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La Princesse de Montpensier

L’édition de La Princesse de Montpensier a été établiepar Marc Escola, pour le volume Nouvelles galantesdu XVIIe siècle, GF n° 1195, 2004.

© Flammarion, 2010.ISBN : 978-2-0812-4820-5

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Bertrand Tavernier

La Princessede Montpensier

Avant-propos deBertrand TAVERNIER

Scénario du film coécrit avecJean COSMOS et François-Olivier ROUSSEAU

suivi de

Histoire de la Princessede Montpensier

nouvelle de Madame de Lafayette

Flammarion

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DU MÊME AUTEUR

Cinquante ans de cinéma américain, avec Jean-PierreCoursodon, Nathan, 1991 ; nouvelle édition,Omnibus, 1995.

La Guerre sans nom, avec Patrick Rotman, Seuil,1992 ; Points, 2001.

Qu’est-ce qu’on attend ?, Seuil, 1993.Amis américains, Actes Sud, 1994 ; nouvelle édition,

2008. Prix du meilleur livre de cinéma 2009.Pas à pas dans la brume électrique, Flammarion, 2009.

Grand prix SGDL de l’essai 2010.

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AVANT-PROPOSde Bertrand Tavernier

Il se trouve que je n’ai pas abordé La Princesse deMontpensier de front, mais via une première adap-tation signée François-Olivier Rousseau, écrite à lademande du producteur Éric Heumann. C’est parle filtre de cette interprétation que j’ai rencontréun monde et des personnages qui m’ont tout desuite touché, même si la conduite du récit meposait des problèmes. J’ai commencé à rêver surdes scènes qui me paraissaient riches en possibili-tés dramatiques, notamment celles qui décrivaientles rapports amoureux entre Henri de Guise etMarie de Mézières, entre Philippe de Montpensieret sa très jeune épouse. Ou sur l’itinéraire moral deChabannes, car le personnage devenait le pivot del’histoire ; mêlé à toutes les intrigues, il en était letémoin, l’acteur, y participait parfois malgré lui.Ce n’est qu’après plusieurs lectures de ce scénarioque je me suis plongé dans la nouvelle.

J’ai découvert alors en Marie un personnagetrès différent de celui que j’avais aperçu. Moins

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passif, moins, pour reprendre une définitiond’Éric Heumann, « femme fatale ». La Marie deMadame de Lafayette est un être déchiré entreses devoirs, son éducation, sa loyauté à un mariqu’on lui impose et sa passion amoureuse. Je mesuis arrêté sur une phrase de la nouvelle :« Melle de Mézières, tourmentée par ses parents,voyant qu’elle ne pouvait épouser M. de Guise etconnaissant par sa vertu qu’il était dangereuxd’avoir pour beau-frère un homme qu’elle souhai-tait pour mari, se résolut enfin d’obéir à ses parentset conjura M. de Guise de ne plus apporterd’empêchements et oppositions à son mariage. »Un mot en particulier m’a saisi : « tourmentée ».Qu’entendait par là Madame de Lafayette ? Deshistoriens, notamment Didier Lefur, à qui j’aiposé la question, m’ont répondu que « tourmen-tée » signifiait « torturée », et qu’alors les lecteursentendaient ce mot dans toute sa force et sa vio-lence. Je me suis souvenu que ce terme était uti-lisé dans des textes religieux du Moyen Âge pourdécrire les horreurs de l’Enfer. Marie avait doncpu être battue, frappée, menacée d’être enferméedans une prison, ou plus sûrement dans uncouvent. Lefur m’a ainsi raconté que la sœur dePhilippe de Montpensier, qui s’était opposée aumariage que ses parents avaient arrangé, avait étéenvoyée au couvent.

Le mot « tourmentée » signifiait donc queMarie avait d’abord farouchement refusé ce projetde mariage. Ce qui avait été omis dans la première

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adaptation. Le personnage devenait alors bien plusrebelle, plus fort, plus fier que je ne l’avais ima-giné. Cette révélation m’a permis d’entrevoir lacouleur, l’état d’esprit, la tessiture de Marie. Celame donnait un point de départ. J’allais bientôtsaisir la tonalité, comme dans un morceau demusique. La très jeune fille que décrit Madamede Lafayette est prisonnière de sa caste, de tradi-tions, de coutumes qui ne lui confèrent pas plusde droits, malgré son rang, que n’en aaujourd’hui une jeune fille née dans une famillereligieuse fondamentaliste turque, yéménite ouhindoue. En un mot, je commençais à « voir » lepersonnage, je détenais là une première clef delecture de la nouvelle.

La deuxième clef, je l’ai repérée en découvrantl’extrême jeunesse des personnages. Voilà quichangeait la donne. L’histoire prenait une urgenceet une énergie incroyables. J’avais affaire à desgamins qu’on lançait dans la vie sans les y avoirvraiment préparés, sinon à faire la guerre et à tenirleur rang. Le personnage de Philippe de Montpen-sier, tel que l’incarne Grégoire Leprince-Ringuet,devenait moins un mari jaloux – cliché pesant –qu’un jeune homme démuni affectivement, quitombe peu à peu fou amoureux de sa femmemais se révèle incapable de trouver les mots et lesgestes qui conviennent. Guise, sous les traits deGaspard Ulliel, n’est pas un simple prédateur. Jele crois sincère dans son amour, au moins par

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intermittence. Shakespeare donne toujours rai-son aux personnages les plus odieux au moins letemps qui leur est nécessaire pour se justifier.Enfin, vu son âge, Anjou (joué par Raphaël Per-sonaz) n’est pas seulement un cynique qui dissi-mule son goût du pouvoir derrière sa culture etson ironie, mais un général courageux, unhomme capable de brusques élans de sincérité.Nous restait à respecter ces passions que décrivaitMadame de Lafayette, à suivre leur progression,mais aussi à mettre à nu ces émotions, en trouverle sens, les racines, la vérité profonde, charnelle.

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Nous nous sommes mis, Jean Cosmos et moi,à décrypter ce texte si extraordinaire de limpi-dité, de pureté, de dépouillement : il faut repérerce que l’auteur a caché entre les phrases et der-rière les mots, il faut repérer aussi ce que cesmots, tels que nous les entendons aujourd’hui,nous cachent. Certaines tournures nous semblentextrêmement policées mais elles n’étaient pascomprises ainsi par les premiers lecteurs.

Il fallait donc oublier certains filtres ou, aucontraire, en tenir compte pour écrire et modifierdes scènes. Madame de Lafayette écrivait, à uneépoque puritaine (on commençait à ajouter desfeuilles de vigne aux statues, on vivait à l’écoledes précieuses et du jansénisme), une histoire quise déroulait un siècle plus tôt. Au XVIe siècle, les

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mœurs étaient très différentes de ce qu’ellesétaient devenues pour elle et ses contemporains :ainsi le rapport à la nudité et les règles de duel,entre autres, n’étaient pas les mêmes. (AlexandreDumas précise que, les duels étant de plus enplus sévèrement réprimés sous Louis XIII, lescodes qu’ils devaient suivre devenaient de plusen plus sauvages.)

Les ellipses permettent à Madame de Lafayettede ne pas prendre parti sur des questions, reli-gieuses notamment, qui étaient très présentes àl’esprit de ses lecteurs. Parmi les ellipses aux-quelles nous sommes confrontés, l’auteur écritque le comte de Chabannes « avait été si sensibleà l’estime et à la confiance de ce prince, que,contre tous ses propres intérêts, il abandonna leparti des huguenots, ne pouvant se résoudre àêtre opposé en quelque chose à un si grandhomme et qui lui était si cher ». Aujourd’hui,cette raison de changer de camp reste vague, abs-traite, proche du roman courtois. Or il s’agit làd’une décision qui expose celui qui la prend àse voir rejeté par les deux camps. Le cinéma etnotamment le western peuvent aider à mesurerla violence d’un acte comparable au passage, pen-dant la guerre de Sécession, d’un Nordiste dansle camp des Sudistes, ou le contraire. Il fallaitdonc préciser dans un prologue les raisons quiconduisent Chabannes à abandonner la guerre.D’où la question de savoir ce qui, chez un être

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comme lui, à la fois guerrier, homme cultivé,d’une grande finesse d’esprit, courageux et pro-fondément humaniste, déclenche un sentimentde honte si fort qu’il renonce à se battre. DidierLefur m’a parlé de trois actes qui sont un peules équivalents des « crimes de guerre »d’aujourd’hui : la destruction d’un four à pain,la destruction d’une charrue et le meurtre d’unefemme enceinte. Les trois actes pouvaientconduire leur auteur à la potence. J’ai tout desuite pensé au meurtre de la femme enceinte ;c’est cet acte infâme qui détermine son destin.J’avais le début du film.

Pour que le film se construise, je sentais qu’ondevait contourner certaines impasses que lalangue de Madame de Lafayette a dispersées dansla nouvelle. Ainsi n’est-il pas fait mention de lanuit de noces. Par pudeur, par respect de l’espritde son temps, l’auteur ne s’y arrêtait pas mais,pour nous, cette scène est aujourd’hui essen-tielle : il est nécessaire que nous sachions ce quiva se passer entre une jeune fille et un jeunehomme qui, avant de se retrouver dans le mêmelit, se sont à peine entrevus. J’ai appris que lesnuits de noces étaient alors, dans ces famillesnobles, publiques – que la première pénétrationdevait être publique. Il fallait s’assurer qu’on nevous avait pas « refilé » une marchandise avariée.Pardon pour la vulgarité de l’expression, mais elletraduit des sentiments, des faits qui ont causé

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des désastres lors de nombreuses nuits de nocesroyales. Ces jeunes gens se trouvaient soumis àune pression, à une violence extrêmes. Ils ontgrandi dans une sorte de désert affectif (il n’estque de voir leurs parents), ne sont en rien prépa-rés au destin qu’on leur impose, ce qui les rendprofondément touchants et attachants.

L’adaptation devait avant tout chercher lasignification réelle des expressions, donc celle desscènes, pour les traduire de manière concrète. Lemot « tourmentée » que j’ai cité nous a fait écrirecinq ou six séquences – dont le dîner, la nuitde noces et le départ le lendemain matin. Uneséquence entière – celle qui précède la cérémo-nie, entre Guise et Marie – est née de la seuleindication de Madame de Lafayette : « [Elle]conjura M. de Guise de ne plus apporterd’empêchements et oppositions à son mariage. »De même le dialogue avec la marquise deMézières nous a été suggéré par ces lignes : « etconnaissant par sa vertu qu’il était dangereuxd’avoir pour beau-frère un homme qu’elle sou-haitait pour mari, [elle] se résolut enfin d’obéirà ses parents. » Dans cet instant qui réunit lamère et la fille, j’ai introduit une phrase queMadame de Lafayette a écrite dans une lettre àson ami Ménage : « L’amour est la chose la plusincommode du monde. Et je remercie le ciel tousles jours qu’il nous ait épargné cet embarras àvotre père et à moi… » Autre exemple : « Les

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choses étaient en cet état, lorsque la maison deBourbon, qui ne pouvait voir qu’avec envie l’élé-vation de celle de Guise, s’apercevant de l’avan-tage qu’elle recevrait de ce mariage, se résolut dele lui ôter et de se le procurer à elle-même enfaisant épouser cette héritière au jeune prince deMontpensier. » Cette phrase est à l’origine de lascène où le duc de Montpensier convainc le mar-quis de Mézières de briser sa promesse. J’aidemandé à Didier Lefur quels types d’argumentsMontpensier pourrait utiliser pour arracher unetelle forfaiture. Lefur m’a aussitôt répondu qu’ilopposerait la noblesse française traditionnelle,avec qui l’on peut s’entendre, à ces « étrangers »qu’étaient les Guise. Et Jean Cosmos d’utiliserbrillamment cette idée dans le dialogue.

Nous avons enfin retiré tout ce qui dans lesdialogues sonne alambiqué ou précieux, comme« Ah ! c’est trop, il faut que je me venge, […]puis je m’éclaircirai à loisir ! » ou « Ôtez-moi lavie vous-même, […] ou tirez-moi du désespoiroù vous me mettez ! ». Mais je le répète, nousavons respecté toutes les émotions, tous lesretournements auxquels ces phrases renvoient.

Pour comprendre le texte, il était donc indis-pensable de laisser de côté certaines conventionsstylistiques ou narratives dues à l’époque où ilfut écrit. Il en est de même pour les filmsanciens : ils peuvent comporter trop de musique,les extérieurs en studios peuvent être trop

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voyants, défauts superficiels qui masquent pourcertains spectateurs les qualités profondes del’écriture filmique, sa vraie modernité. Ce nesont que des détails qui oblitèrent ce qui comptevraiment. Mais si l’on distingue le vernis del’invention, de la beauté du trait, du dessin, onpeut éprouver alors une véritable émotion, etapprécier tout ce qu’elle exprime de profondé-ment moderne.

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L’adaptation scénique a exigé plusieurs chan-gements majeurs. Madame de Lafayette situel’épisode de la méprise, au cours de laquelleMarie parle à Anjou en croyant s’adresser àGuise, pendant un grand bal où tous les danseurs(dont les deux amoureux de Marie) portent uncostume identique. Cela me posait des pro-blèmes énormes. En agissant ainsi au milieud’une foule, au vu et au su de tout le monde(même s’il y avait des paravents et des piliers),Marie risquait de passer pour une écervelée. Toutle monde ayant le même costume, pourquoi nes’assurait-elle pas de l’identité de l’homme à quielle murmurait son message ? J’avais bien conçuune mise en scène reposant sur le principe debonneteau, avec, lors d’un détournement duregard, substitution d’acteurs. Mais elle paraissaitfutile et l’intrigue prenait le pas sur les per-sonnages.

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Quand on a dû réduire le budget, FrédéricBourboulon m’a suggéré de supprimer le bal. Etce fut l’illumination. Il fallait déplacer ces scènesdans les coulisses du bal, parmi les jongleurs, lesmusiciens, les convives, tous ceux qui se pré-parent à entrer dans la salle principale : Marie,qui vient de danser, n’a pas eu le temps de s’aper-cevoir que les participants au ballet suivant– Anjou et ses mignons, Guise – sont tous dégui-sés en Maures. Elle n’a vu que Guise qu’elle veutrejoindre dans une pièce voisine pour l’inciter àse méfier de son mari. Mais elle tombe sur unautre Maure, Anjou, qui devient le confidentinvolontaire de son amour.

Le scénario me paraît ici plus juste, plus inventifque la nouvelle (Madame de Lafayette ne s’atta-chait pas du tout aux problèmes de la vraisem-blance), moins soumis à la dictature de l’intrigue.Et le tournage dans ces petites pièces, ces corri-dors, ces escaliers m’a inspiré ce découpage hale-tant, ces mouvements d’appareil rapides, ceschangements d’axes qui imitent le mouvementintérieur des personnages.

La deuxième modification tient au fait que,dans la nouvelle, Marie et Guise ne font pasl’amour. Or, il me semblait que la tension sexuelleet amoureuse, en creux dans leurs rapports, devaitse résoudre. Sinon le ton risquait de paraîtremoralisateur ou abstrait. Par ailleurs, j’ai décou-vert dans l’appareil critique de mon ouvrage que

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Madame de Lafayette est partie d’une histoireréelle où Guise avait fait un enfant à la femmedont elle s’est inspirée pour le personnage deMarie de Montpensier. J’ai pensé un moment uti-liser cette anecdote, mais Jean Cosmos la trouvaittrop convenue, trop attendue, orientant vers lemélodrame. Simplement, Madame de Lafayetteavait édulcoré la réalité. C’est d’ailleurs ce que luireprochent ses détracteurs, tels Charles Dantzig, etc’est là le seul aspect de la nouvelle qui me gênaitvraiment. À l’image de La Princesse de Clèves,La Princesse de Montpensier a été conçue commeune œuvre à thèse pour prévenir les jeunes filles etfemmes des dangers de l’amour – ce que souligneBernard Pingaud, grand exégète de ces chefs-d’œuvre.

Je voulais gommer cette dimension de thèse,cette volonté moralisatrice. Et en corollaire, j’airefusé de faire mourir Marie à la fin. En fait, jeconteste la formulation de la dernière phrase dela nouvelle : « Elle mourut peu de jours après,dans la fleur de son âge, une des plus belles prin-cesses du monde, et qui aurait été sans doute laplus heureuse si la vertu et la prudence eussentconduit toutes ses actions. » Madame deLafayette lui refuse le péché de chair, pourtantelle la punit, la marque d’un sceau moralisateur,alors que Marie a essayé d’être vertueuse (ellel’est dans la nouvelle) et prudente. Pourquoi lacondamner une deuxième fois ? J’ai souhaité une

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fin ouverte, où elle retrouve Chabannes, pourlaisser le spectateur libre de son jugement.

Le troisième changement regroupe quelquesajouts, en premier lieu le désir qu’éprouve Maried’apprendre à écrire. Donner au personnage cedésir d’apprendre, cette volonté de s’ouvrir aumonde me semblait une idée belle et forte. Sur-tout, j’ai songé à Madame de Lafayette elle-même, au moment où elle commence à écrire, àjeter les ébauches de ses premiers textes. Elle setrouvait alors un peu dans la situation de sonpersonnage, en position de provoquer le scan-dale, ce qui explique d’ailleurs que, dans un pre-mier temps, elle ne signe pas ses écrits. Leurattitude indigne à chaque époque.

Un dernier ajout porte sur la mort de Cha-bannes, laquelle survient de manière accidentelle,fortuite dans la nouvelle. Je trouvais que Cha-bannes méritait mieux. Pris dans un massacre, ila la possibilité de s’échapper mais, apercevantune femme enceinte poursuivie par les tueurs, ilvoit l’occasion de racheter son péché. J’aime lespersonnages qui choisissent leur destin : la scènetransforme Chabannes en vrai personnage tra-gique. Et Lambert Wilson l’incarne de manièrebouleversante.

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La nouvelle elle-même me frappe par le sensde la progression dramatique qui porte l’écriture.Pour donner corps à ses personnages, Madamede Lafayette se passe des artifices habituels disposésjusqu’alors par les écrivains, les confidents notam-ment, et ne livre que des faits et des sentiments : encela, le texte est révolutionnaire. Grâce à une flui-dité narrative admirable, elle se permet certaineslibertés historiques assez étranges : elle invente unehistoire en mêlant des personnages parfois fictifsou transposés (Chabannes et Marie) à des figureshistoriques appartenant à un passé relativementproche, tout en brodant librement sur la vie desseconds. Ainsi marie-t-elle Guise et Madame deNoirmoutier qu’il n’a jamais épousée. En 1662, lesnoms de Guise et d’Anjou ne sont pas seulementtrès célèbres, ils sont encore sur toutes les lèvres etl’on cherche la raison de ces approximations.

Jusqu’à présent, les personnages des contes etdes romans appartenaient souvent à des universcréés de toute pièce, comme chez Rabelais, ou àdes mondes plus lointains. Sous le couvert del’Histoire, Madame de Lafayette nous parle deson époque, de son temps. En cela également,La Princesse de Montpensier apparaît comme leprécurseur du roman d’amour psychologiquemais aussi des grands romans historiques quideviendront si populaires dans les siècles sui-vants. Certains chroniqueurs de l’époque ontjugé d’ailleurs que ces récits pouvaient être causede scandales, parce qu’attentant à la mémoire de

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personnalités connues. Madame de Lafayette aconsulté avant d’écrire nombre d’ouvrages histo-riques, travaillant un peu comme plus tardAlexandre Dumas. Elle annonce aussi Stendhal.Nous avons souhaité donner une dimension sten-dhalienne, sous-jacente dans le texte, aux per-sonnages, car, si le langage est profondémentdifférent, les passions sont identiques, prises entredésir et remords, peur et amour. Marie de Mont-pensier ressemble aux grandes héroïnes de Stend-hal, qui connaissent de vraies passions charnelles,surmontent interdits et empêchements, et com-posent sans cesse avec le remords.

Comme la langue de la nouvelle est magni-fique, notre travail d’adaptation consistait enfinà rechercher cette sève qui irrigue le texte, cecourant qui le traverse. Il fallait aussi retrouvercette précision avec laquelle l’auteur décrit lespersonnages dans leur infinie complexité. Ce nesont ni des traîtres ni des héros : chacun faitmontre de qualités et de défauts. Ils ont leursraisons et leurs torts, tous sont déchirés, Guiseentre son amour (qu’on peut croire sincère parmoments) et ses instincts de prédateur, Anjouentre l’amour réel qu’il a pour Marie, le goûtdu pouvoir, la rivalité avec Guise et les pressionspolitiques, Philippe entre l’amour et la jalousie.Marie est partagée entre son éducation et le désirque Guise lui inspire. Quant à Chabannes, aucentre de toutes ces passions, il est lui-même

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