La quête de l'immortalité en Chine 2 (Muriel Chemouny 2013)

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Le premier empereur, Qin Shihuangdi (-259 – -210) (Muriel Chemouny, 2013) Voltaire, dans son Essai sur les moeurs et l'esprit des nations [1], s'étonne de voir qu' "Une étrange opinion régnait alors en Chine. On était persuadé qu’il y avait un secret pour rendre les hommes immortels. Des charlatans, qui ressemblaient à nos alchimistes, se vantaient de pouvoir composer une liqueur qu’ils appelaient le "breuvage de l’immortalité". Et Voltaire continue : "Ce fut le sujet de mille fables dont l’Asie fut inondée et qu’on a prises pour de l’histoire. On prétend que plus d’un empereur chinois dépensa des sommes immenses pour cette recette ; c’est comme si les Asiatiques croyaient que nos rois d’Europe ont recherché sérieusement la Fontaine de Jouvence, aussi connue dans nos anciens romans gaulois que la coupe d’immortalité dans les romans asiatiques "[2]. Une longue série d'empereurs, de rois et de lettrés se préoccupe de longévité voire d'immortalité. L'un d'eux, le plus spectaculaire, réputé pour sa mégalomanie et son autoritarisme, Qin Shihuangdi (-259 - -210), le fondateur du premier empire chinois au IIIe siècle avant notre ère, en -221 sera toute sa vie obsédé par l'immortalité et la recherche de la drogue pour empêcher de mourir, et n'aura de cesse de convoiter ces lieux mythiques - les terres des Bienheureux - sur terre. Sima Qian (-145 - -86), historiographe des Han, narre le récit de quelques unes de ces expéditions en ces termes : "Au temps de [l'empereur] Qin Shihuangdi, lorsque celui-ci eut réuni l’empire dans sa main, il vint au bord de la mer. Alors les magiciens débitèrent des récits innombrables. L'empereur considéra que, s’il allait lui-même en mer, il était à craindre qu’il ne réussît pas ; c’est pourquoi il ordonna à un homme - il s'agit de Xu Fu, précurseur alchimiste ou magicien taoïste[3] - de s’embarquer avec une bande d’enfants, garçons et filles, pour rechercher (ces îles). Leur bateau croisa en pleine mer ; ils s’excusèrent en alléguant le vent (contraire) et dirent qu’ils n’avaient pu atteindre (les îles), mais qu’ils les avaient vues de loin. ». « Trois ans plus tard (215 avt JC), - rapporte Sima Qian - (il) Qin Shihuangdi se rendit à Kie-che et fit subir un interrogatoire aux magiciens qui naviguaient sur la mer. Il revint en passant par la commanderie de Chang. Cinq ans plus tard (-210 ), l'empereur (Shihuang) alla au sud jusqu'à la montagne Siang ; puis il monta sur le Koei-ki. Il longea le bord de la mer dans l'espoir de trouver la drogue merveilleuse des trois montagnes saintes qui sont au milieu de la mer ; il ne l'obtint pas. A son retour, il mourut à Cha-k'ieou."[4]. Loin d'avoir obtenu l'immortalité, l'empereur subit - tout comme le commun des mortels - la décomposition, et pour masquer l'odeur insoutenable de son corps, on fit défiler dans le cortège funéraire impérial des charrettes de poissons séchés qui empestèrent l'atmosphère. Échec de cet empereur, refoulé, tout fils du Ciel qu'il soit... Échec, malgré les conseils avisés des magiciens - ou peut-être des sages - dont il s'était entouré. Ainsi, un certain Maître Lou explique les raisons pour lesquelles la recherche de la drogue merveilleuse a échoué et pourquoi les immortels - qu'il appelle ici "hommes véritables" - ont été introuvables. "Il semble - dit-il - qu’il y a quelqu'un qui les gêne. Dans les règles magiques (il est dit) : Le Maître des hommes prend parfois l’incognito afin d’éviter les mauvais génies ; les mauvais

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Le premier empereur, Qin Shihuangdi (-259 – -210) (Muriel

Chemouny, 2013)

Voltaire, dans son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations [1], s'étonne de voir qu' "Une étrange opinion régnait alors en Chine. On était persuadé qu’il y avait un secret pour rendre les hommes immortels. Des charlatans, qui ressemblaient à nos alchimistes, se vantaient de pouvoir composer une liqueur qu’ils appelaient le "breuvage de l’immortalité". Et Voltaire continue : "Ce fut le sujet de mille fables dont l’Asie fut inondée et qu’on a prises pour de l’histoire. On prétend que plus d’un empereur chinois dépensa des sommes immenses pour cette recette ; c’est comme si les Asiatiques croyaient que nos rois d’Europe ont recherché sérieusement la Fontaine de Jouvence, aussi connue dans nos anciens romans gaulois que la coupe d’immortalité dans les

romans asiatiques "[2].

Une longue série d'empereurs, de rois et de lettrés se préoccupe de longévité voire d'immortalité. L'un d'eux, le plus spectaculaire, réputé pour sa mégalomanie et son autoritarisme, Qin Shihuangdi (-259 - -210), le fondateur du premier empire chinois au IIIe siècle avant notre ère, en -221 sera toute sa vie obsédé par l'immortalité et la recherche de la drogue pour empêcher de mourir, et n'aura de cesse de convoiter ces lieux mythiques - les terres des Bienheureux - sur terre.

Sima Qian (-145 - -86), historiographe des Han, narre le récit de quelques unes de ces expéditions en ces termes : "Au temps de [l'empereur] Qin Shihuangdi, lorsque celui-ci eut réuni l’empire dans sa main, il vint au bord de la mer. Alors les magiciens débitèrent des récits innombrables. L'empereur considéra que, s’il allait lui-même en mer, il était à craindre qu’il ne réussît pas ; c’est pourquoi il ordonna à un homme - il s'agit de Xu Fu, précurseur alchimiste ou magicien taoïste[3] - de s’embarquer avec une bande d’enfants, garçons et filles, pour rechercher (ces îles). Leur bateau croisa en pleine mer ; ils s’excusèrent en alléguant le vent (contraire) et dirent qu’ils n’avaient pu atteindre (les îles), mais qu’ils les avaient vues de loin. ». « Trois ans plus tard (215 avt JC), - rapporte Sima Qian - (il) Qin Shihuangdi se rendit à Kie-che et fit subir un interrogatoire aux magiciens qui naviguaient sur la mer. Il revint en passant par la commanderie de Chang. Cinq ans plus tard (-210 ), l'empereur (Shihuang) alla au sud jusqu'à la montagne Siang ; puis il monta sur le Koei-ki. Il longea le bord de la mer dans l'espoir de trouver la drogue merveilleuse des trois montagnes saintes qui sont au milieu de la mer ; il ne l'obtint pas. A son retour, il mourut à Cha-k'ieou."[4].

Loin d'avoir obtenu l'immortalité, l'empereur subit - tout comme le commun des mortels - la décomposition, et pour masquer l'odeur insoutenable de son corps, on fit défiler dans le cortège funéraire impérial des charrettes de poissons séchés qui empestèrent l'atmosphère. Échec de cet empereur, refoulé, tout fils du Ciel qu'il soit... Échec, malgré les conseils avisés des magiciens - ou peut-être des sages - dont il s'était entouré. Ainsi, un certain Maître Lou explique les raisons pour lesquelles la recherche de la drogue merveilleuse a échoué et pourquoi les immortels - qu'il appelle ici "hommes véritables" - ont été introuvables. "Il semble - dit-il - qu’il y a quelqu'un qui les gêne. Dans les règles magiques (il est dit) : Le Maître des hommes prend parfois l’incognito afin d’éviter les mauvais génies ; les mauvais

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génies étant écartés, l’Homme Véritable peut venir. Si l’endroit où se trouve le Maître des hommes, autrement dit l'empereur, est connu de ses sujets, cela gêne les divins". Alors quelles sont les vertus de cet Homme véritable ? C'est un homme capable d'entrer dans l’eau sans se mouiller, de pénétrer le feu sans se brûler, de chevaucher les nuages et les vapeurs. Il est aussi éternel que le Ciel et la Terre. Tel est l' "homme accompli" pour les Chinois. Mais revenons à Maître Lou : il conseille à l'empereur de ne permettre à aucun homme ordinaire de savoir dans quel palais il se trouve. Il s'agit d'empêcher l'approche de tout indiscret : une des conditions indispensables pour obtenir le breuvage d'immortalité. Échec aussi sans doute à cause de la mauvaise considération de cet empereur par des lettrés, des magiciens et des savants de son entourage, dont deux maîtres magiciens, par exemple, récusant sa soif d'autorité et refusant pour cette raison de rechercher en sa faveur la drogue des immortels[5]. En dépit du mandat céleste reçu par l'empereur, légitimant sa prise de pouvoir, celui-ci ne possédait pas les vertus requises pour prétendre à l'immortalité...

D'autres candidats suivront...

[1] Première parution en 1756. Une des pièces maîtresses de la philosophie des Lumières.

[2] Voltaire, Marie-Jean Antoine Nicolas. Œuvres complètes de Voltaire, vol VII, p. 1064 de l'édition de 1817. (Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, chap. "De la Chine").

[3] Voir article intitulé "Le Japon, contrée du Penglai ?" - Note sur le mercure, in "Cahiers d'Extrême-Asie", Vol. 8, 1995. pp. 439-452.

[4] Voir Edouard Chavannes, Mémoires historiques, tome 3, p. 438.

[5] Voir Edouard Chavannes, ibid., note 372, chap VI, "Qin Shihuang".