La réalité humaine vivante. Agir – savoir – sentir : une …€¦ · Dilthey peut être...

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© Jean-François Rioux, 2020 La réalité humaine vivante. Agir – savoir – sentir : une introduction à la philosophie de Wilhelm Dilthey Mémoire Jean-François Rioux Maîtrise en philosophie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

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© Jean-François Rioux, 2020

La réalité humaine vivante. Agir – savoir – sentir : une introduction à la philosophie de Wilhelm Dilthey

Mémoire

Jean-François Rioux

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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La réalité humaine vivante. Agir – savoir – sentir Une introduction à la philosophie de Wilhelm Dilthey

Mémoire

Jean-François Rioux

Sous la direction de :

Sophie-Jan Arrien, directrice de recherche

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Résumé

Ce mémoire défend l’hypothèse que le sens de la critique de la raison historique de

Dilthey peut être déterminé à partir du projet critique de Kant, à la condition que ce projet ait

le sens que lui donne l’interprétation de Deleuze. Le premier chapitre tire de l’interprétation

deleuzienne de Kant trois idées qui trouvent leur équivalent dans la philosophie de Dilthey,

à savoir (1) que l’objet de la critique de la raison historique est la réalité humaine vivante,

(2) que sa méthode, l’autoréflexion, distingue en elle trois dimensions essentielles (l’agir, le

savoir et le sentir) et (3) que, malgré l’universalité de ces dimensions, la réalité humaine

vivante présente une irréductible variabilité. Les trois chapitres suivants reconstituent

successivement l’autoréflexion diltheyenne de l’agir, du savoir et du sentir.

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Abstract

This thesis argues that the meaning of Dilthey’s critique of historical reason can be

determined by relying on Kant’s critical project, provided that this project receives its own

meaning from Deleuze’s interpretation. The first chapter draws from this interpretation three

ideas which find their equivalent in Dilthey’s philosophy, namely (1) that the object of the

critique of historical reason is living human reality, (2) that its method, called self-reflection,

distinguishes in it three essential dimensions (action, thought, feeling), (3) that, despite the

universality of these dimensions, the living human reality presents an irreducible variability.

The next three chapters successively reconstitute Dilthey’s self-reflection of action, thought

and feeling.

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Table des matières Résumé ................................................................................................................................................. ii

Abstract ............................................................................................................................................... iii

Table des matières ............................................................................................................................... iv

Remerciements ................................................................................................................................... vii

Introduction. Le sens de la critique de la raison historique ................................................................. 1

La fonction de la Critique de la raison pure dans l’interprétation de la philosophie de Dilthey initiée par Gadamer .......................................................................................................................... 2

D’une Vorsicht à l’autre ................................................................................................................... 6

La réalité humaine vivante. Agir – savoir – sentir ........................................................................... 7

Justification de l’ordre choisi ........................................................................................................... 9

Chapitre 1. La réalité humaine vivante dans la philosophie de Dilthey ............................................ 10

1.1. L’interprétation deleuzienne de Kant ...................................................................................... 10

1.2. Trois idées directrices de Kant à Dilthey ................................................................................ 12

1.2.1. L’objet de la critique de la raison historique .................................................................... 12

1.2.2. L’autoréflexion comme méthode ..................................................................................... 16

1.2.3. Universalité et variabilité de la réalité humaine vivante .................................................. 21

Chapitre 2. L’agir : de la constitution de la réalité à l’action politique ............................................. 28

2.1. La constitution pratique de la réalité ....................................................................................... 29

2.2. L’action humaine .................................................................................................................... 37

2.2.1. L’imagination pratique et le nouveau dans l’histoire ....................................................... 41

Chapitre 3. Le savoir : de la perception à la connaissance scientifique et philosophique ................. 45

3.1. Le concept de savoir ............................................................................................................... 48

3.1.1. Savoir et perception ......................................................................................................... 49

3.1.2. L’intellectualité de la perception ...................................................................................... 50

3.2. La pensée discursive ............................................................................................................... 52

3.2.1. La science et la tonalité affective scientifique ................................................................. 53

3.2.2. L’autonomie des sciences de la nature et des sciences de l’esprit ................................... 55

3.2.3. La philosophie .................................................................................................................. 59

Chapitre 4. Le sentir : du sentiment de la vie à son intensification dans la poésie ............................ 63

4.1. L’analyse des sentiments ........................................................................................................ 64

4.1.1. Les sphères affectives ...................................................................................................... 65

4.1.2. L’effectuation concrète des sentiments ............................................................................ 66

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4.2. L’intensification du sentiment de la vie dans la poésie .......................................................... 67

4.2.1. Les lois de transformation des représentations ................................................................ 68

4.2.1. Les types et la réponse au problème de l’abstraction conceptuelle ................................. 71

4.2.2. L’effectuation concrète de la transformation des représentations et de la production de types ........................................................................................................................................... 73

Conclusion. La conscience métaphysique ......................................................................................... 79

Bibliographie ...................................................................................................................................... 83

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À Monique Beluche

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Remerciements

Mes remerciements vont d’abord aux institutions qui ont contribué directement ou

indirectement à la réalisation de ce mémoire : le Conseil de recherches en sciences humaines

du Canada, la Faculté de philosophie de l’Université Laval, le Laboratoire de philosophie

continentale, le Deutscher Akademischer Austauchdienst, l’Association des chercheur(e)s

étudiant(e)s en philosophie, l’Association des étudiantes et des étudiants de Laval inscrits

aux études supérieures, les bibliothèques universitaires, le Bureau de coopération

interuniversitaire et Thèsez-vous. Je remercie Eric S. Nelson d’avoir accepté de me partager

le recueil de textes Interpreting Dilthey : Critical Essays avant sa publication officielle.

Je remercie chaleureusement ma directrice de recherche, Sophie-Jan Arrien, pour son

encadrement philosophique exceptionnel. Mes remerciements vont également à Luc Langlois

et à Philippe Knee pour avoir accepté d’évaluer ce mémoire.

Merci à Lynda pour l’initiation à la philosophie. Merci à Charles, Sarahlou, Petite-

Chose-Blanche, Cassandre et Mathilde pour l’accueil à Québec. Merci à Geneviève et Paola

pour le plaisir pris à habiter ensemble. Merci à Catherine pour les réflexions enthousiastes et

enthousiasmantes. Merci à Anne-Frédérique et Melissa pour les années passées et les années

à venir. Merci à mes parents pour la confiance. Merci à Patrice pour la beauté.

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INTRODUCTION. LE SENS DE LA CRITIQUE DE LA RAISON HISTORIQUE

« Nous demandons : que signifie le titre “Critique de la raison pure”?1 »

Par où entrer dans une philosophie? Dans certains cas, la réponse à cette question est

indispensable. Pensons à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel : y entrer par une autre

porte que celle de la certitude sensible fragilise la validité et la cohérence de tous les concepts

de l’ouvrage. La raison est que ceux-ci et la réalité qu’ils décrivent ont été construits en

suivant le plan d’un ensemble systématique présenté comme tel.

Un tel plan est absent de l’œuvre de Wilhelm Dilthey. On trouve à sa place une

diversité surabondante de thèmes (l’autonomie des sciences humaines, la réalité extérieure,

les visions du monde, etc.), de disciplines (la philosophie, la psychologie, l’herméneutique,

l’esthétique, la logique, la pédagogie, l’éthique, la morale, la politique, la religion, la biologie,

etc.) et de méthodes (philosophique, historique, biographique, critique, scientifique, etc.). Ce

foisonnement théorique est lui-même indissociable d’une genèse historique complexe qui

prend la forme de discussions critiques (avec la métaphysique, la sociologie, l’école

historique, la psychologie explicative, etc.), de travaux novateurs (sur Kant, le jeune Hegel,

Hölderlin, Husserl, etc.), d’échanges désormais célèbres (avec Windelband, Rickert, le

comte York, Ebbinghaus, Husserl, etc.) et d’intérêts personnels (pour la littérature de

Shakespeare, Goethe, etc.).

1 Martin Heidegger, Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant, trad. fr. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1982, p. 32.

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Que l’œuvre de Dilthey, donc, soit aussi éclectique ne supprime toutefois en rien le

besoin d’y entrer par un point d’accès adéquat. Sans un tel point d’accès et l’interprétation

générale qui l’accompagne, les innovations conceptuelles de son œuvre perdent leur intérêt

profond et prêtent le flanc aux critiques les plus réductrices. Par où alors entrer dans la

philosophie de Dilthey? Comme Gadamer et les interprètes qu’il a inspirés, nous proposons

d’entrer dans la philosophie de Dilthey par le biais d’un de ses leitmotivs : la critique de la

raison historique. Une fois que nous aurons précisé le sens que ces interprètes accordent à

cette expression sur la base de leur interprétation de la Critique de la raison pure de Kant,

nous nous en distancierons et suggérerons, à partir d’une autre interprétation de l’œuvre

kantienne, de donner un nouveau sens à l’expression de critique de la raison historique.

La fonction de la Critique de la raison pure dans l’interprétation de la philosophie de Dilthey initiée par Gadamer

Véritable slogan, l’expression de « critique de la raison historique » ponctue les écrits

de Dilthey de manière irrégulière, mais continue. On retrouve une de ses premières

formulations dès 1860 dans son journal personnel2. Elle revient ensuite dans la plupart des

grandes étapes de son travail intellectuel, que ce soit en 1883 dans son Introduction à l’étude

des sciences humaines3 ou, plus de vingt ans plus tard, dans Le projet d’une suite de

L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit4. De ce point de vue, la

possibilité de ressaisir l’unité de l’œuvre de Dilthey sous cette expression ne manque pas de

légitimité. Bernhard Groethuysen juge même que « presque tous les volumes disponibles des

Œuvres complètes pourraient paraître sous le titre global […] de Critique de la raison

historique5 ».

2 Wilhelm Dilthey, Der junge Dilthey. Ein Lebensbild in Briefen und Tagebüchern 1852-1870, C. Misch (éd.), Stuttgart, B. G. Teubner, 1960, p. 120. 3 Wilhelm Dilthey, Gesammelte Schriften I, Stuttgart, B. G. Teubner, 1922, p. 116 [150]. Désormais cité GS suivi du numéro de tome pour les tomes I à XII de l’édition B. G. Teubner et pour les tomes XIII à XXVI de l’édition Vandenhoeck & Ruprecht (Göttingen). Les nombres inscrits entre crochets renvoient à la pagination de la traduction française. Pour les tomes XVIII et XIX, qui ne sont pas traduits en français, nous avons choisi d’indiquer entre crochets la pagination de l’édition anglaise de référence. Pour chaque tome, la bibliographie indique la traduction utilisée. 4 GS VII, p. 191 [15]. 5 Bernhard Groethuysen, « Vorbericht des Herausgebers », dans GS VII, p. V. La traduction est de Sylvie Mesure (cf. Dilthey et la fondation des sciences historiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 16).

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Cela étant dit, la question demeure entière du sens à donner à cette expression.

Plusieurs des interprétations dominantes de l’œuvre de Dilthey ont pris pour point de départ

le titre de l’œuvre dont l’expression s’inspire : la Critique de la raison pure de Kant. L’accent

a alors été mis sur leur visée épistémologique commune. C’est à partir de celle-ci que

Gadamer identifie et distingue leur tâche respective : selon lui, la critique de la raison

historique vise essentiellement à munir la connaissance de l’histoire d’une fondation

épistémologique comme la Critique de la raison pure poursuivait à l’époque le but d’une

fondation épistémologique de la connaissance de la nature.6 L’interprétation de Gadamer a

par la suite été reprise dans ses grandes lignes par de nombreux interprètes. Ainsi, pour Paul

Ricœur, Dilthey a voulu « réenchainer sur Kant, mais au point où […] Kant s’était arrêté »,

et ce, en dotant « les sciences de l’esprit d’une méthodologie et d’une épistémologie aussi

respectables que celles des sciences de la nature7 ». Jean Grondin, quant à lui, défend qu’il

était pour Dilthey « tout indiqué de chercher […] les conditions d’objectivité des sciences

humaines, exactement comme Kant a su dériver les paramètres des sciences pures de la

nature8 ». L’idée de fond de ces interprétations est partagée encore aujourd’hui par Charles

Bambach. Dans un article publié en 2019, il écrit : « Dilthey envisioned a “new critique of

6 Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode, trad fr. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 1996, p. 240. Dans les études diltheyennes, il est commun d’attribuer à Heidegger la découverte du biais épistémologique de la philosophie de Dilthey. Nous défendons plutôt que c’est Gadamer qui en est le véritable auteur. Sans doute Heidegger critique-t-il le manque d’originarité de l’idée de constitution (Phénoménologie de l’intuition et de l’expression, trad. fr. G. Fagniez, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2014, p. 192) et de l’attitude théorique de la philosophie de Dilthey (Ibid., p. 197). En cela, il représente effectivement la première étape d’un processus qui culmine toutefois chez Gadamer, par exemple, lorsque celui-ci affirme que la « réflexion [de Dilthey] était toujours vouée à un seul but, celui de légitimer comme réalisation de la science objective […] la connaissance de ce qui est historiquement conditionné » (Vérité et Méthode, p. 251). Par conséquent, leur position ne saurait être assimilée l’une à l’autre. En fait, on peut même supposer que Heidegger aurait rejeté la lecture de Dilthey par Gadamer, laquelle se compare pour une large part à celle qu’il critiquait chez les néokantiens (Les conférences de Cassel [1925], trad. fr. J.-C. Gens, Paris, Vrin, coll. « Textes et commentaires », 2003, p. 159-161). Cette hypothèse d’une irréductibilité de la position de Heidegger à celle de Gadamer s’accorde d’ailleurs négativement avec ce que nous essaierons de montrer à l’instant : comme Heidegger n’interprète jamais la philosophie de Dilthey à partir de son projet d’une critique de la raison historique (à notre connaissance), il ne la réduit jamais non plus à un horizon épistémologique qu’elle hériterait de la Critique kantienne. 7 Paul Ricœur, Du texte à l’action : Essais d’herméneutique, II, Paris, Seuil, 1986, p. 82-83. 8 Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 117.

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reason” that would provide a way of securing for the newly developed historical sciences the

same rigor and validity that Kant’s original critique had achieved for the natural sciences9 ».

Pour soutenir leur lecture, ces interprètes se sont bien sûr appuyés sur le corpus

diltheyen. Il arrive ainsi à Dilthey de présenter son projet d’une critique de la raison

historique en commençant par « la tâche de développer une fondation épistémologique des

sciences de l’esprit, puis d’utiliser l’instrument ainsi créé pour déterminer les liens internes

qui unissent les diverses sciences de l’esprit, les limites dans lesquelles une connaissance est

possible dans ces sciences et les rapports qui lient entre elles les vérités qu’elles énoncent10 ».

De la manière dont Dilthey la conçoit, la critique de la raison historique est donc en effet liée

étroitement à la fondation épistémologique de la connaissance historique. Par ailleurs,

Dilthey s’accorde en bonne partie avec l’interprétation épistémologique de la Critique de la

raison pure et revendique l’origine kantienne de son propre projet : il comprend sa tâche

comme étant celle de « persévérer dans la voie critique de Kant, [de] fonder, en collaboration

avec les chercheurs spécialisés dans d’autres domaines, une science expérimentale de l’esprit

humain » qui étudie « les lois qui régissent les phénomènes sociaux, intellectuels et

moraux11 ».

De ces interprétations, il nous apparait possible de dégager un rapport de corrélation,

jusqu’ici toujours tenu pour acquis, entre Dilthey et Kant. À chaque fois, les interprètes –

voire Dilthey lui-même – ont affecté la critique diltheyenne à une tâche en la faisant

correspondre à une tâche identique de la Critique kantienne. Depuis Gadamer, celle-ci

semble avoir agi, pour reprendre les mots de Heidegger, comme Vorsicht, comme « pré-

vision, qui “prépare” à une explicitabilité déterminée ce qui a été pré-acquis (Vorhabe)12 ».

En l’occurrence, la pré-vision de la Critique kantienne à partir de sa dimension

épistémologique a anticipé et préparé l’explicitation de la critique de la raison historique

9 Charles Bambach, « Hermeneutics and Facticity : Dilthey’s Critique of Historical Reason », dans E. S. Nelson (dir.), Interpreting Dilthey : Critical Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, p. 83. 10 GS I, p. 116 [150]. Traduction modifiée. 11 GS V, p. 27 [32]. 12 Martin Heidegger, Être et Temps, trad. fr. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, §32, p. 123.

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diltheyenne. Plus précisément, la réduction du projet de l’un à celui de l’autre s’est effectuée

par une réduction commune à leur unique dimension épistémologique.

Loin d’être banale, une telle décision interprétative, aussi implicite est-elle par

ailleurs, engage l’avenir de l’œuvre de Dilthey. Effectivement, en la faisant reposer en tout

ou en partie sur son but épistémologique, les commentateurs n’ont alors eu qu’à souligner les

impasses de celui-ci pour la disqualifier et appeler son dépassement. Un article de Servanne

Jollivet en donne le meilleur exemple13. D’abord, comme l’ont fait Gadamer, Ricœur,

Grondin et Bambach, elle met en corrélation Dilthey et Kant à partir de leur visée

épistémologique commune : selon elle, « [le projet de critique de la raison historique] se

déployant dès l’initiale sous la forme d’une refondation des sciences de l’esprit, c’est bien

sous le signe d’une réappropriation et radicalisation du geste kantien qu’il est possible de

relire l’intégralité de [l’œuvre de Dilthey]14 ». Ensuite, elle montre le « déplacement [dans

l’œuvre de Dilthey] d’un projet initialement épistémologique […] au projet élargi d’une

“critique de la conscience historique” » et l’explique par une « rupture par rapport à Kant15 ».

Enfin, elle conclut que seul ce projet élargi, qualifié d’herméneutique, conserve à ses yeux

une légitimité, bien qu’il ait surtout porté fruit chez ses successeurs (Heidegger, Koselleck,

Cassirer)16. De notre point de vue, la position de l’auteure doit être rejetée parce qu’elle

supprime l’intérêt intrinsèque de l’œuvre de Dilthey, qu’elle la divise indûment en deux

périodes distinctes, qu’elle suppose à tort qu’elle rompt avec Kant à un moment de son

développement et qu’elle se prive d’apprécier ses contributions à l’épistémologie17. Ce n’est

donc pas à cause du rapport de corrélation constamment posé entre Dilthey et Kant que nous

rejetons la position de Jollivet (et celles de Gadamer, Ricœur, Grondin et Bambach). Au

contraire, nous croyons que ce rapport est susceptible de répondre de manière féconde à la

question de l’accès à la philosophie de Dilthey. Le problème réside plutôt dans le fait qu’il

13 Cf. Servanne Jollivet, « Dilthey et la “critique de la raison historique” », dans G. Fagniez et S. Camilleri (dir.), Dilthey et l’histoire, Paris, Vrin, 2016. 14 Ibid., p. 28. 15 Ibid., p. 29. 16 Ibid., p. 40. 17 Cet article de Jollivet n’est pas sans mérite pour autant. Il montre notamment de manière très pertinente les conséquences de l’historicisation du geste critique.

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soit déterminé exclusivement à partir de la dimension épistémologique de la Critique

kantienne.

D’une Vorsicht à l’autre

La stratégie que nous retenons est celle-ci : changeons de Vorsicht et constatons les

effets. Voyons si, en interprétant autrement le projet de Kant et en y rapportant le projet de

Dilthey, de nouvelles avenues interprétatives ne s’ouvriraient pas18. Mais quelle

interprétation du projet de Kant retenir? Ici, notre objectif n’est pas de déterminer quelle

lecture de Kant est la meilleure. L’interprétation retenue demeurera toujours partiellement

arbitraire. L’objectif est plutôt d’examiner la possibilité d’une nouvelle Vorsicht pour faire

valoir d’autres aspects de l’œuvre diltheyenne et mieux rassembler l’unité de ses enjeux, de

ses questions et de ses limites. Au fond, il s’agit peut-être surtout de se prêter au jeu, de lancer

le ballon et de voir la manière dont se positionnent les joueurs sur le terrain. Dans le sport

comme en exégèse, aucune stratégie ne peut disqualifier a priori la possibilité d’une stratégie

plus efficace. Il n’en demeure pas moins que certains coups engendrent des configurations

qui font progresser le jeu plus que d’autres.

L’interprétation de Kant que nous avons décidé de privilégier à titre de Vorsicht

capable d’anticiper et de préparer d’une façon renouvelée l’explicitation de la philosophie de

Dilthey est celle proposée par Gilles Deleuze dans La philosophie critique de Kant. Comme

nous le verrons au premier chapitre, le fait que cette interprétation s’intéresse à tout le projet

18 Cette stratégie n’est pas inédite parmi les interprètes de Dilthey. Dans Dilthey et la fondation des sciences historiques, Sylvie Mesure rappelle à juste titre que la critique de la raison historique contribue de manière originale à la problématique « de savoir comment peuvent s’articuler les exigences de la raison théorique […] et les exigences de la raison pratique » (Dilthey et la fondation des sciences historiques, p. 106). Or, cette problématique est celle de la Critique de la faculté de juger, laquelle entretiendrait au final une plus grande proximité avec la critique diltheyenne. Une telle hypothèse, conclut Mesure, « conduit à une interrogation épistémologique sur les termes dans lesquels l’Introduction aux sciences de l’esprit a formulé le problème de l’objectivité » (Ibid., p. 108). Quant à lui, Rudolf A. Makkreel va jusqu’à renommer le projet diltheyen du titre de « critique de la faculté de juger historique » (« Kant, Dilthey et l’idée d’une critique du jugement historique », trad. fr. A. Villani, dans Revue de métaphysique et de morale, Vol. 32, nº 4, 2001, p. 446). Ailleurs, il plaide que la critique de la raison historique demeure au moins partiellement incompréhensible tant qu’elle n’est pas mise en relation avec les jugements réfléchissants de la Critique de la faculté de juger (Dilthey : Philosopher of the Human Studies, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. xi). Cela lui permet notamment d’argumenter en faveur de la centralité des écrits esthétiques dans l’œuvre diltheyenne.

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critique de Kant et y trouve une grande cohérence permettra de révéler trois idées directrices

qui structurent la philosophie de Dilthey :

1) La critique de la raison historique porte sur la réalité humaine vivante. Celle-ci est

l’origine du sens en général ;

2) La méthode de cette critique est l’autoréflexion et se rapporte à trois dimensions

essentielles de la réalité humaine vivante : l’agir, le savoir et le sentir ;

3) La réalité humaine vivante mobilise ces trois dimensions constamment, bien que l’une

d’elles peut parfois prédominer sur les autres dans certaines situations, à certaines

époques et chez certains individus selon l’intensité et le nombre.

Le but général de ce mémoire est de parcourir la philosophie de Dilthey à partir de

cette nouvelle Vorsicht, c’est-à-dire en partant de l’hypothèse qu’elle trouve bel et bien son

unité dans l’expression de « critique de la raison historique », mais à la condition que le sens

de celle-ci soit compris comme autoréflexion sur la réalité humaine vivante. Pour le dire

autrement, ce mémoire vise à répondre à la question suivante : considérant que l’expression

de « critique de la raison historique » incarne aux yeux de plusieurs le point d’accès à la

philosophie de Dilthey, que le sens donné à cette expression a dépendu depuis Gadamer d’une

interprétation de l’œuvre de Kant qui a mené l’interprétation de l’œuvre de Dilthey à

plusieurs impasses et, enfin, qu’on trouve chez Deleuze une interprétation de Kant qui

anticipe une interprétation plus féconde de Dilthey, dans quelle mesure est-il justifié de

considérer la réalité humaine vivante comme l’objet propre de la philosophie de Dilthey?

La réalité humaine vivante. Agir – savoir – sentir

Notre réponse s’appuiera sur quatre chapitres. Le premier portera sur la réalité

humaine vivante comme telle dans la philosophie de Dilthey. Les trois suivants

correspondront respectivement aux trois dimensions essentielles de la réalité humaine

vivante : l’agir, le savoir et le sentir. Au terme de ce parcours, nous aurons retrouvé une

bonne partie de la multiplicité constitutive de la philosophie de Dilthey décrite au départ.

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Dans le premier chapitre, intitulé « La réalité humaine vivante dans la philosophie de

Dilthey », nous reviendrons d’abord plus en détail sur la lecture deleuzienne de Kant. Comme

nous l’avons déjà annoncé, nous en retirerons trois idées qui nous permettront d’identifier

trois idées directrices de la philosophie de Dilthey. Il s’agira ensuite de préciser la

signification de ces idées à partir du corpus diltheyen. En premier lieu, nous justifierons notre

choix du concept de réalité humaine vivante comme objet de la critique de la raison

historique. En deuxième lieu, nous montrerons que la raison pour laquelle l’autoréflexion est

la seule méthode capable de ne pas mutiler cet objet est qu’elle reconnait ses trois dimensions

essentielles : l’agir, le savoir et le sentir. Nous détaillerons aussi les principales formes que

peut prendre l’autoréflexion dans la philosophie de Dilthey, que ce soit la psychologie

descriptive et analytique ou les sciences de l’esprit. En troisième lieu, nous insisterons sur le

fait que, si la réalité humaine vivante présente toujours les trois mêmes dimensions, elle

demeure essentiellement variable.

Dans le deuxième chapitre, intitulé « L’agir : de la constitution de la réalité à l’action

politique », nous montrerons d’abord que la réalité – celle du soi, du monde, du corps, de

l’objet, des autres et des institutions – est constituée par l’agir dans l’expérience de l’entrave

de l’intention. Ensuite, nous déterminerons les raisons pour lesquelles l’action humaine est

un événement particulier dans le monde. Il y sera notamment question de son caractère

intrinsèquement téléologique, historique, significatif, imprévisible et créateur. Nous

considérerons enfin la capacité de la personne d’action à créer du nouveau dans l’histoire en

transformant la réalité selon des valeurs.

Dans le troisième chapitre, intitulé « Le savoir : de la perception à la connaissance

scientifique et philosophique », nous distinguerons d’abord la « théorie du savoir » du

concept plus précis de « savoir », qui qualifie la manière dont les faits de conscience se

présentent eux-mêmes comme existants dans la perception. L’objet de celle-ci se révélera

structuré par des opérations logiques élémentaires, comme la comparaison, puis reproduit

dans la représentation. Nous examinerons ensuite la production de la connaissance par la

pensée discursive dans le jugement. Pour que la connaissance s’organise en science, il faudra

toutefois que le rapport du soi au monde soit structuré par une tonalité affective scientifique.

Avant de clore sur le statut de la philosophie dans cette théorie immanentiste du savoir, nous

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reviendrons sur le débat entre Windelband, Rickert et Dilthey au sujet de l’autonomie des

sciences de l’esprit par rapport aux sciences de la nature.

Dans le quatrième chapitre, intitulé « Le sentir : du sentiment de la vie à son

intensification dans la poésie », nous présenterons d’abord l’analyse diltheyenne des

sentiments. Six sphères affectives regrouperont les sentiments d’après leur corrélat

intentionnel. Nous montrerons aussi la manière dont les sentiments s’effectuent concrètement

dans le vécu quotidien. La réalité humaine vivante s’y dévoilera sous son visage le plus terne.

Nous éclairerons ensuite la production des images par le poète grâce aux lois de

transformation des représentations. Ces images se révéleront contenir un type qui intensifie

le sentiment de la vie. Nous terminerons en examinant les déterminants affectifs, temporels,

corporels, habituels et historico-socio-institutionnels de la production des images, des types

qu’elles contiennent et du sentiment de la vie qu’elles suscitent.

Justification de l’ordre choisi

Tel qu’annoncé, nous reconstruirons l’autoréflexion diltheyenne de l’agir, du savoir

et du sentir. Ces trois dimensions ne forment aucune dialectique. Comme nous le verrons

plus en détail dans les prochains chapitres, elles sont à proprement parler cooriginaires et leur

distinction repose sur l’abstraction de l’analyse théorique. En droit, il est possible d’entrer

dans la recherche par l’une ou l’autre de ces dimensions. Aucune motivation particulière n’a

donc présidé à l’ordre choisi dans ce mémoire. Parmi tous les problèmes philosophiques dans

lesquels Dilthey s’est engagé, il apparaitra rétrospectivement peut-être plus facile de

discerner le développement des enjeux entourant le rapport du concept à la réalité. En effet,

le passage initial par la dimension de l’agir mettra d’emblée le soi en rapport avec une réalité

existante. La dimension du savoir permettra ensuite de montrer plus directement la

constitution du concept dans la pensée discursive, puis dans les disciplines scientifiques et la

philosophie. Nous verrons enfin dans la dimension du sentir que l’image créée par le poète

intensifie le sentiment de la vie et dépasse par là certaines des limites intrinsèques du concept

tout en annulant certaines de ses contributions essentielles. Outre le rapport du concept à la

réalité, l’imagination (pratique, scientifique, poétique), la forme (interne/externe) et le

nouveau dans l’histoire retiendront notre attention à chaque étape de ce mémoire.

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CHAPITRE 1. LA RÉALITÉ HUMAINE VIVANTE DANS LA PHILOSOPHIE DE DILTHEY

Dans l’introduction, nous avons indiqué que les interprètes avaient depuis Gadamer

établi un rapport de corrélation entre leurs interprétations de Kant et de Dilthey. Nous

suggérions d’assumer ce rapport, mais de retenir une interprétation alternative du projet

kantien pour préparer une interprétation plus juste de la philosophie diltheyenne. Dans un

premier temps, nous résumerons sommairement l’interprétation deleuzienne de Kant. Dans

un second temps, nous prélèverons de cette interprétation trois idées auxquelles

correspondent selon nous trois idées essentielles à la philosophie de Dilthey qui pourront

alors être expliquées pour elles-mêmes.

1.1. L’interprétation deleuzienne de Kant

Dans La philosophie critique de Kant, Deleuze propose l’hypothèse que « les trois

Critiques présentent un véritable système de permutations19 ». Selon lui, chaque Critique

déploie un type de rapport à l’objet (le premier sens du mot « faculté » : connaitre, désirer,

sentiment de plaisir et de peine) qui, pour trouver en lui-même la loi de son propre exercice

et atteindre ainsi sa forme supérieure, offre un arrangement original des rapports entre les

sources de représentation (le deuxième sens du mot « faculté » : entendement, raison,

imagination). Ainsi, dans la Critique de la raison pure, Kant défend que la connaissance

synthétique a priori est possible dans la mesure où les catégories de l’entendement sont

19 Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 97.

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appliquées à l’expérience. Comme la raison est portée à dépasser cette expérience et à

connaitre les choses en soi, elle doit déléguer à l’entendement la législation de la faculté de

connaitre. La faculté de connaitre atteint ainsi sa forme supérieure lorsque « la raison pure

abandonne tout à l’entendement20 ». Celui-ci la détermine toutefois à former des Idées

transcendantales. Quant à l’imagination, l’entendement la force à schématiser.21 Dans la

Critique de la raison pratique, la forme supérieure de la faculté de désirer est atteinte par la

raison, laquelle est ici « originairement législatrice22 ». Plus précisément, « quand la loi

morale est la loi de la volonté, celle-ci se trouve entièrement indépendante des conditions

naturelles de la sensibilité qui rattachent toute cause à une cause antérieure23 ». La volonté

devient alors libre. L’entendement, désormais soumis à la raison dans son usage pratique, ne

fournit que la forme de la conformité à la loi.24 L’imagination, elle, est déterminée de manière

à ce que la Nature sensible ait l’air de pouvoir recevoir l’effet du suprasensible.25 Dans les

deux premières Critiques, l’entendement ou la raison occupe la position de législateur et

exerce son pouvoir sur l’autre et sur l’imagination. Tout se déroule différemment dans la

Critique de la faculté de juger. Aucune faculté n’y obtient un rôle législateur : dans le

jugement esthétique, l’imagination se libère et engendre un accord libre entre les facultés.26

Cet accord est la condition de possibilité des rapports déterminés que présentent les deux

premières Critiques. En effet, selon Deleuze, « jamais une faculté ne prendrait un rôle

législateur et déterminant, si toutes les facultés ensemble n’étaient d’abord capables de cette

libre harmonie subjective27 ».

20 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2012, p. 269. 21 Gilles Deleuze, « Rapport des facultés dans la critique de la raison pure », dans La philosophie critique de Kant, pp. 19-41. 22 Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. fr. F. Picavet, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2016, p. 31. Traduction légèrement modifiée par Gilles Deleuze (La philosophie critique de Kant, p. 43). 23 Ibid., p. 46. 24 Ibid., p. 50. 25 Ibid., p. 62-63. 26 Ibid., p. 71. 27 Ibid., p. 72.

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1.2. Trois idées directrices de Kant à Dilthey

De la lecture deleuzienne de Kant, nous retiendrons trois idées :

1) La philosophie critique de Kant porte essentiellement sur le rapport du sujet à l’objet ;

2) L’être humain se rapporte différemment à l’objet par la faculté de connaitre, de désirer et

de sentiment de plaisir et de peine. La différence de nature entre les facultés est

constamment conservée ;

3) Le passage de la forme inférieure d’une faculté à sa forme supérieure se produit

entièrement sur le plan immanent de la finitude humaine. Chaque faculté trouve en elle-

même le principe de ses métamorphoses. Elles ne le reçoivent donc pas de Dieu, qui ne

garantit ni l’harmonie entre le sujet connaissant et l’objet, ni la valeur de la morale, ni

l’accord entre les facultés.

Nous retrouverons ces trois idées dans la philosophie de Dilthey – sous une forme,

certes, radicalement transformée. En premier lieu, nous verrons que la réalité humaine

vivante a remplacé le rapport du sujet à l’objet en tant qu’origine du sens en général. En

deuxième lieu, nous montrerons que la méthode de la critique de la raison historique est

l’autoréflexion et que celle-ci distingue dans l’unité de la réalité humaine vivante trois

dimensions essentielles, l’agir, le savoir et le sentir, qui se sont substituées aux trois facultés

kantiennes correspondantes. En troisième lieu, nous observerons la variabilité de la réalité

humaine vivante, de ses formes simples aux plus complexes, en évacuant toutefois la question

de la supériorité des unes sur les autres.

1.2.1. L’objet de la critique de la raison historique

Dans la philosophie diltheyenne, l’ensemble vécu (der erlebte Zusammenhang)

constitue le sol et l’horizon du sens en général. En tant que tel, il est originaire, c’est-à-dire

au fondement de la possibilité même d’identifier un fondement. Le rapport du sujet à l’objet,

sur lequel portait l’essentiel de la philosophie critique de Kant, est donc quant à lui dérivé de

l’ensemble vécu. En effet, comme nous aurons l’occasion de l’expliquer plus précisément

dans les prochains chapitres, la distinction du sujet et de l’objet est, d’une part, le fruit d’une

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constitution et, d’autre part, le résultat théorique d’un processus intellectuel. Dans tous les

cas, le rapport du sujet à l’objet n’est pour Dilthey jamais premier.

Mais l’ensemble vécu est-il pour autant l’objet de la critique de la raison historique?

Pourquoi parler de « réalité humaine vivante »? Nous avons la conviction que cette

expression est plus adéquate pour nommer la région d’objets autour de laquelle se rassemble

la critique de la raison historique de Dilthey.28 Afin d’en mesurer la valeur, décomposons

l’expression en ses trois parties. (1) Le terme de « réalité » annonce d’emblée que l’objet de

la critique de la raison historique ne se limite pas à un vécu intérieur qui n’entretiendrait avec

le monde extérieur qu’un rapport phénoménal. Comme nous le verrons, le monde extérieur

est réel et le sujet qui le rencontre l’est d’ailleurs tout autant. La réalité en question se limite

d’autant moins à un vécu intérieur qu’elle porte aussi sur des réalités dont l’essence n’est pas

subjective, comme les institutions. (2) L’adjectif « humaine » a pour fonction d’éviter un

malentendu à propos de la « réalité vivante » : elle n’a rien à voir avec l’objet des sciences

biologiques (la cellule, la plante, l’animal ou l’environnement). (3) Quant à lui, l’adjectif

« vivante » indique les premières caractéristiques de la « réalité humaine » : elle est concrète,

mobile, plurielle, processuelle, pratique, incarnée et historique – facticielle29. Ajoutons à

cette liste une caractéristique : la réalité humaine vivante est fragile. Plus que d’autres objets,

elle est susceptible d’être mutilée, voire sacrifiée par sa conceptualisation. La recherche

théorique implique donc une responsabilité, celle de préserver toute la plénitude et la richesse

de son « objet » : « n’isolons jamais une portion du réel afin de la considérer en quelque sorte

comme une préparation anatomique », « telle est la grande exigence méthodologique30 ».

28 Elle est aussi plus adéquate qu’une autre expression fréquemment utilisée pour identifier l’unité de l’œuvre diltheyenne, celle de « vie », qui, de notre point de vue, est sous-déterminée et trop polysémique. On en garde toutefois une trace dans « réalité humaine vivante ». Précisons que le concept de réalité humaine vivante n’est lié d’aucune façon à l’essai de traduction de Henry Corbin du concept heideggérien de Dasein par « réalité humaine ». 29 Dans son étude sur le jeune Heidegger, Sophie-Jan Arrien définit ainsi ce terme : « la facticité pourrait désigner l’expérience vécue du soi dans sa phénoménalité même, à savoir comme apparition mondaine, historique et constamment appropriée » (L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger [1919-1923], Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épiméthée », 2014, p. 75). Considérant ce que nous présenterons au chapitre 2, il nous apparait possible d’élargir le concept de facticité aux institutions. 30 GS I, p. 48-49 [67].

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Dilthey utilise d’ailleurs cette responsabilité comme critère discriminant pour évaluer les

conceptions philosophiques de son époque, que l’on peut diviser en trois groupes.

Celles qui font partie du premier groupe partent d’un préjugé intellectualiste. Elles ne

considèrent l’individu qu’à partir de sa faculté de connaitre. Prenons l’empirisme : ce courant

philosophique procède généralement à une reconstruction de l’individu à partir d’atomes

psychiques et des règles de leurs combinaisons. Selon Dilthey, « la machine imaginée par ces

empiristes », encore à cent lieues du monstre de Frankenstein, « n’aurait même pas la faculté

de se maintenir un seul jour au milieu du monde31 ». Dans le meilleur des cas, elle pourrait

lier des sensations et en tirer une relation causale. La philosophie théorique de Kant ne fait

guère mieux que l’empirisme : le sujet transcendantal tient sa réalité de sa fonction théorique,

celle d’assurer l’unité de la conscience dans un édifice conceptuel dont le but est de

démontrer la possibilité des jugements synthétiques a priori. Dilthey conclut : « dans les

veines du sujet connaissant, tel que nous le montrent les constructions de Locke, de Hume

ou de Kant, ce n’est pas du sang véritable qui coule, mais une sève largement étendue de

raison, conçue comme unique activité de pensée32 ».

Généralement considérées plus radicales, les conceptions philosophiques du second

groupe font l’impasse sur l’individu. Par exemple, la philosophie de Hegel met en œuvre une

méthode dialectique qui n’accorde une valeur à l’individu que « dans la mesure où il participe

de toutes ses forces à la vie substantielle et intériorise l’Idée33 », c’est-à-dire à titre de

« moment de l’ordre rationnel du monde34 ». Or, ce genre de formules « qui établissent des

liens organiques entre l’individu et le tout historique […] se trouvent en contradiction avec

le bon sens et la saine raison quand elles noient et fondent toutes les valeurs de la vie dans

une entité métaphysique qui s’épanouirait sous forme d’histoire35 ». Dilthey considère qu’en

figeant la diversité de la réalité humaine vivante, la méthode dialectique est à l’origine des

adversaires de la connaissance – on pense à Schopenhauer, Nietzsche et Bergson – qui, pour

31 GS I, p. 124 [160]. 32 GS I, p. XVIII [4-5]. 33 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La raison dans l’histoire, trad. fr. K. Papaioannou, Paris, Plon, 1965, pp. 113-114. 34 Ibid., p. 132. 35 GS I, p. 100 [130].

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leur part, « font se dissoudre la diversité de l’existence en une irreprésentable profondeur de

la vie36 ».

Quant aux conceptions philosophiques du troisième groupe, elles assumeraient la

responsabilité évoquée plus haut de sauvegarder à tout prix l’entièreté de la réalité humaine

vivante.37 Toutefois, pour Dilthey, « on n’a encore jamais mis à la base de la philosophie une

telle expérience totale, complète, sans mutilation38 ». C’est l’idée fondamentale de sa

philosophie que de « nous apprendre à saisir, par une expérience pure, la réalité et le réel39 ».

Une fois, il l’appelle même « philosophie de l’expérience : empirie, et non empirisme40 ». En

ne rejetant aucune donnée, elle permettrait de « mettre en évidence » non pas une partie, mais

« la totalité de la vie psychique, l’action de l’homme tout entier41 », à condition, précise-t-il,

de nous tenir « dans les limites que nous assigne la critique de la connaissance42 », c’est-à-

dire de ne pas remonter plus loin que la réalité humaine vivante.

Chez Dilthey, cette limite est en fait l’expression même de la responsabilité de ne pas

mutiler la réalité humaine vivante. Effectivement, si la pensée « veut construire derrière cette

réalité, l’ultime qui nous soit donnée, un ensemble rationnel, celui-ci ne peut être composé

que des contenus partiels qu’on trouve dans cette réalité elle-même43 ». Autrement dit, s’il

est d’emblée contradictoire d’expliquer un sens en transcendant l’origine de tout sens – par

exemple, en expliquant le progrès de l’histoire par une Idée qui transcende par définition la

réalité humaine vivante –, une telle explication transcendante ne peut qu’échouer à appuyer

ses prétentions et à rendre compte de la réalité en totalité, car elle mutile celle-ci en

hypostasiant une de ses parties – par exemple, sa dimension rationnelle. Non seulement n’y

a-t-il pas d’antécédent à l’origine du sens, mais la « connaissance » d’un tel antécédent serait

36 GS VII, p. 157 [110]. 37 Comme l’explique Makkreel, « once we analyze a psychic process into its parts it is hopeless to try to completely reconstruct the original totality. What is even more important, according to Dilthey, is that we never needed to construct this totality in the first place. It was possible to experience it and it is possible to recollect it » (Dilthey: Philosopher of the Human Studies, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 178). 38 GS I, p. 123 [160]. 39 GS I, p. 123 [159]. 40 GS XIX, p. 17. 41 GS V, p. 11 [17]. Je souligne. 42 GS I, p. 123 [159]. 43 GS V, p. 194 [199].

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une illusion dévastatrice, une idole qui fascinerait le regard et qui le détournerait du sacrifice

de la multiplicité de laquelle elle tire pourtant son existence. Quand alors Dilthey s’aventure

à la limite et s’interroge sur le sens de l’origine du sens, il se borne à nommer l’apparition du

« visage énigmatique et insondable de la vie, avec sa bouche rieuse et ses yeux

mélancoliques44 ».

Ainsi s’explique la « tendance prépondérante » de la philosophie diltheyenne de

« comprendre la vie en partant d’elle-même45 » pour ne rien perdre de cette vie dans son

processus de conceptualisation. Le pari de Dilthey est en quelque sorte de faire tenir ensemble

« réalité humaine vivante » et « concept » sans que l’un détruise l’autre, c’est-à-dire en ne

niant pas le propre de la première et en n’annulant pas la possibilité du second46.

1.2.2. L’autoréflexion comme méthode

Pour résumer, l’objet de la critique de la raison historique est la réalité humaine

vivante et son idéal est d’en sauvegarder la plénitude et la richesse. Toutefois, rien n’a encore

été dit concernant les moyens, c’est-à-dire la méthode, pour atteindre le premier et réaliser le

second. Est-il vrai, comme on l’entend souvent de nos jours, que chaque méthode révèle un

aspect partiel d’une réalité infiniment singulière et que, pour cette raison, c’est par leur cumul

qu’il serait possible de tendre, sans jamais y parvenir, vers la compréhension achevée de la

réalité? N’est-ce pas là accorder trop rapidement sa confiance à la validité des méthodes en

question? Surtout, ce serait dissoudre la possibilité et la valeur d’une discussion critique sur

la validité des méthodes. Mais l’alternative, d’après laquelle la réalité ne se révélerait en

vérité que par une seule méthode, est-elle encore crédible?

De Kant, Dilthey ne reprend pas la méthode transcendantale, dont le principe consiste

à ce que la raison juge elle-même de sa valeur47. Il développe plutôt une méthode nommée

« autoréflexion » (Selbstbesinnung) qui analyse la réalité humaine vivante comme un

44 GS VI, p. 287 [289]. 45 GS V, p. 4 [10]. 46 Nous verrons au chapitre 4 la raison pour laquelle les pensées de Dilthey et de Heidegger convergent et divergent sur cette idée. 47 Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, pp. 7-8.

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ensemble de faits (Zusammenhang der Tatsachen).48 Cette méthode peut prendre plusieurs

formes selon la nature des faits analysés. (1) Lorsque l’autoréflexion prend pour objet un

ensemble psychique (Zusammenhang des Seelenlebens), elle se réalise sous la forme d’une

psychologie descriptive et analytique. Comme Dilthey la conçoit dans ses Idées de 1894,

cette nouvelle psychologie vise à décrire les « éléments simples et complexes, qu’on

rencontre uniformément dans toute vie psychique humaine ayant son développement normal,

où ils forment un ensemble unique49 ». Elle accède ainsi au sens des ensembles psychiques.

Par opposition, la psychologie explicative prétend expliquer les objets psychiques internes

en les traitant comme des phénomènes naturels. Pour ce faire, sa tâche typique comprend

« l’analyse, qui découvre les éléments dans les phénomènes psychiques, et la synthèse ou

construction, qui recompose les phénomènes de la vie mentale à l’aide de ces éléments et

s’assure qu’il n’en manque pas. La somme et le rapport de ces éléments constituent

l’hypothèse par laquelle on explique les phénomènes psychiques50 ». Par exemple, Herbert

Spencer part des cellules nerveuses et des nerfs qui les relient pour expliquer chaque

manifestation de la vie mentale, en s’appuyant du début à la fin sur l’hypothèse du

parallélisme entre le psychique et le physique.51 Dilthey rejette la psychologie explicative

pour plusieurs raisons, dont son incapacité, à cause de son caractère hypothétique, à produire

des connaissances rigoureuses. Mais la raison principale de Dilthey se base sur un argument

qu’on peut qualifier de protophénoménologique : contrairement à ce que la psychologie

explicative est forcée de croire, l’ensemble psychique « n’est ni ajouté ni déduit par la pensée,

mais connu par l’expérience même de la vie52 ». Du point de vue de Dilthey, la psychologie

descriptive et analytique est la seule qui puisse reconnaitre que l’ensemble psychique est

donné originairement comme tel. Cet ensemble est atteint dès le départ de la recherche

théorique et conditionne chacun de ses résultats.53 (2) Lorsque l’autoréflexion prend pour

objet un ensemble interactif (Wirkungszusammenhang) ou un ensemble finalisé

(Zweckzusammenhang), elle se réalise alors sous la forme d’une science de l’esprit. Au sein

48 GS XIX, p. 79 [268] 49 GS V, p. 152 [158]. 50 GS V, p. p. 159 [165]. 51 GS V, p. 162 [168]. 52 GS V, p. 152 [158]. 53 Pour un résumé plus complet de l’opposition entre la psychologie descriptive et analytique et la psychologie explicative, cf. Sylvie Mesure, Dilthey et la fondation des sciences historiques, p. 75-84.

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de la philosophie diltheyenne, les sciences de l’esprit sont connues pour entretenir des

rapports complexes et mouvants avec la psychologie descriptive et analytique

susmentionnée.54 Ce débat ne sera pas tranché dans ce mémoire, dont la réussite dépend avant

tout de l’hypothèse plutôt modeste que l’autoréflexion peut prendre plusieurs formes,

notamment celle des sciences de l’esprit.55 Parmi ces sciences, on compte la science

historique56, qui vise à montrer l’appartenance des événements historiques à un ensemble

interactif (et non à un ensemble causal57) qui en contient les forces agissantes.58 Quant à elle,

la science juridique a pour but de comprendre un ensemble finalisé, le droit, et ce, tel qu’il

est en vigueur à un moment déterminé à l’intérieur d’une communauté donnée. Sa méthode

consiste « à remonter du dispositif juridique extérieur » – les ouvrages juridiques, les juges,

les plaideurs, les accusés, etc. – « à la systématique spirituelle des impératifs juridiques mise

en place par la volonté générale et qu’elle doit faire respecter59 ». (3) L’autoréflexion atteint

la forme philosophique lorsqu’elle se prend elle-même comme un ensemble de faits. Elle

justifie alors son préfixe, « auto ». Comme son contenu porte sur les concepts et les rapports

fondamentaux de la réalité humaine vivante, son discours est proprement philosophique.60

Qu’elle prenne la forme d’une psychologie, des sciences de l’esprit ou de la

philosophie, l’autoréflexion peut distinguer dans la réalité humaine vivante trois dimensions

auxquelles Dilthey fait correspondre les trois facultés kantiennes61. Ces dimensions sont

l’agir, le savoir et le sentir. Dans les faits, le corpus diltheyen présente de nombreuses

variations parmi les éléments de la triade : parfois vouloir (Wollen), représenter (Vorstellen),

54 Sur la question du rapport entre la psychologie et les sciences de l’esprit, nous pouvons notamment renvoyer au travail de Sylvie Mesure (Ibid., pp. 111-167). Quant aux rapports, tout aussi complexes, entre l’ensemble interactif et l’ensemble finalisé, nous renvoyons à Rudolf A. Makkreel, Dilthey : Philosopher of the Human Studies, pp. 317-318. 55 Nous reviendrons au chapitre 3 sur le statut des sciences de l’esprit dans la pensée diltheyenne. Nous traiterons notamment de leur autonomie par rapport aux sciences de la nature. 56 Ici plus qu’ailleurs, il est nécessaire de préciser que la terminologie de Dilthey ne s’accorde pas toujours avec celle de tous ses contemporains, dont celle de Rickert. Pour celui-ci, « sciences historiques » est le vrai nom des « sciences de l’esprit » (Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung. Eine logische Einleitung in die historischen Wissenschaften, Tübingen, Mohr, 1929, p. 183). 57 GS VII, p. 153 [106]. 58 GS VII, p. 165 [116]. 59 GS VII, p. 84-85 [36]. 60 Nous en discuterons en détail à la fin du chapitre 4. 61 GS XIX, p. 113 [299].

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sentir (Fühlen)62, parfois, agir (Handeln), penser (Denken), la vie du sentiment (Leben des

Gefühls)63, parfois l’action de la volonté (Willenshandlung), l’intelligence (Intelligenz),

l’instinct et le sentiment (Trieb und Gefühl)64, etc. Nous croyons qu’il est possible de ramener

la diversité de ces formulations à un seul ensemble, à condition de comprendre chacun de ses

termes comme le représentant d’un réseau notionnel souple et en partie indéfinissable. En

français, les termes agir, savoir et sentir nous sont apparus les plus susceptibles de bien

représenter chacun de leur réseau notionnel respectif. D’une part, en tant que verbes, ces

termes conservent la dimension active de la réalité humaine vivante et empêchent de la

concevoir comme un composé de trois substances (ex. le corps, l’âme, le cœur).65 D’autre

part, ils décrivent la réalité humaine vivante peu importe la forme prise par l’autoréflexion.

Contrairement aux termes volition, représentation et sentiment dont l’application est limitée

aux ensembles psychiques, les termes agir, savoir et sentir sont conformes à tous les

ensembles de faits.

Aussi, lorsque l’autoréflexion analyse un ensemble de faits de la réalité humaine

vivante, elle ne peut y trouver que les dimensions de l’agir, du savoir et du sentir. C’est dire

en même temps qu’aucune d’elles ne se laisse subsumer dans une autre dimension. Dilthey

le prouve par une variation imaginative. Selon lui, « on pourrait imaginer un être de pure

représentation qui resterait, au milieu du tumulte d’une bataille, le spectateur indifférent et

aboulique de sa propre destruction66 ». On en conclut que la représentation n’est pas

dépendante des sentiments et que, par conséquent, le discours sur les sentiments ne peut en

droit remplacer le discours sur la représentation. Dilthey poursuit : « on pourrait imaginer

que l’être en question suive le combat environnant avec des sentiments de crainte et d’effroi

sans que des mouvements de défense résultent pourtant de ces sentiments ». Ici, on constate

que les sentiments sont indépendants à l’égard de la volonté. En fait, chaque dimension

distinguée par l’autoréflexion est irréductible à l’autre. Parmi l’agir, le savoir et le sentir, il

n’y a donc pas d’élément plus fondamental à partir duquel il serait possible de déduire les

62 GS I, p. XVIII [5]. 63 GS XIX, p. 79 [268]. 64 GS V, p. 182-188 [188-194]. 65 C’est certainement en accord avec la conviction de Dilthey : « si nous analysons [l’ensemble] psychique, nous n’y rencontrons rien de chosal, de substantiel » (GS V, p. 196 [201]. Traduction légèrement modifiée). 66 GS V, p. 213 [218].

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deux autres. Par là, Dilthey s’oppose à une partie de la tradition philosophique qui n’admet

dans le champ du réel que l’un ou l’autre de ces éléments. Par exemple, la réalité humaine

vivante ne peut pas être comprise à partir de la seule ratio67. En effet, si l’individu était d’une

nature exclusivement représentative, il « ne trouverait dans toutes ses perceptions,

représentations et concepts aucune raison d’agir68 ». De la même façon, la réalité humaine

vivante ne se laisse pas comprendre davantage en limitant l’autoréflexion aux sentiments ou

aux volitions. La conversion ou la traduction de l’un dans l’autre ne se fait jamais sans reste.

C’est ce que montre bien l’insolubilité de leur jeu de langage : « une phrase qui est un

jugement sur la réalité » (ex. « cet individu est intéressant ») « a une fonction complètement

différente d’une phrase qui est l’expression d’un état émotionnel » (ex. « je suis

enthousiaste ») « ou d’un acte de la volonté69 » (ex. « je veux l’entendre davantage »). Selon

Dilthey, l’irréductibilité de l’agir, du savoir et du sentir est d’ailleurs informée par

l’expérience quotidienne : « chacun de nous sait ce qu’est un sentiment agréable, une

impulsion ou une opération intellectuelle. Personne ne risque de les confondre70 ».

Ainsi s’explique la raison pour laquelle Dilthey oppose l’autoréflexion à la théorie de

la connaissance comme fondement (en un sens relativisé) du système des sciences : alors que

la seconde ne fournit une fondation qu’au savoir, la première vise plus large et exige aussi

une fondation de l’agir et du sentir.71 Plus précisément, l’autoréflexion « ne cherche pas

67 GS V, p. 196 [201]. Rudolf A. Makkreel contextualise bien la position diltheyenne : « although Dilthey grants representations a fundamental status, he refuses to consider them as the basic elements of psychic life and thereby reduce feeling and volition to mere relations of representations. The assumption that representations generally produce certain feelings which in turn may lead to certain dispositions to act, is only superficially correct ». En accord avec ce que nous examinerons bientôt en 1.2.3, « a more intimate connection of these three components of psychic life becomes conceivable when it is recognized that representations themselves receive certain retroactive changes from our feelings and volitions » (Dilthey: Philosopher of the Human Studies, Princeton, Princeton University Press, 1992, pp. 92-93). 68 GS V, p. 205 [210]. Traduction légèrement modifiée. 69 GS XIX, p. 78 [267]. Ma traduction de : « der Satz, der ein Urteil über Wirklichkeit ist, eine ganz andere Funktion hat, als ein Satz, der ein Ausdruck eines Gemütszustandes oder eines Willensaktes ist ». 70 GS V, p. 197 [202]. 71 Comme l’ajoute Guillaume Fagniez dans son tout nouveau livre, « c’est l’un des axes principaux de la pensée diltheyenne que de rejeter toute théorie de la connaissance qui, aveugle à [l’unité] du vécu, ne se conçoit que comme “l’étude unilatérale et exclusive des fonctions intellectuelles” » (Comprendre l’historicité. Heidegger et Dilthey, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2019, p. 88 ; nous soulignons ; pour la citation de Dilthey, cf. GS XIX, p. 343). Bien qu’il reconnaisse que l’autoréflexion s’identifie chez Dilthey à la critique de la raison historique (Ibid., p. 217), Fagniez ne fait pas droit aux formes non spécifiquement gnoséologiques d’autoréflexion (« §1 La philosophie comme Selbstbesinnung gnoséologique » [Ibid., p. 214]) et, pour cette raison, ne considère la dimension de l’agir et du sentir que dans leurs rapports à la dimension du savoir.

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seulement les conditions qui donnent leur certitude évidente aux énoncés sur le réel, mais

aussi les conditions qui prêtent à la volonté et à ses règles une justesse (une expression

significative) différente de celle de la vérité. En ajoutant les conditions de la vie des

sentiments, il ne reste plus rien à dire72 ». Là où la théorie de la connaissance barrait la route

aux sciences de l’esprit en assimilant la réalité humaine vivante au savoir, l’autoréflexion

ouvre la voie à leur autonomie en reconnaissant la spécificité de l’agir, qui est l’objet propre

des sciences de l’esprit. En ajoutant la dimension du sentir, on reconnait aussi la possibilité

d’une esthétique ayant sa propre indépendance. Cela, l’autoréflexion le fait sans jamais

toutefois remettre en cause la possibilité de la connaissance.73 Dans la philosophie

diltheyenne, la détermination du système des sciences, c’est-à-dire de leurs rapports

essentiels, ne se fait donc pas aux dépens de la pluralité de l’expérience humaine. Celle-ci en

est au contraire la condition de possibilité.

1.2.3. Universalité et variabilité de la réalité humaine vivante

Comme nous venons de le voir, l’autoréflexion peut distinguer dans la réalité humaine

vivante non pas un, mais bien trois types irréductibles d’éléments. Ceci peut toutefois laisser

croire que ces éléments précèdent la réalité humaine vivante et qu’ils en constituent en

quelque sorte les ingrédients. On pense ici à Mill, pour qui toutes les manifestations de la vie

mentale se développent à partir d’éléments simples (des idées, des sentiments, etc.) régis par

des relations causales dans un espace psychique clos. Selon Dilthey, l’autoréflexion doit se

détourner de cette « chimie psychique74 », et ce pour deux raisons. Premièrement, la réalité

humaine vivante est première par rapport à sa décomposition théorique.75 Il ne pourrait donc

être question d’accorder plus de réalité à ses constituants qu’à elle-même. Deuxièmement, la

réalité humaine vivante présente une cohérence intime des parties (ein innere Zusammenhang

der Teile)76. Pour Dilthey, cela signifie qu’elle possède une forme interne : chaque élément

72 GS XIX, p. 79 [268]. Ma traduction (inspirée de la traduction anglaise) de : « [die Selbstbesinnung] sucht nach den Bedingungen, welche den Aussagen über Wirkliches Evidenz geben, aber ebenso nach denen, welche dem Willen und seinen Regeln Richtigkeit (ein bezeichnender Ausdruck) im Unterschied von Wahrheit verleihen, von dem Leben des Gefühls noch nicht zu reden. Unter diesen Bedingungen steht alles ». 73 Nous le verrons plus explicitement au chapitre 3. 74 GS V, p. 161 [167]. 75 GS V, p. 144 [150]. 76 GS V, p. 176 [182]. Ou, comme l’affirme Guillaume Fagniez : « l’unité de la vie psychique, bien qu’indivise, contient originairement une pluralité articulée de dimensions » (Comprendre l’historicité, p. 215).

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est rattaché en son propre cœur à une totalité structurée (der Strukturzusammenhang)77 qui

est immédiatement donnée78. Par là, la totalité structurée se distingue des ensembles

d’éléments qui nécessitent un acte intellectuel de complétion pour être donnés.79 C’est le cas

notamment de la nature, dont l’unité provient de la représentation, fournie par la perception

externe, d’un ordre objectif hypothétique.80 L’unité de la nature est en quelque sorte

inessentielle, car elle imposée de l’extérieur aux éléments qui la composent. A contrario, la

réalité humaine vivante est essentiellement unitaire et seule une cohérence déjà présente dans

chaque élément peut la constituer ainsi. Ainsi, « la vie psychique », mais c’est aussi le cas de

la réalité historique (ex. les relations d’association81), « n’est pas un résultat de la

collaboration d’atomes sensibles ou affectifs : elle est toujours et originairement une

unité82 ». On comprend alors l’erreur de la doctrine associationniste de Hume et Mill83

jusqu’à Kant84 : une fois qu’ils eurent compris la réalité humaine vivante comme phénomène

naturel, il ne leur restait ensuite qu’un pas à faire pour construire son unité à partir d’une

synthèse de représentations.

En tant qu’ils sont pris dans une totalité structurée, les éléments de la réalité humaine

vivante sont tous constamment actifs. La théorie des facultés de l’âme défendait pourtant

l’inverse, lorsqu’elle considérait « la conscience comme une scène où l’esprit, l’intelligence,

les désirs apparaissent à un mot d’ordre donné et entrent en lutte ; tantôt une faculté soutient

l’autre, tantôt elle l’asservit ; tantôt elles monologuent, tantôt elles dialoguent entre elles ;

puis elles rentrent dans les coulisses où elles attendent la réplique qui les rappelle sur

scène85 ». Si cette description était juste, alors une faculté pourrait ou bien agir seule, sans le

support des autres, ou avec d’autres, mais par accident ou par un simple concours de

circonstances. À la théorie des facultés de l’âme qui ne respecte pas le principe de cohérence

77 GS V, p. 176 [181]. 78 GS V, p. 173-174 [179]. 79 GS V, p. 173 [179]. 80 GS V, p. 195 [200]. 81 GS I, p. 73 [97]. 82 GS V, p. 211 [216]. Traduction modifiée. 83 GS V, p. 160 [166]. 84 GS V, p. 195 [200-201]. Soulignons toutefois que Dilthey ne s’explique pas avec le fait que, chez Kant, l’être humain est essentiellement duel : nature et raison, phénomène et noumène. 85 GS VI, p. 59 [62].

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intime des parties, Dilthey oppose l’idée d’après laquelle les facultés sont toujours mobilisées

par la réalité humaine vivante. Comme il n’existe pas de situation dans laquelle on ne puisse

distinguer en droit un agir, un savoir et un sentir86, c’est chaque fois commettre une erreur

que de restreindre définitivement la description d’une réalité humaine vivante à l’une ou

l’autre de ses dimensions. C’est aussi la preuve, chaque fois confirmée, que tous les éléments

de la réalité humaine vivante sont rattachés en leur cœur à une totalité structurée.

Dans la majorité des cas, la présence dans la réalité humaine vivante des trois types

d’éléments est flagrante. Par exemple, « quand je vois et que j’évite un couteau dégainé, dans

cet acte est contenu une interprétation de l’image perceptive, une peur et un se-tourner

intentionnel. L’image de la réalité persiste dans l’âme durant la peur et l’évitement, tout

comme la peur persiste durant l’évitement87 ». Ici, on constate à nouveau, d’une part,

l’irréductibilité de la réalité humaine vivante et, d’autre part, sa tridimensionnalité. Or,

quelques situations apparaissent dépourvues d’un ou de plusieurs types d’éléments.

Examinons trois d’entre elles très brièvement. (1) Les institutions semblent n’être que des

moyens en vue d’une fin et ne relever pour cette raison que de l’agir. Or, pour Dilthey, elles

réalisent aussi des valeurs (sentir) et s’appuient toujours sur un contenu conceptuel (savoir).

C’est par exemple le cas de l’Université qui promeut aujourd’hui des valeurs néolibérales et

utilise de nombreuses études socioéconomiques pour justifier ce nouveau rapport à

l’éducation. (2) L’opération logique (comme la déduction) prend certes l’apparence d’une

simple idéalité intellectuelle. En fait, elle se produit toujours sous l’influence d’un intérêt

(sentir) et d’une intention (agir).88 (3) La blessure se présente de manière brute sous la forme

d’un sentiment de douleur. Pourtant, elle est toujours localisée sur une partie du corps

(savoir). De plus, l’attention est dirigée vers le site de la douleur (agir).89 Que la présence de

86 Comme l’affirme Rudolf A. Makkreel, « no psychic act can be simply of one kind » (Dilthey: Philosopher of the Human Studies, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 100). 87 GS XIX, p. 113 [299]. Ma traduction de : « wenn ich ein gezücktes Messer sehe und ausweiche, so ist darin eine Deutung des Wahrnehmungsbildes enthalten, ein Schrecken und eine absichtliche Wendung. Und zwar dauert das Wirklichkeitsbild in der Seele während des Schreckens wie während des Ausweichens fort, ebenso der Schreck während des Ausweichens ». 88 GS V, p. 202-203 [207-208]. 89 GS V, p. 202 [207].

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l’agir, du savoir et du sentir dans la réalité humaine vivante soit, donc, manifeste ou non, elle

n’en est pas moins toujours effective.

Dans la mesure où il est possible de distinguer dans toute réalité humaine vivante un

agir, un savoir et un sentir, nous accédons à la plénitude de son être. Mais la richesse de sa

diversité n’a-t-elle pas été en même temps perdue? Le problème qui se pose ici est celui de

l’indistinction de la réalité humaine vivante. Si la réalité humaine vivante devait montrer à

chaque fois un agencement identique et homogène de ses trois dimensions essentielles, la

description y perdrait en précision. L’universalité de la structure serait trop forte : purement

formelle, elle ne respecterait pas la particularité que possède toute réalité humaine vivante.

En fait, pour Dilthey, « le rapport intime [des] diverses faces de mon comportement, la

structure, en quelque sorte, de la connexion de ces divers éléments n’est pas la même dans

l’état affectif que dans l’état volontaire, où elle n’est pas la même non plus que dans le

comportement intellectuel90 ». Ainsi, la réalité humaine vivante présente une variabilité

structurelle. D’une façon analogue à Kant, pour qui le passage à la forme supérieure de

chaque faculté implique qu’une source de représentations ordonne aux deux autres

d’accomplir une tâche originale, Dilthey soutient qu’une dimension essentielle prédomine

sur les deux autres dans chaque réalité humaine vivante, bien que les trois y soient

constamment mobilisées. Comme l’explique Rudolf A. Makkreel du point de vue de la

l’ensemble psychique, « every act involves at least some activity of representation, feeling

and willing. It is the peculiar proportion of these three aspects that characterizes the nature

of the act. Only if representation is dominant, is the act to be treated as representational91 ».

Par exemple, « dans la perception d’un beau paysage c’est la représentation qui domine92 ».

Le dépôt d’un projet de loi, quant à lui, relève avant tout de l’agir. Pour sa part, l’œuvre d’art

est d’abord une articulation du sentir. La description doit tenir compte de la variabilité

structurelle de la réalité humaine vivante. Pour être adéquate, elle doit commencer par

identifier la dimension qui prédomine – dimension à laquelle elle peut toutefois s’arrêter et

devenir dogmatique. Elle doit ensuite souligner les relations de cette dimension aux deux

90 GS V, p. 204 [209]. 91 Rudolf A. Makkreel, Dilthey: Philosopher of the Human Studies, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 100. 92 GS V, p. 203 [209].

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autres. Le problème de l’indistinction de la réalité humaine vivante est alors évité et la

plénitude de l’objet est sauvegardée.

Outre sa variabilité structurelle, la réalité humaine vivante présente une variabilité

développementale. Selon Dilthey, si la structure de la réalité humaine vivante « s’étend en

quelque sorte dans le sens de sa largeur, son développement est orienté dans le sens de sa

longueur93 ». Structure et développement se conditionnent en fait réciproquement. D’une

part, la structure agir-savoir-sentir doit être préalablement déterminée pour que le

développement ait un sujet, c’est-à-dire qu’il soit le développement de quelque chose.

D’autre part, la prise en compte du développement de la structure permet d’accéder au sens

de celle-ci. Par exemple, comme nous le verrons au chapitre 4, la transformation des

représentations, pour laquelle la dimension du sentir prédomine, repose sur des perceptions

et sur des institutions, lesquelles relèvent réciproquement du savoir et de l’agir. Chacun de

ces éléments est issu d’un développement propre et entre dans des rapports dynamiques avec

d’autres éléments, donnant lieu par là à des arrangements inédits, quoique non

téléologiquement déterminés, de la structure de la réalité humaine vivante. Contrairement à

Kant, qui cherchait à déterminer si chaque faculté est capable d’atteindre en droit une forme

supérieure94, Dilthey s’intéresse aux mélanges de fait des trois dimensions, comme on les

retrouve effectivement à l’œuvre dans une réalité humaine vivante particulière.

Les facteurs de variabilité développementale sont historiques et individuels. Ainsi,

certaines époques peuvent être dites plus politiques, plus scientifiques ou plus romantiques.

Au sein d’une époque, on compte des individus qui présentent des différences considérables

par rapport à leurs semblables. Enfin, la vie d’un individu est elle-même soumise au devenir.

Ce qui varie est le nombre et l’intensité des types de structure engendrée de réalité humaine

vivante. Pour exemplifier ces variations, il peut être éclairant de se référer, même brièvement,

à la description diltheyenne de Goethe dans Goethe et l’imagination poétique (1910). Comme

Dilthey le raconte, Goethe vécut à l’époque de l’éclosion de la poésie allemande.95 Il reçut

de la nature sa beauté, sa forte vitalité et son génie créateur. Durant sa jeunesse, il est en proie

93 GS V, p. 213 [218]. 94 Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, pp. 8-9. 95 Wilhelm Dilthey, Das Erlebnis und die Dichtung, Leipzig-Berlin, B. G. Teubner, 1919, p. 224 [258].

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à une épouvantable agitation. Rien n’arrive à le retenir, bien qu’il aspire à la tranquillité.96

En Italie, on le voit appréhender « chaque objet dans le sentiment du plaisir que son

observation lui procure et dans la conscience du progrès qu’il représente pour lui97 ». Durant

la seconde moitié de sa vie, il atteint l’état d’apaisement qu’il a longtemps recherché.

L’intensité de ses expériences diminue alors.98 Comme on le constate grâce à l’exemple de

Goethe, la manière dont la structure de la réalité humaine vivante se réalise est

numériquement et intensivement mobile. Du point de vue de la création poétique, non

seulement son époque est-elle différente de toutes les autres, mais il est lui-même un individu

unique dont la vie suit une trajectoire discontinue. La réalité humaine vivante ne suit donc

jamais un plan logiquement organisé et doit être considérée à chaque fois pour elle-même et

à partir d’elle-même. Qu’elle soit plus ou moins développée, qu’elle exige une description

plus ou moins sophistiquée, la réalité humaine vivante ne se transcende jamais elle-même.

Aucun élément ne se développe de telle manière qu’il deviendrait légitime de le décrire en

niant son ancrage dans la réalité humaine vivante. Ils doivent toujours y être reconduits. Dans

la philosophie diltheyenne, le principe d’après lequel la réalité humaine vivante doit être

comprise à partir d’elle-même doit donc toujours être respecté.

En résumé, l’interprétation deleuzienne de Kant nous aura permis de découvrir que

Dilthey déplace l’origine du sens en général du rapport sujet-objet à la réalité humaine

vivante. Si l’autoréflexion diltheyenne ne conserve pas le principe de la méthode

transcendantale kantienne, nous avons vu qu’elle partage avec celle-ci une même intuition

concernant la tripartition de l’expérience humaine, les dimensions de l’agir, du savoir et du

sentir pouvant être superposées aux facultés de désirer, de connaitre et au sentiment de plaisir

et de peine, dont le sens s’est trouvé enrichi à la faveur des exigences philosophiques de la

fin du XIXe siècle. Chez Kant, chaque faculté atteint sa forme supérieure lorsque, parmi la

raison, l’entendement et l’imagination, l’un légifère sur les autres en leur assignant un rôle

original. Chez Dilthey, nous avons montré que la primauté d’une dimension sur les autres

96 Ibid., pp. 226-227 [260-261]. 97 Ibid., p. 229 [262]. 98 Ibid., p. 242 [271].

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était structurelle. De plus, au lieu de parvenir à une forme supérieure, la réalité humaine

vivante atteint des degrés toujours plus élevés de complexité par développement interne.

C’est ce parcours, des formes les moins développées de chacune des dimensions de

la réalité humaine vivante à leurs formes les plus développées, que nous reconstituerons chez

Dilthey dans les trois prochains chapitres.

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CHAPITRE 2. L’AGIR : DE LA CONSTITUTION DE LA RÉALITÉ À L’ACTION POLITIQUE

« La vie n’est pas l’acte d’un spectateur, du moi, assis devant la scène du monde, mais plutôt l’action et la contre-action dans laquelle la même facticité est intensément expérimentée, que les personnages soient des rois ou des imbéciles et des fous. C’est pourquoi jamais un philosophe n’a réussi à persuader ceux qui se tiennent dans la vie que tout n’était qu’une représentation, qu’une scène et non une réalité99 ».

Dilthey écrit tant et de manière si constante sur l’agir qu’il est sans doute permis d’y

voir l’une de ses obsessions. Dès 1856, il écrit dans une lettre adressée à son père qu’il va

commencer son travail philosophique « en exposant et en examinant la façon dont Aristote

détermine le concept d’eudaimonia dans son éthique100 ». Sa thèse de doctorat, acceptée en

1864, porte sur l’éthique de Schleiermacher. Écrite la même année, son Habilitationsschrift

s’intitule Essai d’analyse de la conscience morale. Une vingtaine d’années plus tard, il

consacre les plus longs chapitres (XII et XIII) de l’Introduction aux sciences humaines aux

rapports entre l’action humaine et la société. On retrouve encore une bonne part de ces

développements dans L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit

99 GS XIX, p. 153 [330-331]. Je souligne. Ma traduction de : « [das Leben ist] nicht [der Akte von einem] Zuschauer, das Ich, der vor der Bühne der Welt sitzt, sondern Handlung und Gegenhandlung selber, in dem, gleichviel, ob Könige darin fungieren oder Narren und Tölpel, dieselbe Tatsächlichkeit übermächtig erfahren wird. Daher es denen, die darin stehen, nie ein Philosoph eingeredet hat, das alles sei Vorstellung, Bühne, nicht Wirklichkeit ». 100 Wilhelm Dilthey, Der junge Dilthey, p. 31, trad. fr. par J.-C. Gens dans « Une phénoménologie de la Métaphysique. L’inspiration aristotélicienne de la fondation diltheyenne des sciences de l’esprit », dans D. Thouard (éd.), Aristote au XIXe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 141.

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(notamment p. 166-188 [117-136]). Rappelons enfin que le dixième tome de ses Gesammelte

Schriften est entièrement consacré à l’éthique.

L’agir n’est donc pas une question que Dilthey rencontre par hasard. Non seulement

considère-t-il que les sciences de l’esprit dont il veut assurer l’autonomie sont des « sciences

de l’homme agissant101 », mais le premier problème que doit résoudre un tel projet est celui

du rapport à la réalité. Comme nous le verrons, ce rapport est pour Dilthey essentiellement

pratique.

2.1. La constitution pratique de la réalité

Dans le Discours de la méthode, puis dans les Méditations métaphysiques, Descartes

recherche un fondement absolument certain à la connaissance. Rappelant toutes les fois où il

a été porté vers l’erreur, il affirme vouloir rejeter tout ce dont il est possible de douter : les

opinions, les préjugés, les jugements perceptifs, les vérités mathématiques, la perfection de

Dieu, etc. Rien n’est désormais tenu pour acquis. La réalité toute entière pose problème, elle

vacille. Descartes trouvera la porte de sortie du doute en plongeant au cœur de celui-ci. Il y

découvre la pensée en acte. Comme il le raconte, « pendant que je voulais ainsi penser que

tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose102 ». Il

en conclut alors à une vérité, le cogito, qui joue le rôle de premier principe de la philosophie.

De lui dépendra dans les Méditations suivantes la possibilité de démontrer la véracité des

vérités qui, au départ, exigeaient par principe d’être rejetées.

Pourtant, on peut soulever de sérieux doutes sur les résultats des Méditations : ont-

elles vraiment réussi à retrouver la réalité du monde extérieur, du corps propre, d’autrui, etc.?

Tout se passe comme si, une fois le doute invoqué, il devient impossible à conjurer. Il plane

alors comme une menace infatigable sur toute argumentation. De l’attitude naturelle et de sa

naïveté, il ne reste qu’un souvenir. Selon Kant, c’est un « scandale pour la philosophie et

pour le sens commun en général qu’il faille simplement admettre à titre de croyance

l’existence des choses extérieures […] et que, s’il plaît à quelqu’un d’en douter, nous ne

101 GS XVIII, p. 19, trad. L. Brogowski, Dilthey : Conscience et histoire, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Philosophies », 1997, p. 22. 102 René Descartes, Discours de la méthode, Paris, GF-Flammarion, 2000, p. 66.

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puissions lui opposer aucune preuve suffisante103 ». À ce sujet, sa propre tentative de prouver

la réalité objective de l’intuition extérieure dans la « Réfutation de l’idéalisme » ne nous

semble pas davantage exclure la possibilité d’une réduction de la réalité à la

phénoménalité.104

En fait, le mur auquel font face Descartes et Kant est celui du Moi mis en scène par

Fichte dans le Livre II de La destination de l’homme. Ce Moi est progressivement amené à

reconnaitre que « c’est toujours et à jamais seulement nous-mêmes que nous connaissons et

contemplons105 ». La réalité se révèle alors n’être rien d’autre que le produit d’une genèse

dans le Moi en attente d’être portée à la conscience. Même le concept de choc (Anstoss),

censé rétablir une réalité extérieure qui cause la représentation, est le fruit d’une déduction

opérée par le Moi. Il n’est alors qu’une simple idéalité (comme l’est la chose en soi chez

Kant, quoi qu’en pense celui-ci). Comme l’avoue Fichte, « si nous considérons uniquement

l’activité de représentation et si nous ne voulons expliquer qu’elle, un doute surgira

nécessairement à propos de l’existence des choses hors de nous106 ». Du point de vue

théorique, il n’y aura donc selon Fichte jamais de solution véritable au problème de la réalité.

Descartes l’avait d’ailleurs pressenti en ce qu’il limite l’extension du doute méthodique à la

sphère du connaitre.107 La solution fichtéenne est alors de quitter le domaine de l’activité

théorique pour entrer dans le domaine de l’activité pratique. Ainsi, dans la « Fondation du

savoir pratique » de la Doctrine de la science de 1794-95 (mais aussi dans le Livre III de La

destination de l’homme), le choc est déterminé de nouveau par le Moi. Or, cette fois-ci, il est

déterminé en tant que contre-effort. Plus précisément, l’effort du Moi et le contre-effort de

l’objet se suscitent réciproquement et jamais autrement.108 Ce faisant, le choc – mais en fait

103 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, p. 28. 104 En fait, le problème principal de la tentative de Kant est probablement surtout, comme le juge Heidegger, « l’enchevêtrement des questions, la confusion de ce qui doit être prouvé avec ce qui est prouvé en effet et avec ce qui doit servir à le prouver » (Être et Temps, §43, p. 154). 105 Johann Gottlieb Fichte, La destination de l’homme, trad. fr. J.-C. Goddard, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 140. 106 Johann Gottlieb Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, trad. fr. A. Renaut, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1998, p. 43. 107 René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GF-Flammarion, 2011, p. 67. C’est d’ailleurs cette reconnaissance de l’ininterruption de l’activité pratique durant l’activité théorique qui le mène à former une morale par provision dans la troisième partie du Discours de la méthode. 108 Johann Gottlieb Fichte, Œuvres choisies de philosophie première, trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1999, p. 145.

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la réalité comme telle – retrouve son véritable sens, à savoir son indépendance par rapport au

Moi. Il n’en demeure pas moins qu’il n’y a de réalité qu’en corrélation avec le Moi. Sans

cela, l’extériorité de la réalité serait si radicale que le sens de celle-ci se dissoudrait de

nouveau.

Dans son essai de 1890 intitulé « De notre croyance à la réalité du monde extérieur.

Contribution relative à la question de son origine et de son bien-fondé », Dilthey se révèle

être l’héritier de Fichte. D’une manière semblable à celui-ci, il pose comme principe suprême

de la philosophie ce qu’il appelle le « principe de phénoménalité », d’après lequel « tout ce

qui existe pour moi a pour condition générale de m’être donné comme fait (Tatsache) de ma

conscience109 ». Pour Dilthey, il est donc impossible d’expliquer la possibilité de la

représentation (le phénomène comme tel) à partir d’un objet (une chose en soi) situé hors de

la conscience. De la même façon, il est impossible de prouver l’existence d’un tel objet et

donc de conclure à la réalité du monde extérieur à partir de la représentation. Cela supposerait

d’ailleurs une distinction substantielle (ou réelle : hors de nous) entre un sujet et un objet,

alors que cette distinction ne trouve elle-même sa possibilité que dans le principe de

phénoménalité. Dilthey conclut alors que « […] la réalité du monde extérieur n’est pas

conquise à partir des données (Datis) de conscience, c’est-à-dire déduite à partir des simples

opérations intellectuelles110 ».

N’est-ce pas là avouer que le problème de la réalité du monde extérieur est insoluble?

Dilthey semble en effet suivre deux injonctions contradictoires : d’un côté, il affirme que

toute réalité m’est donnée comme fait de conscience ; de l’autre, il ferme la porte à une

déduction de la réalité à partir des données de conscience. Dans ce contexte, la dérive

intellectualiste du principe de phénoménalité – le phénoménalisme – se présente comme la

seule issue au problème de notre rapport à la réalité, mais aussi comme sa plus dangereuse

impasse. En fait, ces injonctions sont compatibles : d’une manière similaire à Fichte qui

résout le problème du point de vue pratique, il s’agit simplement pour Dilthey d’élargir les

éléments considérés dans l’explication de la genèse de la réalité des données de conscience

109 GS V, p. 90 [95]. 110 GS V, p. 104 [109]. Traduction modifiée de : « die Realität der Außenwelt [ist] nicht aus den Datis des Bewußtseins erschlossen, d. h. durch bloße Denkvorgänge abgeleitet ».

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(les opérations intellectuelles) aux faits de conscience, lesquels incluent aussi les volitions et

les sentiments. Le roc sur lequel s’échouait toute tentative philosophique de prouver la réalité

du monde extérieur était donc conditionné par une limitation de la conscience à son activité

théorique. Pour Dilthey, la prise en compte de l’activité pratique de la conscience est

essentielle, puisque « c’est seulement par une expérience de la volonté […] que s’ouvre pour

la première fois la réalité robuste et vivante de ce qui est indépendant de nous111 ». Avec

Fichte et comme plus tard Scheler112, Dilthey conclut que notre rapport à la réalité est

originairement pratique. Pour lui, « ce que nous appelons “réalité” est autre chose que

[l’objectivité] morte et passive qui ressemble à une image dans un miroir113 ». Le monde est

« donné sous forme de vie et non de simple représentation114 ».

Pas davantage que dans sa constitution théorique, la réalité n’est, dans sa constitution

pratique, une donnée immédiate de la conscience.115 Si c’était le cas, la réalité robuste et

vivante perdrait de nouveau son indépendance. Elle est plutôt le résultat d’un processus qui

débute par la conscience de l’impulsion volontaire, de l’intention et de la représentation de

mouvements et qui se termine par la conscience de l’entrave. Dans la description de cette

genèse, l’important est que tous les éléments renvoient à un vécu effectif.

Dilthey prend pour point de départ le faisceau d’instincts et de sentiments de déplaisir

et de besoin à partir duquel rayonnent des volitions et des efforts (Strebungen). De là,

premièrement, une impulsion motrice avec une intention déterminée survient et rencontre un

agrégat de sensations de pression au lieu d’engendrer le mouvement extérieur projeté.

Deuxièmement, un processus intellectuel entraine la conscience émergente d’une différence

entre la représentation de mouvements et l’agrégat de sensations de pression. Troisièmement,

111 GS V, p. 104 [109]. Traduction modifiée. 112 Guillaume Fagniez, « L’“expérience de la résistance” : le problème de la réalité et son enjeu anthropologique chez Dilthey et Scheler », dans Études phénoménologiques, Peeters Publishers, 2018, p. 140. 113 GS XIX, p. 163 [342]. Ma traduction de : « Was wir Wirklichkeit nennen, ist etwas anderes als diese tote und passive Gegenstandlichkeit, welche dem Bild im Spiegel gleicht ». 114 GS I, p. XIX [5]. Quant à savoir si la réalité peut être envisagée comme volonté, la question reste ouverte (cf. Guillaume Fagniez, « L’“expérience de la résistance” : le problème de la réalité et son enjeu anthropologique chez Dilthey et Scheler », p. 139). 115 Pour une analyse similaire de ce qui suit, en plus de l’article de Guillaume Fagniez précédemment cité, cf. Wioletta Miskiewicz, « Vers un fondement psychologique transcendantal des sciences », dans Methodos, Vol. 2, 2002, p. 12 et, de la même auteure, « Dilthey et la difficile recherche d’une autre objectivité », dans Intellectica, nº 26-27, 1998, pp. 124-128.

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les sensations liées à l’impulsion et au mouvement cessent. Quatrièmement, un agrégat de

sensations de pression qui n’étaient pas dans l’intention initiale remplace le mouvement

extérieur projeté. Cinquièmement,

quand toutes ces conditions sont remplies et que, partant de l’impulsion, toutes ces relations entre sensations et agrégats de sensations se déroulent sous forme de processus mentaux, il se forme alors, dans ce système d’instincts qu’est l’homme, avec ses tendances qui rayonnent dans toutes les directions et les sentiments qui s’y mêlent indissolublement, un nouvel état de volonté, une nouvelle expérience : l’expérience de l’entrave (Hemmung) de l’intention116.

Cette expérience est le noyau de la sensation de résistance (Widerstand). C’est celle-

ci qui révèle la réalité robuste et vivante de ce qui est indépendant de nous.117 La résistance

devient alors pression et passivité : « les impressions subsistent quand bien même nous

voudrions les modifier ; elles s’évanouissent bien que nous nous efforcions de les retenir ; à

certaines impulsions motrices inspirées par l’idée d’échapper à ce qui nous cause du déplaisir

succèdent régulièrement, dans certaines circonstances, des émotions qui nous retiennent dans

le cercle des sensations déplaisantes. La réalité du monde extérieur se condense ainsi toujours

plus autour de nous118 ».

Pour Dilthey, la sensation de résistance à l’impulsion explique davantage que notre

rapport à la réalité. Par elle, on fait la première expérience d’une différence entre une vie

propre et ce qui est étranger. La constitution du moi et de l’objet est donc simultanée. Elle

est aussi graduelle et interminable : débutant dans la vie embryonnaire119, elle se poursuit

ensuite à vitesse variable jusqu’à la mort. Elle admet des interruptions (la maladie) et des

accélérations (l’apprentissage). En cela, la solution diltheyenne au problème de la réalité

refuse toute spéculation et s’appuie sur les recherches psychologiques les plus avancées de

son temps. D’une part, le moi et l’objet ne sont pas compris en termes de substances

116 GS V, p. 103 [108]. Traduction légèrement modifiée. 117 Heidegger reconnaitra la légitimité de la tentative de Dilthey de donner une caractérisation phénoménologique de la réalité du réel à partir du concept de résistance (Être et Temps, §43, p. 157). Toutefois, il refusera que la résistance soit possible sans l’ouverture préalable d’un monde caractérisé comme totalité de renvois de la significativité (ibid., p. 210 [158]). De notre point de vue, la possibilité de trancher le débat repose sur une question, celle de savoir si la résistance comme telle se réduit à un renvoi parmi d’autres. 118 GS V, p. 105 [110]. 119 GS V, p. 98 [103].

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métaphysiques120 (comme chez Descartes), mais plutôt en termes d’événements ; d’autre

part, leur constitution n’est pas idéale (comme chez Fichte), mais facticielle.

En plus de contenir le « premier germe du moi et du monde121 », l’expérience de

l’impulsion et de la résistance est spatialisante. En effet, les agrégats de sensations, qui

n’étaient pas dans l’intention initiale et qui remplacent le mouvement projeté (cf. première

étape de la genèse de l’expérience de l’entrave de l’intention), portent des déterminations

spatiales. Par conséquent, Dilthey refuse l’hypothèse d’après laquelle l’objet serait projeté

dans le champ perceptible par l’organe sensoriel. Selon lui, ce sont plutôt « les données

sensibles qui construisent une orientation spatiale à laquelle s’intègre bientôt l’image de

l’organe sensoriel elle-même122 ». C’est donc d’abord parce que l’expérience de l’impulsion

et de la résistance est spatialisante que nous constituons un corps et pas l’inverse.

À l’intérieur de cette réalité spatiale, un moi comme corps (ein Selbst als Körper) se

délimite en s’orientant spatialement par rapport à des objets dont il se distingue. Dans cette

région spatiale, le jeu des instincts semble émaner d’un centre intime et remplir le corps et

ses membres. Quant à elles, les impulsions motrices engendrent directement des mouvements

extérieurs qui s’accompagnent de sensations internes. À la périphérie de la région spatiale du

moi, des sensations cutanées de chaleur et de pression sont ressenties. Au-delà de cette

périphérie, les modifications physiques sont plutôt accompagnées d’excitations qui relèvent

de la sympathie. Pour Dilthey, « le fait […] que l’impulsion et la résistance forment la base

de notre conscience de nous-mêmes et de son opposition aux autres objets ou personnes

intervient donc aussi dans la constitution de l’intuition que nous avons de notre moi

corporel123 ».

Jusqu’à présent, c’est d’abord et avant tout la tactilité qui est intervenue dans la

constitution de la réalité. Par elle-même, la vision ne donnerait à voir que de simples

décors124. Il n’en demeure pas moins qu’elle contribue à sa façon à la constitution de

120 GS XIX, p. 173 [352]. 121 GS V, p. 105 [110]. 122 GS V, p. 106 [111]. 123 GS V, p. 107 [112]. 124 GS V, p. 118 [124].

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l’extérieur. Par exemple, l’objet vu ne suit pas mon regard lorsque je tourne la tête. Ce faisant,

« j’acquiers dans mon expérience intellectuelle la conscience de son indépendance à l’égard

de ma volonté125 ». En me résistant, il affirme sa réalité.

Parmi cette réalité issue d’une genèse dans l’expérience de l’impulsion et de la

résistance, une catégorie spéciale d’objets se distingue : autrui. De prime abord, la genèse de

la réalité d’autrui est identique à celle des autres objets. Or, la réalité d’autrui est renforcée

par des processus psychiques qui se laissent présenter comme (als) des raisonnements

analogiques.126 Partons de l’exemple d’une personne qui éclate de rire. La majeure du

raisonnement analogique contient la relation éprouvée plusieurs fois entre le phénomène

physique (la bouche ouverte, le son saccadé, les contractions des muscles et les mouvements

du corps) et le phénomène psychique du rire (le sentiment d’euphorie et de perte de contrôle).

La mineure, elle, contient la parenté du phénomène physique qui se présente à moi avec une

série de souvenirs de phénomènes comparables. La conclusion du raisonnement analogique

contient la conscience qu’un phénomène psychique semblable aux miens est la cause du

phénomène physique. L’objet en face de moi devient alors à mes yeux un autre moi, c’est-à-

dire une unité structurée et vivante avec qui je partage une certaine parenté. Par des

expériences répétées et diverses d’une volonté qui résiste à mes désirs, autrui acquiert aussi

la réalité d’une fin autonome qui m’est égale en réalité et en droit. Voilà bien, selon Dilthey,

« le maximum de réalité auquel puisse prétendre cette unité vivante, puisque je suis à mes

propres yeux l’ens realissimum127 ».

Si la constitution du moi et du monde est simultanée et mutuellement dépendante, la

constitution – ou plutôt la reconnaissance – d’autrui dans le monde se présente comme le

moment fondamental de la constitution du moi. Premièrement, c’est en effet seulement

lorsque nous éprouvons la réalité d’autrui que nous « comprenons bien notre propre moi et

sa vie particulière128 ». Notre moi se trouve en quelque sorte approfondi lorsqu’il entre avec

autrui dans des rapports d’autorité, de sujétion et de communauté. Si la réalité est donnée

125 GS V, p. 109 [114]. Traduction modifiée. 126 GS V, p. 110 [115]. 127 GS V, p. 111 [116]. 128 GS V, p. 113 [118].

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pour la première fois dans l’objet, c’est en autrui que nous est donné pour la première fois

l’extérieur comme tel et, par le fait même, l’intérieur comme tel. Deuxièmement, autrui

participe constamment au processus d’individuation du moi, c’est-à-dire à la formation de

son identité singulière. Au premier regard, ce processus est le résultat d’actions directes :

comme le béhaviorisme l’a montré, un comportement peut être renforcé si autrui le

récompense. Toutefois, en se limitant à de telles actions, on n’atteint peut-être que la surface

de la contribution d’autrui au processus d’individuation. Pour Dilthey, c’est toute la

perception qui est traversée de fins et de normes posées par autrui :

chaque place, plantée d’arbres, chaque pièce dans laquelle des sièges sont rangés nous est compréhensible depuis la tendre enfance parce qu’un homme a posé des fins, ordonné, déterminé des valeurs, qu’il a comme quelque chose de commun, attribué à chaque place et à chaque objet de la chambre son lieu. L’enfant grandit dans un ordre et des mœurs de la famille, il les partage avec d’autres membres, et il adopte l’ordonnancement maternel qui leur est corrélé. Avant d’apprendre à parler il est déjà entièrement plongé dans le milieu de choses communes partagées129.

Ainsi, autrui contribue au processus d’individuation du moi dans chaque expérience.

Même le cas limite de la perception prélangagière n’a lieu que dans un monde commun et

historiquement déterminé. Dans son processus d’individuation, l’individu se révèle ainsi

comme un point où se croisent (Kreuzungspunkt130) les forces des ensembles interactifs et

des ensembles finalisés. Situé à l’intersection de la famille, du travail, du droit, de la culture,

de l’État, etc. qu’ils contribuent aussi à produire, l’individu est « imbriqué dans les actions

réciproques de la société en tant que point médian de ses divers systèmes131 ». Les habitus

que forment ces systèmes se rassemblent alors dans ce que Dilthey appelle un ensemble

129 GS VII, p. 208-209 [36-37]. À certains égards, cette description fait penser à celles de Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe. Selon eux, la psychanalyse traditionnelle faisait erreur de croire « que l’inconscient-enfant ne connaît que papa-maman, et ne sait pas “à sa manière” que le père a un patron qui n’est pas un père de père, ou encore qu’il est lui-même un patron qui n’est pas un père » (L’Anti-Œdipe, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 115). En fait, « les termes d’Œdipe ne forment pas un triangle, mais existent éclatés à tous les coins du champ social, la mère sur les genoux de l’instituteur, le père à côté du colonel » (Ibid., p. 73). L’enfant ne rencontre donc ses parents – son monde – qu’à travers les rapports de pouvoir dans lesquels ceux-ci sont plongés. L’autorité du père n’est jamais absolue, elle est toujours déjà relativisée par son inscription dans le champ social. 130 GS VII, p. 135 [89]. 131 GS VII, p. 278 [118].

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psychique acquis (erworbener seelischer Zusammenhang) qui structure les expériences

vécues tout en étant en même temps formé par elles132.

En rétrospective, on peut conclure de cette genèse du soi avec Eric S. Nelson que,

dans la philosophie diltheyenne, « consciousness is spatial, and bodily-worldly, as well as

temporal, and social-historical133 ».

Quant à elles, les qualités des objets extérieurs (leur couleur, leur forme, etc.), la

répétabilité des impressions, l’imprévisibilité des événements, l’indépendance de la

puissance des lois naturelles et la diversité des points de vue ne participent qu’en dernier lieu

à la constitution de la réalité. Pour Dilthey, elles ne viennent que renforcer notre croyance à

la réalité du monde extérieur. En effet, elles sont le produit d’opérations intellectuelles134 qui

ne constitueraient sans la volonté aucune réalité, sinon celle d’une hypothèse, d’un rêve ou

d’une hallucination. Il n’en demeure pas moins qu’elles sont essentielles pour décrire

adéquatement la réalité humaine vivante.

2.2. L’action humaine

Jusqu’à maintenant, des actions qui répondent à des besoins primaires auraient suffi

pour constituer la réalité du monde, du soi, d’autrui et des institutions telle que nous l’avons

décrite. Or, l’action humaine (qu’elle soit celle d’individus, d’institutions ou de

communautés135) doit être comprise plus largement : elle vise des fins. C’est d’ailleurs la

première raison qui fait d’elle un type particulier d’événement dans le monde. En effet, toute

action humaine est téléologique. Une fin est intrinsèque à l’action, elle est donnée en elle.136

Pour que l’action s’accomplisse comme prévu, la fin a donc rarement besoin d’être

consciente ou volontairement choisie. Elle est toujours prise dans un complexe de fins opéré

par l’ensemble psychique acquis ou par un ensemble finalisé. Par exemple, un fonctionnaire

peut très bien se rendre au travail sans se remémorer la fin qu’il poursuit (ex. gagner sa vie).

132 Rudolf A. Makkreel, Dilthey: Philosopher of the Human Studies, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 99. 133 Eric S. Nelson, « Interpreting Practice », dans Idealistic Studies, Vol. 38, nº1-2, 2008, p. 115. 134 Nous reviendrons sur celles-ci au chapitre 3. 135 GS VII, pp. 153-154 [106-107]. 136 GS VII, p. 206 [34].

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Il peut aussi évaluer une demande d’immigration en fonction d’une grille de critères en

oubliant la fin visée par le gouvernement pour lequel il travaille et qui lui fournit cette grille.

Il peut d’ailleurs ne l’avoir jamais connue. Dans certains cas, cette ignorance est même

voulue et planifiée.137 Cela ne change en rien le fait que l’action humaine est téléologique.

En fait, pour Dilthey, les actions dont la fin n’est pas présente à la conscience constituent

même l’objet principal de l’analyse dans le domaine pratique.138 Deuxièmement, toute action

est historique.139 Les fins qu’elle vise et les moyens qu’elle utilise pour les réaliser sont

déterminés par l’horizon d’une époque. Peut-être n’a-t-on d’ailleurs jamais suffisamment mis

l’accent sur le fait que, chez Dilthey, l’historicité est d’abord celle de l’action avant d’être

celle de la connaissance. En déterminant ainsi l’action, Dilthey ancre la téléologie dans

l’histoire sans jamais construire une téléologie de l’histoire.140 Troisièmement, toute action

a une valeur et une signification. Son importance tient à son rapport, en tant que partie, à la

totalité de l’époque en train de se former.141 Il serait par exemple difficile de comprendre

quoi que ce soit à l’élection de Trump sans l’inscrire dans un siècle ayant débuté avec les

événements du 11 septembre 2001. Quatrièmement, les conséquences de l’action sont

imprévisibles, quelle que soit par ailleurs la fin visée.142 Comme l’affirme Dilthey, « une

simple phrase, qui n’est pourtant qu’un souffle sorti de notre bouche, peut ébranler toute

l’âme d’une société et tout un continent143 ». Il n’y a ici qu’à penser aux conséquences

actuelles d’un simple gazouillis – #metoo – pour s’en convaincre. Cinquièmement, l’action

137 Politiquement, on pense au cas de figure Eichmann. Dans la recherche scientifique, en psychologie par exemple, on étudie la réaction de sujets à certains stimuli sans qu’ils connaissent le but de la recherche (d’ailleurs, il est recommandé que la personne qui encadre l’expérience ne le connaisse pas non plus : c’est le principe des études en double insu). La création artistique est aussi riche d’exemples. Un acteur peut jouer une scène sans connaitre le véritable dessein du réalisateur. C’est la technique qu’a employée Ridley Scott pour tourner la célèbre scène de l’accouchement dans Alien (1979). Comme il le raconte dans une entrevue de 2009, « the reactions were going to be the most difficult thing. If an actor is just acting terrified, you can’t get the genuine look of raw, animal fear ». Il n’a donc donné aux acteurs qu’une seule indication dans le scénario : « this thing emerges » (The Guardian, « The making of Alien’s chestburster scene », 13 octobre 2009). 138 GS V, p. 189 [195]. 139 GS VII, p. 186 [134]. 140 Sur la critique diltheyenne de la téléologie de l’histoire, cf. Chapitres XV à XVII du premier livre de l’Introduction à l’étude des sciences humaines. 141 GS VII, p. 155 [108]. 142 Comme l’explique Nelson : « The self is bound to a context of relations and conditions and is intrinsically related to an alterity that resists and possibly reverses it. History is never simply then the history of the plans, projects, and efforts of individuals and groups but also all the ways in which these fail, fall short, and produce a variety of new and unintended consequences » « Interpreting Practice », p. 118). 143 GS I, p. 38 [54-55].

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humaine est créatrice144 : elle manifeste une fonction synthétique qui transforme le monde.

En elle, les fins ne sont pas simplement visées, mais elles sont effectivement réalisées. Le

monde humain est le produit de la réalisation passée et présente de telles fins dans l’action.

L’esprit s’y objective, que ce soit dans la construction d’un parc ou dans le choix d’une

toilette.145

Dans la nature, au contraire, on ne trouve la trace d’aucune téléologie (sinon de

manière simplement subjective146), d’historicité, de valeur, de signification, d’imprévisibilité

et de création. L’événement naturel est mécanique : il est déterminé par une loi causale qui

s’applique de manière universelle et dont on peut prévoir toutes les conséquences.

Si elle se distingue essentiellement de l’événement naturel, l’action humaine n’est pas

une sphère autonome pour autant. En effet, la nature entre en rapport avec l’action humaine

lorsque la première perturbe la seconde ou lorsque la seconde s’exerce sur la première. Bien

qu’il soit naturel, le phénomène des changements climatiques fait bien partie de l’histoire : il

modifie le cours de notre action quotidienne (ex. l’impossibilité d’habiter des terres

désormais inondées) et génère une réaction (ex. la construction de digues). De manière plus

essentielle, la nature fournit le matériau qui permet à l’action humaine de se réaliser

effectivement : les vibrations sonores de la musique, le métal des clôtures de la prison, etc.147

L’action humaine peut même prendre l’apparence d’un événement naturel.

Lorsqu’une action déterminée présente une certaine perfection ou qu’elle provoque une

répulsion particulièrement intense, on assiste à l’émergence de règles de production (ex.

l’adoption d’un projet de loi), de normes d’évaluation, de dictons, etc. En tant que devoirs,

ils peuvent autant se présenter comme une force qui agit dans la motivation ou comme

comme une force qui réagit de l’extérieur aux actions des autres en les blâmant ou en les

144 GS VII, p. 153 [106]. 145 Cf. les analyses de Slavoj Žižek dans une conférence à un congrès d’architecture à Pamplona en Espagne en 2011. L’extrait le plus connu est facile à trouver en ligne. 146 Cf. notamment Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968, p. 31. Dilthey compare la validité de la téléologie dans les sciences de la nature et les sciences de l’esprit : « la relation qui unit la fin, la fonction, la structure, cette relation qui, dans le domaine des êtres organiques, guide les recherches comme un moyen de connaissance introduit là hypothétiquement, devient, dans le cas présent, un fait vécu, démontrable historiquement » (GS I, p. 71 [94]). 147 GS VII, p. 118 [72].

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approuvant.148 Dans chaque cas, ils assurent la constance de la répétition de l’action. Une

fois qu’ils sont adoptés et maitrisés par une communauté donnée, l’action semble alors aussi

déterminée par une loi qu’un événement naturel. C’était d’ailleurs déjà le cas dans l’exemple

évoqué plus haut du fonctionnaire à l’immigration : comme le décrit bien Ricœur, la société

bureaucratique tend « à abolir la différence entre le cours de l’histoire et le cours des

choses149 ».

Graduellement, ces coutumes s’agglomèrent dynamiquement et forment un système

suffisamment cohérent de mœurs historiquement et culturellement déterminé.150 Ce système

survit au passage du temps par l’éducation de la génération suivante qui le reçoit comme une

totalité déjà constituée. Il acquiert alors le poids de la tradition qui renforce son évidence.

L’exemple paradigmatique est ici le système juridique.

Pour Dilthey, la morale n’a donc aucune existence à l’extérieur de l’activité des

individus151 : elle trouve son origine dans la vie et ne se déploie qu’à partir d’elle. Il rejette

l’idée d’après laquelle la morale constituerait un ensemble doctrinaire dont la genèse

transcenderait l’expérience et qui, pour cette raison, aurait une valeur en elle-même. Non

seulement une telle idée entrerait en contradiction avec le principe de phénoménalité, mais

elle ne trouverait aucun appui historique. Par voie de conséquence, la morale diltheyenne est

relativiste. Elle considère qu’aucun ensemble de règles et de normes ne peut prétendre à

l’universalité ou à l’achèvement. Un jugement moral n’acquiert donc une valeur que si

l’action jugée demeure liée à son contexte d’émergence. Toutefois, sa valeur n’atteint jamais

celle d’un théorème logique ou mathématique.152

D’au moins deux manières, la morale diltheyenne dépasse la position relativiste à

laquelle il serait possible de la réduire. Premièrement, elle accorde à l’individu le statut d’une

fin en soi. Comme nous l’avons vu, la reconnaissance d’autrui comme fin en soi fait l’objet

148 GS V, p. 69 [73]. 149 Paul Ricœur, Du texte à l’action, p. 228. 150 GS V, p. 71 [76]. Pour un exemple contemporain, cf. l’analyse de la constitution de la bioéthique proposée par Catherine Dussault dans Les bioéthiciens et leur projet d’interdisciplinarité. Formation d’un groupe social, d’un champ et d’une discipline, Mémoire de maîtrise, Université Laval, Québec, 2019, p. 64. 151 GS V, p. 68 [73]. 152 GS VI, p. 58 [61].

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d’une genèse dans l’expérience de l’impulsion et de la résistance. Or, pour la raison précise

qu’il s’agit d’une genèse, certaines circonstances peuvent interférer et mettre en déroute cette

reconnaissance. Dans l’histoire, « le sentiment de supériorité de certaines races, tribus ou

classes sociales envers d’autres s’est opposé au sentiment, toujours plus ou moins présent,

que tout ce qui a figure humaine possède le droit de s’épanouir et d’être heureux153 ». Pour

Dilthey, ce n’est que peu à peu que se développa dans le genre humain « le sentiment essentiel

qui réside dans le principe chrétien : aime ton prochain comme toi-même et, dans celui de

Locke et de Kant : considère l’homme, aussi bien en autrui qu’en toi-même, comme une fin

autonome154 ». Maintenant que ce principe s’est diffusé, il est partagé par toute l’humanité et

transcende tout contexte politique et socio-économique.155 Deuxièmement, la morale

diltheyenne défend un certain idéal d’autonomie, d’autodétermination et de contrôle de soi.

Pour Dilthey, « l’individu atteint le sommet [du développement humain] lorsque son

intériorité guide et forme ses perceptions et maitrise ses actions à tous les moments156 ».

2.2.1. L’imagination pratique et le nouveau dans l’histoire

C’est notamment ce qui se produit chez le chercheur, l’artiste – et la personne d’action

(der sittlich Mächtige).157 Pour contrôler ainsi ses actions, la personne d’action ne laisse pas

ses désirs personnels guider immédiatement sa volonté. Il doit être capable de différer leur

emprise pour délibérer. Il se représente alors plusieurs buts, les compare, examine les moyens

accessibles, etc. Doté d’une énergie psychique plus puissante que la moyenne, il utilise son

imagination pratique158 pour dépasser la réalité et se représenter un idéal qui guide l’action

et qui, contrairement au devoir, demeure concret en ce qu’il exige une réévaluation

personnelle ou collective constante.159 Ici, l’application ricœurienne de la théorie sémantique

153 GS VI, p. 71 [74]. 154 GS VI, p. 71 [74]. 155 Le mouvement Black Lives Matter nous force à nous interroger sur la diffusion effective de ce principe. Encore aujourd’hui, certaines vies ont dans certains contextes moins de valeur que d’autres. 156 GS XIX, p. 104 [287-288]. Ma traduction de : « Als der Höhepunkt erscheint der Mensch, dessen Innerlichkeit sein Warnehmen leitet und formiert und seine Handlungen in jedem Moment beherrscht ». 157 GS XIX, p. 104 [288]. Nous nous intéresserons aux deux premières figures respectivement aux chapitres 3 et 4. 158 GS VI, p. 147 [150]. 159 Dilthey : Philosopher of the Human Studies, p. 105; p. 176. Seulement maintenant est-il possible de rendre justice à notre expérience morale, c’est-à-dire une fois que la description de la contrainte du devoir et de la reconnaissance d’autrui se combine à celle de la conscience de l’idéal (Ibid., p. 177).

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de l’imagination à la sphère de l’action dans Du texte à l’action vient compléter

adéquatement la description sommaire que donne Dilthey de la contribution de l’imagination

à l’agir de la personne d’action. Premièrement, l’imagination permet de « jouer » avec les

possibles pratiques, c’est-à-dire d’anticiper divers cours éventuels d’action : « c’est dans cet

état de non-engagement [à l’égard du monde] que nous essayons des idées nouvelles, des

valeurs nouvelles, des manières nouvelles d’être au monde160 ». Deuxièmement,

l’imagination contribue au procès de la motivation en fournissant « le milieu, la clairière

lumineuse, où peuvent se comparer, se mesurer, des motifs aussi hétérogènes que des désirs

et des exigences éthiques elles-mêmes aussi diverses que des règles professionnelles, des

coutumes sociales ou des valeurs fortement personnelles161 ». Pour Dilthey, l’origine de ces

motifs doit toutefois demeurer une énigme absolue.162 Troisièmement, l’imagination permet

à la personne d’action de mesurer ses capacités par variations imaginatives sur le thème du

« je pourrais ».

De ces trois façons, l’imagination montre qu’elle participe à « préserver et [à]

identifier la différence entre le cours de l’histoire et le cours des choses163 ». À la fin de ce

processus de délibération dans l’imagination, la personne d’action choisit l’action qui lui

parait la plus adéquate en fonction des moyens qui sont accessibles. Cette action devient alors

sa résolution et elle passe à l’action.164

Contrairement à l’action immédiatement dirigée par les mœurs, l’action de ces

individus institue de nouvelles valeurs, qui sont l’expression intellectuelle de leurs

sentiments165. Elle ne prend jamais l’apparence d’un événement naturel puisqu’elle suit une

loi qui n’est pas encore effective – une loi à venir. Grâce à leur effort et leurs sacrifices, ces

160 Paul Ricœur, Du texte à l’action, p. 220. 161 Ibid., p. 224. 162 GS V, p. 68 [72]. 163 Paul Ricœur, Du texte à l’action, p. 228. Rappelons toutefois que l’analyse ricœurienne de l’imagination trouve son originalité dans le fait qu’elle ne se limite pas à une phénoménologie de l’agir individuel. Au contraire, elle prend en compte la fonction de l’imagination sociale dans la préservation de l’analogie de l’ego (Ibid., p. 228), notamment dans les pratiques imaginatives de l’idéologie et de l’utopie (Ibid., p. 228-236). 164 GS V, p. 189 [194-195]. 165 GS VI, p. 150 [153].

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individus « finissent par produire du nouveau (hervorbringen) et leur action entraine une

évolution tant de la personne que de l’humanité166 ». Ainsi jaillit la liberté dans l’histoire.167

Mais les personnes d’action produisent-elles vraiment du nouveau dans l’histoire?

Les analyses de Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne nous conduisent à

en douter. Dans cet ouvrage, Arendt distingue trois sortes irréductibles d’activité humaine :

le travail, l’œuvre et l’action. Seule cette dernière est intrinsèquement liée à la naissance,

c’est-à-dire à la faculté d’entreprendre du neuf, et à l’histoire (puisqu’elle crée la condition

du souvenir).168 Arendt montre alors que l’action trouve sa condition de possibilité dans

l’existence d’un abîme entre le domaine public et le domaine privé, abîme que « les Anciens

devaient franchir chaque jour afin de transcender l’étroit domaine familial et “d’accéder” au

domaine politique169 ». En fait, l’action a besoin de la lumière éclatante du domaine public

puisqu’elle exige d’être vue et entendue par autrui. Grâce à elle, l’agent se révèle comme un

« qui » et se distingue des autres tout en exigeant leur présence. Or, l’avènement de la société

à l’époque moderne a atténué la distinction entre le domaine public et le domaine privé. Ce

faisant, elle a exclu à tous les niveaux la possibilité de l’action.170 Et comme l’affirme Arendt,

ni la force intellectuelle ou physique171, « ni l’éducation, ni l’ingéniosité, ni le talent ne

sauraient remplacer les éléments constitutifs du domaine public172 ».

166 GS I, p. 6 [15-16]. Par là, autrui contribue d’une autre façon au processus d’individuation du moi. En effet, pour Dilthey, la réalité de Luther, de Frédéric le Grand et de Goethe tient au fait « qu’ils agissent constamment sur notre propre moi », c’est-à-dire au fait que « le moi est déterminé par la volonté de ces puissants personnages dont l’influence persiste et va toujours en s’élargissant » (GS V, p. 114 [119]). Dilthey reprend-il ici l’idée hégélienne d’après laquelle l’histoire est faite par les grands hommes? On peut certainement tirer de son œuvre plusieurs formules pour appuyer cette hypothèse (cf. notamment GS VII, p. 186 [134]). Dilthey semble alors appartenir à ce groupe d’intellectuels que décrit Martin Pâquet et qui préfèrent, pour comprendre l’histoire, « les illusions simples à la complexité du réel » (« Le leurre des grands hommes », dans Bulletin d’histoire politique, Volume 23, Numéro 3, 2015, p. 11). Moins radicalement, il nous semble plus fécond d’affirmer, d’une part, que la pensée diltheyenne ne met effectivement pas suffisamment l’emphase sur les mouvements de mobilisation civique (« ceux et celles qui ont vraiment fait l’histoire » [Ibid., p. 11]) et, d’autre part, que les actions de certaines personnes présentent des structures particulières et que, pour cette raison, leur importance renvoie à un phénomène bien réel et non à une illusion nécessairement réductrice et dogmatique. 167 GS I, p. 6 [15]. 168 Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, trad. fr. Georges Fradier, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2016, p. 43. 169 Ibid., p. 71. 170 Ibid., p. 79. 171 Ibid., p. 247. 172 Ibid., p. 89.

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En se basant sur ces analyses arendtiennes, on peut déplorer dans la théorie

diltheyenne de l’agir un certain manque de prise en compte de l’historicité.173 Certes, Dilthey

montre bien que l’action trouve ses particularités dans une situation historique. Or, il oublie

que son effectuation est en tant que telle rendue possible par un domaine public dont

l’existence varie historiquement. Les ressources de la théorie diltheyenne de l’agir ne

suffiraient donc qu’à décrire le travail et l’œuvre. Pour finir, on peut supposer que ce manque

d’historicité est en fait conditionné par une confusion phénoménologique entre les trois sortes

d’activité humaine, c’est-à-dire par une réduction de l’action à l’œuvre ou au travail. Si la

tradition philosophique n’avait pas compris l’action selon le modèle du faire, elle aurait

mieux saisi l’importance radicale du domaine public pour l’action.

Malgré cette lacune, la théorie diltheyenne de l’agir offre une perspective essentielle

pour penser la constitution et la transformation de la réalité dans l’action. Comme nous

l’avons vu, la réalité gagne son sens propre, à savoir son indépendance, dans l’expérience de

l’entrave de l’intention. Essentiellement téléologique, historique, signifiante, imprévisible et

créatrice, l’action humaine acquiert le poids de la tradition et se règle en suivant des normes,

contribuant ainsi à la stabilité d’une époque donnée. Ces normes demeurent toujours

susceptibles d’être transgressées – et révélées en tant que telles – par les personnes d’action

qui, grâce à leur imagination pratique, posent des gestes qui instituent de nouvelles valeurs.

173 Pour autant, nous sommes loin de partager la critique générale qu’Arendt adresse, à tort à notre avis, à Dilthey en 1945 dans « Dilthey philosophe et historien » (Humanité et terreur, trad. fr. F. Bouillot, Paris, Payot, 2017, pp. 119-123). Elle le dépeint comme un homme de son temps, essentiellement passionné par la vie et les expériences vécues. Elle lui attribue le rôle d’historien avant celui de philosophe et relativise son influence sur Jaspers et Heidegger.

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CHAPITRE 3. LE SAVOIR : DE LA PERCEPTION À LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE ET PHILOSOPHIQUE

« La philosophie a été discréditée par ces gens : pendant qu’ils surveillent la porte de la philosophie avec leur visage hostile, comme des portiers hargneux, ils séparent les sciences positives de la recherche philosophique. Ils détachent la théorie de la pratique et condamnent d’emblée la première à la stérilité et la seconde à la popularité mal informée. Ce double jeu ne doit pas m’influencer174 ».

Grâce au changement de Vorsicht que nous avons opéré dès le premier chapitre, la

réalité humaine vivante s’est révélée comme l’objet véritable de la critique de la raison

historique de Dilthey. Caractérisée par sa plénitude et sa richesse, la réalité humaine vivante

a aussi manifesté sa fragilité à l’égard de sa conceptualisation théorique. Les méthodes qui

réduisent la réalité humaine vivante à sa dimension intellectuelle sont alors apparues non

conformes à la nature de leur objet, et ce, en contraste net avec une autoréflexion

(Selbstbesinnung) capable d’intégrer la diversité de ses dimensions et de ses effectuations

concrètes.

Si Dilthey donne congé à la prétention fondationnelle des théories de la connaissance

(Erkenntnistheorie), il tient malgré ceci à rendre compte de l’effectivité de la dimension

intellectuelle de toute réalité humaine vivante. C’est pour répondre à cette exigence que nait

174 GS XIX, p. 65 [252]. Ma traduction de : « Die Philosophie ist durch diese Leute in Verruf gekommen : denn während sie als mürrische Pförtner mit abweisender Miene das Tor derselben bewachen, trennen sie die positiven Wissenschaften von der philosophischen Forschung. Sie trennen die Theorie von der Praxis und verurteilen damit von vornherein die erstere zu Unfruchtbarkeit, die letztere zu einer banausischen Popularität. Diese doppelte Spiel soll mich nicht beeinflussen ».

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l’idée d’une théorie du savoir (Theorie des Wissens). Dès l’Introduction de 1883175 (comme

il le raconte lui-même en 1904176), mais aussi surtout dans le Nachlaß publié dans les

tomes XVIII à XX des Gesammelte Schriften177, le champ d’une telle théorie du savoir

déborde par principe les limites d’un questionnement épistémologique motivé à légitimer les

jugements scientifiques, que ceux-ci se restreignent aux sciences de la nature ou qu’ils

incluent ceux des sciences de l’esprit. En effet, la théorie du savoir entend élargir son horizon

en prenant un pas de recul par rapport à toute théorie de la connaissance. Il s’agit donc pour

Dilthey de montrer, d’une part, qu’une théorie de la connaissance rencontre des problèmes

qu’elle ne peut résoudre de manière autonome et, d’autre part, que la solution de ces

problèmes dépend d’une théorie du savoir qui prend en compte les dimensions de l’agir et du

sentir. Dilthey ne remet pas en question les ressources que possède la théorie de la

connaissance pour résoudre certains de ses problèmes. Par exemple, pour étudier l’effet d’une

décision politique sur un groupe d’individus, la vérité des conclusions de l’étude est

notamment fonction de la taille de l’échantillon d’individus – la détermination de ce genre

de principe méthodologique appartient à la théorie de la connaissance. Il en va autrement au

moment de défendre que personne ne peut produire une connaissance objective ou

désintéressée. Pour en rendre compte, il faut faire référence à la formation indépendante des

préjugés dans l’agir ou à la satisfaction éprouvée dans le sentir lors de la validation d’une

hypothèse. Aux yeux de Dilthey, on ne peut s’attendre à une telle référence qu’au sein d’une

théorie certes centrée sur le savoir, mais déjà ouverte sur les deux autres dimensions

irréductibles de la réalité humaine vivante. Il ne s’agit au fond que de la conclusion nécessaire

des trois idées directrices de la critique de la raison historique de Dilthey, mais, cette fois-ci,

du point de vue du savoir. En effet, si on admet que la réalité humaine vivante est le sol et

l’horizon du sens en général, que l’autoréflexion y distingue trois dimensions et que la réalité

humaine vivante mobilise celles-ci constamment, la thèse d’après laquelle le comportement

théorique entretiendrait un rapport de discontinuité radicale avec la vie quotidienne est exclue

par principe. Comme l’explique Guillaume Fagniez, la forme gnoséologique de

175 GS I, pp. XVII-XVIII [3-5]. 176 GS VII, p. 10 [30]. 177 Au sujet des conséquences possibles sur les études diltheyennes de la publication de ces tomes (respectivement en 1977, 1982 et 1990), cf. Rudolf A. Makkreel, Dilthey : Philosopher of the Human Studies, pp. 423-424.

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l’autoréflexion diltheyenne implique « de reconduire la multiplicité des savoirs au fondement

unitaire de la vie dont ils procèdent178 ». Ici, la théorie du savoir se présente comme

l’occasion d’attester à nouveau que la réalité humaine vivante est irréductible à sa dimension

intellectuelle et que l’intellect pur construit par les théories de la connaissance est une illusion

héritée de l’histoire de la métaphysique.

En traçant les lignes directrices d’une théorie du savoir, l’œuvre de Dilthey annonce

ce que Manfred Riedel considère l’un des problèmes déterminants de la philosophie

allemande au XXe siècle : la conciliation de la représentation scientifique du réel avec la

conscience quotidienne.179 Mais une telle conciliation ne détruit-elle pas par principe les

fondements de cette représentation scientifique du réel? Certes, en attribuant un statut dérivé

à toute théorie de la connaissance, Dilthey relativise la valeur traditionnellement accordée à

la science. D’un autre point de vue, la théorie du savoir permet justement de penser le fait

que les disciplines ne s’épuisent pas dans leur contenu propositionnel et qu’elles puissent

faire quelque chose comme vouloir produire des propositions vraies. C’est uniquement dans

la mesure où les disciplines sont aussi des pratiques et relèvent de l’agir qu’elles peuvent

viser les fins qui leur sont propres. Pour Dilthey, non seulement accomplissent-elles un idéal

épistémique, mais aussi un idéal social ou existentiel. Par exemple, Dilthey prétend que son

Introduction à l’étude des sciences humaines peut « faciliter au politicien, comme au juriste,

au théologien comme au pédagogue la tâche d’apprendre quelle position occupent les

principes et les lois qui les guident en face de l’immense réalité de la société humaine180 ».

Dans ses écrits sur l’imagination poétique, il affirme qu’une des tâches vitales de la

philosophie est « de rétablir le rapport normal entre la pensée esthétique et l’art181 ». Ailleurs,

il ajoute que la philosophie est « un moyen de mener une existence pleine de la joie d’être au

monde182 ». Nelson conclut alors que « knowing is embedded in a social-historical relational

178 Guillaume Fagniez, Comprendre l’historicité, p. 215. 179 Manfred Riedel, « Hermeneutik und Erkenntniskritik. Zum Verhältnis von theoretischem Wissen und praktischer Lebensgewißheit bei Wilhelm Dilthey », dans F. Rodi et H.-U. Lessing (dir.), Materialien zur Philosophie Wilhelm Diltheys, Frankfurt am Main, Surkhamp, 1984, pp. 359-384. 180 GS I, p. 3 [11]. 181 GS VI, p. 104 [107-108]. 182 GS VIII, p. 176 [222].

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context or nexus (Zusammenhang) such that for Dilthey it is never merely epistemic but

fundamentally practical183 ».

Bien que le sentir ne soit analysé pour lui-même qu’au prochain chapitre, sa

contribution à la théorie du savoir peut déjà être soulignée. De manière analogue au fait

qu’une discipline ne peut viser un idéal que si elle est un agir, une discipline ne peut avoir

une valeur que si elle implique aussi un sentir. Or, les théories de la connaissance

traditionnelles sont structurées de telle manière qu’elles ne peuvent pas rendre compte du fait

que la vérité est une valeur. Dans le cadre qui est le leur, tout se passe comme si le simple

fait de penser la vérité comme valeur révélait du même coup sa partialité. Elles la

présupposent pourtant constamment et, pour cette raison, la laissent ininterrogée. La facilité

avec laquelle Nietzsche discrédite l’activité théorique dans La généalogie de la morale n’est

donc plus surprenante : il n’a eu qu’à prendre conscience du problème que constitue la vérité

une fois qu’on la conçoit comme valeur pour retirer à l’activité théorique le « droit à

l’existence » que celle-ci prétend détenir de manière absolue.184

En englobant les dimensions de l’agir et du sentir, la théorie du savoir de Dilthey

fournit les catégories (idéal, valeur) que la théorie de la connaissance a toujours dû

présupposer pour assurer son autonomie – une autonomie qui, tout bien considéré, se révèle

bien hétéronome. En fait, elle les fournit même aux critiques les plus acerbes de la théorie de

la connaissance. Par là, elle confirme de nouveau son originarité.

3.1. Le concept de savoir

En tout état de cause, la théorie du savoir (Theorie des Wissens) ne correspond pas

chez Dilthey au concept plus précis de savoir (Wissen).185 Comme nous venons de le voir, il

s’agit d’une théorie qui part du principe qu’il est nécessaire de laisser solidement attachée la

dimension intellectuelle de la réalité humaine vivante aux deux autres dimensions

183 Eric S. Nelson, « Interpreting Practice », p. 105. 184 Friedrich Nietzche, La généalogie de la morale, trad. fr. P. Choulet, Paris, GF-Flammarion, 2002, Troisième traité § 24, pp. 168-171. 185 Pour sa part, Makkreel les confond (cf. « Savoir de la vie, connaissance conceptuelle et compréhension historique », trad. fr. S. Richard, dans G. Fagniez et S. Camilleri (dir.), Dilthey et l’histoire, Paris, Vrin, 2016, pp. 70-71).

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essentielles de celle-ci et qui, en cela, ne se contente pas du domaine trop restreint de la

théorie de la connaissance. Dans la théorie du savoir, le concept de savoir assure aussi la

transition entre l’expérience quotidienne et l’expérience théorique, mais cette fois-ci du point

de vue spécifiquement intellectuel. Il permet notamment de penser le fait que certains actes

intellectuels que l’on croit parfois réservés aux scientifiques se produisent sous une forme

rudimentaire dans plusieurs des configurations du rapport du soi au monde, dont les plus

immédiates.

3.1.1. Savoir et perception

Comme nous l’avons vu, le principe de phénoménalité énonce que tout ce qui est

m’est donné comme fait de conscience. Pour expliquer ce qu’il entend par savoir, Dilthey

ajoute désormais que cette donation s’accompagne d’une attribution implicite d’existence.186

Plus précisément, l’existence est la manière ou le mode par lequel la conscience se rapporte

à ses propres faits. Elle les perçoit comme existant pour elle. Ici, Dilthey exhume le sens

originaire du terme perception : elle « est un trouver, un trouver là, une conscience

immédiate187 ». La perception ne se limite donc pas à sa forme sensorielle : elle est interne

(ou immanente) avant d’être externe (ou transcendante). Elle exprime le rapport entre la

conscience et l’être-présent (Gegenwärtigsein188) de ses faits de conscience, que ceux-ci

soient ou non des objets extérieurs. Pour Dilthey, cette présence en personne des faits de

conscience est intimement liée à leur être-certain (Gewißsein189). Il nomme « savoir » la

certitude que manifeste spontanément l’existence des faits de conscience.190 Le propre de

cette certitude est son caractère immédiat et indissoluble (unauflöslich). Elle se distingue par

là de la certitude des axiomes mathématiques et du principe de non-contradiction qui dépend

en fait du développement de nos capacités intellectuelles.191 Elle se distingue aussi de la

certitude de la perception de la réalité extérieure parce que, contrairement à celle-ci, il est

impossible de dissocier en elle le contenu des faits de conscience et la certitude de l’existence

186 GS XIX, p. 61 [248]. 187 GS XIX, p. 80 [269]. Ma traduction de : « Wahrnemung (perceptio) im ursprünglichen Verstande des Wortes (wahrnehmen) ist ein Finden, Vorfinden, ein unmittelbares Bewußtsein ». 188 GS XIX, p. 64 [251]. 189 GS XIX, p. 64 [251]. 190 GS XIX, p. 61 [248]. 191 GS XIX, p. 61 [248-249].

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de ce contenu.192 Plus concrètement, retirer aux faits de conscience la certitude de leur

existence équivaut alors à les effacer de la conscience. L’essence des faits de conscience les

rend imperméables au doute radical.

En déterminant le savoir comme certitude de l’existence des faits de conscience,

Dilthey dissout le lien traditionnellement établi entre savoir et vérité ou jugement. Le savoir

en question n’est tributaire ni d’une adéquation à une réalité qui le précèderait ni de

l’application de lois de la pensée. Si c’était le cas, tout savoir serait médiatisé, ce qui

reviendrait à dire qu’il n’y a de savoir que scientifique et discursif. Il faudrait alors penser le

passage du non-savoir au savoir à la manière d’un saut. Pour Dilthey, il peut au contraire

« être montré que le savoir de la réalité des faits de conscience n’a pas d’abord à être gagné

par le moyen de raisonnements, mais bien qu’il existe un savoir immédiat des faits de

conscience193 ». Le terme « perception » est d’autant plus appropriée pour décrire le mode

par lequel la conscience possède ce savoir immédiat que Dilthey écrit en marge de son

manuscrit du livre IV de l’Introduction à l’étude des sciences humaines que le nom commun

Wahrnehmung (perception) dérive du verbe bewahren (préserver) et non de l’adjectif wahr

(vrai)194, dont nous venons de voir qu’il implique une médiatisation.

3.1.2. L’intellectualité de la perception

En plus de qualifier le lien qui unit la conscience à ses faits de conscience dans la

perception, le savoir décrit ce que Dilthey appelle « l’intellectualité de la perception195 ».

Cette expression désigne la manière dont des opérations logiques élémentaires agissent dans

toute perception. Ces opérations sont immanentes au donné : elles l’éclairent (aufklären196)

au moment même de son appréhension. La comparaison est une des opérations logiques

élémentaires. Ainsi, lorsque, devant soi, il y a deux petites feuilles de papier d’un gris

différent, « on remarque une différence et un degré dans cette différence au niveau de la

192 GS XIX, p. 86 [275]. 193 GS XIX, p. 85 [274]. Ma traduction de : « Es kann in der Tat gezeigt werden, daß das Wissen von der Realität der Tatsachen des Bewußtseins nicht vermittelst des Raisonnements erst gewonnen werden muß, daß vielmehr ein unmittelbares Wissen von derselben besteht ». 194 GS XIX, p. 410, n. 122 [269, n. 36]. 195 GS V, p. 172 [177]. 196 GS VII, p. 124 [79].

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couleur, non pas à travers une réflexion sur le donnée, mais comme un fait197 ». L’identité et

la différence ne sont donc ni des propriétés des choses ni des ajouts humains à une

hypothétique perception de faits bruts : elles sont d’emblée données comme telles dès la

perception grâce à l’action des opérations logiques élémentaires. Pour Rudolf A. Makkreel

et Frithjof Rodi, « these operations are conceived by Dilthey as bringing out what is inherent

in experience. […] Their logic is phenomenological in that they do not impose order but

explicate it on the basis of what is known perceptually198 ».

On compte trois groupes d’opérations logiques élémentaires. Le premier groupe (tout

juste évoqué) est celui de l’identification et cumule l’action de la comparaison et de la

distinction. Le second groupe est celui de la séparation. Pour Dilthey, la séparation

n’équivaut pas à la distinction : alors que la seconde fait que nous apercevons une différence

entre des choses, seule la première nous permet de saisir qu’il y a plusieurs choses distinctes

et extérieures les unes aux autres. Par exemple, « dans une forêt, une voix humaine, le souffle

du vent, le chant d’un oiseau ne sont pas seulement différenciés les uns des autres, mais ils

sont saisis comme une pluralité199 », comme une pluralité de choses différentes les unes des

autres. La séparation permet aussi la conscience directe qu’un son produit à un temps t est

différent d’un son identique produit à un temps t+1. Enfin, elle rend compte de la possibilité

de séparer idéellement des choses qui, en réalité, ne sont pas séparables, comme la couleur

et la figure. Le troisième groupe d’opérations logiques élémentaires est celui des relations.

Celles-ci réunissent en groupes une pluralité d’éléments isolés et permettent d’établir le

rapport d’un tout à ses parties. Par exemple, « quand plusieurs coups d’une horloge se

succèdent, seule est donnée la succession de ces impressions, mais c’est uniquement dans

leur synthèse que la saisie de cette succession devient possible200 ». Les relations

197 GS VII, p. 122 [78]. Je souligne. Bien que cet exemple et les suivants s’inspireront de la perception extérieure, il est important de se rappeler que les opérations logiques élémentaires s’appliquent de prime abord à la perception en son sens originaire, à savoir celui de la donation en présence des faits de conscience. Ainsi, les faits de conscience font d’emblée l’objet d’une comparaison, de telle sorte que l’un n’est jamais pris pour l’autre. Cette différence est donnée comme un fait. 198 Rudolf A. Makkreel et Frithjof Rodi, « Introduction to Volume III », dans W. Dilthey, Selected Works, Vol. III, trad. an. R. A. Makkreel et F. Rodi, Princeton, Princeton University Press, 2002, p. 8. 199 GS VII, p. 123 [78]. 200 GS VII, p. 123 [79].

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interviennent dans l’espace, le temps, l’agir et le pâtir. À nouveau, la saisie de la succession

dont parle ici Dilthey est donnée comme un fait et non comme une réflexion sur le donné.

Le donné fourni par la perception et éclairé par les opérations logiques élémentaires

atteint un degré supérieur de complexité dans la représentation mnésique. Ce qui distingue la

représentation mnésique de la perception est son rapport à son fondement. Contrairement à

la perception, dans laquelle les faits de conscience sont donnés en présence, la représentation

mnésique entretient avec le donné perceptif une relation de reproduction (Abbilden). Comme

la reproduction est libre par essence, on pourrait croire qu’elle puisse aller dans tous les sens,

c’est-à-dire qu’elle dépasse ou qu’elle transforme le donné. Or, dans le cadre qui est le nôtre

dans ce chapitre – ce sera différent pour la production poétique –, « la libre mobilité des

représentations est limitée […] par l’intention d’adéquation à la réalité201 ». La représentation

est en quelque sorte contrainte par l’intention de s’en tenir au donné perceptif.

Les opérations logiques élémentaires de la perception et la représentation mnésique

peuvent être qualifiées de prédiscursives. Or, comme l’écrit Dilthey, les opérations logiques

élémentaires « préludent202 » à la pensée discursive. Par exemple, « dans l’identification se

profilent la formation des jugements universels, des concepts généraux, et la démarche

comparative, dans la séparation les abstractions et la démarche analytique, et ensuite, dans

les relations, toutes les formes d’opérations synthétiques203 ». Quant au stade des

représentations mnésiques, Dilthey précise que déjà s’y « produisent des représentations

totales et universelles, qui préparent un nouveau stade de la conscience204 ».

3.2. La pensée discursive

Ce nouveau stade est celui de la pensée discursive. Celle-ci est liée à l’expression,

c’est-à-dire aux signes en général, mais en fait surtout à la langue. Alors que le mot exprime

une signification (Bedeutung), la phrase, elle, exprime un sens (Sinn). La spécificité du

jugement n’est pas alors de reproduire le donné ou de le représenter, mais bien d’énoncer ce

201 GS VII, p. 124 [79]. 202 GS VII, p. 124 [79]. 203 GS VII, p. 124 [79]. Je souligne pour faciliter la compréhension. 204 GS VII, p. 124 [79].

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qu’il en est d’un objet.205 La possibilité de vérifier un jugement dépend ensuite, d’une part,

des formes et des lois formelles de la pensée, et, d’autre part, de la plénitude de l’existence

intuitive de l’objet en question.206 Dans L’édification du monde historique dans les sciences

de l’esprit, Dilthey n’explique pas davantage le rapport entre le jugement et la plénitude de

l’existence intuitive de l’objet, mais on peut se douter qu’il s’appuie sur les Recherches

logiques de Husserl, dont il loue les mérites et auxquelles il consacre des séminaires

rapidement après leur publication.207 Dans la sixième Recherche, Husserl développe une

conception de l’évidence comme vécu intuitif. À un extrême, les actes purement significatifs

se limitent à viser la signification des mots. En eux, rien de l’objet n’est vivant.208 Pour cette

raison, les actes purement significatifs ne sont jamais évidents. À l’autre extrême, les actes

intuitifs se caractérisent par un remplissement total ou partiel de la visée intentionnelle de

l’acte significatif. En cela, ces derniers ne sont plus « purement significatifs ». Le jugement

devient un tel acte intuitif lorsque l’objet se rapporte à lui par sa présence en personne ou,

pour reprendre la formulation diltheyenne, dans la plénitude de son existence intuitive.

L’évidence du jugement est alors assurée dans un vécu de vérité.

3.2.1. La science et la tonalité affective scientifique

Le donné d’abord éclairé par les opérations logiques élémentaires, ensuite reproduit

dans la représentation et enfin exprimé et vérifié par la pensée discursive fournit en quelque

sorte les matériaux à la connaissance (Erkenntnis) systématiquement articulée par la science.

Dilthey définit la science comme

un ensemble de propositions dont les éléments sont des concepts – autrement dit des éléments parfaitement définis, de valeur constante et universelle, un ensemble où les liaisons ont une raison légitime, un ensemble enfin où pour pouvoir être communiquées les parties sont unies en un tout, soit parce que cet ensemble de propositions permet de penser dans sa totalité un des domaines du réel, soit parce que ces propositions dictent leur règle à une certaine activité humaine.209

205 GS VII, p. 125 [80]. 206 GS VII, p. 125 [80]. 207 Jean-Claude Gens, « Introduction », dans M. Heidegger, Les conférences de Cassel [1925], p. 14. 208 Edmund Husserl, Recherches logiques, Tome 3, trad. fr. H. Élie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1963, §21, p. 98. 209 GS I, pp. 4-5 [13].

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Cet ensemble de propositions est constitué historiquement grâce à une communauté

de chercheurs qui, dotés d’une imagination scientifique plus puissante que d’autres individus,

forment des hypothèses qui dépassent le cercle de l’expérience en vue de parvenir à expliquer

un phénomène.210

Toutefois, ces considérations systématiques ou méthodiques ne font pas franchir le

seuil du mode de recherche scientifique. Pour ce faire, un élément est déterminant : une

tonalité affective (Stimmung). Comme le montre Fagniez, Dilthey conçoit le rapport entre le

soi et le monde à partir du concept d’attitude (Verhalten). À leur point de contact, explique-

t-il, « se produit la vibration initiale qui donne sa “tonalité affective”, sa basse continue à la

vie dans toutes ses dimensions211 ». Plus diffuses que des sentiments, les tonalités affectives

éclairent et teintent d’une couleur212 la totalité des phénomènes.213 Dilthey en nomme deux,

l’optimisme et le pessimisme, lesquels se déclinent dans une infinité de nuances214 qui

structurent une infinité d’attitudes correspondantes. Celles-ci s’effectuent toujours

historiquement. En effet, comme le précise Fagniez, « chacune de ces “attitudes” déploie un

monde historique propre, dans lequel vibre une “tonalité” distincte215 ». Le concept diltheyen

de tonalité affective se révèle ici solidaire de celui de vision du monde (Weltanschauung).

À sa manière, l’activité scientifique incarne une certaine attitude qui procède d’une

des nuances de tonalité affective. Pour celui qui, comme le chercheur, contemple le monde

comme un spectateur, « le monde apparait […] sous des espèces étrangères, sous l’image

d’un spectacle changeant et fugitif216 ». C’est notamment le cas dans la philosophie grecque :

puisque l’attitude scientifique règne en elle217, on y voit aussi à l’œuvre une tendance à la

contemplation218, c’est-à-dire au goût des images, de l’objectivation et de la réflexion

210 GS VI, p. 145 [149]. 211 Guillaume Fagniez, Comprendre l’historicité, p. 111. 212 GS VIII, p. 81 [102]. 213 Pour une discussion du concept de Stimmung chez Dilthey et chez Heidegger, cf. Guillaume Fagniez, Comprendre l’historicité, pp. 113-115 et Rudolf A. Makkreel, Dilthey : Philosopher of the Human Studies, pp. 369-370. 214 GS VIII, p. 81 [103]. 215 Guillaume Fagniez, Comprendre l’historicité, pp. 112-113. Je souligne. 216 GS VIII, p. 81 [103]. 217 GS VIII, p. 177 [222]. 218 GS I, p. 210 [265].

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géométrique.219 Cette attitude s’est ensuite transmise de génération en génération et on la

retrouve encore active à la modernité, époque à laquelle elle conditionne donc autant

l’éventuelle hégémonie des sciences de la nature que l’idée d’une autonomie des sciences de

l’esprit.

3.2.2. L’autonomie des sciences de la nature et des sciences de l’esprit

Jusqu’ici, nous avons évité le célèbre problème de l’autonomie des sciences de

l’esprit auquel est habituellement réduite la philosophie de Dilthey. Toute tentative d’y

répondre nous apparaissait prématurée tant que nous n’avions pas d’abord parcouru « le

domaine de ces vérités qu’il faut bien placer à la base de notre connaissance, aussi bien de la

nature que du monde historique et social220 ». Il est maintenant possible de l’aborder de front.

Après un XVIIIe siècle fasciné par la physique newtonienne, le XIXe siècle a vu

bondir l’intérêt théorique pour les faits historiques, anthropologiques, sociologiques,

psychologiques, économiques, etc. De l’accumulation et de l’organisation de ces faits ont

émergé autant de sciences correspondantes. Devant une telle diversité, il ne fallut pas faire

preuve d’un génie considérable pour poser la question, presque banale, de l’unité de ces

sciences. Autrement plus difficile fut d’y trouver une réponse satisfaisante. Pourtant, l’unité

des sciences au moment où elles n’incluaient que les sciences de la nature avait été facile à

déterminer. En effet, il n’avait fallu à Kant dans « L’architectonique de la raison pure » qu’à

suivre l’esquisse contenue dans le schème de l’idée de système pour établir les rapports

hiérarchiques définitifs des différentes parties de la métaphysique.221 Or, comme le rappelle

Dilthey, les sciences de l’esprit « ne forment pas un tout constitué selon la logique, un tout

dont la structure serait analogue à celle de notre connaissance de la nature ». Pour cette raison,

219 GS VIII, p. 51 [68]. La tonalité affective de la personne d’action est différente : « si nous dirigeons notre vie selon un plan bien ordonné, ce même monde portera des traits familiers ; nous nous y sentirons chez nous, nous sentirons que nous pouvons nous appuyer fermement sur lui, que nous faisons partie de lui » (GS VIII, pp. 81-82 [103]). L’effectuation historique de cette tonalité affective revient plutôt au peuple romain (GS VIII, p. 177 [223]). 220 GS I, p. 3 [12]. 221 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, pp. 558-559.

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il est nécessaire, ajoute-t-il, « que nous le considérions […] tel qu’il s’est historiquement

développé222 ».

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant qu’une des premières tentatives pour

déterminer l’unité des sciences de l’esprit, celle de Comte, se soit rabattue sur les seules

sciences dont l’unité (et l’objectivité) était assurée : les sciences de la nature. En effet, Comte

a cru résoudre le problème de l’unité des sciences de l’esprit en subordonnant le monde

historique au système des sciences de la nature.223 En réduisant ainsi les sciences de l’esprit

au statut de sciences de la nature, il a non seulement relativisé, sinon détruit leur spécificité,

mais il a écarté la possibilité d’une fondation autonome de leur unité par rapport à celle des

sciences de la nature.

À l’opposé de la position de Comte, on trouve celles de Dilthey, Windelband et

Rickert. Tous les trois s’accordent sur le fait que les sciences de l’esprit possèdent une

autonomie par rapport aux sciences de la nature. Ici s’arrête leur concorde. Le conflit qui les

oppose porte essentiellement sur le principe de la distinction entre les sciences de l’esprit et

les sciences de la nature. Selon Windelband, la tentative diltheyenne aurait commis l’erreur

de s’appuyer sur une différence substantielle : le premier groupe de sciences étudierait les

« objets spirituels » ou « intérieurs », alors que le second étudierait les « objets naturels » ou

« extérieurs ». En divisant ainsi le réel en deux substances distinctes, Dilthey s’empêcherait

notamment de penser le statut de la psychologie, qui utilise la méthode des sciences de la

nature pour connaitre des objets internes. Windelband préfèrera fonder l’autonomie des

sciences de l’esprit sur une distinction purement méthodologique entre les sciences

nomothétiques, qui cherchent des lois universelles, et les sciences idiographiques, qui

enseignent ce qui ne s’est produit qu’une seule fois. La solution de Rickert est similaire à

celle de Windelband.224 Selon lui, les sciences naturelles emploient une méthode

222 GS I, p. 24 [37]. 223 GS I, p. 105 [136]. 224 Selon Raymond Aron, c’est pourquoi on parle souvent de la « théorie Windelband-Rickert » (Philosophie critique de l’histoire, Paris, Vrin, coll. « Points », 1969, p. 303, n. 1). Pour Sylvie Mesure, la critique de la fondation diltheyenne des sciences de l’esprit développée par Rickert « permet cependant, par sa rigueur logique, de porter à un niveau plus élevé [les objections de Windelband] ; elle utilise en outre, pour étayer ces objections, des arguments largement renouvelés, susceptibles d’en accroître l’efficacité » (Dilthey et la fondation des sciences historiques, pp. 146-147).

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généralisante qui range les objets sous des concepts « qui expriment ce que renferme de

commun la multitude des choses particulières, et qui ont dès lors un contenu universel225 ».

Les sciences historiques, elles, emploient une méthode individualisante qui ne vise pas « à

représenter ce qui s’offre partout et toujours, mais bien à représenter exactement, avec leurs

traits individuels, les existences particulières, dans les différents points de l’espace et aux

différents instants de la durée226 ». Pour Windelband et Rickert, ce n’est donc pas la nature

de l’objet qui détermine la méthode, mais la méthode qui détermine la nature de l’objet.

Comme le défend Rickert, la réalité empirique « devient nature quand on la considère dans

son rapport avec l’universel ; elle devient histoire quand on la considère dans ses rapports

avec l’individuel et le particulier227 ». Les deux méthodes peuvent donc s’appliquer en toute

légitimité au même objet, quelle que soit la nature de celui-ci. Le fondement de la distinction

entre les sciences naturelles et les sciences historiques est purement logique : il indique

simplement, dans les mots de Sylvie Mesure, « les deux directions possibles du travail

scientifique228 ».

Dilthey répond directement aux objections soulevées par Windelband dans une

version posthume de son essai De la psychologie comparée. D’un côté, il reconnait le fait

que l’autonomie des sciences de l’esprit par rapport aux sciences de la nature ne peut être

obtenue sur la base d’une distinction réelle entre deux domaines ontologiques hétérogènes.229

De l’autre, il refuse la solution de Windelband (et, indirectement, de Rickert) qui s’appuie

sur une distinction purement méthodologique.230 Pour Dilthey, la clé du problème réside dans

une différence de contenu (inhaltliche Unterschiede)231 qui préside à une éventuelle

différence méthodologique. Comme l’explique Jean-Claude Gens, « le contenu, c’est-à-dire

les connaissances relatives à l’objet, varie en fonction du mode de donation de l’objet232 ».

225 Heinrich Rickert, « Les quatre modes de “l’universel” dans l’histoire », trad. anonyme, dans Les études philosophiques, Presses Universitaires de France, Tome 1, nº 92, 2010, p. 10. 226 Ibid., p. 10. 227 Ibid., p. 227. La traduction est de S. Mesure (cf. Dilthey et la fondation des sciences historiques, p. 150). 228 Ibid., p. 150. 229 GS V, p. 248 [254]. 230 GS V, p. 254 [260]. 231 GS V, p. 253 [259]. 232 Jean-Claude Gens, La pensée herméneutique de Dilthey : entre néokantisme et phénoménologie, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002, p. 50.

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Ainsi, les sciences de la nature « ont pour objet des faits qui se présentent à la conscience

comme des phénomènes donnés isolément et de l’extérieur233 ». Quant à elles, les sciences

de l’esprit ont pour objet des faits qui se présentent à la conscience comme des phénomènes

donnés « de l’intérieur, comme une réalité et un ensemble vivant originaliter234 ».

Contrairement à l’ensemble des phénomènes naturels, cet ensemble vivant n’a pas besoin

d’être construit par des raisonnements. Il est donné immédiatement.

Pour Makkreel, « the infinite scope of nature may have justified Kant in

distinguishing what we know as a phenomenal world from what it may be in itself », mais,

poursuit-il, « when it comes to the understanding of the human environment », c’est-à-dire à

la compréhension de la réalité sociohistorique, « such a dualism is unnecessary235 ». Par

conséquent, l’ensemble vivant des faits historiques se présente comme une chose en soi. Le

temps n’est alors plus une forme de l’intuition, « un simple phénomène236 », mais une

propriété qui appartient à cet ensemble de manière intrinsèque. Ceci ne donne pas la

permission de procéder à une déduction intégrale et logique du réel, contre laquelle Kant

avait trouvé dans l’intuition et l’entendement les deux sources irréductibles de la

connaissance. Il s’agit plutôt de reconnaitre le fait que, en tant qu’êtres qui vivent le temps237,

nous avons un contact direct à l’ensemble vivant des faits historiques, que nous sommes

homogènes à celui-ci et que, pour cette raison, sa compréhension nous est en quelque sorte

naturelle et spontanée. Certes, l’ensemble vivant des faits historiques ne permet pas la

constitution d’une connaissance rigoureuse (strenge), laquelle est réservée aux sciences de la

nature. Pour cela, il faudrait que les faits historiques puissent être répétés. L’immédiateté de

l’ensemble vivant des faits historiques permet néanmoins la constitution d’une connaissance

certaine (sichere),238 aussi certaine que l’existence des faits de conscience dont nous avons

dit plus haut que le mode d’être est l’être-certain.

233 GS V, p. 143 [149]. 234 GS V, p. 143 [149]. 235 Rudolf A. Makkreel, Dilthey : Philosopher of the Human Studies, p. 57. 236 GS V, p. 5 [11]. 237 Rudolf A. Makkreel et Frithjof Rodi, « Introduction to Volume III », p. 9. 238 GS XX, p. 280.

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3.2.3. La philosophie

L’immédiateté de la donation d’un ensemble de faits, qui, comme nous venons de le

voir, assure l’autonomie des sciences de l’esprit par rapport aux sciences de la nature,

rappelle à bien des égards ce qui caractérisait déjà au premier chapitre l’objet de la critique

de la raison historique diltheyenne, la réalité humaine vivante. Comme nous l’avons vu,

Dilthey comprend celle-ci comme totalité structurée : les trois dimensions essentielles que

distingue en elle l’autoréflexion se présentent comme un ensemble originairement constitué.

La critique de la raison historique et les sciences de l’esprit partagent donc le même objet.

La différence entre les deux consiste alors au fait que la première lève le voile sur la totalité

des rapports fondamentaux de la réalité humaine vivante et exerce à partir de ceux-ci une

fonction critique à l’égard de toute théorie qui nierait leur multiplicité, alors que les secondes

orientent leur recherche vers une portion limitée de la réalité humaine vivante pour révéler

une part toujours plus grande de sa richesse et de sa mobilité. D’une certaine façon, les

sciences de l’esprit confirment la valeur de l’autoréflexion effectuée par Dilthey. En

produisant des connaissances positives sur des situations historiques particulières, elles

donnent un sens au fait qu’il soit possible de distinguer agir, savoir et sentir dans toute réalité

humaine vivante – ce que, d’ailleurs, le discours ordinaire pouvait déjà pressentir ou

véhiculer, mais sans jamais l’articuler systématiquement.

Si la critique de la raison historique était pour nous le point de départ de notre

recherche sur la philosophie diltheyenne, elle ne s’inscrit pas moins sur le continuum de la

théorie du savoir et en constitue même le terminus ad quem. Puisqu’elle suppose la

contribution de toutes les activités intellectuelles susmentionnées, la critique de la raison

historique occupe le sommet du développement du savoir. Pour cette raison, il semble permis

de lui donner le nom de philosophie.239 Cela signifie qu’il n’y a pour Dilthey aucune pratique

théorique qui transcende les limites de la théorie du savoir. À la question posée par Husserl

de déterminer « si le caractère philosophique [du travail de la philosophie] nous introduit en

même temps dans une nouvelle dimension ou bien se déroule sur le même plan que celui des

239 Précisons que nous essayons seulement de déterminer le statut de la philosophie diltheyenne dans la théorie du savoir. Nous mettons de côté la pensée diltheyenne de la philosophie, pensée qui tend plutôt vers l’idée que la philosophie n’est pas déterminée par un objet ou une méthode, mais par sa fonction (GS VIII, p. 219 [267]).

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sciences empiriques240 », Dilthey se montre conséquent et défend le second terme de

l’alternative – le plan sur lequel se déroulent la philosophie et les sciences empiriques étant

celui de la théorie du savoir. À défaut d’être rigoureuse, la connaissance philosophique

possible est, comme la connaissance des sciences de l’esprit, certaine : ni reproductible ni

eidétique, mais auprès de la chose en soi. Ainsi, a contrario de la position husserlienne241, il

n’existe chez Dilthey aucune sortie radicale de l’attitude naturelle vers une attitude

phénoménologique grâce à laquelle pourrait être gagnée, selon l’expression de Husserl, « la

totalité de l’être absolu ». Au mieux, l’attitude phénoménologique se présenterait comme une

variation de l’attitude naturelle dont la valeur devrait toujours être attestée de nouveau.

En cela, la philosophie de Dilthey entretient une proximité bien plus grande avec celle

de Ricœur qu’avec celle de Husserl. Toutes deux partagent le même doute quant à « la

possibilité de faire une ontologie directe, soustraite d’emblée à toute exigence

méthodologique, soustraite par conséquent au cercle de l’interprétation dont elle fait elle-

même la théorie242 ». D’une façon similaire à l’ontologie heideggérienne de la

compréhension, qui, selon Ricœur, « ne saurait être, pour nous qui procédons indirectement

et par degrés, qu’un horizon, c’est-à-dire une visée, plus qu’une donnée243 », la distinction

des trois dimensions essentielles de la réalité humaine vivante ne peut s’accomplir par un

saut à l’extérieur de la théorie du savoir. Sur quelle marche s’appuierait-on pour le réaliser?

La distinction des trois dimensions essentielles demeure plutôt un processus d’attestation que

permettent les sciences de l’esprit. Celles-ci occupent chez Dilthey une fonction analogue à

celle des herméneutiques chez Ricœur : « chacune à sa façon dit la dépendance du soi à

l’existence244 ».

Sans doute Dilthey ne prend-il pas suffisamment en compte ce que Ricœur appelle la

« contingence du questionnement » et qu’il lie à la contingence « des découpages que

240 Edmund Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, trad. fr. Q. de Lauer, Paris, Presses Universitaires de France, 1954, p. 52. 241 Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, §50, pp. 164-167. 242 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, coll. « Points », 2013, p. 27. 243 Ibid., pp. 43-44. 244 Ibid., p. 48.

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proposent conjointement la grammaire des langues naturelles […], l’usage du discours

ordinaire, enfin le surgissement du questionnement philosophique au cours de l’histoire245 ».

Peut-on vraiment présumer que les langues naturelles ont toujours eu ou auront toujours les

ressources pour distinguer de manière aussi tranchée les trois dimensions essentielles de la

réalité humaine vivante? L’usage du discours ordinaire n’est-il pas toujours susceptible de

perturber ces ressources? Le surgissement de la critique de la raison historique au cours de

l’histoire ne rend-il pas celle-ci vulnérable aux réappropriations idéologiques?

Jugée à l’aune de la pensée ricœurienne des productions théoriques246, la théorie

diltheyenne du savoir semble donc ne pas suffisamment prendre en compte l’historicité. La

critique que nous adressons à Dilthey rejoint ici ce que nous avancions à la fin du deuxième

chapitre en nous appuyant sur les analyses arendtiennes, à savoir que Dilthey, en oubliant

l’importance du domaine public d’apparition pour l’action, a limité son analyse de l’agir au

travail et à l’œuvre et, ce faisant, a proposé une conception tronquée du nouveau dans

l’histoire. Certes, les limites de la théorie du savoir apparaissent plus fondamentales que

celles de la théorie de l’agir : elles touchent à la possibilité de l’autoréflexion dans son

ensemble. Mais les deux problèmes ne sont-ils pas liés? En négligeant malgré lui le nouveau

dans l’histoire, Dilthey ne s’est-il pas empêché de penser la mobilité véritable de l’histoire

et, de là, l’imprévisibilité de l’avenir du philosopher et, en retour, la relativité de son propre

réseau notionnel?

Après l’agir, le savoir a montré qu’il constituait une des dimensions essentielles de la

réalité humaine vivante, que ce soit dans la pensée prédiscursive – en nommant à la fois le

rapport de la conscience à ses faits de conscience dans la perception, la nature intellectuelle

de celle-ci et la reproduction du donné dans la représentation – ou dans la pensée discursive

– en constituant le fond à partir duquel sont devenus possibles les jugements de vérité, les

sciences et la philosophie. La dimension du sentir, dont nous examinerons toute l’étendue au

245 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 31. 246 Comme dans le cas de Arendt, on ne s’intéressera pas aux critiques que Ricœur adresse directement à Dilthey. La plupart d’entre elles s’appuient sur l’interprétation épistémologique du projet de Kant que nous avons rejetée dès l’introduction.

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prochain chapitre, s’est déjà avérée essentielle à l’autoréflexion, en fournissant notamment

la tonalité affective que suppose la constitution de la science en général.

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CHAPITRE 4. LE SENTIR : DU SENTIMENT DE LA VIE À SON INTENSIFICATION DANS LA POÉSIE

« Les grands poètes créateurs ne furent pas d’oisifs spectateurs de la vie, ils ont, au contraire, joué leur rôle dans toutes les comédies et tragédies de celle-ci247 ».

Contrairement à beaucoup de ses contemporains qui rejettent en bloc les philosophies

du début du XIXe siècle et qui exigent, en reprenant l’expression forgée par Otto Liebmann

dans Kant und die Epigonen en 1865, un « retour à Kant », Dilthey croit possible d’intégrer

à sa philosophie l’héritage du romantisme sans en reprendre les formulations métaphysiques

et excessivement esthétisantes. Pour lui, le sentir est une dimension essentielle de la réalité

humaine vivante au même titre que l’agir et le savoir. Le fait que cette dimension arrive pour

nous en fin de parcours ne doit donc pas laisser croire que Dilthey minore son importance.

Au contraire, il lui accorde de longs développements, notamment dans ses écrits sur l’art,

lesquels occupent une place particulière dans son œuvre.

Le puissant intérêt que développe Dilthey pour l’art date de son départ de Heidelberg

pour Berlin : comme il le raconte, « l’enthousiasme pour l’art prit alors le dessus sur tout248 ».

Que ce soit dans son essai sur Goethe de 1877, qu’il remanie en 1905 et en 1910 et auquel

s’ajoutent dans le recueil Das Erlebnis und die Dichtung de 1906 ceux sur Lessing, Novalis

et Hölderlin, ou dans L’imagination poétique de 1887, qu’il modifie superficiellement après

la publication de son article de 1892 sur Les trois époques de l’esthétique moderne et dont il

247 GS VI, p. 97 [100]. 248 Wilhelm Dilthey, Der junge Dilthey, p. 114. Ma traduction de : « die Begeisterung für die Kunst gewann über alles die Oberhand ».

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envisage une refonte substantielle en 1907-1908, Dilthey utilise ses recherches sur l’art

comme un laboratoire duquel émergent de nombreux concepts qui deviennent souvent

essentiels à la formulation de ses problèmes les plus pressants et de leur réponse éventuelle.

En fait, la centralité des recherches sur l’art dans l’œuvre de Dilthey est telle que, comme le

montre Makkreel dans son livre Dilthey : Philosopher of the Human Studies, il est possible

de suivre le progrès de la pensée de Dilthey en général en examinant l’évolution de sa pensée

esthétique.249

4.1. L’analyse des sentiments

Dans L’imagination poétique de 1887, Dilthey affirme notamment vouloir clarifier le

rôle des sentiments dans les processus créateurs de l’artiste.250 Or, son analyse des sentiments

se révèle au final beaucoup plus générale et concerne tous les individus. Elle débute par la

description de six sphères affectives (Gefühlskreise) qui permettent de classer l’ensemble des

sentiments élémentaires. Du point de vue de Makkreel, la description diltheyenne des sphères

affectives peut être qualifiée de phénoménologique parce qu’elle distingue les sphères en

fonction de leur corrélat intentionnel.251 Comme nous le verrons à l’instant, le groupe de

sentiments que rassemble chaque sphère est effectivement déterminé toutes les fois par ce

qui est senti.

249 Rudolf A. Makkreel, Dilthey: Philosopher of the Human Studies, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 15. Une autre raison – philosophique, cette fois – explique la place si particulière que les recherches sur l’art occupent dans la pensée diltheyenne : elles permettent de compléter son travail relatif aux sciences de l’esprit. Selon Dilthey, la poétique est une science de l’esprit exemplaire. Tel qu’il la met en œuvre dans L’imagination poétique de 1887, la poétique vise notamment à déterminer les lois psychologiques qui règlent la production de l’œuvre d’art. Pour atteindre ce but, elle est confrontée au problème de distinguer ce qui relève de l’universalité de la nature humaine et ce qui relève de la variabilité historique. Mais l’objet de la poétique a un avantage considérable : « les forces vivantes qui [ont produit les œuvres poétiques] semblent y palpiter encore. Les processus s’accomplissent aujourd’hui comme à n’importe quelle période antérieure ; le poète vit sous nos yeux » (GS VI, p. 108 [111-112]). Dilthey conclut que « la poétique semble soumise à des conditions qui lui permettront peut-être d’être la première à fournir, selon la méthode causale, l’explication interne d’un tout spirituel et historique » (GS VI, p. 125 [128]). Pour Makkreel, dans L’imagination poétique de 1887, « Dilthey himself lapses into constructionist explanation and thereby vitiates his effort to develop appropriate inner explanations » (Dilthey: Philosopher of the Human Studies, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 118). Pour dissiper le risque des explications constructionnistes dans les Idées de 1894, Dilthey remplacera le concept d’explication interne par celui de compréhension. 250 GS VI, p. 148 [151]. 251 Rudolf A. Makkreel, Dilthey : Philosopher of the Human Studies, pp. 120-121. Pour une explication complète des six sphères affectives, cf. Ibid., pp. 118-131.

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4.1.1. Les sphères affectives

La première sphère affective est pour Dilthey la moins significative. Elle rassemble

les sentiments qui ont pour corrélats intentionnels le plaisir et la douleur. Sans objet au sens

propre du terme, ces sentiments sont suscités sans l’intermédiaire de la représentation252.

Pour cette raison, seules des différences quantitatives, c’est-à-dire des différences d’intensité,

permettent de les distinguer l’un de l’autre. Bien que Dilthey ne donne que très peu

d’indications à leur sujet, on peut croire que ces sentiments se produisent avant même

l’expérience de l’entrave de l’intention – et donc avant toute distinction du sujet et de l’objet,

dont nous avons montré la genèse dans l’agir.253

Les cinq autres sphères affectives s’accompagnent toutes de représentations et

d’intérêts.254 Aux différences quantitatives entre les sentiments s’ajoutent donc des

différences qualitatives. Ainsi, la seconde sphère affective rassemble les sentiments

élémentaires qui ont pour corrélats intentionnels des objets simples et isolés, tels que le bleu,

l’accord de fa mineur, ou le phonème /ɔ/, lesquels évoquent respectivement, entend-on

parfois, un sentiment d’apaisement, de mélancolie ou d’ouverture. La troisième sphère

affective est constituée par les sentiments qui ont pour corrélats intentionnels des objets mis

en relation. On pense ici aux sentiments qui naissent de la symétrie d’un visage, de

l’uniformité infinie d’un ciel bleu, des contrastes d’un paysage automnal ou du rythme d’une

marche funèbre. La quatrième sphère affective comprend les sentiments qui sont suscités par

l’enchainement logique de nos représentations, comme « le sentiment agréable de l’évidence

et la gêne causée par la contradiction, le plaisir que nous prenons à constater l’unité dans la

diversité et à dominer du regard une série de changements […], le plaisir procuré par l’esprit

[…], la surprise que provoque un jugement perspicace255 ».

Jusqu’ici, le corrélat intentionnel des sentiments rassemblés dans les sphères

affectives n’a pas été de l’ordre du contenu, mais seulement de la forme. Bien que, pour

Dilthey, forme et contenu ne soient jamais dissociés, son analyse des sentiments permet de

252 GS VI, p. 150 [153]. 253 Cf. 2.1. La constitution pratique de la réalité. 254 GS VI, p. 149 [152-153]. 255 GS VI, p. 152 [155].

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décrire cette portion de la réalité humaine vivante, parfois négligée ou restée incomprise,

dans laquelle des aspects formels suscitent des rapports affectifs. Aristote l’avait déjà bien

compris : dans la Poétique, il défend à juste titre que la peinture d’un cadavre puisse plaire

sans que ce soit le fait d’une perversité quelconque du spectateur. Les qualités de l’exécution

de l’artiste ou la reconnaissance de la chose comme ce qu’elle est peuvent être appréciées

pour elles-mêmes.256

Il n’en demeure pas moins que le contenu de la peinture peut être pénible à regarder

et c’est précisément ce dont rendent compte les deux dernières sphères affectives. Ainsi, la

cinquième sphère affective rassemble les sentiments dont le corrélat intentionnel est les

impulsions matérielles (Materiale Antriebe) qui traversent selon Dilthey la vie entière. Parmi

ces impulsions matérielles, on compte l’instinct alimentaire, l’instinct de conservation

personnelle, la volonté de vivre, l’instinct de reproduction, l’amour de la progéniture, etc.,

lesquelles suscitent des sentiments comme la vanité, l’honneur, la fierté, la honte, etc. La

sixième sphère affective rassemble les sentiments dont le corrélat intentionnel est le contenu

de ce que l’on pourrait nommer à la place de Dilthey les « impulsions spirituelles », comme

le sentiment de notre force à respecter une promesse malgré les circonstances changeantes

de la vie, le sentiment de la valeur de soi et d’autrui, le sentiment de conviction que ressent

l’individu capable de se sacrifier pour la cause à laquelle il est lié, etc.

4.1.2. L’effectuation concrète des sentiments

L’analyse des sentiments proposée par Dilthey demeurerait formelle si elle se limitait

à la description des six sphères affectives. Elle va plus loin en considérant la manière dont

les sentiments « s’effectuent » concrètement, et ce, d’au moins deux façons. Premièrement,

la réalité humaine vivante donne lieu à un sentiment général : le sentiment de la vie.257 En

lui, les sentiments élémentaires forment une unité dans laquelle ils sont naturellement vécus

de manière indifférenciée. Dilthey raconte : « je suis devant le tableau ; les diverses couleurs

ont chacune leur ton affectif (Gefühlston) ; à cela s’ajoute le sentiment de leur harmonie, de

leurs contrastes, de la beauté des lignes et de l’expression des personnages. De tout cela

256 Aristote, La Poétique, trad. fr. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 43. 257 GS VI, p. 158 [161].

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résulte le sentiment apaisant dont m’emplit tout entier l’École d’Athènes de Raphaël258 ». Le

sentiment apaisant que décrit ici Dilthey est un exemple de sentiment de la vie. Dans une

situation quotidienne, il est simplement ressenti comme tel. À l’opposé, la dissection que

pratique Dilthey – aussi légitime soit-elle par ailleurs – crée des abstractions avec lesquelles

nous ne sommes en rapport que de manière discursive. Personne ne ressent d’abord, ni même

jamais, le ton affectif isolé du rouge dans le coin gauche au haut de la toile. Notre rapport

affectif au monde est plutôt médiatisé par le sentiment général de la vie. Celui-ci précède la

possibilité de distinguer discursivement les sentiments qui le « composent » – ce qui ne veut

pas dire que la dimension essentielle du savoir ne participe pas au sentiment général de la

vie. Deuxièmement, la réalité humaine vivante est caractérisée par son manque d’intensité.

Comme le décrit Dilthey, « dans notre existence effective, nous sommes ballotés sans cesse

entre le désir et la jouissance et […] le bonheur qui s’exhale n’est qu’un rare jour de fête de

cette existence259 ». Toujours déjà et le plus souvent, le sentiment de la vie nous révèle le

monde sous son aspect monotone, disséminé, routinier et vide. Nous-mêmes sommes alors

ordinaires, indifférents et dispersés – médiocres260. Les destins passionnants paraissent

inaccessibles, réservés à d’autres ou enfermés dans les mondes inventés de la littérature. Le

nôtre suit simplement son cours. L’intensité de la vie est alors nivelée, aplanie.

4.2. L’intensification du sentiment de la vie dans la poésie

Le manque d’intensité de la réalité humaine vivante se précise de manière décisive

lorsque Dilthey détermine la fonction de la poésie. À ne considérer que l’essentiel, défend-

il, « la fonction de la poésie est […] d’éveiller, d’entretenir et de fortifier en nous [l’intensité]

de la vie261 ». Mais si c’est bien le cas, n’est-ce pas en même temps admettre, en suivant une

suggestion de Fagniez, que la réalité humaine vivante quotidienne ne porte pas l’intensité de

258 GS VI, p. 148 [151-152]. Traduction légèrement modifiée. 259 GS VI, p. 131 [134]. Traduction légèrement modifiée. 260 Nous nous inspirons ici du vocabulaire développé par Heidegger dans Être et Temps (entre autres, cf. §9). Soulignons toutefois que le concept heideggérien de médiocrité se distingue essentiellement de sa version diltheyenne à cause du fait qu’il suppose l’existential de l’être-pour-la-mort par rapport auquel le Dasein déchoit. 261 GS VI, p. 131 [134].

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la vie à son comble?262 La réalité humaine vivante poétique peut alors servir de guide pour

dévoiler le plein potentiel affectif de la réalité humaine vivante. En effet,

les créations de l’imagination […] doivent naître d’une âme saine, puissante et saturée de réalité, tremper et fortifier ainsi ce qu’il y a de meilleur chez le lecteur ou l’auditeur, leur apprendre à mieux comprendre leur propre cœur, à remarquer la vie qui, telle une verdure discrète, se cache le long des chemins monotones qu’il leur arrive de parcourir et à être à la hauteur des événements extraordinaires qu’ils peuvent aussi rencontrer en route.263

Pour Dilthey, ces créations de l’imagination qui apprennent aux spectateurs à mieux

comprendre leur propre cœur sont les œuvres d’art et l’âme saine, puissante et saturée de

réalité dont elles sont issues est celle du poète.264

4.2.1. Les lois de transformation des représentations

Grâce à l’imagination poétique, le poète façonne des représentations et leurs relations

en fonction de ses sentiments.265 Contrairement aux créations de l’imagination scientifique

et à l’imagination pratique, qui « ont leur mesure dans la réalité266 », les créations de

262 Guillaume Fagniez, « L’herméneutique, de Dilthey à Heidegger », dans Lo Sguardo - rivista di filosofia, nº 14, 2014, p. 209, n. 96. 263 GS VI, p. 129 [132]. 264 L’esthétique diltheyenne n’est donc pas une « esthétique du vécu » au sens où l’entend Gadamer dans Vérité et méthode. Selon lui, deux traits caractérisent une esthétique du vécu. Le premier tient à la croyance que l’œuvre d’art romprait la continuité de l’existence. La lecture d’un poème de Schiller nous amènerait alors dans une sorte d’aventure vers un monde n’ayant rien à voir avec le nôtre. Du point de vue de Gadamer, cette conception ne rend pas compte de ce qu’est l’expérience de l’œuvre d’art en vérité. Par exemple, « [l’œuvre tragique] n’est pourtant rien de semblable à une expérience d’aventure et ne provoque pas la griserie qui étourdit et dont on sort pour se réveiller à son être vrai ; au contraire, l’élévation et le bouleversement qui saisissent le spectateur approfondissent en réalité sa continuité avec lui-même. La tristesse tragique provient de la connaissance de soi qui échoit au spectateur. Il se retrouve lui-même dans les événements tragiques parce c’est sa propre histoire » (Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode, p. 150). L’approfondissement de la continuité avec lui-même du spectateur que décrit ici Gadamer résonne avec l’apprentissage de la compréhension du cœur chez Dilthey. Le deuxième trait caractéristique des esthétiques du vécu, d’ailleurs solidaire du premier, réside dans la conviction que l’œuvre d’art serait produite par une intériorité psychique. Coupé du monde, l’artiste créerait alors par libre fantaisie une œuvre dont la nouveauté pourrait être radicale. Pour Gadamer, « l’artiste s’adresse bien au contraire à des esprits préparés et il choisit ce qui lui promet d’avoir effet » (Ibid., p. 151). Gadamer vise ici à rétablir la prédominance du contexte de création sur la supposée imagination arbitraire du poète. À nouveau, la pensée de Dilthey résonne avec celle de Gadamer. L’âme du poète est, rappelons-le, saturée de réalité. En tirant profit de sa riche expérience de la réalité, le poète sait mieux que personne comment réagit le spectateur. Comme le rappelle Makkreel, « Dilthey’s approach to the poetic imagination is not psychological in the commonly held subjective sense, for he never isolates the psychic life of the poet from his historical context » (Rudolf A. Makkreel et Frithjof Rodi, « Introduction to Volume V », dans W. Dilthey, Selected Works, Vol. V, trad. an. R. A. Makkreel et F. Rodi, Princeton, Princeton University Press, 1985, p. 8). 265 GS VI, p. 147 [150]. 266 GS VI, p. 165 [168].

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l’imagination poétique sont libres. Certes, elles trouvent leurs éléments constitutifs, ou leur

« matière », dans la perception de la réalité267, mais elles n’ont pas à s’y adapter pour

l’expliquer ou y produire un effet.

L’action de l’imagination poétique se décline sous trois lois de transformation des

représentations. Dilthey formule la première ainsi : « les images se modifient par la perte ou

l’exclusion de certains éléments268 ». Grâce à cette loi, l’artiste modifie une image en lui

retirant intentionnellement certains éléments ou certains traits en vue de créer une image plus

cohérente. Pour le dire autrement, il supprime ce qui, dans l’image, lui apparait contingent.

Par exemple, en vue de créer une intrigue, l’auteur met de côté plusieurs éléments non

significatifs. D’une façon similaire, le peintre élimine de sa peinture les oiseaux qui volent

devant la façade d’une cathédrale.

La deuxième loi se lit comme suit : « les images se modifient par extension (dehnen)

ou rétrécissement (zusammenschrumpfen) ainsi que par augmentation (verstärkt) ou

diminution (vermindert) de l’intensité des sensations dont elles se composent269 ». Autrement

dit, une représentation peut être transformée par la modulation de sa puissance affective. La

représentation gagne alors en vivacité, et ce, sans que cela passe nécessairement par

l’exclusion d’éléments (première loi). Ainsi, pour Dilthey, « une simple lettre de Dickens, de

Carlyle ou de Kingsley montre déjà cette majoration nerveuse de la réalité comparable à

l’action d’un miroir grossissant ; les rochers deviennent plus abrupts et les prairies plus

grasses quand leur regard passe dessus270 ».

Comme le rappelle Makkreel, « Dilthey’s essential interest is in the cumulative effects

of the laws of metamorphosis271 ». Les deux premières lois permettent ainsi une idéalisation

progressive des images, c’est-à-dire la formation d’une image adéquate à l’intention du poète.

Pourtant, à elle seule, l’action combinée de ces deux lois ne produirait qu’une « plate idéalité

267 GS VI, p. 164 [167]. 268 GS VI, p. 172 [175]. 269 GS VI, p. 173 [176]. 270 GS VI, p. 174 [176]. 271 Rudolf A. Makkreel, Dilthey: Philosopher of the Human Studies, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 97, n. 12.

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ou à une caricature du réel272 ». Les artistes aspirent à mieux et y parviennent par ailleurs.

C’est pour cette raison que l’action d’une troisième loi – la plus importante273 – doit se joindre

à celle des deux premières. En voici la formulation : « les images et leurs combinaisons se

modifient du fait que de nouveaux éléments et de nouvelles relations s’intègrent dans leur

noyau le plus intime (innersten Kern) et le complètent274 ». Dilthey s’empresse d’ajouter :

« ce processus est très difficile à comprendre275 ».

De notre point de vue, Dilthey est partiellement responsable de cette difficulté. Dans

L’imagination poétique de 1887, il laisse trop peu d’indications pour identifier précisément

ce à quoi réfère le noyau le plus intime d’une image. Il ne donne d’ailleurs aucun exemple.

Malgré cela, Makkreel réussit à proposer une explication cohérente de la troisième loi de

transformation des représentations.276 Comme il le rappelle, l’exclusion d’éléments et la

modulation de leur intensité ne suffisent pas selon Dilthey à produire une création poétique

vivante. Pour cela, le poète doit ajouter des éléments à l’image. Tout le problème est alors de

déterminer la manière de procéder à ces ajouts. Dilthey exclut l’association et la fusion

d’images : leur champ d’action est trop limité, elles ne permettent toutes deux qu’une

juxtaposition ou une intégration d’éléments. L’ajout d’éléments doit plutôt se produire sous

l’influence de l’ensemble psychique acquis. Comme le suggère Makkreel, « without

implying that the acquired psychic nexus is [in the first two laws] inactive, a case can be

made for a special relation between it and the [third law]277 ». Cette relation se caractérise

par le fait que l’ensemble psychique acquis possède une forme interne qu’il transfère à

l’image lorsque des éléments s’ajoutent sous son influence au noyau de celle-ci. En d’autres

mots, la complétion du noyau le plus intime de l’image sous l’influence de l’ensemble

psychique acquis permet de symboliser la structure de celui-ci et, par là, d’activer la forme

interne de l’image. Sans cela, l’image resterait un amas inerte d’éléments hétérogènes. Selon

Dilthey – que l’on sent ici à court de mots –, cela se produit par des « modifications

272 GS VI, p. 175 [177]. 273 GS VI, p. 174 [177]. 274 GS VI, p. 174 [177]. 275 GS VI, p. 175 [177]. Traduction légèrement modifiée. 276 Pour l’explication complète des trois lois de transformation des représentations, cf. Rudolf A. Makkreel, Dilthey : Philosopher of the Human Studies, pp. 90-109. 277 Ibid., p. 103.

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innombrables, non mesurables et peu sensibles278 ». Grâce à la troisième loi de

transformation des représentations, l’image acquiert une unité vivante. En même temps, elle

gagne en concrétude et devient « chargée » d’une énergie qui fait d’elle une œuvre d’art qui

fonctionne, qui devient crédible et en laquelle les spectateurs peuvent reconnaitre un cœur

battant qui leur apprend à mieux comprendre le leur.

4.2.1. Les types et la réponse au problème de l’abstraction conceptuelle

Pour Dilthey, l’image créée par le poète de manière concrète par les lois de

transformation des représentations possède une valeur qui dépasse celle du caprice subjectif.

En fait, elle explicite la réalité qu’elle représente. L’action de la troisième loi est ici cruciale.

Grâce à elle, l’image formée dégage l’essentiel (Wesenhafte) d’une réalité donnée, à savoir

« ce que notre propre vie relève et combine […] en tant qu’indispensable à l’ensemble

cohérent que doit former un vivant279 ». Dilthey nomme l’essentiel ainsi dégagé un type. Ce

terme recouvre dans la pensée diltheyenne au moins deux sens différents. Le premier est le

sens morphologique.280 Le type correspond alors au résultat conceptuel d’une synthèse

abstractive. Il sert avant tout à déterminer ce qui est commun à tous les individus d’un groupe

en vue de décrire un homme typique. Le second sens est symbolique. Comme le résume bien

Fagniez, « le type nomme ici un mode insigne de généralisation, consistant en une

densification de la signification, et corollairement une intensification du vécu281 ». C’est bien

au sens symbolique que l’image complétée par de nouveaux éléments sous l’influence de

l’ensemble psychique acquis contient un type. Celui-ci renferme « une majoration des

données de l’expérience, non pas toutefois dans le sens d’une idéalité vide, mais en vue d’une

représentation du divers dans quelque chose d’imagé dont la structure puissante et claire rend

intelligible la signification des expériences moins remarquables et mêlées qu’offre la vie282 ».

Avec son concept de type, Dilthey s’inscrit en faux contre la tradition philosophique d’après

278 GS VI, p. 175 [178]. 279 GS VI, p. 186 [189]. 280 Nous reprenons cette distinction de Hans-Ulrich Lessing dans « Der Typus zwischen Ordnungs- und Aufschließungsfunktion », dans Die Autonomie der Geisteswissenschaften. Studien zur Philosophie Diltheys, 2. Teilband, Nordhausen, Verlag T. Bautz, 2016, pp. 183-186, tel que le rapporte Fagniez dans Comprendre l’historicité, pp. 95-96. 281 Ibid., p. 96. 282 GS VI, p. 186 [189].

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laquelle l’image serait une perception affaiblie. Comme le montre bien Ricœur, le paradoxe

principal de cette tradition est que, dans l’image poétique, voire dans la fiction en général,

« l’annulation de la perception conditionne une augmentation de notre vision des choses283 ».

D’une certaine façon, le type au sens symbolique remplit une fonction « théorique ».

Pour Makkreel, « it can […] give a sense of a world284 ». Certes, un type n’est pas un concept.

Il ne fournit donc pas nécessairement une connaissance du monde. Malgré cela, le type garde

pour Dilthey un avantage sur le concept. Alors que le premier offre une condensation de la

signification, le second détache un fragment de la réalité et, de ce fait, amoindrit la

signification de celle-ci. Bien que, en dernière analyse, Dilthey juge que les concepts

conservent une validité pour les sciences dans la mesure où elles demeurent conscientes de

leur caractère abstrait, il reste convaincu, dans la lignée des penseurs classiques de

l’idéalisme allemand, que le concept est en lui-même nécessairement limité et que la vie qu’il

prétend contenir est détruite par l’universalité de sa forme.285 Dans la pensée diltheyenne, le

type acquiert donc un statut privilégié : en participant à l’enracinement facticiel d’où il est

issu, c’est-à-dire en intensifiant le sentiment de la vie par l’intermédiaire de l’articulation de

significations autrement obscurcies par le quotidien, il résout certaines des apories

intrinsèques à la pensée conceptuelle.

Sur ce point, les pensées de Dilthey et du jeune Heidegger paraissent perméables l’une

à l’autre.286 D’une part, elles partagent la même critique de la pensée conceptuelle. En effet,

selon Sophie-Jan Arrien, le projet du jeune Heidegger tient compte dès l’origine du fait que

« la description phénoménologique ne peut éviter une objectivation théorique des vécus ;

décrire un vécu implique nécessairement l’isoler, l’arracher au flux des vécus dans lequel il

apparait287 ». D’autre part, la solution de Dilthey et de Heidegger à ce problème passe par la

(ré)insertion de l’acte – qu’il soit typique ou conceptuel – dans le dynamisme de la réalité.

Chez le jeune Heidegger, cela s’effectue en deux temps. D’abord, il élargit l’horizon du

283 Paul Ricœur, Du texte à l’action, p. 222. 284 Rudolf A. Makkreel, Dilthey : Philosopher of the Human Studies, p. 108. 285 GS I, p. 113 [146-147]. 286 Si on accepte l’hypothèse de Fagniez d’une « action souterraine » des travaux esthétiques de Dilthey dans les recherches du jeune Heidegger (« L’herméneutique, de Dilthey à Heidegger », p. 203), cette perméabilité pourrait même se révéler ne pas être accidentelle. 287 Sophie-Jan Arrien, L’inquiétude de la pensée, p. 89.

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questionnement philosophique au-delà de sa sphère théorique.288 Ensuite, il identifie un relais

conceptuel, l’« indication formelle » (formale Anzeige), qui permet de « penser

rigoureusement, en dernière instance, l’articulation originaire du logos préthéorique de la vie

à son expression théorique ». De cette façon, Heidegger réussit « à dégager les catégories

dynamiques de la vie sans pour autant la figer mais bien au contraire en l’engageant

facticiellement par cette destruction dans un (contre-)mouvement vers son sens d’être

propre289 ». L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger vise alors à incarner le philosopher

originaire. Sa tâche est d’identifier « un logos lui-même constitutif de l’origine, c’est-à-dire

inhérent à l’expérience facticielle de la vie, et ouvert en soi à la dimension conceptuelle,

proprement philosophique, qui doit rendre compte de cette expérience290 ».

Malgré leur proximité, on peut présumer que Dilthey et Heidegger n’en seraient pas

venus à un accord complet sur la question. Heidegger aurait relativisé la portée de

l’intensification de la vie qu’engendre l’image typique, probablement jugée trop positive et

manquant de mobilité. Quant à lui, Dilthey aurait refusé la possibilité d’un concept qui ne

procède pas d’une objectivation. Comme nous l’avons vu, il réserve aux types contenus dans

les images produites par le poète la possibilité d’une intensification du sentiment de la vie.

Aussi, il admet par principe la pluralité des expériences d’intensification. Pour cette raison,

on peut supposer qu’il aurait écarté l’idée d’une philosophie comme science originaire telle

que l’aura envisagée le jeune Heidegger.

4.2.2. L’effectuation concrète de la transformation des représentations et de la production de types

À nouveau, la description diltheyenne des lois de transformation des représentations

n’en reste pas à son caractère formel. Dilthey tient compte de la manière concrète dont les

trois lois s’effectuent. Il s’agit, rappelle-t-il, d’un « processus vivant291 » qui implique les

trois dimensions essentielles de la réalité humaine vivante. Ce processus est donc affectif,

temporel, corporel, habituel et historico-socio-institutionnel. Premièrement, la

288 Ibid., p. 62. 289 Ibid., p. 358. 290 Ibid., p. 11. 291 GS VI, p. 176 [179]. Traduction légèrement modifiée.

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transformation des représentations est toujours initiée à partir d’une tonalité affective

déterminée. La tonalité affective est ce qui fait que, chez l’artiste, la transformation est

conduite d’une façon plutôt instinctive. Deuxièmement, la transformation des représentations

par le poète ne se fait pas d’un seul coup. Pensons au peintre qui, à chaque touche de pinceau,

réajuste le tir et compose son image au fur et à mesure, dans une suite ininterrompue de

décisions, d’hésitations et de hasards. Troisièmement, la quantité d’attention et d’énergie

physique du poète est limitée. Elle varie au cours de la journée. Quatrièmement, le poète

acquiert des habitus au fil de sa pratique. Ceux-ci forgent son style. Cinquièmement, le poète

dépend de la vitalité d’un contexte historico-socio-institutionnel.

Attardons-nous plus longuement sur ce point. Dans L’imagination poétique de 1887,

Dilthey défend la thèse qu’il existe des rapports naturels entre la production artistique, la

réflexion esthétique, la critique d’art et la réception publique.292 Lorsque ces rapports naturels

sont vivants, chaque acteur du monde de l’art remplit la fonction qui lui est propre et

contribue au renouvellement de la vie de ces rapports. Selon Dilthey, la Poétique d’Aristote

a joué jusque dans le cours du XVIIIe siècle un tel rôle en littérature.293 Au poète, la Poétique

fournissait un instrument de travail grâce auquel il écrivait ; au public, elle apprenait à

reconnaitre l’importance de l’art pour l’humanité ; au critique d’art, elle procurait un étalon

à partir duquel ils jugeaient de la réussite ou de l’échec d’un choix artistique. À partir de la

fin du XVIIIe siècle, l’esthétique allemande a eu une influence similaire sur la création

littéraire. D’elle dépendait toute la richesse de la production artistique de cette époque. C’est

ce dont témoignent bien les œuvres de Goethe et de Schiller, lesquels, au sommet de leur art,

se trouvaient « tout environnés d’une vie esthétique nationale qui les porte, de critique, de

jugement esthétique et d’ardentes discussions294 ». L’esthétique allemande a aussi permis la

constitution d’une tradition artistique cohérente. À ce sujet, l’œuvre de Goethe et de Schiller

est à nouveau exemplaire : « grâce à une vaste influence esthétique exercée de Weimar et au

soutien de revues sûres, sans oublier le terrorisme des Xénies, [Goethe et Schiller] ont tenu

en respect Kotzebue, Iffland, Nicolaï, accru et renforcé la croyance du public allemand en

292 GS VI, p. 106 [109]. 293 GS VI, p. 109 [112]. 294 GS VI, p. 106 [109].

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Hermann et Dorothée ainsi que dans la Fiancée de Messine295 ». Si, donc, Goethe et Schiller

ont pu imposer leur style sur la création littéraire contre leurs adversaires et éduquer le public

allemand à apprécier la nouveauté de leur art, c’est dû au fait que, outre leur constitution

psychologie surdéveloppée, leur contexte de création était traversé par une esthétique vivante

et puissante.

À l’époque de Dilthey – mais n’est-ce pas aussi le cas de notre époque ? –, la Poétique

d’Aristote et l’esthétique allemande sont mortes et aucune technique ne les a remplacées.296

Ainsi s’est effondrée la communauté de goût dotée de critères précis dans lesquels chacun

des acteurs se reconnaissait. Dilthey constate plusieurs signes de cet effondrement.297 Les

artistes ne reconnaissent plus l’esthétique instituée. Elle devient en quelque sorte étrangère à

leur travail. En fait, une aura de suspicion entoure tout discours théorique sur la technique.298

Les artistes renoncent alors à ériger un idéal de beauté, ignorent leur propre but et perdent

l’appui de la règle dans leur processus créatif. Le public, privé de critères normatifs, dirige

la production artistique. C’est son nombre qui fait la loi, qui consacre et qui détrône les

artistes. Guidé par ses seuls instincts, le public exige de l’art qu’il provoque des effets

saisissants.299 Le critique d’art, lui, ne possède aucun critère pour juger une œuvre d’art, sinon

son propre sentiment personnel.300 Or, comme ce sentiment n’a pas plus de valeur que celui

du public, la valeur accordée au statut de critique d’art tend à diminuer, voire à disparaitre.

Dans la pensée esthétique diltheyenne, le « monde de l’art » est un (éco)système dont

la vie dépend de celle ses acteurs essentiels. Le rôle de chacun d’eux est irréductible à l’autre

et pourtant condition de possibilité des autres. Lorsque l’un des acteurs ne participe plus au

renouvellement du système, par exemple lorsque les artistes n’investissent plus l’esthétique

instituée, ou lorsque les critiques d’art ne peuvent ni juger de la qualité d’une œuvre, ou

lorsqu’un désintérêt général pour ce qui ne produit pas d’effets sensitifs saisissants s’installe

dans le public, alors le monde de l’art entre dans un état de crise. Si, comme l’affirme Hegel,

295 GS VI, p. 107 [110]. 296 GS VI, pp. 103-104 [107]. 297 GS VI, pp. 103-104 [107-108]. 298 GS VI, pp. 105-106 [109]. 299 GS VI, pp. 104-105 [107-108] 300 GS VI, p. 104 [107].

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« l’art n’apporte plus aux besoins spirituels cette satisfaction que des époques et des nations

du passé y ont cherchée et n’ont trouvée qu’en lui301 », ce n’est pas à cause du fait que l’esprit

Absolu serait passé à un autre stade de sa phénoménalisation, mais bien à cause d’une

dégradation conjoncturelle des relations entre les acteurs de monde de l’art.

Selon Dilthey, les rapports entre la production artistique, la réflexion esthétique, la

critique d’art et le public peuvent être ranimés par le philosophe accompagné de l’historien

de l’art et de la littérature.302 Leur tâche n’est pas d’instituer une nouvelle technique, c’est-à-

dire un nouvel ensemble cohérent de règles arbitraires qui oriente historiquement le choix et

l’élimination des éléments, leur accentuation, etc. Leur tâche est de fonder une véritable

poétique en déterminant les lois universelles de production des œuvres d’art, ce qui implique

de les distinguer de leur manifestation historique.303

En quoi une telle recherche, qui inclut notamment les lois de transformation des

représentations, est-elle susceptible de mettre fin à l’état d’anarchie dans lequel est plongé le

monde de l’art? Mettons-nous un instant dans la peau d’un artiste au cœur de l’état d’anarchie

défini par Dilthey. Mon travail tourne en rond, il se limite à produire des œuvres qui plaisent

au public. Je ne reconnais plus aucune technique, car elles m’apparaissent toutes périmées.

Aucune ne me semble susceptible d’être simplement ranimée telle quelle. Leur seule vie

actuelle se situe dans les départements moroses d’histoire de l’art. Pourtant, ces techniques

rangées comme dans un catalogue sont les seules disponibles. Leur nombre et leurs

caractéristiques respectives se donnent dans une forme d’évidence et de nécessité naturelles.

J’aimerais que l’art soit davantage qu’un loisir pour le public, mais aucune voie ne m’apparait

y contribuer. En même temps que je prends conscience de l’impasse dans laquelle toute ma

génération se trouve débutent les recherches diltheyennes sur l’art. Elles posent un diagnostic

et elles en montrent les symptômes. Elles présentent un contenu philosophique et identifient

trois lois de transformation des représentations. Quel est l’effet de ces recherches sur mon

travail? Les techniques m’apparaissent de nouveau comme ce qu’elles sont : de simples

301 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d’esthétique, Tome 1, trad. fr. J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris, Aubier, 1995, p. 17. 302 GS VI, p. 104 [107-108]. 303 GS VI, p. 107 [110].

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techniques qui, d’ailleurs, « ne se [croient] une valeur universelle que faute de sens

historique304 ». Leur aura de naturalité disparait. Je vois maintenant que les techniques et les

règles positives qu’elles contiennent (ex. le choix des couleurs, la disposition des formes,

etc.) reposent toujours sur des préférences esthétiques historiquement conditionnées.

Toujours arbitraires, elles ne sont que des manières dont les trois lois de transformation des

représentations se sont sédimentées sous la forme d’institutions à partir desquelles le travail

de chacun des acteurs pouvait avoir lieu.

En distinguant ainsi la technique (les règles arbitraires) et la poétique (les lois

universelles), Dilthey essaie en fait de ménager un espace pour l’émergence d’une nouvelle

technique. Selon lui, « [la poétique] tend à déterminer le poète contemporain à chercher une

forme et une technique nouvelles pour le contenu de l’époque305 ». Plus précisément, une

poétique véritable permet au poète de discerner ce qui, dans son travail, relève de l’arbitraire

de la tradition et ce qui relève de la nécessité de la nature humaine. Sa technique

historiquement déterminée cesse de lui apparaitre comme allant de soi. Il peut alors libérer

son travail créatif de certaines entraves prétendument indépassables et créer une nouvelle

technique.306 Ainsi seulement se rétablissent les rapports vivants entre la production

artistique, la réflexion esthétique, la critique d’art et le public.

Les lois universelles de la poétique, comme celles de transformation des

représentations, ne contiennent donc aucune technique « originaire ». Pour Dilthey, ces lois

ne peuvent ranimer les rapports naturels du monde de l’art par elles-mêmes. Elles doivent

laisser leur place à un nouvel ensemble de règles positives dont le contenu est toujours

imprévisible. La philosophie est ici la simple ouverture historique du champ des possibles.

À terme, ce champ doit être refermé par une technique instituée par l’artiste. Autrement dit,

les lois universelles de la création artistique doivent être recouvertes par une manière

déterminée de les utiliser. Elles doivent à nouveau sombrer dans l’oubli pour que la vie des

rapports naturels du monde de l’art reprenne. L’état de crise peut alors être dépassé. L’artiste

304 GS VI, p. 127 [130]. 305 GS VI, p. 238 [241]. 306 Comme toute véritable nouveauté (cf. 2.2.1), la création d’une technique ne dépend-elle pas elle aussi d’un domaine public d’apparition?

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retrouve sa capacité à transformer ses représentations en vue de produire une création

efficace. L’image produite contient un type qui, en articulant les significations de la vie

quotidienne, intensifiera le sentiment de la vie. Comme l’image et le type, celui-ci ne se

produit pas dans un espace vide. Il est toujours conditionné par l’affect, le temps, le corps,

l’habitus et l’histoire.

Dans ce chapitre, nous avons pu constater que le sentir est aussi essentiel à

l’autoréflexion diltheyenne que l’agir et le savoir. En effet, en parcourant cette dimension, il

est devenu possible de décrire la part affective de la réalité humaine vivante. D’abord, nous

avons classé avec Dilthey les sentiments dans six sphères affectives, en précisant qu’ils

n’apparaissent que dans un sentiment général de la vie. La réalité humaine vivante s’est alors

révélée sous son éclairage le plus morose. Nous avons ensuite montré que la poésie produite

par le poète à travers les trois lois de transformation des représentations peut intensifier le

sentiment de la vie. Côtoyant sur cet aspect le projet du jeune Heidegger d’une science

préthéorique originaire, la pensée diltheyenne a conservé pour nous sa singularité en

multipliant les occasions d’intensifier le sentiment de la vie à l’extérieur de la philosophie

grâce au concept de type. Ces occasions sont toutefois apparues conditionnées, notamment

par l’existence d’un ensemble de normes dont l’émergence est partiellement dépendante du

travail intellectuel du philosophe. Ainsi, comme c’était aussi le cas de l’agir et du savoir, la

contribution des deux autres dimensions de la réalité humaine vivante s’est révélée essentielle

au développement de la dimension du sentir.

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CONCLUSION. LA CONSCIENCE MÉTAPHYSIQUE

« La pensée philosophique n’a le droit d’exister que dans la mesure où elle agit307 ».

Ce mémoire avait pour but d’examiner les enjeux entourant le projet envisagé par

Dilthey d’une critique de la raison historique. Comme nous l’avons vu en introduction, le

sens de ce projet a souvent été déterminé par une interprétation préalable et déterminée de

l’œuvre de Kant. En faisant tourner celle-ci autour de l’axe de la Critique de la raison pure

et en y rapportant ensuite le projet diltheyen, plusieurs interprètes depuis Gadamer ont réduit

l’œuvre de Dilthey à sa dimension épistémologique, ce qui, à nos yeux, évacuait certaines de

ses plus riches contributions à la pensée philosophique – et, à la lumière de nos

développements sur l’agir, le savoir et le sentir, nous espérons que la chose est maintenant

évidente. Dans le premier chapitre, nous avons fait valoir que l’interprétation deleuzienne de

Kant, en libérant la pensée kantienne d’un cadre strictement épistémologique, permettait de

dégager en retour le sens de trois idées directrices de la critique de la raison historique chez

Dilthey. La première idée en détermine l’objet : alors que les Critiques kantiennes portent

sur les différents rapports du sujet à l’objet, Dilthey assigne à ces rapports un statut dérivé

par rapport à la « réalité humaine vivante », le véritable objet de la critique de la raison

historique. Un des traits principaux de la réalité humaine vivante est sa facticité, laquelle

implique une certaine fragilité à l’égard de toute entreprise de conceptualisation théorique.

Ce problème, au cœur de la deuxième idée directrice de la critique de la raison historique,

mène Dilthey à remplacer la méthode transcendantale de Kant par une méthode qu’il nomme

« autoréflexion », seule capable selon lui de conserver la richesse de la réalité humaine

307 GS VI, p. 116 [119]. Traduction légèrement modifiée.

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vivante. Quelle que soit la forme qu’elle prend, l’autoréflexion analyse la réalité humaine en

trois types d’éléments, l’agir, le savoir et le sentir, qui s’inspirent des trois facultés kantiennes

correspondantes. Toutefois, ces éléments ne sont pas des atomes dont l’indépendance

forcerait à construire la réalité humaine vivante comme si elle était leur résultat. En fait,

l’agir, le savoir et le sentir forment en elle une totalité structurée qui possède une forme

interne. Par conséquent, s’il est vrai que l’autoréflexion analyse la réalité humaine vivante en

trois types élément, il faut ajouter qu’elle les découvre tous les trois dans toute réalité

humaine vivante. La troisième idée directrice de la critique de la raison historique affirme

d’abord cette universalité de la réalité humaine vivante. Elle intègre ensuite sa variabilité. À

la manière de Kant qui défendait que chaque faculté a une diversité de formes, dont une

supérieure qui, pour être atteinte, laisse une source de représentations assujettir les autres

sans les annuler, chaque type de réalité humaine vivante possède selon Dilthey une structure

unique : parfois, le sentir prédomine sur les deux autres dimensions, parfois c’est l’agir,

parfois le savoir. D’autre part, la structure d’un type de réalité humaine vivante présente un

degré plus ou moins élevé de développement : ainsi, une réalité humaine vivante particulière

suppose parfois la contribution dynamique d’un ou de plusieurs éléments, ceux-ci pouvant

relever d’une autre dimension.

C’est précisément ce qu’ont montré les trois chapitres suivants, au travers desquels

nous avons reconstitué l’autoréflexion diltheyenne en fonction de la variabilité structurelle

et développementale de la réalité humaine vivante. Chaque chapitre portait sur la dimension

prédominante d’un ensemble de réalités humaines vivantes et suivait la trajectoire des réalités

les moins complexes aux plus complexes.

Ainsi, dans le deuxième chapitre, nous avons analysé les réalités humaines vivantes

dans lesquelles régnait la dimension de l’agir. En premier lieu, nous avons montré que la

réalité – que ce soit celle du soi, du monde, du corps, des autres ou des institutions – se

constituait de manière pratique dans l’expérience de l’entrave de l’intention. En deuxième

lieu, sur le fond de cette constitution, nous avons identifié les traits principaux de l’action

dont est capable le soi. Cela nous a menés, en troisième lieu, à considérer les traits inédits de

l’action de la personne d’action, notamment sa capacité à créer du nouveau dans l’histoire.

À ce moment, l’analyse de Dilthey s’est trouvée enrichie phénoménologiquement par la

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pensée de Arendt, pour qui la condition de possibilité essentielle de l’action est, par

opposition au travail et à l’œuvre, un domaine public d’apparition.

Ce sont les réalités humaines vivantes dans lesquelles prédomine la dimension du

savoir qui ont retenu notre attention dans le troisième chapitre. Nous avons d’abord expliqué

à partir du concept de savoir que la conscience se rapporte à ses faits de conscience dans la

perception et que, ce faisant, elle leur attribue implicitement l’existence. Nous avons alors

fait ressortir l’action des opérations logiques élémentaires dans toute perception. Après avoir

ajouté la représentation à la pensée prédiscursive, nous sommes ensuite passés au stade de la

pensée discursive, laquelle implique un rapport à la vérité. Le stade de la science a été atteint

par la systématisation d’un ensemble d’énoncés, mais aussi et surtout par une tonalité

affective spécifique. Nous sommes revenus sur le débat de Dilthey avec Windelband et

Rickert concernant l’autonomie des sciences de l’esprit. Nous avons terminé sur la question

du statut de la philosophie diltheyenne dans la théorie du savoir en la rapprochant (et en la

complétant) de la démarche philosophique de Ricœur.

Dans le quatrième chapitre, nous avons examiné les réalités humaines vivantes dans

lesquelles prédomine la dernière dimension essentielle : le sentir. Nous avons abordé

l’analyse diltheyenne des sentiments, qui regroupe ceux-ci en six sphères affectives en

fonction de leur corrélat intentionnel. Nous avons insisté sur le fait qu’ils s’effectuent

concrètement en formant un sentiment général de la vie. Puisque ce sentiment s’est montré

susceptible d’être intensifié par la poésie, nous avons identité les lois de transformation des

représentations qui rendent possible son exercice. La troisième loi s’est révélée déterminante

dans la production d’images contenant des types, lesquels intensifient l’expérience

quotidienne par l’articulation des significations autrement obscurcies qui la traversent. La

prise en compte de cet enjeu a alors notamment permis d’évaluer la proximité et la distance

des pensées de Dilthey et du jeune Heidegger. Nous avons conclu ce chapitre sur les facteurs

qui conditionnent concrètement la production des images et des types qu’elles contiennent.

Parmi ces facteurs, nous avons accordé beaucoup d’importance à la manière dont le poète

dépend d’une poétique vivante pour accomplir son travail et aux façons de contribuer à son

émergence.

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Agir, savoir, sentir : les trois dimensions essentielles de notre réalité humaine vivante.

L’autoréflexion nous achemine alors à une expérience particulière. Dans les mots de Dilthey,

si nous tournons notre regard vers notre propre intérieur, nous rencontrons également, partout où un homme brise dans sa volonté la liaison de la perception, du désir, de l’impulsion et de la jouissance, et ne se veut plus simplement lui-même, l’expérience que j’ai qualifiée de conscience métaphysique, par opposition aux divers systèmes métaphysiques.308

« Partout », donc ici aussi. En laissant notre marche prendre son rythme de celle de Dilthey

et de sa critique de la raison historique, cette conscience métaphysique est encore la nôtre.

308 GS VI, p. 232 [235].

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