La quadrature du cercle. Extraits€¦ · la lampe aussi à la clarté insuffisante, le silence en...

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1 Jean-Christophe Belleveaux La quadrature du cercle Illustrations originales Yves Budin Préface Roger Lahu éditions Les Carnets du Dessert de Lune

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Jean-Christophe Belleveaux

La quadrature du cercle

Illustrations originales Yves Budin

Préface Roger Lahu

éditions Les Carnets du Dessert de Lune

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Préface

« Fig. C'est la quadrature du cercle, se dit d'une cho-se impossible à trouver. » lit-on dans les dictionnaires. Don-ner un tel titre à un recueil, c’est d’emblée annoncer la cou-leur : « j’ai pas la solution ! ». Rien d’étonnant dès lors que les interrogations – lapidaires souvent – parsèment le livre de J.-C. Belleveaux comme autant de petits cailloux aigus blessant le pied : « ne rien oublier ? » « est-ce cela vivre ? » « Puerto Barrios fin de quoi ? » ou celle-ci, en titre d’une partie du livre : « et puis quoi ? ». Mais au juste, de quel « cercle » s’agit-il ? La Terre est ronde, lit-on aussi dans les dictionnaires, Belleveaux ne cesse de la sillonner – quadriller ? – (son livre – comme tous ses précédents – est ponctué de « noms de lieux »). Mais qu’on ne cherche pas chez lui une quelconque sa-gesse/pose de grand voyageur (« toujours le même piège qu’on ne sait déjouer/4200km de Mekong/quelques litres de sang »). Et puis la réalité du monde n’est pas forcément aux antipodes (« je suis tenté d’y croire à la réalité/quand je vois les vaches/dans le champ d’à côté »). Tout juste, sent-elle plus fort, la réalité, quand on la renifle sous d’autres latitudes, mais ces odeurs plus vives peuvent être fallacieuses (« jardin exotique pour sen-tir/combien je suis au monde/(plus je lui suis étranger). « La vie » – elle aussi – « est probablement ronde » (Van Gogh cité par Belleveaux). Et la « quadrature » de ce cercle-là est encore plus difficile – oh combien ! –. On peut bien essayer de recourber le temps sur lui-même et tenter de re-trouver (par exemple) l’enfance et ses traces présentes (« j’u-tilise encore cette Eau de Cologne avec laquelle on me frictionnait,

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enfant, le dimanche »), on sait que c’est un leurre (« cesse de dé-vider ta pelote intarissable ») : le voyage dans le Temps n’appor- te pas plus de réponses que l’errance dans le vaste Espace du Monde. Tout juste peut-on remarquer en souriant (jau-ne) que les « moccassins blancs » qu’on traînait autrefois « en Thaïlande, dans les iles » aujourd’hui on va « dans le jardin avec ces mocassins pour arroser ». Alors ? quelles conclusions tirer de ces « quadratu-res » impossibles ? Jean-Christophe Belleveaux n’en tire au-cune, tout juste émet-il cette hypothèse : « la poésie serait le chemin qui serpente entre ces incertitudes, un point d’interrogation ». Mais même là, remarquez le bien, beaucoup de doute : « se-rait », rien n’est moins sûr. Parce que, pas plus qu’il ne joue au grand voyageur Belleveaux ne pose au poète : « le pigment de l’univers/révélé/au phosphore du poème ? bof ». Mais il en est un, de poète, un vrai, un de ceux qui savent que la poésie « calfate » nos rafiots et nous permet de poursuivre notre ca-botage « à l’estime » sur Terre et dans la Vie.

Roger Lahu

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« D’ailleurs en ce temps léthargique, Sans gaîté comme sans remords,

Le seul rire encore logique, C’est celui des têtes de mort. »

Paul Verlaine

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L’ÉTREINTE DES SAISONS

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L’étreinte des saisons poussière de lumière miraculeuse que filtrent les persiennes le parquet = l’océan la plume sergent-major dessine une barque sur l’été (à l’encre violette allongée d’eau ?) - l’assiette en porcelaine ébréchée ? oui, je me la rappelle... la lampe aussi à la clarté insuffisante, le silence en rase-mottes au-dessus de la toile cirée, la soupe trop chaude, etc. - Ne rien oublier, ne pas tout dire. Pourquoi reviens-je systématiquement à cette cour devant la maison, aux vieux rosiers et à leur pluie pâle, aux guêpes, au parfum du lilas près du grillage ? - l’assiette ébréchée, avec des motifs géométriques bleu délavé, sans doute du Sarreguemines, oui... les cannes en bambou, les petits plombs pour lester le fil, les hameçons parfois rouillés, une rivière qui s’appelle la Colâtre, j’avais cinq ans - une assiette creuse, avec une mince fêlure au fond... chaque pas soulevait son lot de sauterelles, on faisait de minuscules détours pour éviter les bouses de vaches, il fallait faire attention au taureau ce soir prenant le stylo - pour parler de quoi ? - je voudrais repartir à lever le nez et guetter les étoiles filantes - une assiette de soupe fumante,

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n’est-ce pas, archétype d’assiette de soupe fumante (rien de plus précis à en dire) et la nuit au-dehors NOIRE absolue intense totale totalement nuit Ah !

* les linges lourds et blancs font de la buée dans l’air sec de février au sortir du lavage sur le fil pendent aussi de grandes culottes de femmes

* J’utilise encore cette Eau de Cologne avec laquelle on me frictionnait, enfant, le dimanche. Une sorte de rituel, tribut payé à ces heures des origines. Une laitière en fer blanc, un vélo trop grand pour moi, les petits chats dans la cour de la ferme... Aujourd’hui, je ne peux plus voir ces bestioles ! - dans la soupe, il y avait parfois des petites lettres de l’alphabet (le tapioca, je crois), j’étais fasciné le chaton prétendument trouvé dans un fossé, on l’avait baptisé Mistigri ! Mistigri jouait avec une pelote de laine et le bonheur aussi était conventionnel.

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on partait dans la Simca Aronde sur la route où la lumière filtrait magiquement à travers les feuilles des platanes, le garçon de ferme était bossu et grognait, il nous effrayait par sa laideur, il s’appelait Raymond, « bonjour Raymond » puis vite s’enfuir

* les glaïeuls fanés dans le vase en verre taillé je les mets dans ce poème maintenant, ils auraient pu y être, fleurs fraîches, venant d’être coupées ou encore dans le parterre, mais il faut bien dire ce qui est en vieillissant, les choses simples prennent leur place, on essaie de mettre des mirabelles sucrées dans sa vie ; l’enfance, c’est pas pareil : l’assiette pour la soupe ou la trempée au lait, des bouts de bois pour faire des arcs et des épées, les sandales, les fourmis, le soleil... la cuiller racle le fond de l’assiette inclinée, la télévision n’est pas encore entrée dans la maison

*

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l’été, l’hiver, les jours, je les décompte n’importe comment, en semblant de poésie, dans l’inquiétude tendue souvenir souvenir cesse de dévider ta pelote intarissable je ne viens pas avec toi crève, Mistigri déjà mort je reste auprès de moi dans l’aujourd’hui de l’automne qui met l’or des fougères à mes promenades souvenir souvenir j’ai ma femme et mon fils : le ciment du présent Ne rien oublier ?

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Fer battu respirable immortalité incise novembre sujet verbe c.o.d. fontaines première fois de l’amour fait défait ondulée serais-je en quelque manière ordalie un bruit minuscule puis quoi geins écrire c’est misérable on n’échappe pas on n’é-chappe à rien murs écroulés au long desquels enfant à sur-prendre les lézards et imaginer des parchemins dissimulés au-delà l’été pour tous pas pour moi « la vie est pro-bablement ronde » V. van G. chaos les yeux lacérer trop purs insupportable fatuité etc. du linge sèche sur la terrasse la vraie vie existe linge des Arabes prenant le thé sous les bougainvillées d’Houmt-Souk se demande pas un pommier aussi à mettre dans tout ça pourquoi non ? et une vache et toutes sortes de bestioles clouées mauvais sort des portes 21 x 29,7 réciproquement monde dit très vite ainsi projet littéraire mon cul cave quelque part avec des trésors : Aloxe-Corton par exemple ne plus désespérer

ΩΩΩ

route : goudron pour recouvrir les guerres, religion, accès par voie de terre, à 20 km au S-E de Hai-Phong, autour, tradition chinoise, rencontres TITUBEZ dites non avec vos mains avec têtes et mots fi des enfermements et des as-signations haleine enfin à chavirer les morts suis-je donc seul au fond de ce désert ? les herbes croissent endormis-sement à venir des moutons finissent de pourrir au fond de l’impasse leur sang noir coule aux rigoles malodorantes je verbe le c.o.d. encore c’est une pitié tranche ma veine les bateaux demeurent indifférents les lierres m’étouffent trop lisible stop à vous stop

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ΩΩΩ « Mon âme est une infante en robe de parade »* à travers les poèmes aveuglants asphyxie pour la fumée âcre de son orthographe étoiles jaunes à accrocher de nouveau à nos poitrines si l’on n’y prend garde bottes à piétiner nos tempes mon âme envole-toi déguisée sans nourriture ni terrestre ni / c’est pas bientôt fini ce boucan la méta-physique nous empoisonne regarde donc un peu la grève et les falaises des îles Aran cibles d’angoisse femmes et rizières - inséparables - voilà : rompre le pain emporter cette image la colère derrière la muselière du sens tout soudain par salu-taire revirement limon limon limon / fin

ΩΩΩ

aveugles alors que bleue la mer tant hasardée cendres qu’il pleuve enfin sur notre bêtise fardeau de phrases là déposé flaque poésie qui calfate nos agonies respiration indéfi-niment

ΩΩΩ

l’ouvrage des heures se tient camouflé huile à brûler malgré le plein jour ainsi le vert des arbres l’inquiétude comme un homme en prière les cris d’oiseaux fusillent la pertinence

ΩΩΩ mots jetés avec l’ancre de la fatigue dans la nuit intransigeante * in Au Jardin De L’Infante - Albert Samain (Mercure de France)

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Échelle, godasses et acacias Il y a quinze ans je traînais des mocassins blancs en Thaïlande - dans les îles - un vague chapeau de paille sur la tête, un sac léger en bandoulière négligemment sur l’épaule (j’ai une photo de ça) ; aujourd’hui je vais dans le jardin avec ces mocassins pour arroser : je viens de repiquer des plants de tomates. Que peuvent des mocassins dont le cuir s’est cra-quelé contre l’orage des minutes ?

* Une feuille de papier à lettre luxe avec filigrane et fort grammage, ça mérite qu’on lui colle un foutu poème sur la trame. Ce que je fais. Pluie prévisible, les acacias exagèrent - ça embaume en veux-tu en voilà - et les tourterelles tachent le poème en pointillés. Tout ça, c’est de l’ennui bel et gras, qui bâille avec moi et l’après-midi qui commence seulement.

* Manque une échelle nonchalante à ce jardin : ap-puyée au mur d’un cabanon, elle mènerait à des trésors de fenaison; faut se contenter de l’arrosoir, c’est déjà pas si mal.

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Caminando (1) la joie niée (les visages de), joues lisses et grasses au halo du bistrot, des fantômes de bateaux passent et dispa-raissent à l’horizon de la bière La Havane - regardant à la télé les images d’un coup d’état à Moscou, les chars, dans l’air climatisé la cha-leur, l’épaisseur du mouvement, la densité du mouvement, la teneur, dehors, plus loin... un mojito à la Bodeguita del Medio, le soir / un navire qui emporte une barcasse remâche sa danse qui vous laisse à terre, prêt à enfourcher la cavale incendiaire, noire et bleue - le vo-yage jette ses rets sur les désirs déguisés, propose la bai-gnade interdite - un autobus inconfortable bringuebale à travers le pays, Punta Gorda / Belize City, toute une che-vauchée bruyante, endormante néanmoins ; on arrive au bout du monde sans avoir bien compris, dans l’attente électrique, les peaux sont noires, l’air est humide, la mort pue, soudain proche les heures abolies, aucune autre demeure que celle de la question sans cesse posée, le puits de l’attente encore dans la constellation des paroles retenues le sang bat aux artères, on ressent le froid - est-ce cela, vivre ?

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Caminando (2) l’assemblage des images - dans le train à regarder : les ponts, les sampans, les paysans courbés sous la pluie ; sol-dats, pêcheurs, paysages... - l’assemblage des images main-tient dans le trouble dans le ronron de la durée... la trame du voile... on peut employer des mots, pesanteur, doute, sans l’exacte adéquation avec quelle brûlure elle-même indicible c’est un vertige, plutôt un rendez-vous avec un vertige

*** Antigua-Guatemala : dette reconnue à la nonchalance, beu-verie chorégraphiée sur les pavés nocturnes, au-dessous des volcans gober la fibre de la vie, porté par la hargne de nommer : le néant il existe un mot qui dit cela : le néant ! et toujours la sensation d’être à la périphérie

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Juillet 91

c’est l’Admirable distillée le refuge des cantinas contre la vie ! j’aimerais tomber au ralenti dans la spirale de la musique et le sourire un peu des Mariachis les rues n’ont pas d’ombre à Merida c’est la mort qui cavale - Belmopan, Belize City - du crack au creux de ses mains noires c’est ma jument hennissante viens ma toute belle fais-moi peur doucement la lune au-dessus des baraques en bois a des langueurs de miel c’est la belle salope encore qui ricane dans les fusils de la milice et la fête triste de Santiago Atitlán moi saoul, la Grande Roue qui grince sois Indien, mec, toi aussi ! les cargos dorment dans l’huile de la mer (Puerto Barrios, fin de quoi ?) donne ton fusil, salopard donne ta tristesse, hombre donne tes puces, matelas c’est la mort qui cavale bien trop vite, bien trop vite

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