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LA SAGA DES BARTON

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© Editions Manya, 1991 31, rue Chaptal - 92300 Levallois

ISBN : 2-87896-032-7

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Anthony B ART ON Claude PETIT-CASTELLI

LA SAGA DES B ART ON

MANYA

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Les auteurs remercient :

Hélène AVISSAU Conservateur aux archives de la Gironde

pour ses précieuses découvertes

Paul BUTEL Professeur d'histoire moderne à l'université de Bordeaux III

pour ses conseils avisés

Brigitte RAFFREY pour son efficacité et ses encouragements

Wendy de ROBIEN pour sa traduction éclairée des archives familiales

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FRENCH TOM A BORDEAUX

La gabare vient d'accoster. Au loin le brick battant pavillon irlandais continue de décharger sa cargaison de laine et de salaisons. Malgré sa renommée, le port de Bordeaux reste dépourvu de quais capables d'accueillir les navires de haut tonnage qui sont obligés de jeter l'ancre en rivière. Tout autour du brick mouille une impressionnante armada. Navires marchands de Calais, d'Ostende, de Brême ou d'Hambourg, flûtes hollandaises aux formes très arrondies, trois-mâts armés de canons aux sabords arborant le pavillon blanc de France, frégates élancées d'Angleterre, toute une flotte entourée d'une multitude d'allèges, de filadières et de couraux qui établissent un relais ininterrompu entre elles et les quais. Un encombrement tel que certains négociants ont cru bon de protester en 1724 : Depuis quinze jours, il est arrivé tant d'étrangers que plusieurs vaisseaux n'ont pu se placer dans le port et ont été obligés de jeter l'ancre vers Bacalan.

Sur les berges mal pavées, boueuses et glissantes, les premiers passagers comptent leurs bagages tandis que d'autres s'engagent sur les poutres reliant la gabare à la terre ferme. Le quai des Chartrons ressemble à une fourmilière criante et colorée. Sur le rivage, une noria de traîneaux tirés par des boeufs se

vident de leurs marchandises. Tonneaux de vin, futailles, sacs de farine s'amoncellent dans les cales des allèges en d'impres- sionnantes pontées. Des centaines de manoeuvres affairés vont et viennent entre les charrettes et les bateaux. La plupart portent sur les épaules

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un coussin en paille tressée qui les protège contre les chocs occasionnés par les lourds fardeaux. Quelques mètres plus haut, derrière une balustrade en bois, une foule de badauds se presse autour de la balle d'un colporteur vantant les mérites de ses rubans, miroirs, lacets, almanachs ou chansons. Il offre pour quelques sols des plumes d'oie par lot de 25 affirmant à qui veut l'entendre qu'elles sont les plus belles et proviennent de la troisième ou quatrième aile gauche d'un jar. Le nec plus ultra. Plus loin, indifférents à ce brouhaha mercantile, des matelots se reposent à l'ombre des tilleuls plantés le long du quai. Marchandes de soupe et de petits pains, vendeuses de fruits ou de lait aigre font le bonheur des passants. Des dames du monde, mouchetées, poudrées et portant ombrelle se pavanent dans leur robe en cotonnade indienne, dernier chic de la mode parisienne. Ici et là, des chiens rôdent, des chevaux soulèvent de la poussière tandis que des portefaix sortent les barriques des chais qui font face à la rivière. Les Chartrons vivent à l'heure des commis, des négociants qui achètent, vendent et discutent avec une clientèle étrangère venue des quatre coins de l'Europe. Dans les estaminets et les cabarets enfumés des alentours,

portefaix, rouleurs et charretiers boivent du vin qui gratte le gosier et discutent en attendant la pesée officielle des Fermes. D'autres se rendent dans les tripots du quartier pour jouer aux trois dés, au Pharaon, au Biribi ou au loto en compagnie de bourgeois en quête de sensations fortes.

Les planches ont été retirées de la gabare qui s'éloigne de la rive pour regagner le brick. La plupart des passagers ont déserté leur lieu de débarquement. L'un d'entre eux, un homme plutôt petit, l'air austère et tenant une mallette sous le bras se dirige vers une des belles demeures construites depuis peu sur les quais, sans se soucier de l'effervescence qui règne autour de lui. Il est Irlandais et s'appelle Thomas Barton. Thomas Barton a trente ans. Il a laissé dans son pays sa

femme Margaret et son fils William, âgé de deux ans. Nous sommes en l'an de grâce 1725. Il vient à Bordeaux pour travailler, Bordeaux le port envié, la ville la plus cosmopolite du monde européen, la cité du vin, du claret tant prisé par la gentry de son pays.

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Contrairement à sa grande rivale anglaise qui taxe la France de droits de douane prohibitifs, l'Irlande entretient avec cette dernière des rapports commerciaux tout à fait cordiaux voire même privilégiés. A la fin du XVIIème siècle la laine irlandaise considérée comme de meilleure qualité que celle venant d'Angleterre trouve facilement des débouchés dans toute l'Europe. Les fermiers et producteurs de laine anglaise, furieux de ce leadership poussent le parlement britannique à interdire toute importation de laine irlandaise de première qualité hors de son sol en imposant des mesures draconiennes. En effet, après les capitulations de Limerick de 1691, l'Irlande se trouve soumise au Parlement de Londres et aux intérêts économiques de l'Angleterre. La totalité du commerce irlandais se trouve ainsi assujetti à la couronne britannique et notamment l'exportation de la laine qu'il est interdit de tisser sur place. Les Français sont alors obligés d'acheter la laine irlandaise aux Anglais trois à quatre fois plus chère. Pour résister à cet embargo qu'ils considèrent comme une atteinte à la liberté, les Irlandais, en dépit des lois anglaises et des navires chargés de les faire respecter, décident de passer outre et de faire de la contrebande. Les quatre cinquièmes de leurs peaux de mouton s'acheminent illicitement vers la France qui paye sous le manteau en or et en argent. Mais ce commerce illégal ne dure qu'un temps, toute cette manne sonnante et trébuchante suscitant l'attention du gouvernement français. Les négociants des deux pays trouvent alors un remède

efficace. Les navires accostent à Bordeaux chargés de laine irlandaise et repartent pour Cork ou Dublin, les cales remplies de vin et de cognac. Tout le monde y trouve son compte. Les consommateurs irlandais qui payent leur claret deux fois moins cher puisque exempt de taxes et les négociants français qui peuvent exporter de la laine de premier choix à des prix défiant toute concurrence. Sans compter les armateurs pour qui la fraude est devenue une source de gros bénéfices et les capitaines des navires qui, s'ils ne gagnent que 100 Lt par mois, touchent des primes substantielles pouvant aller jusqu'à 2000 ou 3000 Lt par voyage. Bordeaux entretient des rapports clandestins suivis avec Dublin et Cork les deux grands centres économiques irlandais mais également avec de nombreux petits ports moins surveillés

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comme Waterford, Limerick, Wexford ou Sligo. Outre la laine brute, les navires marchands convoient du bœuf

salé, du beurre, du saumon, du porc, des salaisons ou du suif dont la France a besoin pour ses expéditions coloniales. Beaucoup d'Irlandais se sont installés à Bordeaux depuis la fin

du XVII ème siècle et leur communauté ne cesse de croître. La

France ne les a-t-elle pas souvent aidés dans leur lutte contre l 'envahisseur anglais ? Négociants, commis, intermédiaires participent ainsi activement aux échanges bilatéraux entre les deux pays. Cork et Dublin deviennent les principaux centres de redistribution du claret bordelais. Certaines villes anglaises comme Br i s to l n ' h é s i t e n t pas à i m p o r t e r leurs vins pa r l'intermédiaire des ports irlandais. En 1712, l'Irlande reçoit 66 navires en provenance de Bordeaux ce qui représente plus de la moitié du trafic vers les îles Britanniques. Lorsque Thomas Barton débarque dans la cité girondine il est

porteur de lettres d'introduction auprès de familles irlandaises déjà prospères.

Thomas Barton naît en Irlande, à Curraghmore dans le comté de Fermanagh le 21 décembre 1695. Il est issu d ' une famille protestante, originaire de la région anglaise du Lancashire où existent plusieurs villages du nom de Barton, venue s'installer dans le nord du pays au début du siècle. En effet, devant la rébellion irlandaise fomentée une fois de plus

contre la tutelle anglaise et commandée par Hugh O'Nei l l , comte de Tyrone, la reine d 'Ang le t e r r e , El isabeth décide d'envoyer le comte d'Essex à la tête d 'un corps expéditionnaire. Il entraîne à sa suite un grand nombre de colons chargés de remplacer les irascibles révoltés catholiques. Parmi eux un certain Thomas Barton, ancêtre du futur Bordelais. Les combats sont terr ibles . O ' N e i l l et ses par t isans rés is tent mais les troupes anglaises, mieux armées, finissent par l 'emporter et en 1603 l ' i n s u r r e c t i o n est matée. O ' N e i l l s ' e n f u i t avec les principaux chefs du Parti de l ' indépendance. Les terres des Irlandais sont confisquées et données aux nouveaux arrivants. Par lettre patente Royale, Thomas Barton acquiert des terres

sur le comté de Fermanagh , dans la province de l 'U l s t e r pacifiée. 1500 acres comprenant les baronnies de Drumminshin et Necarn sur lesquelles il fait construire une maison à deux étages entourée d 'un mur élevé en pierre, consolidé à la chaux de 400 mètres carrés. Une habitation située sur une colline

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appelée Rossclare et surplombant le lac Erne. Selon un des descendants des Barton, l'origine du mot Necarn serait la suivante :

A propos de Necarn Castle voilà ce qu'on sait. Lorsque Thomas Barton prit possession de ses biens il fut fait une estimation en vue des impôts. Cette estimation fut tellement bien conduite que le dit château fut déclaré comme un tas de pierre (carn). Lorsque le réviseur d 'or igine écossaise vint s tatuer définitivement, il déclara que ce n'était pas un tas de pierres (nay carn) et l'expertisa comme un château. Par la suite Nay Carn castle se transforma en Necarn castle, le nom actuel...

William, l 'un de ses descendants épouse vers la fin du XVIIème siècle Elisabeth Dickson issue d'une riche famille protestante de Ballyshannon, bourg prospère qui fait face au lac Erne. Les Barton n'ont pas une grosse fortune et cette alliance est la bienvenue. Les Dickson jouissent en effet d 'une réputation de marchands fort enviée. Par ce mariage, William Barton pénètre également, par la mère de sa femme, au sein d'une autre famille influente de Ballyshannon, les Delap. Les Dickson et les Delap font du commerce de laine, de viande séchée et de suif avec l'Angleterre mais aussi avec la France où ils possèdent de nombreux relais, notamment à Bordeaux via la communauté protestante irlandaise, à Montpellier tournée vers l'Espagne ou Marseille port influent de la Méditerranée. La jeunesse de Thomas se passe entre la maison familiale de Curraghmore et celle de sa belle-famille à Ballyshannon. Le jeune garçon est d'un caractère facile, peu porté au divertis- sement, hormis des séances de pêche sur les rives du lac ou la chasse au renard. Son intelligence vive, son aptitude au travail poussent

naturellement ses parents à le confier à ses oncles Thomas et William Dickson pour parfaire son éducation et lui inculquer les rudiments indispensables du commerce. Thomas apprend vite. Devenu commis, les Dickson lui confient fréquemment des petites missions qui le mènent à Dublin ou à Cork. Le nouveau commissionnaire accomplit sa tâche avec sérieux et abnégation. Au bout de quelques années d'appren- tissage, rien de ce qui touche à la vente ou à l'achat ne lui est étranger. Ses nombreuses transactions se couronnent de succès et il commence à gagner de l'argent. Aussi songe-t-il à fonder un

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foyer. La fréquentation de sa belle-famille lui a fait connaître et apprécier une femme de quatorze ans son aînée, Margaret Delap, cousine germaine de sa mère Elisabeth. Cette alliance ne pouvant que raffermir des liens déjà solides entre les deux clans, ils décident de se marier le 1er novembre 1722. Thomas a 27 ans, Margaret 41. Un an plus tard, le 5 août 1723 naîtra leur seul enfant, William.

Depuis plusieurs mois, Thomas ressent le besoin de partir. Il pense que ses capacités peuvent être mises à l'épreuve hors du sol irlandais où il n'a plus rien à prouver. Ses oncles d'abord réticents à perdre un auxiliaire aussi précieux finissent par succomber à son impatience et décident de l'envoyer en France malgré les persécutions envers les protestants. La révocation de l 'Edit de Nantes reste ancrée dans les

mémoires. Ce texte, préparé par le chancelier Michel Le Tellier et signé par Louis XIV prévoyait la démolition des temples, la fermeture des écoles, l'expulsion des pasteurs réfractaires et l'interdiction d'émigrer des réformés sous peine de galères. Les protestants de France sont obligés de se cacher pour célébrer leur culte. Le début du XVIII ème siècle n'apporte aucune amélioration à une situation souvent critique et beaucoup de réformistes subissent des persécutions. Ce danger permanent n'empêche pas Thomas, quelques temps

après son mariage célébré à Ballyshannon, de s'embarquer pour Marseille où les Dickson ont des relations.

La cité phocéenne se remet lentement du malheur qui s'est abattu sur elle en 1720. 50 000 personnes soit la moitié de sa population ont, en effet, succombé à une terrible épidémie de peste propagée par l'équipage et la cargaison contaminés du Grand Saint Antoine, un navire venant du levant. Il a fallu plusieurs mois de solidarité pour panser les plaies profondes difficiles à cicatriser, remonter une économie paralysée, rebâtir des structures sociales effondrées. Lorsque Thomas Barton met le pied sur le quai du port en 1723, toute trace de la maladie a enfin disparu et le négoce a repris depuis peu sa place. Le jeune Irlandais s'acquitte fort bien de sa tâche de commissionnaire et mène à leur terme les affaires prévues avant de rejoindre sa patrie. Juste le temps de savourer pleinement la naissance de son fils,

et ses oncles, satisfaits de leur élève, l'envoient de nouveau sur

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le sol français, à Montpellier où la colonie protestante est influente et les vins du Languedoc bon marché. Comme à Marseille, la mission s'avère positive. Qu'a-t-il fait réellement dans ces deux cités du Sud ? Aucune

archive ne permet de le dire avec certitude. Ses missions ont- elles porté sur le commerce du vin ? Il est vrai que les vins de la vallée du Rhône comme ceux venant d'Espagne ou du Portugal jouissent depuis longtemps d'une certaine renommée outre- Manche. Il est vrai que les vins du Languedoc, en pleine reprise après les années noires de la peste présentent un intérêt commercial non négligeable mais là encore peu de précisions. Il est certain, en revanche, que ce premier contact avec la France a dû avoir une influence capitale quant aux motivations qui l'ont conduit à Bordeaux. Malgré l'absence de preuves tangibles, il est également tentant d'imaginer que les Dickson comme les autres marchands irlandais ont pu participer au trafic de contrebande de la laine contre du claret girondin, que Thomas, comme beaucoup de ses compatriotes, ait préféré s'exiler plutôt que de rester dans un pays économiquement mis à plat par des mesures restrictives. Le jeune homme a-t-il trempé dans cette guerre commerciale souterraine ? On peut le supposer d'autant qu'il pouvait compter sur l'appui logistique des protestants irlandais de Bordeaux et suivre un schéma qui avait fait ses preuves. Quel moyen efficace, en outre, de se procurer de l'argent pour s'établir à son compte ! Car pour Thomas, Bordeaux n'est plus une étape comme Marseille ou Montpellier mais un aboutissement. L'homme d'affaires qu'il est devenu ne peut plus se contenter de petites commissions. Si fortune il doit avoir un jour, seule la cité du claret est en mesure de la lui procurer. A lui de la séduire. Après tout, les Dickson ne peuvent que se féliciter d'une telle décision. Si le neveu réussit dans son entreprise, ils en seront les premiers bénéficiaires.

1725. Le marché du vin bordelais est en pleine mutation. Depuis la fin du XVIIème siècle le paysage viticole s'est sensiblement transformé. La fureur de planter a gagné des régions comme la presqu'île médocaine jusqu'alors tournée vers la culture de céréales et notamment le seigle. Cette coloni- sation est principalement dirigée par les grands propriétaires et les aristocrates bordelais soucieux de produire du vin de qualité dont la demande s'est accrue depuis peu.

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En Angleterre où les droits de douanes sont prohibitifs, les vins ordinaires qui, jusqu'alors, représentaient un marché non négligeable ne résistent pas aux taxes. Seuls les grands vins, appréciés par la gentry anglaise, peuvent franchir l'obstacle. Les Haut-Brion, Lafite, Latour ou Margaux dont les premières mentions datent de 1705, prennent une place de choix dans les caves londoniennes, dans les coffee-houses de Saint-James Street fréquentés par une clientèle élégante, ou dans un verre de cristal taillé servi par un laquais poudré. La création presque forcée de ce nouveau marché entraîne une

redistribution des cartes commerciales et encourage les notables bordelais à entreprendre une reconversion. Partout la ruée vers l'or rouge s'intensifie. Les terres agricoles de certains domaines se recouvrent de vignes ce qui ne manque pas d ' inquiéter les autorités qui voient d 'un mauvais oeil s 'amenuiser les ressources céréalières de la région et se profiler avec angoisse le spectre de la disette. Mais les mises en garde de l'intendant de Guyenne, Claude Boucher ou l'arrêté du conseil d'Etat de 1725 interdisant toute nouvelle plantation de vignes dans l'étendue de la Généralité de Bordeaux sans une permission expresse de Sa Majesté, à peine de 3 000 livres d'amendes, n'ont raison de ce raz-de-marée viticole qui, s'il contribue à orienter le vignoble bordelais vers la production de vins de qualité et la création des grands crus chers à l'aristocratie anglaise, reste à la merci d'une surproduction. C'est le cas en 1720, cinq ans avant l'arrêté royal, où les vins se sont vendus à bas prix en raison de récoltes trop abondantes se suivant de trop près. A cette époque les techniques de conservation n'en sont qu'aux prémices et le vin est vendu en primeur, ne pouvant supporter de longs stockages.

L'association récolte-négoce se fragilise en cas de surproduction, l'offre l'emportant sur la demande. Les prix chutent, les faillites s'accumulent, le vin est sacrifié. Cela n'empêche pas les aristocrates bordelais de braver les

interdictions comme Montesquieu, baron de la Brède, président du Parlement et auréolé d'une gloire littéraire depuis la parution des "Lettres persanes" en 1721. Déjà propriétaire de vignobles dans les Graves et l'Entre-deux-

Mers, il achète, malgré les avertissements de Claude Boucher, une trentaine de journaux à Pessac. Une terre inculte mais située non loin de Haut-Brion. Devant le refus de l'intendant de

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Guyenne de l'autoriser à planter de la vigne, il part en guerre contre ce qu'il appelle des mesures répressives faites pour décourager les propriétaires courageux. Une interdiction venant mal à propos au moment ou la clientèle étrangère ouvre des perspectives encourageantes. Il aura, à propos de l'intendant, un jugement d'une grande

dureté dans l'une de ses Lettres : Je disais de l'intendant Boucher : Je veux bien que l'on donne la toute-puissance aux intendants, mais si l'on en fait des dieux, il faut au moins les choisir parmi les hommes, non parmi les bêtes."

Lorsque Thomas emménage dans le quartier des Chartrons, la conjoncture économique n'est pas très favorable. Les débouchés sont minces eu égard à cette quantité de vin difficile à écouler et concurrencée par les vins du Languedoc. Les bas prix pratiqués par les négociants du Sud-Est font subir de lourdes pertes à leurs homologues bordelais et les faillites sont nombreuses : une vingtaine en trois mois, d'octobre 1724 à janvier 1725. Mais le jeune homme qui entretient des rapports constants avec son pays est parfaitement conscient de cette situation. Grâce à ses appuis protestants à Bordeaux et ses contacts en Irlande, il s'investit avec ténacité dans une politique d'import- export entre les deux pays. Comme l'a souligné plus tard son neveu Jean :

Il entreprit le commerce des vins. Il trouva de puissantes ressources et les moyens de faire de brillantes opérations dans les correspondances que lui procura le sieur William Delap, son beau-frère, négociant établi à Dublin. A cette époque, les droits qu'on payoit en Irlande sur les vins de France étoient peu considérables. On rencontroit dans ce genre de commerce moins de concurrents qu'aujourd'hui (1791) et par conséquent, l'on pouvoit y faire de plus belles moissons.

En effet, si l 'aristocratie irlandaise comme son alter-ego anglaise, consomme des vins de qualité, elle ne dédaigne pas, tout comme le reste de la population, boire du claret meilleur marché et non soumis à des taxes dissuasives. Contrairement à certains négociants bordelais, peu entreprenants et redoutant les risques, Thomas monte un réseau de clientèle performant et profite de la conjoncture agricole pour le moins anarchique de ce début de siècle.

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En effet, la transformation massive des terres bordelaises en vignobles appauvrit les ressources en céréales et la farine, aliment de base, vient à manquer. Les bordelais sont obligés d'importer et notamment d'Irlande et d'Angleterre. Les exportations de 1725 mettent à l'épreuve les capacités

commerciales du jeune homme. Le résultat ne se fait pas attendre. Il décide de s'installer définitivement quai des Chartrons, le sanctuaire du négoce bordelais, plaque tournante du commerce européen.

Les années passent, Thomas Barton reste. Ses affaires prospèrent. Il achète du vin, claret ou grands crus, joue les courtiers, sert d'interprète aux marchands étrangers ou surveille avec l'autorité qui le caractérise les mélanges de vins capiteux destinés à ses compatriotes qui adorent le claret léger additionné des vins espagnols de Bénicarlo ou ceux de l'Hermitage venant de la vallée du Rhône. Son caractère inflexible qu'on ne subjugue ni par la séduction

des caresses, ni par celle de la crainte, sa grande capacité de travail et son sens des affaires imposent le respect à ses pairs qui le surnomment FRENCH TOM, ce qui prouve son assimilation rapide dans une société réputée fermée et méfiante. Il faut dire que depuis le début du siècle l'immigration étrangère

est importante et les quais des Chartrons ressemblent à une tour de Babel. Ce quartier bordelais réservé aux étrangers est devenu un refuge pour les protestants de la région. Bien sûr, la discrimination existe toujours, le culte est banni - ce qui n'empêche pas les réunions clandestines dans les chais -, les réformés, traqués ou en but à des tracasseries de tous ordres, mais l'apport commercial non négligeable de ces négociants qui dynamisent le marché incite à la modération. Allemands, Hollandais, Anglais, Irlandais participent de

manière active à l'essor économique du port girondin notamment dans la redistribution des denrées coloniales produites par les îles françaises et dans l'import-export avec leur pays d'origine. Une immigration telle que les instances dirigeantes de la ville sont obligées de créer des cours de langues étrangères au collège de Guyenne. Thomas fréquente les familles irlandaises de la ville. Les

Johnston originaires du nord de l'Irlande comme lui ou les O' Quin, négociants et courtiers en vin.

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En douze ans il a accumulé une petite fortune qui lui permet, en juin 1737, d'octroyer une dot substantielle pour l'époque de 20 000 livres-tournois à sa jeune soeur Everina pour son mariage avec Jacques Boyd, marchand à Bordeaux. Un manoeuvre ne gagne, à l'époque, que 200 livres-tournois par an, un matelot 228, un officier de marine 450, certains commis débutants 800 à 1 000.

Thomas est un travailleur infatigable qui s'installe très tôt à son comptoir, devenu son foyer véritable.Pour la plupart des négociants cet endroit représente la base indispensable pour toute affaire. Un lieu souvent austère, aux murs recouverts de rayonnages supportant les ouvrages traitant du commerce, les livres de comptabilité, les journaux. Sur le sol des coffres renferment des lettres de créances, des brouillards, de l'argent ou des quittances diverses. Sur la grande table d'étude où se retrouvent les commissionnaires, plusieurs balances en cuivre permettent de peser les échantillons de marchandise. Thomas règne sur ses commis qui consignent les opérations

commerciales en cours, s 'adonnent à la correspondance quotidienne ou tiennent à jour les pièces comptables. Comme la majeure partie des comptoirs de négoce, celui de Thomas se trouve à l'entresol, au-dessus des chais. Une trappe permet de faire monter la marchandise en cas de besoin. Thomas est un très bon négociateur qui reçoit à son bureau

tous les protagonistes d'un commerce désormais bien rôdé ; capitaines de navires, courtiers, viticulteurs ou armateurs, avant d'aller à la Bourse pour sentir le marché. La Bourse, véritable régulateur de la vie économique de la ville, est le sanctuaire privilégié des négociateurs qui y achètent ou vendent des lettres de change ou des montres c'est-à-dire des échantillons de produits. Une place cosmopolite qui, à l'image internationale de la ville, est le rendez-vous permanent d'hommes d'affaires étrangers venus acheter outre du vin, les excédents français coloniaux de sucre, de café ou d'indigo. Bordeaux a depuis longtemps conforté ses relais et ses

réseaux avec toute l'Europe du Nord et principalement les pays Hanséatiques, terres d'adoption de huguenots du Sud-ouest, chassés par la révocation de l'Edit de Nantes.

Bien qu'ayant très peu de renseignements sur les quinze premières années de la vie de Thomas Barton à Bordeaux, on

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peut supposer que, comme ses amis négociants, il fait fréquemment des voyages en Irlande, dans d'autres pays d'Europe ainsi que dans les paroisses de la région surtout à l'époque des vendanges pour l'achat des vins de primeur, utilisant les nombreux transports de l'époque, de la chaise de poste au navire.

En 1743 Thomas décide de mêler son fils William à ses affaires et l'introduit dans sa société. Beaucoup de négociants, en effet, soucieux de préserver leur fortune, associent un parent proche tout en gardant le contrôle des affaires. C'est le cas de Thomas qui concède un tiers des parts à son fils mais conserve son autorité et se réserve les signatures des contrats. Thomas a 48 ans, William, 20. William est un jeune homme de taille moyenne, légèrement plus

grand que son père. Si leur ressemblance semble évidente, une étude plus approfondie apporte des différences notoires. Les traits de William paraissent plus flous, plus tombants. Ses yeux ne possèdent pas la même étincelle, le regard reste lourd et ténébreux. Lorsqu'il rit, seul un rictus déride son visage. Selon ses proches, il émane de William un étrange amalgame de mélancolie et d'arrogance.

Le soussigné qui a pris lecture d'une police de société passée à Bordeaux le 17 de janvier 1743 entre les sieurs Thomas Barton père, négociant dans la dite ville et William Barton son fils demeurant avec lui, comme aussi du mémoire joint à la dite police ESTIME qu'on tient généralement en France que tout homme qui n'est pas né dans le royaume paye de l'obéissance au roi, soit qu'il y fasse sa résidence continuelle ; soit qu'il y demeure un certain temps, soit qu 'il ne s'y arrête que comme un simple voyageur est appelé aubain... S'il a apporté quelques effets avec lui, ces choses doivent appartenir au roy après son décès à titre de droit d'aubaine.

Le droit d'aubaine est une vieille loi qui remonte au Moyen Age, stipulant que tout étranger résidant en France non naturalisé, et venant à décéder sans postérité voit ses biens attribué à son seigneur ou au roi. Le mot aubain signifiait dans l'ancien droit français l'étranger, celui qui venait du dehors. A partir d'Henri III, en 1587, l'aubain peut jouir, sans pouvoir

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exercer de fonctions publiques, de la plupart des droits de famille, librement passer des contrats ou faire des donations. Seule entorse : le roi pouvait ou non intervenir dans le processus de naturalisation de l'étranger. Thomas pense qu'en agissant ainsi, sa succession deviendra

légitime et qu'il pourra profiter de l 'exemption du droit d'aubaine. En réalité, il faudra attendre 1790 pour que le roi, sur demande de William, accède aux vœux de Thomas décédé depuis 10 ans ! Le 17 janvier 1743 Thomas et William passent devant notaire.

Par devant le notaire de Bordeaux soussigné, furent présents sieur Thomas Barton père, négociant de Bordeaux et sieur Guillaume Barton son fils, demeurant ensemble à la part du Chartron parcelle Saint-Rémy. Lesquels sont, par la présente, convenus du traité de société suivant et à savoir :

ARTICLE 1 Le dit sieur Barton père désirant procurer l'avancement du dit sieur son fils, l'associe avec lui pour cinq années prochaines et consécutives qui ont commencé à courir depuis le 1er de ce mois, dans toute son affaire de commerce, négociations, soit pour son compte ou en commission, correspondance, entreprise et d'autres affaires généralement quelconques, sans exception ni réserve. ARTICLE 2 Tout le profit, revenus et primes qui se feront, seront protégés par moitié. ARTICLE 3 Le loyer de maison, chais, magasin, gage des commis et domestiques seront payés par moitié. ARTICLE 4 Les lettres missives, de changes, billets à ordre, ventes et négociations seront signés au nom de messieurs Thomas et Guillaume Barton. ARTICLE 5 Thomas Barton se réserve le droit de réformer la dite société et d'y intéresser telle autre personne pour telle portion, clause ou convention. ARTICLE 6 Guillaume promet d'apporter à la société la fidélité qui y est requise : travail, assiduité et exactitude. Il ne pourra mener aucune affaire lui-même sans les

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communiquer à son père pour lequel il aura dans toutes les occasions la déférence qui lui est due. ARTICLE 7

Lors de la dissolution de la société, Barton père prendra sur le total de la consistance, tous les fonds qu ' i l justifie y avoir apportés. ARTICLE 8

En cas de contestation, les deux associés feront venir deux autres négociants auxquels ils se soumettront pour terminer leurs différends...

Il est clair que Thomas n 'a nullement l'intention de laisser trop de liberté à un fils âgé seulement de vingt ans et néophyte dans le métier. Il est clair également qu'en s'adjoignant les services d'une personne parlant la même langue que lui et de surcroît de sa fami l le , il pé renn i se son c o m m e r c e , fac i l i t e les correspondances et évite ainsi le risque de fuites préjudiciables pour son entreprise. Car les négociants gardent jalousement secret l 'existence de leurs réseaux, fruit de leur travail et gage de leur réussite. C 'es t pourquoi les structures commerciales restent, à l 'époque, très archaïques et les associations, même p u r e m e n t f ami l i a l es , sont r a r emen t é tab l ies sur un p lan d'égalité. Les familles étrangères n'emploient que des commis originaires

de leur pays. Les comptes, brouillards et livres sont alors tenus dans leur langue. Il est rare qu'un Bordelais accède au comptoir d 'un étranger pour y travailler comme le prouve cette lettre envoyée par Thomas à un certain monsieur Morin qui s'occupe de son domaine dans le Médoc :

Monsieur Morin. Bordeaux le 24 novembre 1771. J ' a i reçu votre lettre du 19 de ce mois. Je ne me souviens pas avoir jamais par lé à votre domestique Jean du fa i t que vous parlez de vos enfants dans votre lettre. Malheureusement j ' a i , présentement, sept jeunes hommes qui occupent tous ma maison et ma table et c'est presque le double de ce que je peux loger. Ainsi, monsieur, vous pouvez juger p a r vous-même qu'il m'est impossible de prendre davantage de jeunesse. En outre ce ne se ra i t p a s une maison adaptée à l 'un de vos enfants p o u r apprendre le commerce puisque toutes nos correspondances et écritures se tiennent en anglais et que notre commerce se fa i t

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uniquement avec l'Angleterre et l 'Irlande. Il serait très inutile pour votre fils d'apprendre ainsi car nous ne parlons pas d'autre langage que la langue anglaise chez moi. J ' a i l'honneur d'adresser mes compliments à Madame et à toute la famille. Je reste, mon cher monsieur Morin, votre toujours dévoué serviteur.

Thomas Barton

Toujours en 1743, William Delap, frère de Margaret la femme de Thomas, demande à ce dernier de prendre son fils Samuel en stage. Thomas, redevable de l ' influence conséquente de son beau-frère dans l 'épanouissement de son commerce ne peut qu'accepter d'autant qu'il consolide encore plus ses relations avec l'Irlande et Dublin où les Delap ont pignon sur rue. En 1744, Thomas achète à un certain James Everard, Grove,

une propriété située dans le comté de Tiperary, à quelques kilomètres de la petite ville de Clonmel en Irlande du Sud. Il est intéressant de constater que cette propriété, achetée

30 000 l ivres s te r l ing , une somme c o n s i d é r a b l e pour l'époque, se trouve idéalement placée, pour le commerce, avec la proximité de quatre des centres les plus importants du pays. En effet, Dublin n 'est qu 'à 120 kilomètres, Cork, Limerick à 50 et Waterford à moins de 30.

Thomas travaille beaucoup avec son pays natal. Bien des navires emportent dans leurs cales du claret et reviennent avec du boeuf salé de Cork ou de Sligo. Thomas respectueux des usages, n'entreprend aucune transaction commerciale sans les autor isa t ions préalables . Ainsi en ju in 1744 reçoi t - i l une a t t es ta t ion off ic ie l le du capi ta ine d ' u n de ses navi res en partance :

Je soussigné Pierre Chauvet, capitaine du navire nommé le "Saint-Louis de l'Isle Dieu", déclare que messieurs Thomas et Guillaume Barton et cie négociants à Bordeaux, m'ont remis en main propre un passeport du roy d'Angleterre et un du roy de France qui me permettent de faire un voyage de Bordeaux à Sligo, en Irlande et revenir en France. Et après mon retour du dit voyage de Sligo en France, je promets aux dits sieurs Barton et cie de leur rendre le passeport du roy d'Angleterre, sauf les périls de la mer.

A Bordeaux le 23 juin 1744.

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Mais il a r r ive par fo i s que ces f ameux pér i l s de la mer interviennent sous la forme de corsaires qui faisant fi de toute procédure officielle n 'hés i tent pas à arraisonner les navires marchands et à confisquer leur cargaison. C'est pourquoi les a rma teur s et les négoc ian t s , consc ien t s de tels dangers , contractent des assurances fort chères destinées à couvrir un

éventuel manque à gagner. C'est exactement ce qui se produit en 1747 :

P a r devant les notaires à Bordeaux soussignés, furent présents les sieurs Thomas et Guillaume Barton, négociants de cette ville, demeurant aux Chartrons, paroisse Saint-Rémy. Lesquels ont dit et déclaré avoir chargé au mois de may 1745 des vins dans le navire nommé le "Sa in t - Jean Bapt i s te" , capi ta ine Arnaud Bizet, pour aller à Cork en Irlande, qu'ils avaient écrit le 11 du mois de may à messieurs Nesbits de Londres pour faire assurer le montant des dits vins dans le navire qui étoit muni d 'un passepor t f r a n ç a i s et d 'un autre du roy d 'Angleterre, lesquelles assurances, les sieurs Nesbits leur marquèrent p a r leur lettre du 14 du mois de may, avoir fai t faire pa r le sieur Noah Tillner, assureur...

Malheureusement , le navire est pris d 'assaut par le navire corsaire anglais le Dragon et mené en Angleterre, au mépris des passeports et des lois internationales en vigueur.... Le sieur Tillner assureur étant convaincu que les deux passeports étoient en bonne forme et qu'on avoit aucun droit de les discuter, en conséquence, les sieurs Nesbits envoyent leur compte aux sieurs Barton et leur marquent les avoir crédité du montant...

Trois ans plus tard, Thomas envoie William, en Irlande pour s'occuper du domaine et activer les contacts commerciaux. De son côté French Tom décide de louer un bourdieu à la campagne pour s 'évader de temps à autre des tracasseries de la ville. Ses recherches l 'amènent dans le Médoc, dans la paroisse de Saint- E s t è p h e où il fa i t des a f fa i res avec q u e l q u e s n o t a b l e s producteurs de vin et notamment le conseiller Desmoulins propriétaire du domaine de Fonpetite réputé pour son vin et dont Thomas est l 'un des principaux acheteurs. D'après le codicille F de son testament et daté du 7 juillet

1777, il prend en fermage un petit château nommé Le Boscq

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avec toutes ses dépendances situé dans et autour du village de Saint-Corbian, appartenant jusqu'alors à un certain monsieur Penicaud. Au comptoir, Samuel Delap, le neveu de Thomas se montre

assidu au travail. Le stagiaire s'affirme petit à petit et devient vite un rouage essentiel dans les activités de son oncle. En 1749 Thomas , qui j u g e que le j e u n e h o m m e est

suffisamment aguerri au monde des affaires le fait entrer dans la société comme actionnaire tout en gardant, comme il l 'a déjà fait avec son fils, les rênes du pouvoir. La société s'appelle désormais Thomas & William Barton &

Samuel Delap associés. Malgré sa place active dans le négoce bordelais, malgré des

affaires florissantes, Thomas n' est pas tranquille. Son statut d'étranger lui rappelle toujours la précarité de sa situation face au droit d'aubaine. Bien que son fils travaille légalement à ses côtés dans la société, il n 'a pu encore obtenir l'exemption. Dans l ' intention de sauvegarder un patrimoine conséquent acquis depuis vingt-cinq ans, il retourne en Irlande pour continuer ses placements immobiliers. En 1750 il achète pour 36 000 livres irlandaises une propriété à

Feathard petite bourgade située à un mile de Grove dans le comté de Tipperary et appartenant à un certain James Butler. ... les terres et les manoirs dans ou près de la ville de Feathard que j ' a i achetés à James Butler avec toutes les dépendances...

Un immense domaine pour une petite fortune. En sachant que la livre sterling vaut à cette époque aux alentours de 12 livres tournois, French Tom a donc déboursé la bagatelle de 432 000 livres tournois. Dans le bordelais, les grands domaines du Médoc se venden t ent re 50 000 Lt et 150 000 Lt, se lon l'importance des terres et l 'emplacement. Le Médoc est d'ailleurs devenu, depuis le début du siècle, un

lieu de p lacement et de spéculat ion vit icole. Les grandes for tunes se p re s sen t pour r éa l i se r de bonnes opé ra t i ons immobi l iè res . Les é t rangers eux -mêmes n ' h é s i t e n t pas à acheter des propriétés dans cette région en pleine expansion. Surtout les Anglais comme George Boyd à Cantenac, Lynch à Pauillac ou Robert Dillon à Blanquefort. Au milieu du siècle, tout le H a u t - M é d o c p l an té est sous la f é ru le c o m m e r c i a l e britannique. Au milieu des vignes, le bourdieu devient le hâvre de paix des

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négociants qui viennent y passer leurs moments de détente, principalement en été et au moment des vendanges. Lorsque les grands froids arrivent, les grandes bâtisses difficiles à chauffer reçoivent très rarement la visite de leurs propriétaires qui préfèrent rester à Bordeaux laissant au régisseur le soin de s'occuper du domaine.

Thomas Barton sort peu, accaparé qu' i l est par ses affaires. Son caractère réservé dû à l ' éducation protestante reçue en Irlande ne le pousse pas vers le luxe parfois ostentatoire de certains de ses confrères. Aux fêtes fastueuses organisées ici et là, il préfère les invitations plus intimes et discrètes. Cela ne l 'empêche pas de tenir son rang d 'homme fortuné,

d ' avo i r des domest iques , une demeure cossue décorée et meublée avec recherche et raffinement, un logement qui reste un cadre quotidien. Au rez-de-chaussée, les chais et les magasins, le comptoi r à l ' en t reso l et les habi ta t ions dans les étages supérieurs. En 1753, Abraham Gradis l 'une des plus grosses fortunes de la

ville dit dans une lettre à l 'un de ses correspondants : Je pense à présent vous loger parfaitement. Je peux vous donner deux chambres, antichambres et deux jolis cabinets. Certes point dans la magnificence de ceux de Paris, mais dans le même goût...

Thomas ne dédaigne pas non plus porter perruque, dentelles et habits soignés comme la plupart des notables de la ville. Il possède plusieurs boucles d 'argent pour ses chaussures, un large échantillon de cravates en mousseline, des gilets en soie et des bas blancs. Il aime priser et sort volontiers une de ses quatre petites tabatières cerclées d'argent. De Saint-James Street, à Londres, il fait venir sa poudre et ses boîtes à pilules. Dans certaines circonstances il porte un lorgnon mais préfère, pour travailler à la chandelle, ses lunettes fabriquées avec soin par une maison de Bordeaux. Thomas est un homme de taille, plutôt petite mais de bonne

carrure. Ses yeux marrons-gris portent un éclat d 'une rare intensité, tantôt malicieux, tantôt sévère. Le front est large, le nez fin et allongé, les sourcils épais et taillés. Le menton vo lon ta i r e suppor t e une bouche fine au sour i re souven t énigmatique preuve d 'une apparente timidité cachant un art consommé de la diplomatie et une volonté de fer. Tout en lui incite le respect et la crainte. Car Thomas sous des

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airs t r anqu i l l e s cache un t e m p é r a m e n t a u t o r i t a i r e et intransigeant. Redoutable en affaires, il a tendance à se méfier de son entourage et ne donne sa confiance qu 'à des gens qu'il a d'abord testé et mis à l'épreuve. Son flair infaillible des marchés et des transactions boursières,

son sens de l'analyse et son bagage commercial font de lui un interlocuteur envié et écouté, quai des Chartrons.

La fête bat son plein dans l 'hôtel particulier de la rue Saint- François; les chaises à porteurs se succèdent en une ronde frénétique. Au bas de l 'escalier princier des laquais en livrée accueillent les invités, un candélabre à la main. Le vest ibule pavé de marbre i ta l ien mène aux salons de

réception. Les murs lambrissés et peints comme chez les Gradis d'une couleur bleu de Prusse éclatante, font admirer des tapisseries d'Aubusson. Au sol de grands tapis à points noués forment un parterre fleuri qui atténue le bruit des escarpins. Sur les cheminées de marbre garnies de vases de chine et de

bronzes, des glaces ouvragées accentuent les perspectives. Pa r tou t , be rgè res , f au t eu i l s c a b r i o l e t en aca jou , sofas , o t tomanes recouver ts de damas ou vei l leuses offrent leur

confort aux personnalités de la ville. Thomas Barton, comme à son habitude n'est pas venu mais son

ami O'Quin lui a raconté le faste inouï de ce concert-dînatoire donné par un riche armateur de Bordeaux pour célébrer la présence, chez lui, d'un haut dignitaire à la cour du roi. A u t o u r d ' u n e conso l e en bo i s doré , t ro i s é l é g a n t e s

emperruquées et le visage enduit de blanc de céruse et rosi au crépon rouge,parlent de leur mise :

Ma chère, j ' a i fait comme La Pompadour. J ' a i pris un bain au lait et à l 'eau de rose. Il paraî t que c'est extraordinaire pour la blancheur de la peau... - D 'où tenez-vous ce teint si doux qui vient à vos joues? - D'une préparat ion qui nous vient de Paris . Miel et crème fraîche que j ' a i gardé vaillamment pendant trois quarts d'heure.

Les coiffures poudrées les plus étudiées rivalisent de hauteur de frisures et de boucles rehaussées de rubans et de dentelles. Certaines femmes se sont faites peindre les veine du cou à l'aide d'un pinceau trempé dans un onguent bleu.

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Les salons maintenant bondés s ' imprègnent de l 'odeur des parfums exhalés par les convives. Versailles n'a-t-il pas reçu le nom de Cour parfumée ? Ne dit-on pas que La Pompadour dépense parfois plus de 400 000 livres-tournois par an ?

Tout le monde, à cette époque, dira Alexandre Dumas, se couvrit de pa r fums , hormis les ph i losophes qui che rcha ien t à se distinguer p a r leur mauvaise odeur, et encore y avait- i l des traîtres dans le camp.

La plupart des dames portent la mouche, accessoire nécessaire pour se mettre en valeur, et plus en règne que jamais. Une baiseuse au coin des lèvres côtoie une effrontée sur le nez

tandis qu'une étoile sur la joue parle à une demi-lune sous l'œil.

- Avez-vous vu le duc de Richelieu ? - Oui, il parle avec l'Intendant Boucher. Quelle mise n' est-ce - pas ? - Il est encore bel homme pour ses 57 ans... - Ma chère comtesse, on raconte qu'il prend des bains de lait pour conserver intacte cette apparente jeunesse.

Dans le salon adjacent, des hommes en habit de soie boivent une collation en attendant le dîner, assis dans des fauteuils cabriolet recouverts de satin vert. Les uns parlent du dernier ouvrage de Montesquieu, "La défense de l 'espri t des lois", d'autres engagent une conversation passionnée sur la récente permission accordée aux protestants hollandais de faire bâtir un cimetière aux Chartrons tandis que certains commentent le prospectus annonçant la parution de "l'Encyclopédie" signée de Diderot....

L'ouvrage que nous annonçons n' est plus un ouvrage à faire. Le manuscrit et les dessins en sont complets. Nous pouvons assurer qu'il n 'aura pas moins de huit volumes et de six cents planches et que les volumes se succéderont sans interruption...

280 Lt par souscription avant le mois de juin 1750 ou 373 Lt pour tout achat postérieur à cette date. Dans un petit salon de jeu tapissé de damas bleu azur, une

partie de trictrac (ancêtre du jeu de jaquet) bat son plein suivie avec attention par quelques connaisseurs. Sur les deux voyelles qui se font vis-à-vis de part et autre des joueurs, ont pris place deux cha rman te s aux pe r ruques b lond-cendré à la mode vénitienne (la voyelle était un siège bas pour suivre les parties

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sans se blesser les genoux tout en étant à hauteur du jeu). Le trictrac du maître des lieux est une pièce unique que lui a offerte le duc de Richelieu.Un meuble en acajou et ivoire rehaussé d'or, avec ses deux bougeoirs en argent massif, ses porte-drapeaux en ivoire et le lance-dés en bois de rose. Le plateau intérieur est en nacre teintée et les jetons en ivoire et ébène. Un véritable chef-d'œuvre. La passion du jeu est telle qu'un jour la princesse Palatine s 'est écrié : La conversation n'est plus à la mode, il n'est possible de causer que de la pluie, du beau temps, du jeu et de la toilette.

Arr ive enf in l ' heu re du souper. Après avoi r en t endu un orchestre de chambre interpréter des oeuvres de Vivaldi dans le salon de musique, les invités se rendent, dans un bruissement de satin, dans la salle à manger somptueusement décorée. Sur la nappe, l 'officier-sableur a dessiné à la poudre de marbre colorée des motifs f loraux : feuil le d ' acan the , de laurier, branches croisées de chêne ou guirlandes de fleurs. Assiettes en faïence de Rouen, verres de cristal de Bohême,

aiguières en argent, couteaux et fourchettes à manche d'ivoire, plats de Mous t i e r s , la tab le d res sée est à l ' i m a g e de la réception, magnifique. Le repas est lui aussi à la hauteur de l'événement. Chaque plat, servi par une escouade de valets, est l 'objet d 'une préparation méticuleuse. Une véritable oeuvre d 'ar t pour les yeux et la bouche. Matelotes à la bordelaise, dindes truffées et nappées d'une sauce au vin blanc, tendrons d'agneaux, filets de volailles et de lapereaux se succèdent sans discontinuer.

Les vins fins sortis directement de la cave personnelle du maître des lieux sont un ravissement pour le palais. Les Haut- Brion, Lafite et Margaux proviennent d 'années avantageuses. Mais les convives réservent leurs applaudissements pour le desse r t . Une p ièce m o n t é e r e p r é s e n t a n t , à l ' é che l l e , l a chartreuse que vient d 'acquérir l 'armateur près de Cantenac. Une folie de sucre, de crème et de cannelle que le chef cuisinier vient lui-même découper. La fête dure tard dans la nuit , ar rosée de l iqueurs et de

babillages moins guindés.

William passe la majeure partie de son temps en Irlande pour s'occuper des affaires de la société. Depuis quelques mois il a

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fait la connaissance de Grace, la fille du révérend Charles Mas s y, doyen de Limerick et propriétaire d'un grand domaine situé à 6 miles de la ville dans le comté de Clare. Une famille riche et respectable. Grace n'est pas ce que l 'on pourrait appeler une beauté mais

elle est dotée d'un charme indéniable, d'une grande intelligence et connaî t tous les rud iments de la parfai te maî t resse de maison.

La fille d ' u n lord, une dot substantiel le, Thomas ne peut qu'approuver une telle alliance, espérant que son fils trouvera dans ce mariage un équilibre qui lui fait défaut jusqu'à présent. En effet, depuis un moment déjà les rapports entre les deux

hommes se sont dégradés. William s 'avère d ' un caractère difficile, se mettant en colère pour un oui ou pour un non, discutant souvent les ordres de son père. L'arrivée de son cousin Samuel n ' a fait qu 'envenimer les choses. William ne supporte pas cet intrus qui a pris sa place à Bordeaux. L'enfance de William s'est passée, en Irlande, entre le laxisme

d ' u n e mère et les absences d ' u n père. Il est apparu pour Margaret comme le miracle de la fécondité à 42 ans et nul n 'aurai t songer à lui ravir une tendresse devenue excessive. William pouvait faire les moindres caprices, ils trouvaient grâce à ses yeux. Enfant colérique, nerveux, méfiant, il se croyait le centre de

l ' u n i v e r s et ne tolérai t , de la par t de ses parents , aucun manquement à cet état de fait. Il connaissait très peu de monde, ne fréquentait pas d'autres enfants, préférant jouer dans la cour des adultes à la recherche d'un compliment. Lorsque Thomas, de retour de voyage, le réprimandait, il se

réfugiait derrière l'autorité maternelle comme un oiseau blessé. Billy est un petit capricieux qui ne sait pas s 'amuser affirmait une de ses tantes Dickson exaspérée par son comportement puéril et sa fâcheuse prédilection à vouloir, à tout prix, être le seul objet des conversations. Ce chenapan finira pa r se retourner contre vous. Il est trop gâté

et finit toujours dans vos jupes. Ma chère Margaret, soyez plus sévère avec lui...

Mais la douce Margaret n 'avait cure de ces remontrances et l'avenir, selon elle, prouverait très vite le bien-fondé de son éducation.

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Billy est un solitaire, comme son père. Mais il est plus timide, plus craintif. N'est-il pas normal que je tienne compte de sa sensibilité ? N'a-t-il pas plus besoin de moi que quiconque ? Plus tard mon cher fils me remerciera de l'avoir aidé.

En grandissant, l 'expérience aidant, son caractère s'affine un peu. Les premières années d 'apprent issage chez son père à Bordeaux lui procurent la satisfaction de se sentir l 'Héritier, celui qui perdurera le nom des Barton à la tête d 'une société dont il sera bientôt le seul maître. Lorsque Thomas l'associe à ses affaires en 1743, il accueille cette décision comme un droit légitime et non comme une faveur. Bien que n'ayant pas le talent ni l'instinct commercial de son

père, il s 'acquitte avec dédain des tâches qui lui incombent. William possède un grand sens de l 'observat ion mais qu ' i l cultive pour son propre intérêt. Son orgueil fait des ravages. Il tyrannise souvent les commis

qui travaillent au comptoir, entrant dans des colères futiles et blessantes, les accusant des moindres maux, faisant prévaloir son rang et il faut toute l 'autorité de son père pour lui faire entendre raison.

L'arrivée de Samuel Delap est prise comme un affront, une bassesse de son père à son égard. Son caractère emporté , c y c l o t h y m i q u e d ' e n f a n t gâ té r e su rg i t qui e m p o i s o n n e l 'atmosphère et crée des tensions inutiles. Son départ forcé pour l'Irlande afin de s'occuper du domaine de

Grove soulage Thomas, lassé de ses frasques. C'est pourquoi ce mariage avec Grace Massy est une aubaine. Le fait de fonder un foyer ne peut, pense-t-il à tort, que l'assagir d'autant que la jeune fille semble avoir un ascendant psychologique sur lui.

En Irlande, William travaille beaucoup avec son oncle William Delap, le frère de sa mère, qui se rend compte des différends entre Thomas et son fils. Dans une lettre datée du 13 février

1754 il écrit à Thomas pour le calmer après une altercation par lettres interposées :

Mon cher frère, Mon affection pour vous et pour Billy (William) m'a conduit à être très libre et ouvert avec lui, dans beaucoup d'occasions. Vous pouvez croire que rien dans mon pouvo i r p o u r votre

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satisfaction et son bien-être n'est et ne sera en manque. Billy, quoiqu'un jeune homme, peut réussir. Bien sûr il a une tournure d ' e s p r i t un p e u a b s e n t e mais on ne doi t p a s a t t endre la perfection dans les affaires humaines. Mon souhait le plus cher est que vous et votre fils soyez aussi heureux que possible... Ne laissez pas les mauvaises pensées vous envahir et vous rendre triste. Que Dieu vous bénisse tous les deux...

Le 1er août 1754, en grande pompe, William épouse Grace dans la propriété du révérend Massy près de Limerick, sans la présence de Thomas resté à Bordeaux. Ce m a r i a g e va ê t re , m a l h e u r e u s e m e n t , une cause

supplémentaire de discorde entre Thomas et son fils. En effet, French Tom, désappointé par le comportement de William refuse d'inclure, dans sa dot, un quelconque bénéfice provenant de la société et auquel William pense avoir droit. Il prend prétexte de l ' a r t i c le 6 du contra t de société passé le 17 janv ie r 1743 stipulant que William promet d'apporter à la société la fidélité qui y est requise : travail, assiduité et exactitude. En fait cette association familiale n'avait pas d'autre but que de

préserver la fortune des Barton :

...Quand malheureusement, écrira plus tard Thomas, j ' a i inséré le nom de mon f i l s dans la maison icy ( soc i é t é ) , c ' é t o i t uniquement pour que je puisse lui léguer ma fortune ainsi qu 'à sa famille. Car le simple fai t d 'apparaître comme associé lui donnoit le pouvoir de payer mes dettes et prendre possession de ma fortune personnelle et réelle. A ce moment, je n'avois nulle intention de fa i re un testament mais de laisser tout en son pouvoir. Cela le mettoit, en outre à l 'abri du droit d 'aubaine français. Vous pouvez vous rendre compte que tout cela étoit fait pour son bien et pour sa famille à venir car à l'époque il n'avait que 19 ans, ne connaissoit rien aux affaires et incapable de m'assister d'aucune manière. A ma grande mortification, je me suis aperçu, peu après qu'il avoit tendance à être extravagant et faire des folies et qu' i l pourra i t bientôt détruire tout ce que j 'avois fait p a r mon travail. Ceci m'a rendu très inquiet et je voulois, pour son bien, l 'écarter de toute responsabilité, qu'il se marie avec quelqu 'un de bonne famille en espérant qu 'une femme et des enfants l 'encourageraient à plus de sérieux et de réflexion. Ce ne fut jamais le cas, bien au contraire...

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Thomas a donné le pouvoir à son beau-frère, William Delap, de s'occuper des papiers concernant le mariage... Monsieur Delap avait refusé, sur mon ordre, de s igner les actes de mariage proposés par mon fils pour me protéger de tout ce qu'il pourrait entreprendre contre moi. Monsieur Delap avait averti mon fils de tout ceci avant son mariage (il devait renoncer aux bénéfices de la société) et mon dit fils avait reconnu avoir reçu ces lettres avant la cérémonie et la consommation de son mariage... Mais William refuse à son tour de signer les actes proposés par son père et c'est l 'impasse annonciatrice de rupture.

En 1756, à l ' a u b e de la gue r re de sep t ans qui va considérablement détériorer les relations entre la France et

l'Angleterre, Thomas, pressé par Samuel, évince William de la société et le maintient en Irlande. French Tom et son neveu

n'arrivent plus à endiguer les exactions de William ni lui faire entendre raison quant au bien-fondé de leur association à trois. William, dont l ' ins t inct de persécut ion a atteint un niveau inégalé jusqu'alors, se sent victime d'un complot familial. Pour lui, tout est clair. Son père se trouve sous l'influence néfaste des Delap qui veulent le spolier, lui l 'héritier, d 'un bien qui lui revient de droit. Il fera tout pour leur rendre la vie difficile et se venger d'une telle usurpation en intentant un procès à son père pour l 'obliger à lui verser les fameux bénéfices. Ce procès durera jusqu'à la mort de Thomas sans avoir eu de résultat. En attendant, Thomas et Samuel restructurent la firme qui

s ' a p p e l l e r a d é s o r m a i s T h o m a s B a r t o n & Samue l De lap associés. Ce dernier obtient la moitié des parts de la société, Thomas se réservant le droit d 'en changer les statuts, à sa convenance.

Depuis quelques années, Français et Anglais sont engagés dans une lutte sans merci pour la conquête coloniale. L'attrait des îles et des terres américaines excite les convoitises des deux pays dont les positions voisinent au Canada ou aux Indes. Le jeu des alliances européennes dans la première moitié du XVIIIème siècle change souvent. Anglais et Français d'abord alliés contre l 'Espagne se retrouvent adversaires dans la guerre de succession d 'Aut r iche en 1741. La fameuse batail le de Fontenoy en 1745 où les troupes françaises battent celles du roi George II d 'Angleterre semble calmer les esprits malgré les

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escarmouches dans les colonies. La paix se maintient, fragile. Mais le 10 juin 1755, à Terre-Neuve, trois vaisseaux français sont attaqués par surprise par la flotte de l ' amira l Edward Boscawen. "L'Alcide" et "Le Lys", mâtures brisées sont dans l 'obligation de se rendre avec plus de mille marins. Seul "le Royal-Dauphin" arrive à s'échapper. Le 3 juillet le gouverneur anglais Charles Lawrence exige des

Acadiens qu'ils prêtent serment au roi d'Angleterre et servent contre les Français. Le 8 juillet c 'est la rupture diplomatique entre la France et l 'Angleterre . Pour le duc de Newcastle, membre du gouve rnemen t anglais : La vér i té est que les Français réclament toute la possession de toute l'Amérique du Nord, exceptée la lisière du littoral dans laquelle ils voudraient resserrer toutes nos colonies. Mais c'est ce que nous ne voulons ni ne pouvons souffrir.

Les affrontements se multiplient dans les colonies entre colons des deux pays, laissant bientôt place aux détachements armés. La situation s'envenime de plus en plus. La France ne peut se dérober à la guerre sous peine de céder à sa rivale la maîtrise des mers et l 'annexion manu militari de ses colonies.

Le 17 mai, de Versailles, Louis XV, roi de France, signe la déclaration de guerre officielle. Chez les négociants et armateurs bordelais, c 'est la résignation

car une grande partie du commerce de la ville passe par la réexpor ta t ion des denrées coloniales . A la fin de l ' année précédente l 'amiral anglais Hawke s'est emparé de près de 300 navires marchands français dont 96 étaient bordelais. Les expéditions deviennent très difficiles à monter en direction des colonies dont les retours sont incertains. Le cabotage, les navires neutres reprennent du service. On organise des convois de barques escortés par des navires de guerre pour garder des liaisons avec la Bretagne. En effet la Bre tagne et la Guyenne ent re t iennent depuis

longtemps des rapports commerciaux privilégiés. Les ports bretons reçoivent de Bordeaux du vin et des eaux-de-vie qu'ils redistribuent ensuite dans l 'arrière-pays et en Hollande ainsi que de l 'armement et des produits coloniaux. En contrepartie les caboteurs bretons fournissent à la Guyenne des sardines et des congres, compléments indispensables dans l ' a l imenta t ion populaire girondine, et surtout des grains (seigle de la côte Sud, froment du Tregorrois et de Saint-Malo) . Brest, Quimper,

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BIBLIOGRAPHIE

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La Gironde La Feuille Vinicole de la Gironde

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