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Scripta Philosophiæ Naturalis 8 : 1—15 (2015) ISSN 2258 — 3335 LA SCIENCE DU VIVANT UNE HISTOIRE DE CONCEPTIONS ET D’ENJEUX VUE À TRAVERS DES CONTROVERSES CÉLÈBRES SUR LA NUTRITION ET LA GÉNÉRATION Yves ZARKA (*) (*) Texte exposé lors du 4ème Symposium du CERCLE DE PHILOSOPHIE DE LA NATURE ÉHÉSS, Paris, 5-7 Novembre 2014

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Scripta Philosophiæ Naturalis 8 : 1—15 (2015)

ISSN 2258 — 3335

LA SCIENCE DU VIVANT

UNE HISTOIRE DE CONCEPTIONS ET D’ENJEUX

VUE À TRAVERS DES CONTROVERSES CÉLÈBRES

SUR LA NUTRITION ET LA GÉNÉRATION

Yves ZARKA (*)

(*) Texte exposé lors du 4ème Symposium du CERCLE DE PHILOSOPHIE DE LA NATURE

ÉHÉSS, Paris, 5-7 Novembre 2014

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————————————————————————————————————————————————- RÉSUMÉ.— Les controverses font-elles avancer la science ? Si les opinions divergent, dans tous les cas elles éclairent sur l’état de la pensée scientifique, à la fois dans leur époque, et par la possibilité d’y découvrir des filiations plus anciennes. Ainsi, le XVIIe siècle voit s’opposer le modèle « triturationniste » au modèle « fermentationniste » sur la digestion ani-male. Deux autres controverses animent le débat, pratiquement du XVIIe siècle jusqu’au XIXe siècle : sur le développement de l’embryon ; sur la génération spontanée. Leur analyse se propose de faire le pont historique depuis les conceptions d’Aristote dans l’Antiquité jusqu’à la vision scien-tifique actuelle, mettant au jour des conceptions mécaniste et vitaliste qui, curieusement, s’interpénètrent et dont on peut se demander si elles ne sont pas encore en scène dans la biologie contemporaine. RESUMEN. — ¿Hacen las controversias adelantar la ciencia? Si las opi-niones divergen, en todo caso las controversias aclaran el estado del pensamiento científico, tanto en su época como por la posibilidad de des-cubrir en ellas filiaciones más antiguas. Así, el siglo 17 ve oponerse el modelo “trituracionista” al modelo “fermentacionista” en la digestión ani-mal. Dos otras controversias animan el debate, prácticamente desde el siglo 17 hasta el 19: sobre el desarrollo del embrión, sobre la generación espontánea. Su análisis se propone servir de puente histórico desde las concepciones de Aristóteles en la Antigüedad, hasta la visión científica actual, poniendo al día las concepciones mecanicista y vitalista las cuales, curiosamente, se interpenetran: se puede preguntar si todavía no están en escena en la biología contemporánea. ————————————————————————————————————————————————-

Professeur de SVT (Sciences de la vie et de la Terre ; en France

on disait alors sciences naturelles) au début de ma carrière, j’avais fait le constat lors de mes études universitaires que l’histoire des sciences y était traitée comme quantité négligeable, soit de façon anecdotique, soit accessoirement comme support didactique occasionnel qu’il m’arrivait de réutiliser dans mes cours. Je doute que cette situation ait sensiblement changé au bout de quarante ans, et je le regrette, la lecture des manuels scolaires confirmant que peu de progrès ont été faits à cet égard.

C’est en préparant mon DEA en sciences de l’éducation (Diplôme d’études approfondies) que j’ai découvert l’intérêt de l’his-toire des idées scientifiques pour l’enseignement. Je tiens à saluer à

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cette occasion la mémoire du regretté Jean-Pierre Astolfi qui avait supervisé mes travaux. J’avais choisi, de façon non fortuite, un sujet dont la complexité à l’enseigner s’était imposée à moi, que ce soit en direction d’écoliers, de collégiens, de lycéens ou en formation d’enseignants : la nutrition animale.

Sans aucune prétention à être un spécialiste en histoire ou philosophie des sciences, et à présent que je n’exerce plus comme enseignant, je voudrais témoigner de l’utilité de se référer à l’histoire et à la philosophie des sciences dans un esprit à la fois de vulgarisation au sens le plus noble de ce terme et pour en exploiter à l’école l’immense potentiel didactique.

Si j’ai choisi cet intitulé pour cette conférence, c’est d’abord parce que je ne pouvais utiliser le vocable biologie qui ne fait son apparition qu’au début du XIXe siècle, sous l’impulsion de Lamarck (voir les micro-notices biographiques en fin d’article). Et je ne souhaitais pas non plus reprendre l’expression contemporaine de sciences de la vie qui renvoie aux développements les plus récents de cette famille de disciplines d’enseignement et de recherche. Je me place en effet dans une perspective historique qui remonte à l’Antiquité et je vais tenter, à travers quelques grands moments de bouleversement des connais-sances sur le vivant, de montrer aussi la permanence, voire l’actualité de quelques conceptions. La nutrition animale et la génération (reproduction) des vivants offrent à cet égard des controverses célè-bres qui, analysées de ce point de vue, vont se révéler très éclairantes.

§ 1. — SUR LA NUTRITION ANIMALE

Un didacticien en a très bien résumé la problématique : pourquoi — ou plutôt comment — le lapin peut-il faire du lapin avec de l’herbe (et pas des carottes du reste, qui ne sont pas à son régime alimentaire habituel) ? La nourriture que nous ingérons se modifie lors de son transit dans le tube digestif, comme on peut assez aisément (enfin presque) y avoir accès dans l’estomac et dans l’intestin. Puis, elle pénètre nécessairement dans le corps, mais là ça ne se voit plus ! Quelle est donc la nature de cette modification ? Ou faudrait-il dire quelle en est la signification ?

Une célèbre controverse du XVIIe siècle va nous offrir l’occasion de voir ce qui se joue, parfois encore un peu dans les esprits des no-

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vices en la matière que sont les élèves. Elle oppose les « fermen-tationnistes » aux « triturationnistes » (voir figure 1 ci-des-sous).

Pour mieux comprendre, un petit retour en arrière s’impose. La première fondation de la biologie avant le mot remonte à l’Antiquité grecque et l’on doit à Aristote sa formalisation. Elle marquera profondément l’Orient et l’Occident jusqu’au XVIIIe siècle Elle s’inscrit dans une théorie plus large de la matière postulant un sub-strat matériel amorphe (sans structure) et continu, matière fonda-mentale pouvant s’adapter à toute la panoplie des matières sensibles, c’est-à-dire réelles ; des qualités ou propriétés premières confèrent au substrat inorganisé sa forme particulière ; autrement dit la matière sensible résulte du substrat amorphe informé (mis en forme) par ces qualités.

Analysons le modèle fermentationniste. La notion de forme est

issue du terme grec eidos qui désigne aussi bien les idées, les êtres premiers métaphysiques (Platon) que l’essence des choses qui préfigure celles-ci, autrement dit la forme ; c’est aussi l’espèce naturelle, et en particulier celle des êtres vivants. Indirectement la forme c’est aussi l’âme. Car selon Aristote, l’âme est le principe organisateur de la vie. Elle informe le corps, autrement dit lui imprime sa forme, sa structure. Elle n’est donc pas un privilège humain mais l’apanage de tout vivant, idée qui sera reprise par le théologien Thomas d’Aquin au XIIIe siècle. Contrairement à la thèse de Platon, combattue par Aristote et reprise par Saint-Augustin au Ve siècle de notre ère, l’âme n’est pas quelque chose qui viendrait, du dehors, habiter la matière inerte pour lui donner vie. Elle est consubstantielle de l’être vivant et assure l’accomplissement des fonctions biologiques, qui sont autant d’âmes particulières pour Aristote : la végétation ou âme végétative (la nutrition, la croissance et le développement) ; la sensibilité et la locomotion ; la reproduction (appelée autrefois géné-ration, action d’engendrer de nouveaux vivants) et l’intellection (les fonctions intellectuelles et psychiques).

Le problème de la forme est en effet un problème majeur dans la compréhension du vivant. Il est l’énigme (le mystère ?) de la structure, de l’organisation de la matière des êtres vivants. Le vivant est-il façonné de l’extérieur comme le sont les objets techniques fabriqués par l’Homme ou certains objets naturels, comme par exemple une

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Modèle

« fermentationniste » de Van Helmont

Modèle « triturationniste »

de Borelli

Ingestion des aliments

Tube digestif : Aliments ingérés

Ferments

Nutriments remis en forme, spécifiés

Sang et organes : Absorption et

incorporation des nutriments spécifiés

Ingestion des aliments

Tube digestif : Trituration =

désagrégation des aliments ingérés

Paroi intestinale : Nutriments bruts

Tri + Tamisage

Nutriments triés

Sang et organes : Réagrégation des

nutriments à la matière du corps

Fig. 1 – Deux modèles d’explication de la digestion au XVIIe s.

Modèle fermentationniste Modèle triturationniste La digestion fait passer les aliments de la forme herbe à la forme lapin.

La digestion sépare les particules de l’herbe, les trie et les ré agrège à la matière du lapin.

Digestion = changement de forme (transformation) qui doit précéder l’incorporation. Le ferment est l’agent qui modifie la forme. La filiation est clairement chimiste / alchimiste.

Digestion = série d’opérations mécaniques, sans exclure l’intervention d’agents, mais au rôle de séparateur des particules. La filiation est physiciste : oui, mais est-elle si mécaniste qu’elle parait ?

Les deux approches sont parfaitement rationnelles, soulignons-le dès à présent.

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vallée est façonnée par l’érosion ? Et dans ce cas, cette source extérieure peine à être autre que divine. Ou bien le vivant recèle-t-il en lui-même « ce » qui permet à ses structures de s’établir, de se maintenir et de se transmettre à la génération suivante ? C’est cette dernière option — le « ce » est l’âme — qui est la posture d’Aristote : ra-tionnelle, scientifique.

En outre, dans sa thèse générale de la matière dite des quatre éléments, Aristote pose le principe général de la transmutation des éléments les uns dans les autres. Ce qui permet d’envisager de façon rationnelle le changement de forme ou altération (au sens de devenir autre) de la matière : l’alchimie du Moyen-Âge et de la Renaissance emploie le terme transmutation. Ainsi les alchimistes pensent que les métaux peuvent se transmuter, en particulier les vils métaux sont rectifiables en or ou argent. De là, il n’y a qu’un pas pour considérer que les aliments peuvent — et même doivent — subir eux aussi une transmutation, un changement de forme, un changement d’espèce en d’autres termes, pour nourrir un corps qui, de façon évidente, n’a pas la même forme qu’eux, n’est pas de même espèce. Le passage de la forme « herbe » à la forme « lapin » exige, très rationnellement, la transformation / transmutation préalable de l’herbe, pour que cette matière puisse s’incorporer à la matière en forme de lapin : la diges-tion modifie la forme.

La filiation entre la conception aristotélicienne de la forme et le modèle fermentationniste de Van Helmont nous apparaît clairement : il suffit d’ajouter un agent de transformation, le ferment, dont la base empirique est clairement reliée à l’existence reconnue alors du suc gastrique. Ce modèle fermentationniste est donc visiblement d’inspi-ration animiste, au sens de l’âme chez Aristote. L’animisme est ici sans rapport avec le sens religieux ou psychologique que ce terme revêt aussi.

Quid du modèle triturationniste ? Est-il construit en opposition à

Aristote ? Le XVIIe siècle n’a pas remis en cause complètement les thèses du Stagirite qui dominent encore largement, malgré l’oppo-sition nuancée de Descartes qui se manifeste.

Revenons à Aristote. Le problème de la structure de la matière le préoccupe. Si d’un côté il a posé l’existence des quatre éléments transmutables, il doit néanmoins rendre compte avec eux de la grande variété des corps naturels, ce qui semble difficile : soulignons que sa conception de la forme n’est pas une baguette magique qui autoriserait

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tout et n’importe quoi ! En dehors des éléments, les substances naturelles peuvent donc être des mixtes, autrement dit des composés combinant, en proportions variables, les quatre éléments. Les mixtes sont donc corruptibles, c’est-à-dire décomposables en leurs éléments. Attention : cette décomposition demeure un processus chimique, et précisément la chimie renaissante aux XVIIe — XVIIIe siècles va se consacrer à l’analyse ; ceci est une autre histoire. On peut voir ici en germe une idée qui va s’imposer progressivement en chimie à partir du XVIIe siècle : si le mixte peut se décomposer en ses éléments, des recompositions doivent pouvoir exister pour donner naissance à d’autres composés. Mais pour cela, il faut donner une assise maté-rialiste aux éléments, en adoptant l’option atomiste de la matière issue de Démocrite, qui n’était pas celle d’Aristote. Boyle (1627-1691) amorce cela, mais les « biologistes » sont si peu familiers de ces subtilités.

Rappelons : pour Aristote, toute altération, transformation d’ordre chimique, fait intervenir la notion de forme. En revanche, comment expliquer la banale érosion mécanique, comme l’usure de la pierre ? Qu’à cela ne tienne, Aristote stipule la limite de divisibilité de la matière : la plus petite particule, le plus petit échantillon qui conserve les propriétés. Celle-ci sera nommée minima au Moyen-Âge. Et dans cet esprit, l’on conçoit que s’il peut exister des minima d’eau, d’air comme de terre, il peut en exister pour le bois, le tissu des feuilles, constituants végétaux, et aussi pour les tissus animaux : minima de muscle, de cervelle, de foie, etc. Ces minima font penser aux molécules modernes, mais sur un plan strictement mécanique.

Dans cette vision, les substances naturelles sont donc, d’une part, soit des éléments, soit des composés chimiques, des mixtes, dont la décomposition et les éventuelles recompositions restent des pro-cessus chimiques surtout accessibles par des procédés empiriques dont on va s’employer à établir les lois ; d’autre part, des agrégats (image du sac de billes ou du tas de sable) de minima plus ou moins solidement associés entre eux de façon mécanique.

Dans le modèle triturationniste de Borelli, la digestion opère la séparation des minima. La mastication, la trituration exerce des forces mécaniques qui séparent les particules plus ou moins solidement agrégées. Admettons que le suc gastrique agisse comme un facteur de séparation encore plus puissant. C’est ce que Réaumur en France vers 1750, Spallanzani vers 1780 en Italie, mettent en évidence : respectivement par des expériences de digestion in vitro (Réaumur) ou

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in vivo (Spallanzani ingère lui-même des petits tubes de bois contenant de la viande, laquelle semble s’être dissoute). Les sucs digestifs paraissent agir comme des dissolvants, à l’image de l’action de l’acide sur les métaux. On ne sera donc pas plus avancé un siècle plus tard !

L’affaire est assez acceptable s’agissant d’un animal carnivore, encore que : celui qui avale toute sa proie dispose de tout ce qu’il lui faut pour fabriquer ses propres tissus ; c’est moins évident pour celui qui se contente des muscles ou des viscères (avec quoi va-t-il faire croître ou renouveler ses os ? quid du vertébré insectivore ?) ; cela devient presque inimaginable pour l’herbivore. À moins de considérer d’abord que quel que soit le matériau vivant servant de nourriture, celui-ci contient tous les ingrédients nécessaires à l’édification des êtres vivants ; la feuille de plante au même titre que le muscle ; ensuite d’imaginer, comme le fait Borelli, un mécanisme de tri assez banal, qu’un Descartes ou un Boerhaave (1668 — 1738) peuvent imaginer comme un tamisage via une sorte de crible dont les trous ont des formes géométriques et des tailles variables ; ne passe le crible que ce dont le corps a besoin.

Nous voici devant une conception à la fois matérialiste (la matière comme agrégat de particules) et mécaniste (séparation des particules, tri par tamisage). Et pourtant, cette hypothèse de l’identité de composition des matériaux vivants sonne curieusement comme une conception vitaliste. En outre, on ne peut manquer de s’interroger sur la nature du crible qui sélectionne les particules à l’entrée de l’organisme : chaque espèce ou chaque individu dispose-t-il, assez logiquement, de son crible propre pour ne laisser entrer que ce dont il a besoin ? Et dans ce cas, d’où viendrait la forme spécifique de ce tamis ?

En quoi le vitalisme pointe-t-il le bout de son nez ? Cette conception est dérivée d’une remise à l’honneur de l’animisme d’Aristote par le chimiste et médecin (du roi de Prusse) allemand Ernst Georg Stahl (1659—1734), conception qui favorisera l’émer-gence de la doctrine vitaliste au XVIIIe siècle. Ainsi, le vitalisme postule que le vivant, qui a une composition radicalement distincte de l’inerte, ne peut se nourrir que du vivant. Le modèle fermen-tationniste de Van Helmont se rattache donc directement à l’animisme issu d’Aristote, lequel demeure néanmoins matérialiste. Tandis que le modèle triturationniste de Borelli, à la base mécaniste, n’est pas dépourvu d’un relent vitaliste. L’interpénétration des conceptions et des filiations montre la complexité de l’analyse de ces

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phénomènes ; au passage, cela éclaire sur les obstacles épistémo-logiques identifiés par G. Bachelard dans la construction de la con-naissance scientifique. Un second exemple va renforcer cette idée.

§ 2. — LA GÉNÉRATION DES VIVANTS

Vous dites que les Bêtes sont des Machines, aussi bien que les Montres ? Mais mettez une Machine de Chien et une Machine de Chienne l’une auprès de l’autre, il en pourra résulter une troisième petite Machine ; au lieu que deux Montres seront l’une près de l’autre toute leur vie, sans jamais faire une troisième Montre. Or, nous trouvons par notre Philosophie, Madame de B… et moi, que toutes les choses qui étant deux ont la vertu de se faire trois, sont d’une noblesse bien élevée au-dessus de la Machine. (Extrait de : Fontenelle, Lettres galantes (Lettre XI), 1685). La reproduction (ou génération) des vivants demeure en un sens

une énigme permanente, même si beaucoup de ses processus ont reçu une élucidation moderne dans le cadre à la fois de la théorie cellulaire (qui émerge à partir de 1830) et dans le cadre de la biologie molé-culaire contemporaine. Deux grandes controverses animent le débat, pratiquement du XVIIe siècle jusqu’au XIXe siècle : la question du développement de l’embryon ; la question de la génération spontanée (voir figure 2 ci-dessous).

GÉNÉRATION SPONTANÉE ?

Parmi les questions que soulèvent les recherches que j’ai entreprises sur les fermentations proprement dites, il n’en est pas de plus dignes d’attention que celles qui se rapportent à l’origine des ferments. D’où viennent ces agents mystérieux, si faibles en apparence, si puissants dans la réalité, qui, sous un poids très minime, avec des caractères chimiques extérieurs insignifiants, possèdent une énergie exceptionnelle ? Tel est le problème qui m’a conduit à l’étude des générations dites sponta-nées. (Source : P. Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995, p. 169). Pasteur (1822—1895) écrivait cela dans les années 1860.

Leeuwenhoek avait reconnu les levures sous son microscope au

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ÉPIGENÈSE vs PRÉFORMATION

Épigenèse Œuf ou germe = Amas inorganisé Développement = Construction progressive des organes Partisans : Aristote, Descartes. Descartes soutient que le

mouvement suffit à expliquer l’or-ganisation spontanée de la matière inerte. Cette idée appuie du même coup l’option spontanéiste (voir infra).

Les observations au micro-scope sur l’embryon de Poulet par Wolff (1734 – 1794) convainquent d’adopter l’épigenèse au milieu du XVIIIe s. Mais cette épigenèse apparente pourrait cacher une pré-formation infra-microscopique. La théorie cellulaire, bien installée depuis le milieu du XIXe s pourra fournir un cadre définitif ( ?) pour admettre l’épigenèse.

Préformation Œuf ou germe = Ensemble des organes en mi- niature Développement = Déploiement et croissance des organes préformés Partisans : Hippocrate, Mal- pighi, Swammerdam. Elle paraît plus rationnelle que

sa concurrente, mais n’explique pas plus qu’elle la trans-mission générationnelle. D’où l’hypothèse additionnelle de Swammerdam des germes préexistants et emboîtés depuis la formation du monde pour toutes les générations (image des poupées russes).

Certains biologistes actuels voient dans les gènes constitués d’ADN une sorte de préformation « informationnelle » des caractères de l’organisme. Buffon avait popularisé l’idée du « moule intérieur ».

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Ici s’opposent Mécanisme Il récuse l’existence de lois

naturelles propres au vivant et con-sidère que la mécanique est en mesure d’expliquer entièrement les phénomènes vitaux.

Descartes développe le modèle de « l’animal-machine », réservant l’âme ou esprit à l’Homme.

Le mécanisme se retrouve de nos jours dans le physicalisme : la physique moderne, plus sophistiquée que la mécanique, pourrait avoir la même prétention réductionniste.

Vitalisme Devant l’échec du

mécanisme à expliquer les phénomènes vitaux, en particulier la génération, le XVIIIe siècle est gagné par la vague vitaliste, contre laquelle Buffon essaye de résister.

A la maxime « le vivant ne se nourrit que du vivant » s’ajoute « le vivant ne peut provenir que du vivant ». La force vitale est de nature non mécanique, qui s’op-pose à la destruction, inéluctable selon la physique, des structures vivantes.

Fig. 2 – Epigenèse vs préformation

XVIIe siècle, en même temps que de nombreux autres « animalcules » (spermatozoïdes, infusoires). Caignard de la Tour observe le bourgeonnement de la levure au début du XIXe siècle. Depuis l’Antiquité, la dispute est pour ainsi dire récurrente, et le scénario se reproduit à chaque fois presque à l’identique. En voici quelques aperçus depuis le XVIIe siècle (figure 3).

On ne reviendra pas sur la polémique Pasteur Pouchet, elle est assez connue, et nous entraînerait vers trop de détails. Le tour à la fois politique et philosophique que prit cette querelle est toutefois très éclairant sur l’enjeu de cette affaire. Le célère historien Jules Michelet a pris parti pour l’hétérogénie. À l’opposé, l’abbé Moigne, jésuite, se félicite, dans la revue Cosmos, que la rigueur expérimentale de Pasteur ait pu convaincre les sceptiques et les athées. Tandis qu’un anticlérical notoire défend la génération spontanée car il faut à tout prix selon lui s’écarter de la religion et se débarrasser de l’intervention d’un créateur.

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Spontanéistes Anti-spontanéistes • XVIIe siècle : Van Helmont prétend que des souris adultes naissent d’un linge sale mêlé à des grains de blé. • Needham (1745) : Un vase hermétiquement clos contenant du jus de viande est placé plusieurs minutes dans des cendres chaudes. Les animalcules pullulent. Soutien de Buffon. • Lamarck : les êtres micro-scopiques sont les formes primitives de vie apparues aux dépens de la matière inerte (argument transfor-miste). • Gay-Lussac reproche aux conserves d’Appert d’avoir fait disparaître l’oxygène, dont l’absence explique selon lui la non-proli-fération des microbes. • Pouchet et l’hétérogénie.

• XVIIe siècle : Redi montre que les asticots de la viande en putréfaction sont issus des œufs pondus par les mouches. • Spallanzani (1765) : Le col du vase est étiré avant sa fermeture. Le vase est chauffé beaucoup plus longtemps. Les animalcules n’apparaissent pas. Soutien de Voltaire. • 1830 : Cuvier attaque Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire en rejetant la génération spontanée pour combattre le transformisme. • 1837 : Schwann fait entrer de l’air ordinaire (donc oxy-gène) chauffé puis refroidi dans le récipient à jus de viande, sans que la prolifération micro-bienne se produise. • Pasteur et la fin des généra-tions spontanées

Fig. 3 – Spontanéisme et anti-spontanéisme

L’homme politique conservateur Guizot écrit dans ses Médi-

tations :

L’homme n’est pas venu par les générations spontanées, c’est-à-dire par une force créatrice et organisatrice inhérente à la matière. (Source : P. Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995, p. 192).

En contrepoint, Pierre Larousse écrivait en 1874 :

La génération spontanée n’est plus une hypothèse, c’est une nécessité philosophique. Elle seule explique le créateur et la création, et paraît constituer, avec la mutabilité des formes organiques, les deux pôles sur lesquels repose l’axe même de la vie. (Source : P. Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995, p. 394).

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PARADOXE ? RÉSUMONS LES DÉBATS :

Génération des vivants

Option spontanéiste = anti-vitalisme / mécanisme + transformisme Option anti-spontanéiste = anti-mécanisme / vitalisme + anti-transformisme modéré ou fixisme résolu (d’origine essentialiste)

Développement embryonnaire Epigenèse = anti-vitalisme / mécanisme + transformisme admissible Préformation = anti-mécanisme / vitalisme + anti-transformisme modéré ou fixisme résolu (d’origine essentialiste)

Pendant longtemps, l’option spontanéiste s’associe avec la défense

de l’épigenèse ; tandis que la préformation s’accorde avec l’anti-spontanéisme. De nos jours, on tend à rejeter la préformation pour ses relents vitalistes et à adopter une position plutôt en faveur de l’épigenèse, mais plus personne ne défend l’option spontanéiste ou hétérogéniste : renversement des alliances ! La question de la préformation ressurgit pourtant sous une autre forme depuis la naissance de la biologie moléculaire à partir du milieu du XXe siècle : l’idée a été soutenue que dans le patrimoine génétique est inscrit le développement embryonnaire ; l’œuf apparaît donc comme préformé, mais de façon bien moins naïve que ne l’avait imaginé un Swammerdam. A cette image du patrimoine génétique comme un programme informatique s’oppose depuis quelques années la vision du génome comme une ressource à disposition de l’organisme, pour reprendre la formule du biologiste et talmudiste Henri Atlan. Enfin, notons que la controverse entre les spontanéistes et leurs adversaires, éteinte sans réserve dans les milieux scientifiques depuis Pasteur, pourrait renaître sur la question de l’origine du premier être vivant : s’est-il constitué aux dépens de la matière inerte (position des scientifiques aujourd’hui) ? Ce qui revient à une position spontanéiste parfaitement conforme à l’esprit mécaniste ; on peut se demander si ce processus peut continuer à se dérouler dans la nature actuelle ; ou bien a-t-il une existence distincte ? Ce qui laisse supposer qu’il a pu être créé (position que les religions ne revendiquent même plus systématiquement) ; ou bien qu’existant de toute éternité, il interroge sur son évolution. Mais nous sortons là du strict terrain de l’histoire des conceptions et des filiations en biologie.

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MICRO-NOTICES BIOGRAPHIQUES

ARISTOTE (384—322 av J.-C.) est né à Stagire (ancienne cité de Macédoine), fils de médecin, disciple de Platon. Précepteur d’Alexandre le Grand en Macédoine, il fonde le Lycée à Athènes. Il définit les bases de la Logique. Sa « biologie » s’intègre dans une conception plus large de la matière, avec la célèbre thèse des 4 éléments qui s’opposa à l’atomisme de Démocrite.

GIOVANNE ALFONSO BORELLI (1608—1679), médecin et physiologiste, philosophe, astronome et mathématicien italien, pose, avant Malpighi, les bases du micro-mécanisme et de la biodynamique. Il conçoit la digestion comme la réduction des aliments solides en parcelles très petites sous l’action de la mastication, de la trituration et du suc gastrique. Sa thèse est soutenue par Descartes.

GEORGES LOUIS LECLERC, COMTE DE BUFFON (1707—1788), fut directeur du Jardin du Roi (actuel Muséum national d’Histoire naturelle) dont il fit la renommée européenne, et l’auteur d’une volumineuse Histoire naturelle dont on retient surtout de nos jours sa méthode séparant science et religion.

RENÉ DESCARTES (1596—1650), mathématicien, physicien et philosophe français. Dans son Discours de la méthode, il défend une approche matéria-liste et mécaniste de la science, réservant l’âme à l’Homme. On lui doit le célèbre modèle de l’animal-machine.

HIPPOCRATE LE GRAND (460—370 av J. C.), de l’île de Cos en Grèce, est le médecin réputé pour avoir révolutionné la clinique de son temps et instauré l’éthique médicale par le célèbre serment prononcé encore au-jourd’hui par les médecins. On lui doit la théorie des 4 humeurs. JEAN-BAPTISTE PIERRE ANTOINE DE MONET, CHEVALIER DE LAMARCK (1744—1829), naturaliste français à l’origine du transformisme, première explication de l’évolution des êtres vivants. Il introduit en 1802 l’usage du mot biologie. Il fut le précepteur du fils de Buffon.

MARCELLO MALPIGHI (1628—1694), anatomiste italien, met en évidence au microscope les capillaires (vaisseaux sanguins très fins) dans le poumon. Il conduit aussi des travaux de botanique. Pour lui, le vivant est un ensemble de micromachines emboîtées et coordonnées. JAN SWAMMERDAM (1637—1680), médecin et anatomiste hollandais, célèbre pour l’étude de l’anatomie des insectes et la découverte de leurs mé-

Page 15: LA SCIENCE DU VIVANT · PDF fileLa science du vivant Scripta Philosophiæ Naturalis 8 : 1—15 (2015) 3 cette occasion la mémoire du regretté Jean-Pierre Astolfi qui avait supervisé

La science du vivant

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tamorphoses au cours de leur développement embryonnaire. On lui doit la thèse des germes emboîtés. JAN-BAPTIST VAN HELMONT (1577—1644), chimiste fortement influencé par l’alchimie, est opposé à la théorie des 4 éléments d’Aristote. On lui doit la célèbre expérience de croissance d’un saule dans laquelle il prétend démontrer que la matière des plantes est issue de l’eau (eau principe unique selon Thalès — VIIe s av J-C). Il pose également l’existence des ferments, agents créés par Dieu au commencement du monde, existant en une grande variété.

QUELQUES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

François DUCHESNEAU, Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz, Vrin, Paris, 1998.

André GIORDAN (sous la dir.), Histoire de la biologie, Technique et Documentation – Lavoisier, Paris, 1989.

André PICHOT, Histoire de la notion de vie, Gallimard, 1993. Jacques ROGER, Les sciences de la vie dans la pensée française du dix-

huitième siècle, Armand Colin, Paris, 1963. Jean THÉODORIDÈS, Histoire de la biologie, PUF Que sais-je ? 1965 7e éd.

corrigée. Yves ZARKA, Buffon le naturaliste philosophe (avec la collaboration de M.-F.

Germain), Éditions Chemins de tr@verse, 2014. ————————, Lavoisier le chimiste français (avec la collaboration de M.-F.

Germain), Éditions Chemins de tr@verse, 2015.

* * * Yves ZARKA [email protected]