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LA RELIGION D'ORTEGA Y GASSET
NICOLAS BONNET
Université de Bourgogne
Si Unamuno incarne indubitablement le type de l'homo religiosus et
du mystique, Ortega semble à première vue représenter celui de l'homo
rationalis. Dans sa célèbre polémique avec le recteur de Salamanque au
sujet de l'européisation de l'Espagne, le philosophe madrilène affirme
préférer Descartes à saint Jean de la Croix, "le petit frère au cœur
incandescent qui brode dans sa cellule des dentelles de rhétorique
extatique" 1
Ortega semble se faire, dans toute son œuvre, le chantre d'un monde
sans transcendance. Non seulement il considère le christianisme comme
une creencia du passé, mais il dénonce les nouvelles formes de religion,
notamment le culte positiviste de la science et, surtout, l'idolâtrie du
politique proposée par les modernes philosophies de l'Histoire2
• L'Etat,
qui est une nécessité, ne doit pas être divinisé comme le fit Hegel
"versant dans un mysticisme insensé3
". Ortega accuse la philosophie
1 " ... el lindo frailecito de coraz6n incandescente que urde en su celda encajes de ret6rica extàtica" in
"Unamuno y Europa, fabula" ( 1909), Obras completas, I , Madrid, Revista de Occidente, 1963
(sexta edici6n), p. 129. Ce qui n'empêchera pas Ortega, dans un article de 1926 où il fait l'éloge de
la vie contemplative, de citer la définition que donne l'auteur du Cantique spirituel de la retraite en
soi comme "la soledad sonora" de la vie. ("Reforma de la inteligencia" ( 1926), O.C, IV, 1962
(quinta edici6n), p. 500). Preuve que le lecteur de Descartes fréquente aussi les mystiques à ses
heures. Notons au passage que I 'agudeza qui caractérise le style de cet ancien élève des jésuites
semble bien un héritage de la rhétorique baroque de la contre-réforme. 2
"divinizar la idea politica, es idolatria", in El tema de nuestro tiempo, 8 "Valores vitales", O.C.,
111., 1962 (quinta edici6n), p. 196. 3
"con un misticismo insensato", in Del lmperio Romano ( 1941), "Libertas", chap. 1, "La utopia
sociedad", O.C, VI, 1961 (quinta edici6n), p. 74.
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allemande d'avoir tendu à remplacer, depuis Kant, l'empyrée supraterrestre chrétien par l'empyrée transcendantal de la culture. Affirmant que la doctrine de ses maîtres de Marburg est un christianisme sans Dieu 1, il proclame que la vie ne doit plus être au service d'une culture sacralisée, mais que cette dernière doit au contraire se mettre au service de la vie2
• De même, il annonce que la religion de l'art, qui s'était substituée au cours du XIX0 siècle aux formes traditionnelles du sacré, sera supplantée par l'affirmation d'un art pur, "sin trascendencia"3
.
Toutefois, si l'ortéguisme chrétien semble bien une contradictio in
adjecto, on ne peut considérer que la philosophie d'Ortega reste étrangère à toute notion métaphysique.
Le séjour en Allemagne de 1906 fut une étape décisive dans la formation intellectuelle d'Ortega. Bien que le philosophe écrive en 1934 que ce ne fut pas pour lui "le voyage d'un dévot pèlerin qui va à Rome pour y baiser le pied du Saint Père"4, on est tenté d'interpréter cette affirmation comme un déni : le jeune Ortega pensait bien gagner la patrie de la pensée et se rendre auprès des détenteurs de la véritable doctrine. D'abord acquis au néokantisme de ses maîtres de Marburg, d'où son rejet initial de toute spéculation métaphysique, Ortega ne tardera toutefois pas à percevoir les limites du rationalisme dogmatique qui lui a été inculqué.
La philosophie d'Ortega ne s'étant jamais constituée comme un système, on ne saurait en proposer une synthèse rigoureuse. La position du philosophe madrilène vis-à-vis du religieux en général et du christianisme en particulier n'a cessé d'évoluer. On peut toutefois distinguer entre une première période caractérisée par un franc athéisme, qui irait des premières publications jusqu'au milieu des années dix, et une deuxième période où sa philosophie de la vie acquiert une dimension métaphysique en se colorant d'un théisme sui generis
5
.
1 "El culturalismo es un cristianismo sin Dias", in El tema de nuestro tiempo, 7 "Las valoraciones
de la vida", op. cil., p. 185. 2
Ibid., p. 186. 3
La deshumanizaci6n del arte, O. C, III, op. cil., p. 385. 4
" ... el viaje de un devoto peregrino que va a besar en Roma el pie del Santo Padre", Pr6/ogo para
Alemanes (1934), O.C., Vlll, 1962, p. 24. 5
Cf. A. Savignano, "José Ortega y Gasset, cristianesimo e secolarizzazione", in AA VV, Dio ne/la
fi/osofia del Novecento, Brescia: 1993, p. 197-205.
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SOCIALISME ET RELIGION
Unamuno qui aspire à devenir le Luther espagnol appelle de ses vœux une réforme religieuse et castiza (pure) capable de régénérer le catholicisme populaire espagnol. Dans son discours de Valladolid de 1908, il soutient que le libéralisme peut favoriser la réforme spirituelle dont le pays a besoin'. Socialisme et libéralisme correspondent dans l'esprit du philosophe basque à des idéaux éthiques et religieux.
Si Unamuno vise la spiritualisation du séculier, le jeune Ortega vise au contraire la sécularisation du spirituel. A ses yeux, la doctrine socialiste est une "théologie sociale et démocratique", c'est-à-dire l'aboutissement d'un processus inéluctable de sécularisation du christianisme. Dans l'essai sur Renan de 1909, Ortega, reprenant le thème de la parousie, affirme que "l'humanité est le chemin qui mène à Dieu"2, c'est-à-dire qui conduit vers un Absolu par définition inaccessible. Ortega professe sa foi en l'homme, en son infinie perfectibilité, en sa puissance de création illimitée. La figure de la divinité n'est autre que la représentation idéalisée de ce que l'homme présente de meilleur, la concrétisation des aspirations humaines les plus nobles3
• Au pouvoir spirituel de la religion au Moyen-Age a succédé à l'époque moderne celui de la science, appelé à être à son tour remplacé à l'époque contemporaine par la culture socialiste, conformément à la prophétie que fit Saint-Simon dans Le nouveau christianisme. La nouvelle religion est une religion sociale, au sens étymologique de l'expression: ce qui relie les hommes entre eux. Dieu s'identifie avec le corps social, la nouvelle ecclesia:
"Dieu est le ciment ultime entre les hommes, le rassembleur, le principe de socialisation"4
Para mi, socialismo es la palabra nueva, la palabra de
comuni6n y de comunidad, la parola eucaristica que simboliza
todas las virtudes novisimas y fecundas, todas las afirmaciones y
todas las construcciones. Para mi, socialismo y humanidad son
dos voces sin6nimas, son dos gritos varios para una misma y
1 M. De Unamuno, La esencia del liberalismo (1909), in Obras, VU, Madrid: Escelicer, 1964
(quarta ediciôn), p. 705. 2
"La humanidad es el camino que lleba hacia Dios", in "Renan" (1909), O.C., 1., op. cil., p. 446-
447. 3
"La teologia de Renan" ( 1910), O. C, I, op. cil., p. 135. 4
"Dios es el cemento ùltimo entre los hombres, el aunador, el socializador", ibid., p. 520.
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suprema idea, y cuando se pronuncian con vigor y convicci6n, el
Dios se hace came y habita entre los hombres 1 •
Le libéralisme professé par Ortega est contraignant, il implique un
surcroît de responsabilité pour les élites car "anticiper les idéaux en
éduquant les cœurs constitue la mission impersonnelle qu'impose le
démiurge qui gouverne !'Histoire aux intellectuels de tous les peuples"2
•
Le divin semble se manifester sous la forme de l'exigence pratique
Para mi, es ( ... ) libertad un divino nombre mitol6gico que
usamos para advertirnos de que las constituciones son siempre
injustas, y es un deber reformarlas. No indica solamente que ha de
respetarse la ley escrita: este valor negativo no distinguiria lo
liberal de lo conservador. Libertad, en su significado positivo, e s
l a perpetua amonestaci6n de l a ley no escrita, de l a ley ética que
condena todo estancamiento de la ley politica3 .
La tâche qu'assigne le jeune Ortega aux forces démocratiques et
humanitaires est de laïciser la vertu4
• En effet, le philosophe est
convaincu que seule une éthique autonome comme celle de Kant et non
celle "hétéronome" du christianisme est compatible avec la démocratie.
L'attitude d'Ortega vis-à-vis de la religion institutionnelle est celle,
traditionnelle, des libéraux, soucieux de défendre le principe d'une nette
séparation de l'Eglise et de l'Etat, de garantir la sphère publique de toute
influence cléricale. Toutefois, cette attitude subit un certain fléchissement
au cours des années.
L'ancien champion de la laïcité, engagé en 1914 dans le débat sur
l'école publique contre toute concession accordée à l'enseignement
catholique, parce qu'il s'agit de faire triompher dans le champ politique le
libéralisme, "cette émotion radicale, toujours vivante à travers l'histoire,
qui tend à exclure de l'Etat toute influence qui ne soit purement
1 In "La ciencia y la religion coma problemas politicos" ( 1909), O. C., X, 1969, p. 119.
2" ... anticipar ideales y educar segim ellos los corazones, constituye la mision impersonal, que sin
ensoberbecer, obliga, impuesta par el Demiurgo que orden a la Historia a los pensadores de cada
pueblo", ln "La conservacion de la cultura" ( 1908), ibid., p. 44-45. 3
"La reforma liberal" (l 908), ibid., p. 36. 4
" .. hacer laica la virtud" in "La cuestion moral" (1908), ibid., p. 77. La même expression est
employée dans "La ciencia y la religion coma problemas politicos" (1909), ibid., p. 126.
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humaine"1, devient ce républicain désenchanté qui, décidé en 1932 à
abandonner toute activité politique, fustige "l'archaïque" et "ridicule"
anticléricalisme du gouvernement laïciste qui s'est traduit par
"l'expulsion des jésuites et le retrait du crucifix des établissements
scolaires" et autres mesures du même ordre, ayant gravement contribué à
ravaler le politique2
. Hostile à toutes les formes de sectarisme, renvoyant
dos à dos calotins et anticléricaux3
, Ortega occupe une position intenable.
Lorsque éclate la guerre civile en 1936, victime de pressions de la part
des républicains, refusant de prendre parti pour le front populaire, il quitte
l'Espagne. A son retour après dix ans d'exil, il retrouve un pays
profondément transformé par le régime franquiste où la Phalange ne cesse
de perdre de son influence au profit d'une Eglise paternaliste et
tentaculaire dont l'obscurantisme retardera durablement le processus
d'européisation auquel le philosophe voulait contribuer par son
enseignement.
FOI ET PHILOSOPHIE
Dans Apuntes sobre el pensamiento, Ortega met l'accent sur le
caractère historique de la rationalité. La pensée logique apparue en Grèce à
l'époque des présocratiques avec l'ontologie n'est pas une faculté
permanente de l'homme. Les hébreux de l'époque du prophète Amos
ignoraient la pensée logique et pratiquaient la prière qui est aussi une
"technique de pensée"4
.
1 " ... aquella emocion radical, vivaz siempre en la historia, que tiende a excluir del Estado toda
intluencia que no sea meramente humana ... ", in Vieja y nueva politica (1914), "Crisis de las ideas
politicas", O.C., I, op. cil., p. 302. Sur la question de l'enseignement laïque voir notamment:
"Catecismo para la lectura de una caria" (1910), O.C., X, op. cit., p. 133-138. 2
"una politica ridiculamente arcaica como la expulsion de los jesuitas, la descrucifixion de las
escuelas y demâs cosas que por muchas razones y en muchas sentidos ---conste, en muchos
sentidos- han quedado ya bajo el nive! de lo propiamente politico", in El estatuto catalan (1932),
"Viva la republica", O.C., XI, 1969, p. 529. 3
"Por supuesto, como ustedes saben, yo, que no soy catolico, no tengo un solo pelo de
anticlerical, y creo que ser anticlerical es una de las mayores pruebas de modestia que hoy un
hombre pueda dar -porque hoy anticlerical es solo el que no puede ser otra cosa, es una
manifestaci6n de intima incultura, es decir, de inactualidad, coma otra cualquiera; par ejemplo, coma
ser clerical", En torno a Ga/ileo (1933), Leccion )Cll, "Renacimiento y retorno", O.C., V, 1961
(quinta edicion), p . 153. 4
"Orar es una forma y técnica del pensamiento. No hay, para él, otra manera de acertar que impetrar
de Dios la revelacion de sus decretos, y si Él se <ligna otorgàrsela, eligiéndo entre los demàs,
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C'est pourquoi, dans le système que constitue l'histoire, la rationalité
occupe une place qui ne saurait s'expliquer sans adopter un point de vue
rétrospectif
La historia es un sistema --el sistema de las experiencias
humanas, que forman una cadena inexorable y (mica. De aqui que
nada pueda estar verdaderamente claro en la historia mientras n o
esta toda ella clara. Es imposible entender bien lo que es este
hombre "racionalista" europeo si no se sabe bien lo que fue ser
cristiano, ni lo que fue ser cristiano sin saber lo que fue ser
estoico, y asi sucesivamente1 •
En d'autres termes, l'homme moderne reste chrétien dans le sens où
"il l'a été", dans le sens où ce que représente ce moment est intégré dans
la nouvelle identité historique en vertu d'un processus dialectique de
dépassement. Si l'homo rationalis contient l'homo religiosus c'est que le
christianisme contenait un noyau de rationalité qui est conservé dans le
passage à la nouvelle croyance.
Ortega présente l'histoire de la pensée chrétienne comme un drame
dont le prologue serait la totale soumission de la raison à la foi et
l'épilogue la complète émancipation de la première à l'égard de la
seconde2
•
Chaque époque est dominée par une forme de croyance spécifique.
Ortega diagnostique au début du XXe
siècle la crise de la foi dans la
comunicarla a éstos, eliminando todas sus ideas propias, haciéndose 6rgano de Dios, boca del
Altisimo. Su decir no sera nada parecido al logos del razonador, no sera el descubrimiento del ser
latente, que esta ahi desde siempre y por siempre, no sera alétheia, sino que sera decir él hoy lo que
Dios ha decidido, decretado que sea maiiana; su decir sera pre-decir desde Dios, sera profetizar. Y
como la voluntad de Dios es incontrastable, su predecir sera un humilde y radical confiar en esa
secreta voz divina que es, a la vez, libre y segura, decisi6n y promesa; su decir sera no un logos de
la verdad, sino un amén que significa -no como el logos de la verdad, A es B- sino 'asi sera" in
Apuntes sobre el pensamiento: su teurgia y su demiurgia (1941), "Caracter hist6rico del
conocimiento", ibid., p. 536. 1
Historia coma sistema (1941), O.C., VI, 1961 (quinta edici6n), p. 43. 2
La pensée chrétienne, partant de l'idée augustinienne d'une totale dépendance de l'esprit par
rapport aux lumières de la révélation, aboutit à l'affirmation scotiste de la complète autonomie de la
raison par rapport à la foi, en passant par deux étapes intermédiaires : la reconnaissance par Saint
Anselme du rôle de la raison dans ! 'explication des vérités révélées, et la consécutive harmonisation
de la foi et de la raison accomplie par la scolastique thomiste. En torno a Gali/eo (1933), Lecci6n X,
"Estadios del pensiamento cristiano", O.C., V, op. cit., p. 123-134.
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science et la fin de l'âge moderne commencé avec Galilée'. La crise du scientisme ne doit pas être identifiée avec celle de la rationalité en général : ce n'est que la crise d'une certaine forme de rationalité qui trouve son accomplissement dans le positivisme. Si le scientisme est à son déclin, le retour à une forme de pensée religieuse pré-scientifique ne peut être qu'une régression. Il est illusoire de prétendre faire revivre le catholicisme médiéval au XXe siècle2
• On ne saurait aller à rebours, revenir à un âge pré-scientifique, pas plus que concilier la pensée scientifique et l'enseignement traditionnel de l'Eglise, comme le prouve l'échec du modemisme3
.
La religiosité populaire, en quoi Unamuno voit un recours contre les excès du scientisme, n'est qu'un symptôme du retard culturel de l'Espagne. Conformément à sa conception aristocratique de la société qui lui fait attribuer aux élites - véritable colonne vertébrale du corps social - un rôle central dans le processus historique, Ortega ne considère pas que la forma mentis des peuples soit substantiellement perfectible et que les masses, en tant que masses, puissent abandonner leur vision religieuse du monde pour accéder à un type de croyance épistémologiquement supérieur :
Quiera o no, todo hombre para vivir no tiene mas remedio que tener una idea sobre qué es su vida y, por tanto, sobre qué es el mundo en que ésta transcurre. Pero en un pueblo como aquel de Roma y como en todos los pueblos que han sido en todos los tiempos, la concepci6n del mundo, del pueblo como tal es y no puede ser mas que una concepci6n religiosa. Un individuo o un grupo de individuos puede vivir con una concepci6n del mundo que no sea religiosa, sino, por ejemplo, cientifica; pero un pueblo como tal no puede tener mas idea del mundo que una idea religiosa4
.
1 Ibid., Lecci6n 1, "Galileismo de la historia", p. 14.
2 Ibid., Lecci6n XII, "Renacimiento y retomo", p. 153.
3 Pie X condamna en 1907 par le décret Lamentabili sane exitu et l'encyclique Pascendi dominici
gregis ce mouvement qui visait la conciliation du dogme avec la pensée philosophique et
scientifique moderne. Comme beaucoup d'intellectuels de sa génération, Ortega manifesta dans sa
jeunesse une sympathie mêlée d'ironie pour ce courant réformiste. En 1908, il fit la recension de la
traduction espagnole de l'ouvrage d'Antonio Fogazzaro, Il Santo, paru en Italie en 1905 et mis à
l'index par le Saint-Siège. "Sobre El Santo" (1908), O.C., I, op. cit., p. 430-438. 4
Una interpretacion de la historia universal (1948), O.C., IX, op. cit., p. 106.
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C'est pourquoi, celui qu'Ortega appelle "el hombre prim1tlvo
contemporaneo" ne se distingue guère, de ce point de vue, du plébéien de
I 'Antiquité. Les masses sont, par définition, vouées à la croyance
religieuse, même quand cette dernière affecte la forme du fascisme ou du • 1
commumsme .
Le statut de la philosophie dans la gnoséologie d'Ortega est ambigu :
d'une part elle relève de la foi : "Elle consiste à croire que l'homme
possède une faculté - la 'raison' - qui lui permet de découvrir
l'authentique réalité et de s'installer en elle2
" ; d'autre part, elle se
distingue des autres croyances en tant que substitut de la foi.
Dilthey aurait commis "l'erreur capitale" d'affirmer que religion,
mythe, poésie et philosophie constituent des "possibilités permanentes de
) 'homme" alors que ces trois attitudes constituent une "séquence
inexorable par laquelle passe l'homme"3. Loin d'être permanente, la
philosophie apparaîtrait dans des circonstances historiques précises.
L'activité philosophique consiste, en effet, à forger un système
d'idées permettant, au moment où les croyances des générations qui nous
ont précédés viennent à manquer, d'affronter, au moyen de la raison et
sans autre recours, notamment sans l'appui de quelque foi religieuse,
l'angoisse existentielle4
• Les idées ont, selon Ortega, "un caractère
orthopédique" : elles suppléent une croyance qui fait défaut5.
1 " ... si, en efecto, el pueblo rusa cree en el marxismo es porque ese marxismo ha adquirido todos
los carâcteres, que se podrian determinar con extrema precisi6n, de una concepci6n religiosa del
mundo", Ibid., p. 107. Il faut souligner qu'Ortega, à ses débuts, a lui-même versé son tribut à une
telle conception religieuse de la société. 2
"Consiste en creer que el hombre posee una facultad -la 'raz6n'- que le permite descubrir la
auténtica realidad e instalarse en ella", in A "Historia de la filosofia" de Émile Bréhier, § "La
filosofia es una tradici6n", O. C., VI, op. cit., p. 406. 3
"Ya he dicho que fue un error capital y anhist6rico de Dilthey ver en esas cuatro casas
'posibilidades permanentes' del hombre, de suerte que éste podria en todo momento saltar de la una
a la otra y estaria en su libérrima disponibilidad ser religioso o mit61ogo o ser 'homérida' o ser
fil6sofo. Lejos de ellos, esas cuatro casas costituyen una secuencia inexorable por la cual va el
hombre, en prederminadas fechas, pasando"., Ibid., § "El lado jovial de la filosifia", p. 313. 4
"Nace y renace en determinadas coyunturas de la historia que se caracterizan porque en ellas una
fe, un repertorio de 'opiniones reinantes', de vigencias poéticas tradicionales sucumben" in La idea
de principio en Leibniz y la evolucion de la teoria deductiva (1947), § 31 "El lado dramâtico de la
filosofia" O.C., Vlll, op. cit., 293. 5
"Se advierte ( ... ) el carâcter ortopédico de las ideas: actûan alli donde una creencia se ha roto o
debilitado" Jdeas y creencias (1940), capitula segundo: "Los mundos interiores", O.C., V, op. cit.,
p. 398.
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En ce sens, en dépit du relativisme historique que semble professer
Ortega dans ce texte, il faut admettre l'existence d'une hiérarchie
axiologique : la philosophie est bien supérieure aux autres croyances,
réservée à quelques élus, à des époques diverses.
Le concept de philosophie est également problématique dans la
mesure où Ortega insiste sur le caractère essentiellement historique de sa
définition. Selon Ortega, la pensée occidentale aurait commencé au XXe
siècle à épouser des formes ne ressortissant plus à sa sphère. Aussi, ce
"que l'on indique sous l'étiquette traditionnelle de philosophie n'est pas
une philosophie mais quelque chose de nouveau et de différent par rapport
à toutes les philosophies"1
• Ortega songe sans doute à sa propre pensée,
controversée dans les milieux académiques, à sa philosophie de la vie qui
se veut en rupture par rapport à l'ontologie traditionnelle. Il semble bien
que l'invariant du philosophique soit à rechercher dans le recours aux
facultés rationnelles. La rationalité reste en effet au centre du
ratiovitalisme ortéguien.
L'EXPÉRIENCE MÉTAPHYSIQUE
Dans l'essai Dios a la vis ta (1926) qui prétend analyser le point de
vue de l'expérience religieuse (une expérience religieuse purement
hypothétique ne correspondant à aucune expérience personnelle), Ortega
suggère que ce que l'on a coutume d'appeler "l'autre monde" ne serait en
définitive que la partie cachée de ce monde. En ce sens, la différence entre
les deux mondes ne serait pas "d'ordre ontologique mais
gnoséologique"2
• L'objet de la métaphysique serait précisément la face
cachée de l'être.
La métaphysique présente un caractère improbable, elle ne saurait
atteindre son objet, mais elle s'impose à l'homme "comme une divine
insatisfaction", "comme un amour sans l'aimé et comme une douleur que
nous ressentons dans des membres que nous n'avons pas"3• La
1 " ... loque ahora empezamos a hacer bajo el pabell6n tradicional de la filosofia no es una nueva
filosofia, sino algo nuevo y diferente frente a toda la filosofia", Origen y epilogo de la filosojia, 7.
"Las posibilidades permanentes del hombre", O.C., IX, op. cil., p. 397. 2
G. De Sotiello, "Dios y lo religioso en la obra de Ortega", in Naturaleza y Gracia Xll (1965), p.
81 (cité par Savignano, op. cit., p. 202). 3
"como un amar sin amado y un como dolor que sentimos en miembros que no tenemos", in "Qué
es fi/osojia", "Lecci6n V", O.C., VII, 1961, p. 330-331.
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métaphysique vise l'inconditionné au sens kantien, "el ser fundamental" que les religions appellent Dieu et qui se présente au philosophe comme le problématique fondement de l'existence du monde. La religion et la philosophie peuvent soit placer l'être fondamental au cœur du monde sensible, soit, "plus judicieusement", le transporter dans un au-delà inaccessible1
• Ortega reconnaît paradoxalement au marcionisme et à toutes les gnoses le mérite d'avoir posé la totale extranéité de Dieu ("Dios extranjero") à l'égard de notre monde2
. Si l'être fondamental est par essence inconnaissable, toute spéculation philosophique à son sujet est, par définition, vaine.
La mystique, qui est commumon avec l 'Absolu, passe pour supérieure à la philosophie, cette dernière étant prisonnière des limites cognitives de la raison. Ortega salue le génie rhétorique des grands mystiques, "les plus formidables techniciens de la parole"3
, mais ajoute que l'on ne tire de leur lecture aucun bénéfice intellectuel, car ils n'ont rien de substantiel à enseigner. En effet, les mystiques n'exposent pas une doctrine, mais une méthode, au sens étymologique: l'itinéraire qui les a conduit vers l' Absolu ineffable, celui-ci étant, par définition, indicible. Or, si le mystique ne peut communiquer son expérience de l' Absolu et se trouve, en définitive, condamné au silence 4, le philosophe a, au contraire, pour mission de déchiffrer et de dire l'être (Ortega souligne que certains mystiques sont aussi par ailleurs de grands pensadores capables de produire une excellente philosophie). En ce sens, la philosophie, dans sa tentative d'approche rationnelle de l'être, se rapproche de la théologie, non de la mystique :
Yo creo que el alma europea se halla prox1ma a una nueva
experiencia de Dios, a nuevas averiguaciones sobre esa realidad, la
mas importante de todas. Pero dudo mucho que el enriquecimiento
de nuestras ideas sobre lo divino venga por los caminos
1 Corno en las religiones aparece bajo el nombre de Dios esto que en filosofia surge coma problema
de fundamento para el mundo, encontramos también en ellas las dos actitudes: los que traen a Dios
demasiado cerca y, coma Santa Teresa, le hacen andar entre los pucheros, y los que, a mi juicio con
mayor respecta y mas tacto filos6fico, lo alejan y trasporten. "Qué es ji/osojia ?", "Lecci6n V", ibid.,
p. 334.2
Ibid. 3"Ios mas formidables técnicos de la palabra", ibid., p. 339.
4 "El saber mistico es intransferible y, por esencia silencioso", ibid., p. 341.
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subterraneos de la mistica y no por las vias luminosas del
pensamiento discursivo. Teologia y no éxtasis 1 •
En fait, la philosophie ne doit pas se tourner vers l'inaccessible
"realidad primera" qui fonde et enveloppe notre existence, mais vers ce
qu'Ortega appelle la "realidad radical", qui n'est pas "misterio" mais "lo
mas patente que existe" : "nuestra vida"2
.
Dans les "Médiations quichottesques", Ortega illustre sa théorie
perspectiviste selon laquelle chaque point de vue sur le monde est une
échappée sur l'être. Le mal naîtrait d'une inadéquation du sujet à sa
propre position existentielle
lCuando nos abriremos a la convicc10n de que el ser
definitivo del mundo no es materia ni es alma, no es cosa alguna
determinada, sino una perspectiva? Dios es la perspectiva y la
jerarquia: el pecado de Satan fue un error de perspectiva3.
Aussi devons-nous chercher dans notre circonstance, "précisément en
ce qu'elle a de limité, de particulier le lieu adéquat dans l'immense
perspective du monde"4
•
Dans le dernier chapitre de El tema de nuestro tiempo, consacré à la
"doctrine du point de vue", Ortega affirme, à l'encontre de tout
relativisme cognitif, que la perspective n'est pas une "déformaci6n" mais
bien une "organizaci6n" de la réalité. C'est pourquoi, chaque point de vue
sur le monde s'avère essentiel et irremplaçable en ce qu'il permet de
dévoiler une parcelle de la vérité absolue. Après avoir rejeté la position
spinoziste selon laquelle le sage pourrait envisager le monde sub specie
aeternitatis5, il conclut :
Cada individuo es un punto de vista esencial. Yuxtaponiendo
las visiones parciales de todos se lograria tejer la verdad
1 Ibid., p. 342. Le passage est une auto-citation d'un article intitulé "Amor en Stendhal" in O.C., V,
op. cit., p. 586. 2
"Qué es fi/osofia", "Lecci6n V", O.C., VII,, "Lecci6n XI", op. cit., p. 424. 3
Meditaciones del Quijote (1914), O. C., 1., op. cit., p. 321. 4
" ... precisamente en lo que tiene de limitaci6n, de pecularidad, el lugar acertado en la inmensa
perspectiva del mundo", ibid., p. 322. 5 Ibid.
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omnimoda y absoluta. Ahora bien: esta suma de las perspectivas individuales, este conocimiento de lo que todos y cada uno han visto y saben, esta omnisciencia, esta verdadera "raz6n absoluta", es el sublime oficio que atribuimos a Dios. Dios es también un punto de vista; pero no porque posea un mirador fuera del area humana que le haga ver directamente la realidad uni versai, como s i fuera un viejo racionalista. Dios no es racionalista. Su punto de vista es el de cada uno de nosostros; nuestra verdad parcial es
también verdad para Dias. jDe tal modo es veridica nuestra perspectiva y auténtica nuestra realidad! S61o, como dice el catecismo, esta en todas partes y por eso goza de todos los puntos de vista, y en su ilimitada vitalidad recoge y armoniza todos nuestros horizontes. Dios es el simbolo de torrente vital, al través de cuyas infinitas reticulas va pasando poco a poco el universo, que queda asi impregnado de vida, consagrado, es decir, visto, amado, odiado, sufrido y gozado.
Sostenia Malebranche que si nosostros conocemos alguna verdad es porque vemos las casas en Dios, desde el punto de vista de Dios. Mas verosimil me parece lo inverso: que Dios ve las cosa al través de los hombres, que los hombres son los 6rganos visuales de la divinidact1.
Le perspectivisme d'Ortega opère donc un renversement de perspective
paradoxal. Pour filer une métaphore qu'Ortega affectionne, on pourrait
dire que ! 'Histoire est un roman ; pas un roman balzacien dominé par la
figure d'un narrateur omniscient qui contemple ses personnages du
dehors, mais un roman moderne, où le point de vue du narrateur
s'identifie avec celui de ses personnages, selon la logique de la
"focalisation interne multiple"2
•
L'immanentisme d'Ortega reste toutefois problématique, car la
question du rôle exact que joue le Deus absconditus, "l'auteur implicite",
cette intelligence à l'œuvre dans le récit, n'est pas vraiment affrontée par
le philosophe.
En fait, Ortega hérite du catholicisme une v1s10n providentielle de
!'Histoire, faisant une large part à la liberté de l'homme.
1 El tema de nuestro tiempo (1923), X. "La doctrina del punto de vista", O.C., Ill, op. cit., p. 203.
2 Voir G. Genette, "Discours du récit" in Figures Ill, Paris: Seuil, 1972.
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La religion d'Ortega Y Gasset
"La vie de l'homme", affirme Ortega, "a une dimension transcendante par quoi elle sort pour ainsi dire d'elle-même et participe de quelque chose qui n'est pas elle, qui se situe au-delà d'elle. La pensée, la volonté, le sentiment esthétique, l'émotion religieuse constituent cette dimension" 1
• L'homme "participe à la fois de l'ordre naturel et de l'ordre extra-naturel", c'est "une sorte de centaure ontologique dont une moitié est enfoncée dans la nature et l'autre la transcende"2
• Toutefois, Ortega précise que cette partie extra-naturelle ne s'identifie pas avec l'âme du "vieux spiritualisme"3
, qu'elle ne consiste pas en quelque substance spirituelle mais "en un projet vital'
,4. L'homme est, selon l'expression de
Nicolas de Cuse, auquel se réfère Ortega, un deus occasionatus, dans la mesure où, comme Dieu, il est causa sui, créateur de sa propre entité, bien que cette création de soi ne soit pas absolue comme celle de !'Unique Incréé. Jouant sur les mots, Ortega précise que: "l'homme se fait en fonction de la circonstance: c'est un dieu d'occasion"5
.
Toutefois, la véritable construction de soi n'est ni aléatoire ni contingente car c'est en répondant à sa vocation que le sujet se constitue.
VOCATION
La tendance à concevoir la vie en termes de "mission" (mision), de "responsabilité" (responsabilidad), de "destin intérieur" (destina
interior), est indubitablement un héritage du christianisme que l'homme
1 "La vida del hombre ( ... ) tiene una dimension trascendente en que, por decirlo asi, sale de si
misma y participa de algo que no es ella, que esta mas alla de ella. El pensamiento, la voluntad, el
sentimento estético, la emoci6n religiosa, constituyen esa dimensi6n". El tema de nuestro tiempo,
IV. "Cuttura y vida", 1962 (quinta edici6n), p. 166.
2 " ... el ser del hombre tiene la extraiia condici6n de que en parte resulta afin con la naturaleza, pero
en otra parte no, que es a un tiempo natural y extranatural, una especie de centauro ontol6gico, que
media porci6n de él esta inmersa, desde luego, en la naturaleza, pero la otra parte trasciende de ella.",
Ensimismamiento y alteraci6n (1939), Meditaci6n de la técnica, O.C., V, op. cit., p.338.
3"el viejo espiritualismo", ibid.
4 "en un proyecto de vida", ibid. 5
"Todos los conceptos que quieran pensar la auténtica realidad ----que es la vida- tienen que ser
en este sentido 'ocasionales'. Lo cual no es extraiio, porque la vida es pura ocasi6n, y por eso el
cardenal Cusano llama al hombre un Deus occasionatus , porque seg(m él, el hombre, al ser libre, es
creador como Dios, se entiende: es un ente creador de su propia entidad. Pero, a diferencia de Dios,
su creaci6n no es absoluta, sino limitada por la ocasi6n. Por tanto, literalmente lo que yo oso
afirmar: que el hombre se hace a si mismo en vista de la circunstancia, que es un Dios de ocasi6n",
Historia como sistema (1941), O.C., VI, op. cil., p. 35-36.
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moderne doit assumer1• Ortega souligne la prégnance de l'étymologie des
expressions : se consacrer à une chose, y dédier sa vie, auxquelles nous
avons communément recours :
La dicatio o dedicatio era el acto solemne en que la ciudad,
representada por sus magistrados, declaraba destinar un edificio al
culto de un dios; por tanto, hacerle sagrado o consagrado. Y, en
efecto, decimos indiferentemente de alguien que se dedic6 o
consagr6 su vida a ta! o cual oficio y ocupaci6n. Noten c6mo ha
bastado rozar este punto de la condici6n humana para que afluyan
por si mismos a nuestros labios y oidos los vocablos mas
religiosos: dedicaci6n, consagraci6n, destino. Noten al proprio
tiempo c6mo esos vocablos han perdido en la lengua usual su
resonancia patética, trascendente, y perpetuan, prolongan, ya
trivializada, su existencia verbal. Esta coexistencia inmediata
entre la trascendencia y la trivialidad va a sorprendernos una y
otra vez al volver la esquina de todos los asuntos humanos2.
Ortega refuse la définition réductrice du concept de culture qui ramène
cette dernière à un simple bagage intellectuel, et l'envisage au contraire
comme synonyme d'accomplissement personnel. La véritable culture est
la "fidélité envers soi-même", une "attitude de religieux respect envers
notre propre vie"3
. L'ensimismamiento, cette descente en soi par quoi le
sujet accède à sa propre vérité intime, découvre sa vocation et l'assume
afin d'atteindre une condition d'authenticité, est une metanoia, une
conversion, au sens néotestamentaire du mot. Ortega emprunte également
le terme paulinien d'oikodumé (édification) pour désigner le processus par
lequel l'homme se construit en réalisant son projet vital :
La conversion es el cambio del hombre, no de una idea a otra,
sino de una perspectiva total a la opuesta: la vida, de pronto, nos
aparece vuelta del revés. Lo que ayer quemabamos, hoy I o
adoramos. Por eso -es la palabra de Juan Bautista, de Jesus, de
San Pablo: matanoiete- convertios, arrepentios, es decir, negad
todo lo que erais hasta este momento y afirmad vuestra verdad,
1 En torno a Galileo, "Lecci6n XII", "Renacimiento y retomo", op. cil., pp. 154-155.
2 Una interpretacion de la historia universal (1948), O.C., IX, op. cil., p. 14-15.
3 "Cultura es fidelidad consigo mismo, una actitud de religioso respeto hacia nuestra propia y
persona! vida", Azorin o primores de /o vulgar, "Maximus in minimis", O.C., 11, 1961 (quinta
edici6n), p. 161.
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La religion d'Ortega Y Gasset
reconoced que estais perdidos. De esa negaci6n sale el hombre
nuevo que hay que construir. San Pablo usa una y otra vez este
término: construcci6n, edificaci6n -oikodumé. Del hombre en
ruina y hecho puro escombro hay que rehacer un nuevo edificio.
Pero la condici6n previa es que abandone las posiciones falsas en
que esta y venga a si mismo, vuelva a su intima verdad 1 •
La vocation doit être entendue dans son sens étymologique et dans
son acception religieuse classique, comme un appel adressé au sujet,
comme une voix qui, émanant du plus profond de lui-même, le requiert:
esos diversos proyectos vitales o programas de vida que
nuestra fantasia elabora, y entre los cuales nuestra voluntad, otro
mecanismo psiquico, puede libremente elegir, no se nos presentan
con un cariz igual, sino que una voz extrafia, emergente de no
sabemos qué intimo y secreto fondo nuestro, nos llama a elegir
uno de ellos y excluir los demas. Todos, conste, se nos presentan
como posibles -podemos ser uno u otro-, pero uno, uno solo se
nos presenta como lo que tenemos que ser. Este es el ingrediente
mas extrafio y misterioso del hombre2 .
L'action par quoi le sujet est appelé à se réaliser est la seule
expérience métaphysique qu'il soit donné à l'homme de vivre, une
expérience qui relève du sacré. En répondant à sa vocation, en mettant
librement en œuvre son projet, l'homme s'inscrit dans la vaste chaîne des
expériences vitales. Bien qu'Ortega'veuille se démarquer des philosophies
de l'histoire de matrice idéaliste, en affirmant que la raison historique est
le seul instrument herméneutique qui permette de raconter ce qui est
advenu à l'homme et ce que l'homme a accompli dans telle conjoncture
vitale sans verser dans une interprétation "théologisante" des faits, il
n'hésite pas à définir la raison historique comme "tout acte intellectuel
nous mettant en contact avec la réalité et par lequel nous rencontrons ce
qui est transcendant"3
, donnant une nette coloration métaphysique à son
historicisme. Le destin humain ne se réduit pas à la somme des
1 En torno a Gali/eo, "Lecciôn IX", "Sobre el extrema como forma de vida", O.C., .V, op. cit., p.
116. 2
Lecciôn XI, "El hombre del siglo XV", Ibid., pp. 137-138. 3
"toda acciôn intelectual que nos pone en contacta con la realidad, por media de la cual topamos
con lo trascendente", Historia coma sistema (1935), O.C., VI, op. cil., p. 47.
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Nicolas BONNET
événements : la totalité du parcours contient un sens qui transcende les
différents moments qui le constituent. Chaque événement qui s'insère
dans la trame contribue ainsi à la constitution du sens global qui est de
nature métaphysique. Dans son article de 1909 sur Renan, le jeune Ortega
voyait dans ! 'Histoire, une nouvelle forme de religion 1• Dans En torno a
Galileo, il recourt au langage métaphorique pour définir la dimension
téléologique de !'Histoire : pareille à un roman, à une partition, à un
drame, à une représentation sacrée :
El destino humano constituye una melodia en que cada nota
tiene su sentido musical colocada en su puesto entre todas las
demas. Por eso la cancion de la historia solo se puede cantar entera
-después de todo, como la vida de un hombre solo se entiende
cuando se cuenta de su principio a su fin. La historia es sistema
un sistema lineal tendido en el tiempo. La serie de las formas de
vida humana que ha habido, en efecto, no son infinitas, son unas
cuantas, tantas como generaciones, unas cuantas precisas y
determinadas que se suceden unas a otras y salen unas de otras
como las figuras de un caleidoscopio integrando, como he dicho,
una melodia, la melodia del destino universal humano -el drama
del hombre, que es, en rigor, un autosacramental, un misterio- en
el sentido de Calderon- es decir, un acontecimiento trascendente.
L'homme joue un rôle de premier plan dans ce "mystère", puisqu'il
est coauteur et co-interprète de !'Histoire avec l'être:
Porque en la vida humana va inclusa toda otra realidad, es ella
la realidad radical, y cuando una realidad es la realidad, la i'.mica
que propiamente hay, es, claro esta, trascendente. He aqui por qué
la historia -aunque no lo hayan creido las ultimas
generaciones- es la ciencia superior, la ciencia de la realidad
fundamental- ella y no la fisica2.
1 "La historia es la embriogenia de Dios, y, por lo tanto, una especie de teologia ; recordar, hacer
memoria del pasado, se transforma de este modo en un misterio religioso, y al Cuerpo de archiveras
compete hoy las funciones encomendadas a los pàrrocos y sus coadjutores", in "La teologia de
Renan", O.C., I, op. cit., p. 136. 2
En torno a Ga/ileo, Lecci6n VIII, "En el trànsito del cristianismo al racionalismo", op. cil., p. 9 5.
Ces lignes sont de 1933, quelque trois ans plus tard, Ortega sera forcé de constater que la mélodie
de ! 'Histoire peut facilement dégénérer en cacophonie.
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La religion d'Ortega Y Gasset
EXISTENTIALISME ET VITALISME
Le vitalisme agonique d'Ortega se propose comme une alternative à
l'existentialisme tourmenté de Kierkegaard et de ses disciples, Unamuno
et Heidegger1• Selon Ortega, le sentiment tragique que le philosophe
basque a hérité, avant le philosophe allemand, de "l'histrion" de
Copenhague, Kierkegaard, relèverait d'une interprétation provinciale,
romantique et erronée du christianisme, lequel, en tant que dogme, loin
de reposer sur un vague sentiment de l'absolu, se fonde sur une "idée"
solide et précise de la vie. L'interprétation chrétienne de la vie ne se
présente pas comme un questionnement mais comme une réponse : il est
solution du problème vital. En tant que sotériologie, doctrine du salut, il
présenterait, en fait, une conception semi-tragique de la condition
humaine : à la fin, tout s'arrange, on évite la catastrophe et le drame
connaît un heureux dénouement2
(tel est d'ailleurs ce qui oppose la
comédie à la tragédie dans la théorie médiévale des genres à laquelle
Ortega fait ici allusion).
Au sentiment tragique, Ortega oppose son sentiment sportif et
ludique de la vie, à la meditatio mortis, une meditatio vitae, à la soif
d' Absolu qui pousse à la négation du monde, l'amour de la terre.
L'existence n'est pas, comme l'affirme Heidegger, qu'être-pour-la-mort
mais aussi joie de vivre. Il convient selon Ortega "d'opérer la synthèse
des deux grandes vérités de la vie humaine : la chrétienne, selon laquelle
'vivre', c'est se trouver dans une vallée de larmes et la païenne, qui
convertit cette vallée de larmes en un stade pour l'exercice sportif. La vie
comme angoisse, Monsieur Heidegger? Très bien ! Mais aussi la vie
comme exploit"3
.
1 Ortega affecte de considérer Heidegger comme un penseur médiéval à cause de son rejet de la
modernité et de sa spéculation scolastique sur l'être. La idea de principio en Leibniz y la evolucion
de la teoria deductiva (1947), § 29 "El nive! del nuestro radicalismo", O.C, VIII, op. cit., p. 272. 2
"El cristianismo envuelve en si no un sentimiento, no un vago "sentido", sino directa y
formalmente una precisa idea, una interpretacion casi trâgica de la vida, pero es precisamente porque
no se detiene a contemplar el fenomeno de la Vida como tal, sino que es desde /uego solucion al
problema de la Vida, es salvacion. Por eso digo, que es una concepcion solo casi trâgica a la
postre, todo termina bien y las cosas se arreglan". §31. "El lado dramâtico de la filosofia", ibid., p.
300. 3
"De tal suerte, que en mi doctrina de la vida transparece la union indisoluble -nada
contradictoria, sino al revés-, la mutua necesidad de venir a sintesis las dos grandes verdades sobre
la vida humana: la cristiana, para quien "vivir" es estar en un valle de lâgrimas; y la pagana, que
convierte ese valle de lâgrimas en un stadion para el ejercicio deportivo. I lLa vida como angustia,
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Nicolas BONNET
En dépit de son évolution, l'attitude d'Ortega vis-à-vis de la religion
présente une substantielle continuité: il s'agit toujours, à ses yeux,
d'opérer la sécularisation du christianisme, car en tant que doctrine des
fins dernières, celui-ci représente une "forme de culture" qui éloigne
l'homme de la terre en lui proposant un horizon supraterrestre, qui le
distrait du souci de la vie concrète et immédiate par la promesse d'une
autre vie. Ortega impute essentiellement au christianisme sa
dévalorisation de "nuestra vida". Cette dernière en effet ne paraît pas
grand chose comparée à l 'Absolu, elle ferait presque figure de "non être"
(casi Nada) au regard de l'Ens realissimum'. Or "ce ne sont pas les
valeurs transcendantes qui donnent un sens à la vie" affirme Ortega dans
El tema de nuestro tiempo; "au contraire, c'est l'admirable générosité de
cette dernière qui a besoin de s'enthousiasmer pour quelque chose qui lui
est extérieur"2
•
sefior Heidegger? jMuy bien! Pero ... ademâs: la vida como empresa" Sobre la raz6n hist6rica
(1940), O.C., XII, Alianza Editorial, Revista de Occidente, 1997 (segunda reimpresi6n), p. 218-219. 1
Ibid. 2
"No son, pues, los valores trascendentes quienes dan un sentido a la vida, sino al revés, la
admirable generosidad de ésta, que necesita entusiasmarse con algo ajeno a ella", El tema de nuestro
tiempo, 8 "Valores vitales", O.C., lll, op. cil., p. 188.
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