médicaux liés à

cet établissement, a révélé que 50 % des répondants songeaient toutes les semaines à quitter

la médecine universitaire et que 30 % songeaient à quitter complètement la profession

(Association médicale canadienne, 2003).

La recherche réalisée auprès du Cancer Care Ontario’s Systemic Therapy Task Force

(Grunfeld et al., 2000) réalisée auprès de médecins, professionnels alliés du système de

santé et personnels de support, a démontré qu’environ un tiers des répondants de chaque

groupe a rapporté avoir considéré quitter pour un emploi à l’extérieur du système de soins

en cancérologie. De plus, un taux significativement plus important de médecins (42,6 %)

ont affirmé avoir considéré quitter pour un travail à l’extérieur de la province de l’Ontario.

L’enquête réalisée par l’Union Régionale des Médecins Libéraux (UMRL) de l’Île-de-

France (Union Régionale des Médecins Libéraux (URML) - Île de France, 2007a, 2007b) a

également démontré que parmi les répondants (n = 2243) 12,3 % envisageaient de changer

de métier.

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1.2.4.6 Pensées suicidaires et passage à l’acte

Selon Desjardins (1997), plusieurs études réalisées à travers le monde, de même qu’au

Canada anglais, démontrent un taux de suicide de deux à trois fois plus élevé chez les

médecins que dans la population. L’auteur précise que plusieurs difficultés accompagnent

l’analyse des données recueillies, car de nombreux suicides sont camouflés en mort

naturelle ou accidentelle. Quoi qu’il en soit, « malgré que les données publiées varient

beaucoup selon l’époque, le pays, la culture et les multiples problèmes méthodologiques, le

taux de suicide chez les médecins demeure plus élevé que dans la population en général »

(p. 1908).

L’étude de l’Université d’Ottawa réalisée en 1999 auprès des médecins de la région

montrait que le taux de suicide était deux fois plus élevé chez ces derniers que dans la

population en général. « Les résultats révèlent que 12 % des médecins ont déjà eu des

pensées suicidaires et que 7 % ont déjà planifié une tentative de suicide » (Association

médicale canadienne, 2003; Crépeau, 2006).

Une étude pancanadienne réalisée auprès de médecins (n = 2660), indique que 2,5 % des

médecins admettaient fortement avoir eu des pensées suicidaires (femmes = 3 % ; hommes

= 2 %), alors que 7 % admettaient avoir eu « modérément » des pensées occasionnelles

d’auto-destruction (The Medical Post, 1993).

Déjà en 1986, une étude britannique sur le suicide chez les jeunes médecins (< 40 ans)

démontrait que la mortalité par suicide chez les hommes et les femmes, était plus élevée

que dans la population en général (Richings, Khara, & McDowell, 1986). En 1993, une

autre étude avait démontré que les médecins britanniques de tous les niveaux étaient de

deux à trois fois plus à risque que quiconque de mettre fin à leurs jours par suicide. De ce

nombre, les femmes médecins étaient significativement plus à risque que leurs collègues

masculins (Tonks, 1993).

Dans le rapport présenté par l’Aide Professionnelle aux Médecins Libéraux (2010), on

rapporte que le taux de suicide chez les médecins libéraux est de 14 % (69 suicides sur un

total de 492 décès en cinq ans pour une population de 42 137 médecins). Dans la

population en général, ce taux est plutôt de 5,6 %. Pis encore, dans le département de

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Vaucluse, le taux de suicide des médecins atteindrait même 60 % (11 suicides sur 22 décès

de médecins actifs de moins de 65 ans, et cela pour une période de 5 années). « Au point où

le Conseil de l’Ordre de ce département a dû mettre en place immédiatement une cellule

d’intervention spécifique » (Association d'Aide Professionnelle aux Médecins Libéraux,

2010, p. 2; Galam, 2007b, p. 477).

Au Québec, selon une étude basée sur des données du Collège des médecins et sur les

dossiers du bureau du coroner, pour la période de 1992 à 2000, 154 médecins sont décédés

au cours de ces années, dont 22 par suicide, ce qui représente un pourcentage de 14,3 %

(Gouvernement du Québec - Ministère de la Sécurité publique du Québec - Bureau du

coroner, 2001). Parmi ces 22 suicides, 16 ont été commis par des hommes et 6 par des

femmes. Le nombre de suicides chez les médecins généralistes était de 14 alors qu’il était

de 8 pour les médecins spécialistes. L’âge moyen est de 47,5 ans. Les conclusions de

l’étude précisent que le suicide est une cause importante de décès chez les médecins et que

la dépression est une cause majeure du décès par suicide. Une des limites indiquées par

l’étude est qu’il y a des décès par suicide qui ne sont pas diagnostiqués. Pour plus

d’informations sur le suicide au Québec, voir l’annexe 1.

Le suicide et le risque de suicide ont également été étudiés selon diverses professions. De

plus, certaines de ces recherches ont tenté de voir si certaines spécialités propres à la

pratique médicale présentaient davantage de facteurs de risques.

Ainsi, l’étude de Stack (2001) s’est intéressée au risque de suicide présent dans diverses

professions. Aux fins de cette recherche, l’auteur a utilisé les données du National

Mortality Files. Ces données rapportaient 9499 suicides survenus à travers 21 états des

États-Unis pour l’année 1990. Les résultats ont permis de constater que, chez les

professionnels, les médecins figuraient au deuxième rang (derrière les dentistes) quant au

risque de suicide.

Selon le Département de Santé Mentale et toxicomanie de l’Organisation mondiale de la

santé (2002), les médecins, vétérinaires, pharmaciens, chimistes ainsi que les agriculteurs

ont un taux de suicide plus élevé que la moyenne (p. 13).

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Certains résultats d’études indiquent que le risque de suicide était respectivement plus élevé

chez les anesthésistes, les médecins de santé communautaire, les médecins généralistes de

même que chez les psychiatres (Hawton, Clements, Sakarovitch, Simkin, & Deeks, 2001).

En Angleterre et au Pays de Galles, Hawton, Clements, Sakarovitch, Simkin, & Deeks

(2001) ont étudié les risques de suicide chez les médecins en s’intéressant tout

particulièrement au genre, à la séniorité et au type de pratique médicale. Aux fins de leur

recherche, les auteurs ont examiné les dossiers de 223 médecins qui sont décédés par

suicide pour la période de 1979 à 1995. Les résultats de leurs analyses ont démontré que le

taux de suicide était significativement plus bas chez les médecins masculins (14,28) que

dans la population masculine en général (21,0). Par contre, le taux de suicide des femmes

médecins était significativement plus élevé (12,62) que dans la population féminine en

général (6,3). Cela représente donc un contraste marqué avec la population en général où

les taux de suicide sont généralement plus élevés chez les hommes que chez les femmes

(Hawton et al., 2001). Les auteurs soulignent qu’il sera important de surveiller l’évolution

des taux de suicide chez les médecins, particulièrement dans le contexte où les plus

récentes données indiquent une augmentation du stress dans la profession de même qu’un

nombre de plus en plus élevé de femmes qui sont admises en médecine.

À la lumière de ces données, il apparaît que les éléments de pénibilité liés à la pratique

médicale soient lourds de conséquences pour les médecins. L’ensemble des difficultés

qu’ils rencontrent, tant sur le plan organisationnel, humain que culturel, les place dans une

position à risque sur le plan de la santé mentale. Les conséquences pouvant en découler

peuvent alors se situer à divers niveaux, allant du stress jusqu’au suicide. Le témoignage

qui suit permet d’illustrer, à titre d’exemple, de quelle façon cette souffrance peut être

ressentie et vécue par un médecin.

Le témoignage de la Dre Dominique Caron, fait dans la Revue L’Actualité médicale, illustre bien à quel point le fait de recevoir une poursuite peut

être dévastateur (Dongois, 2010). Le 15 juin 2005, la médecin reçoit par huissier un subpoena. Des parents ont décidé de la poursuivre, elle et l’hôpital. Anticipant le procès et le regard d’autrui, elle décide de prendre

la fuite. Pour elle, c’est terminé ! Elle prend alors tous les comprimés qu’elle peut ramasser, dose qui aurait dû lui être fatale. C’est seulement

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après cinq jours dans le coma qu’elle a pu reprendre conscience. « Je connais des médecins qui se sont suicidés à la suite d'une poursuite. Et moi qui étais fragile au départ, moi qui ai pourtant mis au monde près de 2000

enfants et en ai suivi des centaines, je me suis sentie nulle. Et j'ai perdu toute estime de moi » (p. 4). Aujourd’hui, elle a appris à dire non et a réduit

la quantité de patients qu’elle voit. Mais il demeure qu’elle subit régulièrement des demandes pour suivre davantage de patients. Il s’agit donc d’un effort constant pour résister à la pression et d’imposer ses

limites.

1.3 Synthèse

Cette recension d’écrits sur la pratique médicale et les difficultés qui l’accompagnent a

permis de constater que plusieurs médecins se trouvent confrontés à des situations de

pénibilité qui ont des incidences sur la pratique médicale et sur leur santé mentale. Bien que

ces professionnels ressentent certains éléments de satisfaction dans leur travail, il apparaît

que leur activité professionnelle se révèle bien souvent coûteuse sur le plan de la santé. Les

contraintes rencontrées au quotidien placent les médecins dans des situations où ils doivent

composer avec des demandes et des besoins, sans pour autant posséder toutes les ressources

nécessaires afin d’y faire face. Il s’agit alors d’un écart important entre ce qu’ils désirent

faire, ce que la profession leur demande et ce que la réalité leur permet concrètement de

réaliser. Ils doivent faire des choix, privilégier certains traitements et agir au mieux, le tout

sous la pression constante du temps et de la charge de travail. Les conséquences qui en

découlent s’avèrent lourdes, tant sur le plan personnel que professionnel, si bien qu’un

certain nombre songent même à quitter ce travail ou, pis encore, à s’enlever la vie. Cela

illustre alors à quel point une souffrance est ressentie dans cette pratique professionnelle

lorsque l’agir professionnel est en quelque sorte « empêché ».

Cette souffrance que vivent les médecins est justement ce qui motive la présente recherche.

Il s’agit ici de tenter de comprendre de quelle façon cette souffrance prend forme, dans

quelles situations elle se développe et de quelle façon elle est vécue par les médecins.

Comme l’a démontré l’enquête de psychodynamique du travail réalisée par Maranda,

Gilbert, Saint-Arnaud & Vézina (2006), le travail des médecins s’est à la fois intensifié,

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alourdi et complexifié, ce qui contribue à la pénibilité de cette pratique professionnelle. De

plus, à la lumière des diverses données d’études, il semble que la difficulté ou l’incapacité à

exécuter le travail soit centrale.

L’intuition de départ de cette thèse est que les situations de travail des médecins les placent

constamment dans des positions de dilemmes, qualifiés d’éthiques, ces dernières pouvant

éventuellement les amener à ressentir une souffrance éthique. Si ces dilemmes et cette

souffrance sont qualifiés d’éthiques, c’est parce qu’ils s’enracinent dans des valeurs à la

fois personnelles et professionnelles. Ces conflits de valeurs, accompagnés d’une incapacité

d’agir, deviendraient alors une source majeure de détresse pour les médecins.

La section suivante aura pour objectif de présenter le cadre théorique qui soutient cette

recherche. Ainsi, seront présentés : 1) le concept de la souffrance, 2) les concepts de

morales et d’éthique, 3) le modèle théorique et conceptuel de la psychodynamique du

travail, 4) le concept de dilemme éthique ainsi que 4) celui de la souffrance éthique.

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Chapitre 2 : Cadre théorique et concepts

L’objectif de ce chapitre est de présenter le cadre théorique retenu pour la réalisation de

cette thèse. Pour ce faire, la première partie discutera du concept de la souffrance, de ses

origines étymologiques, de même que certaines façons de la concevoir selon divers champs

disciplinaires. La deuxième partie abordera les concepts de la morale et de l’éthique, tout

particulièrement en ce qui les distingue. Par la suite, divers domaines d’application de

l’éthique seront présentés et nous verrons quelles peuvent être les implications de ces

domaines d’applications de l’éthique pour les médecins. Trois modes de régulation,

présents dans les contextes de travail, seront présentés : l’autorégulation, l’hétérorégulation

et la corégulation. Nous terminerons cette partie en décrivant trois perspectives éthiques qui

ont cours en théorie morale et en psychologie, soit celles de la justice, de la sollicitude et de

la critique. La troisième partie présentera le modèle théorique et conceptuel de la

psychodynamique du travail. Seront alors décrits les ancrages épistémologiques qui la

caractérisent et qui ont orienté le regard de cette thèse. Plus particulièrement, nous verrons

en quoi une précédente enquête de psychodynamique du travail a permis de comprendre la

détresse que vivent certains médecins au quotidien. La quatrième partie abordera le concept

de dilemme éthique, celui-ci figurant comme élément d’analyse central de cette thèse, tout

particulièrement dans le contexte de la pratique médicale. Finalement, la cinquième partie

sera consacrée au concept de souffrance éthique. La principale raison pour laquelle ce

concept est traité en tout dernier lieu peut être comprise par le fait que, pour la

psychodynamique du travail, la souffrance figure comme une résultante de divers éléments

de pénibilité présents dans les situations de travail. Ainsi, nous croyons que les dilemmes

éthiques vécus par les médecins peuvent contribuer au développement d’une souffrance que

nous qualifions d’éthique. Cette souffrance aura potentiellement une incidence sur la santé

mentale de ces médecins.

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2.1 La souffrance

La notion de souffrance a été et est encore aujourd’hui beaucoup abordée, discutée, et cela

de façon très variée. Dans sa première conceptualisation, elle se rapportait davantage au

corps, à l’élément physique de l’homme. Ce n’est que plus tard qu’on lui a attribué un lien

avec l’affect, ce qui a conduit au concept de souffrance psychologique. Aujourd’hui, son

lien est largement établi en ce qui a trait aux éléments de pénibilité liés au travail, étant

considérés par plusieurs auteurs comme facteurs psychosociaux de risque. Parmi les

éléments qui peuvent être compris dans cette catégorie de risques psychosociaux (RPS)6,

nous retrouvons, entre autres : « stress, harcèlement moral, souffrance, suicides,

dépressions, TMS, addictions, violence… » (Lhuilier et al., 2010, p. 18). Dans le cadre de

cette thèse, nous utiliserons le concept de souffrance de façon distincte de ce qui est

entendu et compris par les RPS. Nous expliciterons notre position dans la section traitant de

la souffrance selon la psychodynamique du travail.

Dans cette première partie, nous présenterons tout d’abord l’étymologie du mot souffrance.

Par la suite, nous ferons état de certaines conceptualisations s’y rapportant, et cela au regard

de divers champs disciplinaires, soit : de la médecine, de la psychologie, de la sociologie,

de la psychodynamique du travail ainsi que de la philosophie de Paul Ricœur. Nous

terminerons cette section en traitant plus spécifiquement de la souffrance en lien avec la

profession médicale.

2.1.1 Origines étymologiques du mot

Le terme souffrance tire son origine étymologique du mot grec pherein et du mot latin ferre

(porter) et sufferre (porter sous, offrir, supporter, permettre, tolérer). Au XVe siècle, le mot

français « souffrance » équivaut à douleur (idée de résignation et de tolérance) et c’est à

6 Définition proposée par le ministère du Travail Français : « Les risques psychosociaux recouvrent des

risques professionnels d'origine et de nature variées, qui mettent en jeu l'intégrité physique et la santé mentale

des salariés et ont, par conséquent, un impact sur le bon fonctionnement des entreprises. On les appelle

« psychosociaux » car ils sont à l'interface de l'individu : le « psycho », et de sa situation de travail: le contact

avec les autres (encadrement, collègues, clients... ), c'est-à-dire le « social ». » (Manzano, cité dans Lhuilier,

Giust-Desprairies, & Litim, 2010, p. 183).

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partir du XVIe siècle que souffrir signifie « éprouver une douleur » (Barus-Michel, 2004, p.

26). Encore aujourd’hui, la souffrance est généralement utilisée comme l’équivalent du mot

douleur (Musi, 2005). La douleur correspond à une sensation pénible, désagréable,

ressentie dans une partie du corps, ou réfère à un sentiment pénible (Larousse, 1994). Par

cette définition, la douleur renvoie à ce qui est négativement « senti » d’une façon physique

ou psychologique. Toutefois, il est possible d’éprouver de la douleur physique sans pour

autant en souffrir, tout comme il est possible de ressentir de la souffrance sans éprouver de

la douleur physique. Le lien entre la douleur psychologique et la souffrance psychique

serait plus important.

Pour Freud (1995; 2010), la souffrance peut venir de trois sources distinctes, soit : du corps,

du monde extérieur et d’autrui.

La souffrance menace de trois côtés : de notre propre corps, destiné à la

déchéance et à la décomposition, et qui même ne saurait se passer de la douleur et de l’angoisse comme signaux d’alarme; du monde extérieur, capable de se déchainer contre nous avec des forces énormes, implacables

et destructrices; et enfin des relations avec d’autres êtres humains. La souffrance provenant de cette dernière source, nous l’éprouvons peut-être plus douloureusement que tout autre; nous avons tendance à y voir une

sorte de surcroit sans nécessité, bien qu’elle ne soit sans doute pas moins fatalement inévitable que les souffrances d’autres origines. (Freud, 1995,

p. 19; Freud et al., 2010, p. 64)

Ainsi, pour Freud, l’une des causes des plus significatives dans l’apparition d’une

souffrance se retrouve précisément dans l’interaction entre le sujet et les autres membres de

la société avec qui il entretient des rapports sociaux.

2.1.2 Conceptualisations disciplinaires

À l’intérieur même d’un champ disciplinaire spécifique, les théoriciens proposent des

conceptions et des définitions qui diffèrent grandement. Ainsi, cette section vise à définir la

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souffrance telle qu’elle peut être comprise à la lumière de diverses postures disciplinaires,

en retenant l’apport d’auteurs qui ont contribué à préciser leur conception.

2.1.2.1 Position médicale

L’importance de la souffrance dans le domaine médical est non négligeable. Elle fait partie

intégrante de l’expérience de la maladie. En fait, « le soulagement de la souffrance est

aujourd’hui considéré comme un des principaux objectifs de la médecine » (Cassel, 1982 ;

Edwards, 2003; Loeser, 2000, cité dans Musi 2005), particulièrement dans le cas de

maladies terminales. Face au malade qui présente une plainte de souffrance, le

professionnel de la santé va tenter de traiter le symptôme (Barus-Michel, 2004, p. 31), ou

bien la cause. Dans ce dernier cas, des interventions de diverses natures peuvent être

réalisées : opération chirurgicale, intervention ou référence psychologique, etc.

Les modèles théoriques les plus simples qui ont été proposés considéraient la souffrance

comme liée à la douleur physique, ou à la douleur mentale, ou aux deux à la fois (Davis

dans Musi 2005). Le modèle de Chapman et Gauvin (1993) décrit trois ordres de causes

possibles : 1) biologiques (douleur, symptômes, effets secondaires des traitements, fatigues,

etc., 2) psychologiques (perte, culpabilité, désespoir, atteinte à l’image de soi, etc.) et

finalement 3) sociales (perte de rôle, perte de travail, isolement, etc.). Un quatrième ordre

de cause possible de souffrance a été ajouté par Cheney et al. et O’Brien; il s’agit des

facteurs existentiels/spirituels « qui concernent aussi bien le passé (désillusion, culpabilité)

que le présent et le futur (futilité, non-sens) » (Musi, 2005, p. 13). Ceci nous amène à la

notion de temps qui aurait une influence non négligeable sur la perception de la souffrance.

Comme le précise Hervé (1998), « Souffrir, c’est endurer, éprouver, supporter quelque

chose de désagréable » (p. 12). De plus, la perception de la souffrance serait toujours en

lien étroit avec la personne qui la vit. Chaque individu aurait un certain degré de tolérance

et de vulnérabilité à la souffrance, et cela en fonction de sa condition physique,

psychologique, de ses occupations personnelles et professionnelles et de ses attentes dans la

vie. « La souffrance serait donc déclenchée par la différence entre ce que chacun attend de

soi et ce que dans la réalité il est ou il fait » (Chapman et Gauvin, cités dans Musi, 2005).

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Pour Daneault et al. (2006), accéder à la souffrance éprouvée par les malades n’est pas

chose facile. « Ces gens, en quelque sorte, ont honte d’être souffrants. Ils ont peur aussi de

laisser s’exprimer leur souffrance, car, à ce moment-là, ils savent qu’ils ne correspondent

plus à cette image qu’on aime à se faire d’eux, cette image d’hommes et de femmes remplis

de courage luttant de toutes leurs forces contre la maladie » (p. 43). Afin de répondre à la

question : « qu’est-ce que souffrir ? », les auteurs en sont arrivés à la conclusion qu’il existe

trois dimensions irréductibles et communes à la souffrance de toutes les personnes

interrogées. Ces dimensions s’exposent comme suit : 1) souffrir, c’est être violenté (par

l’annonce du diagnostic, par l’impossibilité de guérir la maladie); 2) souffrir, c’est être

privé en même temps que submergé (un manque (pertes diverses, comme l’intégrité) et

débordé par tout ce qui arrive) et 3) souffrir, c’est appréhender (la peur, la vulnérabilité,

l’avenir, la mort). Ainsi, en ce qui concerne les malades et tout particulièrement les malades

incurables, il semble que la souffrance ait une dimension temporelle qui consiste à subir et

à craindre.

2.1.2.2 Position psychologique

D’un point de vue psychologique, la souffrance serait davantage reliée à la perception

subjective et au sens que la personne donne à ce qu’elle vit. Ainsi, un même événement

peut amener à ressentir une vive souffrance chez l’un et non chez l’autre. La perception de

la souffrance serait reliée à la mémoire que l’individu a de certains traumatismes ou

malheurs vécus dans l’enfance. Plagnol (2005) insiste sur l’importance des représentations

sur la fonction de la mémoire subjective. Chaque individu serait constitué d’une multitude

de représentations qui lui sont propres et qui proviennent de son histoire singulière. La

souffrance serait alors déclenchée par une réactivation de certains malheurs, conflits ou

certaines peines enfouies dans la psyché. Plagnol fait référence au concept de résonance

symbolique afin d’expliquer comment certaines situations difficiles peuvent faire écho aux

situations conflictuelles ou douloureuses vécues dans l’enfance : « L’énigme du malheur

est liée à sa résonance symbolique avec des malheurs plus anciens, dont le noyau remonte

généralement à l’enfance, et que j’appellerais la peine en référence à Kierkegaard » (p. 29).

Enfin, face à certains conflits, l’utilisation de mécanismes de défense serait utilisée par la

personne afin de limiter la souffrance et conserver son équilibre psychique. Toutefois, bien

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que l’utilisation de ces mécanismes défensifs permettrait de limiter le mal ressenti, la

souffrance ne serait qu’engourdie ou plutôt dissimulée. Pis encore, « les défenses limitent la

douleur, mais augmentent la souffrance, d’où le danger d’une douleur pire à venir »

(Plagnol, 2005, p. 28).

Toujours selon la perception d’un vécu subjectif, Barus-Michel (2004) insiste sur une

conception de la souffrance désignée comme une perte de sens. Ainsi, le sujet ne peut plus

s’expliquer, se représenter et symboliser cette souffrance, de telle façon que la « douleur

ressentie » ne peut plus se partager. « La plus grande souffrance vient de cette absence de

compréhension, de cette récusation éprouvée comme biffure de l’être. Le sujet est renvoyé

au non-sens, il perd identité, cohérence et cohésion : son espace-temps, unité et continuité,

se défait » (p. 31). L’auteure insiste sur le fait que cette perte de sens induit une souffrance

qui exclut le sujet du monde signifiant dans lequel il se doit d’être intégré (p. 177). Ainsi, le

bien-être est limité par la difficulté à mettre des mots sur son vécu ainsi que par le peu

d’espace disponible pour échanger des paroles avec les autres, c'est-à-dire de pouvoir se

donner du sens.

2.1.2.3 Position sociologique

D’un point de vue sociologique, la souffrance pourrait être comprise comme une rupture du

lien transactionnel. Selon Foucart (2003), il s’agirait d’une rupture du sentiment de

confiance envers soi, les autres et le monde. L’auteur fait l’hypothèse que « la souffrance

est le produit d’une brisure de la confiance, source d’angoisse » (p. 65). L’angoisse fait

qu’il devient difficile, voire impossible pour le sujet de se construire dans une relation

réciproque avec l’autre. « Nous définirons la souffrance à partir d’une rupture entre une

virtualité ayant une valeur existentielle pour le sujet et un évènement qui, de par ce fait, est

intolérable ... elle est avant tout une crise des fondements, une perte du sens, une terreur

existentielle » (p. 13). Afin d’illustrer cette relation réciproque qui unit les individus dans

un vécu collectif, Foucart fait référence au concept de transaction qu’il définit comme une

manière de coopérer. Cette coopération impliquerait pour chaque partie impliquée un

certain nombre de compromis afin d’en arriver à une solution commune. « Raisonner dans

le cadre du paradigme de la transaction suppose de considérer les interactions comme une

dynamique où les acteurs s’ajustent de façon largement implicite en fonction de leurs

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ressources, des règles du jeu, des priorités collectives » (p. 58). Ainsi, c’est lorsque le

compromis devient impossible que la souffrance survient, la confiance en l’autre étant

rompue. Il en résulte un éclatement identitaire et une fermeture sur soi.

Patrick Pharo (1989) accorde quant à lui une place centrale à l’injustice dans le vécu de la

souffrance du sujet. Il qualifie cette souffrance de morale. Celle-ci est alors tributaire d’une

injustice subie ou agie. « Dans le premier cas, c'est-à-dire l’injustice subie, la souffrance

provient de ce qu’on appelle quelquefois le ressentiment, lequel correspond plus

généralement au regret d’être mal traité par autrui ou par soi-même. Dans le second cas,

c'est-à-dire l’injustice agie, la souffrance provient de ce qu’on appelle quelquefois le

sentiment de culpabilité, lequel correspond plus généralement au regret de mal traiter autrui

ou soi-même » (p. 41). Ainsi, le sujet va souffrir d’être la victime de l’injustice ou bien

plutôt d’avoir fait subir une injustice à l’autre ou à soi-même. Afin de préciser sa pensée,

Pharo (1996) propose un modèle de compréhension qui illustre trois types d’injustice :

l’injustice à la première personne, l’injustice à la deuxième personne et l’injustice à la

troisième personne.

1ère personne : l’injustice subie, celle dont je suis la victime

2e personne : l’injustice agie, celle dont tu es la victime et dont je suis l’agent

3e personne : l’injustice [constatée], celle dont je ne suis ni la victime, ni l’agent, mais dont il ou elle est la victime et dont je ne suis par conséquent que le témoin.

Pour Pharo (1996), le constat de l’injustice se fonde sur un jugement porté par le sujet qui

constate un écart entre deux états distincts. « La structure formelle de base du jugement

d’injustice à la première personne, à la deuxième personne et à la troisième personne

consiste à comparer un état réel et un état virtuel jugé bon (c'est-à-dire précisément une

virtualité morale), et à voir dans l’action d’un être humain, un autre ou soi-même, la cause

de cet écart (p. 26). Pour préciser de quelle façon ce jugement d’injustice se caractérise,

l’auteur présente les moments ainsi que les façons où il prend forme :

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1ère personne : lorsque quelqu’un :

- constate un écart entre ce à quoi il prétend et ce qu’il reçoit;

- pense que cet écart devrait être nul;

- suppose que c’est l’action contraire d’un autre homme ou de lui-

même qui empêche cet écart d’être nul.

2e personne : lorsque quelqu’un :

- constate un écart entre ce à quoi une personne prétend et ce qu’elle reçoit;

- pense que cet écart devrait être nul;

- suppose que c’est sa propre action qui empêche cet écart d’être nul.

3e personne : lorsque quelqu’un :

- constate un écart entre ce à quoi une troisième personne prétend et ce qu’elle reçoit;

- pense que cet écart devrait être nul;

- suppose que c’est l’action d’un autre tiers qui empêche cet écart

d’être nul.

2.1.2.4 Position psychosociologique

D’un point de vue psychosociologique, la souffrance pourrait être comprise comme un

écart ou une contradiction entre les attentes ou les idéaux d’un individu et ce que le monde,

dans lequel il vit, lui impose. Biron rapporte que « les souffrances, les ruptures, les conflits

vécus sont l’expression individualisée de contradictions sociales et de processus collectifs »

(de Gaulejac, cité dans Biron, 2005, p. 164). Selon Biron (2005), la modernité prescrit la

liberté, l’idéologie du bonheur, la réalisation de soi, etc. À l’opposé, la société actuelle

prône un productivisme où la qualité, le surinvestissement et l’excellence sont la norme.

Cet aspect s’applique tout particulièrement dans le monde du travail où de nombreuses

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personnes s’inscrivent actuellement dans une logique du surtravail (Rhéaume, 2001). On se

retrouve alors dans une incompatibilité entre les valeurs individuelles et les exigences

sociales qui ne cessent de grandir.

2.1.2.5 Position de la psychodynamique du travail

Travailler, c’est faire connaissance avec le réel, et le réel résiste souvent à l’expertise, à la

maîtrise de l’activité, ce qui provoque la souffrance. Cette dernière « fait naître toute une

gamme de sentiments : surprise, étonnement, déception, irritation, contrariété, exaspération,

colère, découragement, etc. (Dejours, 2007a, p. 96). C’est alors que cette souffrance

demande à être transformée, à être soulagée, ce qui transforme le sujet lui-même qui a

surmonté les difficultés rencontrées dans le travail, si la situation a rendu possible une

résolution de problèmes. Ce processus est généralement difficile pour le sujet qui ne perçoit

pas la solution immédiatement. Mais lorsqu’il trouve une façon de surpasser la difficulté,

c’est alors que peut survenir le plaisir. Bref, travailler « suppose d’abord de pouvoir

endurer cette souffrance jusqu’à ce que la voie pour surmonter l’obstacle ait été trouvée. Il

faut essayer, tenter, échouer à nouveau, s’engager dans des voies sans issue. Et en fin de

compte, c’est de la capacité à endurer la souffrance et de l’obstination que vient la

solution » (Dejours, 2007a, p. 97). Dans le cas contraire, c'est-à-dire lorsque le sujet est

empêché de travailler, une souffrance pathogène peut en résulter, ce qui aura des incidences

néfastes sur le plan de la santé mentale.

Joseph Torrente (1999), dans sa thèse de doctorat qui s’intitule La souffrance au travail –

entre servitude et soumission , s’est intéressé aux processus psychologiques en jeu chez les

sujets qui ont à agir à l’encontre de leurs valeurs morales, et cela en contexte de travail

hiérarchisé. Plus précisément, les processus de l’action immorale, de la soumission et de la

banalisation du mal y sont présentés. Dans des situations d’insertion en emploi, l’auteur a

décrit un type de souffrance qu’il nomme souffrance morale-pratique : « Il s'agit de souffrir

de par l'humiliation que subissent les personnes à insérer [sic], laquelle humiliation semble

aviver le sentiment d'impuissance ressenti face au projet d'insertion en raison du travail que

l'on ne peut pas accomplir en sa faveur. C'est aussi le sujet moral en action qui souffre.

Souffrance pratique donc, qui se double d'une souffrance morale à voir autrui ainsi traité »

(Torrente, 1999, p. 30).

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Pour la psychodynamique du travail, la souffrance est définie comme un espace de lutte

entre le bien-être et la maladie (Dejours, 2000). Elle peut provenir d’un écart entre le travail

prescrit (ce qui est expressément commandé aux travailleurs et travailleuses de faire dans

leur travail) et le travail effectif (le travail tel qu’il se présente, avec ses imprévus).

Toutefois, cet écart peut être source de plaisir si une place est laissée aux travailleurs et

travailleuses pour y faire face, et cela en utilisant leur créativité, leur intelligence et leur

savoir-faire. Dans le cas contraire, où aucune place n’est laissée, ou encore lorsque

l’énergie déployée pour faire face à cet écart n’est pas reconnue par les pairs, les dirigeants

ou la clientèle, une souffrance peut en résulter. Cette souffrance conduira alors les salariés à

mettre en place de stratégies défensives. Ces stratégies défensives ont pour but de protéger,

temporairement, l’équilibre des salariés et de leur permettre de rester normaux. Toutefois,

elles ont également pour particularité de se retourner contre eux et d’atteindre leur identité,

principale armature de la santé mentale.

Le concept de souffrance s’est transformé au cours des dernières années. Au départ, pour la

psychodynamique du travail, la souffrance débutait au moment où la partie créative du

travail s’arrêtait. Par la suite, deux destins possibles de la souffrance se sont définis, c'est-à-

dire la souffrance créatrice et la souffrance pathogène. Mais cette souffrance s’enracine

dans la vie vécue par le sujet, dans sa subjectivité et dans son corps. « La souffrance, en

tant qu'elle est affectivité absolue, est l'origine de cette intelligence qui part à la recherche

du monde pour s'éprouver soi-même, pour se transformer, pour s'accroître elle-même »

(Molinier, 2008, p. 63).

La souffrance fait alors partie de la « normalité ». Molinier (2008) affirme qu’il est possible

de parler de « normalité souffrante ». Mais cette souffrance est considérée comme

« normale » seulement si elle est supportée par le sujet qui s’en défend. « Souffrance et

défense forment donc un couple de concepts qui ne peuvent être dissociés. Sur le plan

clinique, la souffrance est médiatisée par les défenses individuelles ou, ce qui est plus

étonnant, par des défenses collectives qui en modifient profondément l’expression » (p. 58).

Et c’est précisément à partir du moment où ces défenses ne suffisent plus à contenir cette

souffrance, lorsque l’espoir d’une amélioration de la situation ne semble plus possible que

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le sujet entre dans une souffrance pathogène. Comme le mentionne Dejours (2008b) : « Ce

n’est pas tant l’importance des contraintes mentales ou psychiques de travail qui fait

apparaître la souffrance (bien que ce facteur soit à l’évidence important) que l’impossibilité

de toute évolution vers son allègement » (p. 80). De cette façon, la « souffrance créatrice »

devient « souffrance pathogène ». Comme ces défenses ne remplissent plus leur fonction

protectrice, la maladie peut alors prendre la place (Molinier, 2008). Mais cette souffrance

peut également se transformer en plaisir (souffrance créatrice) si le sujet a la possibilité de

mobiliser son intelligence et sa personnalité grâce au travail qu’il accomplit ou s’il peut

sublimer son travail. Ainsi, comme le soutient Dejours (2009b), « la souffrance devient un

point d’origine dans la mesure même où cette condensation de la subjectivité sur elle-même

annonce un temps de dilatation, de redéploiement, de réexpansion qui lui succède (p. 22).

Cette fonction de la souffrance présente ainsi un double avenu : créatrice ou pathogène.

Cette approche a donc l’intérêt de montrer une facette non seulement moins pessimiste de

la souffrance, mais bien d’en faire une condition souvent nécessaire au plaisir au travail, au

développement de l’identité du sujet agissant dans le travail de même que contribuant à la

santé mentale des travailleurs et travailleuses.

Il apparait important de souligner que la psychodynamique du travail maintient

l’importance de parler de souffrance plutôt que de l’assimiler à la notion de facteurs de

risques psychosociaux (RPS). En effet, la psychodynamique du travail s’intéresse plutôt à

la subjectivité et à l’intersubjectivité du sujet dans son rapport dynamique avec la situation

de travail, tout en accordant une place centrale au collectif. En ce qui concerne les RPS,

selon les chercheurs qui remettent en question cette approche, la notion de « risque » est

plutôt portée : « sur « le ‘social’ comme risque et le ‘psychologique’ (versus santé mentale)

comme trouble » (Lhuilier et al., 2010, p. 18). Dans cette conception, on tente d’identifier

et de mesurer quelle peut être « l’exposition au risque » ainsi que les « individus à risque »,

suivant la tradition de la prédisposition. Ainsi, comme le souligne Raybois (2010), en

« privilégiant par sa problématique et ses méthodes le rapport santé-environnement, les

RPS n'excluent-ils pas de leur questionnement 1'« activité de travail », ne dénient-ils pas le

statut de « sujet » aux travailleurs, et n'occultent-ils pas le « collectif de travail » comme

agent de transformation de l'organisation de travail ? » (p. 73). Molinier (2010) va dans le

même sens en questionnant le fait que la notion de souffrance, qui est de plus en plus

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discutée à l’égard des sujets au travail, est peut-être victime de son succès. L’auteure

déplore que celle-ci soit bien souvent détachée de l’activité de travail.

2.1.2.6 Position philosophique de Paul Ricoeur

Paul Ricoeur, philosophe français, a apporté une contribution significative à la

conceptualisation de la souffrance. À travers les définitions qu’il apporte et la proposition

d’un modèle qui permet d’illustrer la souffrance, il rejoint et rassemble, d’une certaine

façon, les diverses conceptions qui ont été précédemment présentées. C’est précisément

pour cette raison que sa conception de la souffrance est exposée à la toute fin de cette

section.

Dans un premier temps, Ricœur s’efforce de nuancer deux notions qui sont encore souvent

confondues et même régulièrement utilisées comme synonymes, c’est-à-dire la douleur et la

souffrance. « On s’accordera donc pour réserver le terme douleur à des affects ressentis

comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier, et le

terme souffrance à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le

rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement » (Ricoeur, 1994, p. 59). Pour

Ricœur, c’est l’identité même du sujet qui est atteinte à travers l’impuissance ressentie dans

ses interactions avec l’autre. « La souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur

physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la

capacité d’agir, du pouvoir-faire, ressentis comme une atteinte à l’intégrité de soi »

(Ricoeur, 1990b, p. 223).

Comme le fait remarquer Pharo (1989, 1996), dans sa description de l’injustice subie ou

agie, il décrit la souffrance comme étant généralement tributaire du lien et de l’interaction

entre soi et l’autre. Ainsi, « dans la diminution du pouvoir d’agir, ressentie comme une

diminution de l’effort pour exister, commence le règne proprement dit de la souffrance. La

plupart de ces souffrances sont infligées à l’homme par l’homme. Elles font que la part la

plus importante du mal dans le monde résulte de la violence exercée entre les hommes »

(Ricoeur, 1990b, p. 370).

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52

Ricoeur distingue donc les phénomènes du souffrir selon deux axes : celui de rapport soi-

autrui et celui de l’agir-pâtir.

Axe « soi-autrui » :

1) Le soi paraît intensifié dans le sentiment vif d’exister « je souffre - je suis ».

2) Sous un mode négatif, à la façon d’une crise de l’altérité qu’il est possible de résumer par le terme de séparation. Ricoeur (1994) illustre certaines figures

possibles de cette séparation, du degré le plus bas au degré le plus intense :

a. Le souffrant est unique.

b. L’expérience de l’incommunicable : l’autre ne peut ni me comprendre, ni

m’aider.

c. L’autre s’annonce comme mon ennemi, celui qui me fait souffrir.

d. Un sentiment fantasmé d’être élu pour la souffrance (une malédiction).

Axe « agir-pâtir » :

Afin d’illustrer de quelle façon le « souffrir » peut être compris comme la

diminution de la puissance d’agir, Ricoeur (1990b, 1994) propose une typologie du souffrir

qui se règlerait, en quelque sorte, sur celle de l’agir. Ainsi, quatre niveaux d’efficacité sont

présentés : celui de la parole, celui du faire, celui de la narration et celui de l’imputation

morale.

Le premier niveau se rapporte à l’impuissance à dire. Le sujet se trouve dans une situation

où il voudrait dire quelque chose, par exemple dénoncer une situation, affirmer son

désaccord, etc., mais le contexte fait qu’il n’y a pas de place à la parole. Le deuxième

niveau concerne l’impuissance à faire, où un écart est présent entre vouloir faire et pouvoir

faire. Cette incapacité place le sujet dans une position passive caractérisée par un sentiment

de perte de pouvoir, tout particulièrement dans un contexte où des personnes, des patients

pour donner cet exemple, sont tributaires des actions posées. Le troisième niveau se

présente dans les atteintes portées à la fonction du récit, décrit comme une impuissance à

raconter, dans la constitution de l’identité personnelle. Comme le dit Ricoeur : « Une vie,

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c’est l’histoire de cette vie, en quête de narration. Se comprendre soi-même, c’est être

capable de raconter sur soi-même des histoires à la fois intelligibles et acceptables » (1994,

p. 63). Ainsi, cette impuissance à raconter et à se raconter vient altérer le rapport à autrui;

l’histoire de chacun devenant un segment de l’histoire des autres. Le quatrième niveau

concerne l’impuissance à s’estimer soi-même, ou l’imputation morale. Ricoeur parle alors

d’un mouvement de réflexion allant de l’estime de quelque chose à l’estime de soi. Ainsi,

les raisons qui poussent le sujet à agir, de même que le jugement qu’il porte sur ce qui est

bon ou mauvais, deviennent tributaires de l’estime qu’il porte aux choses et ainsi de

l’estime qu’il se porte à lui-même. De cette façon, un agir, ou un non-agir, peut contribuer à

la mésestime, voire à la culpabilisation du sujet. Cette perte de l’estime de soi peut

également prendre sa source dans l’agissement de l’autre, ou des autres. Elle est alors

ressentie comme un vol ou comme un viol, tout particulièrement où, « dans la réalité d’un

monde violent, chacun peut être amené à souffrir du faire-souffrir, réel ou fantasmé,

manigancé par les ‘méchants’ » (Ricoeur, 1994, p. 65). Entre le rapport à soi et le rapport à

autrui, Ricoeur apporte une autre dimension de la souffrance, cette fois infligée par soi-

même. Afin d’illustrer cette dynamique, il réfère aux « passions » qui consistent en des

investissements du désir dans des objets érigés en absolu.

En mettant son tout dans un objet, le passionné se place dans la situation où la perte de l’objet devient perte totale. Le passionné souffre deux fois : une première fois, de viser ce qui est hors de son atteinte et dont le prix à payer

en jouissances sacrifiées, au bénéfice d’une seule chose désirée, peut être incalculable; une deuxième fois, de manquer inéluctablement son but : à cet

égard, on ne souffre pas moins de désillusion que de l’illusion. (Ricoeur, 1994, p. 66)

Cette souffrance décrite par Ricoeur peut toutefois donner lieu à un mouvement vers la

parole, qu’il décrit comme « la plainte ». Dans l’impuissance à dire, le vouloir-dire met en

place une volonté de décrier, de nommer cette souffrance, comprise comme une demande

adressée à l’autre, comme un appel à l’aide, comme un reproche exprimé contre l’ennemi,

le méchant. Plus précisément, la souffrance donne à penser, elle interroge, elle appelle. De

cette façon, et plus particulièrement lorsqu’elle est vécue par plusieurs sujets, il est possible

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qu’elle contribue à dénoncer ce qui fait mal. C’est ce que Ricoeur appelle, en référant aux

derniers écrits de Jan Patocka, la « solidarité des ébranlés ».

2.1.3 La souffrance en lien avec la profession médicale

Certaines études se sont tout particulièrement intéressées à la souffrance que vivent les

médecins dans le cadre de leur pratique professionnelle, de même que les diverses formes

que peuvent prendre ces souffrances. La partie suivante fera état des études suivantes :

Canouï : stress et burnout; Estryn-Béhar : facteurs de risque dépressifs; Ruszniewski :

mécanismes de défense; Miller & McGowen : zones de vulnérabilité; Vannotti : la

souffrance dans le cadre de la pratique médicale; Daneault : souffrance et médecine.

Pierre Canouï (1996), dans sa thèse intitulée Approche de la souffrance des soignants par

l'analyse du concept de l'épuisement professionnel, le burn out - Considérations

psychologiques et éthiques en réanimation pédiatrique, s’est intéressé à la souffrance des

soignants qui œuvrent à l’intérieur de services de réanimation pédiatriques. L’auteur décrit

le lien entre le syndrome d’épuisement professionnel et le stress. Pour lui, le modèle du

stress, classiquement décrit comme une réaction normale d’adaptation ou une réaction de

survie de l’individu pouvant mener à certains troubles psychopathologiques et somatiques,

a laissé place à un modèle transactionnel entre l’individu et son environnement. Il s’agit

alors d’un stress perçu ou vécu. « Dans le cadre du syndrome d’épuisement professionnel,

il ne s’agit pas d’un stress aigu, mais de la répétition d’un stress chronique dans un cadre

professionnel. Il est une forme de « stress spécialisé » » (p. 7). En complément de

l’approche de Maslach et Jackson, qui décrivent le syndrome d’épuisement professionnel

selon trois critères (épuisement émotionnel, déshumanisation de la relation à l’autre et perte

du sens de l’accomplissement de soi au travail), Canouï apporte un second critère qui

apparaît fondamental dans le syndrome d’épuisement professionnel des soignants, qu’il

identifie comme la pathologie de la relation d’aide. « Quand la relation d’aide (ou

thérapeutique) « tombe malade », la symptomatologie est celle d’un burn out » (p. 7). Cette

définition de l’épuisement professionnel a d’ailleurs été reprise dans plusieurs recherches et

écrits (Canouï, 2003; Canouï, Mauranges, & Florentin, 1998, 2004, 2008; Galam, 2007a,

2008; Gauthier, 2003; Goehring & Bovier, 2004; Knol, 2010; Lamarche, 2009). L’enquête

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de Canouï (1996) a révélé que 41,3 % de la population pédiatrique soignante consultée était

atteinte d’épuisement professionnel. Les analyses qualitatives réalisées par cet auteur ont

été faites selon trois directions : la relation d’aide, l’organisation du travail et l’étiologie

multifactorielle et pluridimensionnelle de l’épuisement professionnel (à l’interface de

nombreux champs de réflexion médicaux, psychologiques, éthiques, sociaux,

ergonomiques).

En ce qui concerne la question éthique, l’étude du burnout a alors permis de dégager

certains soucis éthiques partagés par plusieurs personnes. Premièrement, au niveau

individuel, l’éthique de la relation d’aide est apparue significative : la façon d’être vis-à-vis

autrui, la distance nécessaire entre l’intervenant et le patient pour ne pas se « consumer soi-

même » tout en étant respectueux dans la relation d’aide, ce qui apparaît comme étant le

plus équitable, etc. Le fait de mettre en évidence le burnout est venu soulever des questions

d’éthiques fondamentales : la communication avec les familles et les enfants,

l’accompagnement, etc. En conclusion, Canouï précise que les signes de l’épuisement

professionnel sont psychologiques, mais ses raisons d’être ne sont pas dues à des causes

psychologiques. Comme l’auteur l’indique, le burnout préserve en fait la « normalité » de

la personne, ce qui rejoint la posture de la psychodynamique du travail sur laquelle s’appuie

cette thèse.

Il [burnout] est respectueux de l’être. Il est déontologiquement correct. Il est

une manière discrète, élégante et éthique de parler de soi … [Il] permet de reconnaître que le monde médical devient un monde d’exception. Assumer plusieurs décès par semaine, poser des décisions d’arrêts thérapeutiques,

être tout simplement confronté à des accidents de vie, participer aux progrès de la médecine et en vivre les échecs est lourd de conséquences. Le burn out

révèle un malaise existentiel singulier et social. (Canouï, 1996, p. 14)

Finalement, Canouï met en évidence un paradoxe entre la médecine et l’économie actuelle.

Alors que l’équilibre et les contraintes budgétaires, par une approche comptable, imposent

diverses pressions sur la pratique médicale, l’état d’épuisement professionnel de ses

soignants coûte très cher, de toute évidence.

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L’ouvrage d’Estryn-Béhar (1997) illustre des risques dépressifs chez les médecins. Selon la

chercheure, ce sont les qualités du médecin (sacrifice personnel, persévérance,

compétitivité, déni des sentiments) qui lui permettent souvent d’obtenir le diplôme de

médecine. Toutefois, ces mêmes qualités peuvent également devenir des facteurs de risque

de dépression. « Ce n’est qu’à reculons que quelques médecins expriment des attentes

personnelles et recherchent un soutien des autres. Le désir prioritaire de satisfaire la

demande des patients et des collègues peut modifier la vigilance vis-à-vis de soi-même et la

nécessaire auto-indulgence » (p. 21). Alors, le médecin peut se retrouver dans un état

dépressif non reconnu et non traité, ce qui viendra compromettre ses possibilités d’apporter

des soins au patient.

À partir des quinze années d’expérience de travail de Ruszniewski, psychologue clinicienne

dans deux hôpitaux de Paris, l’auteure rapporte neuf mécanismes de défense utilisés par les

médecins de façon à faire face à leurs propres blessures. « Ces mécanismes de défense,

fréquents, automatiques et inconscients, ont pour but de réduire les tensions et l’angoisse, et

s’exacerbent dans des situations de crise et d’appréhensions extrêmes » (p. 22). Ainsi, ces

principaux mécanismes sont : 1) le mensonge, 2) la banalisation, 3) l’esquive, 4) la fausse

réassurance, 5) la rationalisation, 6) l’évitement, 7) la dérision, 8) la fuite en avant et 9)

l’identification projective. (Voir annexe 2).

Lorsque les stratégies d’adaptation se fragilisent et deviennent moins efficaces, divers

sentiments d’angoisse et de frustration peuvent survenir. « Finalement le médecin peut

franchir la ligne vers une détérioration évidente de sa santé mentale. Ceci inclut la

toxicomanie, la maladie mentale, le suicide, et une détérioration des soins donnés aux

patients » (Estryn-Béhar, 1997, p. 51). Mais ce qui peut également ajouter à cette

souffrance, c’est le rejet éventuel qui peut provenir des collègues face à la détérioration de

sa santé mentale. Il pourrait alors s’agir d’une façon de dénier ces mêmes tendances chez

ses collègues médecins.

L'aura qui entoure le médecin reste grande, surtout lorsqu’il s'agit d'un spécialiste. Le médecin détient des savoirs qui fascinent et inclinent au

respect, car ils lui permettent d'agir sur les corps, de modifier le cours des maladies, de reculer la mort. C'est également le médecin qui est dépositaire

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de certains pouvoirs légaux tels que ceux liés à la reconnaissance de la vie et de la mort, ceux relevant des prescriptions médicamenteuses ou de la détermination des taux d'invalidité ouvrant le droit à des indemnités. Cette

image a néanmoins tendance à se ternir ces dernières années, suite à différentes « affaires » qui ont fait réagir la population. (Hesbeen, 1997)

Le relevé de littérature du premier chapitre, de même que l’article écrit par Miller &

McGowen (2000), présentent certaines zones de vulnérabilité chez les médecins. Sur le

plan des caractéristiques psychologiques, les auteurs indiquent : le perfectionnisme, la

crainte marquée de l’erreur et la compétitivité. Sur le plan culturel, les médecins seraient

portés à la fois par certains « standards workaholics », de même que par une forme de

mentalité « macho » qui se traduirait par la démonstration de l’endurance au quotidien. De

plus, certaines sources de risques typiques aux femmes entrent en jeu, dont le rôle familial

supplémentaire qu’elles tiennent auprès de leurs enfants et du soin qu’elles leur apportent.

Face à ce constat, les auteurs insistent sur l’importance, dans un futur proche, que les

programmes de formation ainsi que chaque médecin soient au fait et à l’écoute de cette

réalité particulière. Les médecins eux-mêmes devront mettre en pratique ce qu’ils prêchent

aux patients. Qui plus est, la profession médicale devra surpasser le déni et le machisme qui

caractérisent actuellement la profession. Finalement, pour que ces changements soient

possibles, il faudra que les comités et les instances qui chapeautent la profession médicale

reconnaissent les problématiques vécues par leurs membres et s’impliquent afin d’opérer un

changement d’attitudes face aux attentes qui pèsent sur les médecins. Toutefois, il apparaît

qu’endosser un modèle de professionnalisme qui ne sera pas basé sur le workaholisme

s’avèrera une opération difficile, mais combien nécessaire.

Marco Vannotti (2006) s’est aussi intéressé à différentes formes de souffrance qui se

rencontrent dans le cadre de la pratique médicale : celle des personnes touchées par une

maladie, celle qui est perçue par les soignants et enfin la souffrance des soignants eux-

mêmes. En ce qui concerne plus particulièrement cette souffrance vécue par les médecins,

l’auteur mentionne la charge de travail comme une cause importante des difficultés

rencontrées. Que ce soit en raison des heures travaillées, du rythme à tenir ou des

formations obligatoires, les pressions et les exigences sont lourdes. « On pourrait

considérer comme injuste le fait que les soignants souffrent exagérément pour alléger la

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souffrance des autres. Mangeuse de temps, exigeante, leur profession les pousse à

« l’isolement social » et à l’abandon d’autres responsabilités que la vie leur assigne » (p.

68). La crainte de l’erreur est également une source de souffrance importante. Confronté au

risque de l’échec, au risque de passer à côté d’un diagnostic, l’angoisse et le stress qui en

découlent prennent une place considérable. Mais il est impensable de penser que le

médecin, dans sa condition humaine, ne puisse faire d’erreurs. Une autre source de

souffrance se rapporte à l’impact traumatique de la mort. Cette fatalité de la fin de vie est

souvent vécue comme un échec du traitement. « Pourtant, approcher la mort, accompagner

les mourants, consoler les survivants fait partie des tâches cliniques, participe à

l’accompagnement à la vie et contribue à lui donner un sens » (p. 71). Dans le contexte où

tout se déroule à grande vitesse, au moment où le médecin aurait parfois besoin de ventiler

ce qu’il vit dans ce type de situation, le temps manque et c'est bien souvent seul qu’il a à

composer avec cette souffrance. Ce que Vannotti nomme le désespoir des médecins,

comme autre source de souffrance, est en lien avec la discordance se situant entre les

attentes et l’impossibilité d’y répondre. Ce désespoir peut se caractériser par une tristesse,

une déception. Ensuite, un autre type de souffrance se rapporte plus particulièrement aux

femmes médecins. Ces dernières ont davantage de choix à faire à l’égard de leur futur :

carrière ou famille, profession ou maternité en sont des exemples. Finalement, le souci de

soi apparaît également comme un élément significatif quant au vécu de la souffrance du

médecin. Ce souci de soi, de par une tendance à méconnaître certaines difficultés du métier,

peut mener le médecin à négliger ses propres besoins. « Les médecins, étant programmés »

à s’occuper prioritairement des autres, ignorent si souvent l’art de s’occuper de soi » (p.

77). Pourtant, comme le mentionne Vannotti, ce souci de soi devrait être cultivé, car il

constitue, en quelque sorte, une disposition fondamentale qui permet ensuite d’être attentif

à l’autre.

Pour Daneault et al. (2006), la souffrance que vivent les médecins est éloquente. En

premier lieu, les auteurs soulignent à quel point ces professionnels se sentent constamment

surchargés et essoufflés. Le temps nécessaire afin de bien faire le travail devient de plus en

plus rarissime. « Ainsi, les soignants ne peuvent répondre à la demande de manière

acceptable, non seulement sur le plan quantitatif (nombre de patients), mais aussi sur le

plan qualitatif » (p. 111). Un sentiment de culpabilité et d’impuissance face au fait de ne

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pas pouvoir s’occuper adéquatement de tous les malades est alors ressenti par les médecins.

De plus, les demandes présentées par les patients, parfois élevées, parfois confuses, et la

complexité des besoins formulés par ces derniers placent les médecins dans une position où

ils se sentent écartelés et piégés. Ces éléments de pénibilité contribuent au fait que les

médecins ont le sentiment d’être en contradiction avec leur projet médical initial, celui de

« sujet-soignant ». Ils se sentent chargés d’une « mission impossible », devant laquelle ils

ont souvent l’impression d’être placés devant une impasse. Face à ces éléments de

souffrance, plusieurs médecins adoptent alors diverses stratégies afin de tenter d’éviter ces

sentiments pénibles : se blinder, s’isoler, rationaliser, etc. Au final, certains décident

littéralement de quitter leur emploi, car cette souffrance devient difficilement

supportable : « Ce sont justement les soignants les plus aptes à soulager la souffrance, parce

qu’ils y sont plus sensibles, qui partent » (p. 119).

2.1.4 Synthèse

Dans la section qui vient d’être présentée à l’égard de la souffrance, nous avons vu que

cette dernière peut être conceptualisée de différentes façons. Sous un angle biologique, elle

réfère principalement à la douleur physique ressentie par le corps. D’un point de vue

psychologique, elle peut être comprise comme une forme de « résonance symbolique »,

faisant alors écho à une souffrance vécue précédemment et en quelque sorte « enregistrée »

dans le souvenir du sujet. Elle peut se traduire comme une perte de sens, tout

particulièrement lorsque les lieux d’échanges sont absents et ne permettent pas de la mettre

en discussion. Selon un regard sociologique, la souffrance peut être comprise comme une

rupture du lien de confiance, entre Soi, Autrui et le Monde extérieur. Il en ressort qu’elle

peut être ressentie comme une injustice, et cela de trois façons : 1) subie, où elle

s’accompagne du ressentiment, 2) agie, où elle s’accompagne de la culpabilité et 3)

constatée, où le sujet est témoin de cette injustice. Ces dernières conceptions nous amènent

vers un regard plus psychosociologique, où la souffrance est alors décrite comme un écart

entre l’idéal de soi, les attentes du sujet, et la réalité dans laquelle il doit composer. Enfin la

PDT définit la souffrance comme : un espace de lutte entre le bien-être et la maladie. Elle

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peut alors être tributaire de l’écart entre le travail prescrit et le travail effectif,

particulièrement 1) lorsque le sujet n’a pas la place nécessaire pour utiliser son intelligence

et sa créativité afin de pallier les insuffisances rencontrées dans la réalité du travail, 2)

lorsqu’il dispose d’une autonomie d’action sans les moyens pour y faire face, 3) lorsque ses

initiatives ne sont pas reconnues par autrui. La souffrance peut être créatrice, permettant au

sujet de la transformer en plaisir, ou pathogène lorsqu’il n’y a plus d’espoir d’amélioration

ou d’allégement de cette pénibilité. Au final, il apparaît que c’est cette diminution, ou cette

destruction de la capacité d’agir qui soit la plus douloureuse, tout particulièrement lorsque

le sujet souffre de « faire souffrir », ce qui renvoie alors à l’éthique. Il en ressort un

sentiment d’impuissance à faire, mais bien souvent d’impuissance à dire lorsque les sujets

n’ont pas la possibilité et les lieux pour se raconter et faire part de leur souffrance.

Toutefois, et c’est ce que nous verrons dans la section suivante, cette souffrance peut

également donner lieu à un mouvement de la parole qui peut se traduite par une éthique de

la critique.

Les études traitant spécifiquement de la souffrance dans la profession médicale font

ressortir des éléments individuels, culturels et organisationnels qui peuvent expliquer

certaines formes de pénibilités vécues par les médecins. Sur le plan individuel, divers

facteurs de risques ont été décrits : le sacrifice personnel, le perfectionnisme, la

persévérance, la compétitivité, la crainte de l’erreur, l’impact traumatique de la mort et le

déni des sentiments. Du côté culturel, il est apparu que la pratique médicale est fortement

teintée d’un « standard workhaolic », où il devient en quelque sorte attendu de travailler

dans l’excès et selon une certaine « mentalité macho » qui préconise l’endurance et le rejet

de toute forme de plainte. Finalement, divers éléments organisationnels ont également été

présentés quant à leur incidence sur la souffrance : le nombre d’heures travaillées, les

rythmes à tenir, le manque de temps, les formations obligatoires, la complexité des

demandes, etc. Les principales stratégies ou mécanismes décrits afin de se protéger de la

souffrance sont : la banalisation, la rationalisation, le mensonge, l’esquive, l’isolement et le

retrait. Finalement, il est ressorti de ces recherches que la souffrance des médecins peut être

comprise comme une pathologie de la relation d’aide, tout particulièrement en ce qui a trait

à « la façon d’être vis-à-vis de l’autre ». Ainsi, l’incapacité de répondre adéquatement aux

demandes, tant de façon quantitative que qualitative, pourra mener à des sentiments de

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culpabilité et d’impuissance. En ce sens, cela vient faire écho à l’incapacité d’agir décrite

précédemment. Cet agir est alors en lien étroit avec divers aspects moraux et éthiques avec

lesquels les médecins ont à composer. La partie suivante s’attardera à présenter ces

concepts que sont « la morale » et « l’éthique », pour ensuite mieux comprendre leurs

implications à l’égard des dilemmes et de la souffrances que vivent ces médecins.

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2.2 Les concepts de morale et d’éthique

Dans cette section du cadre théorique, l’objectif sera de présenter une différenciation et une

conceptualisation de ce qui peut être entendu et compris par les termes de « morale » et

« d’éthique ». Pour ce faire, une présentation des origines épistémologiques de ces deux

notions sera faite. Par la suite, une description de cinq domaines d’application de l’éthique

sera présentée. Le choix de retenir ces cinq domaines s’explique par leur proximité et leur

implication dans la pratique médicale. Nous verrons ensuite en quoi l’éthique et la

déontologie peuvent être explicitées à la lumière de divers modes régulatoires. Finalement,

trois perspectives éthiques seront présentées, en lien avec les valeurs qui les

accompagnent : l’éthique de la justice, l’éthique de la sollicitude et l’éthique de la critique.

2.2.1 La morale et l’éthique : différenciation et conceptualisation

La morale et l’éthique ont une proximité sémantique sujette à confusion dans le langage

courant. De façon générale, elles se rapportent au bien, au mal, aux normes de référence et

aux règles de conduite. Arendt (2005) affirme : « Comme il est étrange et inquiétant que les

termes mêmes que nous utilisons pour désigner ces choses – « la morale », aux origines

latines, et l’ « éthique », aux origines grecques – ne doivent désormais signifier rien de plus

que les usages et les habitudes! » (p. 80). Toutefois, il apparaît que « éthique » et

« morale » ont toutes deux un caractère qui leur est propre : "morale" se rapporterait

davantage aux normes héritées, alors que "éthique" concernerait plutôt les normes en

construction. Cette partie s’attachera à définir et différencier la morale de l’éthique, tout en

précisant quelle articulation peut en découler pour cette thèse.

2.2.1.1 La morale

Le mot « morale » provient du latin mores qui signifie mœurs. Une connotation formelle et

impérative, en termes de « code du bien et du mal » a été donnée par les Latins (Lenoir,

1991, p. 222). Les mœurs peuvent être définies comme les « habitudes (d'une société, d'un

individu) relatives à la pratique du bien et du mal » (Le Grand Robert, 2005). Ainsi, la

morale se rapporte davantage aux bonnes mœurs ou aux « manières de se comporter dans

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une société donnée, à une époque donnée » (Droit, 2009, p. 14). Elle peut également se

définir comme « les principes qui informent et guident un individu » (Sperry, 2007, p. 67).

La morale, ou ce qui est bien, mal, juste ou répréhensible, varierait donc d’une société à

l’autre en fonction des normes en présence. Bref, il s’agit d’une référence aux valeurs

véhiculées dans une société donnée, en lien avec les interactions des individus qui la

composent. O’Neill (1998) apporte une précision à l’égard du poids significatif qu’apporte

l’élite ou les dirigeants d’une société en prescrivant les standards à respecter. « Les morales

sont le produit d’une époque, d’une culture, référant le plus souvent à la culture de la classe

dominante » (p. 16). De plus, elles désignent « l’ensemble des prescriptions admises à une

époque et dans une société déterminée, l’effort pour se conformer à ces prescriptions,

l’exhortation à les suivre » (Lalande dans O'Neill, 1998, p. 16). Aujourd’hui, la morale se

rapporterait davantage aux types de normes et aux types de valeurs héritées de la tradition,

du passé, ou encore de la religion (Droit, 2009). Il y aurait une transmission de

comportements et de jugements qui ont pris racine dans l’histoire d’une société donnée.

La morale peut toutefois présenter une connotation qui apparait négative dans la culture

populaire, faisant référence à l’obéissance, aux obligations, aux codes stricts de conduite, à

ceux qui « font la morale » aux membres de leur entourage, etc. (Droit, 2009; Métayer,

2008). Dans ce sens, la morale serait davantage en lien avec certaines exigences

supérieures, comme des normes, des idéaux, où le sujet sent une obligation de respect face

à ce qui est dicté (Métayer, 2008). Lors de transgression de ces obligations, un sentiment de

« faute morale » s’ensuit. « Il ne s’agit plus de frustration ou de déception, mais de

remords, de culpabilité ou de honte » (p. 4). Bien que les obligations et les exigences

morales soient multiples, Métayer (2008) propose de les départager selon deux grands

thèmes : les normes morales et les valeurs morales.

Ainsi, les normes morales se rapportent aux règles, aux commandements, aux interdictions,

aux devoirs, aux obligations. La déontologie, qui vient du grec déonthos (devoir), illustre

bien cet ensemble de normes typiques à une profession. Quant aux valeurs morales, elles se

rapportent plutôt à l’aspect positif de la morale, c'est-à-dire ce à quoi nous avons tendance à

nous identifier. « Les valeurs définissent en partie ce que nous aspirons à devenir, ce que

nous aimerions réaliser et atteindre par-dessus tout dans notre vie. Elles font partie de nous-

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mêmes, de notre identité » (p. 8). Comte-Sponville (1995), dans son traité de morale,

propose 18 vertus : la politesse, la fidélité, la prudence, la tempérance, le courage, la

justice, la générosité, la compassion, la miséricorde, la gratitude, l’humilité, la simplicité, la

tolérance, la pureté, la douceur, la bonne foi, l’humour et l’amour. Pour l’auteur, une vertu

se définit comme une force qui agit, ou qui peut agir. « La vertu advient ainsi à la croisée

de l’hominisation (comme exigence culturelle) : c’est notre manière d’être et d’agir

humainement, c'est-à-dire (puisque l’humanité, en ce sens, est une valeur) notre capacité à

bien agir » (p. 11). Mais les exigences morales peuvent être interprétées différemment pour

chaque sujet. Ainsi, elles peuvent parfois être perçues comme des normes, des règles, alors

qu’elles peuvent également être rapatriées du côté des valeurs en tant qu’idéal à atteindre.

C’est donc dire que la subjectivité du sujet est considérablement impliquée quant à

l’évaluation qui est faite de ces exigences morales.

2.2.1.2 L’éthique

Le mot « éthique » vient du grec èthos et présente plusieurs significations (Droit, 2009;

Malherbe, 2000). Tout d’abord, il se rapporte à « l’habitat », c'est-à-dire une façon

d’habiter le monde. Il peut également se référer au « caractère » d’une personne, « la

manière dont elle « habite » le monde en fonction de ses dispositions naturelles (Droit,

2009, p. 14). Comme pour la morale, l’éthique peut se rapporter aux mœurs en tant que

manière de se comporter dans une société donnée. Le mot èthos concerne davantage le

comportement, l’action, la conduite (Duhamel, Mouelhi, & Charles, 2001).

Les Grecs ont d’ailleurs formé un adjectif afin de qualifier èthos, c'est-à-dire Èthikè, qui

pourrait se traduire par « comportemental », ou, plus précisément, comme un savoir

« relatif à la façon de se comporter » » (p. 15). Selon Voyer (1996) « l’éthique se manifeste

par des gestes et des comportements précis … L’éthique est une manière d’agir » (p. 18).

Nous sommes alors dans ce qui réfère à l’action, au comportement manifesté par la

personne qui a, au préalable, à faire une évaluation de la situation qui pose une incertitude.

Pour Malherbe (2000), « l’éthique est une manière d’assumer positivement l’incertitude

inhérente à notre condition humaine, un art de chercher ‘dans la crainte et le tremblement’,

comme aurait dit Kierkegaard, une position plus juste à l’égard du certain comme de

l’incertain » (p. 105). Pour Aristote et Saint Thomas, l’éthique réfère également aux actions

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posées par l’homme, en fonction de son évaluation personnelle, et elle doit témoigner de

son savoir et de sa bonté. Les auteurs donnent la définition suivante : « l’éthique est la

science qui considère les actes humains dans leur ordre réciproque et dans leur ordonnance

à leur fin. Elle est aussi le savoir qui instaure un ordre dans les opérations de la volonté,

dans les actes dont l’homme est principe par son intelligence et sa liberté, et qui engagent

l’être humain intégral, sa bonté dite morale » (O'Neill, 1998, p. 15). Cette définition appuie

la conception relative du bien et du mal dans laquelle se situe la personne qui a à poser un

comportement en fonction de « principes éthiques ». Ces derniers peuvent être décrits

comme des « normes élevées ou directives à l’intérieur d’une société, qui sont conformes à

ses principes moraux, et qui constituent de hauts standards de comportements ou d’attitudes

morales » (Sperry, 2007, p. 37). Ces comportements sont conditionnés à la fois par les

valeurs et par la connaissance du milieu où se retrouve le sujet (O'Neill, 1998).

Ainsi, l’acte éthique est « un acte de la personne exerçant sa liberté à travers une décision

de la conscience » (Puel, cité dans O'Neill, 1998, p. 16). Dans le contexte occidental actuel

où l’emprise d’une morale dominante s’essouffle, tout particulièrement à l’égard de la

religion, « l’éthique est devenue le nom de la morale en train de se faire, de se chercher, en

particulier à propos de sujets neufs » (Droit, 2009, p. 22). C’est ainsi qu’on a vu apparaître

le terme d’éthique appliquée, celui-ci se rapportant à certains champs disciplinaires

spécifiques : bioéthique (et éthique de la médecine), éthique des affaires, éthique de

l’environnement, etc. Mais à l’intérieur de chacun de ces domaines d’application de

l’éthique se retrouvent également bon nombre de normes, de règles, de lois

incontournables. On voit donc que les concepts moraux se retrouvent toujours à la base de

ce qui guide l’agir, c'est-à-dire l’action éthique.

Pour Rhéaume (2007), « l’éthique conditionne en grande partie les orientations profondes

du rapport à soi et à l’autre, dans la création du lien social » (p. 68). En référence aux

travaux d’Eugène Enriquez, l’auteur illustre quatre postures éthiques pouvant être

impliqués dans les rapports sociaux : 1) l’éthique de conviction, 2) l’éthique de la

responsabilité, 3) l’éthique du dialogue ou de la discussion et 4) l’éthique de la finitude.

L’éthique de la conviction, qui s’inspire des travaux de Kant, réfère aux règles universelles

que chaque être humain se doit de respecter. L’éthique de la responsabilité, pour sa part,

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réfère aux travaux de Max Weber et se rapporte également à certaines règles universelles.

Toutefois, elle fait davantage appel à la subjectivité du sujet. « Chacun peut retrouver, en

lui, les règles fondamentales d’une conduite saine, orientée vers la vie bonne, la poursuite

du bonheur et de la justice » (p. 69). Ainsi, c’est la conséquence de ses conduites à l’égard

des autres sujets qui importe. L’éthique de la discussion, développée par Jürgen Habermas,

vise à en en arriver à certains consensus ou compromis à l’égard des règles à suivre. Ces

règles peuvent se développer dans un espace public de communication. Finalement,

l’éthique de la finitude ajoute, en plus de la raison, la dimension du sujet corporel vivant

comme critère d’élaboration des conduites. Dans cette posture, incertitudes et

imprévisibilités gouvernent l’action. « Une éthique du dialogue ou de la discussion donne à

l'autre le statut d'un autrui égalitaire, différent aussi, qui oblige au partage de pouvoir et

d'opinion, sur la base d'une confiance radicale en une entente possible en raison. L'éthique

de la finitude introduit un partage plus incertain, plus ouvert et plus limité à la fois » (p.

71).

2.2.1.3 Position de Paul Ricoeur

De la même façon, pour Ricoeur (1990a), rien dans l’étymologie ou dans l’histoire de

l’emploi des termes « morale » et « éthique » n’impose de distinction formelle. Comme il le

précise, la morale vient du latin, alors que l’éthique vient du grec, et les deux renvoient à

l’idée intuitive de mœurs. Toutefois, l’auteur présente une double connotation qu’il

décompose entre ce qui est « estimé bon » et « ce qui s’impose comme obligation ». Ainsi,

« c’est donc par convention que je [Ricœur] réserverai le terme d’éthique pour la visée

d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes

caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte »

(Ricoeur, 1990b, p. 200). Selon l’auteur, cette distinction entre visée et norme découle ainsi

de deux héritages qui s’opposent, soit : l’héritage aristotélicien, où l’éthique se caractérise

par une perspective téléologique (concept de finalité), et l’héritage kantien, où la morale se

caractérise en termes de normes et d’obligations, ce qui renvoie alors à la déontologie.

Ricoeur établit alors trois principes : 1) la primauté de l’éthique sur la morale, 2) la

nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme et 3) la légitimité d’un

recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques. Il ne

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s’agit pas de tenter de définir lequel entre « éthique » et « morale » serait supérieur à

l’autre, mais bien d’illustrer la complémentarité qui les unit. Ainsi, « la morale ne

constituerait qu’une affectation limitée, quoique légitime et même indispensable, de la

visée éthique, et l’éthique en ce sens envelopperait la morale » (1990b, p. 201). Dans

l’étude proposée par Ricoeur, le but de la vie s’articule alors autour de trois moments qui

caractérisent la visée éthique, c'est-à-dire 1) viser à la « vie bonne », 2) avec et pour l’autre

et 3) dans des institutions justes (où institution se rapporte à la structure du vivre ensemble

d’une communauté historique).

Ainsi, à la lumière de ce qui vient d’être exposé, il faut rappeler que la question n’est pas de

savoir s’il faut privilégier la morale ou bien l’éthique. Il s’agit plutôt de préciser lequel de

ces deux concepts s’applique afin d’illustrer ce qui est entendu par le sujet de cette thèse,

soit la souffrance « éthique ». En fait, comme le précise Ricoeur, morale et éthique se

complètent, la morale faisant partie de l’éthique. L’éthique implique alors « l’étude

systématique de normes et de valeurs manifestées dans des actions (le bien et le mal), des

conséquences (bonnes et mauvaises) et des caractères (la vertu et le vice) particuliers

(Lacroix & Bégin, 2006, p. 19). Étant donné que la morale est comprise dans l’éthique et

qu’elle en compose une partie charnière, l’éthique constituera le concept retenu au cours de

la suite de cet exposé. Toutefois, dans certaines situations, l’utilisation du terme morale

peut s’imposer. À titre d’exemple, les normes, les règles et les lois comprises dans les

codes de déontologie imposent parfois l’utilisation du terme morale. Outre ces situations,

l’utilisation du terme éthique sera privilégiée.

2.2.2 Les domaines d’application de l’éthique

Comme il a été mentionné précédemment, l’éthique sert fréquemment à définir et à préciser

plusieurs domaines d’application. L’éthique appliquée propose « d'aborder la question de

l'action par le biais des valeurs et du choix des valeurs dans la prise de décision » (Lacroix

& Malherbe, 2003, p. 71). Ainsi, l’éthique appliquée s’intéresse aux conduites, ou à l’agir

du sujet en situation particulière, tout en tenant compte des valeurs, des règles et des

normes. La description de l’ensemble des domaines d’application de l’éthique serait ici

fastidieuse, certes incomplète tant les variantes, les particularités et les champs

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disciplinaires qui la recoupent deviennent variés. Cette partie s’attardera donc à illustrer

certains grands domaines d’application de l’éthique, et plus précisément ceux qui

interpellent la pratique médicale. Ainsi, seront décrits : la bioéthique et l’éthique médicale,

l’éthique clinique, l’éthique de la science et de la technologie, l’éthique des affaires et

l’éthique sociale.

2.2.2.1 La bioéthique et l’éthique médicale

La bioéthique insiste sur la responsabilité du praticien envers lui-même et envers autrui, et

cela, pour les situations actuelle et future : « La bioéthique désigne alors l’expression de la

responsabilité vis-à-vis de l’humanité future et lointaine qui est confiée à notre garde, et la

recherche des formes de respect dues à la personne – qu’il s’agisse d’autrui ou de soi-même

–, recherche s’effectuant tout particulièrement en considérant le secteur biomédical et ses

applications » (Russ, 1994, p.99). La bioéthique concerne également, de façon plus

générale, tout le système public de soins de santé dans son ensemble (Duhamel et al., 2001,

p. 243). Ce domaine d’application fut la première éthique sectorielle à apparaître, il y a de

cela une quarantaine d’années. Créée par un spécialiste américain du cancer, Van

Rensselaer Potter, « la bioéthique devait être une nouvelle sagesse, la connaissance

permettant d’utiliser la science pour le bien social, à partir d’une connaissance réaliste de la

nature biologique de l’homme et du monde vivant » (p. 265).

Dans le contexte particulier de la pratique médicale, les principes moraux de bienfaisance

apparaissent comme significatifs du rapport entre le médecin et ses patients, et cela, depuis

ses débuts : prévenir, soigner, guérir, prendre soin, etc., font partie des principaux

engagements des médecins qui prêtent le serment d’Hippocrate (Duhamel et al., 2001;

Métayer, 2008). Dans ce type d’acte professionnel, le médecin a une certaine autonomie

quant aux traitements à prodiguer à son patient, de la même façon qu’il doit respecter

l’autonomie propre du patient qui peut refuser ou privilégier tel traitement plutôt que celui

proposé par le professionnel de la santé.

Ces décisions et ces actes, souvent complexes, sont alors régis par un code de déontologie.

Les termes « éthique » et « déontologie » sont parfois utilisés pour parler d’un même aspect

d’une pratique professionnelle. Toutefois, la déontologie se rapporte davantage aux normes

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qui régissent les membres d’une même catégorie professionnelle (O’Neill, 1998, p. 27).

« La déontologie professionnelle campe à mi-chemin entre l’éthique générale et l’éthique

sociale. Elle vise à guider le comportement moral de catégories d’individus s’adonnant à

des activités spécifiques qui font appel à des connaissances techniques particulières et qui,

par suite de leurs conditions d’exercice, exigent un niveau élevé de responsabilité morale et

de conscience dite professionnelle » (p. 24). Ces actes sont posés dans le cadre spécifique

qui déborde du cadre d’une action strictement technique. Cette action se déroule

constamment dans une dynamique relationnelle avec un autre être humain, c'est-à-dire en

premier lieu le patient. Cette interaction se voit chapeautée par ce que l’on appelle l’éthique

clinique.

2.2.2.2 L’éthique clinique

L’éthique clinique peut se comprendre comme « un effort pratique qui amène une approche

structurée pour l’analyse et la résolution de problèmes éthiques dans la pratique clinique »

(Csikai & Chaitin, 2006, p. 183). L’éthique clinique se rapporte donc à l’intervention

auprès d’un tiers qui nécessite des soins, dans un contexte qui concerne précisément la

résolution de problèmes d’ordre éthique. Pour sa part, Voyer (1996) apporte une définition

de l’action en éthique clinique qui insiste davantage sur le souci de soi et de l’autre, ainsi

que du respect que doit témoigner le clinicien à l’égard du patient : « L’action d’éthique

clinique est une action de soins accomplie dans le souci de soi, le souci d’autrui et le souci

de chacun, dont la double visée ultime trouve sa concrétisation dans une unique visée

propre au cas, qui est déterminé par la règle du cas, elle-même déterminée par le jugement

pratique posé par le praticien, le clinicien qui allie prudence, intuition de ce qui est faisable,

compréhension d’autrui et largeur d’esprit » (p. 136).

2.2.2.3 L’éthique de la science et de la technologie

Les progrès technologiques semblent aujourd'hui se multiplier à un rythme exponentiel.

Que ce soit dans le domaine de l’informatique, de la communication ou des avancées dans

les découvertes ainsi que dans les traitements médicaux, il semble impossible d’être

constamment aux faits des plus récentes percées. Mais ces innovations poussent à

s’interroger sur les interactions entre humains et « machine » (Métayer, 2008, p. 194). Les

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nouveaux pouvoirs rendus possible par la science et la technologie moderne forcent alors à

se questionner sur les responsabilités qui les accompagnent : intelligence artificielle,

nouvelles possibilité de traitement, la façon même d’effectuer les recherches et les

expérimentations, etc. (Duhamel et al., 2001, p. 196). Qui plus est, la compétition féroce

entre chercheurs, les conflits d’intérêts, etc., sont chose commune. Malgré bon nombre de

méthodes de recherche bien établies, un risque de dérapage est toujours possible, par

exemple dans la course à la gloire octroyée par une découverte, ou encore par les profits

découlant de la mise en marché d’une nouvelle molécule dans le traitement médical.

L’histoire des dernières décennies illustre un certain nombre de cas de fraudes ou de

comportements non éthiques dans ce domaine : les recherches nazies, des études publiées

dans le but de prouver un résultat attendu tout en mettant à l’écart d’autres résultats

susceptibles de contredire l’objectif de la recherche (à titre d’exemple, certaines

compagnies pharmaceutiques dans le monde). Faut-il également préciser que la recherche

auprès de sujets humains attire une attention toute particulière ? Dans cet ordre d’idées,

l’expérience de Milgram effectuée de 1960 à 1963, au sens technique et humain, serait

difficilement réalisable aujourd’hui, bien qu’une expérience similaire (L’expérience

extrême) fût réalisée en France en 2009 (Eltchaninoff & Nick, 2010). Lors de cette dernière

étude, un souci constant des incidences possibles sur les sujets participant à l’expérience fut

mis au premier plan. Toutefois, le questionnement éthique de l’APA, se demandant s’il

était souhaitable de reproduire une telle expérience « compte tenu de l’état de tension

qu’elle provoque chez les sujets testés » (p. 50) , a soulevé un débat avec le chercheur

principal de la recherche, le professeur Jean-Léon Beauvois. En dépit du conflit idéologique

en présence, l’expérience se réalisa par l’entremise d’un jeu nommé La Zone Xtrême. Elle

fut par la suite diffusée sur France 2, non pas sans critique et dans un certain « inconfort

éthique » (p. 120). C’est précisément pour ces raisons et dans ce type de contexte que des

comités d’éthique sont mis en place dans plusieurs institutions afin d’assurer certains

standards dans les procédures et d’établir les responsabilités qui doivent être prises par les

praticiens ou les chercheurs. Dans le domaine médical, les comités d’éthique sont définis

comme « un groupe multidisciplinaire de professionnels des soins de santé, à l’intérieur

d’une institution de soins de santé, qui a été spécifiquement établie pour aborder les

dilemmes éthiques qui surviennent à l’intérieur de l’institution » (Granford et Doudera dans

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71

Csikai et Chaitin, 2005, p.173). Comme le précise Etchegoyen (1991), « l’éthique a ses

comités, instances officielles qui tentent de dire le bien et le mal, dans des champs

circonscrits. Il s'est donc créé un corps professionnel qui a en charge l'éthique d'une société,

la nôtre » (p. 205). L’objectif est alors simple : éviter tout abus ou risque pour les

personnes, ce qui rejoint ici une dimension importante de l’éthique sociale.

2.2.2.4 L’éthique des affaires

Plusieurs personnes se questionnent sur l’existence même du sens possible d’une éthique

des affaires (Duhamel et al., 2001; Métayer, 2008). Le monde des affaires apparaît souvent

comme un univers où il n’y a pas de morale, où il n’y a pas de place pour les sentiments et

où ce sont les profits qui dictent toutes les règles. Pourtant, le monde des affaires comporte

bon nombre de valeurs « morales » auxquelles les agents qui le composent doivent se

soumettre. Ainsi, on s’attend à ce que les employés fassent preuve d’une certaine loyauté

envers l’entreprise qui les embauche (Duhamel et al., 2001, p. 222). On leur demande la

confidentialité envers tout ce qui concerne les données, les clients, les idées et les

innovations. En contrepartie, l’entreprise se doit d’offrir certaines conditions de travail

décentes, de façon à ce que les travailleurs et travailleuses jouissent d’un environnement de

travail sain. De toute évidence, ces conditions varient grandement en fonction des cultures

et des sociétés dans lesquelles se situent les organisations. En ce qui concerne les relations

avec les clients, l’entreprise et son personnel doivent entre autres démontrer certaines

valeurs importantes, comme la qualité du service, la fiabilité, l’honnêteté, etc. Dans le

domaine de l’éthique des affaires, il est souvent mentionné que l’on se retrouve devant ce

qu’on appelle « une éthique minimale, dans laquelle chacun ne vise au fond que son intérêt

personnel dans le respect des droits d’autrui (Métayer, 2008, p. 209). À ce propos,

l’économiste Milton Friedman a affirmé, dans un article du New York Times Magazine, le

13 septembre 1970, que « la seule responsabilité d’une entreprise consiste à utiliser ses

ressources et à s’engager dans des activités destinées à accroitre ses profits, pour autant

qu’elle respecte les règles du jeu, c'est-à-dire celles d’une compétition ouverte et libre sans

duperies ou fraude » (p. 211). Toutefois, la tendance dominante actuelle insiste beaucoup

plus sur la responsabilité sociale de l’entreprise, et cela auprès de toutes les instances

concernées par cette organisation.

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72

Bon nombre de médecins pratiquent en bureau privé, où ils ont à accomplir diverses tâches

administratives : embauche et gestion du personnel (secrétaires, infirmières ou infirmiers,

personnel technique, etc.). Ils ont également à administrer le lieu physique, les achats, les

relations d’affaires avec les représentants de produits ou d’appareils médicaux, etc. Ainsi

donc, bon nombre de médecins côtoient quotidiennement cette « éthique des affaires ».

2.2.2.5 L’éthique sociale

L’éthique sociale, de son côté, s’intéresse à initier la pensée sociale et à développer la

capacité d’analyse critique et d’évaluation éthique. Elle peut être définie comme « une

partie de la philosophie sociale qui s’applique à dégager les règles et les normes qui doivent

guider la vie sociale à tous les niveaux, et particulièrement les relations et les rapports entre

divers groupes qui composent une société. « C’est une discipline normative qui se base sur

un sens de l’homme en société et sur des buts communs que doit réaliser l’existence

sociale » (Birou, cité dans O'Neill, 1998, p. 27). Ainsi, on retrouve dans l’éthique sociale

tout ce qui se rapporte à la notion de Droit : le droit moral, le droit légal, le droit individuel,

les droits sociaux, les droits humains, etc. (Métayer, 2008). Elle se rapporte également à la

notion de justice : la justice mondiale ou universelle (qui régit les relations entre les

peuples, les nations), la justice distributive (qui régit la façon dont les services, les biens et

les fardeaux doivent être répartis). Comme on le voit, l’éthique sociale est alors une éthique

qui se préoccupe d’une certaine équité entre les membres d’une société donnée ou entre les

habitants de diverses nations. Ce domaine d’application de l’éthique est tout

particulièrement retenu et présenté ici car il fait appel au jugement des sujets en situation,

ce qui interpelle leurs valeurs, leurs principes, et cela en fonction du monde réel dans lequel

il se retrouve.

2.2.2.6 Éthique appliquée : implication pour les médecins

La profession médicale se doit de composer avec les cinq domaines d’éthique appliquée qui

viennent d’être présentés. En ce qui concerne la bioéthique et l’éthique de la médecine, les

médecins sont soumis à un code de déontologie et doivent être fidèles au serment

d’Hippocrate qu’ils ont prononcé. Qui plus est, le travail en institution (hôpitaux, CLSC,

etc.) implique de composer avec les règles en place. En ce qui a trait à l’éthique clinique,

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73

les médecins ont à adopter un agir qui correspond à un cadre interactionnel bien défini par

les instances qui chapeautent la profession. Pour ce qui est de l’éthique de la science et de

la technologie, les médecins ont à se questionner ponctuellement sur les traitements

effectués, les protocoles de recherches utilisés, les conflits d’intérêts potentiels, etc. Ce qui

peut paraître surprenant à première vue, c’est que l’éthique des affaires touche également le

travail de plusieurs médecins. Comme nous l’avons vu précédemment, pour plusieurs

d’entre eux, le cadre de la pratique professionnelle implique la gestion de cabinet,

l’embauche de personnels de soutien, etc. Ils sont parfois embauchés afin de réaliser des

expertises médicales. Finalement, les médecins se trouvent également directement

concernés par l’éthique sociale, de par le lien privilégié et immédiat qu’ils ont avec leurs

patients et par la responsabilité sociale qui leur incombe. Le sentiment de ne pas arriver à

effectuer adéquatement leur travail peut alors devenir une source de souffrance.

Ainsi, on constate que les médecins sont concernés et encadrés, par plusieurs domaines

d’application de l’éthique. Il est possible de croire que ces multiples encadrements éthiques

peuvent exercer des pressions sur leur travail. On pourrait croire que ces pressions peuvent

avoir une incidence sur les dilemmes qu’ils rencontrent, sur leur état d’esprit ainsi que sur

leur santé mentale ?

2.2.3 Trois modes régulatoires

Dans les contextes organisationnels, et tout particulièrement dans le domaine médical,

certaines notions en lien avec l’éthique sont souvent confondues. Ainsi, on y retrouve la

déontologie, le droit, les comités d’éthique, les codes d’éthiques, la morale, l’éthique, etc.

Afin de départager ce qui distingue l’éthique de ces autres notions, L. Langlois (2011)

présente trois modes régulatoires qui guident les conduites en milieu de travail, soit : 1)

l’hétérorégulation, en tant que discipline externe (contraintes), 2) l’autorégulation, en tant

que discipline interne et 3) la corégulation, en tant que discipline basée sur la collaboration

et l’engagement.

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2.2.3.1 L’hétérorégulation

Le premier mode se nomme hétérorégulation. Ce mode est avant tout marqué par les

contraintes provenant d’une discipline externe. Comme le précise L. Langlois (2011),

« l’hétérorégulation découle d’un ensemble de règles imposées par l’extérieur, lesquelles

s’inscrivent dans une vision de contrôle et ont un caractère contraignant » (p. 126).

Ainsi, la déontologie est directement liée au mode de l’hétérorégulation. Elle réfère aux

devoirs et aux responsabilités qui doivent être respectés au cours de l’exercice d’une

profession. Pour la pratique médicale, c’est le Collège des médecins qui surveille son

application et son respect. La déontologie est constituée de normes et de règles qui

gouvernent et encadrent la conduite des professionnels qui la compose. Bien qu’une

certaine autonomie demeure présente à l’égard des conduites qui sont attendues, tout

manquement est susceptible d’être l’objet de sanctions et de réprimandes. De cette façon, la

déontologie est en lien étroit avec le droit, les normes du travail, etc. Les principales valeurs

qui s’y rattachent sont l’obéissance, la conformité et le respect des règles.

2.2.3.2 L’autorégulation

Le second mode régulatoire se nomme l’autorégulation et concerne l’exercice du libre

arbitre. Ce mode est basé sur les valeurs et principes à la fois personnels et professionnels.

Ce qui gouverne ce mode réfère principalement à une discipline interne. « Les règles, les

principes et les valeurs que nous décidons d’appliquer de façon autonome et libre

s’inscrivent dans un mode d’autorégulation, laquelle invite l’individu à avoir, sans le poids

de la sanction, une conduite responsable et autonome » (L. Langlois, 2011, p. 129). Ainsi,

l’autorégulation réfère au jugement du sujet en situation qui a la possibilité d’exercer son

libre arbitre. L’auteure, reprenant les termes de Foucault, illustre ce mode par « l’art de se

gouverner soi-même ». Ce mode s’inscrit alors dans la visée de l’éthique où la réflexion et

le discernement doivent s’adapter au contexte particulier dans lequel ils se présentent.

Pour ce qui est des notions d’éthique et de morale, L. Langlois et al. (2011) les considèrent

comme voisines et interdépendantes, pouvant « s’utiliser sans distinction majeure, les deux

faisant référence à la conduite d’un individu » (p. 127). Cette conduite est en alors guidée

par certains éléments : les valeurs (personnelles, professionnelles et organisationnelles), les

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règles, les normes et les procédures. Ainsi, l’éthique, ou la morale, interpelle la réflexion et

le discernement. Selon cette même vision, L. Langlois et al. (2005) précisent : « L’éthique

est de l’ordre du questionnement. Elle oblige à faire des choix. Ainsi, des professionnels

peuvent avoir une éthique différente face à une problématique particulière rencontrée dans

l’exercice de la profession. À un problème posé, deux ou trois solutions peuvent souvent

être proposées » (p. 32).

Les principales valeurs présentes dans l’autorégulation sont l’autonomie et la

responsabilité. C’est ainsi que l’éthique « doit être vue non pas comme un couteau qui

tranche, mais plutôt comme une aiguille qui patiemment coud son ouvrage avec les auteurs.

C’est en quelque sorte un travail de courtepointe collective » (L. Langlois, 2011, p. 129).

Ce travail possible entre collègues mène alors vers le prochain mode régulatoire : la

corégulation.

2.2.3.3 La corégulation

Le troisième mode régulatoire se nomme corégulation et vise l’élaboration de règles et de

normes avec l’aide d’un groupe.

Il s’agit d’un mode qui intègre à la fois l’autorégulation et l’hétérorégulation (car les sujets

doivent tenir compte des règles en place). « La corégulation est un mode d’encadrement qui

vise à élaborer, avec l’aide d’un groupe, notamment, des règles, des normes et des valeurs

qui agiront de manière à mobiliser et à solidariser les individus » (L. Langlois, 2011, p.

130). Ce mode implique des discussions à l’intérieur d’un collectif où le but à atteindre est

une « adhésion volontaire » à un processus qui pourra permettre un certain mieux-être

collectif. Ainsi, il faut faire appel à la fois au jugement éthique en situation, de même

qu’aux normes en présence afin d’aboutir à certains énoncés de valeurs. Les visées qui

chapeautent ce mode sont alors l’adhésion et la mobilisation.

Les trois modes de régulation qui viennent d’être décrits se superposent et sont

constamment présents dans le travail des médecins. Ainsi, soumis à un code de déontologie

et des normes de bonne pratique qui encadrent leurs actes professionnels, où on leur

demande d’user de leur jugement de façon à décider individuellement de ce qui est le plus

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approprié dans le traitement de leurs patients, les choix ne sont pas toujours faciles dans ce

contexte où les ressources sont nettement limitées. Il arrive que les médecins ont une place

pour discuter entre eux de situations de travail où se présentent certaines difficultés, mais le

manque de temps, les impératifs à agir dans l’urgence et parfois l’isolement, pour ne

nommer que certaines des caractéristiques de leur travail au quotidien, rendent souvent

difficile cet échange qui pourrait mener à un consensus et à une « adhésion volontaire ».

2.2.4 L’éthique de la justice, de la sollicitude et de la critique

En ce qui concerne les théories morales, deux perspectives éthiques apparaissent centrales à

l’égard du jugement des sujets en situation : l’éthique de la justice et l’éthique de la

sollicitude. Dans la partie suivante, nous discuterons de ces deux perspectives et de ce qui

les caractérise. Par la suite, nous verrons qu’une troisième perspective éthique présente un

intérêt fort pertinent quant aux développements de cette thèse, tout particulièrement aux

regards de la psychodynamique du travail, soit l’éthique de la critique.

2.2.4.1 L’éthique de la justice

L’intérêt pour l’éthique de la justice découle également des travaux de Kohlberg sur le

développement moral (Kohlberg, 1981). Ce chercheur avait identifié et hiérarchisé six

stades de développement moral où une éthique de la justice (régie en grande partie par les

règles, sauf pour les niveaux 5 et 6 où le niveau de justice est différent de la conformité aux

normes et règles attendues) apparaissait comme le niveau de développement supérieur. A)

Niveau préconventionnel (1- Obéir pour éviter la punition, 2- Faire valoir son intérêt

égocentrique), B) Niveau conventionnel (3- Satisfaire aux attentes du milieu, 4- Répondre

aux règles sociales), et C) Niveau postconventionnel (5- Principes du contrat social, 6-

Principes éthiques universels de justice) (p. 409).

Pour L. Langlois (2008; 2005), l’éthique de la justice provient de deux grandes écoles de

pensée. La première remonte à Hobbes et à Locke et elle « vise à promouvoir l’individu

indépendamment des relations sociales, celles-ci étant basées uniquement sur l’acquisition

de certains avantages » (L. Langlois et al., 2005, p. 20). L’éthique de la justice, selon cette

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77

école de pensée, serait alors basée sur des choix individuels, où chacun est considéré

comme distinct de la société. La deuxième école remonte quant à elle à Aristote, Rousseau,

Hegel, Marx et Dewey. « C’est par l’expérience et en vivant en société que chacun apprend

les leçons de moralité. Cette participation à la vie communautaire enseigne aux gens

comment considérer leur propre conduite selon le plus grand bien commun pour la

communauté » (L. Langlois, 2008, p. 76). Selon cette conception de l’éthique, les choix

sociaux effectués ont pour première préoccupation le caractère d’équitabilité pour chacun,

où chaque sujet est considéré comme inséparable de la société. Ainsi, « l’intention de ceux

qui agissent selon l’éthique de la justice est de viser une autonomie responsable selon un

mode de coopération. Cette intention consiste à promouvoir un ordre social, juste au sein de

l’organisation, qui se réalisera grâce à la collaboration de toutes les personnes concernées »

(p. 78).

L’éthique de la justice est donc une moralité basée sur l’équité, l’impartialité et l’autonomie

(Gilligan, 1986, 2008; Molinier, Laugier, & Paperman, 2009; Nurock, 2010) et elle se

rapporte principalement à la mise en œuvre des droits et des règles. Les principales valeurs

qui en ressortent sont alors : le bien commun, le devoir et la responsabilité.

2.2.4.2 L’éthique de la sollicitude

Depuis une vingtaine d’années, un intérêt particulier a été apporté à l’éthique de la

sollicitude. Le « care » est le terme anglophone généralement utilisé pour parler de la

sollicitude. Il désigne « le souci de l’autre », « la préoccupation à l’égard d’autrui »,

« l’attention que l’on porte à l’autre », « le souci de l’autre », etc. C’est Carol Gilligan, dans

son ouvrage intitulé Une si grande différence (1986), qui a grandement contribué à

théoriser ce concept. L’auteure avait pour objectif de pallier les insuffisances théoriques

qu’elle attribuait au modèle de Kohlberg. Pour Gilligan, les femmes et les hommes ont

certes des façons différentes de « porter un jugement moral », mais elle trouvait

incomplètes l’évaluation et l’étude réalisée par Kohlberg. Ainsi, à partir de trois enquêtes,

Gilligan illustre une grande différence entre le genre féminin et le genre masculin, bien que

ce constat ne soit pas partagé par l’ensemble de la communauté scientifique. Ainsi, alors

que les hommes seraient davantage dans une position d’éthique de la justice, « les femmes

percevraient le dilemme moral comme un problème de responsabilités et de préoccupation

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face au bien-être de l’autre, et non comme une question de droits et de règles » (1986, p.

116).

Tronto (2009), a grandement contribué à la théorisation du concept de care. Pour celle-ci, le

care se rapporte aux conduites mises en place par le sujet afin de contribuer à l’amélioration

du « monde » :

Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre «monde », de sorte que nous puissions

y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier

en un réseau complexe, en soutien à la vie. (p. 143)

Pour ce faire, Tronto propose quatre phases du care :

1) Se soucier de (caring about) : constate l’existence d’un besoin et évaluer la

possibilité d’y apporter une réponse

2) Prendre en charge (taking care of) : assume une certaine responsabilité par rapport à un besoin identifié et de déterminer la nature de la réponse à lui

apporter

3) Prendre soin (care giving) : exige presque toujours de ceux qui prennent soin qu’ils aient un contact direct avec les objets du care

4) Recevoir le soin (care receiving) : implique la reconnaissance de ce que l’objet de la sollicitude réagit aux soins qu’il reçoit.

C’est à partir de ces éléments relatifs aux phases du care que l’auteure dégage les quatre

éléments éthiques s’y rapportant. Ainsi, ceux-ci se rapportent respectivement à 1)

l’attention, 2) la responsabilité, 3) la compétence et 4) la capacité de réponse. Il apparaît

important de spécifier ce qui caractérise le point un, l’attention, car la définition apportée

par Tronto insiste grandement sur la « disponibilité » mentale nécessaire afin d’être

« éthiquement » présent pour l’autre, ce qui n’est pas sans implication dans un contexte où

tout s’accélère et se bouscule. « L’attention consiste à suspendre la pensée, à la laisser

disponible, vide et prête à être investie par son objet […] la pensée doit être vide, en attente,

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ne cherchant rien, mais prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va la pénétrer » (2009,

p. 174).

Dans le contexte actuel de la pratique médicale, où l’urgence est presque constante et où le

nombre de patients en attente ne cesse d’augmenter, on peut se demander s’il subsiste chez

les médecins une « place disponible », du côté de la pensée, afin d’être présent pour l’autre,

du moins au sens où le décrit Tronto. Encore aujourd’hui, plusieurs fausses croyances se

rapportent au travail et à l’éthique du care : travail strictement féminin, travail de

soumission, etc. « Ces expériences ou ces activités sont celles qui consistent à apporter une

réponse concrète aux besoins des autres – travail domestique, de soin, d’éducation, de

soutien ou d’assistance, entre autres » (Molinier et al., 2009, p. 11). Comme le précisent les

auteures, ce type d’activité est souvent dévalorisé, car il réfère au travail de personnes

subalternes, souvent, mais non-exclusivement réalisé par des femmes, ce qui contribue à

marginaliser et à sous-évaluer l’importance du care.

Comme le rapporte L. Langlois (2008), ce sont le bien-être des personnes et les relations

humaines qui sont de la première importance dans l’éthique de la sollicitude. Les

principales valeurs sont alors : la bienveillance, le service, l’empathie, la compassion.

En résumé, ce qui distingue l'éthique de sollicitude de l'éthique de justice, c’est :

La quantité et la qualité des relations. Les droits individuels, l'égalité devant

la loi, le franc jeu (fair play), un ensemble de tous ces buts moraux peuvent être poursuivis sans qu'il n'y ait des liens entre eux. La justice est impersonnelle. Mais la sensibilité aux autres, la loyauté, le sens des

responsabilités, le dévouement et la réconciliation requièrent toutes une implication interpersonnelle. La sollicitude relève des relations

(Vandenberg, 2002, p. 16).

2.2.4.3 L’éthique de la critique

Dans cette perspective éthique, les sujets tentent de découvrir et de mettre en lumière

certaines injustices qui peuvent découler de diverses relations sociales, de certaines lois,

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etc. Il s’agit alors d’identifier des situations où certaines personnes ou groupes d’individus

dominent et tirent avantage de situations au détriment d’autres personnes (L. Langlois et

al., 2005). Ainsi, l’éthique de la critique se rapporte directement aux droits humains.

« L’éthique de la critique permet à toute personne loyale d’offrir les suggestions, les

recommandations ou les critiques qu’elle considère nécessaires pour améliorer certaines

tendances au sein de l’organisation ou dans la société » (L. Langlois, 2008, p. 74).

Ainsi, les principales valeurs impliquées dans cette perspective éthique sont : le bien

commun, le devoir et la responsabilité. Le modèle de la psychodynamique du travail

s’inscrit dans cette optique de l’éthique de la critique en s’intéressant à l’espace de parole et

aux relations dynamiques entre les sujets compris dans les collectifs de travail.

2.2.5 Synthèse

Cette dernière section traitant des concepts d’éthique et de morale a permis de présenter ce

qui les distingue globalement, bien qu’ils soient encore largement confondus ou

interchangés pour plusieurs auteurs. En résumé, retenons que le concept de morale est

généralement compris dans celui de l’éthique, que la morale est davantage propre à une

culture ou à un contexte donné, alors que l’éthique est plutôt en lien avec une manière

d’agir, tenant compte des normes et valeurs en présence, des caractères particuliers ainsi

que des conséquences des actes posés. Nous avons également vu que les médecins doivent

composer avec divers domaines d’application de l’éthique : médicale, clinique, de la

science et de la technologie, des affaires et sociale. Qui plus est, divers modes régulatoires

sont constamment présents dans le cadre de leur pratique professionnelle : la déontologie

médicale qui s’inscrit dans le mode de l’hétérorégulation, et les valeurs présentes dans les

agirs éthiques individuels des sujets qui s’inscrivent dans le mode de l’autorégulation. Le

mode de la corégulation peut également être présent si toutefois les médecins disposent de

lieux et de moments pour discuter de ce qu’ils vivent avec le collectif. Finalement, nous

avons vu que deux principales perspectives éthiques peuvent être retenues, soit l’éthique de

la justice et l’éthique de la sollicitude, avec les valeurs qui les accompagnent. Ce sont

justement ces valeurs en présence qui peuvent parfois s’opposer et contribuer au

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développement de dilemmes qualifiés alors d’éthiques. De plus, il apparaît que l’éthique de

la critique peut apporter une certaine amélioration de conditions jugées « injustes ». Cette

perspective rejoint certaines préoccupations du modèle de la psychodynamique du travail

que nous verrons dans la section suivante.

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2.3 La psychodynamique du travail

La psychodynamique du travail est un modèle théorique et conceptuel qui s’est d’abord

développé en Europe dans les années 1980. L’intérêt porté pour la psychodynamique du

travail s’est par la suite déplacé au Québec, et les chercheurs qui s’y sont intéressés en tout

premier lieu ont depuis réalisé plusieurs enquêtes (Carpentier-Roy & Vézina, 2000; Institut

de psychodynamique du travail du Québec, 2006).

2.3.1 Ancrage épistémologique

La psychodynamique du travail (Dejours, 2008b) s’inspire des sciences herméneutiques et

elle étudie les rapports subjectifs et intersubjectifs des personnes en situation de travail aux

prises avec une organisation du travail pathogène (Dejours, 2000). Son objet est l’étude du

plaisir, de la souffrance, des écarts entre le travail prescrit et le travail effectif, et les

stratégies défensives mises en place pour faire face aux souffrances vécues dans le travail.

Comme le précise Dejours, « La psychodynamique du travail est issue d’une confrontation

entre trois disciplines : la psychanalyse, la psychiatrie et l’ergonomie. Au centre de la

discussion, trois questions essentielles : le sujet, la santé, le travail » (Dejours, cité dans

Clot, 1996, p. 159).

Le « travail » est défini comme « la mobilisation des hommes et des femmes face à ce qui

n’est pas prévu par la prescription » (Davezies, 1993, p. 6). En réalisant leur travail, les

sujets peuvent mettre à contribution leur savoir-faire et leur intelligence afin de pouvoir

réaliser les tâches qui leur incombent. Ainsi, le travail relève d’une dimension

fondamentalement humaine car, comme le dit Dejours (2008b), il pallie les insuffisances

d’ordre technologico-machinal rencontrées dans le cadre du travail. À partir du regard

clinique, Dejours (2001b) apporte une autre définition du travail qui se rapporte au fait de

travailler : « des gestes, des savoir-faire, un engagement du corps, la mobilisation de

l’intelligence, la capacité de réfléchir, d’interpréter et de réagir à des situations, c’est le

pouvoir de sentir, de penser et d’inventer, etc. (p. 7).

Le travail touche directement tous les sujets : ceux qui travaillent, mais également ceux qui

en sont privés. En plus d’être une activité de production, le travail se rapporte également au

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« vivre ensemble ». Ainsi, par cette activité, chaque sujet transforme le travail, mais est

également transformé par ce même travail. Valette (2003), en s’appuyant sur la théorie et la

pratique de la psychodynamique du travail, décrit trois postures afin de situer la travail par

rapport au sujet : 1) une activité de production qui transforme le monde et peut le rendre

plus habitable, 2) une activité de production où se concrétisent et s’objectivent

l’intelligence et l’ingéniosité humaine et 3) le pouvoir de faire advenir le sujet dans son

individualité, son espace psychique ou encore son « ipséité » (2003, p. 1), en d’autres mots,

son identité. De par cette centralité du travail, ce dernier peut contribuer au développement

de la santé, par la construction identitaire qu’il permet, mais peut également prendre une

tout autre avenue, soit de contribuer à la maladie et à diverses atteintes à la santé mentale.

Pour Dejours (1998), le travail peut « (…) aussi être un puissant moyen mis au service de

l’émancipation ainsi que de l’apprentissage et de l’expérimentation de la solidarité et de la

démocratie » (Dejours, 1998, p. 176). Ce que le sujet « fait » implique qu’il doive mobiliser

à la fois son intelligence (ingéniosité, créativité) ainsi que sa sagesse pratique (savoir-faire)

dans la réalisation de la tâche demandée.

Les prémisses qui suivent permettent d’asseoir des postures théoriques pour examiner la

nature et le rapport au travail des sujets, qui contribuent au développement de l’identité et

de la santé mentale au travail. À l’inverse, lorsque ces dynamiques sont fragilisées ou

« brisées », il peut apparaître certaines souffrances qui contribueront éventuellement au

développement de symptômes reliés aux problématiques de santé mentale. « La santé

mentale au travail est, pour la psychodynamique du travail, le résultat d’un équilibre

dynamique entre le besoin d’accomplissement de l’individu, les normes sociales dont il

dépend et le travail qui impose une productivité dans un cadre donné » (Vézina, 2000, p.

36). La partie qui suit permettra de retenir ce qui peut être compris par ces prémisses.

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2.3.1.1 Première prémisse : le sujet est en quête d’accomplissement

La première prémisse de la PDT fait référence à l’accomplissement identitaire. Les sujets

tentent de se réaliser dans leur travail. C’est en utilisant leur intelligence, leur créativité et

leur savoir-faire qu’ils peuvent relever des défis et s’accomplir dans leur travail.

Lorsque les sujets se trouvent dans un contexte de travail, ils ne sont toutefois pas seuls. Ils

se situent généralement dans ce que l’on appelle un « collectif » de travail. Pour Cru

(1988), il y a collectif « lorsque plusieurs travailleurs concourent à une œuvre commune

dans le respect de règles » (Cru, cité dans Dejours & Association pour l'ouverture du champ

d'investigation psychopathologique, 1988, p. 46). Ainsi, pour qu’il y ait collectif, il faut

trouver simultanément : 1) plusieurs travailleurs, 2) une œuvre commune, 3) une ou

plusieurs règles et 4) le respect durable des règles par chacun. Ces règles, ou règles de

métiers, sont alors implicites et intériorisées par les membres du collectif de travail. C’est

par le langage qu’elles sont transmises et intériorisées. Dejours (2007a) parle du rapport à

autrui, où se trouve une coopération horizontale (avec les collègues, le collectif de travail)

et une coopération verticale (avec les subordonnées, avec les chefs). C’est alors dans ce

rapport à autrui horizontal que se met en place le collectif de travail.

Rhéaume (2007) considère le sujet comme étant, avant tout, un être vivant et charnel, ce qui

lui permet d’éprouver et de prendre conscience du monde qui l’entoure. « En effet, la

notion de corps est déjà du domaine de ‘l'étant’, d'une entité objectivée, observable, visible

dans le monde, objet parmi d'autres objets accessibles au regard de l'autre. Or le sujet

charnel, c'est le sujet qui éprouve le monde, le ressent, en souffre, en jouit, dans la chair qui

est le corps vécu. Plaisir et souffrance sont les indices premiers et le matériau de la

conscience charnelle » (p. 65). Ainsi, le sujet charnel peut être compris selon quatre

éléments de compréhension : 1) un être vivant qui existe dans son rapport actif et intéressé

au monde; 2) un monde matériel, intérieur, habité; 3) une subjectivité radicale toujours en

écart par rapport à toute élaboration de la pensée et, 4) un sujet humain toujours singulier,

mortel et donc fragile.

Carpentier-Roy (2005) distingue l’acteur du sujet. L’acteur, c’est celui qui agit et qui

remplit sa fonction au travail. Le sujet, c’est l’être de désir et de passion qui cohabite

toujours avec l’acteur. Le sujet est le porteur de l’activité créatrice. Ainsi, c’est dans la

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dialectique acteur-sujet que se joue la subjectivité. « Si la dialectique est opérante, elle

conduit au plaisir, à l’investissement subjectif, satisfaisant, structurant. Si elle est

inopérante, elle mène au travail déstructurant, au clivage acteur-sujet, bref à la dissociation

et à la souffrance » (p. 47). Ainsi, certaines organisations peuvent bloquer les aspirations,

désirs et passion de l’acteur-sujet. « Ne lui survit alors que l'acteur qui subit les contraintes,

qui agit en se défendant comme il le peut et ne voit plus dans le travail que sa nécessité

incontournable » (Carpentier-Roy, 2006, p. 16).

2.3.1.2 Deuxième prémisse : le travail dépasse la prescription

La deuxième prémisse fait référence à l’écart toujours présent entre le travail prescrit et le

travail réel. Le travail prescrit se rapporte aux règles établies : l’organisation du travail, la

description de la tâche, les méthodes, les gestes dictés par l’organisateur du travail (le

propriétaire, l’ingénérie, la gestion), etc. Le travail effectif, ou travail réel, se distingue du

travail prescrit par la confrontation avec la réalité qui comporte une grande part

d’incertitude et est ponctuée de plusieurs imprévus : les changements commandés par la

hiérarchie, les conduites inattendues, les demandes de clients, les pannes des instruments

techniques, les obstacles et les contretemps, le manque de ressources humaines ou

matérielles, etc.

Face à ce décalage, les sujets doivent faire preuve d’ingéniosité dans les actions posées afin

de réaliser leur travail. Cela demande une mobilisation constante de leur intelligence, de

leur expérience, de leur savoir-faire. Il leur faut donc se réajuster continuellement. « Mais

l’écart du prescrit au réel n’a pas toujours le même sort : soit il est toléré, et il offre des

marges de liberté créatrice, soit il est traqué, et les salariés redoutent d’être pris en faute »

(Dejours, 1993c, p. 217; 2008b, p. 226). Dans le cas où l’écart entre le travail prescrit et

effectif est traqué par un mode de surveillance intempestive, le sujet se retrouve sur la corde

raide et toute erreur commise dans l’exécution de sa tâche peut lui être reprochée. Cette

forte imputabilité laisse place à la crainte, la peur et la souffrance. Cependant, là où l’écart

offre une marge de liberté créatrice, il s’agit bien souvent du principal lieu permettant la

réalisation de soi et le sentiment d’identité pour le sujet.

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Selon la psychodynamique du travail (Dejours, 1993c, 1998, 2008a, 2008b), il existe

toujours un écart entre le travail prescrit (la description de tâches, les consignes, les

demandes explicites, etc.) et le travail effectif (la façon dont le travail se présente, avec son

imprévisibilité).

Plus concrètement, dans le quotidien du fonctionnement de l’entreprise, il est facile de montrer que la prescription sous-estime ou néglige la variabilité

de la situation. Il est facile de montrer que les directives sont données pour une situation-type qui ne se présente en fait jamais. (Davezies, 1993, p. 5)

Comme l’ensemble du travail ne peut être pensé au préalable, le sujet doit utiliser son

intelligence et sa créativité afin de pallier les imprévus. Le recours à ses ressources

personnelles (créativité, intelligence, etc.), à raison de plus lorsqu’il s’accompagne de

reconnaissance de la part des pairs, des clients ou des supérieurs, peut contribuer au plaisir

au travail et ainsi favoriser la santé mentale. Dans d’autres situations, aucune place n’est

laissée au sujet pour pallier les insuffisances du travail prescrit et ainsi faire face à la

résistance du réel. « C’est le cas notamment des organisations de travail rigides qui

imposent une division poussée des tâches et une standardisation excessive des procédés et

des résultats » (Vézina, 2000). Plus encore, une tentative d’initiative personnelle peut être

perçue comme un acte délinquant où le sujet déroge, en quelque sorte, à ce qu’il doit

« normalement faire ». D’autres contextes de travail laissent en apparence une grande

autonomie au sujet dans la réalisation de son travail. Toutefois, ces contextes ne fournissent

pas les ressources nécessaires (matérielles, financières, humaines, temporelles, etc.) pour

réaliser le travail. On peut alors parler « d’autonomie piégée », car le sujet a une certaine

« liberté » d’action sans toutefois disposer des moyens nécessaires pour réaliser ces actions.

Face à ce type de situation, le sujet se retrouve possiblement dans une position de dilemme

où il aura à privilégier une action au détriment d’une autre. Ainsi, le manque d’espace pour

utiliser son intelligence et sa créativité, accompagné d’un sentiment de non-reconnaissance,

et les situations d’autonomie piégée seront souvent ressentis comme une grande souffrance.

Face à cette souffrance, le sujet ne restera pas passif, mais mettra en place des stratégies

défensives (endurance, hypertravail, consommation d’alcool ou de drogue) afin de pouvoir

continuer à « supporter » ce qui fait mal. Toutefois, bien que ces stratégies défensives

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permettent de durer ou d’endurer dans un contexte qui fait souffrir, elles ne permettent pas

de régler le problème à la source. Ainsi, elles ont pour particularité de se retourner contre

ceux-là mêmes qui les ont mises en place et, finalement, de porter atteinte à la santé

mentale (détresse, épuisement, dépression, etc.).

L’analyse de la psychodynamique du travail permet ainsi d’avoir accès au réel du travail

par l’intermédiaire de la subjectivité et de l’intersubjectivité (Maranda, Gilbert, St-Arnaud,

& Vézina, 2007; Trudel, 2000). C’est pourquoi les psychodynamiciens vont s’intéresser

davantage aux conduites qu’aux comportements. La conduite, « c’est non seulement la

partie observable ou objectivable d’un acte – le comportement –, mais aussi sa partie non

visible – les motifs, mobiles, et actes de pensée qui accompagnent, précèdent et suivent un

comportement (Dejours, 2008a, p. 21). Et c’est presque uniquement par la parole des

travailleurs, et non par l’observation, qu’il est possible d’avoir accès au vécu subjectif et

intersubjectif du travail (Dejours & Abdoucheli, 1990).

2.3.1.3 Troisième prémisse : la reconnaissance et le nécessaire regard de l’autre

Le travail peut être une source importante de plaisir tout comme il peut être à l’origine de

souffrance ayant des incidences graves sur la santé mentale. Le plaisir résulte, en bonne

partie, de la reconnaissance de l’apport du sujet dans l’accomplissement de son travail

(Dejours, 1993c, 1998). Cette dimension a une implication directe dans la construction

identitaire. Elle concerne le regard de l’autre porté sur le travail réalisé. Le jugement dont il

est question ici renvoie à la reconnaissance témoignée, non pas sur ce que le sujet est, mais

bien sur ce qu’il fait. « La reconnaissance au travail constitue un gage de la contribution de

l’individu à la construction d’une œuvre commune et à une création socialement utile. En

ce sens, elle est un élément déterminant de l’accomplissement de soi et de la construction

de l’identité » (Dessors, 1995). Cette reconnaissance est certes importante, voire essentielle

au bien-être des sujets, mais il apparaît important de préciser ce qui la caractérise.

Selon la psychodynamique du travail, la reconnaissance n’est pas la valorisation (au sens

d’une tape dans le dos), mais un jugement porté, non pas sur l’individu, mais sur le travail

accompli, donc sur le faire au lieu de l’être (Dejours, 1993c). Deux types de jugements sont

possibles : le jugement d’utilité et le jugement de beauté. Le jugement d’utilité est donné

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par autrui de façon verticale : supérieurs hiérarchiques, subordonnés, clients, patients,

bénéficiaires. Ce type de jugement se rapporte à l’utilité sociale du travail accompli, en ce

sens que le travail est reconnu comme étant « bien fait ». Quant au jugement de beauté, il

est prononcé de façon horizontale et est émis essentiellement par les pairs qui sont les

mieux placés pour connaître et « re-connaître » le travail réalisé et les chemins empruntés

pour y arriver. Cette reconnaissance concerne le travail effectué selon les règles de l’art,

c'est-à-dire un travail « bellement fait », qui nécessite une expérience du métier, un tour de

main, bref un ajustement de la « façon de faire » afin de pallier les imprévus qui s’ajoutent

à la tâche prescrite. Ces deux types de reconnaissance viennent donner un sens à l’action

accomplie par le sujet et, de cette façon, contribuent au développement de son identité.

La reconnaissance qui peut alors être témoignée participe à la construction de son identité.

« C’est également par le truchement de cette identité qui se consolide, sanctionnée par le

regard du collectif, que se construit le plaisir au travail et la santé, tout comme l’inverse

peut se produire » (Maranda, cité dans Hivon, 1999, p. 11). L’inverse, c’est lorsque le sujet

est privé de cette reconnaissance à l’égard de son travail. Les blocages communicationnels,

résultats de pratiques et de normes organisationnelles qui empêchent ou inhibent la

discussion et la parole, ont souvent comme conséquence de nier l’apport subjectif et

intersubjectif, et par conséquent empêchent la reconnaissance. La souffrance est alors

considérée comme un espace de lutte entre le bien-être et la maladie, où prennent place

différentes stratégies défensives de protection, individuelles et/ou collectives, afin de

pouvoir « rester normaux » et de poursuivre son travail (Dejours, 1993c). Mais cette

souffrance est toujours présente dans les situations de travail. Il ne faut alors pas la

considérer comme un élément regrettable ou fâcheux. Il faut tenter de comprendre d’où elle

prend sa source, notamment pour corriger et prévenir les problèmes de santé mentale au

travail. Elle peut également être le point de départ de quelque chose d’autre, dont le plaisir

et le développement de l’identité (Dejours, 2007a).

2.3.1.4 Les rationalités en présence

De façon générale, la rationalité peut être définie comme le « caractère de ce qui est fondé

sur la raison dans l’ordre de la connaissance (le rationnel) comme dans l’ordre pratique (le

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89

raisonnable). Est rationnel ce qui est ou paraît nécessaire, logique, démontrable,

universellement acceptable » (Baraquin, 2005; Godin, 2004, p. 1108).

Les trois principales prémisses théoriques qui ont été décrites précédemment peuvent être

comprises comme trois rationalités en lien avec l’agir des sujets en situation de travail,

soit : 1) la rationalité de production (instrumentale, utilitaire), 2) la rationalité sociale (le

rapport au collectif, l’intersubjectivité) et 3) la rationalité pathique (subjective, liée à

l’accomplissement) (Dejours, 1993a, 1993b, 2004, 2007b). Comme le précise Vézina

(2000) :

En fait, il s'agit des trois dimensions autour desquelles va se construire le

sens qu'a le travail pour l'individu, dans un rapport au travail (dimension utilitaire), à un collectif (dimension intersubjective) et à soi-même

(dimension intrasubjective). En d'autres mots, le travail est une activité dirigée où s'établit une triple relation: à l'objet de l'action, aux autres personnes concernées par l'objet et à soi-même. (p. 36)

Le sociologue Max Weber distinguait quant à lui « quatre types d’approches qui

représentaient autant de formes de rationalité, c'est-à-dire de « bonnes raisons » qui peuvent

justifier les réactions des individus » (Svandra, 2009, p. 12). Ces rationalités sont les

suivantes : 1) la rationalité selon les fins, 2) la rationalité selon les valeurs, 3) la rationalité

affective qui se fonde sur la passion, l’émotion et 4) la rationalité définie par la tradition.

Parmi ces quatre derniers types de rationalité, en plus des dimensions productives, sociales

et pathiques, il apparaît que Weber insiste tout particulièrement sur un aspect spécifique,

soit celui des valeurs en présence dans la dynamique du sujet en situation. En ce sens, cette

dimension rejoint la rationalité axiologique dont nous avons discuté précédemment.

Molinier (2008) rappelle également les différentes formes de rationalité qui sont

classiquement comprises dans l’analyse des conduites humaines. Ainsi, l’auteure décrit ces

rationalités selon quatre formes d’agir : 1) l’agir instrumental (efficacité dans le monde des

choses), 2) l’agir stratégique (efficacité dans le monde social - en direction du but

recherché), 3) l’agir moral pratique (vise le vivre ensemble - le juste et l’injuste) et 4) l’agir

expressif (vise la représentation de soi, l’authenticité). Ainsi, l’auteure accorde une

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importance toute particulière aux aspects de valeurs qui sont en présence, en faisant

intervenir les dimensions d’éthique de justice et de sollicitude.

Se référant aux travaux d’Habermas, Dejours (2008a, p. 76) relève, quant à lui, trois types

d’agir, soit : 1) L’agir instrumental ou téléologique (qui comprend ici l’agir stratégique), 2)

l’agir moral-pratique et 3) l’agir expressif. Dans le cadre de cette thèse, nous nous

référerons spécifiquement à trois formes d’agir et de rationalité. Ainsi, l’agir instrumental

ou téléologique s’inscrit dans une rationalité « cognitive-instrumentale », par rapport à une

fin ou un but visé et se déploie dans le monde objectif. L’agir moral-pratique, quant à lui,

se rapporte au vivre ensemble. Il se réfère ainsi à la tradition philosophique d’Aristote, et

vise « la vie bonne ». « La rationalité de l’agir moral pratique est désignée sous le terme de

rationalité par rapport à des normes et des valeurs, ou rationalité axiologique » (p. 78). Ce

type d’agir se déploie dans le monde social. Finalement, l’agir expressif se rapporte à

l’action qui est mise en scène dans les relations avec autrui. Ainsi, il se rapporte à une

rationalité de « présentation de soi » et se déploie dans le monde subjectif. Toutefois, à ce

monde subjectif, Dejours (2009a) propose d’inclure la rationalité psycho-affective, ou

rationalité pathique . « Nous désignons par ‘rationalité pathique’ ce qui, dans une action,

une conduite ou une décision, relève de la rationalité par rapport à la préservation de soi

(santé physique et mentale), ou à l'accomplissement de soi (construction subjective de

l'identité) » (Dejours, 2009a, p. 113). En ce sens, la rationalité pathique rejoint la dimension

affective décrite par Weber.

À la lumière de ce qui a été précédemment décrit à l’égard des différents types de

rationalité, nous retiendrons les trois vocables suivant : 1) la rationalité instrumentale (l’agir

dans un but visé), 2) la rationalité sociale (l’agir moral-pratique (normes, valeurs)), et 3) la

rationalité subjective (l’agir dans la présentation de soi ; l’agir dans la préservation de soi et

l’accomplissement de soi (pathique)).

Il apparait que certains conflits, pouvant survenir entre ces rationalités, posent un problème

particulier, propre à l’agir du sujet en situation : « Le cas de la rationalité dans l’action et

dans les choix pose des problèmes spécifiques, dans la mesure où l’on recherche un

caractère approprié qui tienne à la pratique elle-même, ne relevant pas exclusivement d’une

norme du vrai » (Blay, 2005, p. 897; 2007, p. 694). De plus, « devant de nombreux

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dilemmes éthiques, nous serons amenés à retrouver ces différentes rationalités à l’œuvre.

Cette pluralité de sensibilités peut constituer une richesse, mais peut aussi être à l’origine

de conflits » (Svandra, 2009, p. 100).

2.3.1.5 La mise en place de stratégies défensives

Face aux souffrances vécues dans le travail, les sujets construisent des stratégies défensives

(Dejours, 1980, 1998, 2000; Vézina, 2000) afin de se protéger et continuer à

« fonctionner » dans leur travail :

Les stratégies défensives sont des dispositifs mis en place pour contenir l'angoisse et la souffrance. Individuelles ou collectives, elles s'enracinent dans l'histoire de chacun, son éducation, sa personnalité, son désir et son

rapport au travail, mais elles expriment une intentionnalité plus ou moins structurée et organisée qui prend sa source en relation avec l'organisation du

travail. (Rhéaume, Maranda, & St-Jean, 2000)

Mais ces stratégies défensives peuvent également contribuer à « bloquer » ce qui est

ressenti comme « injuste » par le sujet, ce qui aura pour conséquence un possible

aveuglement ou une insensibilité à l’égard de ce qui devrait normalement porter à

l’indignation :

Nécessaires à la protection de la santé mentale contre les effets délétères de la souffrance, les stratégies défensives peuvent aussi fonctionner comme

un piège qui désensibilise contre ce qui fait souffrir. Et, au-delà, elles permettent parfois de rendre tolérables la souffrance éthique, et non plus seulement psychique, si l’on entend par là la souffrance qui résulte non pas

d’un mal subi par le sujet, mais celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement ». (Dejours, 1998,

p. 44)

Lorsque ces stratégies défensives collectives s’érigent en termes de conduites qui doivent

être partagées et reproduites par tous les membres du collectif de travail, au risque d’être

exclu du groupe ou marginalisé si elles ne sont pas respectées, on parlera alors d’idéologie

défensive.

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Ce qui caractérise l’idéologie défensive est qu’elle émerge dans des situations hautement

problématiques; un renoncement à la mobilisation s’opère chez les sujets et la défense

devient un but en soi. Comme le précise Dejours :

L’idéologie défensive est une forme radicalisée de stratégie collective de

défense qui émerge dans des situations extrêmes de souffrance où il n’y a plus d’espace de discussion pour réaménager le rapport à l’organisation

du travail d’une part, où le renoncement des agents à toute action d’amélioration se traduit par l’apparition d’une pratique dominante de dénonciation et par l’effort désespéré de maintenir la cohésion des agents

entre eux par référence à l’ennemi commun d’autre part. (Dejours, 1993, p. 57)

2.3.2 Apports de la psychodynamique du travail en lien avec la profession

médicale

Une enquête de psychodynamique du travail (Maranda et al., 2006) a été réalisée, au milieu

des années deux mille, auprès de deux groupes de médecins du Québec (n = 13) ayant

accepté de faire un témoignage collectif sur ce qui les avait conduits à l’épuisement

professionnel. Elle a permis de faire ressortir certaines caractéristiques de leur travail et une

compréhension de certains mécanismes défensifs pour y faire face. Parmi les

caractéristiques relatives à l’organisation du travail de la pratique médicale, les médecins

ont décrit un temps pressurisé où ils doivent fonctionner sous le mode d’une urgence

permanente; d’une charge bureaucratique et administrative augmentée considérablement

ces dernières années; et d’une augmentation significative de cas lourds (maladies

chroniques et problèmes psychosociaux graves). De plus, les technologies de l’information,

jouant un rôle important à la fois sur la quantité d’informations qui circulent, et pour

lesquelles il est difficile de demeurer à jour, apportent des éléments de complexité. Aussi,

les demandes et questions des patients, supposément mieux informés, fusent et exigent

davantage de réponses.

Par ailleurs, les résultats de cette recherche font voir à quel point les médecins sont nourris

par le sens du devoir, par les normes et les exigences professionnelles. Ils doivent être

irréprochables, aidants, dévoués, etc. Face à ces exigences (explicites ou implicites), les

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médecins se retrouvent confrontés à une réalité qui ne leur permet par toujours de répondre,

selon leurs principes et leurs valeurs, à ces demandes et exigences. Il s’agit alors de la

confrontation au réel du temps que comporte le travail. Parmi ces situations, notons une

bureaucratisation qui s’alourdit et qui prend de plus en plus de place (ce qui empiète sur le

temps pouvant être consacré aux patients), une augmentation du temps que prennent les cas

lourds (problématiques de santé physique et mentale diverses et multiples), un manque

criant de ressources (financières, matérielles et humaines) qui leur impose de « faire avec

ce qu’ils ont » ou de prendre sur eux de trouver « les moyens du bord ». En conséquence, la

crainte constante de « l’erreur médicale », de la poursuite et du blâme professionnel est

omniprésente dans un contexte d’accélération constante des cadences de travail. Ces

médecins ont aussi décrit à quel point l’isolement ainsi que l’absence de solidarité dans leur

travail (de la part de leurs collègues, des différentes fédérations et des autorités

gouvernementales) faisaient partie de la réalité quotidienne de leur travail. Ainsi, en

situation de surcharge, la coopération entre collègues s’amenuise et laisse plutôt place au

repli sur soi, stratégie défensive couramment utilisée par les médecins et qui conduit à des

situations d’épuisement. Sur un plan individuel, et face à l’intensification que connaît le

travail médical, la stratégie défensive peut prendre la forme de l’hyperactivité (Maranda,

Gilbert, St-Arnaud, Vézina, 2006). Dejours, pour sa part, parle d’auto-activation où se

pratique une sorte « d’olympisme au quotidien » lorsque l’organisation du travail requiert

de renouveler de tels exploits jour après jour. Cette défense se met en place afin d’affronter

des demandes et des besoins toujours grandissants dans un contexte de ressources

insuffisantes. Ces stratégies de la performance deviennent collectives lorsqu’elles sont

partagées par plusieurs membres d’un groupe de travailleurs, voire de l’ensemble, et cela

face à une souffrance commune. La norme implicite devient alors l’hypertravail et s’inscrit

dans le cadre d’une idéologie défensive s’appuyant sur des valeurs d’endurance pour ce qui

est des médecins. Il s’agit d’une forme de résistance, mais aussi de résignation.

L’hypertravail est une manière d’être, d’agir et de penser qui se traduit en situations

organisationnelles délétères sur le plan de la santé mentale.

En effet, les stratégies défensives ont la particularité de se combiner aux éléments pénibles

de l’organisation du travail, ce qui conduit à plus de souffrance.

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L’idéologie défensive : l’endurance

Notre thèse n’a pas pour objet l’étude spécifique des stratégies défensives, car cette façon

de faire relèverait d’un travail clinique de plusieurs chercheurs de même qu’un travail

d’intersubjectivité avec les répondants. Il sera par contre possible, dans notre étude, de

relever ce qui semble correspondre à des dilemmes dans lesquels les stratégies défensives

jouent un rôle, sans pour autant les traiter auprès des participants, ce que cette recherche ne

nous permet pas de faire.

À la lumière des propos recueillis auprès de ces médecins (Maranda et al., 2006), et face à

la souffrance vécue dans leur travail, « il semble que la culture de l’endurance apparaisse

comme une idéologie défensive qui a joué à certains moments de la vie des personnes

rencontrées » (p. 46), et notamment au plan de l’identité professionnelle. Cette dernière est

construite autour de trois pôles qui encadrent l’activité professionnelle : 1) les normes ou

exigences professionnelles : le médecin doit être irréprochable; 2) les attentes de la société :

le médecin doit être un « sauveur » en bonne santé et 3) l’idéal vocationnel : le médecin

doit être dévoué. Ces exigences et attentes deviennent parfois lourdes à porter pour ces

médecins qui, dès leur formation, ont dû résister à la fatigue et aux horaires contraignants,

souvent aux dépens de leur vie privée ou familiale.

L’idéologie défensive décelée dans l’enquête de Maranda et al. (2006) comprend des

éléments de dilemme présents dans le travail des médecins rencontrés. En effet, l’endurance

apparaît comme une explication porteuse pour comprendre la résistance collective des

médecins face à une organisation du travail devenue pénible. Elle « se caractérise par une

rigidité institutionnalisée autour de certaines valeurs dominantes de la profession : le sens

des responsabilités, la résistance au stress, la performance, le prestige, etc. » (Maranda,

Gilbert, Viviers, Saint-Arnaud, & Vézina, 2009, p. 56). Ne pas participer à ces valeurs

contribuerait à un rejet de la part des collègues. Finalement, le travail en région les

confronte souvent à des besoins plus criants, et cela, accompagnés de moyens plus limités.

Ce type de travail, où la communauté est plus petite et par conséquent où les gens se

connaissent davantage, réduit également leur espace privé. Étant souvent la source

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principale de référence de leur communauté, les médecins doivent prendre en charge les

patients face à un système de santé engorgé, et cela, avec toute la responsabilité qui en

découle. Ils ont décrit, lors de cette enquête, à quel point le discours normatif, où la quantité

prédomine sur la qualité, contraste avec les valeurs humanistes transmises par les

universités lors de leur formation, ce qui est pour eux une source importante de souffrance.

Malgré la contribution indéniable de la psychodynamique du travail à l’étude de la

souffrance, elle n’a pas beaucoup décrit la souffrance éthique. En fait, bien que Dejours la

reconnaisse et que certaines recherches l’abordent, il n’y a pas eu d’enquête spécifique qui

l’ait fait en rapport avec le travail médical, et cela en se référant précisément aux concepts

théoriques et au modèle de compréhension de la psychodynamique du travail. Ainsi, l’une

des contributions de cette thèse sera justement d’apporter certains éléments d’intelligibilité

en lien avec cette dimension qui nous semble capitale dans la pratique actuelle de la

médecine.

Voilà pourquoi le cadre théorique de la thèse devait inclure des concepts liés à l’éthique et

aux notions de la morale. Il s’agissait alors de clarifier les distinctions qui devaient être

faites à l’égard de ces deux concepts, d’expliciter le choix effectué de retenir l’un plutôt que

l’autre ainsi que de préciser ses divers domaines d’application. Ces spécifications étant

apportées, il devient alors possible de préciser notre conceptualisation du concept de

dilemme éthique.

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2.4 Le dilemme éthique

Le terme dilemme, dans l’ancien langage grec, « dénote un choix entre deux chemins

opposés ou entre deux situations conflictuelles» (Guttmann, 2006, p. 155). Afin de bien

illustrer ce qui peut être compris par le dilemme d’ordre éthique, il faut tout d’abord cerner

ce qui est actuellement entendu par la notion de dilemme. La particularité du dilemme est

« qu’il comporte un choix entre deux alternatives qui ne peuvent du même coup être

satisfaites » (p. 156). Chacune de ces options comporte des « avantages » et des

« inconvénients ». Par conséquent, chaque possibilité a pour particularité d’être

souhaitable. Le Grand Robert (2005) définit le dilemme de la façon suivante : « Alternative

contenant deux propositions contraires ou contradictoires et entre lesquelles on est mis en

demeure de choisir ». Ce qui peut sembler paradoxal dans le dilemme est que le sujet est

« libre » dans le choix qu’il fait, mais demeure obligé de le faire.

2.4.1 Dilemmes « ordinaires » et dilemmes « éthiques » : distinction

Habituellement, lorsque nous parlons de dilemme, nous voyons un problème à résoudre.

Par exemple, « choisir » entre deux traitements ou médicaments. Le dilemme peut

également résulter d’un conflit entre une norme et une valeur (Métayer, 2008). À titre

d’exemple, intervenir davantage (avec le risque d’acharnement qui l’accompagne) ou

laisser le patient mourir « naturellement » en se limitant aux soins de confort. Toutefois, ce

ne sont par tous les problèmes qui ont des répercussions éthiques, de même que tous les

dilemmes ne sont pas éthiques. Par exemple, avoir à choisir entre travailler le jour ou le soir

peut comporter un dilemme pour le sujet, mais ce dilemme n’est pas nécessairement

éthique pour autant. Selon L. Langlois (2008) :

Ce qui distingue un dilemme moral d’une résolution de problème ordinaire réside dans le fait que la personne a de la difficulté à choisir entre deux

valeurs auxquelles elle accorde une importance. Le conflit interne entre les valeurs visées et le problème vécu fait ressurgir d’autres valeurs. La

conduite à adopter n’est alors pas évidente, car ces valeurs s’opposent. De plus, toute action proposée pourrait causer du tort. (p. 70)

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Le dilemme éthique, pour sa part, se rapporte « à une situation dans laquelle l’obligation

professionnelle et les fonctions professionnelles, ancrées dans les valeurs de base d’une

profession particulière, sont en conflit, et où on demande au travailleur de décider quelles

valeurs, reliées à ses obligations et ses fonctions professionnelles, sont plus importantes que

les autres » (Guttmann, 2006, p.156). Il s’agit alors d’un conflit de valeurs, en lien avec les

obligations et fonctions professionnelles, où le sujet est contraint à porter une évaluation et

prendre une décision en fonction de la valeur qui lui semble la plus fondamentale. Comme

cette décision, que le sujet doit prendre, est éthique, elle se rapporte à une manière d’agir

conforme à certains principes moraux propres à la culture professionnelle dans laquelle ce

sujet se situe.

En effet, le « questionnement éthique » impose une évaluation des conséquences qui

découleront de la décision qui sera prise. Comme le mentionne L. Langlois (2008), ce

questionnement fait intervenir certains enjeux éthiques. « Le but poursuivi permet de mettre

en évidence ce qui est essentiel par rapport à la valeur retenue » (p. 71). Les choix éthiques

imposent donc une évaluation de tous ces enjeux en présence.

Pour Gilligan (1986), « l’essence d’une décision morale consiste à exercer un choix et à en

accepter la responsabilité » (p. 107), alors que pour Tronto (2009), les dilemmes qu’elle

qualifie de « moraux » se rapportent essentiellement au care. Cette dernière identifie le

risque relatif à l’importante de la place que le sujet soignant peut prendre dans le soin qu’il

apporte à l’autre et à la difficulté éventuelle à prendre un certain recul, c'est-à-dire ne pas

trop s’impliquer. Également, le dilemme peut concerner la responsabilité ressentie face au

soin à apporter, mais l’impossibilité de donner une assistance en accord avec ses croyances

sur la nature, la façon ou les types de soins à apporter.

Ainsi, aux fins de cette thèse, la définition de « dilemme éthique » retenue est la suivante :

un conflit de valeurs (professionnelles, sociales ou personnelles) où le sujet est contraint à

porter une évaluation et à prendre une décision en fonction de la valeur qui lui semble la

plus fondamentale.

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2.4.2 Les dilemmes éthiques dans la profession médicale

La recherche de Rocher, Mulazzi, Brillon, & St·Laurent (1992), portant sur les dilemmes

éthiques touchant la vie et la mort en milieu hospitalier, s’est intéressée à mieux

comprendre quelles étaient les situations où les médecins et les infirmières sont confrontés

à divers éléments éthiques à l’intérieur de leur travail. Ainsi, le but principal de cette

recherche était de « dresser une typologie des éthiques de soins et de repérer les facteurs

principaux qui les discriminent » (p. 4). Cette recherche, qualitative, a utilisé des entretiens

semi-structurés individuels avec les médecins et les infirmières. Au total, 30 personnes

furent interviewées dans chacun des quatre départements hospitaliers suivants :

néonatalogie, soins intensifs, gériatrie et soins palliatifs. Ainsi, 120 entretiens furent

réalisés, dans une proportion environ égale de médecins et d’infirmières ainsi que

d’hommes et de femmes. Les résultats ont été décrits selon une cohérence entre degré

d’interventionnisme et degré de partage d’autorité. Trois types de modèles décisionnels se

sont dégagés de l’analyse des entretiens faits avec les médecins de trois secteurs : soins

intensifs, gériatrie et soins palliatifs. Le premier se nomme « normativité du modèle

décisionnel en soins intensifs : le capitaine du navire ». Dans cette typologie, la décision ne

peut être que médicale, étant prise par le médecin qui fonde son pouvoir à la fois sur la

responsabilité médicale face aux poursuites. Quatre caractéristiques gouvernent : 1) la

décision ne peut être qu’individuelle (elle repose sur le médecin), 2) le respect de la volonté

du patient est conditionnelle (elle ne doit pas aller à l’encontre de ce que pense et souhaite

le médecin), 3) aucun pouvoir n’est accordé aux infirmiers et infirmières, à la famille et au

comité d’éthique, car ils ne possèdent pas la connaissance médicale et 4) le comité

d’éthique est inutile (n’est pas adapté à l’urgence et son temps de réponse est trop long). Le

second type de modèle décisionnel se nomme « normativité du modèle décisionnel en

gériatrie : le chef d’orchestre ». Dans cette typologie, la décision est médicale, mais elle est

également collective. Ainsi, l’équipe a une importance notable, car le médecin ne peut pas

toujours assumer seul toutes les décisions. Cinq caractéristiques gouvernent ce type : 1) la

décision est collective, 2) il y a un respect de la volonté du patient (si ce dernier est capable

de s’exprimer, que ses souhaits ne sont pas inappropriés et que ses demandes sont

raisonnables), 3) l’équipe est étendue (multidisciplinaire : infirmiers et infirmières,

généralistes et spécialistes, travailleurs sociaux, physiothérapeutes, résidents), 4) la famille

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joue un rôle d’information (lorsque le patient ne peut donner son consentement libre et

éclairé) et 5) le comité d’éthique est occasionnellement consulté afin d’obtenir son point de

vue. Finalement, le troisième type de modèle décisionnel se nomme « normativité du

modèle décisionnel en soins palliatifs : le pasteur. Dans cette typologie, ce n’est pas tant la

décision qui est en jeu, mais plutôt la recherche de moyens pour soulager le patient. Ainsi,

la famille sera intégrée au processus décisionnel et le rôle du personnel soignant a une

importance majeure.

Pourtant, dans toutes les situations qui viennent d’être présentées, certains cas limites

apparaissent toujours où il s’agit de savoir quel type de médecine sera appliqué : soit celle

de l’acharnement ou celle du soulagement. C’est précisément dans ces types de cas limites

que se posent les problèmes éthiques et moraux du personnel soignant. Dans leurs

recherches, les auteurs ont alors rencontré cinq cas limites bien précis : 1) les personnes

âgées en fin de vie, 2) les personnes en absence totale d’autonomie, 3) les personnes qui

vivent une souffrance irréductible, 4) les patients en état de coma irréversible et 5) les

malades qui se sont disqualifiés eux-mêmes (exemple : les fumeurs en phase terminale d’un

cancer du poumon, les alcooliques qui ont le foie détruit, etc.). Mais, à travers toutes ces

situations, demeure une notion centrale qui est toujours présente à l’esprit des médecins,

soit le rapport au Droit. Ainsi, deux éléments vont constamment venir interférer et guider la

prise de décision des médecins, soit : la crainte des poursuites judiciaires et la législation

canadienne en ce qui a trait à l’euthanasie.

Les conflits éthiques au plan clinique se présentent donc souvent sous la

forme d'un dilemme « les professionnels sont partagés entre deux tendances opposées et ne savent quelle voie choisir. L'incertitude ÉTHIQUE porte sur

ce que commande, autorise, tolère ou interdit la situation en cause ». (Hacpille, 1996, p. 6)

Le médecin dispose de peu de temps pour consulter sa conscience et ce

facteur temps est une des conditions d'exercice de l'éthique tout à fait spécifique aux situations des services de réanimation et d'urgences.

(Hacpille, 1996, p. 105)

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Dans un article écrit par Kirei (2000), six types de dilemmes éthiques sont présentés

comme pouvant survenir dans la cadre du travail des médecins. Premièrement, le

consentement. De façon générale, lorsqu’un patient vient volontairement consulter, il est

généralement implicitement convenu que ce dernier donne son consentement afin d’être

examiné. Mais la situation peut être différente lorsqu’une intervention chirurgicale est

nécessaire, d’où l’importance de donner toute l’information au patient afin d’obtenir son

consentement libre et éclairé. Deuxièmement, la confidentialité. Bien que le médecin doive

observer la confidentialité de façon absolue, il se présente toutefois certaines exceptions. À

titre d’exemple, lorsque le patient donne son consentement pour divulguer certains

rensuignements; lorsqu’il en va dans l’intérêt du patient; lorsque la sécurité d’un tiers en en

jeu; lorsque le médecin obtient l’accord du comité d’éthique dans le cadre d’une recherche

ou lorsqu’il y a une procédure légale à observer. Troisièmement, l’avortement. Dans

certains pays, l’avortement est punissable par la loi, alors que d’autres pays stipulent un

nombre de semaines de grossesse indiquant s’il s’agit d’un avortement ou d’une naissance

prématurée. Parfois même, l’avortement peut être une indication médicale. Quatrièmement,

l’examen et le rapport médical. Le médecin doit veiller à l’intérêt du patient, mais parfois il

est payé par certaines autorités afin d’examiner et de fournir le plus de détails possible

quant aux résultats des examens pratiqués chez le patient. Ainsi, le patient doit connaître

toutes les implications et conséquences possibles qui peuvent découler de telles révélations.

De cette façon, le médecin se doit de bien informer le patient. Cinquièmement, les

punitions judiciaires. Dans certains pays, les amputations ou lapidations peuvent être

prescrites par la loi et un médecin doit être présent ou agir médicalement en ce sens ou

donner son avis sur les capacités de la personne à recevoir ces sévices. Quoi faire alors ?

Sixièmement, les maladies terminales et la mort. Dans le contexte où l’euthanasie est légale

dans certains pays et interdite dans d’autres, le médecin peut être confronté à décider quel

traitement s’avère le mieux pour le patient (soulagement de la douleur, soins de confort,

etc.) tout en respectant les lois en vigueur.

Dans l’ensemble de ces situations, l’auteur insiste sur l’importance pour le médecin de

consulter les instances mises à sa disposition lorsque cela est nécessaire. Se référer aux

codes déontologiques ou demander conseil au comité d’éthique peuvent souvent être très

bénéfique pour le médecin.

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Dans un article qui s’intitule Dilemmes éthiques de la période périnatale :

recommandations pour les décisions de fin de vie (Dehan et al., 2001), les auteurs ont décrit

quelles étaient les lignes générales de conduite publiées par la Fédération nationale des

pédiatres néonatologistes à l’égard des services français de réanimation néonatale dans les

décisions médicales de fin de vie. Comme la moitié environ des décès survenant dans les

services français de réanimation néonatale résultent de ces décisions médicales de fin de

vie, les recommandations ont été formulées dans le but de fournir aux pédiatres certains

« guides » en ce qui a trait à l’abstention, la limitation, l’arrêt des traitements et l’arrêt de

vie en période périnatale. Afin de bien comprendre la spécificité des situations médicales et

les décisions auxquelles les médecins sont confrontés, un certain nombre de définitions

furent décrites afin de ne pas utiliser le mot euthanasie, dont les définitions même sont

multiples et controversées. Ainsi, sept points furent adoptés par la Fédération (p. 409). Pour

la description complète de ces éléments, voir l’annexe 3.

Les principes éthiques généraux qui sous-tendent les recommandations de la Fédération

sont : le fœtus et le nouveau-né doivent être considérés comme un patient, une éthique de la

responsabilité, la qualité de vie, l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi que les procédures et

transgressions. Ces dernières permettent aux équipes soignantes de rendre compte du

sérieux avec lequel la décision fut prise, et cela envers l’enfant, la famille et le corps social.

Ainsi, les procédures « permettent de construire une décision médicale et humaine à

l’épreuve de raisons partagées, confrontées et argumentées. La manière dont aura été décidé

et mis en œuvre un arrêt des traitements change profondément la portée éthique et/ou

morale de l’acte » (p. 413). En ce qui concerne les obligations de l’équipe médicale et

soignante, la Fédération nationale des pédiatres néonatologistes a mis en place une

démarche en quatre étapes afin d’assurer une bonne pratique de la résolution des dilemmes

éthiques, soit : 1) la discussion, 2) l’information, 3) la décision et 4) l’accompagnement. La

discussion vise alors trois objectifs : réunir les données médicales les plus objectives,

replacer les données médicales dans le contexte et l’histoire du patient tout en faisant part

de ce que les parents ont exprimé et favoriser la cohésion d’une équipe médicale et

soignante dans la succession des situations à caractère éthique. L’information, quant à elle,

débute dès la première rencontre avec les parents et ses principaux objectifs sont : se

conformer aux obligations légales; situer les parents dans la relation triangulaire soignants-

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parents-enfants; favoriser l’attachement; mettre les parents à l’abri de deuils anticipés ou

inopportuns et éviter de laisser ces derniers s’enfermer dans un sentiment de culpabilité.

Pour ce qui est de la décision, qu’elle soit d’abstention, de limitation, d’arrêt des

traitements ou d’arrêt de vie, elle doit toujours être prise suite à une discussion collégiale

où l’opinion de chacun des membres présents a été prise en compte. Finalement,

l’accompagnement dans les choix d’abstention ou du renoncement thérapeutique doit être

considéré comme un nouveau projet pour l’enfant. Ce projet de fin de vie implique l’équipe

soignante et, dans la mesure de leurs possibilités, les parents.

Dans un article écrit par Gordon (2006), la question des conflits qui peuvent survenir entre

médecins et patients a été soulevée en soulignant la détresse morale que ces situations

peuvent parfois susciter chez le médecin. En se demandant si le professionnalisme laisse

place à l’objection de conscience chez le médecin, Gordon pose la question de la liberté

d’accepter ou de refuser un traitement à un malade. À titre d’exemple, un médecin devrait-

il pouvoir refuser de traiter un fumeur ? Devrait-il tout de même pratiquer un avortement,

quand la santé de la patiente en est tributaire, dans le cas où cela va à l’encontre de ses

croyances religieuses, à l’encontre des lois d’un pays et au risque de poursuites légales qui

peuvent en découler ? Lors d’une épidémie (exemple : grippe H1N1), le médecin devrait-il

pouvoir refuser de traiter les patients porteurs du virus ? L’auteur conclut que « les

médecins devraient s'efforcer de toujours se rappeler leur professionnalisme et ce qui en

découle comme responsabilités et obligations vis-à-vis des personnes qui ont besoin de

soins » (2006, p. 42).

L’article de Dageville & Grassin (2010) expose une situation médicale particulière, c'est-à-

dire celle de nouveaux-nés ayant subi une asphyxie per partum imposant une réanimation

cardiorespiratoire prolongée à la naissance, suivie d’une prise en charge prolongée en

réanimation et où persiste un état neurologique très inquiétant. Dans ces cas particuliers, le

diagnostic indique avec une quasi-certitude que des séquelles lourdes apparaîtront

progressivement, principalement du côté des capacités motrices, sensorielles et

relationnelles.

Les auteurs précisent que d’autres types de pathologie peuvent également conduire à ces

mêmes difficultés éthiques. Ces situations présentent trois caractéristiques communes : 1)

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103

après la réanimation, le nouveau-né est autonome en ce qui concerne toutes ses fonctions

vitales, 2) la qualité de vie future s’annonce très mauvaise et 3) au terme d’une concertation

approfondie en équipe et avec les parents, un consensus est dégagé : la mort serait, pour

l’enfant, une issue préférable à la survie. Mais ceci confronte alors les médecins à l’interdit

de l’euthanasie, où un dilemme majeur se présente et dans lequel ils doivent choisir :

privilégier le respect de la loi aux dépens de l’intérêt de l’enfant, ou bien privilégier le

respect de l’intérêt de l’enfant par une transgression de la loi ? Bien que les auteurs

reconnaissent l’importance fondamentale des règles et des normes en place dans la pratique

médicale, ils rejettent le principe où la loi serait un absolu qui devrait en toute situation

régler leurs conduites.

C’est du fait de notre condition humaine, et de la condition humaine du patient en face de nous, que nous sommes conduits à sans cesse nous inscrire dans les écarts, les ambivalences et parfois les paradoxes que les

situations génèrent, afin de décider au moins mal pour l’enfant. Confrontés à des raisons contraires, nous ne pouvons soutenir que la loi doit toujours,

en dernier recours, emporter la décision au risque de faire de la réanimation une pratique sociale inhumaine. (p. 999)

Pour Léopold (2009), les dilemmes éthiques rencontrés dans la pratique médicale et

pouvant conduire au burnout se rapportent principalement 1) aux exigences contradictoires

entre les demandes des patients et la réglementation qui prévaut dans le contexte médical et

2) au déchirement constant, pour le médecin, entre l’idéal de sa pratique et les contraintes

qu’il rencontre.

2.4.3 Synthèse

Dans cette partie, nous avons vu que le dilemme éthique peut être compris comme un

conflit entre une norme et une valeur, ou entre deux valeurs. Ce type de dilemme implique

alors un questionnement éthique où interviennent des enjeux où un choix s’impose. Dans ce

processus, il faut souligner que le sujet demeure responsable de la décision qui a été prise.

« L’étude des dilemmes éthiques est cette exploration de dimensions axiologiques en

confrontation (conflits de valeurs personnels, professionnels ou organisationnels) qui, dans

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104

un processus réflexif de calibrage, viendra légitimer temporairement ou de manière

permanente, la décision du sujet » (L. Langlois, 2008, p. 71).

Ainsi, diverses études ont par la suite été présentées, se rapportant spécifiquement aux

dilemmes éthiques rencontrés dans la profession médicale. Il est d’abord apparu que

différents modèles décisionnels sont présents dans la pratique médicale, tout

particulièrement en ce qui concerne le caractère interventionniste et le degré de partage de

l’autorité. En effet, ces modèles peuvent varier de la décision quasi unilatérale à divers

degrés de partage décisionnel. Certains cas limites impliquent également des dilemmes

éthiques particuliers : les personnes en fin de vie, les situations de perte totale d’autonomie,

les souffrances majeures, les comas et les personnes qui se seraient soi-disant

« disqualifiées » elles-mêmes. De plus, les études ont révélé certains dilemmes éthiques en

lien avec le consentement, la confidentialité, l’avortement, les rapports d’examens

demandés par des instances extérieures, les éventuelles réprimandes judiciaires et les

maladies terminales. Face à ces dilemmes éthiques, certaines procédures ont été élaborées

afin d’aider au processus décisionnel : la discussion, l’information, la décision et

l’accompagnement. Diverses considérations ont été présentées afin de rencontrer ces

dilemmes éthiques, soit : le degré d’autonomie envisagé après une réanimation, la qualité

de vie future, le consensus qui découle de la concertation avec les proches du patient.

Finalement, il est apparu que les dilemmes éthiques que vivent les médecins se

rapporteraient à certaines contradictions entre les demandes et les réglementations, ainsi

qu’à certains écarts entre l’idéal de la pratique et les contraintes rencontrées.

Les dilemmes éthiques qui ressortent des précédentes recherches peuvent placer les

médecins dans une position d’inconfort pouvant mener à la souffrance. Dans ces cas précis,

les valeurs qui se confrontent contribueront à une forme de souffrance spécifique, soit la

souffrance éthique dont il sera question dans la section suivante.

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105

2.5 La souffrance éthique

Les différentes positions qui ont été exprimées précédemment sont intéressantes et

importantes à l’égard de la compréhension de la notion de souffrance. Toutefois, dans la

présente recherche, il s’agit tout particulièrement d’étudier une sorte de souffrance

spécifique, celle de la souffrance éthique. Certains contextes, à l’heure actuelle, laissent

penser que les médecins sont souvent placés dans des situations où ils se retrouvent coincés

entre le devoir, d’une part, et les possibilités restreintes qui s’offrent à eux, d’autre part. À

titre d’exemple, relevons une situation où l’urgence d’un établissement doit être fermée à

partir d’une heure bien précise et où le devoir du médecin commande d’apporter les soins

appropriés à un malade qui se présente, et cela même après l’heure fixée par les

administrateurs de l’établissement. Ainsi, le dilemme se situe entre apporter l’aide au

malade (ce qui va à l’encontre de la demande de l’établissement et est passible de

sanctions) ou refuser de soigner la personne (ce qui va à l’encontre du code de déontologie

et est également passible de sanctions). C’est ainsi que ce type de dilemme conduit à une

souffrance paradoxale particulière qu’il est possible de nommer souffrance éthique.

2.5.1 La souffrance éthique en général

Renault (2008) illustre la souffrance selon deux catégories distinctes : la souffrance

physique (moi corporel) et la souffrance psychologique. Cette dernière est alors décrite

selon deux types de souffrance spécifiques, soit la souffrance psychique (moi psychique) et

la souffrance psychosociale (moi social). C'est précisément à l’intérieur de ce dernier type

de souffrance (souffrance psychosociale) qu’il distingue deux autres types de souffrance

qui la compose, soit la souffrance éthique et la souffrance morale. Plus précisément, il

départage « une souffrance éthique » et une « souffrance morale », en reprenant la

distinction philosophique classique de l’éthique et de la morale qui renvoient

respectivement aux questions de la vie bonne et de la vie juste » (p. 315). Ainsi, la

souffrance morale met en jeu des représentations portant sur des principes auxquels tous les

individus doivent se soumettre dans leurs rapports avec autrui (la vie juste), alors que la

souffrance éthique met en jeu des représentations portant sur ce que les individus

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reconnaissaient comme les valeurs et les contextes qui font la valeur de l’existence (la vie

bonne). De cette façon, la souffrance éthique découlerait davantage d’une évaluation

ponctuelle et contextuelle faite par le sujet dans une situation bien précise.

Cette situation est également illustrée par Weissman (2010), lorsqu’elle décrit les

changements actuels qui surviennent dans certaines entreprises et organisations

gouvernementales, changements qui conduisent à des souffrances prenant parfois la forme

de l’épuisement professionnel.

En transférant sur le service public à la fois les objectifs d’une entreprise privée – faire des profits – et un mode de fonctionnement soi-disant seul

apte à dégager des marges – le management par le stress, le contrôle et l’évaluation –, il [le gouvernement] organise la désorganisation, jette le discrédit sur les fonctionnaires, soi-disant feignants, incompétents, inaptes

au changement, il vide le sens du travail, dénature leurs métiers et fait apparaître un nouveau type de souffrance : la souffrance éthique. Les

témoignages de tous ces hommes et femmes qui subissent le démantèlement, expriment cette souffrance de ne plus pouvoir exercer leur métier, juste ça, leur métier. (p. 196)

Dans un article écrit par Maslach, Schaufeli, & Leiter (2001) et traitant du burnout au

travail, les auteurs ont fait un rappel historique de ce concept et ont décrit certaines des

évolutions qu’il a subies. Sans détailler tout ce qui le compose, rappelons que le burnout

peut se définir comme « une réponse prolongée à des « stresseurs » émotionnels et

interpersonnels chroniques au travail. Il est plus précisément défini par trois dimensions : le

sentiment d’épuisement professionnel, la dépersonnalisation et la réduction de

l’accomplissement de soi. Au-delà de cette définition, il est intéressant de constater que ce

concept du burnout, tout comme celui de la souffrance, a également évolué à travers les

années. Les auteurs précisent ainsi certains élargissements du cadre théorique, parmi lequel

six « zones » particulières du travail ont été décrites et dans lesquelles il est possible de

rencontrer des inadéquations entre la personne et le cadre de son travail. Parmi ces zones, le

concept de « valeur » y est spécifiquement décrit. Voici donc la traduction de la description

qui en est faite :

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107

Lorsqu’il y a un conflit entre certaines valeurs. Dans certains cas, la personne peut se sentir contrainte, par le travail, de faire des choses non éthiques et en désaccord avec ses valeurs personnelles … Dans d’autres

situations, il peut y avoir un décalage ou une inadéquation entre ses aspirations personnelles pour sa carrière et les valeurs de l’organisation. La

personne peut également être prise entre des valeurs conflictuelles de l’organisation, comme lorsqu’il y a un écart entre certains énoncés nobles de la mission de l’entreprise et sa pratique réelle, ou lorsque les valeurs sont en

conflit. (Maslach et al., p. 415)

Cette dernière particularité de la souffrance, qui fait intervenir les conflits de valeurs, prend

alors une dimension particulière, se rapportant à l’éthique. En effet, cette souffrance, qui

découle de ne plus pouvoir agir, peut tout particulièrement s’illustrer dans le contexte où les

membres d’une profession, comme la profession médicale, ne sont plus en mesure

d’effectuer leur travail en raison du manque de ressources adéquates, par contraintes

budgétaires, etc. Cette situation s’aggrave d’autant plus lorsque les besoins de la clientèle

sont criants, et que les sujets individuels sont impuissants à y répondre; cela en dépit du fait

que toute leur formation les a conduits à réaliser ce travail. Ainsi, comme le rapportent

Gaignard et Charon (2005), la souffrance éthique découle, pour le sujet, d’un conflit entre

« ce qu’il sait ne pas devoir accepter et ce qu’il fait quand même » (p. 63). Les sentiments

qui y sont associés sont alors : 1) une honte vis-à-vis de l’idéal de soi et 2) une culpabilité à

l’égard d’autrui dont on ne prend pas la défense ou à qui on inflige l’injustice au nom de la

raison économique.

Ainsi, la souffrance éthique se distingue des formes de souffrance évoquées au début de ce

chapitre. Elle résulterait du fait de se voir contraint d’agir à l’encontre de ses valeurs

professionnelles et personnelles. Comme le définit Dejours (Dejours, 2006), il s’agit de « la

souffrance que fait naître le conflit entre les convictions morales et l’injonction à participer

à des actes qu’on réprouve. Il en résulte un sentiment de trahison de soi-même qui, dans le

contexte de la désolation, peut conduire au pire » (p. 132). Ainsi, malgré une évaluation

personnelle qui dicterait d’agir d’une façon déterminée, l’individu ne peut offrir un

comportement en accord avec cette évaluation du contexte et des limites imposées par le

système.

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108

Dans d’autres circonstances, Dejours (2001a) évoque la problématique des « braves gens »

qui, dans un contexte de travail où certaines injustices sont commises, se transforment en

collaborateurs au « sale boulot »7 alors qu’ils désapprouvent les actes que le système

« prescrit ». Il explique la souffrance qui en résulte par le fait que la personne fait

connaissance avec sa propre faiblesse morale, avec sa lâcheté. Il s’agit alors d’un conflit

moral où la personne se trouve prise.

Ce conflit et la souffrance qui en résulte, à laquelle on donne le nom de

« souffrance éthique » est particulièrement délétère, car elle concerne le sens moral de chacun et menace dangereusement le sentiment d’identité dans la mesure où il y a discontinuité entre les valeurs auxquelles on est

attaché et ce que l’on est amené à faire. C’est faire ainsi l’expérience douloureuse de la lâcheté. (Valette, 2004, p. 5)

De nombreux salariés sont amenés à exécuter des ordres qu’ils réprouvent ce qui génère une souffrance éthique majeure vis-à-vis de l’idéal de soi d’une part et de la culpabilité vis-à-vis d’autrui dont on ne prend pas la

défense. Pour conjurer le risque d’effondrement, la plupart des sujets construisent des défenses spécifiques pour engourdir leur conscience

morale. (Grenier-Peze, 2000, p. 190)

Dejours (2001a) explique que, dans la souffrance éthique, il y a une « découverte que je ne

suis pas maître de mes actions, que je suis un traître à moi-même et à mes idéaux. » (p. 2).

Cette forme de souffrance vient alors atteindre l’identité du sujet et le risque principal

concerne la perte de l’amour de soi, armature de la santé mentale. « À l’horizon de la

souffrance éthique, il y a le spectre de l’angoisse provoquée par l’irruption d’un doute

radical sur soi-même, sur ses choix, sur ses convictions, et de la perte de l’identité »

(Dejours, 2004).

Récemment, le travail de plusieurs chercheurs internationaux a donné lieu à la création d’un

rapport d’expertise remis au Ministère du travail, de l’emploi et de la santé, en France

(Askenazy et al., 2011). Ce document présente alors une définition de la souffrance éthique

7 « On parle de « sale boulot » quand le sujet parvient à agir contre ou en dépit de son sens moral » (Molinier,

Gaignard, & Dujarier, 2010, p. 16).

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109

qui fait de plus en plus consensus au sein de la communauté scientifique et qui sera

d’ailleurs retenue dans le cadre de cette thèse :

Une souffrance éthique est ressentie par une personne à qui on demande d’agir en opposition avec ses valeurs professionnelles, sociales ou

personnelles. Le conflit de valeurs peut venir de ce que le but du travail ou ses effets secondaires heurtent les convictions du travailleur, ou bien du fait qu’il doit travailler d’une façon non conforme à sa conscience

professionnelle. (p. 15)

Se sentir écœuré parce qu’on bâcle le travail ou terrassé par la honte d’avoir

accepté de nuire à autrui sont des formes de « souffrance éthique ». (Dejours, cité dans Askenazy et al., 2011, p. 157)

La souffrance éthique ayant été décrite en lien avec le travail de façon plus globale, il

apparaît que certaines études se sont également intéressées à ce type de souffrance plus

spécifiquement en ce qui concerne la profession médicale. La partie suivante abordera la

souffrance éthique à travers certaines de ces données de recherches.

2.5.2 La souffrance éthique dans la profession médicale

Comme nous l’avons vu précédemment, la souffrance éthique peut être définie de la façon

suivante : « La souffrance que fait naître le conflit entre les convictions morales et

l’injonction à participer à des actes qu’on réprouve » (Dejours, 2006, p. 132). À la lumière

de cette façon de comprendre la souffrance éthique, un certain nombre d’études qui font

état de ce type de conflits présents chez les professionnels de la santé seront présentés.

Dans sa thèse intitulée Éthique clinique : du discernement à l’action, Hacpille (1996) a

étudié la souffrance éthique auprès des soignants du domaine de la médecine et des soins

infirmiers. Bien que cette étude ait été réalisée auprès de deux groupes d’étudiants de 3e

années d’étude (médecine : 65 étudiants; soins infirmiers : 93 étudiants), dans la région de

la Haute-Normandie, les résultats à l’égard de la souffrance éthique sont ici très pertinents

dans la compréhension du vécu des soignants. En fait, « ces soignants (médecins et non-

médecins) sont fréquemment confrontés à des situations humainement difficiles, auxquelles

rien ne les a préparés. De ce fait, ils se sentent en échec, pas à la hauteur de leurs

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responsabilités et puisent, pour faire face, dans leurs ressources affectives et

émotionnelles » (p. 1). Ainsi, cette recherche s’est effectuée en présentant dix vignettes

cliniques (situations) à chacun des participants à la recherche. Cette méthode repose sur

l’utilisation de tests (vignettes) qui présentent des « situations expérimentales standardisées

servant de stimulus à un comportement ». Deux grandes formes de souffrance éthique ont

été repérés : une souffrance éthique professionnelle et une souffrance éthique individuelle.

La souffrance professionnelle, que l’auteure définit comme « le vécu douloureux des

conflits de devoirs en situation clinique » (p. 13) se subdivise en deux points : 1) la

complexité des situations qui rendent impossible le respect de toutes les valeurs que l’on

souhaite respecter et 2) les situations d’impasses liées à la dilution des limites où il devient

de plus en plus difficile de se référer à ce qu’est un homme « normal », de situer les limites

de la vie humaine (moments où l’embryon devient homme, moments où l’homme meurt (la

prolongation de la vie). La souffrance individuelle, que l’auteure définit comme attribuable

à certaines situations où, « quoi qu’on fasse pour en sortir, y compris s’abstenir d’agir, il

s’en suivra des conséquences inacceptables du point de vue de l’éthique » (p. 183), fait

référence aux décisions obligatoires que les professionnels de la santé doivent prendre. Afin

de faire face à ces choix, deux types de situations peuvent survenir : 1) le recours à une

hiérarchie de valeurs, où la personne prend la décision qui correspond à la valeur jugée la

plus importante, ou 2) lorsque les valeurs n’ont pas de relation de hiérarchie entre elles

(exemple : la procréation et l’épanouissement mutuel des époux dans le mariage), le

professionnel doit alors s’en remettre à l’autonomie d’autrui, c'est-à-dire des parties en

cause qui devront mesurer le poids relatif des conséquences désirées ou indésirables.

« Aujourd'hui, à tous les niveaux de la pratique médicale, de la naissance d'un enfant à la

dispensation des soins à un octogénaire, le choix et l'évaluation d'un traitement sont

marqués de controverses, de dissensions et de doutes..." provoquant des souffrances

personnelles et professionnelles qu'on désignera ici comme "souffrance éthique" » (p. 8).

En bref, comme Hacpille (1996) conclut, il est possible de « résumer » la souffrance

éthique, tant professionnelle qu’individuelle en ces termes : quand, comment et au nom de

quoi agir? « Le premier dénominateur commun est bien l'impossibilité de respecter toutes

les valeurs que l'on souhaite respecter face à une situation donnée : est alors mise en jeu une

tension des valeurs de chacun pris individuellement et dans sa confrontation à autrui » (p.

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111

181). Il en ressort que les situations médicales donnent lieu à un vécu de souffrance

éthique, et cela pour trois grandes raisons (p. 189) : 1) « La dilution des limites »

(exemple : quand débute ou se termine la vie ? Ce qui est techniquement possible est-il ce

qu’il y a de mieux pour l’homme ?), 2) « L’hypertrophie de l’objectivation de l’être

humain », c'est-à-dire utiliser la technique, mais oublier l’être ou, comme le précise

Hacpille « en réduisant la médecine aux moyens de traiter des organismes humains, la

médecine a perdu de vue sa finalité qui est de soigner des personnes » (p. 189) et 3) « le

déni de la parole » , où la médecine scientifique perd de vue le sujet. Deux victimes sont

alors présentes : le malade et le médecin.

Pour sa part, dans un article qui traite des décisions difficiles dans le cadre de la pratique

médicale, Hurst (2001) s’est intéressé à la souffrance des soignants face au dilemme moral

qu’ils rencontrent. Ainsi, dans le contexte où certains choix mènent le médecin à trahir ses

propres valeurs, il devient possible de « mourir à soi-même » en agissant de façon contraire

à ce que l’on est comme sujet. « Ces histoires, dont la difficulté est morale avant d’être

technique, font partie du poids de la pratique clinique et d’une partie des questionnements

auxquels tente de répondre l’éthique médicale. Elles font partie de la souffrance des

soignants. Elle donne une image de ce danger de perdre ou de nier une part de soi-même

dans la pratique hospitalière » (p. 27). Bien que le contexte hospitalier puisse protéger le

médecin contre ce type de situation, tout particulièrement lorsque se forment des équipes

interdisciplinaires permettant la discussion et l’évaluation commune des situations, le

médecin se retrouve souvent seul à devoir trancher. Mais dans un contexte où tout presse, il

est difficile de prendre le temps de peser le pour et le contre de ses valeurs. L’auteure

illustre alors deux types de réponses typiques survenant chez les médecins : la fuite

intuitive, où le médecin agit en suivant son sentiment profond de ce qui apparaît le meilleur

comme solution, ou la négation, où le médecin tente de décider en ayant recours strictement

à la pure raison et où la conviction que garder la tête froide est considéré comme la

meilleure chose à faire, autant pour le patient que pour lui même. Toutefois, le caractère

inéluctable des dilemmes moraux fait en sorte que certains actes peuvent être vécus comme

des erreurs personnelles et ainsi entraîner une culpabilité. « Il existe inévitablement des

situations insolubles dans lesquelles il devient nécessaire de sacrifier l’une ou l’autre des

valeurs qui s’opposent. Autrement dit, le choix est de savoir non pas si, mais dans quelle

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mesure et de quelle façon l’on va « se salir les mains ». C’est la mort d’une part de

l’identité » (2001, p. 29). C’est précisément dans ce sentiment de trahison de soi-même que

le médecin peut alors faire l’expérience de la souffrance éthique.

Finalement, Roucayrol (2001) décrit certaines raisons qui contribuent à la faible expression

de la souffrance morale vécue par les médecins. Dans un contexte où les budgets sont

restreints et où la concurrence entre les divers services hospitaliers devient la norme, les

médecins se voient dans la nécessité de taire leur problème et de faire preuve d’efficience

afin d’obtenir davantage d’argent. Qui plus est, le déni de la souffrance des médecins

découlerait de la nature même de la profession. Il s’avère en fait difficile de prendre en

compte les souffrances du patient au moment même où le soignant se retrouve en

souffrance. Dans ce contexte, les médecins se voient imposer un certain nombre de

limitations, principalement matérielles et humaines. Ainsi, comme l’auteure conclut :

Pris dans ce jeu d'exigences contradictoires, conscients que leurs immenses possibilités technologiques ne pourront pas résoudre des problèmes humains

et sociétaux qui les dépassent, avertis du coût financier énorme de leurs pratiques, mais cramponnés à leur volonté de voir l'hôpital public rester ouvert à tous pour des soins de haut niveau, les praticiens hospitaliers

s'épuisent à résister à l'influence mercantile qui s'y fait jour. (p. 62)

2.5.3 Synthèse

Cette dernière section sur la souffrance éthique a fait ressortir l’implication des conflits de

valeurs dans ce type de souffrance. Il en ressort que le fait de ne pas parvenir à exercer

adéquatement son travail, ce qui revient à ne pas pouvoir agir, conduit à une culpabilité à

l’égard d’autrui et à une honte à l’égard de l’idéal de soi. Ainsi, être contraint de participer

à des actes que l’on réprouve, bref de devenir des collaborateurs au « sale boulot », pour

reprendre les mots de Christophe Dejours, conduit le sujet à la découverte qu’il n’est pas

maître de ses actions, qu’il est en fait un traître à lui-même.

Cette particularité de la souffrance éthique a par la suite été décrite à la lumière de certaines

études qui se sont spécifiquement intéressées à ce type de souffrance en lien avec la

profession médicale. Ainsi, la recherche d’Hacpille (1996) a permis d’illustrer deux types

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de souffrance éthique : l’une professionnelle, qui implique les conflits de devoirs, l’autre

individuelle, qui implique des conséquences inacceptables du point de vue de l’éthique, et

cela indépendamment de l’agir mis en place. D’autres études ont également relevé

l’impossibilité de respecter toutes les valeurs, voire de trahir ses propres valeurs. Certaines

conduites ont alors été avancées afin d’illustrer diverses réactions de la part des médecins

qui vivent ces souffrances éthiques, soit la fuite intuitive et la négation. Finalement, il est

apparu que le contexte particulier de la pratique médicale, avec les limitations rencontrées

et les souffrances constatées chez les patients, contribue à la difficulté de rendre compte de

cette souffrance que vivent les médecins eux-mêmes.

2.6 Synthèse du cadre théorique

Ce chapitre a permis de présenter le cadre théorique de cette recherche. Ainsi, les trois

principales sections ont décrit : la souffrance, les aspects de morale et d’éthique et le

modèle de la psychodynamique du travail. Cette description a posé les bases de ce qui

constitue les concepts clés de cette recherche, soit le « dilemme éthique » et la « souffrance

éthique ».

Les constats qui découlent de cette présentation permettent d’envisager la souffrance

éthique en lien avec un conflit de valeurs qui place les médecins dans une position où ils

peuvent difficilement agir et ainsi traiter leurs patients d’une façon qu’ils considèrent

convenable. Les conflits peuvent être tributaires de diverses rationalités présentes dans le

cadre de leur pratique professionnelle, et tout particulièrement la rationalité axiologique.

Ainsi, différentes valeurs se rapportant à la déontologie, à l’éthique de la justice, à l’éthique

de la sollicitude et à l’éthique de la critique peuvent s’opposer ou devenir difficilement

compatibles. Il s’agit alors d’un écart important entre l’idéal que ces médecins se font de la

profession et ce que la réalité du contexte médical leur permet concrètement d’effectuer.

Face à cette souffrance, divers « agirs » seront alors mis en place par ces médecins.

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114

2.7 Question et objectifs de la recherche

La question générale de recherche se présente comme suit :

Comment le travail actuel des médecins les confronte-t-il à certains dilemmes

éthiques qui contribuent au développement d’une souffrance éthique ?

Pour répondre à cette question, cette recherche vise l’étude de situations actuelles présentes

dans le travail médical où se posent des dilemmes pouvant mener à une souffrance éthique.

Ainsi, trois objectifs méthodologiques spécifiques ont été poursuivis.

1) Décrire des situations-types où les médecins se retrouvent confrontés à de tels

dilemmes éthiques.

Exemples : - les décisions qui impliquent la vie ou la mort de patients

- le fait d’être tenu de choisir de traiter un patient plutôt qu’un autre

2) Montrer en quoi la confrontation à ces dilemmes éthiques peut être à l’origine d’une

souffrance (que nous qualifions d’éthique) chez les médecins et examiner les façons

dont cette souffrance s’exprime.

Exemple : - sentiment de honte, de culpabilité

Comprendre certaines formes d’agir mis en place par les médecins, au regard des principes

éthiques impliqués, afin de poursuivre leur travail (compte tenu des écarts constatés entre

ce que la profession médicale leur demande d’effectuer, ce qu’ils considèrent approprié

pour les patients et ce que la réalité du contexte de travail permet).

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Chapitre 3 : Méthodologie

Dans ce chapitre, nous présenterons les aspects méthodologiques retenus pour réaliser cette

thèse. Globalement, il sera question de la recherche qualitative et de la démarche inductive.

L’approche narrative sera ensuite présentée, tout particulièrement en ce qui concerne les

récits de pratiques. Par la suite, nous traiterons de l’échantillon de participants, et cela en

termes de constitution, de mode de recrutement et de critères de sélection. Nous

indiquerons également de quelles façons les rencontres avec les participants se sont

déroulées, ainsi que les dispositions d’ordre éthique qui ont été prises. Ensuite, nous

décrirons comment l’analyse des données a été effectuée. Nous verrons que l’approche

priviliégiée pour présenter les résultats se fonde sur une catégorisation idéale-typique,

illustrée sous forme de métaphores. Finalement, il sera présenté ce qui a constitué la

rencontre de restitution/validation qui a été réalisée auprès de médecins-conseils.

3.1 Ancrages épistémologiques de la méthode

Dans la partie suivante, nous décrirons le type de méthode utilisée, soit la recherche

qualitative. Plus précisément, la démarche inductive sera présentée, de même que

l’approche narrative. Cette dernière, par l’utilisation des récits de pratiques, constitue la

façon dont matériel a été recueilli.

3.1.1 La recherche qualitative

Contrairement à la recherche quantitative, la recherche qualitative peut être comprise

comme « tout type de recherche qui amène des résultats produits ni par des procédures

statistiques ni par d’autres moyens de quantification » (Strauss & Corbin, 2004, p. 28).

Ainsi, même si une partie des données provenant de la recherche peut être quantifiable,

l’interprétation compose l’essentiel de l’analyse. Dans la recherche qualitative, la

conscience n’est par vue comme le reflet de la réalité, mais engendre plutôt la réalité.

« Dans ce cas, les « vrais faits » sont les manières par lesquelles les individus définissent

les situations » (Mucchielli, 1996, p. 57). Cette conception prend ses racines dans

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l’empirisme idéaliste de l’École de Chicago où l’idée centrale est que les êtres humains

construisent leur propre réalité sociale et où la méthode d’investigation tente de capter ces

« vrais faits ». Il est possible de définir la recherche qualitative comme toute recherche

empirique en sciences humaines et sociales qui répond aux cinq caractéristiques suivantes :

1) être conçue en grande partie dans une optique compréhensive, 2) aborder son sujet

d’étude d’une manière ouverte et assez large, 3) inclure une cueillette de données effectuée

au moyen de méthodes qualitatives, 4) donner lieu à une analyse qualitative des données et

5) déboucher sur un récit ou une théorie (et non sur une démonstration) (Mucchielli, 1996,

p. 196).

Dans le cadre habituel d’une recherche qualitative, le type d’entretien retenu correspond à

« l’entrevue d’information ». Par l’entremise de questions semi-dirigées, cette façon de

procéder « vise à cerner la perception, la vision d’une personne ou d’un ensemble de

personnes dans une situation donnée (Lessard-Hébert, Goyette, & Boutin, 1990, p. 157).

Ainsi, le chercheur doit favoriser l’expression libre du sujet par une écoute active.

3.1.2 La démarche inductive

Notre thèse s’inscrit dans le cadre d’une démarche inductive. La particularité de la

démarche inductive est de passer du particulier au général, ou de situations singulières vers

certaines règles qui s’en dégagent. « À partir de quelques situations étudiées, on cherche à

dégager des processus récurrents pour graduellement regrouper des données obtenues et

évoluer vers la formulation d’une théorie » (Mucchielli, 1996). Cette théorie peut s’illustrer

par l’élaboration de concepts ou de principes généraux qui permettent de comprendre le

phénomène à l’étude. À titre d'exemple, cette illustration peut être faite par l’utilisation de

trajectoires-types, de certains cas-types, etc. « Le chercheur suppose qu’un ou des cas

intensivement analysés vont représenter fidèlement l’univers d’où ils ont été tirés »

(Poupart & Groupe de recherche interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives, 1997, p.

305). À la fin du processus d’analyse, le chercheur devrait être capable d’énoncer des

propositions s’appliquant à tous les cas examinés.

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117

Le choix de l’induction traduit aussi une attitude d’ouverture du chercheur à l’endroit d’un ensemble de données qui sont recueillies et analysées, sans nécessairement prendre appui sur des théories, un cadre théorique

solidement défini et préexistant. Le défi est alors de se donner une structure pour mener à bien le processus d’induction au regard de la diversité et du

foisonnement possible de données. (Villemagne, 2006, p. 134)

Ainsi, on ne peut pas, par cette méthode, prétendre à la généralisation des résultats, mais

plutôt à la transférabilité des résultats auprès d’autres sujets présentant certaines

caractéristiques communes avec les participants de la recherche.

Glaser & Strauss (2010) distinguent l’induction énumérative de l’induction analytique par

le fait que cette dernière ne comporte pas de classes circonscrites à l’avance.

« Contrairement à l’induction énumérative, où les phénomènes et leurs hypothèses

explicatives sont définis a priori, dans l’induction analytique, la généralisation s’effectue à

partir de l’étude approfondie des données vers la théorie » (p. 58). Cette démarche s’inscrit

donc dans le cadre de la théorisation ancrée qui sera décrite dans la section « analyse des

données ».

3.1.3 L’approche narrative

L’approche narrative permet de mettre à contribution la subjectivité des individus dans un

processus de recherche. Elle « réfère à n’importe quelle étude qui utilise ou analyse du

matériel narratif » (Lieblich, Tuval-Mashiach, & Zilber, 1998, p. 2). Elle propose un outil

de signification et de compréhension de l’identité personnelle, du style de vie, de la culture

et du monde historique de la personne qui « raconte ». L’histoire qu’elle permet de faire

ressortir interpelle l’expérience; elle rend explicite sa signification (Josselson & Lieblich,

1993). Elle peut être utilisée afin de répondre à une question de recherche ou à un objet de

recherche. Lieblich, Tuval-Mashiach, & Zilber (1998) affirment qu’une des meilleures

façons d’apprendre sur le monde interne des individus est de passer par le récit que les

personnes font de leur vie et de leur expérience de la réalité. Il est ainsi possible d’avoir

accès à des données riches et uniques, qui ne peuvent être obtenues par l’expérimentation,

les questionnaires ou les observations. Pour ce faire, travailler avec un matériel narratif

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présuppose un dialogue d’écoute entre trois voies : 1) la voie de celui qui raconte, 2) le

cadre théorique de la recherche et 3) l’action de lecture et d’interprétation.

3.1.3.1 La méthode du « récit »

Dans cette recherche, nous utilisons les récits de pratiques afin de recueillir les propos des

médecins sur l’exercice de leur travail et les problèmes qui en découlent du côté de leur

santé mentale. Nous allons donc décrire ici ce qui caractérise les récits de pratiques et ce

qui les distingue des récits de vie afin de justifier les raisons pour lesquelles nous allons

nous en tenir aux récits de pratiques. Retenons pour l’instant que :

La méthode biographique ou des récits de vie [récits de pratique] puise ses

origines dans deux disciplines principales, l’histoire et la sociologie. Dans le domaine relatif à l’histoire, l’utilisation de la biographie et de l’autobiographie constitue une démarche classique afin de découvrir et

d’apporter un sens à des événements particuliers achevés ou vécus par les acteurs. (Sanséau, 2005, p. 35)

Plus précisément, nous nous référerons aux écrits de Daniel Bertaux (1997; 1976), auteur et

chercheur incontournable sur ces types de récits. Dans un premier temps, nous décrirons ce

que sont les récits de vie pour ensuite préciser certaines particularités propres aux récits de

pratiques.

1- Récits de vie

Pour Bertaux (1997), « le récit de vie résulte d’une forme particulière d’entretien,

l’entretien narratif, au cours duquel un chercheur demande à une personne ci-après

dénommée « sujet » de lui raconter tout ou une partie de son histoire vécue » (p. 6). Dans

cette définition, on remarque d’emblée que le récit de vie ne correspond pas

obligatoirement à l’histoire complète de la vie de l’individu. Cette conception de l’histoire

« totale » est encore fortement répandue et elle a pris naissance à la suite de la publication

des Confessions de Jean-Jacques Rousseau (1968) traitant d’autobiographies. L’ouvrage de

Rousseau reprend le témoignage de personnes qui font l’exercice de raconter leur vie de

façon complète : en partant de la naissance, de leur contexte interpersonnel et social, de

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l’ensemble de leurs expériences, etc. Selon Bertaux (1997), contrairement à cette forme

d’autobiographie, « il y a du récit de vie dès lors qu’un sujet raconte à une autre personne,

chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue » (p. 32). Pour sa part,

Legrand (1993) décrit le récit de vie comme « expression générique où une personne

raconte sa vie ou un fragment de sa vie à un ou plusieurs interlocuteurs » (Le Grand dans

Legrand, 1993, p. 180). Francequin, Deschamps, Ferrand & Cuvillier (2004) insistent sur la

compréhension du vécu de la personne qui raconte, et cela à travers son contexte social bien

précis. « La démarche dénommée « histoire de vie » ou « récit de vie » est une démarche

parmi d’autres pour tenter de découvrir la réalité sociale et comprendre la personne qui

accepte de raconter des tranches de sa vie » (p. 21).

Il faut ici préciser ce qui est entendu par le verbe « raconter » (ou action de « faire le récit

de »). Raconter signifie que la production discursive du sujet a pris la forme narrative.

Lorsque le sujet donne simplement des descriptions, des explications ou des évaluations, il

ne s’agit pas alors d’une forme narrative, mais plutôt d’une forme de chronique. Pour se

situer dans une forme narrative, le discours doit comprendre un certain nombre de rapports

liant ces descriptions, explications ou évaluations. Ainsi, « l’entretien se fait à partir d’une

trame orientant les récits obtenus sur des thèmes : les conflits, les changements survenus,

les relations sociales, les conditions matérielles de vie … » (Mucchielli, 1996, p. 199). Le

récit de vie doit alors permettre la compréhension d’un problème social, et cela par le

recours à des synthèses et à des recoupements. Bien que le chercheur arrive sur un terrain

« inconnu », il possède néanmoins certaines informations qui découlent de ses lectures, de

ce qu’il a entendu ou observé, de documents consultés, etc. L’objectif est alors de creuser

les explications habituellement convenues pour ainsi apporter une contribution à la

connaissance des phénomènes humains (Mucchielli, 1996).

La première étape à réaliser dans la méthode des récits de vie est « l’intégration »

(Mucchielli, 1996). Le chercheur peut se retrouver sur le terrain afin de recueillir le

maximum d’informations sur le sujet d’étude. Il peut également retirer ses informations de

diverses recherches. Par la suite, le « repérage des informateurs » consiste à identifier les

individus susceptibles d’apporter plus de précisions sur les centres d’intérêt définis par le

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chercheur. En somme, « la démarche dénommée « histoire de vie » ou « récit de vie » est

une démarche parmi d’autres pour tenter de découvrir la réalité sociale et comprendre la

personne qui accepte de raconter des tranches de sa vie » (p. 21). Vient ensuite « la trame

d’entretien » qui peut être vue comme un guide afin d’aborder certains aspects qui

intéressent le chercheur (Mucchielli, 1996). Le « recueil d’informations », où le chercheur

évite d’être trop directif, est le moment où se déroule l’entretien et où les thèmes seront

abordés.

Les récits de vie peuvent s’intéresser à plusieurs domaines de l’existence : les relations

familiales et interpersonnelles, l’expérience de l’école et de la formation des adultes,

l’insertion professionnelle, l’emploi ainsi que tout autre domaine spécifique (exemple :

l’émigration, la délinquance juvénile, l’usage de stupéfiants, l’expérience de mères ou de

pères célibataires, etc. (Bertaux, 1997). De plus, l’articulation que font les personnes entre

les domaines d’existence précédemment mentionnés est généralement riche de sens.

Pour ce qui nous intéresse plus spécifiquement, regardons plus en détail le domaine du

travail. Ce domaine peut concerner les branches d’emploi, les secteurs professionnels, les

métiers, l’activité proprement dite, voire l’acte de travail. Chaque entreprise ou lieu de

travail possède ses propres traditions, ses règles (explicites et implicites), ses risques, etc.

« La sociologie du travail et la sociologie des organisations ont pour objet d’étudier,

d’analyser, de comprendre les rapports sociaux de production et de pouvoir qui structurent

les entreprises » (Bertaux, p. 42).

Cette disposition fut observée dans le cadre de la présente recherche. Les médecins

savaient, dès la première prise de contact, et même à partir de l’annonce publicitaire

destinée aux revues médicales, quels étaient précisément les thèmes qui allaient être

abordés au cours de l’entretien.

2- Récits de pratiques

D’emblée, précisons que le récit de pratiques est une forme spécifique du récit de vie. Il

comporte toutefois certaines particularités qui le distinguent et qui prescrivent son

utilisation.

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Le nom « pratique » tire son origine du latin practica et du grec praktikê, de pratteîn, qui

signifie « agir » (Dubois, Mitterand, Dauzat, & Larousse, 2011, p. 791). En ce sens, il

rejoint le sens du mot grec praxis, qui provient également de pratteîn, et qui concerne

l’action (ou l’activité). Pour Aristote (1990), « tout art et toute investigation, et pareillement

toute action (praxis) et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble (p. 31).

Ainsi, pour Aristote, la finalité de l’action est donc l’eupraxis, ou « l’action heureuse et

bonne ».

En tout premier lieu, le récit de pratiques concerne les expériences subjectives, tout comme

dans le récit de vie, mais il a la particularité de s’intéresser à des histoires se déroulant dans

certaines situations bien précises. Par exemple : pour mieux comprendre certains aspects

des contextes de travail ou des professions s’y rattachant. « Le récit de vie peut constituer

un instrument remarquable d’extraction des savoirs pratiques, à condition de l’orienter vers

la description d’expériences vécues personnellement et des contextes au sein desquelles

elles se sont inscrites. Cela revient à orienter les récits de vie vers la forme que vous avons

proposé de nommer ‘récits de pratiques’ » (Bertaux, 1997, p. 17). Par le concept de

« pratique », Bertaux (1976) entend toute « action » ou tout « acte » effectué par un sujet, et

cela dans un contexte donné. Les pratiques (actions, actes) découlent des rapports sociaux

(pouvoir, force, loi) et interhumains (amour, passion, haine). Donc, pour cette recherche,

l’intérêt se rapporte tout particulièrement aux actions posées dans le cadre de la pratique

médicale ainsi qu’aux types d’interactions vécues par les personnes qui exercent ce travail.

Une seconde particularité du récit de pratique est qu’il s’intéresse aux mouvements

historiques des rapports sociaux. Les rapports sociaux et interhumains sont « pensés à partir

des attitudes des uns et des autres » (p. 200) et sont influencés par les mouvements

historiques des rapports sociaux dans lesquels chaque personne se trouve. « Ce sont ces

rapports qui sont à l’origine des pratiques : l’avantage des pratiques est qu’elles sont

observables alors que les rapports ne le sont pas. C’est la seule raison – mais elle est de

taille – pour laquelle les pratiques et les récits de pratiques présentent un intérêt

sociologique » (p. 201). Ainsi, lorsque la personne raconte son histoire en lien avec un

contexte déterminé, elle témoigne en quelque sorte des rapports sociaux et interhumains qui

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ont contribué à ses actions. « À partir des tronçons de biographie, tels qu’ils se révèlent

dans des récits de vie que l’on considère comme des récits de pratiques, on cherche à

reconstruire la logique de production de ces pratiques par les rapports sociaux » (Bertaux et

al., 1976, p. 206).

Lorsque l’on utilise les récits de pratique, il est recommandé de suivre certaines indications

(Bertaux et al., 1976) : 1) il ne faut pas s’en tenir à un seul récit de pratiques, mais plutôt les

multiplier (tout comme pour les récits de vie, de façon à dépasser les singularités), 2)

concentrer l’échantillon, c'est-à-dire « ne pas éparpiller les ‘sujets’ dans tout le corps social,

les prendre au contraire tous dans le même sous-ensemble de rapports sociaux » (p. 221) et

3) mettre en relation ces récits de pratiques et le mouvement historique des rapports sociaux

dans lesquels ils se sont inscrits.

3.1.3.2 La validité du « récit »

Une question se pose à l’égard de la validité des récits décrits par la personne. Ces récits

correspondent-ils à la réalité objective vécue par le sujet ou sont-ils plutôt le fruit d’une

reconstruction subjective ? Sur ce point, Bertaux (1997) affirme qu’il y a toujours un

caractère inévitablement subjectif au récit, mais précise que « l’histoire d’une personne …

possède une réalité préalable à la façon dont elle est racontée et indépendante de celle-ci »

(p. 32). Dans le même ordre d’idées, Legrand (1993) insiste sur le caractère indissociable

de la vie de l’individu et de l’histoire qu’il peut en faire : « Vie et récit de vie, histoire et

histoire racontée ne sont point en effet deux entités extrinsèques dont la seconde pourrait

être absolument détachée de la première » (p. 13). Ainsi, lorsque l’on recueille plusieurs

récits de vie chez des personnes provenant de situations sociales similaires, « on cherche à

bénéficier des connaissances qu’elles ont acquises de par leur expérience directe sur ces

mondes ou situations … On pourra dépasser leurs singularités pour atteindre, par

construction progressive, une représentation sociologique des composantes sociales

(collectives) de la situation » (Bertaux, 1997, p. 33). Cette façon de procéder permet de

prendre une distance face aux teintes personnelles apportées par les histoires individuelles

et de faire ressortir ce qui est commun dans les expériences racontées.

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123

Les entretiens

La passation de chaque entretien avec les participants comporte des thèmes ou questions

générales qui sont systématiquement abordés. Toutefois, comme le décrit Lieblich, Tuval-

Mashiach, & Zilber (1998), il est possible de formuler certaines sous-questions au cours de

l’entrevue (p. 26). Le but recherché n’est pas d’orienter les réponses, mais bien d’amener,

lorsque nécessaire, le participant à approfondir une dimension abordée et qui demande à

être précisée pour satisfaire l’intérêt du sujet d’étude. Comme ces auteurs l’illustrent en

décrivant une de leurs recherches, il vaut mieux opter pour une attitude d’ouverture et de

flexibilité à l’égard de ce que nous raconte la personne (en permettant un sous-

questionnement) plutôt que de se camper dans une position mécanique et formelle.

Au cours de l’entretien qui fait intervenir les récits de vie, le chercheur peut inviter le sujet

à raconter ses expériences passées à travers ce que Bertaux (1997) appelle un « filtre ».

Dans cette situation, le participant à la recherche est explicitement informé des points

d’intérêts du chercheur, de ce qu’il veut connaître. Cette information peut être donnée lors

de la première prise de contact avec le participant. Il s’agit donc d’une forme de « contrat

d’entretien », qui se transformera en « pacte » entre le chercheur et le sujet, et qui viendra

orienter l’entretien. De cette façon, le sujet sait, dès le départ, ce sur quoi l’entretien

portera.

Guide d’entretien

Chaque entretien aborda quatre thèmes généraux (annexe 4) transmis aux participants dans

le formulaire de consentement, qui amenèrent les participants à s’exprimer sur leur

expérience professionnelle. Ces quatre thèmes sont :

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1) Les situations-types où les médecins se retrouvent confrontés à des dilemmes éthiques.

2) Les écarts entre ce que la profession médicale demande pour bien exercer son métier, ce

que la réalité du milieu de pratique permet concrètement de réaliser, et ce que les

médecins considèrent souhaitable pour le bien-être de leurs patients.

3) Les « agirs » mis en place par les médecins afin de poursuivre leur travail (compte tenu

des écarts constatés et des dilemmes auxquels ils sont confrontés)

4) Les implications possibles de la souffrance éthique sur la santé mentale des médecins8.

La position de l’interviewer fut alors d’encourager la personne à traiter de la question de la

façon la plus libre possible, avec le moins de sous-questionnements possibles. Toutefois, un

sous-questionnement fut parfois réalisé dans le cas où les réponses données par les

participants nécessitaient des clarifications. Il ne s’agissait pas de déborder du thème, mais

bien de s’assurer de bien comprendre les situations de travail décrites par les médecins.

3.2 Taille de l’échantillon

Les rencontres individuelles ont été réalisées auprès de 20 participants. À titre de pré-test,

quatre médecins (deux généralistes (un homme et une femme) et deux spécialistes (un

homme et une femme)) furent rencontrés afin de vérifier la validité et la pertinence des

thèmes abordés. À la suite de ces premiers entretiens, une codification fut réalisée. Le guide

d’entretien s’est avéré adéquat et cette expérience a permis de recueillir des données qui se

sont révélées riches de sens quant à l’objet d’étude. Les entretiens avec d’autres sujets ont

donc été faits. Si tel n’avait pas été le cas, il aurait alors fallu retravailler le cadre de

l’entretien ainsi que les thèmes abordés.

Comme la saturation est apparue aux environs du quinzième entretien, et ce jusqu’au

vingtième, aucun recrutement supplémentaire n’a été réalisé. Dans le cas contraire, des

8 Bien que ce thème fut abordé au cours des entrevues, rien ne permet, au final, de décrire spécifiquement les

implications de la souffrance éthique sur la santé mentale des médecins. Ainsi, cet élément devient caduc.

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entretiens auraient été poursuivis avec de nouveaux participants, par tranche de cinq, et cela

jusqu’à la saturation. Cette dernière concerne « le fait d’atteindre le moment dans la

recherche où la collecte de données supplémentaires semble ne plus rien apporter; à ce

moment-là, le « nouveau » dévoilé n’ajoute rien de plus à l’explication (Strauss & Corbin,

2004, p. 171).

3.3 Constitution de l’échantillon

Pour la réalisation concrète de notre projet, un partenariat a été réalisé avec le Programme

d’aide aux médecins du Québec. Nous avons pris contact avec la Dre Anne Magnan,

directrice générale du PAMQ, et cette dernière s'est dite intéressée par notre projet et a

accepté d'agir en tant que personne-ressource afin de procéder au recrutement de médecins

désirant participer à notre recherche (dès le moment où le comité d'éthique de la recherche

de l'Université Laval a donné son approbation) (Annexe 5).

3.3.1 Modalités de recrutement

Les participants à cette recherche ont été recrutés de deux façons:

1) Par la diffusion d'une annonce contenue dans certaines revues médicales (ex.:

L'Actualité Médicale, Le Médecin du Québec). Dans cette annonce, les

coordonnées téléphoniques du chercheur ont été clairement identifiées et les

médecins désirant participer à la recherche ont pu le joindre par téléphone

(Annexe 6).

3) Par l'entremise du Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ) et plus

précisément avec l’aide du Dre Anne Magnan, directrice générale du PAMQ, à

travers son réseau de médecins-conseils.

Une fois les participants informés de la tenue de cette recherche, les médecins ont pris

contact avec le chercheur, soit directement par téléphone, soit par courriel. Dans cette

dernière situation, le chercheur a alors communiqué avec la personne par téléphone, et cela

à partir des informations de communications (numéro de téléphone, moment idéal d’appel,

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126

etc.) transmises dans les courriels. Cette façon de faire est significative quant au processus

de la recherche. Grawitz (2001) insiste sur l’importance de la « motivation de l’enquêté »,

où celui qui est à l’origine de la demande d’entrevue témoigne de diverses raisons de faire

partie de la recherche, ce qui est non négligeable quant à l’analyse qui sera faite. « Les

raisons qu’a l’enquêté de répondre ou non, dépendent d’abord du type d’entretien dont il

s’agit et de la façon dont il est proposé. L’enquêté aura spontanément une attitude générale

d’acceptation s’il est demandeur et que l’entretien représente pour lui le moyen d’obtenir

un secours (demande d’assistance à un bureau d’aide sociale, visite médicale, etc.) (p. 658).

Parmi les facteurs positifs pouvant inciter l’enquêté à répondre, on note le désir

d’influencer et le besoin de parler. Ainsi, le désir d’influencer peut se comprendre dans le

sens où l’enquêté pensera « que l’enquête peut, même indirectement, amener un

changement heureux et qu’elle a trait à des problèmes qui l’intéressent. L’enquête et

l’enquêteur sont confusément perçus comme un moyen d’obtenir un changement » (p. 660).

Pour ce qui est du besoin de parler, celui-ci ne doit alors pas être compris dans le sens de

bavardage, mais bien comme « un besoin de communiquer, parfois, plus au moins

consciemment, d’être compris » (p. 660). Ainsi donc, une bonne partie de l’ouverture à la

parole ainsi que de la satisfaction de l’enquêté sera tributaire de l’attitude de l’enquêteur.

La préparation de chacun des entretiens a suivi un déroulement qui peut être illustré en

quatre étapes, soit : 1) la familiarisation ou la formation aux techniques d’entrevue, 2) le

contact préliminaire avec chaque participant, 3) la transmission d’un document explicatif

qui reprend les informations déjà données et 4) la prise et la confirmation du rendez-vous

avec chaque participant à la recherche (Lessard-Hébert et al., 1990, p. 160). En ce qui a

trait à la familiarisation aux techniques d’entrevues, le chercheur avait préalablement été

formé et avait été supervisé à des formations de rencontres individuelles et de groupe lors

de ses études antérieures au baccalauréat et à la maîtrise. Toutefois, le chercheur a pris soin

de mieux connaître le travail médical, de comprendre les réalités actuelles du contexte de

pratique dans lequel évoluent les médecins, ainsi que de relever certaines études faisant état

de certaines problématiques rencontrées dans ce type de profession. L’objectif était alors de

mieux saisir les phénomènes exposés dans les propos des participants. Pour ce qui est du

point deux, soit le contact préliminaire, le chercheur s’est entretenu par téléphone avec

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chacun des participants. Ces derniers avaient soit entendu parler de la recherche par

personnes interposées, soit lu l’appel fait dans les revues médicales. Ainsi donc, le

chercheur a pris le temps de se présenter, de présenter la recherche, de décrire sa

méthodologie, d’en expliquer son déroulement, de même que de préciser qu’aucune

rémunération n’était rattachée à la participation à cette recherche.

En premier lieu, lors de ces entretiens téléphoniques, il fut vérifié que chaque participant

correspondait aux critères déterminés pour faire partie de l’étude. Par la suite, le chercheur

expliqua à chaque médecin manifestant son intérêt pour cette recherche qu’un seul

entretien, individuel, d’une durée d’environ une heure à une heure trente, serait réalisé et

enregistré aux fins d’une retranscription, et que cette recherche avait été préalablement

approuvée par le Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université

Laval. Dans cet ordre d’idées, le chercheur a informé chacun des participants éventuels

qu’il pouvait, en tout temps, se retirer de la recherche, et cela sans aucune mention ou

préjudice. Enfin, le chercheur a pris soin de vérifier comment « la connaissance » des

participants à l’égard de cette recherche s’était faite. Avaient-ils pris connaissance de

l’annonce publiée pour cette recherche ? Cela fut le cas pour l’ensemble des participants.

Par la suite, le chercheur a repris la description de chacun des quatre thèmes qui seraient

abordés au cours de la rencontre éventuelle. Deux définitions furent alors présentées

verbalement aux participants afin de bien illustrer ce qui était entendu par « souffrance

éthique » et « dilemme éthique » :

Dilemme éthique :

Une situation dans laquelle l’obligation professionnelle et les fonctions professionnelles, ancrées dans les valeurs de base d’une profession

particulière, sont en conflit, et où on demande au travailleur de décider quelles valeurs, reliées à ses obligations et ses fonctions professionnelles, sont plus importantes que les autres. (Guttmann, 2006, p. 156)

Souffrance éthique :

La souffrance que fait naître le conflit entre les convictions morales et l’injonction à participer à des actes qu’on réprouve. (Dejours, 2006, p. 132)

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L’annonce destinée aux revues médicales précisait que la recherche s’intéressait aux

situations de travail dans lesquelles les médecins étaient confrontés à des dilemmes

éthiques, en illustrant plus particulièrement les choix difficiles auxquels ils sont confrontés,

les décisions pénibles qu’ils ont à prendre, etc. (annexe 6). À cette étape de l’entretien

verbal, il s’agissait de s’assurer que les médecins comprenaient bien que ces situations

abordées étaient directement en lien avec des conflits de valeurs où ils avaient à trancher

dans le cadre de leur pratique professionnelle.

Après avoir obtenu l’accord de chaque sujet pour participer à la recherche, une date, une

heure et un lieu d’entretien furent fixés. Dans chaque situation, le chercheur a indiqué aux

participants qu’il pouvait se déplacer à l’endroit et au moment qui convenaient le mieux à

cette personne. Finalement, le chercheur fit parvenir le document lu oralement aux

participants par téléphone, mais cette fois par courriel, en pièce jointe. Cette étape

correspond au point trois décrit par Lessard-Hébert : la transmission d’un document

explicatif. Finalement, deux jours avant le moment fixé de la rencontre, le chercheur a fait

un rappel du rendez-vous par courriel en vue de recevoir la confirmation finale de la

réalisation de l’entretien.

3.3.2 Critères de sélection des participants à l’étude

Les critères d’inclusion des participants ont été les suivants :

1) exercer la pratique médicale (omnipraticiens, spécialistes).

2) pratiquer la médecine dans la province de Québec.

3) avoir été confronté, ou être présentement confronté à certains dilemmes éthiques

dans son travail (Ce critère s’explique par le souci de rencontrer des personnes

qui étaient en mesure de partager leur expérience à l’égard de ces situations

réelles).

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129

3.4 Rencontres avec les participants

Cette recherche s’est effectuée auprès de participants qui travaillent dans huit régions du

Québec. La répartition fut la suivante : Montréal : 8 ; banlieues de Montréal : 4 ;

Montérégie : 4 ; Québec : 3 ; Gaspésie : 2 ; Cantons de l'Est : 1 ; Lévis : 1 et Côte-Nord : 1.

Ce nombre totalise 24 répondants, et non 20, en raison du fait que certains médecins

pratiquent dans plus d’une région. Au total, 9 hommes et 11 femmes furent rencontrés, 5

spécialistes et 15 généralistes. En ce qui concerne l’âge moyen des médecins interviewés, la

répartition fut la suivante : hommes et femmes : 47,25 ans ; hommes : 52,67 ans ; femmes :

42,82 ans ; hommes spécialistes (n = 2) : 49,5 ans ; femmes spécialistes (n = 3) : 46,33 ans ;

hommes généralistes (n = 7) : 53,57 ans ; femmes généralistes (n = 8) : 41,50 ans.

3.4.1 Déroulement des entretiens

Dans le cadre de cette recherche, nous nous étions basé sur certains éléments théoriques et

conceptuels de la psychodynamique du travail afin d’élaborer les thèmes abordés avec les

participants au cours des entretiens. Toutefois, ces thèmes constituaient en des questions

ouvertes servant à aborder certains aspects du travail des médecins. Ainsi, ces derniers ont

toujours eu la liberté de traiter ou non de chacun des thèmes, et aucune restriction ne fut

posée quant aux propos qu’ils désiraient abordés, ni l’ordre dans lequel ils voulaient le

faire.

Les entretiens ont ainsi été faits, toujours sur une base individuelle. Un seul entretien fut

réalisé par participant et la durée moyenne a été de 1h33 minutes par entretien, pour un

total de 31h04 minutes. Les entretiens furent enregistrés (les participants ayant été informés

et ayant accepté cet enregistrement) en vue de la retranscription de chacune de celles-ci.

Une demande verbale avait été faite auprès de chaque participant pour retenir un endroit

approprié (offrant une certaine tranquillité) où personne n'avait accès au local choisi pour la

durée de l’entretien. Il faut finalement préciser qu’il n’y a eu aucun retrait de la part des

participants à l’étude.

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3.4.2 Considérations d’ordre éthique

L’informations qui fut donnée au préalable aux participants, de façon orale et par courriel,

fut également inscrite sur le formulaire de consentement signé par chaque personne avant la

réalisation des entretiens, de même que par le chercheur (se référer à l’annexe 7). Deux

copies furent apportées à chaque entretien, où l’une fut remise au participant et l’autre

conservée par le chercheur.

Les thèmes abordés dans cette recherche risquaient de faire émerger ou de ramener à la

conscience une souffrance psychologique ou un inconfort en lien avec le récit de certaines

expériences de travail pénibles. En conséquence, les participants ont été informés qu’ils

pouvaient, en tout temps, se référer au programme d'aide aux médecins du Québec

(PAMQ). Des dispositifs préalables ont été pris dès le début du recrutement en ce sens.

Afin d’assurer la confidentialité des données recueillies dans cette recherche, les supports

utilisés (enregistrements, verbatims, fichiers informatiques) ont été mis sous clef ou

protégés par un mot de passe.

À la suite de la soutenance de la thèse, les participants seront informés des résultats de la

recherche de trois façons possible : 1) par une présentation faite au PAMQ, 2) par des

articles publiés dans certaines revues médicales et 3) par des communications réalisées dans

divers colloques ou congrès scientifiques. Qui plus est, une copie électronique de la thèse,

en format PDF, pourra être transmise à chaque participant qui en fera la demande au

chercheur.

3.5 Analyse des données

Comme il a été dit, aux fins de cette recherche, chaque entretien avec les participants a été

enregistré pour ensuite être « transcrit ». Finalement, l’étape « d’analyse et

l’interprétation » a été réalisée. L’analyse a été conduite sur les aspects du récit en lien avec

les thèmes abordés, sans toutefois s’y limiter (se référer à l’annexe 8). En effet, la

codification et la catégorisation ont laissé place à l’ensemble des éléments contenus dans

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131

les propos des participants, de façon à s’inscrire dans le procédé de la théorisation ancrée

qui a ici servi de méthode d’analyse.

La théorisation ancrée, ou théorisation enracinée, est la traduction francophone de la

grounded theory élaborée par Glaser et Strauss en 1967. Elle consiste en :

Une théorie qui dérive des données systématiquement récoltées et analysées à travers le processus de recherche. Avec cette méthode, la récolte des

données, l’analyse et la théorie éventuelle sont inter-reliées. Un chercheur ne commence pas un projet avec une théorie préconçue (sauf si son objectif

concerne l’élaboration et l’extension d’une théorie existante). Il débute plutôt par un champ d’étude qui permet aux données de faire émerger la théorie » (Strauss & Corbin, 2004, p. 30)

Ainsi, l’interaction entre le chercheur et les données constitue l’essentiel de l’analyse. Paillé

(1994) distingue clairement l’analyse par théorisation ancrée de l’analyse de contenu. Pour

l’auteur, cette dernière fait référence aux occurrences, au comptage ou à la fréquence des

mots rencontrés. « L’analyse par théorisation ancrée n’est pas l’analyse de contenu; elle

équivaut beaucoup plus justement à un acte de conceptualisation » (p. 151). Ainsi, le

chercheur se situe davantage dans une position de questionnement plutôt que dans une

démarche de codification d’éléments théoriques déjà totalement établis. Il s’agit donc de

partir d’une grille de compréhension générale (ici les quatre grands thèmes abordés au

cours des entretiens), tout en demeurant ouvert et attentif aux divers autres événements qui

émergent de cette codification. Nous verrons, un peu plus loin, les étapes de réalisation de

l’analyse de façon plus détaillée.

D’autres auteurs présentent une distinction beaucoup moins marquée entre la théorisation

ancrée et l’analyse de contenu. Pour Mucchielli (1996), l’analyse qualitative de

théorisation, ou « analyse par théorisation ancrée », vise à générer une théorisation au sujet

d’un phénomène culturel, social ou psychologique. Ainsi, cette façon de concevoir la

méthode de la théorisation ancrée se rapproche de celle de la grounded theory de Glaser et

Strauss (première parution en 1967) (Glaser & Strauss, 2010), mais à trois différences

près :

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Elle est prise ici comme méthode d’analyse de données, plutôt que comme stratégie générale de recherche, gagnant par le fait même une certaine autonomie au niveau théorique (par rapport aux orientations prises par

Galser et Strauss) et sur le plan technique (on peut adapter la méthode à des fins diverses); 2) elle laisse de côté l’objectif de production d’une théorie,

pour celui, plus réaliste, moins engageant et plus axé sur le processus, de théorisation; 3) elle est détaillée en termes d’opérations successives de construction théorisante, plutôt que de codages multiples. (Mucchielli, 1996,

p. 184)

Il ne s’agit donc pas de produire une théorie inébranlable, mais bien de mettre en relation

en certains nombre de phénomènes afin de comprendre une situation à un moment bien

précis. Ainsi, théoriser, ce n’est pas strictement produire une théorie, mais « amener des

phénomènes à une compréhension nouvelle, insérer des évènements dans des contextes

explicatifs » (p. 184). Cette théorisation est dite ancrée, ou grounded, car elle émerge à

partie du matériau empirique sur lequel repose la recherche.

La théorisation ancrée comporte certaines similitudes avec l’induction analytique,

principalement en ce qui concerne la démarche d’analyse qui s’amorce, dès les débuts des

entretiens, avec les participants à la recherche (Poupart & Groupe de recherche

interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives, 1997, p. 305). De plus, l’objectif de ces

deux méthodes est de dégager des propositions relationnelles en utilisant la mise en place

de catégories. Mais certains éléments distinguent la théorisation ancrée, dont le fait qu’elle

ne s’intéresse pas à la vérification, mais bien strictement à la découverte et à l’explication.

Alors que l’induction analytique s’intéresse « à la production et la mise à l’épreuve d’une

théorie intégrée, limitée, précise, universellement applicable portant sur les causes

explicatives d’une conduite spécifique » (Glaser & Strauss, 2010, p. 206), la théorisation

ancrée peut mettre en lumière certaines propriétés qui sont non seulement des causes, mais

également des conditions, des conséquences, des dimensions, etc. (Glaser & Strauss, 2010;

Poupart & Groupe de recherche interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives, 1997).

Dans cette méthode de recherche, l’analyse se réalise en six étapes, soit : la codification

(étiqueter l’ensemble des éléments présents), la catégorisation (tentative de nommer les

aspects les plus présents en allant vers un niveau conceptuel qui englobe et regroupe les

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codes), la mise en relation (début de l’analyse), l’intégration (cerner l’essentiel du propos),

la modélisation (tenter de reproduire la dynamique du phénomène) et la théorisation

(construction minutieuse et exhaustive de la « multidimentionalité » et de la

« multicausalité » du phénomène étudié (Mucchielli, 1996, p. 186; Paillé, 1994, p. 153).

Comme nous l’avons déjà mentionné, il s’agissait dans cette recherche de comprendre la

dynamique de la souffrance éthique, et cela par l’étude de divers thèmes. Ainsi, à la suite de

la réalisation des entretiens et de la retranscription de ces derniers, les étapes suivantes

furent réalisées.

Étape 1 : Codification manuelle des quatre premiers entretiens

Premièrement, par une codification manuelle des quatre premiers entretiens, en fonction

des thèmes ainsi que d’autres éléments émergents. Les thèmes ciblés lors de cette

codification initiale étaient principalement en lien avec les thèmes abordés, bien que toutes

les autres codifications qui apparaissaient justes furent appliquées. Il s’agissait entre autres

de ce qui se rapportait au travail prescrit, au travail effectif, de l’écart présent entre ces deux

types de travail et des situations de dilemme éthique qui l’accompagnent, et des « agirs »

mis en place pour faire face à ces situations. La codification a entre autres ciblé la notion de

reconnaissance (non-reconnaissance) qui contribue au plaisir ou à la souffrance dans le

travail. Finalement, la codification a tenté d’identifier ce qui se rapporte aux atteintes

vécues ou constatées à l’égard de la souffrance et de la santé mentale.

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Étape 2 : Codification manuelle des entretiens cinq à huit

Par la suite, quatre autres entretiens furent réalisés et une codification manuelle a été refaite

pour ces huit premiers entretiens. Ainsi, ces huit codifications manuelles ont permis de faire

ressortir certaines catégorisations. Voici ici les principales catégories (niveau 1 et niveau 2)

qui ont émergé de ces lectures. Le lecteur retrouvera l’ensemble de ces catégories en

annexe 8.

A : Situation de dilemme éthique A1 : Manque d'accès aux soins et traitements

A2 : Acte médical A3 : Exigences relatives au travail des médecins A4 : Référence à la médecine publique ou privée

A5 : Incidences financières

B : Les écarts constatés B1 : Les demandes de la profession (normes, codes, etc.)

Vs

La réalité du milieu de pratique (Hôpital, cabinet)

B2 : Le sujet : désirs, croyances, volontés, aspirations, etc.

Vs La réalité du milieu de pratique (Hôpital, cabinet)

C : Plaisir au travail

C1 : Reconnaissance C2 : Solidarité entre collègues (aide, écoute, support, etc.)

C3 : Activité médicale C4 : Sentiment de rendre les choses plus humaines pour le patient C5 : Enseignement (transmission de connaissances théoriques et pratiques)

D : Souffrance au travail

D1 : Peur (émotion pénible, en lien avec un danger) D2 : Aliénation (le travail devient étranger à soi et une puissance autonome) D3 : Non-reconnaissance

D4 : Tabous (secrets, Omerta) D5 : Sentiment d’être dépossédé

D6 : Conflits entre collègues de travail / personnels D7 : Souffrance éthique

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E : Stratégies mises en place afin de poursuivre le travail E1 : Stratégies d’adaptation E2 : Stratégies défensives

F : Répercussions sur le plan de la santé mentale F1 : Peur (oublis, plaintes) F2 : Stress (Pression)

F3 : Tracas (préoccupations, culpabilité) F4 : Effet sur la santé (fatigue, insomnie, épuisement, dépression)

F5 : Effet sur la famille F6 : Effets sur la qualité de vie

Soulignons ce qui distingue la codification de la catégorisation. Dans la codification, il

s’agit de « coder » ce qui correspond de façon générale aux thèmes généraux abordés par

les participants à la recherche, ce qui réfère en soi à l’éclairage théorique qui a permis

d’établir ces thèmes généraux. Pour ce qui est de la catégorisation, il s’agit cette fois de

relever et d’identifier, à l’aide d’une classification plus précise et détaillée, les éléments qui

émergent des propos des participants et qui n’avaient pas été « théoriquement » pensés et

prévus au préalable. Ainsi, la catégorisation s’avère beaucoup plus pointue et détaillée,

faisant parfois ressortir des éléments surprenants et inattendus chez le ou les chercheurs.

C’est à partir de cette catégorisation détaillée, effectuée sur un certain nombre d’entrevues

et permettant d’atteindre une certaine « saturation » quant au matériel émergent, que la

catégorisation peut être réalisée sur l’ensemble des entretiens. Généralement, le chercheur

prendra soin de recommencer la catégorisation des premières entrevues, qui ont servi en

quelque sorte de « matière de base » afin de faire émerger l’ensemble des catégories. Cela

s’avère essentiel, car ces premières codifications et catégorisations ne comprenaient pas

encore l’ensemble des catégories définitives.

Étape 3 : Catégorisation de l’ensemble des entretiens (n = 20) à l’aide de QDA Miner

Les huit premiers entretiens, ainsi que les 12 autres qui n’avaient pas encore été traités, ont

alors été lus par le chercheur qui a procédé à la catégorisation de chacun d’eux. Cette fois,

l’utilisation de logiciel d’analyse qualitative QDA Miner a servi au chercheur pour la

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136

catégorisation de chacune de ces entrevues. Pour le chercheur, le principal avantage à

utiliser cet outil informatique concerne principalement la facilité à repérer le matériel

codifié, la possibilité de faire ressortir certaines données et la capacité d’apporter une

modification de catégorisation de façon automatique sur l’ensemble des entrevues (si cela

s’avère nécessaire). De cette façon, ce logiciel permet une économie de temps non

négligeable. Ainsi, l’analyse de données a permis d’illustrer des processus explicatifs

impliqués dans la souffrance éthique, ou du moins des éléments de compréhension.

Étape 4 : Identification de situations-types

Cette catégorisation, et le recoupement du matériel qu’elle a servi à faire ressortir, nous ont

permis de dégager trois situations-types illustrant les propos des participants. La partie

suivante s’attardera alors à décrire ces situations, de même que les étapes subséquentes.

3.6 Présentation des résultats

Les résultats de la recherche devaient permettre de mieux comprendre ce qui constitue les

situations de dilemmes éthiques présents dans le travail des médecins ainsi que certaines

« agirs » mis en place afin de rencontrer ces dilemmes. Les résultats devaient également

permettre de décrire certaines dynamiques de souffrance éthique, c'est-à-dire de quelles

façons elle prend forme et se manifeste. Ainsi, l’élaboration de trois situations-types devait

permettre d’illustrer la compréhension qui s’est dégagée de la recherche.

3.6.1 Catégorisation idéale-typique

Chacune des situations fut décrite selon ce que Weber (2006) nomme l’idéaltype :

On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés

isolément, diffus et discrets, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de

pensée homogène. (Weber, 2006, p. 141 premier essai)

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Ainsi, les critères qui ont permis de présenter ce qui est apparu comme significatif dans les

propos des médecins furent retenus en fonction :

1) des faits clairement décrits par les médecins, se référant à leur expérience et aux

exemples rapportés

2) de l’occurrence des éléments rapportés par les médecins

3) de la fréquence des éléments rapportés par les médecins

4) du sens des propos recueillis, en tenant compte de l’intensité de l’émotion qui

les accompagne

5) de la subjectivité du chercheur, objectivée par la démarche scientifique

3.6.2 Utilisation de la métaphore

Afin d’illustrer de façon plus imagée les résultats d’analyse, l’utilisation de métaphores fut

retenue et utilisée pour la présentation aux groupe d’intervenants-clés ainsi que pour la

thèse. La particularité des métaphores est de permettre la mise en lumière d’une réalité de

façon imagée. Comme le précise Morgan (1999), « l’emploi de la métaphore suppose une

façon de penser et une façon de voir qui agisse sur notre façon de comprendre le monde en

général … elle produit toujours une sorte d’intuition partielle » (p. 4). Ainsi, elle met

l’accent sur les ressemblances en excluant certaines différences présentes dans le sujet de

l’étude. Ainsi, la métaphore ne peut prétendre répondre à toutes les questions et présenter

une conception explicative parfaite d’un phénomène. Toutefois, la métaphore « force

l’imagination d’une manière qui peut susciter de grandes intuitions, mais au risque de

distorsions » (p. 5). Il s’agit alors d’une figure qui met en place une réflexion et un dialogue

à l’égard d’une réalité présente dans un contexte bien précis.

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138

3.7 Rencontre de restitution / validation

À la lumière des premiers résultats, une rencontre de restitution / validation fut réalisée

auprès d’un groupe d’intervenants-clés constitué par le PAMQ. Par souci de confidentialité,

il n’était pas possible de procéder à une rencontre de groupe avec les participants. Il est

essentiel de préciser que cette rencontre de « validation » n’avait pas pour objectif de

valider « le matériel », ce qui n’aurait pu se faire qu’auprès des participants à la recherche.

Cette rencontre avait plutôt pour but de valider la compréhension du chercheur par un écho

des intervenants du milieu face au matériel d’analyse présenté. Ainsi donc, les premiers

résultats globaux furent présentés au groupe de médecins-conseils, de façon anonyme où

aucun nom de participants ne figurait dans la présentation et où un souci de supprimer toute

information qui aurait pu permettre d’identifier les participants fut gardé à l’esprit au cours

de la réalisation de la présentation. Ces premiers résultats leur ayant été livrés, ils pouvaient

par la suite confirmer, nuancer, contredire ou bonifier la compréhension du chercheur à

l’égard de la réalité présentée par les participants. Cette opération avait pour but de

s’assurer que cette première interprétation correspondait, ou du moins se rapprochait de la

réalité qu’ils connaissaient eux-mêmes de leur travail. Qui plus est, cette rencontre a

également contribué à raffiner ces premiers résultats. Ainsi, selon la démarche inductive,

une confrontation de ce qui avait été découvert lors de la recherche fut réalisée. Comme le

précise Villemagne (2006) à l’égard de l’induction, « des allers-retours avec les données

recueillies, des boucles rétroactives sont nécessaires » (p. 137). Pour ce faire, la parole a été

laissée à ce groupe d’intervenants afin qu’ils puissent faire part de leurs commentaires sur

ces résultats préliminaires.

3.8 Limites de la présente recherche

Il faut souligner à nouveau que la méthodologie utilisée ne permet pas la généralisation.

Ainsi, les résultats obtenus n’ont pas la prétention d’affirmer qu’ils s’appliquent à tous les

médecins, dans tous les contextes de travail. La présentation des résultats à un groupe de

médecins bien au fait de la pratique médicale ainsi que des diverses difficultés que

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rencontrent les médecins au quotidien a permis d’obtenir une confirmation, pour le

chercheur, que sa compréhension des éléments rapportés par les participants à la recherche

correspondait bien à ce qu’ils connaissaient et rencontraient eux-mêmes.

Un autre aspect lié aux limites et qu’il apparaît essentiel de souligner concerne la méthode

de recrutement qui fut utilisée. Principalement, elle se compose de deux volets : 1) la

publicité placée dans les revues médicales et 2) la méthode appelée « boule de neige », où

l’information provenant du programme d’aide aux médecins fut donnée verbalement et par

écrit, à travers le réseau de médecins qui y œuvrent. Cette façon de recruter peut alors

induire un certain biais puisque les médecins qui décident de participer à la recherche

pourraient peut-être être plus « sensibles » à ces questions que certains autres médecins.

Finalement, il faut souligner que l’analyse des données fut réalisée par le chercheur seul.

Ainsi, contrairement à une analyse intersubjective entre chercheurs, et de surcroit

multidisciplinaire, il est possible qu’un certain biais subjectif soit présent, et cela en dépit

du fait qu’une attention fut prise à l’effet de présenter les résultats préliminaires au groupe

de médecins-conseils.

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Chapitre 4 : Résultats : Situations-types de dilemmes et

de souffrances éthiques

L’analyse du matériel par catégories a donné lieu à une présentation des résultats sous

forme de trois situations-types que nous avons nommées : 1) « l’étau qui se resserre »; 2)

« une bataille perpétuelle »; 3) « une collaboration imposée ». (Voir le tableau synoptique

les résumant à l’annexe 9).

La façon d’analyser le matériel recueilli s’est résumée en quatre étapes, décrites par

Lieblich et al. (1998, p. 112) : 1) sélectionner du texte ou des parties en lien avec l’objet ou

les thèmes de recherche, 2) définir le contenu de chaque catégorie (en lien avec les thèmes

de recherche, par exemple : besoins, motivations humaines, etc.), ensuite, 3) classer le

matériel dans ces catégories (en séparant les phrases et en les assignant aux catégories

retenues) et 4) procéder à la conclusion à partir des résultats. Au cours de cette dernière

étape, une compréhension en fonction de ce que révélait le matériel a suivi l’analyse.

Rappelons que la liste de codification des entretiens se trouve à l’annexe 8. À l’intérieur de

chacune des situations-types, un ordre de présentation des données a été retenu pour ce

chapitre : 1) la description générale de la situation-type, 2) les divers éléments qui s’en

dégagent (organisationnels, humains ou culturels), 3) une discussion sur la situation-type au

regard de la souffrance, 4) le dilemme éthique en lien avec la situation-type et 5) la

souffrance éthique découlant de la situation-type. Par la suite, une synthèse des résultats,

comprenant les déductions qui en découlent, sera faite pour conclure ce chapitre.

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4.1 Situation-type 1 : L’étau qui se resserre

Les propos entendus associés à cette situation-type font état de pressions constantes qui

fusent de toutes parts dans le travail médical. Les demandes, les exigences, les règles, les

normes, les contrôles et les relations interpersonnelles s’articulent et se façonnent d’une

façon telle que les médecins se sentent constamment, et de plus en plus, comprimés. Ces

situations les placent dans une position où ils se retrouvent possiblement coincés entre des

ordres de réalité qui apparaissent difficilement conciliables. Afin de réussir à poser les actes

médicaux qui sont normalement attendus de leur part, ils ont constamment à trancher entre

diverses positions. Les décisions prises de leur part doivent alors tenir compte de plusieurs

aspects : la réalité imposée par le contexte de pratique (limites, contraintes, etc.), l’aspect

professionnel (les connaissances issues de la formation, les normes qui chapeautent la

profession, etc.) et l’aspect personnel (ce qu’ils considèrent souhaitable pour le bien-être de

leur patient compte tenu de leur conscience professionnelle). Ainsi, les médecins sont en

quelque sorte à l’étroit quant aux actions quotidiennes et ponctuelles à poser, ce qui suscite

beaucoup d’inconfort chez les répondants.

Afin de présenter cette situation-type de « l’étau qui se resserre », la section suivante fera

état des propos des médecins selon le regroupement suivant : les éléments organisationnels

et les éléments humains. À la suite de ces descriptions, une partie cherchera à montrer la

souffrance qui se dégage de ces situations qualifiées de « pressions » et décrites par les

médecins dans leur témoignage. Finalement, les deux dernières sections feront ressortir le

dilemme éthique, avec ses conflits de valeurs les modes régulatoires en présence, ainsi que

la souffrance éthique découlant de cette situation-type.

4.1.1 Éléments organisationnels

Selon l’article 31 de la Loi médicale, le Collège des médecins du Québec définit l’acte

médical de la façon suivante : « l’exercice de la médecine consiste à évaluer et à

diagnostiquer toute déficience de la santé de l’être humain, à prévenir et à traiter les

maladies dans le but de maintenir la santé ou de la rétablir ». Cet acte est donc toujours

dirigé vers une personne avec qui un contrat est en quelque sorte établi. Ainsi, le travail

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prescrit, dans l’acte médical, se rapporte aux grandes lignes directrices des actions à

accomplir et des objectifs à atteindre. À l’intérieur du temps dont ils disposent pour ces

rencontres, les médecins doivent écouter, examiner, évaluer, diagnostiquer, pour ensuite

proposer le traitement qui apparaît le plus approprié à la lumière de leur expertise. Bref, il

s’agit là de ce qui est convenu d’appeler « l’acte médical ».

Le système de santé québécois, qui consomme actuellement 45 % du budget total annuel du

gouvernement, répartit les argents entre les divers établissements de santé. De telle façon

que chaque établissement doit tenter de répondre aux besoins de sa population tout en

respectant une enveloppe budgétaire bien précise. Les services doivent être constamment

limités, rationnés, de façon à ne pas dépasser les coûts. Cette tâche de gestion revient alors

aux administrateurs de ces établissements qui doivent imposer certains quotas quant aux

types de traitements offerts. Et c’est justement dans cette situation bien précise qu’une

inadéquation survient entre les aspirations des médecins à soigner selon les codes de bonne

pratique de la profession et les limites organisationnelles rencontrées au quotidien. Ainsi,

selon les participants à la recherche, malgré le fait qu’ils tentent parfois de dénoncer ces

situations, ils obtiennent bien souvent une écoute « polie », mais leurs demandes demeurent

généralement lettre morte.

Le gouvernement décide d'investir tel montant en santé (ils ont peut-être des idées derrière la tête), et les médecins ont des idées d'idéal de soins pour leurs patients alors là, on a l'argent qui arrive…Tu as l'hôpital… les

administrateurs, eux, essaient de gérer ça tant bien que mal pour arriver dans leur budget et ils ont beaucoup de pression de la part des médecins qui

veulent les meilleurs soins pour leurs patients. Les administrateurs essaient de couper tant bien que mal (Médecin 7).

Les médecins répondants ont aussi décrit à quel point certains règlements, certaines

procédures formelles et certaines lignes de conduite sont élaborés d’une façon totalement

déconnectée de la réalité de la pratique médicale. En fait, il s’agirait de beaux idéaux

organisationnels, mais sans que cela soit concrètement réalisable.

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En fait, il y a tout l'aspect « universitaire », tout l'aspect « Collège des médecins » qui est complètement déconnecté de la réalité. Ils mettent en place des façons de procéder, des règles et procédures qui ne sont pas

applicables dans la réalité en raison du manque de temps et du manque de moyens (Médecin 13).

Les médecins rencontrés ont grandement décrié l’augmentation considérable des exigences

bureaucratiques, ce qu’ils appellent la paperasserie. Les exigences des organismes qui

chapeautent la profession ne cessent de s’alourdir (tenue de dossiers, types et quantité

d’actes médicaux permis, etc.), les « facturations » se complexifient, la logistique

administrative du travail médical devient toujours plus complexe. De plus, les compagnies

d’assurances et les patients demandent explicitement de compléter certains formulaires de

plus en plus volumineux.

Alors, les exigences augmentent pour traiter les gens, remplir les

formulaires, remplir le dossier comme il le faut, et vous gardez à l’esprit qu’il y a le risque de poursuite aussi (Médecin 13).

Il en va de la responsabilité du médecin de rencontrer toutes ces exigences, car les instances

professionnelles contrôlent leur travail.

Les médecins déplorent le fait qu’on vienne constamment empiéter sur le temps de « vrai »

travail, c'est-à-dire celui qui consiste à soigner les patients. En alourdissant la

« paperasserie » ainsi que toutes les formes de demandes bureaucratiques, le temps semble

leur filer entre les doigts. À titre d’exemple, la mise sur pied des groupes de médecine de

famille (GMF)9 par le ministère de la Santé et des Services sociaux fait suite à l’une des

principales recommandations du rapport de la Commission d'étude sur les services de santé

et les services sociaux (Commission Clair). Par la mise en place de ces GMF, le ministère

vise principalement à : 1) étendre les heures d'accessibilité à un médecin de famille, 2)

rendre les médecins de famille plus disponibles grâce au travail en groupe et au partage des

9 Le ministère de la Santé et des Services sociaux met en place des groupes de médecine de famille afin de

favoriser pour tous l’accès à un médecin de famille et d’améliorer la qualité des soins médicaux généraux.

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activités avec les infirmières au sein d'un GMF et 3) améliorer le suivi médical des patients

et la continuité des services en renforçant le lien avec les autres professionnels du Réseau

de la santé et des services sociaux, notamment des Centres de santé et des services sociaux

(CSSS), (Santé et Services sociaux, 2009). Ainsi, en prenant la décision d’appartenir à un

GMF, les médecins ont l’obligation de répondre aux exigences du MSSS qui accompagne

cette affiliation. Certains participants à la recherche sont favorables à ces nouvelles

mesures, alors que d’autres s’y opposent vivement, déclarant qu’ils y perdront le peu

d’autonomie qui leur reste dans le cadre de l’organisation de leur travail. En fait, ce que ces

médecins déplorent, c’est qu’en dépit du fait qu’ils obtiennent un soutien venant des

infirmières pour réaliser leur travail, ils se voient contraints d’allonger considérablement

leurs heures de bureau : obligation de donner des services les soirs, les fins de semaine, etc.

Pour ces médecins, il s’agit là d’un cadeau empoisonné qui ne vise finalement qu’à les

contraindre davantage à pratiquer dans un cadre rigide où, au bout du compte, ce sont eux

qui sont perdants, car cela n’est bénéfique que pour le système en place.

Avec le GMF, nous avons des infirmières supplémentaires, cela nous aide énormément. Je pense que cela nous soulage beaucoup, avec une secrétaire

supplémentaire et un agent d'administration. Ce sont des services supplémentaires, mais nous sommes obligés d'assumer le débit (Médecin 9).

Moi je ne veux pas devenir GMF, cela ne m’intéresse pas du tout, mais les

médecins ici veulent, pour différentes raisons, dont des raisons financières. C’est parce qu’on perd notre liberté. En étant GMF, on est contraint de

donner des services mur à mur (Médecin 2).

Dans ce contexte, c’est un « carcan » imposé par la bureaucratie et les décisions hors de

leur contrôle qui limitent la latitude décisionnelle des médecins. Ainsi, selon les

témoignages, derrière une aide extérieure facilitante se cachent souvent des exigences qui

n’ont finalement pour effets que de leur demander davantage, et cela en termes de temps et

de disponibilité.

Ainsi, c’est leur travail prescrit qui s’alourdit et se complique, de telle façon que la place

qu’occupe cette partie de leur travail ne cesse de s’amplifier. Au final, c’est la relation avec

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le patient qui écope, en termes quantitatifs et qualitatifs. Qui plus est, il devient

difficilement possible de se tenir à jour sur les dernières avancées et découvertes médicales,

et de rencontrer les obligations de « formation continue » imposées par le Collège des

médecins, ce qui devient une « tâche » plutôt qu’un plaisir lié au sentiment de

perfectionnement et au développement des connaissances.

En somme, certaines règles de fonctionnement dictées par le système de santé semblent être

un non-sens pour ces médecins, car, en plus d’être contraires à ce qui serait jugé adéquat

pour les patients et pour le travail médical, les agissements imposés par ce système ainsi

que par les personnes nommées pour le faire fonctionner sont contraires au message public

qui laisse entendre que les priorités se rapportent à l’intérêt du patient, à l’amélioration des

conditions de travail pour les médecins, etc.

Le contrôle exercé sur le travail des médecins peut rapidement devenir lourd, voire pénible,

et cela en fonction de certaines circonstances. Plus spécifiquement, les médecins ont décrit

à quel point, lorsqu’une vérification de routine démontre certaines lacunes dans la tenue de

dossier ou, pis encore, lorsqu’une plainte a été faite contre eux, les vérifications constantes

et les avertissements qui les accompagnent peuvent devenir étouffants. Les médecins ont

alors l’impression d’être suivis « au pas », talonnés, traqués. Dans ces situations

spécifiques, les médecins affirment que ce contrôle ressemble à du harcèlement. Il devient

alors impératif de tenter de correspondre en tout point à ce qui est demandé, sous peine de

fortes réprimandes dans le cas où le médecin ne parviendrait pas à rencontrer ces exigences.

Ils m'ont simplement averti qu'ils vont venir inspecter ma pratique, que les

médecins vont venir sur place. Les médecins ont peur parce que le Collège a un pouvoir très grand. D'abord, c'est quelque chose dont on ne peut pas

parler, dont on parle très peu entre nous. Quand un médecin reçoit un grief comme ça et se fait inspecter, là il se sent petit dans ses souliers. Et ces inspections vont généralement se poursuivre pour plusieurs années

(Médecin 18).

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Aux situations liées à la bureaucratie, s’ajoutent les relations avec les collègues et le

personnel soignant. La partie suivante traitera de ces interactions « humaines » qui

complexifient souvent la pratique médicale au quotidien.

4.1.2 Éléments humains

Comme il vient d’être mentionné, les médecins doivent régulièrement avoir recours à des

examens complémentaires afin d’établir le bon diagnostic. Ces examens peuvent concerner

les tests sanguins, le recours à l’imagerie numérique ou aux résonances magnétiques, etc.

Ces examens leur permettent d’éliminer certaines hypothèses et, ainsi, favorisent

l’exactitude quant à l’identification de la pathologie du patient. À la suite du diagnostic, les

médecins proposent un traitement au patient, ce qui peut comprendre une médication, une

intervention médicale (réhabilitation, chimiothérapie, radiothérapie, chirurgie, etc.). Pour ce

faire, ils ont souvent recours à une expertise supplémentaire ou complémentaire, ce qui peut

être obtenu par la consultation de médecins spécialistes.

1- L’accès aux collègues

La difficulté d’accès aux collègues spécialistes pose alors des problèmes considérables.

Pour les médecins généralistes, comme pour les médecins spécialistes d’ailleurs, ces

derniers sont excessivement difficiles à rejoindre par téléphone et leur parler de vive voix

relève du défi. Lorsque cela est possible, la prise de rendez-vous du patient avec ces

derniers n’est pas pour autant chose faite. Les délais afin qu’il puisse les rencontrer peuvent

varier de quelques mois à quelques années. Dans certains cas, comme le temps nécessaire

est carrément beaucoup trop long, il n’y a pas de possibilité de prendre un rendez-vous.

Moi j'ai commencé ma pratique en 198[x] et ça allait de pis en pis à ce moment-là, ça se dégradait. Pour avoir une consultation, bien il fallait que tu parles au spécialiste (mais surtout pas en psychiatrie), mais pour les

autres spécialités, tu arrivais toujours, en parlant, en prenant le téléphone, tu y arrivais toujours, mais ça prenait un effort supplémentaire pour que ton

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patient ait accès à ce qu'il a besoin finalement, pour que toi tu puisses faire ton travail (Médecin 13).

On déplore beaucoup, comme jeunes médecins, à quel point il n'y a pas

assez de support des spécialistes. Il y a des exigences médicales de traitement qu'on doit donner. On ne peut plus les ignorer. Ils nous disent

toujours : «Quand vous sentez qu'il y a un cas trop lourd, n'hésitez pas, transférez-le.» J'ai le goût de partir à rire : « tu ne lis pas les journaux toi, essaies-tu d'en transférer ?». C'est le magasinage d'hôpitaux à Montréal et

à Sherbrooke, jusqu'à ce que tu en trouves un qui va l'accepter, c'est facile à dire! Trouves-en un ! (Médecin 8).

2- La non-coopération

En outre, la pratique de la médecine implique une collaboration essentielle entre les acteurs

sociaux qui œuvrent dans le système de santé. Que ce soit avec les pairs médecins, avec le

personnel infirmier, avec les techniciens et techniciennes de laboratoire ou ceux attitrés au

fonctionnement des équipements, les médecins ont besoin d’être en interaction avec des

personnes ayant des expertises complémentaires afin d’arriver à poser avec justesse leurs

diagnostics et traitements. Sans cette synergie, l’acte médical serait beaucoup plus difficile

à réaliser, voire impossible.

Or, les médecins ont décrit à quel point cette collaboration, bien qu’essentielle, est parfois

difficile à obtenir. Que ce soit par manque d’effectifs, par manque de volonté, par le fait

que certains collègues semblent développer une carapace ou une apparence d’insensibilité

face à la situation des patients, par incompréhension ou non-intelligibilité, les médecins

rencontrés estiment que les sources de la non-coopération de la part des autres médecins et

des membres du personnel sont fréquentes. Cette situation les place dans une position où ils

doivent user de beaucoup de force de persuasion et de temps pour en arriver à traiter leurs

patients. Parfois, cela devient même impossible, ce qui pèse sur le sentiment de ne pas

pouvoir « agir » au mieux pour le bien-être de leurs patients.

On voit les gens souffrir, on demande des choses, on ne les a pas

nécessairement, ils ne nous donnent pas les outils, il y a des confrères qui

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sont complètement insensibles. Vous savez quand un samedi après-midi, il est 15 heures et vous voyez une patiente avec une masse abdominale, là vous appelez le radiologiste et il dit : Non, je ne fais pas un scan ». La

technicienne peut bien le faire, mais moi j'ai besoin de la lecture. Après ça il dit « non, non, moi je m'en vais, j'ai fini, je ferai ça demain» (Médecin 4).

Mais, je le sais pourquoi elle ne veut pas honorer ma prescription, parce qu'elle veut quitter l'hôpital à 16 heures. Tout ce qu'elle veut, c'est « sacrer son camp » à 16 heures, et si le patient n'a pas sa chimiothérapie

aujourd'hui et qu'il l'a demain ou vendredi, elle s'en fiche royalement (Médecin 14).

3- Le partage des ressources

Dans le contexte où les ressources, tant humaines, matérielles que financières, sont

limitées, les médecins disent devoir régulièrement faire un partage de ces ressources. Ces

situations commandent donc de devoir restreindre leurs activités, bref leurs actes médicaux,

afin que leurs pairs puissent bénéficier également des moyens disponibles. Ce partage

officieux leur exige d’être sensible aux besoins et requêtes de leurs pairs, ce qui n’est pas le

cas de tous, tel que le laissent voir les témoignages précédents. Toutefois, cela a des

implications pour les soins qu’ils peuvent apporter à leurs propres patients. Ils doivent

veiller à utiliser les ressources avec parcimonie tout en ayant constamment à l’esprit de

devoir prioriser les patients qui présentent les plus grands besoins, ou qui sont en attente

depuis fort longtemps. Encore ici, le sentiment d’être « serré » entre un ordre de possibilités

et d’impossibilités joue un rôle.

On est en perpétuelles négociations et équilibre avec le système autour de

nous, que ce soit autant en fonction de nos pairs qui veulent occuper la salle d’OP à notre place, où que ce soit nos pairs qui veulent faire des [techniques] plus que nous, que ce soit l’hôpital qui nous dit : « Et bien là,

la technicienne fait tant d’unités techniques par jour ! ». Donc, on est continuellement en négociation tacite (Médecin 16).

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4-Les divergences d’approches et les désaccords

Les médecins se voient également confrontés à des divergences d’approches et d’opinions,

ce qui est normal et compréhensible, quant à certains de leurs diagnostics, traitements, etc.

Certains médecins sont davantage interventionnistes, alors que d’autres adoptent une

pratique moins axée sur l’intervention à tout prix. Ce qui pose problème, ce sont les

tensions qui découlent de ces différentes façons de pratiquer la médecine. La complexité de

la confrontation de ces différentes approches peut s’expliquer par le fait que les valeurs

professionnelles et personnelles des médecins sont interpelées. Et lorsque les médecins

doivent « négocier » ou convenir d’un plan d’intervention, tous n’ont pas la même vision.

Évidemment, certaines lignes directrices, ou « guidelines », sont toujours présentes. Mais

certaines situations, qui peuvent être interprétées différemment en fonction des valeurs

individuelles, sont à la limite de ce qui est « normalement » convenu comme protocole

d’intervention. Pour ces raisons, certains services mettent en place des protocoles très

détaillés, afin de « faciliter » certains processus décisionnels. C’est notamment le cas du

département de néonatalogie dont il a été question dans la section 2.4.2.

En rapport avec les éléments contextuels, les relations interpersonnelles de travail exercent

à leur tour une pression, y compris par les collègues en position de pouvoir. Le respect des

budgets établis, le nombre de patients à voir, l’importance de faire « rouler » les lits le plus

possible, la liste des patients en attente, etc., vont venir teinter leur pratique et ainsi les

amener régulièrement à se poser la question suivante : « jusqu’où dois-je aller dans

l’investigation et le traitement ? ». Ainsi, bon nombre de désaccords surviennent entre

médecins quant aux décisions à prendre. Ceci n’est pas sans créer, à l’occasion, des conflits

entre pairs : désaccords sur les diagnostics, sur l’acceptation ou la non-acceptation de

transfert de patient, sur les traitements effectués, etc.

Puis le lundi matin je le transfère à mon confrère qui s'occupe des patients

hospitalisés, et puis mercredi, jeudi suivant, toujours dans la même semaine, je rencontre mon confrère – que je ne nommerai pas – dans le corridor et je

lui dis : « Tu sais monsieur Untel, j'ai passé la fin de semaine à travailler

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dessus, il allait beaucoup mieux, comment est-il maintenant? ». Et mon confrère me répond « Tu sais, il a recommencé à faire de la fièvre et j'ai décidé que c'était le temps qu'il meure ». J'ai dit « Comment ça? ». Il me dit

« Regarde, il était vieux, j'ai parlé à la famille et ils comprennent que c'était le temps de mourir ». Je lui réponds dans le corridor : « As-tu fait des tests

pour savoir d'où venait l'infection? ». « Non ». « As-tu fait un scan pour voir si c'était telle ou telle affaire? ». « Non ». Je dis: « Comment tu as pris la décision? ». Il dit : « Ha! Tu sais, il était vieux, il était temps qu'il meure,

me comprends-tu ? » (Médecin 14).

C'est toute une question monétaire, il faut libérer les lits, il faut que le test

soit fait parce qu'il faut libérer le lit pour que quelqu'un d'autre puisse rentrer (Médecin 6).

5- Les patients

Les patients, selon une posture consumériste, se révèlent souvent être très exigeants quant

aux services attendus qu’ils jugent en droit de recevoir, sans qu’ils soient décidés pour

autant à faire un examen critique de leurs modes de vie. Ces patients privilégient plutôt la

« prescription » classique qui réglera rapidement le problème. Ainsi, les demandes de ceux-

ci sont explicitement orientées vers un produit bien précis. Comme ces derniers sont de plus

en plus informés – par internet, par la télévision, etc. – ils arrivent chez le médecin avec une

idée bien précise du médicament, des tests ou du traitement à recevoir. Ces patients ont vu

un reportage; des amis leur ont parlé des vertus miracles de tel ou tel médicament ou

traitement, et ils arrivent d’emblée avec une requête bien précise. Bien souvent, la

satisfaction du patient et son sentiment d’une rencontre « efficace » et professionnelle avec

le médecin tiennent du fait qu’ils reçoivent ou non la prescription ou le traitement attendu.

Les gens savent ce qu'ils veulent. Ils sont assez informés aussi, ils le demandent carrément, ils veulent la médication : « Mon amie prend du Celexa, elle m'a dit que c'était bon… ». Donc, il y a une grande demande en

arrivant (Médecin 7).

Dans la même optique de cette clientèle qui veut acheter des services, entre

guillemets, et qui veut un service rapide et tout ça, les gens sont tellement pris dans leur travail et dans les exigences familiales, et dans un rythme de

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vie accéléré, que même si vous lui proposez des choses pour régler les problèmes [ils vont plutôt privilégier le traitement par médication] (Médecin 9).

De plus, bon nombre de patients exigent une disponibilité immédiate et presque constante.

Ils veulent beaucoup, et rapidement. Ils s’attendent à pouvoir rencontrer le médecin presque

instantanément, car pour eux, leurs besoins sont toujours urgents. De la même façon, les

patients s’attendent à ce que le médecin connaisse tout et qu’il soit toujours à la fine pointe

des percées médicales. Étant relativement bien informés eux-mêmes quant au problème de

santé qu’ils éprouvent, ou du moins quant à ce qu’ils croient avoir comme problème, ils

veulent que le médecin puisse en connaître davantage et, surtout, qu’il puisse rapidement

identifier tout ce qui ne va pas.

Quand ils te demandent un rendez-vous, c'est comme s'il fallait qu'ils l'aient la semaine prochaine, qu'ils l'aient tout de suite même si c'est une niaiserie

d'examen de routine, il faut absolument qu'ils aient un rendez-vous (Médecin 15).

Il faut y aller à la demande, parce que les gens nous demandent de toujours être là, de produire et de répondre aux besoins (Médecin 7).

Ces situations viennent contribuer aux pressions que ressentent les médecins, ayant

l’impression qu’ils doivent toujours répondre aux demandes explicites des patients, même

s’ils considèrent parfois qu’un simple conseil de santé serait largement suffisant.

6- Les familles des patients

Une des situations qui place régulièrement les médecins dans une position de dilemme

décisionnel se rapporte aux relations qu’ils entretiennent avec la famille et les proches des

patients, vulnérabilisés par la maladie ou leur état. Dans certaines circonstances, tout

particulièrement au cours des soins palliatifs ou lorsque surviennent des pertes d’autonomie

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chez les patients, les médecins ont à rencontrer les familles afin de discuter ce qui est à

retenir comme traitement ou à propos du transfert dans un établissement de santé.

Parfois, les médecins disent se retrouver devant des membres d’une même famille qui ont

des opinions bien différentes quant aux soins à prodiguer. Ces « complexités » familiales

viennent alors alourdir considérablement l’acte médical qu’ils ont à poser. Pour certaines

familles, les traitements doivent être faits à tout prix, même si l’espoir de succès semble

très mince. Dans ces situations, le médecin se voit confronté au risque d’acharnement

thérapeutique, et cela parfois à l’encontre du bien-être, du respect et de la dignité de son

patient. À l’opposé, il arrive que le médecin juge qu’il faille établir un niveau de soins qui

place le patient dans un état confortable, le traitant minimalement afin qu’il n’éprouve pas

trop de douleur, en soignant ses maux les plus affligeants, etc. Dans ces situations, le

respect de la vie du patient et de sa dignité pèse considérablement dans l’évaluation de ce

qui devrait être prodigué. La possibilité existe que la famille préconise d’en finir au plus

vite et demande d’accélérer le processus « normal » vers la mort. Ou encore, il arrive

qu’une chicane familiale survienne lorsque les membres ne sont pas d’accord entre eux, ce

qui ne simplifie pas la tâche et exige du médecin une intervention délicate où l’émotivité

des membres de l’entourage familial est généralement exacerbée.

Ça fait que là tu envoies le patient de 85 ans passer une angioplastie à Québec, ou tu ne débranches pas quelqu'un qui devrait être débranché au niveau pulmonaire ou quoi que ce soit, parce que la famille fait des

pressions [pour traiter, investiguer, faire tout ce qui est possible médicalement] (Médecin 18).

L'inverse de l'acharnement thérapeutique, c'est-à-dire, moi c'est une des choses que je trouve la plus difficile dans la pratique, c'est d'ailleurs une des choses qui fait que je suis en train de me retirer progressivement, c'est

une des choses – il y en a bien d'autres là –, mais c'est que toi tu penses que le niveau thérapeutique devrait être sobre, soins de confort, investigation

raisonnable, soutien antibiotique, etc., puis que la famille te met beaucoup, beaucoup de pression [pour en finir au plus vite, bref de précipiter la mort] (Médecin 9).

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Ainsi, lorsque les familles exigent des soins qui vont à contre-courant de ce que dicte

l’expertise des médecins, les décisions ne sont pas faciles à prendre. Bien sûr, les médecins

ont le dernier mot quant au traitement à prodiguer, mais, comme les marges qui délimitent

ces décisions sont souvent très minces, ils vont parfois agir à l’encontre de ce qu’ils

considèrent être le mieux pour leur patient. Ces situations se présentent tout

particulièrement au cours des soins de fins de vie, où certains membres de la famille des

patients désirent faire tout ce qui est possible afin de prolonger au maximum la durée de la

vie, mais où les indications médicales préconisent plutôt les soins de confort pour le

patient, sans interventions médicales majeures. L’inverse se présente également, où les

membres de la famille expriment clairement leur volonté d’en finir au plus vite, ce qui se

rapproche parfois d’une demande d’euthanasie. Ici encore, les médecins ne peuvent pas

légalement accélérer le processus de la mort, mais ont à composer avec ces pressions. Pour

ne pas heurter les membres de la famille ou pour éviter certaines poursuites légales

éventuelles, certains médecins vont choisir d’acquiescer en partie aux demandes des

familles, en demeurant toutefois dans les limites du légal et de l’acceptable. Dans ce cas

précis, cet acquiescement renvoie à leur propre silence face à ce qu’ils considèrent comme

un non-respect de la dignité du patient, et cela de façon à satisfaire aux exigences des

membres de la famille proche de ce dernier.

4.1.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance

Pour les médecins qui reconnaissent être en situation de dilemme d’ordre éthique, il

apparaît qu’un écart constant se situe entre leurs idéaux de praticiens, à la fois

professionnels et personnels, et ce que le contexte de travail leur permet de réaliser. Ce qui

apparaît souffrant dans ces situations-types évoquées jusqu’à maintenant se rapporte au

sentiment d’être utilisé par un système (gouvernement, institutions hospitalières,

population) dans un but organisationnel spécifique, système qui agit comme un étau sur

eux.

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1- La marchandisation du travail des médecins

Les médecins n’hésitent d’ailleurs pas à parler du fait qu’ils sont souvent perçus d’une part

par les patients comme des distributeurs de soins, comme un instrument avec lequel il est

possible d’effectuer une sélection pour ensuite obtenir le produit choisi, bref, selon une

posture consumériste de la part des patients, comme une machine distributrice. Cette

souffrance se rapporte au sentiment d’être pris comme une chose, d’être en quelque sorte

« chosifié ». Marx désigne le processus par lequel une réalité sociale est niée en tant que

telle et réduite à l’état d’objet, notamment dans le cas de la transformation de l’activité de

travail en marchandise (Marx, 1867). De cette façon, les médecins sont souvent placés dans

une situation où ils doivent répondre aux demandes spécifiques qui deviennent des

pressions au rendement. Mais pour intervenir d’une façon plus large sur la problématique

du patient, il faudrait prendre le temps de mieux comprendre les réalités vécues par ces

derniers, prendre le temps d’expliquer, etc. Et tout cela dans un contexte où le temps est

restreint, voire réduit au minimum, car les listes d’attentes s’allongent, la salle d’attente est

pleine, etc. Que vont-ils alors privilégier ? Opter pour une médecine qui est davantage en

accord avec leur formation, en accord avec leurs valeurs, ou plutôt aller au plus vite et

répondre aux demandes et attentes qui leur sont explicitement faites. Ils se retrouvent donc

coincés entre les exigences de leur profession ainsi que leurs valeurs personnelles de soins

de qualité, et un contexte qui les pousse constamment afin qu’ils traitent rapidement et

apportent satisfaction à la clientèle. On pourrait dans ce cas parler de marchandisation de la

médecine. Les médecins se trouvent confrontés à agir d’une façon qui s’écarte de leurs

valeurs et de leur expertise lorsque ce sont des demandes de « clients » qui exigent des

services. En fait, les médecins se trouvent coincés entre ce qu’eux-mêmes feraient, dans

l’idéal souhaitable, selon les normes de bonne pratique, et les risques de déplaire aux

patients et à la famille, ce qui n’est pas sans risque de confrontation. Dans bien des cas, ils

décrivent ces situations comme des non-sens où ils ont parfois à agir à l’encontre de ce que

dicte la raison.

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2- La double-contrainte

Toutes ces demandes paradoxales qui s’amplifient et se multiplient pèsent lourd sur la

charge psychique éprouvée par les médecins. Ils se retrouvent entre des patients, qui

demandent des soins, et des demandes bureaucratiques constantes qui leur sont ajoutées,

tout cela dans un contexte où on leur commande une accélération continuelle des actes

prodigués. La souffrance qui s’en dégage réfère alors à un ensemble d’injonctions

paradoxales ou, plus simplement, à de l’incohérence. Cette dernière prend la forme d’une

double-contrainte, c'est-à-dire une « situation dans laquelle un partenaire émet

simultanément deux messages contradictoires » (Godfryd & Lécuyer dans Bloch &

Tamisier, 2007, p. 295). La double contrainte s’exprime également en tant qu’injonction

paradoxale difficilement conciliable. Par définition, l’injonction paradoxale se rapporte à un

« ordre donné à une personne dans des termes tels qu’il contient en lui-même une

contradiction (« sois spontané ») ou qu’il place le sujet dans une situation angoissante et

absurde » (Agathon dans Bloch & Tamisier, 2007, p. 475). En bref, la demande générale

qui leur est adressée est : « Voyez plus de patients » et, en même temps, « Consacrez de

plus en plus de votre temps pour les obligations bureaucratiques ». Mais ce qui apparaît

comme le plus douloureux dans cette situation, c’est le fait de se faire constamment

imposer des façons rigides de faire leur travail. Par le manque de contrôle sur l’organisation

de leur travail, ils ont l’impression d’être dépossédés de la possibilité de choisir les actions

concrètes à poser dans le cadre de leur pratique, d’être dépossédés du peu d’autonomie qui

leur reste afin de réaliser leur travail.

3- La crainte de l’erreur

S’il y a une chose que les médecins veulent éviter à tout prix, c’est l’erreur de diagnostic.

Pour eux, faillir dans l’identification de la pathologie, tout particulièrement lorsque cela

peut avoir des incidences graves pour le patient, est une atteinte directe à leur sens des

responsabilités ainsi qu’à leur professionnalisme. Cet élément est également ressorti dans la

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recension des écrits. Une erreur de ce genre fait partie de ce qu’il faut non seulement éviter,

mais également craindre. Ainsi, ils n’hésitent pas à parler de cette hantise comme d’une

épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête.

Mais je dirais que quand on est épuisé, ça accentue ce côté-là. Parce qu'on

va contrôler quatre fois, on va se dire : « Mon Dieu, est-ce que j'ai bien calculé, je n'ai pas oublié un truc? (Médecin 12)

La crainte de l’erreur amène une « revérification » constante, ce qui n’est pas sans

incidences pour le bien-être et le sentiment de confort des médecins. Pour plusieurs, leur

conscience, toujours dans l’intérêt du patient, est souvent interpelée. Comme ils ont souvent

à agir à la limite de ce que la médecine considère comme une pratique acceptable, ils se

demandent régulièrement s’ils ont bien exercé leurs actes médicaux, s’ils n’ont pas trop plié

face aux demandes de l’organisation et si, finalement, il n’y a pas de risques de

complications pour le patient. Comme ils le rappellent, les hôpitaux imposent certaines

restrictions, mais, en bout de ligne, ce sont les médecins qui demeurent responsables du

patient et du traitement effectué.

Donc continuellement on doit faire des choix pour diminuer le séjour

hospitalier des patients, et dans certains cas c’est un peu limite, les patients partent, et dans certains cas on se pose la question si on n’a pas libéré le

patient trop vite, s’il n’y a pas de risques de problèmes à la maison (Médecin 16).

Ça devient une peur, ça devient une crainte permanente, et finalement on est

un peu compulsif dans ce sens-là et on perd un temps fou parce qu'aller vérifier quatre fois si on a bien fait la bonne chose dans le bon sens, ce n'est

pas très efficace comme travail. Donc ça oui, ça je peux dire que je le vis au quotidien (Médecin 12).

Mais tu te poses des questions. Tu veux être sûr que tu as bien fait. C'est ça

le constant désir de ne pas faire d'erreur, toujours la maudite hantise de la poursuite (Médecin 15)

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4- Les risques de poursuite

Un mauvais diagnostic ou une complication qui survient à la suite du traitement préconisé

sera évidemment vécu de façon très pénible. Toutefois, le simple fait d’imaginer une telle

situation les amène à vivre de l’anxiété, voire de l’angoisse. Les médecins ont tous entendu

des histoires horribles à l’égard d’erreurs qui sont survenues dans la pratique médicale de la

part de collègues, qui n’ont pas manqué d’ailleurs d’être relatées par les médias. Qui plus

est, ils ont bien souvent connu personnellement des pairs qui ont vécu cette situation et dont

la pratique médicale s’est trouvée fondamentalement bouleversée (craintes, doutes

constants, angoisses perpétuelles, retrait de la profession). Pour se protéger et tenter le plus

possible de s’éloigner d’une telle position, ils tenteront bien souvent d’effectuer une

« revérification » constante afin de s’assurer que tout a bien été fait selon les règles de l’art.

Comme ils se trouvent pris entre la nécessité de productivité, qui implique de traiter dans

un temps le plus bref possible, et leur souci de veiller à bien faire le travail, leur position

devient encore plus inconfortable. Ce dilemme implique alors que peu importe ce qu’ils

vont privilégier comme action, ils y trouveront des désavantages, soit du côté du nombre de

patients rencontrés, soit du côté des risques reliés au fait de ne pas avoir pris le temps

nécessaire.

Lorsqu’un traitement n’a pas été efficace, lorsque la maladie l’a emporté ou lorsque la

famille considère que tout n’a pas été fait pour « sauver » leur parent, les membres de cette

famille vont parfois tenter de chercher un responsable. Dans bien des cas, et pour diverses

raisons qui peuvent être compréhensibles, ils n’acceptent pas le départ de ce proche et ne

peuvent se résigner à cet état de fait. Diverses réactions peuvent alors survenir en lien avec

la souffrance ressentie. Cette résultante prend racine à plusieurs niveaux : ce qu’ils sont

comme personne, les relations qu’ils avaient avec le disparu, les choses qui n’ont pas été

discutées ou « réglées » avant la mort, etc.

La douleur étant grande, certains membres de ces familles vont alors réagir en se retournant

contre ce qui semble être à l’origine de cette souffrance, c'est-à-dire contre celui ou celle

qui n’aurait pas été à la hauteur face à la mort. Ainsi, les accusations et la culpabilisation

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sont choses courantes, et sont parfois faites avec violence, mépris et sans complaisance de

la part de la famille.

La famille, par désespoir de cause, veut trouver un responsable, et c'est humain, on veut toujours trouver une personne morale ou physique qui est

responsable de ce qui se passe ou de son propre malheur. Et puis on va cibler une personne, souvent le médecin responsable du patient, et puis c'est lui qui va payer le prix fort (Médecin 12).

Dans ces situations, il arrive alors que les familles éplorées, choquées ou confuses, décident

d’entreprendre des actes légaux contre le médecin. Ce risque de poursuite, qui menace bon

nombre d’aspects de la pratique médicale, est très lourd à porter pour les médecins. Ceux-ci

décrivent ce risque comme un cauchemar qui, en permanence, hante leur pratique. À ce

propos, ceux qui ont déjà vécu une poursuite légale insistent sur le fait que leur pratique

médicale en a été grandement affectée par la suite. Ces médecins parlent alors de la crainte

et du doute constant qui les accompagne à chacune des actions posées.

J'ai eu des menaces de poursuite de patients, des menaces de poursuite de famille comme quoi Dr X n'est plus capable de les soigner, « on va te poursuivre mon vieux » (Médecin 14).

Ce n'est pas arrivé dans d'autres années, c'est arrivé dans ces années-là puis j'ai fait une erreur médicale que moi j'ai considérée épouvantable, qui

n’était finalement peut-être pas si pire que ça. J’ai reçu une lettre de plainte, pas juste à moi, mais à tout l'hôpital (Médecin 6).

Étant conscients des implications pouvant découler de ces critiques ou de ces poursuites

légales, ces médecins ressentent une pression constante qui les incite à se protéger pour

éviter d’être poursuivis. Ainsi, ils adoptent une attitude qui correspond le plus possible aux

normes de pratique dictées par les organismes qui chapeautent la profession médicale.

Toutefois, un autre vecteur vient parfois pousser à contre-courant des normes de pratique

établies. Il s’agit ici de l’état de santé du patient qui semble imposer un traitement

particulier. Le problème qui survient, c’est que dans certaines situations, le médecin peut

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être poussé à agir à la limite de ce qui est accepté comme intervention et traitement

médical. Comme dans toutes règles, normes et procédures, il existe parfois des zones grises

où l’interprétation du médecin peut interférer sur ce qui est admis ou non dans le cadre de

la pratique médicale. Mais ce dernier demeure conscient que ces dites règles ne sont pas

d’une limpidité absolue (par exemple dans le cas des prescriptions de marijuana) et qu’il

s’expose à certains risques s’il décide de prescrire ou du moins faciliter l’obtention d’un

produit spécifique. Face à cette situation, le malaise qui se dégage pourrait être décrit

comme relevant de l’inquiétude face au risque d’être pris au piège.

Dans ces circonstances, un questionnement accompagne chacun des actes médicaux. Les

médecins se demandent s’ils ont pris les bonnes décisions, si leur jugement était adéquat,

etc. La souffrance qui y est associée correspond à un sentiment de doute quant aux

traitements effectués : ai-je fait le bon choix ? Ce doute et cette introspection impliquent

très souvent un temps d’arrêt envers les actes médicaux posés. Les médecins tentent

d’éviter, autant que faire se peut, les préjudices pour les patients, les conflits ou divergences

d’opinions avec leurs collègues et, ce qui n’est pas négligeable, en tentant d’éviter les

erreurs qui pourraient éventuellement avoir des incidences légales, ce dont il sera

maintenant question dans les parties suivantes.

4.1.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type

Cette situation-type fait voir à quel point les médecins sont portés à la fois par une éthique

de la justice ainsi que par une éthique de la sollicitude. Le conflit de valeurs en présence se

rapporte alors au dilemme où ils ont à opter pour la quantité ou pour la qualité. Ainsi, agir

en fonction de devoir répondre à la quantité de travail contrevient à leurs valeurs de devoir

et de responsabilité (éthique de justice). Le nombre grandissant de demandes, les pressions,

le manque de temps, jumelés aux procédures et à la bureaucratie qui augmentent, en plus du

manque de ressources, viennent souvent empêcher les médecins d’agir humainement,

comme ils le jugeraient nécessaire, et ainsi de prodiguer les soins adéquats à leurs patients.

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Cette façon de travailler entre alors en conflit avec leurs valeurs de bienveillance et de

services à l’égard des patients (éthique de sollicitude).

Les modes régulatoires en présence illustrent alors une situation ou l’hétérorégulation10 est

à la fois présente par les règles déontologiques qui encadrent leur profession, mais

également par les injonctions imposées où les médecins doivent composer avec des

demandes organisationnelles et des contraintes qu’ils ont à subir (traiter rapidement, libérer

des lits pour faire de la place, etc.). Ainsi, l’hétérorégulation peut être vécue comme une

double contrainte, où les injonctions contradictoires leur apparaissent fort pénibles. Ils ont à

suivre leur code de déontologie, les normes de bonne pratique dictées par les instances

professionnelles qui chapeautent la médecine, mais également les injonctions

administratives qui mettent de la pression afin de sauver des coûts, de rencontrer leurs

obligations de performance, etc. L’autorégulation11 est en quelque sorte piégée, car, bien

qu’on leur demande de décider des traitements à exécuter, ils demeurent responsables de

leurs décisions et tout manquement peut être sanctionné. Dans ce contexte, la

corégulation12 est difficile, car leurs collègues se retrouvent dans la même situation qu’eux

et comme ils manquent déjà de temps, il est alors difficile de trouver des lieux d’échange

afin de convenir de procédures ou de règles plus éthiques qui permettraient d’améliorer ces

situations.

4.1.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type

Les pressions et demandes qui ont été adressées aux médecins répondants de cette étude

révèlent des difficultés d’accès aux tests, des tiraillements autour du traitement à prodiguer,

des tensions interpersonnelles, etc., qui font en sorte qu’ils doivent régulièrement trancher

10

Hétérorégulation : « Découle d’un ensemble de règles imposées par l’extérieur, lesquelles s’inscrivent dans

une vision de contrôle et ont un caractère contraignant » (L. Langlois, 2011, p. 126). 11

Autorégulation : « Les règles, les principes et les valeurs que nous décidons d’appliquer de façon autonome

et libre s’inscrivent dans un mode d’autorégulation, laquelle invite l’individu à avoir, sans le poids de la

sanction, une conduite responsable et autonome » (L. Langlois, 2011, p. 129). 12

Corégulation : « Un mode d’encadrement qui vise à élaborer, avec l’aide d’un autre groupe, notamment,

des règles, des normes et des valeurs qui agiront de manière à mobiliser et à solidariser les individus » (L.

Langlois, 2011, p. 130).

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entre des ordres de possibilités et d’impossibilités. Ils se retrouvent alors à l’étroit,

compressés entre diverses injonctions qui poussent à devoir agir de telle façon plutôt que

telle autre. « L’étau qui se resserre », au quotidien, s’accompagne d’une souffrance éthique

qui résulte du sentiment de « faillir à son serment ». Le verbe « faillir », dans ce cas-ci, fait

écho à une situation où la personne concernée « ne peut pas faire » ce que l’on attend d’elle

sur le plan professionnel. En quelque sorte, imaginer ce type de situation et ne pas être

capable d’apporter le meilleur à son patient ou, pis encore, être contraint de constater que

tout n’a pas été fait pour le meilleur de ce qui peut être apporté au patient est source d’une

souffrance éthique. Devoir, malgré soi, opter pour une rationalité plus près de celle de la

production, bref faillir à son serment ou avoir « failli défaillir » à son devoir, à sa

conscience professionnelle, est vécu de façon très difficile. Et ce qui est pèse le plus, c’est

précisément d’avoir manqué à ses engagements envers le patient, c'est-à-dire de ne pas

avoir respecté suffisamment son « autonomie morale subjective »13, cette dernière lui

suggérant de dire « non » à ces certaines contraintes aliénantes.

13

L’autonomie morale subjective « mobilise conjointement les vertus intellectuelles, c'est-à-dire l’exercice

intellectuel proprement dit d’une part, la sagesse pratique (phronésis) d’autre part » (Molinier, 1998, p. 58).

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4.2 Situation-type 2 : Une bataille perpétuelle

Les propos recueillis chez les participants, en lien avec cette nouvelle situation-type, font

allusion, étrangement, à des situations analogues, au quotidien, à celles qui se produisent en

temps de guerre. Les exemples cités par ces derniers montrent souvent une position de

combattant de première ligne, se retrouvant au front, c'est-à-dire une position de celui ou de

ceux qui doivent exécuter des ordres et se débrouiller souvent seul pour les réaliser. Ces

efforts soutenus leur permettent des victoires sporadiques, éphémères, qui sont toujours à

rejouer. Afin d’illustrer plus précisément cette situation, l’évocation à une bataille

perpétuelle est apparue pertinente.

De façon à décliner les particularités qui en découlent, les situations rapportées par les

médecins seront présentées selon les deux regroupements suivants : les éléments

organisationnels et les éléments humains. À la suite de ces descriptions, il sera question de

la souffrance qui découle de ces situations de « combat ». Finalement, le dilemme éthique

découlant de cette situation-type sera présenté (avec ses conflits de valeurs ainsi que les

modes de régulatoires en présence), de même que la souffrance éthique qui en ressort.

4.2.1 Éléments organisationnels

Les médecins rencontrés n’hésitent pas à parler de batailles continuelles où ils doivent

redoubler d’efforts pour en arriver à poser les actes médicaux pour lesquels ils ont été

formés. Dans plusieurs situations, s’ils n’insistent pas auprès des « services » afin que le

patient ait accès aux tests, aux examens ou aux traitements dans des délais raisonnables, le

patient paiera le prix et les conséquences d’une attente qualifiée de déraisonnable.

1- Le manque d’accès aux ressources

L’accès limité à certaines ressources du système devient fort problématique. Notamment,

l’accès aux tests de laboratoire. D’après les répondants, les délais pour recevoir les résultats

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de ces tests sont inacceptables, à la fois pour les patients et les médecins. Les retards qui en

découlent viennent même compromettre la qualité et l’exactitude du diagnostic et du

traitement proposé. Ainsi, le temps d’accès aux examens est souvent jugé déraisonnable

afin de pouvoir traiter adéquatement. Que ce soit par manque de disponibilité du matériel

(scan, radio, etc.), l’insuffisance du personnel pour faire fonctionner ces équipements

(techniciens et techniciennes de laboratoire), ou des budgets alloués pour leur utilisation, il

est souvent presque impossible d’obtenir ces examens dans des délais acceptables. Cela

apparaît, pour les médecins, en totale contradiction avec leur formation qui demande de

soigner avec diligence. Ce manque d’accès peut compromettre gravement la santé du

patient, car poser un bon diagnostic requiert souvent la nécessité de connaître plus en

profondeur ce qui n’est pas décelable au simple examen du patient. Ce qui heurte le plus les

patients et les médecins, c’est que ces mêmes tests sont souvent beaucoup plus rapides à

recevoir lorsqu’ils sont demandés auprès de services privés. Toutefois, les coûts se

rapportant à l’utilisation de ces services privés sont généralement aux frais des patients qui,

eux, ne peuvent pas toujours les défrayer.

Tu prescris un examen, l'examen n'est pas accessible. Parfois, cela peut

entraîner, particulièrement lorsqu’il y a de longs délais d'investigation parce que le patient n'a pas d'argent pour se payer l'examen, des retards

dans le traitement. Cela génère beaucoup d'anxiété chez le patient, puis la maladie peut se détériorer aussi (Médecin 9).

2- Devoir user de stratégies

Ainsi, « se battre » pour le patient ne se limite pas simplement à demander ce à quoi ils ont

droit. Pour que ces demandes soient prises en considération et que le patient puisse

bénéficier des bienfaits que la médecine peut normalement lui offrir dans le contexte

québécois, le médecin doit user de stratégies (faire des appels téléphoniques, inscrire des

indications d’urgences, etc.). Mais cette façon de faire lui demande un temps, une énergie et

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une réflexion qui viennent miner le temps précieux qui pourrait être investi à la rencontre

de patients.

Mais, un moment donné c'est quoi qui est tolérable et pas tolérable ? Là, ces temps-ci, ce sont avec les échos du sein. Moi je rencontre beaucoup de

femmes, et quand on leur trouve des bosses au sein, on demande toujours un écho. Et là les échos, si tu ne mets pas « URGENT! », c'est six mois. Là les patientes sont paniquées. Toute bosse au sein fait paniquer toute femme

(Médecin 2).

Comme vous savez, je n'ai pas le temps de me battre pendant trois heures

pour essayer d'avoir une résonance magnétique pour un patient. Moi, je me bats contre un système au Québec qui ne m'aide pas à aider les patients. Il faut toujours que tu te battes pour des miettes et puis encore une fois c'est

comme être au front, on te donne le dernier cri, la mitraillette, mais tu n'as pas de balles pour mettre dedans (Médecin 14).

C'est rendu que c'est le nombre de places de traitement qui va déterminer si le patient va être traité ou pas. C'est une urgence, c'est une urgence (Médecin 10).

Dans d’autres situations, vécues par les médecins participants, ces derniers doivent se

conformer à des règles discutables et agir selon des dictats qui leur paraissent

contradictoires et même parfois difficilement conciliables. Ainsi, ils ont l’impression d’être

en quelque sorte « commandés », par les administrateurs d’établissements, pour donner cet

exemple, et de devenir un « instrument d’exécution » du système de santé. Ainsi,

l’obligation de suivre des recommandations et des normes qu’ils jugent abusives, tout en

demeurant imputables des actes réalisés. Cette situation se pose tout particulièrement dans

le contexte des établissements de soins de santé. Les contraintes budgétaires imposent de

voir un certain nombre de patients dans des délais établis selon certaines normes. Qui plus

est, certains gestionnaires de centres hospitaliers demandent explicitement et tacitement aux

médecins de faire rouler les lits, de libérer les patients le plus rapidement possible des

étages de soins, de faire de la place à l’urgence, etc. Dans ces situations, le médecin se doit

d’obtempérer, dans la limite de ce qui est considéré acceptable selon les normes de bonne

pratique de la profession et les protocoles établis par la cohorte de médecins dans laquelle il

se situe. Or, comme il a été mentionné dans la première situation-type, le médecin n’a pas

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toujours les moyens logistiques d’investiguer comme il le souhaiterait et parfois va plier et

se soumettre à la volonté de roulement de l’établissement. Toutefois, il craint constamment

de ne pas avoir fait les bons diagnostics, les bonnes investigations, d’avoir libéré le patient

trop rapidement, etc. Pourquoi cela ? Par conscience professionnelle dans un premier

temps, mais également en raison de la responsabilité que lui dicte sa profession.

C'est toute une question monétaire, il faut libérer les lits, il faut que le test soit fait parce qu'il faut libérer le lit pour que quelqu'un d'autre puisse rentrer (Médecin 6).

C'est impossible! C'est tout à fait impossible. C'est comme donner une trottinette à Gilles Villeneuve, dans le temps qu'il était bon, et dire gagne la

Formule 1. C'est impossible! Et ce qui arrive, c'est que s'il y a un accident, vous êtes totalement responsable (Médecin 14).

3- Les exigences irréalistes

Les instances qui chapeautent la profession médicale ont de nombreuses attentes face à la

formation continue et aux exigences qui y sont associées, ce qui supposerait, pour les

satisfaire, une bataille contre le temps dont ne disposent pas les médecins. Pour la majorité

des médecins rencontrés, ces demandes sont très louables et peuvent contribuer à la bonne

pratique médicale. Toutefois, ils dénoncent le manque de réalisme de certaines de ces

demandes. Plus précisément, ils affirment que pour répondre à toutes ces exigences,

l’investissement personnel (temps, disponibilité, etc.) est considérable. Les formations

continues, les activités médicales particulières (AMP), les heures à cumuler apparaissent

déraisonnables, et cela dans un contexte où on leur demande de toujours en faire plus, de

voir plus de patients, de se conformer à diverses normes bureaucratiques, etc.

On est responsable de notre formation professionnelle et là ils viennent de sortir une obligation auprès du Collège où on est supposé produire un

portfolio où on inscrit nos objectifs en terme de formation médicale professionnelle, en fait continue, où on inscrit c'est quoi nos lacunes, c'est

quoi nos objectifs, comment on va les combler et à la fin de l'année comment

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on les a comblés. J'ai lu tel article, je suis allée à tel congrès, j'ai fait telle, telle affaire (Médecin 11).

4- Les obligations légales

Les médecins rencontrés font état de l’obligation légale de rendre compte de tous les

aspects de leur pratique médicale. Cela se rapporte autant à la tenue de dossiers, aux actes

de diagnostic posés avec le patient, aux heures de formations réalisées, aux traitements

proposés ou effectués, aux recommandations faites, aux prescriptions, etc. Là encore,

l’organisation du travail requiert des stratégies qui obligent à la débrouillardise. Ainsi, à

tout moment ils peuvent être « contrôlés » par leurs instances professionnelles afin de

s’assurer que leur pratique corresponde aux « guides-line » prescrits.

Les demandes augmentent de partout! Et ça, ce sont les obligations du Collège. Donc, il y a des standards par rapport à tes notes, qui doivent y

répondre. Parce qu'un moment donné, les gens font des choix. J'ai un docteur un moment donné qui avait fait le choix d'écrire moins, mais il

voyait une tonne de personnes, un débit épouvantable. Mais oui ses notes n'étaient pas très claires. Donc, un jour, le Collège est arrivé et il a dit : « Vos notes ne sont pas correctes » (Médecin 13).

À la rigueur, on devrait garder toutes les réquisitions d'examens afin d'être sûr que l'on a reçu chaque examen. Moi je ne le fais pas, c'est impossible. Mais ce que la profession demande ce n'est pas ça. C'est : formule sanguine,

bilan hépatique, tout détaillé, pour être certain que l'on a reçu chacun, s'il n'y en a pas un qui a été perdu. Ça, c'est la méthode sûre, qui est invivable.

Mais c'est ingérable, moi je ne suis pas capable de faire cela. Si je fais cela, j'arrête ma pratique, je ne peux plus travailler. Alors, je vis dangereusement (Médecin 2).

5- Les actes non-médicaux

Les propos recueillis sous cette rubrique témoignent de nombreuses situations où les actes

qu’ils posent au quotidien ne correspondent pas à ce pour quoi ils ont été formés. Comme il

en a été question précédemment, l’obligation de devoir exécuter nombre de tâches

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bureaucratiques, de devoir user de ruses et de stratégies afin de soigner leurs patients les

oblige à investir un temps considérable. Ainsi, pendant qu’ils doivent exécuter ces actions,

ils ne peuvent être disponibles pour d’autres patients, ce qui occasionne des attentes et la

sous-utilisation de leur capacité à soigner.

Tout le volet assurance devenait aussi, en fait de remplir, en fait le dilemme était le suivant : si tu prends le temps, si on te demande plus de questions,

ça te prend plus de temps pour répondre au formulaire d'assurance, mais en même temps ce n'est pas sa santé qui est prise en jeu, mais bien un autre

aspect (Médecin 17).

Mais ça ne relève pas du médecin. Pour un traitement optimal, voici ce qui est nécessaire, et comme ce n'est pas dit que ça devrait être fait par

quelqu'un d'autre, le médecin, de par sa nature, assume tout, est hyper-responsable. Donc, il va essayer de répondre à tous ces éléments-là en se

mettant sur sa charge le fait de répondre à tout ça. Et à mon avis, ça ne lui revient pas parce que le système devrait couvrir les autres éléments. On a été formé pour s'occuper d'un aspect plus spécifique (Médecin 13).

À cela s’ajoute l’importance d’une bonne tenue de dossiers, les formulaires de tous genres à

remplir (assurances, billets d’absence, formulaires de conduite automobile (SAAQ)), les

certificats de décès, etc.), la reddition de comptes (finances) et la compilation des actes

médicaux effectués (facturation à la RAMQ). Tous ces éléments bureaucratiques empiètent

considérablement sur le temps que les médecins ont à consacrer à leurs patients.

4.2.2 Éléments humains

Presque tous les jours, les médecins rencontrés affirment devoir faire face à des relations

conflictuelles provenant des collègues de travail. Cela peut provenir de visions divergentes

à l’égard des traitements à prodiguer, de priorités différentes établies par les collègues, du

temps dont disposent ces autres membres du corps médical, etc.

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1- Les relations interpersonnelles

Ainsi, que ce soit par insuffisance temporelle, par manque de ressources (humaines,

matérielles, financières, etc.), ou même parfois, selon les propos des participants à la

recherche, par manque de considération quant aux situations vécues par les patients, ces

médecins se voient contraints d’essuyer des refus continuels, et cela en dépit des luttes

réalisées et des stratégies employées.

Et tous les jours j'avais un NON catégorique, me disant « il n'y a pas de place, on ne peut pas, oui demain, etc. ». Alors à chaque fois c'était demain,

demain, et moi j'essayais d'étirer le temps, mais finalement tous les jours j'allais m'excuser auprès des parents en disant : oui oui on va commencer bientôt, etc. Et pour finir est arrivé ce qui devait arriver, la tumeur a poussé

(Médecin 12).

Également, le manque de communication entre les médecins (par insuffisance de temps, de

proximité, de lieux, etc.), les mésententes entre collègues (diagnostics, traitements, actes

médicaux, etc.), les rapports difficiles avec certains patients ou les membres de leur famille

immédiate ajoutent aux difficultés relationnelles rencontrées. Cela maintient un climat de

tensions qui quelques fois dégénère en conflits.

2- L’isolement

Un des éléments conflictuels dans la façon d’exercer la pratique médicale se rapporte bien

souvent au caractère individuel du travail. Dans certains cas, les médecins décrivent même

cette spécificité comme de l’isolement, comme une réclusion où les contacts avec leurs

pairs sont rarissimes. Il est alors difficile de pouvoir demander conseil, de comparer ses

diagnostics, de se sentir appuyé dans ses décisions et d’obtenir une certaine forme de

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reconnaissance à l’égard du travail effectué, du moins en ce qui concerne le « jugement de

beauté » décrit par la psychodynamique du travail, ce qui réfère à la reconnaissance faite

par les pairs; ces derniers étant les mieux placés pour juger de la qualité du travail effectué

et des efforts consentis pour l'exécuter.

Ça fait que oui on est pas mal seul, on n'a pas ici d'endroit – et c'est rare que ça existe ici – de dire qu'on va s'asseoir pour vraiment parler de

comment on se sent, mais c'est sûr qu'on a des réunions de médecine régulièrement, mais tu sais c'est souvent qu'on va parler plus de

l'administratif et de dire OK, il y a ça qui se passe, mais de là à dire qu'on va tous parler, c'est rare (Médecin 20).

Et puis l'autre mécanisme que j'ai vu, c'est que souvent c'est toujours la

même rengaine qu'ils appellent : « Je suis trop occupé, je ne peux pas t'aider, arrange-toi tout seul » (Médecin 14).

Ainsi, pour les médecins rencontrés, cette situation les place dans une position où ils ont

l’impression de devoir souvent réaliser une « mission » individuellement, au jour le jour, au

cas par cas, tout en étant seul au combat ou, en quelques sortes, sans « frères d’armes ».

3- Le retrait des collègues

Au cours de ces combats continuels et des tactiques employées pour réaliser leur travail,

ces médecins constatent et rapportent qu’autour d’eux des collègues s’épuisent. Ce constat

a également été fait à travers la recension des écrits décrite précédemment. En effet, à force

d’avoir lutté, d’avoir essayé de pratiquer une médecine de qualité et de s’être butés à

certaines insuffisances du système, des collègues renoncent à poursuivre dans ces

conditions. Deux situations généralement décrites prennent les formes suivantes : 1) les

collègues qui se retranchent, 2) les collègues qui tombent au combat.

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Pour certains collègues, le retrait apparaît encore comme la stratégie la plus salutaire. Ainsi,

la prise de conscience de non-sens reliés à l’organisation du travail les pousse à prendre un

certain recul avant qu’il ne soit trop tard. Une des façons de se retirer de cette pratique « sur

le terrain » est de choisir volontairement de se rediriger dans d’autres fonctions où ils

n’auront pas à vivre cet affrontement continuel.

Et se réfugier dans des fonctions administratives en disant : « Regarde, moi je suis chef maintenant, je ne peux pas être de garde en fin de semaine, c'est toi X » (médecin 14).

Pour d'autres, des prises de vacances prolongées ou une retraite prématurée apparaissent

comme la planche de salut « socialement admissible » et obligatoire. Selon les témoignages

entendus, ces médecins ont donné énormément à la profession et décident, volontairement

ou non, de « déposer les armes ».

Il a dit qu’il partait à la retraite. Mais, depuis un an, on le voyait aller et ça n’avait pas de bon sens. Les sautes d'humeur étaient fréquentes face au

personnel. Mais moi je le connais depuis un certain nombre d’années, et avant qu’il parte à la retraite, je me suis dit : « Ça ne se peut pas, c’est parce qu’il est tellement épuisé qu’il en arrive à parler comme ça ». C’était

évident ! (Médecin 2).

À la suite d’une énergie et d’une combativité qui apparaissent aux médecins rencontrés

comme relevant de l’exploit quotidien, certains confrères n’ont plus la force de continuer.

Que ce soit pour cause de fatigue, de burnout ou d’atteintes diverses à leur santé mentale,

ceux-ci deviennent parfois forcés de se retirer (temporairement ou de façon définitive) pour

des raisons médicales de santé.

Et là, dans mes surprises c'est que récemment, des gens qui sont à peu près de ma génération, donc des gens en haut de 45 ans, qui décrochent, qui vont consulter. J'ai l'impression qu'ils étaient mieux protégés. Et j'en ai quelques

un qui sont tombés dernièrement, et des gens qui avaient toujours été très au-dessus de leur affaire, qui avaient toujours projeté une image de gens

confortables, qui avaient mis en place un certain nombre de mécanismes de

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protection, soit dans la réduction de leurs heures, soit dans le fait de dire « non ça je ne le fais pas ». Tu sais, des limites (Médecin 3).

Ainsi, voir les collègues se retirer de la sorte contribue à une certaine forme de prise de

conscience chez ces médecins, ce qui contribue à rappeler qu’eux-mêmes pourraient se

retrouver dans la même situation.

4- Le décès de patients

Une des dimensions qui touchent le plus aux témoignages des médecins rencontrés se

rapporte aux expériences où leur patient est finalement décédé. Mais ce n’est pas le fait que

le patient soit décédé qui est souffrant, mais bien le sentiment que tout n’a pas été fait pour

lui, que le système n’a pas été en mesure de lui apporter les soins et l’assistance que son

état indiquait. Malgré les propos des médecins qui ciblent bien souvent « le système »

comme responsable de ces lacunes, il demeure qu’ils sont, en tant que médecins traitants,

directement en lien avec le patient et se sentent particulièrement responsables de ne pas

avoir assez fait pour leur patient. Ils se demandent constamment s’il n’était pas possible de

faire mieux ou autrement, s’il n’avait pas été possible de se battre davantage, bref, si par

leurs actions ils auraient pu faire une différence dans la survie du patient.

Et puis ce que je leur ai dit, c'est : Au lieu de me dire tous les jours qu'on

allait le transférer demain, autant me dire d'emblée que ce n’était pas possible. À ce moment-là, j'aurais même envisagé de le transférer dans un autre centre. S'il avait fallu le faire, je l'aurais fait, les patients ne

m'appartiennent pas. Alors malheureusement depuis, c'était un petit peu prévisible, le patient est décédé parce que c'est une tumeur qui est d'une

agressivité impressionnante (Médecin 12).

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4.2.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance

À certains moments, les médecins relatent certaines expériences douloureuses où ils

constatent que, non seulement tout n’a pas été fait pour le bien-être du patient, mais, pis

encore, ce qui aurait dû être accompli ne l’a pas été. C’est le patient qui, en fin de compte,

paie le prix. Ce qu’ils condamnent tout particulièrement, ce sont les diverses formes

d’injustices constatées dans le cadre de leur travail ; pensons aux manque d’accès à certains

examens complémentaires (exemple : imagerie numérique ; scan) qui implique souvent des

délais de plusieurs mois pour les patients. Si ces derniers ont la possibilité financière et

acceptent de payer quelques centaines de dollars, ils pourront avoir recours assez

rapidement à ces examens. Toutefois, s’ils demeurent dans le système public de santé, ils

devront attendre leur tour et cela en dépit de souffrances physiques parfois importantes.

Dans ce type de situations, les médecins affirment que malgré leur volonté personnelle de

prodiguer des soins, ils ont été parfois renvoyés face aux insuffisances du système, à des

limitations auxquelles on ne peut échapper, faute de budgets appropriés. Ce n’est d’ailleurs

pas sans une certaine désolation qu’ils racontent à quel point ils ont été confrontés à des

aberrations, situations totalement inacceptables, où la dignité du patient fut la dernière des

considérations prises en compte dans les décisions retenues. Certaines de ces situations

semblent parfois tellement les déchirer et faire référence à une honte vécue de façon

personnelle, qu’ils hésitent à décrire en détail ce qu’ils relatent.

J'ai vu trop de patients mourir parce que la fin de semaine nous n'avons pas accès au scan, à la résonance magnétique, parce que l'hôpital dit ne pas

avoir d'argent pour avoir des techniciens en radiologie, en laboratoire. (Médecin 14).

Ces limitations entrent en contradiction avec la volonté, le « devoir » ou la « mission » des

médecins qui supposent de bien traiter au meilleur de ses connaissances de la pratique

médicale. La débrouille à laquelle ils sont confrontés pour y arriver (à moitié bien souvent)

pèse lourd dans leur pratique au quotidien. La souffrance qui en résulte est reliée à un

sentiment d’impuissance, c'est-à-dire une impression continuelle de ne pas pouvoir honorer

le contrat qu’ils ont pris avec le patient devant eux. Ils doivent alors composer avec ce

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dernier, les traitements requis, le code de la profession qui dicte les actes à poser, leur

conscience et leur volonté qui ne demandent qu’à faire ce pour quoi ils ont été formés, et un

système qui ne peut leur donner les outils pour y répondre.

Cette situation place alors les médecins dans une position difficilement supportable, car ils

se retrouvent à l’étroit entre leurs recommandations, ce qu’ils désirent réaliser, et les

complexités et difficultés qu’ils rencontrent face à la collaboration des individus impliqués

dans le traitement à prodiguer. La souffrance qui en découle peut se traduire en un

sentiment de désertion, au sens où ils se sentent sans recours face à des situations aliénantes

et où il ne reste plus qu’à quitter le champ de bataille et acheter la paix sociale. Sur le plan

du dilemme éthique, ils se retrouvent alors devant l’impasse suivante : « Je veux traiter,

mais je ne peux pas. Que faire ? ». Dans bien des cas, ils ont alors le sentiment

d’abandonner eux-mêmes le patient, ce qui pour eux est bien souvent en opposition radicale

avec leur volonté de pratiquer une médecine de qualité.

Une des dimensions qui est apparue centrale dans les propos des médecins rencontrés se

rapporte aux situations de traitements médicaux posés, plus précisément à l’égard des

risques et la crainte qui les accompagne. De par leur formation, on attend et demande aux

médecins de poser un diagnostic qui soit le plus juste que possible, et cela, en fonction de

l’avancée des connaissances et de leurs expertises réciproques. À ce propos, la première

partie du serment d’Hippocrate est fort éloquente : « Au moment d'être admis(e) à exercer

la médecine, je promets et je jure d'être fidèle aux lois de l'honneur et de la probité. Mon

premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses

éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux ». On peut alors comprendre à quel

point la pratique médicale repose sur un engagement qui concerne le respect de principes

moraux liés à la profession, de même que la volonté et l’obligation d’apporter le meilleur

de soi-même en vue de prodiguer les soins requis.

4.2.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type

Cette situation-type illustre, ici également, à quel point les médecins sont portés par

certaines valeurs relatives à l’éthique de la justice ainsi qu’à l’éthique de la sollicitude.

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C’est justement à l’égard du dilemme qui se dégage, où ils ont à choisir entre « se

démener » pour leur patient ou « démissionner, laisser tomber », qu’un conflit de valeurs

survient. Ainsi, s’ils font tout en leur pouvoir pour traiter leurs patients, la valeur qui est

impliquée se rapporte alors à l’empathie et à la compassion qu’ils éprouvent à l’égard de

ces personnes (éthique de sollicitude). Toutefois, cette valeur est en conflit avec leur devoir

de répartir ou de réduire le temps et les ressources dont ils disposent (éthique de la justice),

notamment lorsqu’ils ne parviennent pas à effectuer les soins requis ou qui leur semblent

appropriés de donner. Ainsi, le constat de patients qui ne reçoivent pas leurs soins, ou pis

encore qui décèdent, est vécu de façon fort pénible. Pour les médecins rencontrés, il s’agit

alors d’un échec du système où on leur renvoie la responsabilité de ce qui n’a pas

fonctionné. Ils éprouvent alors le sentiment qu’une injustice est commise à l’égard de leurs

patients, mais également à l’égard d’eux même, car ils se sentent comme l’instrument de

cette injustice.

Du côté des modes régulatoires, l’hétérorégulation (imposition de règles dans les faits)

consiste le plus souvent à devoir obtempérer à ces prescriptions, malgré le fait qu’elles

soient jugées déraisonnables. De plus, les exigences de formations médicales qui leur sont

posées sont considérées irréalistes compte tenu du manque de temps qu’ils vivent au

quotidien. Ici également, on leur demande de s’autoréguler, mais tout en demeurant

imputables de leurs actes professionnels. Ils décrivent alors avoir l’autonomie pour agir,

mais se sentent impuissants, car sans moyens suffisants et adéquats pour le faire d’une

façon qui soit en accord avec leur conscience personnelle, leur conscience professionnelle

et le serment envers lequel ils se sont engagés.

4.2.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type

Il ressort que les médecins, devant des situations où il faut lutter sans cesse pour obtenir un

accès aux soins de santé, ont le sentiment d’être « contrôlés », voire mis en échec à

l’intérieur d’un système où la logique économique prédomine, et ils se sentent impuissants

à agir en dépit de leur volonté de soigner. Les limites qu’on leur impose (financières,

matérielles, humaines, etc.) leur apparaissent souvent contradictoires avec les

responsabilités professionnelles qu’ils doivent assumer face aux patients. Les médecins ont

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le sentiment d’être utilisés et traqués, ils ressentent une crainte d’être mis en échec. Ces

médecins tentent alors de correspondre le plus possible à ce qui leur est commandé, tout en

essayant de continuer leur pratique en donnant les meilleurs soins possible à leurs patients.

Mais cela les oblige parfois à tourner les coins ronds, à aller à l’essentiel tout en donnant

l’impression d’avoir tout fait ce qui devait être fait (remplir les dossiers en indiquant plus

que ce qui a été réalisé, indiquer l’essentiel, etc.). À d’autres moments, certains vont

décider de se conformer strictement aux demandes, quitte à voir moins de patients, afin de

se protéger contre des blâmes éventuels. Ainsi, la souffrance éthique qui s’en dégage se

rapporte au fait d’exécuter des commandes injustes. Ces conduites « d’exécution » leur

permettent en partie de satisfaire les attentes, mais toutefois ils conservent un sentiment de

ne pas être honnête avec eux-mêmes, avec leurs collègues et, ce qui est souvent le plus

difficile, avec leurs patients.

La souffrance éthique qui s’en dégage est de se retrouver « face à un mur ». En fait, malgré

tous les efforts qu’ils mettent en place afin d’arriver à faire leur travail au mieux et, ainsi,

que leurs patients obtiennent leurs soins, le résultat est souvent vécu comme un coup d’épée

dans l’eau, comme une lutte qui ne donne pas grand-chose en bout de ligne, ou du moins

bien peu en comparaison de l’énergie qui y a été déployée. L’alternative serait de se trouver

une planque, par exemple une fonction administrative ou un poste qui soit moins sur la

ligne de feu, pour ne pas tomber sous le tir de l’ennemi, ou en d’autres mots se retirer du

front. Or, un sentiment de trahison face au patient et face à la pratique médicale en général

est ressenti comme un abandon du champ de bataille. Capituler, ou déserter, est contraire à

l’éthique professionnelle et morale. De par leur formation médicale, leur réussite scolaire,

leur réussite professionnelle et leurs engagements auprès des malades (serment

d’Hippocrate), leur parcours fait constamment état de réussite, de force de caractère, de

persévérance, etc. Ainsi, l’idée de capituler est généralement vécue pour eux comme une

défaite face à ce qu’ils sont comme personne et face à ce pour quoi ils se sont engagés,

c'est-à-dire pratiquer une médecine de qualité.

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4.3 Situation-type 3 : Une collaboration imposée La troisième situation-type décrite par les médecins rencontrés se rapporte au fait de se

sentir complices d’éléments contextuels avec lesquels ils sont en désaccord. En fait, malgré

plusieurs constats qui apparaissent en opposition avec une « bonne pratique » médicale, il

apparaît qu’ils ne peuvent pas dénoncer ces situations au quotidien. De plus, la participation

à ces types de pratiques médicales supposerait de se taire, de ne pas dénoncer et même de

participer à ce qu’ils considèrent eux-mêmes discutable. De façon à qualifier cette

« collaboration tacite », retenons qu’elle englobe tout type d’agir – action, inaction-

susceptible de contribuer avec connivence à une situation déplorable.

Aux fins de décrire cette situation-type de la « collaboration imposée », la prochaine partie

présentera ce qui découle des propos des participants à la recherche selon les deux

regroupements suivants : les éléments organisationnels et les éléments culturels. Par la

suite, une partie traitera de la souffrance en lien avec cette situation de « collaboration ».

Enfin, il sera fait état du dilemme éthique découlant de cette situation (avec les conflits de

valeurs et les modes régulatoires qui s’y retrouvent), pour finalement terminer cette section

avec la souffrance éthique comprise dans cette situation-type.

4.3.1 Éléments organisationnels

Dans cette situation-type, la presque totalité des éléments de tension présentés ici se

rapporte aux aspects organisationnels du travail des médecins. En fait, la « collaboration »

décrite dans cette partie est principalement ressentie en rapport avec les instances qui

encadrent la profession.

1- Le double discours

En trame de fond des propos des participants, il se dégage une perception de double

discours qui chapeaute l’ensemble de la pratique médicale. En effet, bien que le système de

santé québécois adopte un discours de bienveillance à l’égard de la population, avec toutes

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les vertus qui peuvent y être reliées, les vrais impératifs s’avèrent souvent très différents,

voire parfois opposés. Ainsi, les médecins décrivent à quel point ce système tente de faire

bonne figure auprès de leurs commettants alors que les intérêts visés, selon eux, sont à des

lieues de la philanthropie annoncée et décrite.

Vous savez, ma conception du patient dans le système de santé québécois

c'est que « s'ils peuvent mourir, maudits, ils vont nous coûter moins cher ». Un médecin dans le système de santé au Québec, c'est comme un mal

nécessaire. Je suis heureux d'avoir quitté un système de santé, pour qui je me demande, pour qui il est fait? Parce qu'il n'est pas fait à mon humble avis pour aucun professionnel de la santé, encore moins pour les patients

(Médecin 14).

Il apparaît que certaines politiques du système de santé québécois soient décrochées de la

réalité, du moins aux yeux des médecins qui en témoignent. Que ce soit par le fait que les

médecins sont totalement évacués des prises de décisions qui les concernent, ou par le fait

que certaines règles de santé publique ne sont pas respectées. Parce que ces médecins ne

disposent pas des moyens pour les respecter, ils se sentent trahis. Pour eux, les exigences de

performance économique dictent principalement leur pratique en imposant des façons de

faire qu’ils considèrent incompatibles avec une pratique médicale humaine et centrée sur le

patient. Ainsi, des répondants décrivent le système de santé actuel, non pas comme une

instance qui veille au bien-être de la population et à la qualité de vie au travail des

professionnels de la santé, mais bien plutôt comme une instance pour qui médecins et

patients deviennent et sont considérés comme des éléments de productivité, générateurs de

richesse, ou comme des indésirables, c’est-à-dire des générateurs de coûts qu’il faudrait

limiter ou tenter de contrôler au maximum.

Le gouvernement, dans son budget, doit répartir les argents entre les divers

intervenants. Il impose donc des limites quant aux actes posés et quant aux ressources disponibles. C’est une « pointe de tarte » financière, chaque

établissement doit faire avec sa part et restreindre au maximum afin de ne pas dépasser ce qui lui est alloué (Médecins 11).

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Les médecins témoignant à cette recherche dénoncent l’état d’un système de santé qui n’est

pas « connecté » avec les réels besoins des milieux de pratiques. Ils regrettent de n’être

jamais consultés dans les prises de décision qui touchent pourtant leur travail au quotidien.

Le fonctionnement général de la pratique des médecins est souvent prescrit par des

administrateurs, non-médecins ou médecins s’étant retirés d’un milieu qu’ils ne trouvaient

plus supportable.

Puis on vit exactement le système de santé pourri que le gouvernement nous

a fait depuis les années 70 en nous évacuant complètement des pouvoirs de décision, en nous confinant un rôle qui appelait des distributeurs de soins

puis tout pouvoir de décision a été enlevé aux médecins, sauf ceux qui ne font plus de médecine et qui font les fonctionnaires, qui s'en vont au ministère de la Santé comme Iglesias et compagnie (Médecin 15)

2- L’impossibilité de respecter certaines recommandations

Un des phénomènes qui inquiète considérablement les médecins se rapporte au non-respect

de certaines recommandations émises par la Santé publique. Que ce soit à l’égard de

traitements à effectuer ou de tests à faire à l’intérieur de périodes bien précises, les

médecins n’ont pas toujours la possibilité de respecter ces recommandations, car les

ressources sont nettement insuffisantes. Ainsi, entre les normes de « good-practice » et ce

qu’ils peuvent concrètement réaliser, il y a un écart monstre et malheureusement ils ont

conscience de participer à la reproduction d’une situation qu’ils déplorent.

Et même dans le réseau public c'est un peu comme ça parce que… je te donne un exemple bien concret, bien simple : depuis deux ans, Santé Canada recommande des colonoscopies de dépistage à toute la population.

Toi, moi, tout le monde … les médecins n'en parlent pas encore tant que ça, mais c'est recommandé maintenant à tout le monde en Amérique du Nord

d'avoir au moins une colonoscopie de dépistage aux 5 à 10 ans, que tu en aies dans ta famille ou pas. OK. Et c'est beau, c'est le fun, bravo. Sauf que

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dans la vraie vie, on a de la misère à avoir des colonoscopies de dépistage pour des patients qui en ont besoin. Ça fait que là, ils nous demandent d'imposer ça, c'est la norme, c'est le gold standard des soins, mais on ne

peut pas l'appliquer parce qu'il n'y a pas assez de gastro-entérologues qui font des colonoscopies (Médecin 17).

3- Le partage nécessaire des ressources

Les collègues médecins observent et évaluent la pratique de leurs confrères. Que ce soit à

l’égard du respect de la charge de travail ou du partage juste des types d’actes médicaux

posés, les médecins décrivent une surveillance constante de la part de leurs pairs. Ces

derniers voient à ce que le temps de travail soit respecté, de même que les bénéfices

financiers qui découlent des actes médicaux posés. Ainsi, dans des situations où le médecin

tente d’apporter le meilleur soin à son patient, et cela avec la meilleure des volontés, il doit

moduler son travail de façon à assurer un partage équitable des ressources disponibles.

Dans certains cas, où l’administration décide de couper davantage, il y a beaucoup de pression, la pression dans le système augmente et parfois ça amène des confrontations entre confrères qui veulent avoir une journée de

plus en salle d’opération, et l’autre ne veut pas parce que c’est à son tour, et là l’autre a fait plus de [techniques] que l’autre, et là il n’en a pas assez, etc. (Médecin 20).

Si tu pars en vacances trop souvent, les confrères vont te regarder d'un œil … parce que c'est eux autres qui se tapent le travail de tes patients dans un

sens (médecin 18).

4- Les exigences qui amputent le « vrai » travail médical

Toute cette imposition de règles et de procédures à caractère bureaucratique augmente la

complication entourant les décisions qui doivent être prises à l’égard des types d’actes

médicaux pouvant être posés, leur fréquence, etc. Ces normes de fonctionnement sont bien

souvent décidées à l’extérieur des lieux de pratique, par des gens qui se situent dans un

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contexte autre et qui, selon le témoignage des médecins, sont totalement « décrochés » de la

réalité clinique vécue sur le terrain.

On est un peu coincé entre ce que le Collège dit, « vous ne devriez pas le faire », puis de l'autre côté, le patient qui se retrouve dans une situation où

il y a de la douleur, où les médicaments réguliers ne fonctionnent pas et où quelque chose qui est considéré illégal apporterait un certain soulagement. Ainsi, il faut remplir des certificats de possession de marijuana. Certains

médecins sont complètement contre. La question est : « je le fais ou je ne le fais pas ?» Pour ma part, je suis surtout là pour mon patient … la pratique

peut être discutable (Médecin 1).

Par ailleurs, l’acte médical est constamment vérifié par tout un système de contrôle. Ce

« contrôle » peut correspondre à la qualité des actes posés, à la quantité d’actes réalisés, à la

facturation, à la tenue de dossiers, etc. Il est effectué par les pairs, les établissements dans

lesquels le médecin exerce sa pratique, ainsi que par diverses instances qui chapeautent la

profession (Collège, Fédérations, Associations). Or, les critères d’évaluation du travail des

médecins, établis par le système de santé québécois, apparaissent souvent lourds pour les

médecins. Ces derniers ont à respecter un nombre d’exigences, à la fois considérables et

trop exigeante en temps. Entre autres, les médecins ont évoqué le nombre de crédits de

formation à faire chaque année, les activités médicales particulières (AMP) à effectuer,

parfois même pendant les vingt premières années de leur pratique (une proportion de leur

travail en CLSC, en soins prolongés, en centre d’hébergement, etc.). De la même façon,

certaines exigences quant au « caseload » à rencontrer leur laissent parfois peu de place

dans l’aménagement du temps de travail, eux qui pourtant œuvrent au sein d’une profession

libérale qui suppose davantage d’autonomie.

Les exigences en formation continue sont, je ne sais pas si vous savez, mais actuellement on est en train de devenir fou avec tous les crédits d'EMC

qu'on est obligé d'accumuler (Médecin 9).

Ils donnent des grosses primes pour aller travailler là, et moi ce n'est pas ça que je voulais faire et je ne le ferai pas. À la limite là, si je n'arrivais pas à

faire mes AMP, mes activités médicales prioritaires imposées, et qu'ils me coupaient de 30%, ben ils me couperont. Je m'en fous!(Médecin 17).

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Le contrôle de la profession, effectué par le Collège des médecins, est parfois perçu comme

trop contraignant chez les médecins. Il apparaît que ce contrôle, et certaines réprimandes

faites aux médecins, peuvent parfois devenir excessifs. Ainsi, plusieurs médecins ont décrit

la crainte qu’ils éprouvent face à une vérification intempestive ou intrusive de leurs

dossiers, ou face à la possibilité qu’une enquête soit réalisée à leur sujet. Lorsque cela se

produit, ils perçoivent bien souvent les actions posées comme un acharnement contre eux.

À certaines occasions, on peut même en arriver à voir diverses formes de menaces

adressées à leur endroit.

Et quand les comités de discipline ou le Collège embarquent là-dedans, ou le programme d'aide, d'habitude ils sont là pour aider, mais quand c’est le

Collège ou le syndic qui interviennent, là, ça devient l'enfer et les médecins se font parfois dire : « Bien là, tu as tant de mois pour te remettre sur pied

et après ça tu recommences, et si ça ne marche pas tu es radié » (Médecin 17).

5- Le poids de l’industrie pharmaceutique

Les témoignages des médecins rencontrés font état du poids considérable de l’industrie

pharmaceutique dans le cadre de leur pratique médicale. Ils décrivent l’influence de ces

organismes comme étant globale, touchant à la fois les patients, les traitements et le

fonctionnement du système de santé en général. La « dominance » de ces « entreprises », et

l’aspect financier qui les accompagne, contribuent souvent à ce que les participants

décrivent comme une participation tacite imposée. Ainsi, même si les médecins sont parfois

tentés de dénoncer un système qu’ils considèrent trop largement contrôlé par ces entreprises

à but lucratif, ils ont l’impression d’être comme David contre Goliath lorsque vient le

temps de s’y opposer. De plus, ils avouent que les bénéfices pouvant découler des bonnes

relations entretenues avec ces compagnies demeurent non-négligeables. De cette façon, le

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silence s’avère parfois bénéfique, mais au risque d’avoir l’impression de trahir sa

conscience.

Ils mènent les docteurs, ils mènent les pharmaciens, ils mènent le gouvernement, ils mènent les patients, ils mènent la maladie, ils mènent la

santé (Médecin 17).

Si on nomme des pavillons d'université au nom des compagnies, pharmaceutiques ou autres, c'est que les Universités sont contaminées par

l'économie si on peut dire comme ça, et elles sont influencées, elles ne sont pas indépendantes. Ni dans la médecine, ni dans bien des domaines

(Médecin 18).

En effet, dans le cadre de leur travail quotidien, les répondants constatent la pression

constante de l’industrie pharmaceutique quant au choix des médicaments prescrits, par

exemple. Par la mise en place de conférences, où les médecins sont invités (et incités

financièrement) qui exposent les vertus de telle ou telle nouvelle molécule, par un système

de récompenses qui peut prendre plusieurs formes (matérielles, financières, etc.), ces

compagnies incitent fortement les médecins à prescrire leurs produits. De plus, et cela est

dit à mots couverts, ces compagnies connaissent également l’identité des médecins qui ont

participé à leur présentation de nouveaux médicaments, et qui d’ailleurs ont été rémunérés

pour y assister, ont ou n’ont pas prescrit ces médicaments de même que la fréquence et la

quantité des ordonnances réalisées, etc. Ils sont donc en quelque sorte évalués selon leur

degré de conformité à ce système. Cela n’est pas sans influencer les actes médicaux posés,

car il devient tentant de prescrire lesdits médicaments pour ne pas perdre certains avantages

(subventions, rémunérations). Toutefois, plusieurs médecins hésitent à prescrire ces

nouveaux produits, car, dans bien des cas, les effets secondaires ou les problèmes éventuels

n’ont pas encore eu le temps d’être démontrés.

C'est parce qu'ils [les médecins généralistes] ne se doutent pas toujours que le médecin spécialiste lui-même est influencé par la compagnie pharmaceutique. Par exemple, le développement des médicaments comme

Actas et Aredia. Moi j'ai eu des conférenciers qui sont venus me parler de

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ça, me disant que c'était vraiment la découverte du siècle, les thiazolidines, les lidiones. Je ne suis pas sûr, c'est quelque chose comme ça, puis là maintenant ça sort dans les journaux que Aredia fait mourir des gens qui

ont des insuffisances cardiaques, qui ont des maladies de cœur. Moi je ne fais plus confiance aux conférenciers, car ils peuvent eux-mêmes croire à

leur produit [médicament, molécule], mais il y a trop d'avantages à être conférencier pour que je leur fasse confiance. (Médecin 18).

Ces compagnies pharmaceutiques, en plus du lobbying effectué auprès de l’ensemble du

système de santé, y vont parfois à grands coups de publicité qui visent cette fois la

population en général. On peut penser ici aux antihistaminiques, au Viagra et Cialis, etc.

Ainsi, les médecins se retrouvent devant des patients qui, d’entrée de jeu, vont tenter de se

procurer un « petit miracle en pot ». De cette façon, il reste peu de place à la

compréhension globale de la santé de la personne, ce qui est accentué par le manque de

temps généralisé qui oblige les médecins à devoir agir dans la rapidité.

C'est plus un contexte social, mais ce que je trouve, c'est qu'on traite beaucoup, on a beaucoup médicalisé les émotions et il y a beaucoup de lobbying pharmaceutique en rapport avec ça, et puis il y a les pressions de

la part des patients, des pressions de la part des compagnies pharmaceutiques en rapport avec les médecins, les médecins qui ont peut-

être moins de temps à consacrer au point de vue relation humaine avec les patients, ce qui fait qu'on traite beaucoup la détresse des patients, la tristesse, les troubles de l'humeur avec des médicaments et je pense qu'à

mon avis, on traite trop avec des médicaments, tandis que ce que les gens auraient besoin, c'est plus d'avoir des trucs aussi pour être en meilleure

santé mentale (Médecin 7).

6- La rationalité économique comme finalité

Les médecins « gardent publiquement le silence » sur les conditions d’exercice de la

profession, en dépit du fait qu’ils constatent une dégradation de la qualité des services en

santé. Pour les répondants de notre étude, il s’agit là d’un manque de respect de la nature

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même de la pratique médicale, tout particulièrement en référence avec le serment

d’Hippocrate qu’ils ont prononcé. Cela entre alors en totale contradiction avec leur

conscience ainsi qu’avec leurs engagements professionnels.

Or, le silence commence à être ébréché. Une vive réprobation est faite par les médecins

participant à la recherche, notamment à l’égard des administrateurs des centres hospitaliers.

Les médecins ont comparé certains hôpitaux dans lesquels ils œuvrent comme de « grosses

machines », devenues inhumaines, qui ne veillent qu’à rencontrer leurs exigences de

performance financière. Ainsi, ceux qui sont nommés pour administrer les budgets sont

décrits comme ayant peu de considérations, à la fois pour les patients et pour les membres

de leur personnel, médecins inclus. Leur principale préoccupation est de veiller au bon

fonctionnement de la machine « centre hospitalier ». Dans ce contexte, les médecins

doivent « performer », en tentant de toujours faire plus avec moins. Ils sont considérés

comme des éléments du contexte qui génèrent des coûts que l’on doit « presser » et

« commander » afin qu’ils soient le plus efficace possible.

On est constamment tenu, compte tenu des ressources qui sont restreintes, à faire des choix. Parfois les choix sont faciles, parfois les choix sont plus

difficiles. On est toujours dans le contexte où tout l’appareil administratif, tout le centre hospitalier, ce ne sont pas nécessairement des gens qui sont très compréhensifs, ce sont des gens qui sont là pour que le système roule,

qu’il n’y ait pas d’engrenages qui bloquent, que ce soit rentable et que ça paraisse bien. Le médecin là-dedans est un des éléments de la machine

complexe et lui, à ce moment-là, doit se débrouiller avec ses dilemmes journaliers de performance (Médecin 16).

Ces médecins rapportent des situations où on ne donne pas aux patients les soins jugés

nécessaires selon eux. Que ce soit en lien avec un diagnostic rapide, un traitement différé,

un congé précipité, ils se sentent alors coupables d’une certaine forme de négligence.

Parce que là, les médecins ont de la pression pour libérer des lits, pour opérer, ça fait que des fois, ils vont envoyer des patients à l'étage et après,

s'il y a une complication, bien ils vont se sentir mal, ils vont se sentir coupables (Médecin 8).

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185

4.3.2 Éléments culturels

Dans cette situation-type de « la collaboration imposée », un seul élément culturel a été

identifié à travers les propos des médecins. Il s’agit d’une loi du silence tacite, décrite ici

sous le vocable d’omerta.

1- L’omerta

Dans le cadre de leur pratique, ces médecins décrivent être témoins de situations qui leur

apparaissent inacceptables et qui méritent d’être mises en examen. Cela peut concerner les

façons de faire, les procédures, les lacunes, les souffrances vécues par les patients, etc. En

dépit de ces constatations, une règle de « non-divulgation » ou d’omerta chapeaute

constamment la vie médicale.

Le poids, la responsabilité. Vous savez, je vais probablement un jour mourir avec un certain nombre de secrets que je ne peux pas partager, qui ne sont

pas acceptables socialement. Je pense que c'est éthique, mais à un certain moment donné, je me demande si ce n'est pas non-éthique (Médecin 4).

J'ai vu combien de fois des gens mourir dans des corridors de façon

indignes selon la condition humaine parce que les administrateurs de l'hôpital ferment des lits pour équilibrer leur budget parce qu’eux ne veulent

pas être sous la tutelle du ministre de la Santé. Ils sont de bons administrateurs s’ils équilibrent leur budget. Les patients, c'est un mal nécessaire (Médecin 14).

De la même façon, les difficultés personnelles vécues par les médecins sont généralement

gardées pour soi. Selon les propos recueillis, la culture médicale impose en quelque sorte,

un silence sur toutes manifestations de « faiblesse ». Ainsi, dire que l’on est fatigué, épuisé,

ou pis encore que sa santé mentale ne va pas, cela n’est pas admissible.

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186

On ne dénonce jamais les responsabilités impossibles à rencontrées dans le quotidien de notre pratique professionnelle. C'est tabou de dire cela, cela reviendrait à dire nos limites et je pense que les médecins ne sont pas

habitués (Médecin 19).

Et dire qu'on est fatigué et dire que l'on est arrivé au bout de ses limites

physiques, c'est tabou, c'est encore tabou. Je vous l'ai dit tout à l'heure, quand on en parle on est jugé comme quelqu'un de faible, comme quelqu'un de fragile, plutôt que comme quelqu'un de professionnel qui a l'honnêteté de

dire : «Regardez là, il ne faudrait pas que ça aille beaucoup plus loin là, il faut que je prenne un peu de recul si vous voulez me garder dans votre

équipe quoi, et puis que je sois fonctionnel » (Médecin 12).

Admettre que l’on est rendu à bout, que nos limites sont atteintes, cela n’est pas admissible

selon ces médecins. Faire cet aveu, c’est alors admettre que l’on n’est pas à la hauteur, que

finalement l’on n’est pas vraiment un vrai médecin.

Si cela fait 24 h que tu travailles sans arrêt, que tu n'as pas dormi et qu'on

te redemande de continuer à faire des heures parce qu’il y a des gens qui sont malades, qui attendent, et que toi tu te dis : « je ne suis plus capable, je suis fatigué », et bien c'est en quelque sorte pas normal parce que tu devrais

le faire et rester (Médecin 7).

Nombre de situations décrites par les médecins répondants concernent le constat

d’irrégularités ou de « mal-practice » constatées chez leurs collègues et avouées de leur

part. Dans ces situations, ils taisent généralement ces observations dans un but soit de

solidarité, soit d’évitement de conflits ou de protection de la profession.

Je me rappelle d'un patron qui sentait l'alcool quand il arrivait à la salle

d'op. C'était la loi du silence. On ne parle généralement pas des comportements répréhensibles de collègues. On protège, on couvre, on camoufle et répare. Mais on ne dénonce pas (Médecin 17).

Mais c'est un dilemme que je trouve terrible, c'est de me taire, devant le confrère parfois qui est un peu en boisson à l'ouvrage. Ça arrive ça, me

taire devant le confrère qui prend les coins bien ronds du point de vue clinique. Le patient ne le sait pas lui. Des notes qui ne sont pas faites dans

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les dossiers ouverts, des notes illisibles puis bâclées, puis à ce moment-là des gens qui surfacturent, ça, c'est une des affaires qui m'a toujours heurté le plus. C'est de voir des gens qui facturent des choses qu'ils n'ont pas

faites. Tu regardes le dossier, c'est à peu près illisible, mais tu figures qu'il a marqué qu'il a fait une notion d'examen ordinaire, un examen complet,

complet majeur. Vous comprenez ce que cela veut dire ! (Médecin 15).

4.3.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance

Les médecins rencontrés critiquent notamment les stratégies utilisées par les compagnies

pharmaceutiques afin d’influencer à la fois les patients de même que les médecins en ce qui

a trait à la prescription de médicaments. Bien que les médecins reconnaissent que ce type

de « marketing » soit monnaie courante dans les entreprises, ils craignent toutefois

l’utilisation précipitée de certains médicaments, sous la pression de ces entreprises. La

souffrance associée est alors en lien avec le sentiment de contribuer à la mise en place de

supercheries auxquelles tous participent. Mais là où ils ont la conviction de se faire

manipuler, c’est face au caractère interventionniste induit par les façons de faire des

compagnies pharmaceutiques. D’un côté, les médecins se voient limités dans leurs

interventions, car les budgets sont restreints, mais, de l’autre côté, on les incite,

insidieusement, à prescrire une médication qui, faut-il le mentionner, est grandement

lucrative pour les compagnies qui les produisent.

Devoir composer et « participer » à ces injustices, malgré leur volonté de prêter assistance

aux patients, est alors un élément de pénibilité considérable.

4.3.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type

Dans cette dernière situation-type, le conflit de valeurs en présence se rapporte au fait que

les médecins se voient confrontés à deux possibilités : « obtempérer, se taire » face à ce

qu’ils considèrent injuste, ou « dénoncer ces situations » et ainsi tenter de faire changer les

choses. Leur éthique de la justice et leur éthique de la sollicitude leur font reconnaître des

situations inacceptables, à la fois pour leurs patients et pour eux-mêmes. Ainsi, leurs

valeurs de responsabilité et de devoir (éthique de la justice) de même que leurs valeurs

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d’empathie et de compassion (éthique de la sollicitude), entrent en conflit avec leurs valeurs

qui imposeraient de dénoncer ces situations d’injustices (éthique de la critique). Également,

l’éthique de la justice et l’éthique de la critique (bien commun et transparence) les poussent

à décrier le fait que les patients ainsi qu’eux-mêmes sont en quelque sorte pris en otage

dans ce type de système. Ainsi, en ayant le sentiment de devoir participer à quelque chose

qu’ils réprouvent, en plus des tabous et du silence qui accompagnent leur pratique, ces

médecins ont le sentiment d’être impuissants à dénoncer ces situations.

Les modes régulatoires en présence sont principalement l’hétérorégulation, qui découle des

contrôles et des évaluations constantes auxquels ils doivent se soumettre. Ces règles pèsent

alors très lourdement sur leur travail. De plus, le silence complice et le manque de lieux et

d’ouverture pour traiter collectivement des problématiques rencontrées empêchent, la

plupart du temps, toute forme de corégulation qui pourrait permettre d’améliorer ces

situations.

4.3.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type

Cette situation-type du « silence complice » évoque l’existence persistante d’un tabou à

l’égard de diverses facettes de la profession médicale. Ne pas dénoncer ce que vivent les

patients, de même que certaines conduites jugées inadmissibles de la part des pairs, obéir

aux instances qui contrôlent ou chapeautent la profession tout en étant en désaccord ou en

considérant que ces requêtes sont déraisonnables, et tenter continuellement de cacher tout

signe de faiblesse, voilà une réalité douloureuse pour ces médecins persuadés d’être

contraints au silence sous peine de représailles, s’ils le rompent. En agissant de cette façon,

ils ont en quelque sorte honte de participer à la reproduction de ces façons de faire dans la

pratique médicale. La souffrance éthique ressentie correspond à l’impression générale de

trahir leurs engagements, voire leur serment. Avant de débuter leur carrière, ils se sont

engagés à travailler pour les patients, au meilleur de leurs connaissances et de leur

conscience, et de constamment faire passer l’intérêt de ces derniers avant les leurs. Ainsi,

faire silence publiquement sur des aspects qui apparaissent en contradiction avec cet

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engagement, voilà ce qui les atteint au cœur même de ce qu’ils sont comme personne et

comme professionnel de la santé.

Que ce soit par le caractère solitaire de leur pratique, par le dégoût et la honte relative à

certaines situations auxquelles ils ont été, bien malgré eux, obligés de participer ou du

moins taire l’occurrence, la souffrance éthique qui s’en dégage peut être traduite par le

sentiment de participé à un « sale boulot ». Dejours, (2009a), s’appuyant sur les écrits

d’Hannah Arendt14, décrit de quelle façon l’acceptation du « sale boulot » pose le problème

de :

L'enrôlement des « braves gens », en grand nombre, voire en masse, dans

l'accomplissement du mal et de l'injustice contre autrui. Par « braves gens », nous entendons ceux qui ne sont ni des pervers sadiques, ni des

paranoïaques fanatiques (« idéalistes passionnés »), et qui font preuve, dans les circonstances habituelles de la vie ordinaire, d'un sens moral qui joue un rôle central dans leurs décisions, leurs choix, leurs actions. (p. 101)

Ainsi, dans cette vision, Dejours définit le mal comme « La tolérance au mensonge, sa non-

dénonciation et, au-delà, le concours à sa production et à sa diffusion. Le mal, c'est aussi la

tolérance, la non-dénonciation et la participation à l'injustice et à la souffrance infligées à

autrui » (Dejours, 2009a, p. 106). C’est aussi ne rien faire, baisser les bras, renoncer au

combat, bref démissionner de ses obligations morales. La situation de ces médecins se

présente alors dans un contexte où ils considèrent qu’ils auraient pu faire quelque chose,

qu’ils auraient peut-être dû insister, être plus vigilants, plus incisifs, etc. Cette évaluation de

la situation les plonge alors dans une impression d’avoir été faibles, ce qui n’est pas sans

heurts, ou sans relents de trahison également face à leurs propres valeurs et convictions.

4.4 Synthèse des résultats et déductions

Les trois situations-types qui ont été présentées ont permis d’illustrer ce qui ressort des

propos recueillis chez les participants à la recherche. Rappelons que ces situations sont : 1)

14

Arendt, H. (1991). Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal. Paris: Gallimard.

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l’étau qui se resserre, 2) une bataille perpétuelle pour l’accès et 3) une collaboration

imposée. Ces descriptions ont donné lieu à une compréhension de diverses réalités de

travail. Au final, il apparaît que des dilemmes placent ces professionnels de la santé dans

des positions de souffrance qui posent des cas de conscience : trancher entre les critères de

quantité et de qualité (situation-type 1), se démener pour le patient au risque de perdre sa

santé, ou « démissionner » (situation-type 2), obtempérer, se taire ou s’indigner et

dénoncer, au risque de se marginaliser (situation-type 3). Ces dilemmes sont alors qualifiés

d’éthiques, car ils sont en lien direct avec l’agir des sujets et touchent tout particulièrement

les diverses valeurs en présence dans le contexte de travail.

Ainsi, les médecins se retrouvent coincés entre diverses valeurs en conflit, découlant

principalement de leur éthique de la justice et de leur éthique de la sollicitude, mais

également par l’impossibilité de faire intervenir leur éthique de la critique. À cet égard,

nous verrons, dans la partie suivante, de quelle façon leur éthique de la critique est bien

souvent empêchée, malgré leur désir fréquent de faire état de certaines situations qu’ils

considèrent à la fois aberrantes, injustes et en opposition avec leurs valeurs personnelles et

professionnelles.

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Chapitre 5 : Analyse interprétative de la souffrance

éthique

Dans cette partie, nous reviendrons sur certains dilemmes décrits par les médecins et qui

peuvent conduire à diverses souffrances. Il faut souligner que ces derniers ne sont pas tous

d’ordre éthique, étant alors qualifiés de dilemmes « ordinaires ». Ensuite, il sera question

des dilemmes éthiques et de la souffrance éthique qui découle globalement des différents

conflits de valeurs que rencontrent les médecins ayant participé à la recherche. Enfin, bien

qu’il ne soit pas possible de présenter certaines stratégies défensives en lien avec les

souffrances vécues par les médecins, il sera question de certains « agirs » mis en place par

les médecins face aux dilemmes éthiques rencontrés. Finalement, l’analyse fera appel aux

concepts d’aliénation à titre de forme d’expression de la souffrance. Cette référence au

concept d’aliénation n’a pas été présentée dans le cadre théorique, car il ne s’agit pas d’un

concept qui a été investigué au départ, dans le but d’être opérationnalisé, mais qui est

apparu lors de l’analyse porteur d’une compréhension présentée ici sous forme de

proposition de discussion. C’est donc à la lumière de l’analyse qualitative que ces aspects

d’aliénation ont été relevés.

5.1 Éléments de souffrance liés à la pratique médicale

À la lumière des propos recueillis et des résultats précédemment illustrés, il ressort que

divers éléments de pénibilité (pressions, limites, combats, collaboration imposée)

accompagnent la pratique médicale. Ceux-ci peuvent être présents dans certains dilemmes

que vivent les médecins. Toutefois, comme ces dilemmes n’ont pas tous été reliés

spécifiquement à certains conflits de valeurs, ils ne peuvent être explicités en termes de

dilemme éthique mais plutôt en termes de dilemmes « ordinaires ». Il est alors possible

d’illustrer les souffrances décrites par les médecins ayant participé à la recherche en faisant

écho aux divers types d’éthiques appliquées présentées dans le chapitre trois.

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Ainsi, dans un premier temps, les médecins ont largement parlé d’éléments se rapportant à

l’éthique médicale proprement dite. En effet, les règles chapeautant la profession,

principalement comprises par le code de déontologie, apparaissent toujours pour eux

essentielles et nécessaires afin de réguler la profession. Comme le précise O’Neill (1998),

en plus d’apporter un cadre légal au travail, « ces normes visent à guider le comportement

moral de catégories d’individus s’adonnant à des activités spécifiques qui font appel à des

connaissances techniques particulières et qui, par suite de leurs conditions d’exercice,

exigent un niveau élevé de responsabilité morale et de conscience dite professionnelle » (p.

24). C’est justement à l’égard de cette responsabilité et de cette conscience qu’un écart

apparaît et pose plusieurs dilemmes pour les médecins participant à cette recherche. La

déontologie médicale prescrit de toujours apporter une aide au patient dans le besoin, de

toujours lui prodiguer des soins au meilleur de sa connaissance, etc. Mais, dans la pratique,

ces médecins n’ont pas toujours eu le temps nécessaire pour voir des patients, pour

investiguer l’ensemble des pathologies présentes et ainsi porter un diagnostic et apporter un

traitement qui corresponde aux standards dans lesquels ils ont été formés. Ils doivent alors

aller au plus vite, au plus urgent, à l’essentiel, en mettant de côté ce qui pourrait être

important, mais qui nécessiterait une prise en charge plus complète. Il s’en dégage alors un

sentiment de ne pas respecter ses engagements professionnels, son code de déontologie et

le serment effectué au début de la pratique.

En deuxième lieu, les souffrances rapportées sont davantage en lien avec le domaine

particulier de l’éthique clinique. Celle-ci peut être comprise comme l’acte d’intervention

qui insiste sur le souci de soi et de l’autre ainsi que sur une préoccupation constante de

respect du patient par le praticien (Voyer, 1996). Les souffrances rapportées par les

médecins à cet égard concernent tout particulièrement leur indignation en l’absence du

respect du patient, lorsque les principes de base du système de santé sont négligés, comme

l’universalité des soins pour donner cet exemple. Que ce soit à travers leurs actions

personnelles, à travers la gestion et les commentaires des responsables d’établissement ou à

travers ce qu’ils observent chez certains collègues, ces médecins insistent sur le peu

d’estime et de respect que vivent plusieurs patients. Selon leurs témoignages, les patients

sont souvent perçus comme des numéros ou comme de simples et uniques pathologies où

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l’on perd de vue l’être humain. Il faut voir rapidement les patients, traiter le « bobo » et vite

passer au suivant. Également, les pressions vécues pour « faire de la place », pour libérer le

plus rapidement possible les lits vont souvent à contresens de leur souci du bien-être du

patient. Cela vient alors bouleverser cet aspect de l’éthique clinique, en plus de leur

préoccupation constante du souci de l’autre.

D’autres répondants à la recherche affirment être souvent en désaccord avec des collègues

qui décident d’arrêter trop rapidement les traitements, selon eux, alors que bien des

possibilités leur paraissent encore envisageables et réalistes à titre de traitement. Bien que

ces médecins ne préconisent pas l’acharnement thérapeutique, il semble qu’un défaitisme

trop rapide soit l’apanage de plusieurs autres médecins, tout particulièrement lorsque les

chances de succès sont plus minces et qu’il apparaît plus profitable de concentrer ses efforts

sur des patients dont le pronostic est meilleur. La question se pose alors : traiter selon ses

croyances et convictions fondamentales, ou bien céder aux pressions en présence ? Le

choix n’est pas facile et est alors évalué au cas par cas, bien souvent en évaluant les risques

qui y sont associés, à la fois pour le patient et au regard des poursuites éventuelles dans le

cas où la situation tournerait mal. Certains vont même jusqu’à affirmer que, selon leur

analyse de la pratique hospitalière et du système de santé québécois, le patient est parfois

considéré comme un « mal nécessaire » avec lequel il faut composer.

En troisième lieu, le domaine de l’éthique de la science et de la technologie apparaît

également comme un élément menant parfois à certaines souffrances. Précisons entre autres

que les comités d’éthique ont d’abord été mis en place afin d’assurer le maintien de normes

dans le but de protéger les patients, et cela à travers les divers champs d’application de la

médecine : recherche, expérimentations, traitements, etc. Or, il arrive fréquemment que de

nouveaux traitements soient disponibles, mais pas encore reconnus. Dans les situations où

un traitement s’avérerait nécessaire, voire essentiel pour le bien-être de leur patient, quelle

marche à suivre les médecins doivent-ils préconiser ? Dans d’autres situations, certains

traitements sont disponibles et reconnus par le corps médical, mais ne sont pas encore

remboursés par l’État ou par les compagnies d’assurances. Parfois encore, divers

traitements seront remboursés, mais seulement lorsque certains types précis de pronostics

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sont établis. Que faire alors pour le bien-être du patient ? Attendre que le traitement soit

admis et pleinement remboursé, avec les risques et les inconvénients pour le patient ? Ou

plutôt « forcer les choses » en indiquant une note au dossier qui s’écarte de la vérité, mais

qui permettra au patient de recevoir les soins jugés les meilleurs ? Dans d’autres situations

encore, le médecin peut proposer au patient un traitement plus rapide dans la pratique

privée, ou un médicament jugé meilleur, mais le patient peut-il assumer les frais monétaires

qui s’y rattachent ? Un autre élément d’inconfort se rapporte à certaines pressions subies

pour prescrire un nouveau médicament, une nouvelle molécule. Selon les propos des

répondants, ces pressions viendraient parfois de compagnies pharmaceutiques qui,

considérées comme des entreprises à but lucratif, font des pieds et des mains pour mousser

la vente de leur médicament, parfois même en « récompensant » le prescripteur. Mais le

problème ne vient pas du fait que le médicament soit nouveau ou que l’on tente

d’influencer sa consommation. Ce que ces médecins déplorent, c’est que, dans plusieurs

cas, ils ont une réticence à le prescrire car, pour eux, les effets secondaires ne sont pas

encore tous connus. De plus, leur expérience leur rappelle que dans certains cas de

nouveaux médicaments apparemment miraculeux ont vu le jour, semblant révolutionnaires,

alors que quelques années plus tard Santé Canada retirait ce même médicament pour des

raisons de danger divers. Ainsi, doivent-ils prescrire la nouvelle molécule avec la crainte de

certains effets sur le patient ou plutôt s’abstenir tout en se privant de certains avantages

personnels pouvant provenir de ces grosses entreprises que sont les compagnies

pharmaceutiques ? En contrepartie, les médecins admettent que ces mêmes compagnies

participent souvent financièrement, et de manière significative, à la recherche et au

développement des connaissances. Ainsi, elles contribuent également à l’amélioration des

soins et au bien-être des patients.

En quatrième lieu, le domaine de l’éthique des affaires peut paraître surprenant au premier

regard. Toutefois, la pratique médicale étant une profession libérale, il est tout à fait

pertinent de concevoir les médecins comme des entrepreneurs. En effet, en plus d’être

rémunérés à l’acte (dans la majorité des cas), plusieurs ont également à assumer la gestion

d’un bureau, avec toutes les obligations financières qui l’accompagnent. Dans la pratique

en cabinet, plusieurs médecins affirment qu’ils ont le choix de passer plus ou moins de

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temps avec les patients. Toutefois, s’ils prennent le temps jugé nécessaire afin d’évaluer

complètement la situation du patient, faire les recommandations et prodiguer les traitements

appropriés, ils n’auront jamais le temps de voir suffisamment de patients pour rentabiliser

leur bureau. Pourtant, en passant à l’essentiel et au plus rapide, il y a un risque de passer à

côté du danger d’un risque d’erreur et de poursuite. Que faire alors ?

Plus particulièrement dans le contexte hospitalier, des médecins ont décrit des pratiques

abusives, douteuses, voire presque frauduleuses de la part de collègues. Un certain nombre

d’entre eux ont également admis avoir déjà commis ces actes jugés non dangereux, mais

tout de même répréhensibles. À titre d’exemple, la Régie de l’assurance maladie permet le

paiement aux médecins de certains types d’actes médicaux dans une certaine période de

temps (par jour, par semaine, par mois). Faut-il préciser que le but de ces restrictions est de

limiter la facture propre à certains actes médicaux particuliers. Évidemment, plusieurs de

ces actes sont plus payants que d’autres. Ainsi, il est parfois tentant d’effectuer ces actes

(exemple : tapis roulant, écographie cardiaque, gastroscopie, tacot, résonnance, etc.), plus

lucratifs, même s’ils n’étaient pas nécessairement requis à ce moment précis. Ces

traitements font alors partie de la « zone grise », ou de la marge de manœuvre du médecin,

de telle sorte que les « guidelines » ne l’interdisent pas, mais ne le recommandent pas non

plus dans toutes les situations et pour tous. Ainsi donc, cela relève du cas pas cas. Dans le

domaine particulier de l’éthique des affaires, Métayer (2008) précise que les activités

peuvent être dirigées dans un objectif de profitabilité, mais tout en respectant les règles du

jeu, et cela sans duperie ni fraude. C’est précisément sur ce dernier point que les médecins

rencontrés se retrouvent confrontés à des choix difficiles : faire comme certains collègues

ou suivre ses convictions professionnelles et son serment ? Bien investiguer le patient ou

maximiser la rentabilité ?

Le dernier domaine d’application de l’éthique où se rattachent certaines souffrances

concerne l’éthique sociale. Ce domaine spécifique englobe en quelque sorte plusieurs

aspects des autres domaines d’éthiques appliquées, mais il se rapporte plus globalement à la

pensée sociale. Comme le précise Métayer (2008), il s’agit alors d’éléments de droits et de

justice, ce qui peut être compris comme une préoccupation constante à l’égard de l’équité.

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Pour les médecins, il s’agit d’un souci de justice qui devrait normalement prévaloir dans la

pratique médicale. Mais lorsque les équipements sont insuffisants, lorsque le personnel

manque ou est débordé, lorsque les budgets sont dépassés ou sur le point de l’être, quel

patient doit-on alors privilégier ? Comme le précisent les médecins consultés, ce n’est pas

pour cela qu’ils ont été formés et ont choisi la pratique médicale. Avant tout, ce qu’ils

veulent, c’est bien sûr de gagner leur vie honorablement, mais cela en ayant la satisfaction

d’apporter les meilleurs soins à leurs patients.

Les différents éléments de pénibilité dont il vient d’être question s’articulent à travers

divers domaines d’application spécifiques de l’éthique. À la lumière de ce qui vient d’être

présenté, il est alors possible de dégager un dilemme particulier, qui recoupe en quelque

sorte l’ensemble des précédents. Ce dilemme se rapporte à la confrontation entre deux

aspects du travail des médecins où résulte un écart énorme entre le travail prescrit et le

travail effectif. Ainsi, de façon globale, le travail prescrit des médecins consiste à soigner

les patients. Toutefois, le contexte actuel de leur pratique médicale implique certains écarts

entre ce travail prescrit et ce que la psychodynamique du travail désigne comme le travail

effectif. Ce dernier est alors vécu par les médecins comme une « incapacité d’agir », c'est-

à-dire un malaise croissant à ne pas pouvoir soigner leurs patients au regard de ce qui est

normalement attendu pour un système de santé, à l’heure actuelle, dans les pays

industrialisés. Cette incapacité d’agir rejoint ce que Paul Ricœur désigne spécifiquement

comme étant une souffrance. Mais cette souffrance peut alors être en lien avec certains

dilemmes où sont présents des conflits de valeurs. La section suivante traitera

spécifiquement de ces dilemmes qualifiés d’éthiques et qui se sont dégagés des trois

situations-types décrites précédemment et à l’origine d’une souffrance éthique.

5.2 Les dilemmes éthiques

Un des thèmes principaux qui furent abordés lors des rencontres avec chacun des médecins

se rapportait aux dilemmes d’ordre éthique rencontrés dans le cadre de leur pratique

professionnelle. D’ailleurs, la grande majorité des médecins ayant participé à la recherche

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ont d’emblée affirmé, lors de l’entretien, que c’est cette question qui les avait tout

particulièrement interpellés et incités à y prendre part. Les médecins rencontrés ont tous

admis qu’il était fréquent dans la pratique médicale d’être confrontés à certains dilemmes,

« ordinaires » ou « éthiques ». Dans bien des cas, des mécanismes ou des façons de faire

existent pour prendre certaines décisions (exemple : discuter avec les patients, leur famille,

des collègues).

La particularité du dilemme éthique implique des conflits entre certaines valeurs, soit

personnelles, sociales ou professionnelles. Ainsi, à travers les situations-types

précédemment décrites, ces conflits se rapportaient : 1) aux valeurs que sont le devoir et la

responsabilité (éthique de la justice), 2) aux valeurs de bienveillance, de service,

d’empathie et de compassion (éthique de la sollicitude), ainsi qu’à 3) certaines valeurs de

transparence et de conscientisation (éthique de la critique). Ces conflits de valeurs ont alors

été illustrés par trois dilemmes éthiques, soit 1) de devoir trancher entre la quantité ou la

qualité, 2) de se démener ou de démissionner et 3) de se taire ou de dénoncer.

Il a été décrit que les médecins doivent constamment composer, d’une part, avec leur

devoir, le code de déontologie, les règles en places et, d’autre part, avec leur sens profond

de l’aide au patient qui découle de leur désir viscéral de soigner et du serment d’Hippocrate

auquel ils se sont engagés. Ainsi, ils se retrouvent souvent à devoir composer entre

l’éthique de la justice, qui se rapporte à un agir moral centré sur l’équité et l’impartialité, et

l’éthique de la sollicitude, qui se rapporte à l’agir moral en situation, dans un souci constant

de responsabilité à travers le rapport humain. Cette négociation constante entre le caractère

« formel » de l’éthique de justice et le caractère contextuel de l’éthique de la sollicitude

implique de devoir « trancher », ou décider de ce qui sera effectué pour leurs patients.

Les dilemmes auxquels les médecins se retrouvent souvent confrontés représentent « un

choix cornélien ». Cette appellation réfèrent au poète dramatique français Pierre Corneille

qui affectionnait tout particulièrement placer ses personnages au centre de dilemmes

pratiquement insolubles. En outre, dans son œuvre célèbre intitulée Le Cid, le personnage

principal doit choisir entre l’amour et l’honneur (Corneille & Donné, 2002, p. 213). De

façon générale, les pièces de Corneille placent toujours un personnage dans une position où

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198

il doit choisir entre « sentiment » et « honneur ou raison ou devoir ». Ainsi, l’adjectif

« cornélien » est maintenant officiellement défini comme « une situation caractérisée par un

dilemme, un conflit entre le sentiment et le devoir (Robert & Rey, 2005).

Pour les médecins rencontrés, l’intérêt premier qui a motivé leur entrée dans une formation

médicale était le désir d’aider les gens, de les soigner. À l’université, cet aspect de la

médecine leur a également été transmis par leurs professeurs, mentors, etc. En fin de

formation, ils ont pris l’engagement de toujours venir en aide à une personne dans le

besoin, et cela au meilleur de leurs connaissances. Toutefois, lorsqu’ils se retrouvent dans

le concret de la pratique, ils déplorent que certaines règles ou certains rationnements,

parfois implicites, parfois explicites, les contraignent à faire des choix douloureux quant

aux soins apportés aux patients, des choix cornéliens en quelque sorte, insolubles.

Pour eux, leur travail, c’est d’être sensible aux patients, de les prendre en charge et de les

traiter le mieux possible. Cette éthique de la sollicitude, qui ressort de la parole des

médecins ayant participé à la recherche, fait directement écho aux phases du care décrites

par Joan Tronto (2009), soit : se soucier de, prendre en charge, prendre soin et recevoir le

soin. Ces médecins sont tout particulièrement sensibles à ces aspects précis qu’ils

considèrent comme leur responsabilité première. Lorsqu’ils se retrouvent confrontés à une

position de logique managériale, économique, ils sont atteints directement dans leur identité

de médecins. C’est ainsi qu’ils ont l’impression d’être utilisés, comme des pions, afin de

faire fonctionner un système lui-même malade. De plus, lorsqu’ils ont l’impression de

devoir fermer les yeux sur ces pratiques qualifiées de discutables ou, pis encore, lorsqu’ils

se sentent obligés d’y participer et ainsi perpétuer ce qu’ils dénoncent, ils ont l’impression

d’aller à contre-courant de leur professionnalisme, de tromper la profession médicale, de ne

plus être « bienveillants », pour reprendre le qualificatif de David Hume (Hume, Baranger,

& Saltel, 1991; Hume & Leroy, 1947; Hume & Saltel, 1991), et cela envers la société et

l’humanité tout entière.

Ainsi, selon la pensée de Paul Ricœur (1983, 1990a, 1990b, 1994, 1995, 2001, 2005), c’est

alors le « jugement moral en situation » qui est bafoué, la sagesse pratique du médecin ne

pouvant plus s’opérer. De cette façon, le juste devient supérieur à l’équitable, ce qui va à

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199

contresens de la pensée d’Aristote, et les cas d’espèce deviennent difficilement négociables,

voire potentiellement répréhensibles, si le médecin ne se conforme pas aux règles mises en

place.

5.3 Les « agirs » mis en place face aux dilemmes éthiques

Cette recherche ne permet pas d’illustrer spécifiquement les stratégies défensives mises en

place par les médecins. Pour ce faire, l’analyse aurait dû être effectuée de façon

intersubjective, entre participants et chercheurs en équipe de travail, et idéalement de façon

interdisciplinaire. Toutefois, ce qui ressort des situations-types qui ont été présentées dans

le cadre de cette thèse permet d’identifier certains « agirs » mises en place par les médecins

face aux dilemmes éthiques rencontrés. Il est alors possible de croire qu’il peut « s’agir » de

stratégies défensives, sans toutefois pouvoir l’affirmer avec certitude.

Ainsi, dans la première situation-type (l’étau qui se resserre), l’agir des médecins se

rapporte au fait de « subir, de céder, de concéder, ou encore d’obéir aux injonctions ». Dans

la deuxième situation-type (une bataille perpétuelle), il s’agit alors « d’user de stratégies, de

ruser, de travailler sur commande ou bien de se retirer ». Finalement, dans la troisième

situation-type (une collaboration imposée), ces agirs se rapporte au fait de « se taire ou de

dénoncer ».

5.4 La souffrance éthique

Les dilemmes qualifiés « d’ordinaires », rencontrés dans l’exercice de la pratique médicale,

génèrent une posture d’inconfort, certes, mais comme le stipule la psychodynamique du

travail, l’avenue de cette souffrance n’est pas nécessairement pathogène. Au contraire, elle

est même considérée comme « normale » en ce sens qu’elle permet souvent au sujet de

mettre à contribution son jugement; de participer activement à l’œuvre et ainsi de

transformer cette souffrance en plaisir. On parlera alors de souffrance créatrice.

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200

À l’inverse, lorsqu’il n’y a pas de place laissée au sujet pour apporter sa contribution à

l’amélioration de l’œuvre commune du travail, en l’occurence lorsque les moyens

techniques ne sont pas au rendez-vous pour opérer des transformations utiles, la souffrance

peut alors devenir pathogène. Pour le modèle psychosocial, la souffrance peut être comprise

comme un écart entre les attentes (ou les idéaux) et les impositions révélées par la situation.

En effet, pour Barus-Michel (2004), la souffrance peut être définie comme une perte de

sens, alors que pour Foucart (2003), sociologue, il s’agit d’une rupture du lien de confiance

entre soi, les autres et le monde. Pour Ricoeur (1990b), la souffrance se caractérise plutôt

par une diminution, voire une destruction de la capacité d’agir. Afin d'illustrer de quelle

façon souffrir peut être compris dans cette diminution de la puissance d’agir, l’auteur

propose quatre niveaux d’impuissance, soit : l’impuissance à dire, l’impuissance à faire,

l’impuissance à raconter et finalement l’impuissance à s’estimer soi-même, ce qui fait écho

à la souffrance évoquée par les médecins, dans l’exercice de leur travail, et ayant participé à

cette recherche

La souffrance éthique est une souffrance particulière qui s’enracine profondément à

l’intérieur de conflits de valeurs, personnelles et professionnelles. Comme le décrit Hurst

(2001), lorsqu’on trahit ses propres valeurs, il devient possible de « mourir soi-même », en

quelque sorte. D’où le risque qui guette les médecins. Comme il a été décrit dans les

résultats figurant dans la partie précédente, les trois types de souffrances éthiques vécues

par les médecins rencontrés peuvent se regrouper par : 1) faillir à son serment, 2) avoir le

sentiment de se buter à un mur et 3) de participer au « sale boulot », c'est-à-dire « quand le

sujet parvient à agir contre ou en dépit de son sens moral » (Molinier et al., 2010, p. 16).

Toutefois, ce qui semble chapeauter ces trois types de souffrance éthique est bien le

sentiment de trahison. En fait, les propos recueillis font ressortir que ces médecins ont

l’impression 1) de trahir les patients (et leur entourage), 2) de trahir le travail médical

(établissement dans lequel ils œuvrent, système de santé, profession), mais surtout 3) de se

trahir eux-mêmes. Ce triple sentiment de trahison peut alors conduire à éprouver ce que

nous appelons « une conscience meurtrie ».

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201

Ce sentiment de trahison généralisé a alors une incidence majeure à l’égard de l’identité du

médecin. Cette identité, c’est ce qu’ils sont comme médecins, mais c’est également leur

compétence professionnelle qui est en jeu. Une compétence peut être définie comme un

savoir penser et agir. Ainsi, développer une compétence « c’est donc développer la capacité

de mobiliser les savoirs nécessaires à l’action, les comprendre et les faire interagir avec

d’autres savoirs afin d’agir avec justesse et justice dans un contexte déterminé » (Legault &

Université de Sherbrooke. Chaire d'éthique appliquée, 2007, p. 24). Comme nous l’avons

vu, Paul Ricœur considère la souffrance comme une diminution, voire une destruction de la

capacité d’agir. Ainsi, la souffrance éthique pourrait être tributaire de la distance qui se crée

entre savoir, agir et pouvoir agir, entre connaissances et capacité, ce qui atteint directement

le sentiment de compétence du sujet. Comme le précise Christophe Dejours à l’égard de la

souffrance éthique, le sujet découvre qu’il n’est pas maître de ses actions, qu’il est un traître

à lui-même et à ses idéaux.

Selon Joan Tronto, quatre éléments caractérisent l’éthique du care : 1) l’attention, 2) la

responsabilité, 3) la compétence et 4) la capacité de réponse. Dans le contexte médical, la

logique de compréhension de la souffrance éthique devrait correspondre à un ordre

différent, soit : une responsabilité toujours présente, une possibilité d’attention limitée en

raison de la charge de travail, une capacité de réponse (ou une possibilité à agir) diminuée,

voire détruite par les limitations du système, ce qui fait dissonance avec le « savoir agir »

des médecins et induit alors le sentiment de ne pas avoir pu exercer sa compétence de façon

optimale. Comme nous l’avons dit précédemment, la souffrance éthique qui en découle

renvoie au sujet le sentiment d’avoir trahi l’autre (le patient, la famille du patient, la

société) et de s’être trahi lui-même.

Ainsi, ce qui ressort de l’analyse des résultats de cette recherche peut s’illustrer

globalement par un sentiment d’aliénation consécutif d’une triple trahison. Ce sentiment de

trahison, tributaire de l’incapacité à agir, n’est certes pas voulu, désiré ou volontaire. Au

contraire, il est plutôt subi et involontaire et suggère l’aliénation comme piste de

compréhension de la souffrance éthique qui s’y rapporte.

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202

5.5 Le recours au concept d’aliénation

Nous verrons maintenant de quelle façon l’aliénation, prise au sens d’aliénation du

caractère identitaire de l’activité de travail, est impliquée dans la souffrance éthique. Cette

dernière résulte de dilemmes d’ordre éthique, différents des dilemmes ordinaires, car les

médecins sont portés professionnellement par une éthique de justice et une éthique de

sollicitude. Il apparaît important de souligner, à cette étape de l’analyse, que cette thèse ne

se situe pas dans une épistémologie déterministe. Ce faisant, il n’était pas possible de savoir

à l’avance que nos données allaient donner lieu à une lecture pouvant être liée à de

l’aliénation, du moins selon les concepts élaborés par Melvin Seeman et François Sigaut.

Avoir placé ces éléments théoriques dès le départ aurait indiqué notre intention de les

opérationnaliser, ce qui n’était pas le cas. Toutefois, à la lumière des propos recueillis chez

les participants à la recherche, il est apparu que plusieurs des situations décrites pouvaient

être comprises et illustrées par le concept d’aliénation, qui sera opérationnalisé par les

éléments des deux auteurs précédemment mentionnés.

L’aliénation comporte de multiples définitions et significations. Pour Paul Ricœur, ce mot

est « malade » dû à son « ambigüité proliférante » (Rouart, 2008). Historiquement, il

désigne parfois le sentiment d’étrangeté, parfois le transfert de propriétés. À partir de ces

derniers sens, il est possible de retenir que « le concept d'aliénation repose sur la notion de

dépossession par l'autre, à l'origine souvent d'un sentiment de déperdition d'un bien, perte

d'un autre, ou encore de soi comme autre » (p. 11). Au plan clinique, ou médical, il désigne

également la folie ou divers problèmes mentaux. Il va sans dire que nous ne sommes pas

dans cette éventualité.

Rappelons qu’en psychodynamique du travail, la souffrance est définie comme un espace

de lutte entre le bien-être et la maladie. Ainsi, la souffrance fait partie de ce que la

psychodynamique du travail appelle « la normalité », c'est-à-dire « un compromis entre

souffrance et défenses, qui n'est jamais définitivement acquis et doit constamment être

réajusté et renégocié ». (Dejours, 2008b, p. 18). Comme le précise Molinier (2008), on peut

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203

alors parler de « normalité souffrante », à partir du moment où cette souffrance a la

possibilité d’être tolérée et ainsi transformée par le sujet. C’est justement ce qui fera la

différence entre une souffrance créatrice et une souffrance pathogène. Dans ce dernier cas,

si la souffrance ne peut trouver d’avenues de résolution de problème, le sujet mettra en

place des stratégies défensives afin de s’en protéger.

Comme il a été démontré dans le chapitre précédent, les médecins participant à cette

recherche ont laissé voir un fort sentiment d’indignation ou d’exaspération, ce qui laisse

supposer que ces médecins résistent à l’aliénation. En effet, les participants ont clairement

manifesté leur volonté de lever le voile sur des aspects de la pratique médicale actuelle qui

leur paraissent difficilement tolérables. Les médias ont depuis quelques années fait

largement écho à la parole des médecins. On peut alors se questionner sur le fait que les

instances médicales semblent encore hésitantes à reconnaitre l’ampleur des difficultés que

vivent leurs membres, et que certains d’entre eux commencent à dénoncer de façon

individuelle, notamment par la participation à cette recherche. Serait-ce alors une brèche

dans le mur du silence ? On peut supposer que plusieurs médecins ressentent dans leur

santé physique et psychique les contradictions d’un système qui prend du temps à faire une

analyse autocritique pourtant nécessaire.

5.5.1 L’aliénation selon Melvin Seeman et certains autres auteurs

Selon Seeman (1959, voir annexe 10 pour plus de détail), l’aliénation se décline en divers

éléments : 1) le sentiment d’impuissance (Powerlessness), 2) le sentiment d’isolement

(Value isolation), 3) le sentiment d’absurdité (Meaningless), 4) le sentiment d’étrangeté ou

de réification (Self-estrangement) et 5) le sentiment d’anomie (Normlessness). Dans la

situation-type 1, les médecins ont décrit à quel point ils ont le sentiment d’être utilisés

comme une chose, ou, en quelque sorte, comme de simples distributeurs de soins. Cela

correspond en fait à ce que Seeman nomme la réification.

Le sentiment d’impuissance est également une des dimensions permettant d’illustrer les

conséquences de l’aliénation. À cet égard, dans la situation-type 2, les médecins ont

largement fait état de situations où ils se sentent totalement impuissants face aux besoins ou

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204

demandes des patients. Notons entre autres les difficultés d’accès aux traitements, aux

examens, aux médecins spécialistes, etc. Ils ont également décrit à quel point ils devaient

souvent se battre afin d’obtenir une consultation de leur patient auprès d’un autre médecin

ou un lieu d’examen ou de traitement, etc.

Ainsi, ils se sentent très souvent seuls à devoir se battre, ce qui rejoint la deuxième

dimension proposée par Seeman : l’isolement. Le manque de collaboration de certains

collègues, le manque d’appuis des directions d’établissement, etc., font qu’ils ont

l’impression d’être reclus face à un système dans un combat perpétuel.

Une autre dimension proposée par Seeman se nomme l’absurdité. À ce titre, dans la

situation-type 3, les médecins ont décrit à quel point plusieurs de leurs actes professionnels

leur semblaient parfois ridicules, inappropriés, voire une perte de temps inutile. Notons :

l’obligation fréquente d’avoir à remplir des formulaires (assurances, demandes de

consultation, etc.), le sentiment qu’ils éprouvent à devoir défendre un système qu’ils

désapprouvent eux-mêmes, et cela face aux patients, aux familles, etc. Cela les amène

régulièrement à un questionnement de leur pratique médicale, à leur identité même comme

médecin au sein de ce système de santé qui semble les utiliser pour autre chose que ce pour

quoi ils ont été formés. C’est alors qu’ils vont dire : mais qui suis-je comme médecin

maintenant ? Un simple prescripteur de pilules ? Un générateur de coûts indésirables pour

le système de santé ? Ce sentiment s’accentue encore lorsqu’ils décrivent les obligations,

qu’ils considèrent nettement exagérées, de devoir faire des activités médicales particulières

(AMP) pendant 15 – 20 ans, de devoir obligatoirement répondre à une demande de

remplacement dans une unité d’urgence d’un hôpital d’une autre ville qu’ils ne connaissent

même pas, etc.

Une autre dimension, décrite cette fois par Rouart (2008), se nomme la différence

culturelle. Sur ce point, les médecins ont décrit à quel point ils ont l’impression que les

demandes qui leur sont expressément et légalement adressées ne seraient jamais acceptées

dans d’autres types de profession : les déplacements obligatoires, les nuits de gardes à

répondre au téléphone où à se déplacer à l’hôpital, etc. Au final, ce que Seeman nomme

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205

l’anomie, et qui pourrait se traduire comme la dérive d’une norme, semble correspondre à

la collaboration imposée de la situation-type 3.

Souscrivant également du côté de la théorie de l’aliénation, Rouart (2008) a décrit quatre

mécanismes généralement impliqués repris ici en toile de fond. Ainsi, l’aliénation 1)

retourne le sujet contre lui-même (ex. : symptômes morbides, désir de suicide, etc.), 2)

engendre le besoin de satisfactions compensatoires (substituts), 3) peut s’étendre en dehors

du domaine d’origine, jusqu’à contaminer d’autres sphères de la vie et 4) va entrainer ceux

qui se sentent privés de tout pouvoir à fuir le contact avec le monde, la communication avec

autrui y est en effet impossible (p. 15). Stress, détresse psychologique, recours aux

substances psychoactives, qui ont abondamment été documentés par la recherche et qui

confirment les liens entre ces symptômes et le contexte de travail.

Reprenant l’analyse de Marx, et pour prendre conscience de la séparation entre le travail

(l’acte médical) et l’existence de soi comme sujet de l’acte pouvoir, Quiniou (2006)

rappelle trois sens donnés à l’aliénation : l’aliénation par rapport au « produit du travail »,

où l’objet du travail devient une puissance indépendante du producteur; l’aliénation par

rapport aux « moyens du travail », où le travail se retrouve « juridiquement » à l’extérieur

de l’ouvrier; et l’aliénation qui concerne « l’activité de travail elle-même », où l’ouvrier

effectue un travail forcé, contraint, non-volontaire. Ainsi, le travail aliéné peut se définir

par « l’activité qui est passivité, la force qui est impuissance » (Marx dans Quiniou, 2006,

p. 73). Au sens donné par Marx, Quiniou ajoute un quatrième sens, c'est-à-dire l’aliénation

de « l’essence générique de l’homme ». Ainsi, contrairement à Marx qui conçoit la nature

de l’homme par un contenu anthropologique naturel (facultés, dispositions, qualités,

motivations) lui permettant alors de définir l’homme par « des rapports » à trois niveaux,

Quiniou ajoute que l’être humain est 1) un être objectif, en rapport avec une nature

extérieure, 2) dans une relation qui n’est pas passive, mais active (passant par la production

d’objet) et 3) un être relationnel, en rapport avec d’autres hommes. De cette façon, il en

ressort que l’aliénation « n’est que le devenir-autre de ces rapports par rapport à ce qu’ils

pourraient être dans d’autres conditions socio-historiques » (p. 76). Ainsi, l’auteur présente

« l’aliénation de l’individualité » où est dit aliéné « un individu dont les potentialités ne

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206

sont pas actualisées du fait des conditions sociales dans lesquelles il vit, qui est donc autre

que ce qu’il pourrait être (ou aurait pu être) dans une autre situation socio-économique, qui

l’ignore, voire le désire » (p. 79). Se pose alors le problème de la conscience qui apparaît

essentiel dans le vécu de la souffrance impliquée dans l’aliénation. Un sujet peut être aliéné

et ne pas souffrir, c’est précisément ici ce qui distique la théorie de la souffrance de la

théorie de l’aliénation. « La souffrance est par définition consciente, elle est malheur qui se

vit subjectivement comme tel ; le malheur indiqué par l’aliénation est, lui, en quelque sorte

un malheur objectif, à qui manque l’élément de conscience de soi » (p. 84).

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5.5.2 L’aliénation selon le triangle de Sigaut

En ce qui concerne la psychodynamique du travail, celle-ci s’est appuyée sur le triangle de

Sigaut afin de dépasser le modèle de Seeman qui s’inscrit davantage dans une vision et une

conceptualisation sociologique. François Sigaut (1990, 1993, 2004) a décrit trois types

d’aliénation (mentale, sociale et culturelle) qui impliquent une rupture du lien avec le réel.

Dans le premier cas, l’ego est coupé à la fois du réel et de la reconnaissance des autres.

Cette forme d’aliénation est bien connue sous le nom d’aliénation mentale (Figure 1).

Victime de décompensation, l’individu se retrouve bien souvent à l’institution

psychiatrique. Ce type d’aliénation pourrait être le cas d’un sujet qui décompenserait à la

suite d’un type de harcèlement très grave, par exemple dans un cas qui donnerait lieu à une

tuerie. Il faut toutefois préciser que ce lien n’est pas un absolu, de telle sorte qu’un tel

événement n’occasionne pas nécessairement une décompensation. Il s’agit d’une réaction

individuelle qui réfère à la façon dont est vécu l’acte traumatique. Cette forme d’aliénation

ne sera pas traitée dans le présent travail, bien qu’elle ne soit pas à négliger comme

conséquence possible de la souffrance, au contraire.

Réel

Ego Autrui

Figure 1 : Aliénation mentale

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208

Le deuxième type d’aliénation correspond à une situation où l’individu conserve un lien

authentique avec le réel, mais ce lien n’est pas reconnu par autrui (Figure 2). C’est à ce

moment que l’individu, isolé, peut se demander si sa perception de la réalité est fondée ou

erronée. « C’est évidemment le cas du génie méconnu, mais c’est aussi une situation assez

fréquente dans la vie ordinaire et notamment dans les milieux de travail » (Dejours,

Dessors, & Molinier, 1994, p. 4). Sigaut appelle cette crise identitaire l’aliénation sociale.

Par exemple, l’individu témoin ou victime d’injustice en milieu de travail et qui la dénonce,

tout en n’étant pas reconnu par les autres salariés, se retrouve bien souvent seul à défendre

sa position. Malgré le fait que son jugement puisse être très lucide et réaliste face à un

constat, s’il demeure solitaire dans son point de vue, il risque la marginalisation et la

souffrance. Cette forme d’aliénation est d’un intérêt premier pour la psychodynamique du

travail.

Réel

Ego Autrui

Figure 2 : Aliénation sociale

L’individu qui ne partage pas l’opinion du groupe, les mêmes croyances ou façons de faire,

mais qui conserve un lien avec le réel, nonobstant le fait qu’il est privé de la reconnaissance

des autres, est vite plongé dans la marginalisation. « C’est la solitude qui le déstabilise et le

fait douter de sa raison même et crée en fin de compte la faille psychopathologique :

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209

l’atteinte de son identité » (Valette, 2002, p. 77). Son isolement contribue davantage à

l’exclure du groupe et sa réaction, souvent de révolte et d’expression d’incompréhension,

ne fait que confirmer les raisons qui font que le groupe l’exclut.

Le mouvement d’indignation et de révolte naissant chez le sujet, au lieu de créer chez les

autres l’émotion et la mobilisation collective et solidaire isole encore davantage le sujet. La

passivité, l’indifférence et l’inertie des collègues probablement en rapport, précisément,

avec leur soumission à la domination symbolique (défense psychologique) « exaspèrent

encore plus le sujet. … Lorsqu’il commence à avoir des comportements étranges ou

agressifs, il est non seulement isolé des autres, mais il est stigmatisé comme un malade »

(Valette, 2000, p. 219).

Il s’avère donc très difficile pour le sujet qui désire contester certaines pratiques de gestion

de pouvoir le faire. Non seulement il se retrouve seul à débattre ses idées face à ses

supérieurs, mais il se voit également exclu du groupe qui le marginalise, ce qui ne fait

qu’augmenter son aliénation. Il y a donc très peu de place, comme nous verrons plus loin,

pour l’audace et la hardiesse dans de tels contextes.

En lien avec ce type d’aliénation, les médecins rencontrés ont fait état du sentiment qu’ils

éprouvent de participer à un « sale boulot » (situation-type 3 : une collaboration imposée).

Ainsi, par le fait d’obtempérer et de participer à un système inopérant qu’ils déplorent, ils

conservent le lien avec le réel, mais ont le sentiment de tromper leurs patients, leurs

familles et même la société. De plus, la situation-type 1 (l’étau qui se resserre) implique

également pour les médecins une rupture du lien avec le social. En effet, le sentiment qu’ils

éprouvent de « faillir à leur serment » devient pour eux une trahison de l’autre (patients,

famille, société).

Le troisième et dernier type d’aliénation implique la perte du rapport de ego et autrui avec

le réel, mais ego et autrui gardent le contact entre eux, ce que Sigaut appelle l’aliénation

culturelle (Figure 3). On peut penser aux sectes ou tout groupe d’individus qui perdent le

lien commun avec ce qui correspond à la réalité d’un plus grand nombre. Cette aliénation,

par la perte de contact du groupe avec la réalité, implique la marginalisation de ceux qui

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n’en font pas partie. « Ici il s’agit d’une aliénation qui passe par les idéologies défensives

de sorte que le travailleur finit par confondre avec ses désirs propres l’injonction

organisationnelle qui a pris la place de son libre arbitre » (Dejours, 1993c, p. 171). C’est ce

type d’aliénation qui survient lorsque les salariés élaborent des mécanismes de défense

collectifs afin de contrer une souffrance provenant de différents modes de gestion

pathogènes. À titre d’exemple, lorsque l’organisation incite les travailleurs à produire

davantage, une idéologie commune prend place afin de justifier la demande et ainsi contrer

la souffrance provenant de cette injonction. C’est alors qu’il est possible d’entendre un

discours adaptatif tel : « c’est une nécessité économique ». Ou encore : « si l’organisation

ne ‘presse pas le citron’ nous serons tous pénalisés par une fermeture ». Ce qui est

important de distinguer est que dans le cas de l’aliénation culturelle, le groupe entretient

des croyances qui ne sont pas nécessairement fondées ou véridiques, mais qui ont pour but

de les protéger face à une souffrance commune.

Réel

Ego Autrui

Figure 3 : Aliénation culturelle

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211

La question que pose Dejours et la psychodynamique du travail (1980, 1993c, 1998) est:

comment font les salariés pour « résister » à l’aliénation et rester « normaux » ? Il affirme

alors que c’est par l’élaboration de stratégies défensives que les travailleurs arrivent à

supporter ce qui, en premier lieu, serait trop difficile à accepter; dans certains cas à

banaliser la souffrance et le mal.

Pour les médecins rencontrés, ce type d’aliénation est illustré tout particulièrement dans la

situation-type 2 (une bataille perpétuelle). Ainsi, lorsqu’ils ont le sentiment de « se buter à

un mur », ils conservent un lien authentique avec autrui (patients, familles, société), mais se

sentent coupés du réel du travail qui ne leur permet pas d’agir d’une façon qui corresponde

à ce qu’ils considèrent être une bonne pratique médicale.

En somme, en reprenant les éléments compris dans le triangle de Sigault (1990), la

psychodynamique du travail (Dejours, 2008b, p. 235), permet de comprendre le sujet en

lien avec 1) le réel (ce qui comprend le travail) et 2) autrui (ce qui comprend les patients,

les familles des patients, la société). Il est alors possible d’illustrer de quelle façon la

dynamique prend forme et contribue, en quelque sorte, à une « coupure » possible entre :

1) Ego (soi) : le sujet comme médecin et comme être humain (sujet social)

2) Autrui (l’autre) : les patients, les familles, la société

3) Le réel (le monde extérieur) : le travail, la profession médicale, le système de santé

Or, cette dynamique est fragile et peut éventuellement mener à divers sentiments de

trahison, évoqués précédemment. Sur l’axe Ego-Réel, l'engagement des médecins s’inscrit

dans le serment pris envers la profession médicale. Avant même de débuter leur pratique

professionnelle, ils se sont engagés solennellement (serment d’Hippocrate) à toujours prêter

assistance aux autres dans le besoin, au meilleur de leur connaissance, et cela sans égard au

statut de classe, de prestige ou aux caractéristiques personnelles de l’autre. Il s’agit alors

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212

d’une responsabilité découlant de la profession médicale. Lorsqu’ils ne peuvent exercer

leur métier en raison de contraintes organisationnelles « déstructurantes » rencontrées ou

des limitations inacceptables du système, ils ont alors l’impression de trahir cet engagement

et ainsi d’aller à l’encontre de ce pour quoi ils ont été formés.

Sur l’axe Ego-Autrui, les médecins éprouvent un engagement non seulement envers le

patient, mais également envers sa famille et même envers toute la société. Lorsque ces

médecins, malgré une bataille perpétuelle, ne peuvent donner les soins qu’ils considèrent

légitimes, raisonnables et souhaitables, ils ont l’impression d’abandonner ce patient, sa

famille et l’ensemble de la société. Qui plus est, lorsqu’ils se sentent « forcés » de défendre

un système de santé qu’ils jugent eux-mêmes déficient, irrespectueux et totalement

inadéquat, ils ont l’impression de participer activement à une tromperie et à une duperie.

Ainsi, c’est un peu comme s’ils devenaient les agents d’une « fraude » ignorée et banalisée

en soutenant les fausses promesses de soins que le système de santé fait miroiter à

l’ensemble de la société, sans les remplir.

Comme troisième et dernier élément de la trahison ressentie, l’axe Soi-Soi apparaît comme

étant ce qui est le plus souffrant et pénible pour les médecins. S’ils ont choisi de faire une

carrière en médecine, c’est bien souvent parce qu’ils éprouvaient un désir sincère d’aider et

de dispenser des soins aux individus dans le besoin. De plus, la réussite de leurs études a

été le fruit d’efforts considérables et d’une persévérance qui témoigne de caractéristiques

personnelles marquées par un désir d’excellence. Ainsi, lorsqu’ils se résignent à traiter leurs

patients dans des conditions qu’ils considèrent anormales (délais inacceptables, manque

d’accès aux examens ou aux interventions médicales), lorsqu’ils considèrent que leur

travail est exécuté de façon minimale afin de satisfaire le volume de cas à traiter, lorsqu’ils

se font explicitement demander de « libérer » des patients d’une unité de soins, car d’autres

patients doivent y faire leur entrée, ou encore lorsqu’ils doivent refuser de voir des patients,

car la charge de travail est trop importante, ils ont alors le sentiment de se trahir eux-

mêmes, à la fois comme médecins, mais également comme être humain ou comme sujet

social, et en plus de participer à un « sale boulot », étant plus près des intérêts économiques

que des considérations humaines.

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213

Les médecins sont alors confrontés à divers conflits de rationalité. En effet, leur capacité

d’agir selon un but visé, d’être en quelque sorte « utiles » et de parvenir à effectuer le

travail pour lequel ils ont été formés (rationalité instrumentale) est confronté bien souvent

avec le rapport qu’ils entretiennent avec les patients, les familles des patients et la société

de façon générale (rationalité sociale), tout particulièrement lorsqu’ils ne parviennent pas à

prodiguer les soins qu’ils considèrent souhaitables et adéquats. Ce qui apparaît souvent le

plus pénible, du moins à travers les propos des participants à cette recherche, c’est lorsque

ces rationalités s’opposent au sentiment d’accomplissement de soi (rationalité subjective),

et lorsqu’ils ont l’impression de ne pas avoir agi au meilleur de leurs connaissances, à titre

de professionnels de la santé : qu’ils ont l’impression d’agir à l’encontre de ce qu’ils

considèrent comme des traitements « justes » ou, pis encore, lorsqu’ils ont le sentiment

d’agir en participant et en contribuant à la reproduction de ce qu’ils réprouvent.

5.6 L’éthique de la critique

Dans le contexte de travail décrit par les médecins rencontrés, l’éthique de la critique (L.

Langlois, 2008; L. Langlois et al., 2005) pratiquée au grand jour est difficilement

envisageable. De par le manque de temps, d’espace, mais également de par les tabous et le

silence que ressentent ces médecins, dénoncer ce qui ne va pas dans ce système et qui

entrave la découverte d’éléments qui pourraient contribuer à l’amélioration et au

développement de pratiques plus convenables, à la fois pour leurs patients, mais également

pour eux-mêmes, est presque impossible. En fait, cette recherche était pour eux un lieu où

exercer, de façon anonyme, cette forme d’éthique.

Or, pour que la situation change, il faudrait que la prise de parole soit entendue. Comme le

mentionne Carpentier-Roy (2006), « La parole est centrale dans la question de l'éthique et

de la subjectivité, une parole collective, libre, partagée, qui peut permettre de conjuguer, au

sein de rapports éthiques, les rationalités instrumentales, sociales et subjectives » (p. 14).

Bien que les médecins participant à la recherche adoptent une position d’éthique de la

critique dans le cadre de cette recherche, il semble qu’il y ait bien peu de place au quotidien

pour dénoncer ces situations. Ces médecins ont largement fait état de ce qu’ils considèrent

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comme des non-sens, voire des absurdités, dans le cadre de la pratique médicale, mais ils le

font sur une base individuelle. Il faut toutefois noter que depuis les cinq dernières années,

une place de plus en plus grande leur est laissée afin de faire part de ces situations, tout

particulièrement dans les médias. Cette ouverture semble s’expliquer par les dernières

statistiques qui ont fait état des problèmes de santé mentale que vivent les médecins.

Toutefois, il demeure que dans les contextes précis de la pratique médicale, plusieurs

tabous persistent et la place à la parole, que ce soit par manque de temps ou par déni, n’est

non seulement pas au rendez-vous, mais semble souvent empêchée. Ces médecins avaient

le désir d’en témoigner, ce que leur a permis la participation à cette recherche. Pour eux, il

s’agissait là d’une opportunité de dénoncer ces situations, ce qui ne leur est souvent pas

possible au quotidien.

La psychodynamique du travail s’inscrit justement dans cette posture qui souligne en

premier lieu l’importance de la parole et des lieux d’échange afin de « dire » ce qui fait

souffrir. De cette façon, le sujet voit bien souvent qu’il n’est pas seul dans cette situation,

et, lorsque reconnues de façon commune, ces pénibilités reliées au travail ont alors une

chance d’être transformées, tout particulièrement par l’intervention sur l’organisation du

travail, et ainsi éviter de se retrouver potentiellement dans les divers éléments d’aliénation

précédemment illustrés.

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215

Conclusion

Comme nous l’avons vu dans cette recherche, l’état de la situation de la santé mentale des

médecins est préoccupant à plusieurs égards. En effet, les études relevées montrent une

prévalence de problèmes de santé mentale au travail, et cela au Québec tout comme à

travers le monde. Plus précisément, la pratique médicale actuelle donne lieu à plusieurs

éléments de pénibilité, de fatigue et de stress. En effet, les taux de sentiments dépressifs et

d’épuisement professionnel se révèlent non seulement importants, mais alarmants. Ces

données sont d’ailleurs corroborées par les statistiques fournies par différents programmes

d’aide aux médecins, dont le Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ). Le

paroxysme de cette souffrance se dévoile par un taux de suicide significativement plus

élevé chez les médecins que dans la population en général. Comment peut-on comprendre

une telle détresse ? Charge de travail trop lourde ? Horaires chargés ? Poids des

responsabilités ? Tous ces facteurs sont en effet pertinents afin d’expliquer en partie les

problèmes rencontrés.

Certaines recherches qui ont porté spécifiquement sur la souffrance des médecins ont

apporté un éclairage notable quant à la compréhension de ce qui peut expliquer les

difficultés rencontrées. Entre autres, la thèse de Pierre Canouï illustre un critère

d’épuisement professionnel spécifique et touchant tout particulièrement la profession

médicale. Il retient « la pathologie de la relation d’aide » qui serait propre au travail des

soignants. Lorsque la relation « tombe malade », survient le burnout. Pour sa part,

Madeleine Estryn-Béhar insiste davantage sur certaines caractéristiques ou plutôt certaines

qualités du médecin qui font en sorte que ce dernier parvient à réussir ses études, à obtenir

son diplôme et à persévérer dans la pratique, mais elles contribuent également aux facteurs

de risque de dépression. Ces « qualités » sont : le sacrifice personnel, la persévérance, la

compétitivité, le déni des sentiments, etc. Miller & McGowen (2000) présentent également

certains facteurs de risques personnalisés associés au travail de médecins pouvant

constituer des zones de vulnérabilité : problèmes personnels (abus de substances,

problèmes conjugaux), traits psychologiques, culture médicale, etc. Les femmes médecins

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pourraient également avoir des risques spécifiques, principalement en lien avec les rôles

familiaux dans lesquels elles sont souvent plus impliquées. Pour Vannotti (2006), la

souffrance des médecins pourrait tout particulièrement s’expliquer par la charge de travail,

le manque de temps et les grandes exigences de la profession, éléments qui les conduiraient

à un certain isolement social et à l’abandon d’autres responsabilités que la vie leur assigne.

De plus, la crainte de l’erreur de même que le traumatisme de la mort, souvent vécus

comme un échec du traitement, pèseraient lourd sur la souffrance au quotidien. En fait, tous

ces éléments contribueraient à créer une distance entre les attentes (des patients, des

familles, du médecin) et l’impossibilité pour les médecins d’y répondre. Face à cet écart, et

habitués à s’occuper prioritairement des autres, plusieurs ressentent un sentiment de

désenchantement et de tristesse pouvant contribuer à diverses atteintes à leur santé.

En dépit de ces données d’études, il nous semblait qu’une souffrance d’une telle

importance relevait d’une dynamique différente et en partie tributaire d’un rapport profond

et particulier qui unit les médecins à leur pratique professionnelle. C’est ainsi que s’est mis

en place le désir de mieux comprendre en quoi le travail des médecins pouvait mener à une

telle désolation.

Le choix du modèle théorique et conceptuel de la psychodynamique du travail (Dejours,

2008b) s’explique par le fait qu’il permet de « sortir » de la piste des facteurs de risque et

d’analyser les dilemmes que vivent les médecins en référence aux écarts entre le travail

prescrit et le travail effectif. De plus, le concept de la souffrance est central dans l’analyse

et la compréhension du rapport des sujets au travail. Ainsi, pour la psychodynamique du

travail, la souffrance est un état intermédiaire entre les états de santé et de maladies.

L’avenue du plaisir et de la souffrance (créatrice ou pathogène) peut être porteuse pour

comprendre et analyser le développement de l’identité.

Tous les médecins ayant participé à la recherche ont fait part du plaisir qu’ils continuent

d’éprouver à pratiquer la médecine, en dépit des éléments de pénibilité. Que ce soit par

l’aide prodiguée aux patients, et la gratitude manifestée, par le développement des

connaissances propres à la recherche, par la formation dispensée aux étudiants, leur travail

demeure une importante source de satisfaction. Le rapport au travail des médecins

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217

contribue grandement à leur sentiment d’accomplissement personnel et professionnel,

comme le stipule la première prémisse de la psychodynamique du travail, soit le sujet en

quête d’accomplissement. Également, la reconnaissance témoignée par des personnes au

sein de leur pratique demeure une source majeure de plaisir, ce qui correspond à la

troisième prémisse de la psychodynamique du travail, soit le nécessaire jugement de

l’autre. À ce titre, la reconnaissance des patients, de leur famille immédiate et des étudiants

(ou par celui des résidentes et résidents) est apparue centrale dans l’obtention de cette

reconnaissance (jugement d’utilité). À d’autres moments, la reconnaissance provenant de

collègues médecins (jugement de beauté), leur faisant part de la qualité du travail effectué,

a également contribué au plaisir d’exercer cette profession et au sentiment d’avoir apporté

quelque chose de positif à ce type de travail.

Or, en psychodynamique du travail, l’on sait que c’est de la perte ou de l’absence du plaisir

que peut naître la souffrance. Dans cette situation, des stratégies défensives peuvent être

érigées contre cette souffrance. La mise en place de ces stratégies peut sembler bénéfique à

court terme pour la personne, mais elles vont plutôt se retourner contre elle et se

transformer en maladie (Dejours, 2008b, 2009a) lorsque la réalité est trop contraignante.

C’est ainsi que certaines atteintes à la santé mentale deviennent possibles. Une limite de

cette thèse est qu’elle ne permet pas d’identifier spécifiquement les stratégies défensives, ce

qui demanderait une intersubjectivité. Cependant, elle permet une meilleure compréhension

des avenues possibles de la souffrance éthique chez les médecins.

Après avoir apporté certaines précisions et distinctions entre les concepts de morale et

d’éthique, certaines formes d’éthique appliquée ont été présentées, soit : la bioéthique,

l’éthique clinique, l’éthique de la science et de la technologie, l’éthique des affaires et

finalement l’éthique sociale. Nous avons vu quelles étaient les implications de ces

domaines d’éthiques appliquées pour les médecins. La particularité des dilemmes abordés

dans le cadre de cette thèse est qu’ils sont qualifiés d’éthiques, ce qui implique la

confrontation de certaines valeurs, à la différence de dilemmes nommés « ordinaires ».

Ainsi, la définition de dilemme éthique qui a été retenue se rapporte à un conflit de valeurs

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218

(professionnelles, sociales ou personnelles) où le sujet est contraint à porter une évaluation

et à prendre une décision en fonction de la valeur qui lui semble la plus fondamentale.

La référence à trois perspectives éthiques, comprenant des valeurs qui leur sont propres, a

permis d’illustrer certaines de ces valeurs qui s’affrontent au quotidien dans le travail des

médecins : 1) l’éthique de la justice, basée sur l’équité, l’impartialité et l’autonomie, 2)

l’éthique de la sollicitude, basée sur le bien-être des personnes et des relations et 3)

l’éthique de la critique, basée sur les droits humains et la transparence, et une réalité faite

de contingences et de compromis souvent coûteux au plan psychique. Certains conflits

peuvent alors s’installer entre le désir de pratiquer une médecine intègre et équitable pour

tous, d’agir avec altruisme et compassion face aux besoins et à la souffrance des patients,

tout en conservant une attitude d’honnêteté, de limpidité et de respect des personnes, dans

un contexte où la pratique médicale est souvent déterminée par des manques de ressources,

ce qui conduit parfois à des dilemmes éprouvants. La question de recherche était justement

de comprendre comment la confrontation à des dilemmes pouvait être à l’origine d’une

souffrance (qualifié d’éthique) chez les médecins ainsi que les façons dont cette souffrance

s’exprimait. La définition de la souffrance éthique retenue fut celle-ci :

Une souffrance éthique est ressentie par une personne à qui on demande d’agir en opposition avec ses valeurs professionnelles, sociales ou

personnelles. Le conflit de valeurs peut venir de ce que le but du travail ou ses effets secondaires heurtent les convictions du travailleur, ou bien du fait

qu’il doit travailler d’une façon non conforme à sa conscience professionnelle. (Askenazy et al., 2011, p. 15)

Pour ce faire, trois objectifs de recherche ont été poursuivis : 1) décrire des situations-types

où les médecins se retrouvent confrontés à des dilemmes d’ordre éthique, 2) identifier quels

sont les conflits de valeurs en présence et 3) détecter quels sont les « agirs »15 mis en place

par les médecins pour poursuivre leur travail.

15

« Agir, c’est adapter des moyens en vue d’une fin » (Godin, 2004, p. 45).

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219

Afin de répondre à ces interrogations, la méthode qualitative sélectionnée, en passant par

l’approche narrative, devait s’appuyer sur la subjectivité et sur l’expérience des personnes,

et cela par le recours à la parole, à l’expérience et au sens du travail qu’en donnent les

participants. Ainsi, des entretiens individuels ont été réalisés auprès de vingt médecins

pratiquant au Québec. Au cours de chacun de ces entretiens, quatre thèmes furent abordés

afin d’amener ces participants à raconter leur expérience professionnelle : 1) des situations-

types où le médecin a été ou est présentement confronté à des dilemmes éthiques

(exemple : choix difficiles à faire, des décisions pénibles à prendre, etc.), 2) des écarts

entre : a) ce que la profession médicale demande pour bien exercer son métier (exemple: les

normes de bonne pratique, le code de déontologie, etc.), b) ce que la réalité lui permet

concrètement de réaliser, compte tenu des limites imposées par la réalité de son travail

(exemple: traiter dans des délais déraisonnables, opérer seulement deux avant-midi par

semaine, etc.) et c) ce que le médecin considère souhaitable afin de bien exercer son travail

et pour le bien-être de ses patients (exemple: soigner les patients dans la dignité, prendre le

temps nécessaire afin de bien expliquer au patient les implications de tel ou tel traitement,

etc.), 3) des comportements ou conduites que le médecin a mis en place afin de poursuivre

son travail (compte tenu des écarts constatés et des dilemmes auxquels il est confronté) et

4) des répercussions psychologiques possibles sur le plan de la santé mentale au travail

(exemple: stress, détresse, dépression, épuisement professionnel, surconsommation

d’alcool, de médicaments ou de drogue, trouble obsessionnel compulsif, etc.).

Étant donné l’impossibilité de réunir les participants de cette étude pour leur offrir une

restitution des analyses (vu l’anonymat du processus), une rencontre avec un groupe de

médecins-conseils a eu lieu afin de présenter à des membres de la profession les résultats

préliminaires de la recherche. L’objectif n’était pas tant de recevoir une validation, mais

bien plutôt de s’assurer que la compréhension du chercheur correspondait à ce qu’ils

connaissaient et reconnaissaient dans le cadre de leur pratique, en tant que médecins qui

rencontrent d’autres médecins vivant des difficultés dans l’exercice de leur travail.

Les résultats de la recherche font état de trois situations-types qui se produisent

fréquemment dans le travail des médecins quant à la nature du malaise ressenti dans

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l’exercice de leurs fonctions et qui se traduisent de façon métaphorique par : 1) un étau qui

se resserre sur eux, 2) une bataille perpétuelle contre un système et 3) une collaboration

imposée qu’ils désapprouvent.

La première situation-type, « l’étau qui se resserre », fait état de contextes qui placent

les médecins dans une position où ils se retrouvent souvent coincés entre des ordres de

réalités qui apparaissent difficilement conciliables. Le nombre grandissant de demandes, les

pressions, le manque de temps, jumelés aux procédures et à la bureaucratie omniprésente,

en plus du manque de ressources, viennent souvent empêcher les médecins d’agir

humainement, comme ils le jugeraient nécessaire, et ainsi prodiguer les soins adéquats à

leurs patients. Sur le plan organisationnel se dégage une accentuation des contraintes

marquée par une augmentation des délais d’accès aux examens complémentaires et aux

traitements, des difficultés à référer à d’autres médecins, une augmentation des exigences

bureaucratiques et un empiètement sur le temps du « vrai » travail. Sur le plan humain, ce

sont principalement les pressions de l’entourage (patients, familles, pairs) qui pèsent

lourdement. Une augmentation des demandes de toutes sortes, une difficile coopération

entre collègues de travail et des divergences d’opinions s’ensuivent lorsque les patients se

comportent en consommateurs et que le système presse de toutes parts. Il en résulte pour

les médecins un sentiment de marchandisation de leurs services médicaux, accompagné

d’une crainte de l’erreur et de poursuites éventuelles s’ils ont le malheur de ne pas

diagnostiquer adéquatement une pathologie. Une plainte déposée contre eux serait souvent

catastrophique à leurs yeux. Le dilemme éthique est alors de devoir trancher entre la

quantité de travail (nombre de consultations, ensemble des traitements réalisés, etc.), et la

qualité des soins (investigation plus approfondie, prise du temps nécessaire, etc.). Les

valeurs en cause sont : la responsabilité compromise versus un contexte où la négligence

(voire la maltraitance) devient possible, et où le devoir serait écorché par le temps

manquant. Ainsi, agir en fonction d’avoir à répondre à une quantité de travail croissante

contrevient à certaines valeurs de devoir et de responsabilité (travail bien fait selon une

éthique de justice).

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221

L’intensification du travail entrerait en conflit avec des valeurs de bienveillance et de

services à l’égard des patients (éthique de sollicitude). Les modes régulatoires, compris

comme des règles qui guident les conduites, proviennent principalement de

l’hétérorégulation16 qui est à la fois présente par les règles déontologiques qui encadrent la

profession, mais également par des injonctions imposées où les médecins doivent composer

avec des demandes organisationnelles et des contraintes qu’ils ont à subir (traiter

rapidement, libérer des lits pour faire de la place, etc.). L’hétérorégulation peut être vécue

comme une double contrainte, où des injonctions contradictoires leur apparaissent fort

pénibles. Ils ont à suivre le code de déontologie, les normes de bonne pratique dictées par

les instances professionnelles qui chapeautent la médecine, mais également certaines

prescriptions institutionnelles qui mettent de la pression afin de sauver des coûts, de

rencontrer des quotas de performance, etc. L’autorégulation17 est en quelque sorte piégée,

car, bien qu’on leur demande de décider des traitements à exécuter, ils demeurent

responsables de leurs décisions et tout manquement peut être sanctionné. Dans ce contexte,

la corégulation18 est difficile, car les collègues se retrouvent dans la même situation qu’eux

et comme ils manquent déjà de temps, il est alors difficile de trouver des lieux d’échange

afin de convenir de procédures ou de règles plus éthiques qui permettraient d’améliorer ces

situations. De cette façon, l’agir des médecins se rapporte au fait de « subir, céder,

concéder », ou encore obéir aux injonctions. Au final, la souffrance éthique se résume par

un sentiment de faillir à son serment. Le verbe « faillir », dans ce cas-ci, fait écho à une

situation où la personne concernée « ne peut pas faire » ce que l’on attend d’elle au plan

professionnel. En quelque sorte, imaginer ce type de situation, et ne pas être capable

d’apporter le meilleur à son patient ou pis encore, être contraint de constater que tout n’a

pas été fait au mieux pour le bien-être du patient, est source d’une souffrance éthique.

L’étau qui se resserre peut être comparé au « serment d’Hippocrate », qui dans ce cas se

transforme en « serrement » d’Hippocrate.

16

Hétérorégulation : « Découle d’un ensemble de règles imposées par l’extérieur, lesquelles s’inscrivent dans

une vision de contrôle et ont un caractère contraignant » (L. Langlois et al., 2011, p. 126). 17

Autorégulation : « Désigne les règles, les principes et les valeurs que nous décidons d’appliquer de façon

autonome et libre » (L. Langlois et al., 2011, p. 129). 18

Corégulation : « Vise à élaborer, avec l’aide d’un autre groupe, notamment, des règles, des normes et des

valeurs qui agiront de manière à mobiliser et à solidariser les individus » (L. Langlois et al., 2011, p. 130).

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La deuxième situation-type nommée « une bataille perpétuelle » fait état de contextes

où les médecins se retrouvent dans une position de combattants de première ligne, au front

dirons-nous, c'est-à-dire dans une position où ils doivent faire face à la réalité, exécuter des

ordres qui viennent d’en haut et se débrouiller, souvent seuls, pour les réaliser. Des

difficultés d’accès aux ressources, la nécessité de devoir sans cesse user de stratégies et de

ruses tout en respectant ses obligations légales, tiennent souvent lieu de contexte

organisationnel, en même temps que sur le plan humain les médecins essuient des refus au

quotidien de la part de collègues, et de la part des institutions (disponibilités matérielles,

etc.). En conséquence, un sentiment d’isolement les guette et pourrait se traduire en

pathologies de la solitude. En effet, ces médecins ont le sentiment de se buter constamment

à un mur. Le dilemme éthique est alors de devoir se démener seul contre un système et

contre tout un chacun ou bien renoncer à se battre. Les valeurs en présence sont le souci de

l’autre (l’empathie, la compassion) qui est confronté au travail dévié (c'est-à-dire

l’obligation de respecter des règles édictées par une bureaucratie éloignée de la réalité, au

détriment souvent du travail médical : le « vrai » travail). Ainsi, s’ils font tout en leur

pouvoir pour traiter leurs patients, la valeur qui est impliquée se rapportant à l’empathie et à

la compassion à l’égard de ces personnes (éthique de sollicitude) est en conflit avec leur

éthique de la justice lorsqu’ils ne parviennent pas à effectuer les soins qui leur semblent

appropriés. Le constat de patients qui ne reçoivent pas leurs soins, ou pis encore qui

décèdent, est vécu de façon fort pénible. Pour les médecins rencontrés, il s’agit d’un échec

du système où on leur renvoie la responsabilité de ce qui n’a pas fonctionné. Ils éprouvent

alors le sentiment qu’une injustice est commise à l’égard de leurs patients, mais également

à leur égard, car ils se sentent comme un instrument de cette injustice. En effet, l’autonomie

dont ils sont censés bénéficier, sans les moyens, les piège dans des décisions discutables

lorsqu’ils sont obligés d’obtempérer à des directives où la pensée comptable prédomine.

L’hétérorégulation (imposition de règles dans les faits) consiste le plus souvent à devoir

obtempérer à des prescriptions de rendement, de performance ou d’efficience (faire plus

avec moins), malgré le fait qu’elles soient jugées déraisonnables au regard d’une pratique

médicale plus humaine. De plus, les exigences de formations médicales qui leur sont

demandées sont considérées irréalistes compte tenu du manque de temps qu’ils vivent au

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223

quotidien. Ici également, on leur demande de s’autoréguler, mais tout en demeurant

imputables de leurs actes professionnels.

En somme, la bataille perpétuelle comprend une situation où existe une certaine autonomie

pour agir, mais les médecins se sentent impuissants, car sans moyens suffisants et adéquats

pour agir d’une façon qui soit en accord avec leur conscience personnelle, professionnelle,

et le serment envers lequel ils se sont engagés. Il ne leur reste alors qu’à « user de

stratégies, ruser, travailler sur commande ou bien se retirer ». La souffrance éthique qui en

découle se rapporte au constat que tout n’a pas été fait afin de prêter une assistance jugée

adéquate et légitime au patient. En fait, malgré tous les efforts mis en place afin d’arriver à

faire un travail de qualité et que leurs patients obtiennent leurs soins, le résultat est souvent

vécu comme un coup d’épée dans l’eau, comme une lutte qui ne donne pas grand-chose en

bout de ligne, ou du moins bien peu en comparaison de l’énergie qui y a été déployée. La

métaphore permettant d’illustrer cette situation est « le soldat au front », c'est-à-dire celui

ou celle qui se débat, seul et sur la première ligne.

Finalement, la troisième situation-type nommée « une collaboration imposée » fait état

de contextes dans lesquels les médecins ont l’impression de se sentir complices d’éléments

situationnels qu’ils réprouvent. Sur le plan organisationnel, ils ont l’impression de devoir

obligatoirement s’inscrire dans un système où la rationalité économique prévaut, en plus

d’être plongés professionnellement dans une culture du silence devant des aberrations

rencontrées. Ainsi, ces médecins ont le sentiment de participer à quelque chose

d’inadéquat. Cette souffrance est en lien avec un sentiment de contribuer à la mise en place

de supercheries auxquelles tous participent. Le dilemme éthique se rapporte alors au fait de

devoir se taire ou bien de dénoncer bruyamment des situations qu’ils jugent inappropriées

(exemple : délais trop longs, demandes administratives pour traiter au plus vite, influences

des pharmaceutiques, etc.). Les valeurs de devoir et de transparence sont contraintes par

une obligation tacite de garder le secret car existe une culture du silence dans la profession

médicale qui n’incite pas à rendre publics les problèmes vécus individuellement. Leur

éthique de la justice et leur éthique de la sollicitude leur dictent qu’il s’agit de situations

inacceptables, à la fois pour leurs patients et pour eux-mêmes. Or, des valeurs de

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responsabilité et de devoir (éthique de la justice) de même que des valeurs d’empathie et de

compassion (éthique de la sollicitude), entrent en conflit avec des valeurs qui imposeraient

de dénoncer les situations d’injustices (éthique de la critique). En fait, l’éthique de la justice

et l’éthique de la critique (qui insiste sur le bien commun et sur la transparence) les

poussent à décrier le fait que les patients ainsi qu’eux-mêmes sont en quelque sorte pris en

otages dans ce type de système, mais sans un soutien professionnel et institutionnel, ils se

mettraient en danger d’être la cible de critiques. Ainsi, en ayant le sentiment de devoir

participer à quelque chose qu’ils réprouvent, en plus des tabous et du silence qui

accompagnent leur pratique, ces médecins ont le sentiment d’être impuissants à dénoncer

ces situations. Comme il y a peu de place et d’ouverture pour discuter de ces situations, ils

ont l’impression d’être contraints à un silence complice. Les modes régulatoires en

présence sont principalement l’hétérorégulation, qui découle des contrôles et des

évaluations constantes auxquels ils doivent se soumettre, mais ces règles ne protègent pas

les médecins aux prises avec des paradoxes parfois insurmontables. Ces règles pèsent alors

très lourdement sur leur travail. De plus, le silence complice et le manque de lieu et

d’ouverture pour traiter collectivement des problématiques rencontrées empêchent, la

plupart du temps, toute forme de corégulation qui pourrait permettre d’améliorer ces

situations. La souffrance éthique qui s’en dégage correspond au sentiment de participer à un

« sale boulot »19. Ne pas dénoncer ce que vivent les patients, de même que certaines

conduites jugées inadmissibles de la part des pairs; obéir aux instances qui contrôlent ou

chapeautent la profession tout en étant en désaccord ou en considérant que ces requêtes sont

déraisonnables, et tenter continuellement de cacher tout signe de faiblesse, voilà une réalité

douloureuse pour ces médecins persuadés d’être contraints au silence sous peine de

représailles, s’ils le rompent. La métaphore pouvant être utilisée pour illustrer cette

situation a été nommée « le silence complice ».

Il en ressort souvent un écart important entre le travail prescrit qui est de soigner les

patients, et le travail effectif vécu comme une difficulté à agir de façon adéquate et éthique

19

« On parle de « sale boulot » quand le sujet parvient à agir contre ou en dépit de son sens moral » (Molinier

et al., 2010, p. 16).

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à l’endroit de ces patients, au regard de ce qui est normalement attendu dans un système de

santé comme le nôtre.

La souffrance éthique qui découle de ces trois situations-types peut alors se traduire par un

triple sentiment de trahison : 1) le sentiment de trahir les patients (et leur entourage), 2) le

sentiment de trahir le travail médical (établissement, système de santé, profession) et 3) le

sentiment de se trahir eux-mêmes. Il s’agirait en quelque sorte d’une perte de sens pour ces

médecins. Barus-Michel (2004) souligne que cette perte de sens induit une souffrance qui

exclut le sujet du monde signifiant dans lequel il se doit d’être intégré. Pour sa part, la

sociologue Fabienne Hanique (2010) insiste sur le fait que la perte de sens est en lien avec

des conflits de valeurs, des sentiments d’échec ou encore des exigences contradictoires, ce

qui conduit à la souffrance, et selon bon nombre d’études, à des problèmes de santé mentale

au travail. Au final, c’est la conscience des médecins qui se trouve blessée. Il est alors

possible de parler d’une blessure à la conscience ou encore de ce que nous avons nommé

« une conscience meurtrie », entre ce qu’ils savent qu’ils pourraient faire et ce que la réalité

de la pratique leur permet concrètement de réaliser. Ainsi, la souffrance éthique pourrait

être tributaire d’une distance qui se crée entre Savoir (connaissance de la médecine) et

Pouvoir (empêché).

De cette façon, le travail médical, tel qu’il se pratique de nos jours, contribuerait à certains

sentiments d’aliénation propices au développement de pathologies diverses : sentiment

d’être utilisés comme des choses ou, en quelque sorte, comme de simples distributeurs de

soins (réification); sentiment de ne pas pouvoir répondre aux besoins des patients (manque

d’accès, batailles perpétuelles) (impuissance); sentiment d’un manque de collaboration,

d’appuis (institutionnel, pairs) (isolement); sentiment de devenir des « prescripteurs » de

médicaments et des bureaucrates (absurdité); sentiment d’une collaboration imposée, d’un

silence tacite (anomie).

En effet, le travail devenu empêché par des pressions contradictoires, une incapacité à agir

selon une pratique médicale considérée adéquate ainsi qu’une contribution réprouvée au

maintien d’un système défaillant, engendreraient une aliénation culturelle et sociale dont

pourrait être affligée la profession si des prises de conscience collectives ne sont pas

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effectuées et que chacun, individuellement, s’efforçait de s’adapter à un système aux effets

pathogènes.

Ainsi, il est possible de croire que cette recherche ouvre une brèche dans le mur du silence

qui caractérise la situation professionnelle des médecins en rapport avec des éléments de

pénibilité vécus dans le contexte de travail et au regard des questions éthiques qui

traversent la pratique médicale au quotidien, de nos jours. Il est à souhaiter que d’autres

médecins, qui seront éventuellement au fait des résultats et des constats de cette recherche,

et qui auraient à discuter des souffrances se situant dans leur travail, aient davantage

l’impression de pouvoir le faire, plus facilement, ayant préalablement constaté que des

collègues vivaient les mêmes problématiques. La prise de parole collective suppose des

relais afin que certaines actions soient considérées et entreprises.

Il apparaît essentiel de souligner les avenues possibles de recherche qui s’ouvrent face à ce

constat de la souffrance éthique que vivent des médecins. En effet, il serait important

d’investiguer davantage sur certains éléments présents dans les contextes de la pratique

médicale qui peuvent contribuer à augmenter la capacité d’agir des médecins et ainsi

contribuer à contrer cette souffrance. De plus, il serait intéressant d’effectuer une recherche

sur la souffrance éthique des médecins qui comporterait à la fois un volet quantitatif et un

volet qualitatif afin d’investiguer la prévalence et la compréhension de la dynamique sous-

jacente aux sentiments d’aliénation évoqués dans cette thèse. Dans le même ordre d’idées,

il serait également pertinent de vérifier si certains groupes spécifiques de médecins

apparaissent plus « à risque » quant au vécu de cette souffrance éthique.

Ainsi, face à ce constat des médecins qui éprouvent une telle souffrance éthique, il apparaît

que le corps médical a une responsabilité non négligeable. Les dernières données

statistiques présentent des taux de détresse et d’épuisement alarmants, et à cela s’ajoutent

de plus en plus de recherches qui font état de souffrances particulières liées à la pratique de

la médecine. Avec les coûts sociaux qui accompagnent les diverses atteintes à la santé

mentale reliées au travail, en plus de la pénurie de médecins à laquelle est déjà confrontée

la population québécoise, il semble qu’il s’agit là d’un constat qui force à agir. Il en va non

seulement de la santé des médecins, mais également de la santé de toute la population.

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Index des abréviations

ACMR : Association canadienne des médecins résidents

AMA : American Medical Association

AMC : Association médicale canadienne

AMLFC : Association des médecins de langue française du Canada

AMO : Association médicale de l’Ontario

AMP : Activités médicales particulières

CMA : Canadian medical association

CMQ : Collège des médecins du Québec (organisme chargé de traiter les plaintes

des patients au sujet des médecins)

FMOQ : Fédération des médecins omnipraticiens du Québec

FMRQ : Canadian Federation of Medical Students (Fédération des médecins résidents

du Québec)

FMSQ : Fédération des médecins spécialistes du Québec

PAMQ : Programme d'aide aux médecins du Québec

PPSM : Programme de promotion de la santé des médecins (administré par L’AMO)

PREM : Plans régionaux d'effectifs médicaux

RCSM : Réseau canadien de la santé des médecins

RHAF : Revue d'histoire de l'Amérique française

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ANNEXE 1

Données statistiques: le suicide au Québec

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251

ANNEXE 1 : Données statistiques : le suicide au Québec

Au Canada, près de 3 700 personnes se sont donné la mort en 1998, ce qui représente, en

moyenne, environ 10 suicides par jour (S. Langlois & Morrisson, 2002, p. 9). Dans la

population en général âgée de 10 ans et plus, selon les données de Statistique Canada

(2010), le nombre de suicides annuel est de 3611 pour la dernière année enregistrée (2007),

soit de 2727 pour les hommes et de 884 pour les femmes. Ces données représentent

respectivement un taux de suicide par 100 000 habitants de 11 pour les deux sexes, 16,7

pour les hommes et de 5,3 pour les femmes. Selon les données de Statistique Canada et de

l’Organisation mondiale de la santé, recueillies et compilées par l’Université du Québec à

Chicoutimi (2010), le Québec se démarque avec un taux de suicide par 100 000 habitants

en nette progression depuis les 50 dernières années, et cela en comparaison avec l’Ontario,

l’Italie, la Grèce et Israël. Plus précisément, alors que les taux de ces derniers demeurent

relativement stables, celui du Québec est passé d’environ 2,5 en 1955 pour atteindre un

sommet en 1996, soit environ 18. Il semble toutefois que le nombre de suicides dans la

population québécoise soit en légère régression (Gagné & St-Laurent, 2009). Ayant atteint

son apogée en 2002 avec un nombre de 1342, l’année 2007 présenterait le nombre

provisoire de 1116 suicides. Plus précisément, au cours des 10 dernières années (1999 à

2008), le taux de suicide diminue en moyenne de 4 % par année au Québec et l’année 2008

présenterait un nombre de 1103 suicides (Gagné & St-Laurent, 2010, p. 1). Dans le rapport

de St-Laurent & Bouchard (2004a, 2004b) sur l’épidémiologie du suicide au Québec, les

données indiquent, pour l’année 1997-1999, un taux nettement plus élevé de suicide chez

les hommes au Québec qu’en Alberta, qu’en Colombie-Britannique et qu’en Ontario. C'est

taux pour 100 000 hommes sont respectivement de 31,7 au Québec, 23,4 en Alberta, 17,7

en Colombie-Britannique et de 13,7 en Ontario. Cet écart est d’ailleurs de plus en plus

marqué pour la période de 1976-1978 à 1997-1999. Choinière (2003) indique une

augmentation de la mortalité par suicide au Québec de 14 % chez les hommes et une

diminution de 10 % chez les femmes entre les périodes de 1881-1883 et de 1996-1998.

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ANNEXE 2

Mécanismes de défense utilisés par les médecins

(Estryn Béhar, 1997)

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ANNEXE 2 : Mécanismes de défense utilisés par les

médecins (Estryn-Béhar,1997)

1) Le mensonge Révéler graduellement la vérité au patient (on parle ici

davantage du mensonge par omission)

2) La banalisation Traiter une maladie avant de traiter le malade

3) L’esquive Dévier la conversation en parlant d’autre chose, en

n’apportant jamais aux questions du malade de réponses

appropriées

4) La fausse réassurance Maintenir un décalage en dissimulant la vérité

5) La rationalisation Tenir un discours hermétique et incompréhensible pour le

non-initié au langage médical (tentative de pallier son

dénuement face à l’angoisse d’avoir à annoncer un

diagnostic létal)

6) L’évitement Nier la présence du patient en le considérant comme un

objet de soin (exemple : pénétrer dans la chambre du

patient et l’ignorer, en regardant immédiatement le

dossier)

7) La dérision Adopter un comportement de fuite qui désoriente le

patient et le réduit au silence (exemple : minimiser la

graviter d’une situation)

8) La fuite en avant Dire tout, tout de suite (afin de se décharger d’une

angoisse trop lourde à porter)

9) L’identification projective Tenter de dissoudre intégralement la distance entre sa

souffrance et celle du patient par une prise en change

active et globale de la souffrance du malade

(Estryn-Béhar, 1997)

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ANNEXE 3

Définitions de notions provenant de la Fédération

nationale des pédiatres

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ANNEXE 3 : Définitions de notions (Fédération

nationale des pédiatres)

Traitements de support vital Toute intervention médicale, chirurgicale ou technique visant à pallier la défaillance d’une fonction vitale (exemple : ventilation mécanique sur

sonde endotrachéale)

Traitements curatifs Toute intervention visant à obtenir la guérison du patient (exemple : antibiothérapie dans un état

infectieux)

Soins de confort Ensemble des actes et attitudes qui visent à assurer le bien-être physique et psychique de l’enfant (exemples

: hydratation, protection thermique, antalgie, accompagnement affectif)

Abstention des traitements Décision de n’entreprendre aucune intervention (exemples : réintubation, intervention chirurgicale)

autre que celles concernant les soins de confort

Limitation des traitements Décision de renoncer à mettre en œuvre, par rapport à ceux qui sont déjà en cours, un traitement

supplémentaire (exemples : épuration extrarénale, oxygénation extracorporelle, réintervention chirurgicale), tout en poursuivant les soins de confort.

Cette décision correspond au refus d’une escalade thérapeutique « déraisonnable »

Cessation ou arrêt des traitements Décision d’interrompre les traitements de support

vital et/ou les traitements curatifs. Ce terme inclut implicitement l’idée d’une mort acceptée (exemple : arrêt de la ventilation mécanique)

Arrêt de vie Utilisation de médications visant à interrompre la vie chez un sujet ne dépendant pas de traitements de support vital (exemple : anesthésiques généraux)

(Dehan et al., 2001, p. 409)

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ANNEXE 4

Thèmes abordés au cours des entretiens

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ANNEXE 4 : Thèmes abordés au cours des entretiens

Au cours des entretiens réalisés avec les médecins, quatre thèmes ont été abordés afin d’amener ces participants à raconter leur expérience professionnelle. Voici ces quatre

thèmes :

1) Les situations-types où vous avez été ou êtes présentement confronté à des dilemmes éthiques. Ces dilemmes peuvent correspondre à des choix difficiles à

faire, des décisions pénibles à prendre, etc.

2) Les écarts entre :

a) ce que la profession médicale vous demande pour bien exercer votre métier exemple: les normes de bonne pratique, le code de déontologie, etc.

b) ce que la réalité vous permet concrètement de réaliser (compte tenu des limites

imposées par la réalité de votre travail) exemple: traiter dans des délais déraisonnables, opérer seulement deux

avant-midi par semaine, etc.

c) ce que vous considérez souhaitable afin de bien exercer votre travail et pour le

bien-être de vos patients. : exemple: soigner les patients dans la dignité, prendre le temps nécessaire

afin de bien expliquer au patient les implications de tel ou tel

traitement, etc.

3) Les comportements ou conduites que vous mettez en place afin de poursuivre votre

travail (compte tenu des écarts constatés et des dilemmes auxquels vous êtes confronté)

4) Les répercussions psychologiques possibles sur le plan de la santé mentale au travail?

exemple: stress, détresse, dépression, épuisement professionnel, surconsommation d’alcool, de médicaments ou de drogue, trouble

obsessionnel compulsif, etc.

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ANNEXE 5

Approbation de la recherche par le comité d’éthique de

la recherche de l’Université Laval

(CÉRUL)

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ANNEXE 5 : Approbation de la recherche par le comité

d’éthique (CÉRUL)

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ANNEXE 6

Annonce destinée aux revues médicales

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ANNEXE 6 : Annonce destinée aux revues médicales

LA SOUFFRANCE ÉTHIQUE DANS LE TRAVAIL DES MÉDECINS

Dans le cadre d’une recherche de doctorat, nous sommes à la recherche de médecins (omnipraticiens ou spécialistes) volontaires qui aimeraient faire part de leur expérience de

travail (une seule entrevue, environ 1h30). Plus précisément, cette recherche s’intéresse :

1) Aux situations de travail où vous avez été ou êtes présentement confronté à des

dilemmes éthiques.

Exemple : choix difficiles à faire, des décisions pénibles à prendre, etc.

2) Aux écarts entre :

a) ce que la profession médicale vous demande pour bien exercer votre métier

Exemple: les normes de bonne pratique, le code de déontologie, etc.

b) ce que la réalité vous permet concrètement de réaliser (compte tenu des limites imposées par la réalité de votre travail)

Exemple: traiter dans des délais déraisonnables, opérer seulement deux avant-midi par semaine, etc.

c) ce que vous considérez souhaitable afin de bien exercer votre travail et pour le bien-être de vos patients :

Exemple: soigner les patients dans la dignité, prendre le temps nécessaire afin de bien expliquer au patient les implications de tel ou tel traitement, etc.

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1) Aux comportements ou conduites que vous mettez en place afin de poursuivre votre travail (compte tenu des écarts constatés et des dilemmes auxquels vous êtes confronté).

2) Aux répercussions psychologiques possibles au niveau de la santé mentale au travail. ?

exemple: stress, détresse, dépression, épuisement professionnel,

surconsommation d’alcool, de médicaments ou de drogues, trouble obsessionnel compulsif, etc.

Critères de sélection :

- Exercer la pratique médicale (omnipraticien(ne) ou spécialiste)

- Pratiquer la médecine dans la province de Québec

- Avoir rencontré ou être présentement confronté à une situation où se présentent des

dilemmes éthiques dans le cadre de son travail

La confidentialité sera rigoureusement respectée tout au long du processus de la recherche et dans la diffusion des résultats.

Pour toute information supplémentaire, communiquer avec :

Christian Genest, M.A, B.A.

Université Laval Centre de recherche et d’intervention sur l’éducation et la vie au travail (CRIEVAT) Institut de psychodynamique du travail du Québec (IPDTQ)

Téléphone : (418) 656-2131 poste 14014

Projet approuvé par le Comité d’éthique de l’Université Laval. Nº d’approbation : 2007-118, le 8 juin 2007

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ANNEXE 7

Formulaire de consentement

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ANNEXE 7 : Formulaire de consentement

FORMULAIRE DE CONSENTEMENT À L’INTENTION DES MÉDECINS PARTICIPANT À LA

RECHERCHE

Présentation du chercheur

Cette recherche est réalisée dans le cadre du doctorat de Christian Genest, doctorant en sciences de l’orientation à l’Université Laval, dirigé par Marie-France Maranda, Ph. D., du département des Fondements et pratiques en éducation, Faculté des sciences de l’éducation,

à l’Université Laval.

Avant d’accepter de participer à ce projet de recherche, veuillez prendre le temps de lire et

de comprendre les renseignements qui suivent. Ce document vous explique le but de ce projet de recherche, ses procédures, avantages, risques et inconvénients. Je vous invite à poser toutes les questions que vous jugerez utiles.

Nature de l’étude

Cette étude s’intéresse aux situations actuelles du travail médical. Pour ce faire, elle fait appel à la parole des médecins afin de mieux comprendre la réalité quotidienne de leur pratique. Trois objectifs sont visés. Dans un premier temps, il s’agit de décrire certaines

situations où les médecins se retrouvent confrontés à des dilemmes éthiques. À titre d’exemple, notons les décisions qui impliquent la vie ou la mort de patients, le fait d’être tenu de choisir de traiter un patient plutôt qu’un autre, etc. En second lieu, il s’agit de

comprendre en quoi la confrontation à ces dilemmes peut être à l’origine d’une souffrance (que je qualifie d’éthique) chez les médecins, les façons dont cette souffrance s’exprime

(sentiment de culpabilité, avoir l’impression de bâcler son travail, etc.) et les comportements mis en place pour y faire face. Finalement, cette recherche tentera d’identifier qu’elles sont les implications possibles de la souffrance éthique sur la santé

mentale des médecins. Par exemple : dépression, épuisement professionnel, surconsommation d’alcool ou de drogue, troubles obsessionnels compulsifs, etc.

Déroulement de la participation

Il s’agira de participer à une seule entrevue, d’une durée d’environ une heure et trente

minutes. Cette entrevue sera réalisée individuellement et chaque participant aura à faire part au chercheur de son expérience à l’égard de la pratique médicale, et cela en fonction de

quatre thèmes bien précis. Chaque participant sera libre d’aborder ou non tous les thèmes. Ces thèmes sont les suivants :

• Les situations-types où vous êtes confronté à des dilemmes éthiques (ce qui peut

mener à une souffrance éthique).

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• Les écarts entre ce que la profession médicale vous demande pour bien exercer votre métier (normes de bonne pratique, code de déontologie, etc.), ce que la réalité du milieu de pratique vous permet concrètement de réaliser (compte tenu des limites

imposées par la réalité de votre travail), et ce que vous considérez souhaitable pour le bien-être de vos patients.

• Les comportements ou attitudes que vous mettez en place afin de poursuivre votre travail (compte tenu des écarts constatés et des dilemmes auxquels vous êtes confrontés).

• Les répercussions psychologiques possibles au niveau de la santé mentale au travail.

D’un point de vue méthodologique, il faut préciser que cette recherche repose sur le récit de pratique (expériences de pratique médicale des personnes) et non sur un questionnaire administré. Ainsi, une fois votre autorisation accordée, chaque entrevue sera enregistrée

afin d’être transcrite et analysée.

À la suite des premiers résultats d’analyse, ces résultats seront présentés à un groupe de médecins conseils, qui œuvre auprès du PAMQ, afin d’être validés. Il s’agit de s’assurer que ma compréhension correspond bien à la réalité du travail des médecins. Il va sans dire

que toutes les données présentées auront été préalablement dépersonnalisées (nom des personnes, sexe, lieu de travail, etc.) De la même façon, toute donnée qui permettrait de

pouvoir identifier les personnes sera changée ou supprimée.

Avantages, risques ou inconvénients possibles liés à la participation

Le fait de participer à cette recherche vous offre une occasion de témoigner, individuellement et en toute confidentialité, de votre expérience de travail, plus précisément de situations comprenant des dilemmes éthiques (choix difficiles à faire ou décisions

délicates à prendre) ayant des incidences sur votre bien-être ou santé mentale au travail et/ou sur celui de vos collègues de travail.

Il est possible que le fait de raconter votre expérience suscite des réflexions ou des souvenirs émouvants ou désagréables. Vous pouvez téléphoner en tout temps au Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ) qui est avisé du contenu et du

déroulement de cette recherche et qui peut rapidement vous venir en aide. Voici les coordonnés du PAMQ que vous pourrez contacter à tout moment si vous en sentez le

besoin :

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Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ) 235, boul. René-Lévesque Est, bureau 410

Montréal (Québec) H2X 1N8 Téléphone : Région de Montréal : (514) 397-0888

Sans-frais (partout au Québec) : 1 800 387-4166

Participation volontaire et droit de retrait

Vous êtes entièrement libre de participer à ce projet de recherche. Vous pouvez aussi mettre

fin en tout temps à votre participation sans conséquences négatives ou préjudices et sans avoir à justifier votre décision. Tous les renseignements personnels vous concernant seront

alors détruits.

Confidentialité et gestion des données

Les mesures suivantes seront appliquées pour assurer la confidentialité des renseignements fournis par les participants:

les noms des participants ne paraîtront dans aucun rapport, ni article ou communication;

les divers documents de la recherche seront codifiés et seul le chercheur aura accès à la liste des noms et des codes;

les supports physiques (enregistrements audio et verbatims) seront conservés sous clef

à l’Université Laval. Les supports informatiques (verbatims, adresses des participants, matériel d’analyse, rapports) seront protégés par des mots de passe;

les matériaux de la recherche seront conservés pendant cinq ans, après quoi ils seront détruits; les enregistrements audio et les transcriptions seront détruits suite à la

soutenance de la thèse;

la recherche fera l'objet de publications dans des revues scientifiques, et aucun

participant ne pourra y être identifié ou reconnu;

un rapport, comprenant les résultats de la recherche, sera déposé au Programme

d’aide aux médecins du Québec (PAMQ). Chaque participant pourra en faire la demande auprès du PAMQ.

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Renseignements supplémentaires

Si vous avez des questions sur la recherche ou sur les implications de votre participation,

veuillez communiquer avec Christian Genest, doctorant et responsable de cette recherche, par téléphone ou par courriel. Voici ses coordonnées :

Téléphone : (418) 656-2131 poste 14014

Courriel : [email protected]

.

Remerciements

Votre collaboration est précieuse pour nous permettre de réaliser cette étude et nous vous

remercions d’y participer.

Signatures

Je soussigné(e) ______________________________consens librement à participer à la recherche intitulée : « La souffrance éthique dans le travail des médecins ». J’ai pris connaissance du formulaire et j’ai compris le but, la nature, les avantages, les risques et les

inconvénients du projet de recherche. Je suis satisfait(e) des explications, précisions et réponses que le chercheur m’a fournies, le cas échéant, quant à ma participation à ce projet.

__________________________________________ Date: ___________________

Signature du participant, de la participante

Courriel (facultatif) : _____________________________________

J’ai expliqué le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de

recherche au participant. J’ai répondu au meilleur de ma connaissance aux questions posées et j’ai vérifié la compréhension du participant.

__________________________________________ Date: ___________________

Signature du chercheur

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Plaintes ou critiques

Toute plainte ou critique sur ce projet de recherche pourra être adressée au Bureau de l'Ombudsman de l'Université Laval :

Pavillon Alphonse-Desjardins bureau 3320

Université Laval, Québec (Québec)

G1K 7P4 Renseignements - Secrétariat : (418) 656-3081 Télécopieur : (418) 656-3846

Courriel : [email protected]

Copie de ………………………………

Projet approuvé par le Comité d’éthique de l’Université Laval. (Nº d’approbation : 2007-118, le 8 juin 2007)

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ANNEXE 8

Liste des codifications des entretiens

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ANNEXE 8 : Liste des codifications des entretiens

A : Situation de dilemme éthique

A1 : Manque d'accès aux soins et traitements

A1a : Au matériel A1b : Aux lieux A1c : Au personnel

A1d : Aux examens de laboratoire A1e : Aux médicaments

A1f : Aux spécialistes A2 : Acte médical

A2a : Mauvais diagnostic A2b : Risques reliés au traitement

A2c : Adaptation quant aux modifications de la pratique médicale (Université, déontologie)

A3 : Exigences relatives au travail des médecins

A3a : Par le patient lui-même

A3b : Par la famille du patient A3c : Par des collègues A3d : Exigences institutionnelles

(Collège, Fédération, État, hôpitaux, gouvernement, Etc.) A3e : Incidences de l'industrie pharmaceutique

A4 : Référence à la médecine publique ou privée

A5 : Incidences financières

A5a : Coûts de traitement trop élevés

A5a1 : Pour les budgets admis dans l'établissement A5a2 : Pour le patient

A5b : La charge financière du médecin A5b1 : Professionnels

A5b2 : Personnels

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B : Les écarts constatés

B1 : Les demandes de la profession (normes, codes, etc.)

Vs

La réalité du milieu de pratique (Hôpital, cabinet)

B2 : Le sujet : désirs, croyances, volontés, aspirations, etc.

Vs

La réalité du milieu de pratique (Hôpital, cabinet)

C : Plaisir au travail

C1 : Reconnaissance

C1a : Des patients

C1b : De la famille du patient C1c : Des collègues (médecins infirmières, techniciens, etc.) C1d : Des supérieurs (gestionnaires, administrateurs, etc.)

C2 : Solidarité entre collègues (aide, écoute, support, etc.)

C3 : Activité médicale

C3a : Soigner (Care), guérir

C3b : Apporter une meilleure santé (bien-être) aux patients, soigner

C4 : Sentiment de rendre les choses plus humaines pour le patient

C5 : Enseignement (transmission de connaissances théoriques et pratiques)

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D : Souffrance au travail D1 : Peur (émotion pénible, en lien avec un danger)

D1a : Erreur de diagnostic D1b : Plainte

D1c : Poursuite D1d : Incapacité à tenir le coup, tomber

D2 : Aliénation (le travail devient étranger à soi et une puissance autonome (MARX))

D2a : Impuissance (manque de moyens)

D2b : Absurdité (ce qui apparaît insensé) D2c : Anomie (absence de règles qui provoque une frustration)

D2d : Isolement social D2e : Réification (se sentir comme une chose, clientélisme des patients)

D2e1 : Clientélisme des patients

D3 : Non-reconnaissance

D3a : Dévalorisation du travail clinique D3b : Sentiment d’injustice D3c : Sentiment d’incompétence

D3d : Jugements négatifs de la part des … D3d1 : Collègues D3d2 : Patients

D4 : Tabous (secrets, Omerta)

D5 : Sentiment d’être dépossédé

D5a : Manque de contrôle sur l’organisation du travail

D5b : Temps personnel restreint (famille, loisirs, etc.)

D6 : Conflits entre collègues de travail / personnels

D7 : Souffrance éthique

D7a : En lien avec une action personnelle D7b : En lien avec une inaction personnelle

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E : Stratégies mises en place afin de poursuivre le travail

E1 : Stratégies d’adaptation

E1a : Prendre sur soi E1a1 : Prendre sur ses épaules E1a2 : Réaménager son temps de travail

E1a3 : Être l’avocat du patient E1a4 : Excuser (ce qui ne va pas, les insuffisances du système, etc.)

E1a5 : Défendre le système E1a6 : Défendre un (des) collègue(s)

E1b : Actions en vue de faire changer les choses

E1b1 : Exprimer (nommer, dire) les problèmes (prendre la parole, dire ce qui ne va pas, etc.)

E1b2 : Éducation, prévention E1b3 : Exprimer sa frustration

E1c : Prise de vacances

E1d : Hygiène de vie (alimentation, loisirs, etc.)

E2 : Stratégies défensives

E2a : Activisme

E2b : Sélection volontaire d’un type précis de travail médical E2c : La gestion de l’inacceptable

E2d : Actes médicaux posés de façon minimale E2e : Demandes constantes de tests (pour valider le diagnostic) E2f : Transfert de la prise de décision au patient (se dégager de la responsabilité)

E2g : Application stricte des normes de pratique E2h: Consommation

E2i : Silence E2j : Retrait

F : Répercussions sur le plan de la santé mentale

F1 : Peur (oublis, plaintes)

F2 : Stress (Pression)

F3 : Tracas (préoccupations, culpabilité)

F4 : Effet sur la santé (fatigue, insomnie, épuisement, dépression)

F5 : Effet sur la famille

F6 : Effets sur la qualité de vie

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ANNEXE 9

Tableau synoptique des situations-types

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ANNEXE 9 : Tableau synoptique des situations-types

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ANNEXE 10

L’aliénation selon Melvin Seeman

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ANNEXE 10 : L’aliénation selon Melvin Seeman

Seeman, en 1959, s’est efforcé de présenter une traduction opératoire au concept

d’aliénation, qui avait alors entre autres été proposés par Marx, Weber et Durkheim. Ainsi,

Seeman a proposé cinq dimensions permettant d’illustrer les conséquences subjectives de

l’aliénation (Coster & Pichault, 1998, p. 240) :

- Le sentiment d’impuissance (Powerlessness)

- Sentiment que l’on ne peut contrôler sa propre destinée, mais qu’elle est déterminée par des agents extérieurs (Rouart, 2008, p. 13)

- Le sentiment d’isolement (Value isolation)

- Le sentiment de solitude ou d’exclusion dans les relations sociales (idem)

- Le sentiment d’absurdité (Meaningless)

- L’absence de signification (idem)

- Le sentiment d’étrangeté – ou réification (Self-estrangement)

- La perception que d’une manière ou d’une autre l’individu n’a plus accès à lui-même (idem)

- Le sentiment d’anomie (Normlessness)

- Le manque d’implication dans les structures de comportement communément admises (idem)