La Princesse de Clèves - BIBLIO - HACHETTE · Proust (pp. 29-30). Document : ... al Cette lettre...

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La Princesse de Clèves Mme de Lafayette Livret pédagogique correspondant au livre élève n° 49 établi par Véronique Brémond Bortoli, agrégée de Lettres classiques, professeur au CNED

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La Princesse de Clèves

Mme de Lafayette

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n° 49

établi par Véronique Brémond Bortoli,

agrégée de Lettres classiques, professeur au CNED

Sommaire – 2

S O M M A I R E

AV A N T - P R O P O S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

T A B L E D E S C O R P U S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6

Bilan de première lecture (p. 248)................................................................................................................................................................6

Portrait de Mlle de Chartres (pp. 21-22) ...........................................................................................................................................................6 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 23-24).............................................................................................................................6 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 25 à 32) .............................................................................................................8

Coup de foudre au bal (pp. 49-50) ................................................................................................................................................................14 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 71-72)...........................................................................................................................14 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 73 à 80) ...........................................................................................................16

« Elle ne se reconnaissait plus elle-même » (pp. 138-139) ............................................................................................................................22 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 49-50)...........................................................................................................................22 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 51 à 59) ...........................................................................................................24

« La voir sans qu’elle sût qu’il la voyait » (pp. 191 à 194).............................................................................................................................30 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 195-196) ......................................................................................................................30 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 197 à 204) .......................................................................................................32

Aveu et renoncement (pp. 225 à 227) ............................................................................................................................................................37 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 235-236) ......................................................................................................................37 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 237 à 247) .......................................................................................................39

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’I M A G E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

B I B L I O GR A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2008. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

La Princesse de Clèves – 3

A V A N T - P R O P O S

Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires, techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette, modèle du roman d’analyse psychologique, permettra de s’interroger sur le fonctionnement du genre romanesque et sur le mode de présentation des personnages, à travers un groupement sur le portrait et un autre sur le monologue intérieur. L’analyse de topoï, comme la scène de bal ou la vision d’une femme contemplée à son insu, sera l’occasion d’observer l’évolution des techniques et des conceptions romanesques du XVIIe siècle jusqu’à notre époque. Enfin, cette œuvre exemplaire reflète toutes les préoccupations de l’âge classique que l’on étudiera à travers un groupement sur les conceptions de la passion. Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus. • En fin d’ouvrage, le « dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres du texte… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder en classe à une correction du questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Des corpus de textes (accompagnés le plus souvent d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse des textes (et éventuellement de lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.

Table des corpus – 4

T A B L E D E S C O R P U S

Corpus Composition du corpus Objet (s) d’étude

et niveau

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

Galerie de portraits (p. 25)

Texte A : Extrait de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette (p. 21, l. 224, à p. 22, l. 261). Texte B : Extrait de Jacques le Fataliste et son Maître de Denis Diderot (pp. 25-26). Texte C : Extrait de La Recherche de l’Absolu d’Honoré de Balzac (pp. 27-28). Texte D : Extrait de Madame Bovary de Gustave Flaubert (pp. 28-29). Texte E : Extrait du Temps retrouvé de Marcel Proust (pp. 29-30). Document : Photo de Marina Vlady extraite du film de Jean Delannoy (p. 31).

Seconde et Première

Question préliminaire la même Commentaire Vous ferez le commentaire de l’extrait de La Recherche de l’Absolu d’Honoré de Balzac (texte C). Vous pourrez montrer, par exemple, comment Balzac transforme son personnage en un être hors du commun, et invite son lecteur à interpréter le portrait qu’il en fait.

Scènes de bal (p. 73)

Texte A : Extrait de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette (p. 49, l. 715, à p. 50, l. 758). Texte B : Extrait de Madame Bovary de Gustave Flaubert (pp. 73-75). Texte C : Extrait de La Curée d’Émile Zola (pp. 75-76). Texte D : Extrait de L’Écume des jours de Boris Vian (pp. 76-78). Document : Bal à la cour d’Henri III (p. 78).

Seconde et Première

Questions préliminaires 1) Comment les narrateurs et le peintre mettent-ils en valeur le caractère exceptionnel de la scène de bal ? 2) Que ressentent les héros de ces quatres textes ? Commentaire Vous ferez le commentaire de l’extrait de Madame Bovary de Gustave Flaubert (texte B). Vous pourrez montrer, par exemple, comment le narrateur traduit l’émerveillement d’Emma, tout en montrant le caractère illusoire de ce monde aristocratique.

Monologues romanesques (p. 174)

Texte A : Extrait de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette (p. 138, l. 373, à p. 139, l. 430). Texte B : Extrait de Le Rouge et le Noir de Stendhal (pp. 175-176). Texte C : Extrait de L’Assommoir d’Émile Zola (p. 176). Texte D : Extrait d’Aurélien de Louis Aragon (pp. 177-178). Texte E : Extrait de La Modification de Michel Butor (pp. 178-179).

Première

Question préliminaire la même Commentaire Vous ferez le commentaire de l’extrait d’Aurélien de Louis Aragon (texte D). Vous pourrez montrer en quoi ce texte constitue un incipit original, et un traitement étonnant du sentiment amoureux.

Voir sans être vu (p. 197)

Texte A : Extrait de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette (p. 191, l. 302, à p. 194, l. 358). Texte B : Extrait de Tristan et Yseut de Béroul (pp. 197-199). Texte C : Extrait de La Chartreuse de Parme de Stendhal (pp. 199-200). Texte D : Extrait de La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet (pp. 200-201). Texte E : Extrait de Belle du seigneur d’Albert Cohen (p. 201).

Seconde et Première

Question préliminaire la même Commentaire Vous ferez le commentaire de l’extrait de La Chartreuse de Parme de Stendhal (texte C). Vous pourrez montrer comment est bâti le jeu des regards, et comment s’exprime le sentiment amoureux.

La Princesse de Clèves – 5

Document : Suzanne au bain de Jean-Baptiste Santerre (pp. 201-202).

Visions de la passion au XVIIe siècle (p. 237)

Texte A : Extrait de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette (p. 225, l. 1042, à p. 227, l. 1099). Texte B : Extrait de Polyeucte de Pierre Corneille (pp. 238-239). Texte C : Extraits des Pensées de Blaise Pascal (pp. 239-241). Texte D : Extraits des Maximes de La Rochefoucauld (pp. 241-243). Texte E : « Le Philosophe scythe » de Jean de La Fontaine (pp. 243-244). Document : Vanité de Simon Renard de Saint-André (pp. 244-245).

Première

Questions préliminaires 1) Quelles critiques Mme de Lafayette, Pascal et La Rochefoucauld portent-ils contre la passion ? 2) En quoi Corneille et La Fontaine en ont-ils une vision plus positive ? Commentaire Vous ferez le commentaire de l’extrait de Polyeucte de Pierre Corneille (texte B). Vous pourrez montrer comment s’expriment la lutte contre l’amour et la victoire de la volonté.

Sommaire – 6

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . 2 4 8 )

u Le récit se déroule sous le règne d’Henri II. v La maîtresse d’Henri II est Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois. w Le roi Henri II est blessé d’un éclat de lance dans l’œil, au cours du tournoi donné en l’honneur des mariages de sa sœur et de sa fille (cf. document, p. 171). Il meurt quelques jours plus tard. x La future Mme de Clèves s’appelle Mlle de Chartres. y Elle rencontre son futur époux dans la boutique d’un Italien, marchand de pierreries. U Elle éprouve pour le prince de Clèves reconnaissance et estime, mais pas d’amour. V Le duc de Nemours a la prétention d’épouser la reine Élisabeth d’Angleterre, jusqu’à ce qu’il rencontre Mme de Clèves. W Mme de Clèves se sent très proche de la reine dauphine (Marie Stuart, épouse du futur François II). X Mme de Clèves se rend compte qu’elle aime le duc au cours d’une conversation avec sa mère qui lui laisse entendre qu’il y a entretient une liaison entre avec la dauphine et lui. at La princesse se réfugie dans la propriété de Coulommiers. ak La lettre de Mme de Thémines s’adresse au vidame de Chartres. al Cette lettre est importante car elle fait découvrir à la princesse les tourments de la jalousie. Sa réécriture lui donne également l’occasion d’un moment d’intimité et de connivence avec le duc. am Le duc est persuadé de l’amour de la princesse pour lui en écoutant en cachette l’aveu de celle-ci à son mari. an Le prince tend un piège à sa femme en lui disant que le duc doit les accompagner lors d’un voyage : la réaction de l’héroïne lui révèle que c’est bien lui qu’elle aime. ao Dans le pavillon, la princesse noue sur une canne ayant appartenu au duc des rubans aux couleurs que Nemours a portées en son honneur à un tournoi. Puis elle contemple son portrait sur un tableau représentant le siège de Metz. ap Le prince de Clèves meurt de douleur et de jalousie, à la suite du rapport de son espion qui lui a laissé entendre que sa femme et le duc avaient passé des nuits ensemble. aq Le duc observe la princesse en occupant une pièce, chez un marchand de soieries, qui donne sur la demeure de Mme de Clèves. ar La princesse invoque la mémoire du prince de la et sa mort, duquel dont elle tient le duc pour responsable, et son propre repos (par crainte de voir le duc ne plus l’aimer). as La passion du duc pour la princesse finit par s’éteindre.

P o r t r a i t d e M l l e d e C h a r t r e s ( p p . 2 1 - 2 2 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 23-24)

Le portrait d’une « beauté » u Le portrait physique de Mlle de Chartres reste finalement très vague : le terme « beauté » (ou « belle ») revient 6 fois dans l’extrait, mais les seuls détails concernent « la blancheur de son teint », « ses cheveux blonds », « ses traits […] réguliers ». Mme de Lafayette privilégie les termes abstraits comme « éclat », « grâce », « charmes ». C’est donc un portrait très stéréotypé que nous livre le narrateur, correspondant aux canons de l’époque (la blondeur et la blancheur du teint, la régularité des traits). Pas besoin donc de précision, ni de détails, puisque c’est une beauté idéalisée, « parfaite » (comme le duc, « chef d’œuvre de la nature »), qui sort de l’ordinaire (« un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle »). La dénomination du

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personnage comme « une beauté » en fait de Mlle de Chartres l’incarnation même de la beauté, comme si elle se confondait avec l’idéal de la Beauté, que l’on n’a donc pas besoin de décrire. v Ce portrait se situe au début et à la fin de l’extrait, encadrant donc toute la présentation du personnage. La beauté apparaît ainsi comme la principale caractéristique de l’héroïne, comme ce qui représente pour elle, sur le théâtre de la Cour, à la fois un atout et un piège redoutable. Cette beauté est aussi ce qui peut justifier l’éducation hors du commun que lui a donnée sa mère, elle qui sait reconnaître les risques que court « une personne qui avait de la beauté et de la naissance ». w Le champ lexical de la vision est important dans le court portrait de Mlle de Chartres : « parut », « attira les yeux », « voir » (2 fois), « éclat », et on peut y rajouter celui de l’admiration : « admiration », « surpris » (2 fois). Dès les premiers mots de cet extrait, l’héroïne est un objet de spectacle pour toute la Cour (« tout le monde », « on »), puis l’admiration générale est renforcée confirmée par celle du vidame, son proche parent et un habitué de la Cour et des femmes. Le narrateur lui aussi semble avoir vu Mlle de Chartres, puisqu’il confirme le jugement du vidame « il en fut surpris avec raison ». Dès l’entrée en scène de l’héroïne se voit manifestée l’importance de l’apparence et du regard dans ce monde de la Cour. x Le narrateur se dissimule derrière l’ambiguïté du « on » et semble tenir le rôle d’un témoin qui rapporte et cautionne l’admiration dont l’héroïne fait l’objet : « l’on doit croire que c’était une beauté parfaite ». Il préfère s’abriter derrière le jugement des autres personnages plutôt que de décrire la beauté de Mlle de Chartres de son propre point de vue omniscient. Mais il intervient plus directement à la fin pour justifier la surprise du vidame : « il en fut surpris avec raison ». Il prend donc le statut de chroniqueur, témoin des événements et confirmant leur véracité, tout en soulignant le caractère exceptionnel de la beauté de l’héroïne.

Le miroir d’une éducation y On apprend que Mlle de Chartres a été orpheline de père très tôt, ce qui peut causer chez elle une certaine fragilité et confirmer sa méconnaissance du monde masculin. Mme de Lafayette insiste également sur son éloignement total de la Cour (« elle avait passé plusieurs années sans revenir à la Cour »), qui fait que la jeune fille va arriver dans un univers qui ne lui est connu que par le prisme du regard de sa mère. Le rôle de celle-ci est particulièrement souligné, puisqu’elle devient rapidement le sujet de tous les verbes (« elle avait donné ses soins », « elle travailla », « elle songea », « elle faisait », « elle lui montrait », « elle lui faisait voir »). L’expression « sous la conduite de » montre à quel point son influence est grande sur sa fille, qui semble n’avoir pas eu d’autre éducateur que sa mère et être très dépendante d’elle. U Le narrateur prend soin de distinguer Mme de Chartres des autres mères de son époque (« La plupart des mères s’imaginent » / « Madame de Chartres avait une opinion opposée ») et multiplie les marques d’opposition : « pas seulement » / « aussi », « d’un autre côté », « mais elle lui faisait voir aussi ». Cette éducation s’effectue loin de la Cour, dans une distance qui peut favoriser l’analyse et la réflexion. Mme de Chartres ne se contente pas de « cultiver son esprit et sa beauté », mais elle tient à donner sa fille une éducation morale, qui soit basée sur le discernement : il ne s’agit donc pas pour elle que sa fille ignore tout de l’amour et de la galanterie, mais au contraire qu’elle puisse se diriger en connaissance de cause : « elle lui montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux », « elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu ». D’autre part, elle cherche à ne pas limiter la vertu à des obligations contraignantes et imposées de l’extérieur, mais à la présenter comme une valeur qui peut contribuer au bonheur et à l’accomplissement d’une femme : « lui donner de la vertu et […] la lui rendre aimable », « quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation », « ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme ». V Le maître mot de cette éducation est d’abord la vertu, qui apparaît autre plusieurs fois dans l’extrait ; elle est liée à l’honnêteté, à la « tranquillité » et à « l’éclat », c’est-à-dire la reconnaissance du mérite, de l’excellence, si importante dans cette société aristocratique. Mais cette éducation a aussi une part négative, la méfiance vis-à-vis des hommes et de l’amour : « la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ». La seule voie qu’elle offre à sa fille est celle du mariage : « ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée ». L’héroïne apprend aussi, dans une

Réponses aux questions – 8

perspective bien janséniste, à avoir envers elle-même « une extrême défiance », qui entraînera sans doute par la suite à la fois sa grande lucidité mais aussi son penchant au sentiment de culpabilité. W La Cour est menée précisément par tout ce contre quoi Mme de Chartres a mis en garde sa fille : la galanterie, les engagements, l’infidélité… Et l’éclat promis par la mère à sa fille semble bien venir dans ce monde des succès galants plutôt que de l’honnêteté ! Les mariages aristocratiques sont conduits par de tout autres règles que celles de l’amour réciproque : les alliances de familles, les clans politiques, les intérêts patrimoniaux… Et il est d’ailleurs intéressant de voir le narrateur souligner sans indulgence que Mme de Chartres « était extrêmement glorieuse » et que cet orgueil de son rang va la pousser à contredire ses principes d’éducation, puisqu’« elle ne craignit point de donner à sa fille un mari qu’elle ne pût aimer » (p.00) ? comme il le dira plus loin.

Un portrait en situation X Les différentes parties du passage : – la première partie est centrée sur son apparence et l’impression qu’elle a produite sur la Cour ; – puis sur est mentionné son statut social d’héritière, et suit suivi d’un long développement sur son éducation et l’avenir que lui trace sa mère ; – retour sur sa situation d’héritière et de beau parti ; – conclusion sur sa grande beauté. Le portrait suit donc une construction très rigoureuse en chiasme : la beauté et le rang social encadrent l’éducation, et la justifient même, comme le dit Mme de Chartres : « combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ». Le portrait n’est finalement pas centré sur la personnalité elle-même mais sur le tissu serré d’obligations qui l’entourent : les règles de la tenue à la Cour sous les regards de tous, les lois sociales et morales qui tiennent à son rang et à son éducation. Il n’y a pas de place ici pour l’épanouissement d’une personnalité qui voudrait sortir de ces normes imposées. at Son Le statut social de la princesse est précisé deux fois dans le texte : « une des plus grandes héritières de France » et « Cette héritière était alors un des grands partis qu’il y eût en France ». Le personnage est estimé, non pas selon ses qualités personnelles, mais selon sa fortune et le rang de sa maison. L’individu en tant que tel disparaît, au profit de stratégies matrimoniales dans lesquelles il n’est plus qu’un pion que l’on place plus ou moins bien : « l’on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ». La grande beauté de l’héroïne ainsi que son haut rang font d’elle une victime choisie pour tous les « appétits » masculins et aristocratiques ! Et les pages qui suivent montreront comment Mlle de Chartres n’est plus que l’enjeu de luttes entre clans politiques et grandes maisons, au point que Mme de Chartres, au mépris de ses propres règles d’éducation, en viendra à accepter pour sa fille un mariage qui met en péril sa vertu. ak Mme de Lafayette a fait de ce portrait une véritable ouverture tragique de son roman : tous les éléments du piège tragique sont mis en place pour se refermer sur l’héroïne. Sa grande beauté devient une fatalité qui en fait le point de mire de tous les regards (auxquels elle ne pourra jamais échapper par la suite) et de tous les désirs, qui déclencheront la passion adultère. La Cour est d’emblée présentée comme un lieu dangereux, dont il faut se protéger (ce qui provoquera les fuites réitérées de la princesse à Coulommiers). Les règles morales très strictes que sa mère lui a inculquées corsèteront le personnage, écartelé entre ses désirs et la loi morale. L’exaltation du mariage et de la fidélité au mari contiennent déjà en germe l’aveu et le renoncement final, de même que la présentation très négative des hommes (Mme de Chartres évoque « le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité ») va biaiser la relation entre la princesse et le duc. On voit bien comment cette toute jeune fille (elle a 15 ans quand elle apparaît à la Cour) est en réalité une « femme sous influence ».

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 25 à 32)

Examen des textes et de l’image

La Princesse de Clèves – 9

u Dans tout son roman Jacques le Fataliste et son Maître, Diderot bat en brèche les procédés traditionnels du roman et s’amuse avec les attentes du lecteur. C’est le cas ici avec le portrait du maître qui fonctionne un peu comme un anti-portrait. Le narrateur fait comme si le personnage avait une existence réelle, et que le lecteur avait le choix de le suivre ou non. Le portrait ne nous apprend quasiment rien sur le personnage : on ne sait même pas son nom, ni son âge, ni son apparence physique, ni son passé. Diderot prend le contre-pied des personnages romanesques hors du commun : ici le maître paraît d’une extrême banalité, puisqu’il est sans cesse comparé au lecteur ou au narrateur (« Il a des yeux comme vous et moi », « comme je fais moi lorsque je m’ennuie »). Et ce personnage ne semble capable que de générer l’ennui, terme qui ouvre et ferme le portrait (« ennuyé » / « je m’ennuie »). Le narrateur fait exprès de réduire à néant tout ce qui pourrait ressembler à une information : le portrait physique se résume dans le au fait que le personnage possède des yeux (!), mais et ce renseignement n’en est même pas un, puisqu’« on ne sait la plupart du temps s’il regarde » ! Quant au portrait psychologique, il est encore construit sur l’absence et la négation : « Il a peu d’idées dans la tête », « Il ne dort pas, il ne veille pas non plus ». Diderot se moque des abîmes de complexité psychologique que l’on peut trouver dans les personnages de certains romans des XVIIe et XVIIIe siècles, en faisant du sien un être parfaitement creux, sans aucune épaisseur : un « automate ». On pourrait attendre alors qu’il nous en fasse un portrait « en actes », mais là encore même déception : les seules activités du personnage sont absolument vides et obsessionnelles, ce qui est rendu dans le texte par les multiples répétitions (5 fois « Jacques », 4 fois la « montre », 3 fois la « tabatière ») et les actions incohérentes qui ne débouchent sur rien (« descendait » / « remontait » / « redescendait » ; « marchait » / « s’asseyait » / « se levait » ; « ouvrait » / « fermait »). Enfin, Diderot semble se moquer des monologues intérieurs des personnages romanesques en introduisant les paroles du maître par une totale remise en question : « sans trop savoir s’il parlait ou non ». Et, comme les actions du personnage, ses paroles sont tout aussi creuses, vagues menaces dont on sait qu’elles ne déboucheront sur rien… v Le portrait semble débuter en focalisation externe, donc avec objectivité : « on vit s’avancer ». Mais, comme souvent chez Flaubert, le narrateur intervient discrètement pour orienter notre regard, et le portrait prend une dimension critique qui culminera de façon éclatante dans la dernière phrase organisant le face-à-face entre les « bourgeois épanouis », qui n’ont rien compris, et « ce demi-siècle de servitude », expression très forte faisant de Catherine Leroux une esclave des temps modernes. Dès le début du passage, l’adjectif « pauvres » semble émettre un jugement sur la condition difficile de cette femme. Toute la description physique détaillée qui suit nous montre les traces du labeur et de la pauvreté sur son corps : « Son visage maigre […] était plus plissé de rides », « articulations noueuses », « encroûtées, éraillées, durcies ». Puis, au milieu du texte, le narrateur intervient pour nous donner son interprétation du personnage qui devient une sorte d’icône : « comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies ». Cette vieille femme atteint une vérité et une noblesse qui surgit en contraste avec la vacuité et la suffisance de ceux qui la regardent et se donnent bonne conscience en lui offrant une croix (qu’elle donnera d’ailleurs au curé, ne sachant qu’en faire !) : « rigidité monacale », « Rien de triste ou d’attendri » ≠ « les messieurs en habit noir et […] la croix d’honneur du conseiller ». Loin de la ridiculiser, sa gêne et son émotion font ressortir la vanité et la bêtise des riches qui ne savent même pas évaluer à son juste prix le travail de cette femme. w Le texte de Proust est parcouru par la métaphore du « rocher dans la tempête ». Nous pouvons relever noter d’abord tout ce qui est relève du domaine du minéral : « effritée comme un bloc », « rongée », « dureté sculpturale », « promontoire », « roches ». Puis le champ lexical de la tempête : « tempête » (2 fois), « fouettée », « vagues », « avancée montante », « rafale », « souffleter de leur écume », « sombrer », « moutonnant ». Cette métaphore montre le visage du duc marqué par le temps et l’« avancée montante de la mort », « la proximité de la mort ». Proust veut suggérer que la « lutte contre la mort » a véritablement sculpté les traits du personnage, comme la mer façonne les rochers. La métaphore grandit le personnage en faisant de lui le terrain d’un combat quasi cosmique entre les deux éléments de la terre et de la mer. x Balzac et Proust veulent tous les deux montrer comment l’intériorité du personnage transparaît dans ses traits physiques : Balzac s’appuie même sur des théories pseudo-scientifiques (« Son large front offrait d’ailleurs les protubérances dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques ») pour justifier ce procédé. Le corps et le visage de Claës sont façonnés par le travail du génie et la passion : ainsi il est voûté, « soit

Réponses aux questions – 10

que ses travaux l’obligeassent à se courber, soit que l’épine dorsale se fût bombée sous le poids de sa tête », ses traits sont ravagés (« joues […] flétries, […] creuses », « pâle visage fortement sillonné de rides », « front plissé », « yeux profondément enfoncés dans leurs orbites »). Le narrateur ici prend soin d’expliquer toutes les caractéristiques du personnage et nous donne un portrait très lisible, car déjà interprété : « la vivacité brusque que l’on a remarquée chez les grands chercheurs de causes occultes », « Sa peau se collait sur ses os, comme si quelque feu secret l’eût incessamment desséchée », « il regardait dans l’espace comme pour y trouver la réalisation de ses espérances », « on eût dit qu’il jetait par ses narines la flamme qui dévorait son âme », « Les sentiments profonds qui animent les grands hommes respiraient dans ce pâle visage », « Le jaloux fanatisme qu’inspirent l’art ou la science se trahissait », etc. Les phrases sont structurées par un constant va-et-vient entre l’extérieur et l’intérieur : « peau » / « feu secret » ; « narines » / « âme » ; « sentiments » / « visage » ; « yeux » / « idées » ; « orbites » / « espoir toujours déçu ». Ce côté systématiquement interprétatif est moins appuyé chez Proust, mais l’intention est la même : les traits sont façonnés par l’intériorité (« Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance », « une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort »). Le détour par la métaphore filée est aussi soigneusement expliqué par le narrateur : « je compris ». y Le portrait de Marina Vlady correspond à la « beauté parfaite » évoquée par Mme de Lafayette : un visage très lisse aux traits extrêmement réguliers, qui illustre les canons d’une beauté « classique » et qui rayonne de « l’éclat » dû à la blancheur du teint et à l’acuité du regard. On retrouve dans l’expression de ce visage la réserve et la noblesse d’une personne de haut rang. Mais l’actrice est plus âgée que son modèle littéraire et on ne retrouve pas ici la juvénilité d’une princesse de 15-16 ans…

Travaux d’écriture

Question préliminaire Dans La Princesse de Clèves, Mme de Lafayette insiste sur la grande beauté de son héroïne, mais aussi sur le carcan social et moral qui pèse sur elle. Le portrait qu’elle en fait n’utilise pas d’images ni de recherche poétique : c’est plutôt un portrait « en situation », qui nous montre un personnage hors du commun, mais qui va être soumis à des pressions ou des tentations très fortes en entrant dans l’univers de la Cour. Le narrateur dans Jacques le Fataliste (texte B) intervient énormément dans le portrait du maître et s’amuse à en faire une sorte d’anti-personnage qui génère l’ennui et qui n’a aucune consistance ni psychologique, ni intellectuelle, ni dramatique : c’est un cet « automate », il ne pense pas, il se « laisse exister », ses actions et ses paroles sont obsessionnelles et incohérentes. Le narrateur se moque ici des attentes du lecteur et prend le contre-pied du héros exceptionnel du roman traditionnel. Dans La Recherche de l’Absolu de Balzac (texte C), le narrateur oriente aussi nettement le regard du lecteur : il fait de son personnage un être étrange et hors du commun (« forme fantastique », « bizarrerie générale », « magnifique monstruosité »). On a vu dans la question 4 que la forme de ses traits était clairement interprétée, et la métaphore filée du feu (« feu secret », « flamme », « étincelants », « foyer intérieur ») exprime ce qui dévore de l’intérieur ce personnage dominé par sa passion. Le narrateur, tout au long du texte, guide le lecteur pour qu’il reconnaisse en Balthazar Claës le type du génie un peu fou, détruit par la science : « les mondes poétiques », « les grands chercheurs de causes occultes », « les grands hommes », « tyrannie des idées », « vaste intelligence », « jaloux fanatisme qu’inspirent l’art ou la science ». Flaubert (texte D) se manifeste de plus en plus clairement dans le portrait de Catherine Leroux (cf. question 3) pour faire de ce personnage une allégorie de la « servitude » à travers le champ lexical de la souffrance et de la pauvreté (« pauvres vêtements », « plissé de rides », « encroûtées, éraillées, durcies », « tant de souffrances subies »). Lui aussi décrypte son personnage pour la transformer sa servante en une sorte d’icône : « l’humble témoignage de tant de souffrances subies ». La dimension critique s’amplifie aussi par avec le face-à-face organisé par le narrateur entre cette « petite vieille femme de maintien craintif », humble, « effarouchée », et les « messieurs en habit noir », « les bourgeois épanouis ». Dans le texte de Proust (texte E), c’est essentiellement la métaphore filée (étudiée dans la question 3) qui élucide le sens du portrait et montre, à travers l’image du rocher dans la tempête, un personnage façonné par sa lutte contre le temps et la mort. Le narrateur oriente clairement pour le lecteur le décryptage du portrait, puisqu’il fait intervenir à la fin du texte sa propre interprétation (« je compris »).

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On voit donc que, dans ces cinq textes, le narrateur est très présent pour guider l’interprétation du lecteur et transformer souvent (textes A, C et D) le personnage en une sorte d’allégorie. Commentaire

Introduction Balzac aime créer des personnages hors du commun, animés par une passion souvent destructrice. C’est le cas de Balthazar Claës, héros de La Recherche de l’Absolu. Nous verrons à travers ce portrait comment Balzac met en valeur le personnage mais aussi invite le lecteur à interpréter les traits de sa physionomie.

1. Un portrait saisissant Balzac veut nous présenter un personnage marquant, hors de la banalité et de la médiocrité, et il accentue ses traits et ses caractéristiques. A. La force du vocabulaire a) Fréquence des adjectifs qui renforcent les traits : « haute taille », « large poitrine », « abondante chevelure », « large front », « bleu […] riche », « yeux étincelants »… b) Verbes forts : « saillaient », « dévorait », « jetait ». c) Emploi constant d’adverbes qui renforcent le sens : « de plus en plus », « beaucoup », « d’autant plus », « brusquement », « incessamment », « fortement », « profondément », « toujours ». Chez Balthazar Claës, tout est poussé à l’extrême. B. Un portrait en contrastes Balzac insiste sur les contrastes qui régissent ce personnage et qui en accentuent l’originalité. a) Contraste dans son organisation corporelle entre le haut et le bas de son corps : la tête force le dos à se voûter, « Il avait une large poitrine, un buste carré ; mais les parties inférieures de son corps étaient grêles, quoique nerveuses ». b) Déséquilibre dans son visage également : « sa bouche pleine de grâce était resserrée entre le nez et un menton court, brusquement relevé » ; ses yeux sont « profondément enfoncés dans leurs orbites » mais « étincelants ». c) Décalage entre un vieillissement prématuré et une vie intérieure intense : « joues déjà flétries », « ce pâle visage fortement sillonné de rides », « ce front plissé comme celui d’un vieux roi » ≠ « vivacité brusque », « feu secret », « sentiments profonds », « terribles réactions ». C. Un être singulier Tout est donc orienté dans ce portrait pour intriguer, faire de ce personnage un être unique et original, difficile à cerner. a) Le ton est donné dès le début du passage : « intriguait l’esprit qui cherchait à expliquer par quelque singularité d’existence les raisons de cette forme fantastique ». b) Le champ lexical de l’étrange : « singularité », « bizarrerie », « singulière ». c) Cette impression culmine dans le bel oxymore de la fin : « magnifique monstruosité », où le mot monstre garde son sens premier d’« être disparate, incohérent, qui s’écarte des normes ». Le portrait va donc susciter la curiosité du lecteur qui voudra comprendre davantage ce qui anime ce personnage étonnant.

2. Un portrait à déchiffrer Dans ce portrait, aucun trait n’est donné gratuitement, mais chacun a une valeur et un sens qui sont à déchiffrer. A. L’illustration de théories scientifiques • Balzac est intéressé par des théories pseudo-scientifiques en vogue à son époque, comme la physiognomonie ou la phrénologie, qui soutiennent que les traits ou la forme du crâne d’un individu reflètent ses caractéristiques psychologiques. • Il fait clairement allusion dans ce texte à deux de ces théories : la phrénologie avec « les protubérances dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques », ainsi que « le système scientifique qui attribue à chaque visage humain une ressemblance avec la face d’un animal ».

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• Ces allusions peuvent fonctionner comme un véritable guide de lecture, incitant le lecteur à suivre la même méthode d’interprétation… Ainsi le cheval, duquel est rapproché Claës, est-il lié au feu (symbole solaire avec les chevaux d’Hélios dans la mythologie grecque) et à la puissance de la passion… B. L’extérieur, miroir de l’intérieur Le narrateur invite donc le lecteur à déchiffrer ce portrait et à comprendre comment l’extérieur peut révéler l’intériorité du personnage. a) Un lecteur actif Au début du texte, c’est au lecteur d’interpréter les signes : – le « désaccord dans une organisation évidemment parfaite autrefois » souligne que, dans cet être, la tête, l’intellect et la pensée l’emportent sur le reste ; – même idée dans la place de la bouche dans son visage, « resserrée entre le nez et un menton court » : « la chasteté que donne la tyrannie des idées » interdit toute place aux plaisirs corporels… b) Un narrateur guide Mais, dans la 2e partie, le narrateur guide l’interprétation : – les verbes soulignent le fait que l’intériorité transparaît dans le physique du personnage : « il jetait par ses narines la flamme qui dévorait son âme », « Les sentiments profonds […] respiraient dans ce pâle visage », « cernés […] par les terribles réactions d’un espoir toujours déçu », « se trahissait », « témoignaient » ; – les tournures de phrase traduisent le mécanisme d’interprétation : « comme si », « on eût dit », « comme pour », « semblaient », « paraissaient ». Pas besoin ici de faire d’un portrait psychologique en plus : le physique bien déchiffré suffit. L’être fait un tout, l’âme se reflète dans la corps, ainsi que dans la « mise » et le « maintien ».

3. Portrait d’un passionné A. La force de la pensée a) On a vu que le physique de cet homme était modelé par la prédominance des organes de l’intellect (la tête, le front, les yeux), au point que le reste de son corps est presque atrophié (il est voûté, le bas de son corps est « grêle », sa bouche disparaît dans son visage). b) Le champ lexical de l’intellect domine tout le texte : « mondes poétiques », « chercheurs de causes occultes », « espérances », « soucis », « espoir », « idées », « intelligence », « science ». c) Le nom du personnage est également très révélateur (cf. l’importance de l’onomastique chez Balzac) : Balthazar est le nom d’un des Rois Mages, rois et savants riches d’une science mystérieuse venue d’Orient, lancés comme le héros dans une quête essentielle et spirituelle (l’étoile peut rappeler le feu qui brûle Balthazar), qui leur fait délaisser tout le reste. B. La force de la passion a) Balthazar Claës est un exemple de tous ces personnages de Balzac, consumés par leurs passion (le père Goriot, Raphaël de Valentin, Birotteau, Frenhofer…). • La passion s’exprime à travers l’image du feu, qui à la fois anime et consume. Le champ lexical en est important : « feu secret », « flamme », « étincelant », « feu », « foyer intérieur » (plus le symbolisme du cheval). • Le personnage est en proie à une tension permanente, exprimée physiquement par la déformation de son nez : « les narines semblaient s’ouvrir graduellement de plus en plus, par une involontaire tension des muscles olfactifs ». b) Comme l’indique le titre du roman, le personnage se consume dans cette recherche qui n’aboutira jamais : « grands chercheurs de causes occultes », « la réalisation de ses espérances », « les terribles réactions d’un espoir toujours déçu, toujours renaissant ». • Cette passion vire à la monomanie, et c’est en cela qu’elle est dangereuse pour lui et pour son entourage, puisque qu’elle le dévore et le coupe du reste du monde : elle a déjà vieilli et transformé son corps, et elle est qualifiée par le narrateur de « tyrannie » et de « jaloux fanatisme ». • Enfin, elle est cause de cette « constante distraction » pour tout ce qui ne la concerne pas, ce qui va enfermer le personnage dans sa folie et son obsession. Cette passion exclusive fait de Balthazar un être hors du commun, que le narrateur compare aux « grands chercheurs », aux « grands hommes », à un « roi ».

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Conclusion On voit très bien dans ce texte la force du génie de Balzac, qui sait mêler réalisme et imagination pour créer un type saisissant. Le romancier campe rapidement le personnage, pour donner toutes les clés de compréhension au lecteur, mais laisse aussi toute une part d’ombre et de secret (quelle est cette passion qui dévore le personnage ?) qui nous tient en haleine.

Dissertation

Introduction Le portrait est un des passages obligés de la littérature romanesque, abondamment pratiqué ou attaqué selon les époques et les mouvements littéraires. Nous verrons qu’il peut avoir différentes fonctions à l’intérieur du roman, sur le plan psychologique, dramatique ou symbolique.

1. Rôle psychologique A. Favoriser l’imagination a) Préciser les caractéristiques physiques et morales pour que le lecteur puisse se faire une idée du personnage : détails physiques, vêtements… Cf. Balzac, Proust : détails très précis, images… b) Favoriser l’identification dans le cas de héros positifs : beauté, charme, esprit des héros de Stendhal, de Giono… Plaisir, bonheur du lecteur. c) Faire de l’extérieur le reflet de l’intériorité du personnage : Balzac et la physiognomonie. B. Favoriser la compréhension a) Expliquer son passé et ses origines, donc ancrer le personnage dans une réalité socioculturelle : roman réaliste du XIXe siècle. b) Montrer le cadre où il vit : Mme Vauquer dans Le Père Goriot de Balzac. c) Expliquer ses caractéristiques psychologiques et morales, pour que le lecteur comprenne ses actes et motivations, et que son caractère soit vraisemblable : importance de la rigueur morale et de la vertu pour la princesse de Clèves, sensualité dans le premier portrait d’Emma Bovary.

2. Rôle dramatique A. Préparer la suite a) Le portrait peut poser des jalons pour expliquer la suite du roman : la beauté de la princesse de Clèves en fait une victime de choix dans le monde de la Cour ; la monomanie de Balthazar Claës (Balzac, La Recherche de l’Absolu) va entraîner la ruine de sa famille. b) Le portrait peut aussi révéler les sentiments de celui qui le voit : portrait de Mme Arnoux vue par Frédéric dans L’Éducation sentimentale de Flaubert. B. Montrer une évolution a) Montrer les ravages du temps : c’est le cas dans la galerie de portraits vieillissants présentée par Proust dans Le Temps retrouvé, où le temps rend les visages méconnaissables mais fait ressortir certaines caractéristiques psychologiques. b) Montrer les ravages d’une passion : Balzac, dans La Recherche de l’Absolu, nous fait plusieurs portraits du héros, de plus en plus détruit par sa passion. c) Montrer une décadence (les différents portraits de Gervaise dans L’Assommoir de Zola, qui grossit, s’avachit, devient sale…) ou au contraire une ascension (les portraits de Bel-Ami chez Maupassant, qui devient de plus en plus assuré, bien habillé…). C. Mettre en place des oppositions Le romancier peut se servir des portraits de différents personnages pour mettre en valeur des oppositions : – dans L’Assommoir de Zola : Goujet, blond, fort et doux ≠ Lantier, brun, petit et malsain ; – dans Sylvie de Nerval : Sylvie, la petite paysanne fraîche qui représente la réalité, est opposée à Adrienne, la fée mystérieuse ; – un même personnage peut être vu par des points de vue différents (cf. Valmont ou Mme de Tourvel dans Les Liaisons dangereuses de Laclos).

3. Rôle poétique et symbolique

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A. Topos littéraire Le portrait est un passage obligé dans le roman, donnant lieu à des passages très travaillés littérairement. a) Construction du portrait, bâti comme un tableau (lignes, éclairage, contrastes : cf. le portait du colonel Chabert chez Balzac) ; b) Lieu privilégié d’images, comparaisons animales, métaphores filées : cf. l’extrait de Proust dans le corpus ou le portrait de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris de Hugo ; c) L’auteur peut jouer au contraire sur la déconstruction du topos : portrait « en creux » du maître dans Jacques le Fataliste de Diderot, antiportrait de Bérénice dans Aurélien d’Aragon. B. Transfiguration du personnage a) Idéalisation : allégorie de la Beauté pour la princesse de Clèves, personnages de conte stéréotypés. b) Le portrait de Goujet dans L’Assommoir de Zola le transforme en une sorte de héros mythologique, incarnant la force et le Bien. c) Le colonel Chabert, par le jeu de l’éclairage, devient un spectre, une sorte de mort vivant. 3) Symbolisme Le portrait permet de souligner le sens que l’auteur veut donner au personnage. a) Des personnages allégoriques • Les caricatures : Homais, dans Madame Bovary, allégorie de la bêtise et de la vanité ; Adrien Deume dans Belle du Seigneur de Cohen. • Les « types » : Balzac ou Zola créent ainsi des personnages très caractéristiques, qu’il faut replacer dans un système construit : Mlle Gamard, la vieille fille (Le Curé de Tours de Balzac) ; Balthazar Claës, le génie brûlé par sa passion (La Recherche de l’Absolu) ; Octave Mouret, le jeune provincial ambitieux et sans scrupule chez Zola (Au bonheur des dames, Pot-Bouille). b) Faire réagir le lecteur • Le lecteur doit savoir interpréter : reconnaître les signes (le feu de la passion dans le portrait de Balthazar Claës) ou le modèle littéraire (le jeune homme ambitieux au XIXe siècle). • Le lecteur réagit au portrait par des émotions : la sympathie (Fabrice chez Stendhal), l’antipathie (le père Grandet), le rire (Homais), l’effroi (Quasimodo, le colonel Chabert)… Aide l’auteur à faire passer le « message » concernant son personnage.

Conclusion Le portrait est donc loin de ne constituer qu’un simple ornement dans un roman. Il favorise l’identification, guide et oriente la vision du lecteur sur les personnages, et permet à l’auteur d’enrichir son œuvre de multiples symbolismes et interprétations. Mais les romanciers du XXe siècle ont souvent battu en brèche ce procédé trop « démiurgique » et ont choisi de laisser plus de liberté au lecteur dans la conception du personnage. Écriture d’invention L’élève doit d’abord repérer les quelques indications données par Proust sur les constantes du personnage du duc de Guermantes : « le style, la cambrure que j’avais toujours admirés », « sa manière jadis plus brillante », « l’expression de finesse et d’enjouement », « visage jadis épanoui », « sa magnifique chevelure ». Il bâtira son portrait à partir de ces éléments, et inventera le reste, mais en conformité avec l’impression générale d’élégance et de noblesse du personnage. On valorisera l’inventivité et l’expression dans le traitement de la métaphore filée, et la cohérence du sens allégorique et moral donné au personnage.

C o u p d e f o u d r e a u b a l ( p p . 4 9 - 5 0 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 71-72)

La mise en valeur de la scène u Le duc de Nemours se fait « remarquer » : il arrive après le début du bal, et son entrée est perçue en focalisation interne par la princesse qui l’entend tout d’abord (« un assez grand bruit […], comme de quelqu’un qui entrait ») puis finit par le voir : « Elle se tourna et vit un homme ». L’identité du duc se révèle ainsi progressivement : « quelqu’un qui entrait », puis « celui qui arrivait », « un homme », jusqu’à ce

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que son nom éclate en milieu de phrase, dévoilé par la princesse elle-même. On peut se demander, d’autre part, si Mme de Lafayette ne reprend pas, de manière détournée, le motif de la mise en valeur chevaleresque de l’homme devant la femme par un exploit, en faisant passer le duc « par-dessus quelques sièges »… Cette entrée en scène vient rompre l’ordonnance parfaite du bal : bruit, remue-ménage des sièges, perturbation du « carnet de bal » de la princesse, cri du roi. Ce désordre dans la cérémonie de Cour présage celui qui va avoir lieu dans le cœur de la princesse. v Le jeu des focalisations est extrêmement subtil dans ce passage : le point de vue externe, mettant en valeur la princesse, laisse la place à sa propre perception pour nous présenter l’arrivée du duc. Vient ensuite une sorte « d’arrêt sur image » avec l’intervention discrète du narrateur soulignant le caractère exceptionnel des protagonistes, mais aussi de l’événement (« surtout ce soir-là »). Le deuxième paragraphe débute par le point de vue interne de Nemours, puis laisse la place à celui de la Cour, « le roi et les reines » qui vont alors mener la scène et le dialogue. Enfin, le passage se clôt sur une focalisation interne du point de vue du duc. On peut donc remarquer comment le narrateur s’efface généralement derrière les personnages (principaux ou secondaires), pour montrer l’impact psychologique de cette scène mais aussi la transformer en spectacle, objet des regards et des interprétations de toute la Cour. w Le bal représente, dans ce monde de la Cour, un moment privilégié de sociabilité : il met en valeur le rang social, l’apparence (le narrateur souligne le soin que les deux protagonistes ont apporté à leur tenue avec les termes « parure » et « se parer ») ; c’est un spectacle dans lequel rien n’échappe au public, dont le rôle est d’admirer mais aussi de commenter. Le bal est également un lieu de séduction, seule occasion de contact physique entre hommes et femmes à travers la danse : les femmes peuvent y choisir leur cavalier et les hommes manifester leur admiration, avec une relative liberté (on peut d’ailleurs noter l’absence du mari, puisque Monsieur de Clèves n’est jamais mentionné). Le choix de ce cadre de rencontre reflète donc bien les deux pôles du roman : le poids de cette société de conventions, où l’individu ne peut échapper aux regards et aux jugements, et le jeu amoureux qui débute ici, entre passion et interdit…

Le coup de foudre x Nous trouvons dans ce texte six occurrences du verbe voir, toujours appliquées aux deux protagonistes. Cette insistance souligne l’importance des apparences dans cette scène, puisque, dans le monde de la Cour, on a peu accès à l’intériorité des individus qui ne doivent pas laisser paraître leurs émotions ou sentiments. Le premier contact entre les héros passe par l’échange des regards et se déroule aussi aux yeux de tous. Le regard joue un rôle essentiel dans cette œuvre : la princesse désire sans cesse se dérober aux yeux du duc mais aussi de toute la Cour ; le duc au contraire doit user de stratagème pour contempler celle qu’il aime (contemplation médiatisée par le portrait ou dérobée dans le pavillon ou dans la chambre du marchand de soieries). Mais, ici, le regard n’est pas encore interdit et va frapper en plein le cœur inexpérimenté de la jeune princesse. y Le parallélisme est très apparent dans les lignes 723-729 : répétition de l’expression « il était difficile », du verbe voir ; similitude d’une mention (« quand on ne l’avait jamais vu » / « pour la première fois ») et de la réaction des héros (« surprise » / « grand étonnement »). Les personnages de la Cour insistent sur l’égale célébrité de leur beauté (« elle le sait aussi bien que vous savez le sien »), comme si elle devenait un signe de reconnaissance mutuelle. Le narrateur souligne ainsi que tout les destine l’un à l’autre, mais aussi que la passion sera réciproque (au contraire de la rencontre avec le prince de Clèves). U Les personnages ne sont pas décrits ; leur beauté reste conventionnelle et presque abstraite (« sa beauté et sa parure », « fait d’une sorte », « l’air brillant qui était dans sa personne »), suscitant l’admiration générale. On retrouve ici la volonté de Mme de Lafayette de ne pas céder au pittoresque inutile en détaillant costumes, coiffures ou bijoux : ce qui l’intéresse, c’est uniquement le retentissement psychologique de la scène. Ce procédé contribue également à l’idéalisation de personnages hors du commun : leur beauté est tellement exceptionnelle qu’elle n’a pas besoin d’être décrite. V Le coup de foudre, conformément à la tradition précieuse, naît du regard, de la vision de la prestance et de la beauté : pas question ici de qualité morale, mais, dans ce contexte, la beauté physique est souvent le reflet de celle de l’âme. On peut noter que rien n’est dit sur la danse et la proximité des corps, sans doute par souci des bienséances. Les seules manifestations « tolérées » sont la

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surprise (à noter le parallélisme « surprise » / « surpris ») et l’admiration : sous ces deux termes, il faut lire le trouble qui vient perturber les conduites conventionnelles et codifiées. Il y a donc un certain « ébranlement » de la personnalité, traduite par le terme « étonnement » qui, au XVIIe siècle, a encore son sens étymologique très fort de « frappé par le tonnerre ». L’homme et la femme ne sont pas ici à égalité : le duc, plus expérimenté et célibataire, peut signifier ses sentiments par ses attitudes (« donner des marques de son admiration ») ou ses paroles ; mais la princesse, d’autant plus qu’elle est mariée, ne peut reconnaître ouvertement ni la notoriété ni la beauté de l’homme, ce qui l’amène au mensonge et à l’embarras. W Il n’est fait mention d’aucune parole directe entre les deux héros pendant la danse, puis, au cours du dialogue qui suit, ils ne se parlent que de façon indirecte, par l’intermédiaire de la Dauphine : toute parole entre eux sera biaisée, jusqu’à l’entrevue finale, passant par la médiatisation médiation des signes ou des objets (le portrait, la lettre, la canne des Indes), ou surprise par une indiscrétion (l’aveu). Ici, les deux personnages n’ont pas le même statut par rapport à la parole : Nemours la maîtrise fort bien, sachant parfaitement manier la galanterie voilée ; au contraire, la princesse est « embarrassée » et le narrateur nous la montre en flagrant délit de mensonge : « un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que Monsieur de Nemours » ≠ « je ne devine pas si bien que vous pensez ». Ce mensonge dévoilé par le narrateur et décrypté par la Dauphine révèle les méandres de l’intériorité de Mme de Clèves : la négation volontaire du fait qu’elle ait reconnu le duc est déjà un aveu involontaire de son intérêt naissant, qui a bien « quelque chose d’obligeant ». La jeune princesse n’a pas encore l’expérience de la parole de Cour qui sait dissimuler ou détourner : malgré tous ses efforts, elle sera toujours aisément « lisible » pour ceux qui la côtoient. Alors qu’elle est avide de sincérité et de vérité sur elle-même, sa parole se trouvera empêchée, ou arrachée, ou interprétée (c’est même à son silence que sa mère devinera son amour pour le duc).

La rencontre fatale X Le roi et la reine dauphine jouent à la fois le rôle élevé des dieux ou du destin dans la tragédie en favorisant la rencontre des héros, mais ils peuvent aussi apparaître comme des entremetteurs un peu pervers, manipulant les personnages et profitant cruellement, dans le dialogue, de l’inexpérience et de la situation difficile de la jeune femme. Le roi, conformément à son statut, ordonne (« le roi lui cria de prendre celui qui arrivait ») et dispose de ses sujets au gré de sa fantaisie. Quant à la reine dauphine, elle règne, ici comme dans toute l’œuvre, par la parole et la subtilité psychologique : elle mène le dialogue, pose des questions fermées, en en donnant finalement elle-même les réponses, et interprète les intentions les plus cachées. Ces personnages royaux abusent de leur pouvoir et s’amusent aux dépens des personnages en les soumettant à une sorte d’expérience dont ils connaissent déjà l’issue (« trouvèrent quelque chose de singulier ») et en faisant naître une passion dont ils savent qu’elle est interdite. at Relevé des subordonnées consécutives : – « Ce prince était fait d’une sorte qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir » ; – « Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté [qu’]il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration ». On peut noter aussi l’emploi des formules restrictives (« ne pouvoir être que Monsieur de Nemours », « il ne put admirer que Madame de Clèves ») ou l’abondance des doubles négations : ces tournures mettent en évidence le caractère fatal et irrévocable de cette rencontre et de la passion qui va s’ensuivre. Les héros y sont amenés à la fois par le destin et par les autres personnages, et ne peuvent déjà plus lutter… ak Cette rencontre est placée d’emblée sous le signe du regard, plus fort que la parole : regards échangés mais aussi regard inquisiteur de la Cour. Elle est marquée par le jeu entre vérité et mensonge, sincérité et dissimulation, puisque la passion naît dans un lieu qui lui interdit précisément de se manifester. Enfin, cette passion apparaît comme fatale, impossible à contrôler par les personnages.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 73 à 80)

Examen des textes et de l’image

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u Le bal apparaît à chaque fois pour les personnages comme un moment important de leur vie : consécration sociale (la princesse de Clèves, Emma Bovary), rencontre amoureuse (la princesse de Clèves, Colin) ou sorte de bilan (Renée). Mais on peut relever des particularités dans l’état d’esprit de chaque personnage : – la princesse connaît l’enjeu de cette cérémonie de Cour, se sait l’objet des regards et apporte tout son soin à son apparence (sa « parure ») ; – pour Emma, le bal représente toute la vie fastueuse et aristocratique dont elle a rêvé, et le dernier paragraphe de l’extrait oppose sa jeunesse paysanne (la boue, la blouse de son père, la laiterie…) à ce qu’elle est en train de vivre (le château, les costumes et les bijoux, la danse) : durant la suite du roman, elle idéalisera ce moment qui deviendra dans son imaginaire une sorte d’antidote à la médiocrité de son quotidien ; – c’est le processus inverse pour Renée, puisque cette scène de bal se situe à la fin du roman : à travers cette sensualité dégradée, cet étalage de richesse, ces femmes lancées de bras en bras, c’est toute l’horreur de sa propre existence qui lui saute aux yeux ; et bien loin de l’émerveillement naïf d’Emma, c’est le dégoût et le désespoir qui la submergent ; – pour Colin, la soirée chez Isis est l’occasion de trouver enfin l’âme-sœur qui mettra fin à sa solitude… v Le texte de Flaubert (texte B) est présenté majoritairement en focalisation interne : les énumérations (de noms ou de verbes), les propositions courtes et parallèles rendent compte du regard émerveillé d’Emma, qui veut tout voir. On trouve le même procédé dans le quatrième paragraphe, où le parallélisme de construction évoque le rythme et le tourbillon de la danse : « les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient ; les mêmes yeux, s’abaissant devant vous, revenaient se fixer sur les vôtres ». Enfin, dans le dernier paragraphe, le contraste entre l’ombre du dehors, qui engloutit les souvenirs de sa vie paysanne, et les « fulgurations de l’heure présente » souligne l’état d’esprit d’Emma, transportée dans un autre monde. w Tous les éléments du topos de la scène de bal sont dégradés dans le texte de Zola : la musique devient « un bruit assourdissant », le bel ordonnancement de la danse « une mêlée confuse » ; les danseurs sont réduits à des parties de leur anatomie ou de leurs vêtements, comme s’ils étaient totalement déshumanisés : « des jupes volantes et des jambes noires piétinant et tournant », « ce tourbillonnement des jupes, ce piétinement des jambes », « la furie des pieds, le pêle-mêle des bottes vernies et des chevilles blanches », « ces épaules nues, ces bras nus, ces chevelures nues ». Les femmes, particulièrement, bien loin d’être magnifiées par la beauté du costume et de la danse, deviennent des marchandises qui s’échangent, ce que soulignent les verbes dégradants : « jetait », « tombait », « rattrapait », « lancer », « prises », « jetées et reprises ». Et la sensualité tourne à l’obscénité avec les gestes déplacés (« le bout de ses gants glissait sous le corsage »), l’étalage de nudité (cf. la répétition de l’adjectif « nu »), renforcée encore par le fantasme de Renée : « il lui semblait qu’un souffle de vent allait enlever les robes ». Le décor lui-même s’associe à cette débauche de sensualité : « où la valse de l’orchestre s’affolait, où les tentures rouges se pâmaient sous les fièvres dernières du bal ». Le bal, symbole de raffinement, d’élégance et de noblesse, sombre ici dans une ostentation cynique et vulgaire de richesses : « L’Or et l’Argent dansaient ensemble, amoureusement ». x Vian joue vraiment avec le topos et s’amuse à reprendre des éléments de la scène de La Princesse de Clèves, tout en les modifiant : – les personnages à la beauté stéréotypée : « Chloé avait les lèvres rouges, les cheveux bruns, l’air heureux et sa robe n’y était pour rien » ; – le rôle du « public » : Isis, qui présente Chloé à Colin et lui offre l’éclair provoquant le « coup de foudre » (!) ; Alise rattrapant Colin en train de s’enfuir ; puis l’image délirante des voisins observant la scène par le plafond à claire-voie ; – l’échange des regards : « Elle le regarda », « Chloé le regarda encore » ; – le « moment de grâce » de la danse : « Il se fit un abondant silence à l’entour, et la majeure partie du reste du monde se mit à compter pour du beurre ». On peut même parler de litote dans la façon d’exprimer la sensualité de la danse par un langage scientifique complètement décalé : « Il réduisit l’écartement de leurs deux corps par le moyen d’un raccourcissement du biceps droit, transmis, du cerveau, le long d’une paire de nerfs crâniens choisie judicieusement » ; – les manifestations du coup de foudre, traduites par des images concrètes et fantaisistes : « Sa bouche lui faisait comme du gratouillis de beignets brûlés », « à l’intérieur du thorax, ça lui faisait comme une musique militaire allemande, où l’on n’entend que la grosse caisse » ;

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– le caractère fatal de cet amour, puisque l’éclair du coup de foudre dissimule un « piquant de hérisson » qui fait tousser Colin (préfiguration de la toux de Chloé). y On retrouve dans cette gravure la richesse des « parures » (bijoux, chatoiement des étoffes et des couleurs). Le groupe des danseurs est bien mis en évidence au centre de la scène, sous les regards de tous. On peut imaginer le roi et les reines dans la groupe de personnages au premier plan à gauche, et on devine dans l’ombre, à l’arrière-plan, tout le public de la Cour qui observe.

Travaux d’écriture

Question préliminaire La sensualité s’exprime d’abord à travers la beauté féminine, évoquée chez Mme de Lafayette et Boris Vian de façon conventionnelle, mais suscitant dans les deux textes l’admiration des autres. On retrouve également, dans les 3 premiers textes et le tableau, la richesse des costumes (parures dans La Princesse de Clèves ; bijoux, coiffures, bouquets dans Madame Bovary ; bijoux dans La Curée ; costumes dans le tableau). La galanterie et la séduction sont suggérées dans tous les textes, à travers les litotes de la bienséance chez Mme de Lafayette, dans le jeu des mains et des regards chez Flaubert, dans la proximité de la danse chez Vian. Enfin, chez Zola, on a vu (question 3) que cette sensualité se dégradait jusqu’à atteindre une sorte de volupté orgiaque. Le premier et le dernier textes mettent en scène un coup de foudre et ses manifestations physiques (étonnement et embarras chez Mme de Lafayette, comparaisons cocasses chez Vian). Flaubert est le seul à insister sur le plaisir de la musique en mentionnant violon, cor, orchestre, cornet à piston, et en notant l’émotion d’Emma : « Un sourire lui montait aux lèvres à certaines délicatesses du violon ». Commentaire

Introduction Dans Madame Bovary, Flaubert nous présente une héroïne qui tente sans cesse de fuir une réalité monotone et médiocre en se bâtissant des fantasmes ou un monde imaginaire. Dans cet extrait du chapitre VIII de la première partie, Emma, mariée à Charles Bovary, est invitée par un marquis au bal de la Vaubyessard. Flaubert nous présente toute cette scène à travers le regard émerveillé de l’héroïne qui découvre enfin le monde dont elle a rêvé. Nous pourrons observer comment, à travers une écriture subtilement ironique, le narrateur utilise la focalisation interne pour nous suggérer à la fois l’émerveillement d’Emma mais aussi le caractère factice de cet univers et la fragilité des rêves de l’héroïne.

1. Un monde d’apparences A. Le point de vue d’Emma Le texte est écrit majoritairement en focalisation interne : c’est Emma qui découvre, éblouie, ce monde qu’elle ne connaît pas et dont elle ne perçoit que les apparences. a) Inexpérience • La progression du texte suit celle d’Emma qui pénètre dans un univers inconnu : elle descend d’abord l’escalier, puis reste en retrait « près de la porte, sur une banquette », pour observer, avant d’entrer véritablement dans la danse (« elle vint se mettre en ligne »). • Elle a les réactions d’une « débutante » : « se retenant de courir », « Le cœur d’Emma lui battit un peu ». b) Ignorance • Emma ne connaît personne dans ce monde : aucun nom n’est donné, les personnages sont évoqués en groupes (« les groupes d’hommes », « la ligne des femmes assises »), le pronom on revient plusieurs fois, « son cavalier » n’est pas nommé, elle ne distingue que « des visages » anonymes ou « les mêmes yeux ». • Les personnages sont décrits de l’extérieur, à travers leurs vêtements, leurs ornements, leurs attributs : « éventails », « bouquets », « flacons », « gants », « broches », « corsages », « chevelures », etc. comme si Emma contemplait un univers dont elle ne comprend pas l’intérieur ni les codes. B. Le faste a) La naïveté de l’héroïne explique qu’elle soit si facilement éblouie

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Elle est sensible à la valse des « domestiques en livrée », à toutes les marques de luxe, comme l’or, les dentelles, les diamants, « le bruit clair des louis d’or ». On a l’impression qu’elle se laisse prendre par le clinquant, tous ces bijoux qui « scintillaient », « bruissaient ». b) L’écriture très travaillée de Flaubert rend compte de cet éblouissement • Abondance du rythme ternaire (« éventails » / « bouquets « / « flacons » ou « garnitures » / « broches » / « bracelets »). • Parallélisme parfaitement construit : sujets / verbes / compléments de lieu, dans la phrase débutant par « Les garnitures ». • Accumulation des parures dans les cheveux.

2. Un monde de sensations Emma, face à ce monde nouveau, est particulièrement sensible à ce qu’elle découvre, ce qui explique l’acuité des sensations décrites dans ce texte. A. Les différents sens a) Le texte fait appel à la vue : – éclat et brillance : « scintillaient », « fulgurations » ; – couleurs : « gants blancs », « turbans rouges », et toutes les couleurs suggérées par les parures de fleurs. b) L’ouïe est également très sollicitée, en particulier à travers la musique : « On entendit une ritournelle de violon et les sons d’un cor », « certaines délicatesses du violon », « le cornet à pistons lançait un éclat sonore ». c) Enfin le toucher est souvent mentionné : les gants qui « serraient la chair au poignet », les bracelets qui « frissonnaient aux corsages », « les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient ». B. La sensualité Tout le texte est empreint d’une sensualité que le narrateur suggère d’une façon de plus en plus nette. a) Le début du texte évoque un délicat climat de séduction avec « le sourire des visages », les gants qui épousent de près la chair, tous ces bijoux qui mettent en valeur les « corsages », les « poitrines », les « bras nus ». b) Puis l’émotion et le plaisir d’Emma sont beaucoup plus marqués dans le paragraphe consacré à la danse : « le cœur d’Emma lui battit un peu », « un sourire lui montait aux lèvres ». Elle se laisse emporter par la danse et sa sensualité : « se balançant au rythme de l’orchestre, elle glissait en avant, avec des mouvements légers du cou ». c) La fin de ce paragraphe est beaucoup plus appuyée, avec ce passage étonnant à la 2e personne du pluriel qui semble impliquer le lecteur dans la scène (« devant vous », « sur les vôtres ») et donner en tout cas une grande force à ce passage. Le contact des corps y est suggéré de plus en plus nettement : les jupes « frôlaient, les mains se donnaient […] ; les mêmes yeux […] revenaient se fixer sur les vôtres ».

3. Un monde factice Cette soirée n’est en réalité qu’une parenthèse dans la vie d’Emma, qui ne fera jamais partie de cette société de la Vaubyessard. Flaubert sait très bien nous montrer, entre les lignes, la fausseté de cet univers. A. Un monde d’illusion a) L’ironie du narrateur Comme à travers tout son roman, le narrateur dénonce très subtilement la naïveté de son héroïne qui se laisse éblouir par des clichés ou de la poudre aux yeux… • La vanité de l’apparence : tout en s’abritant derrière le point de vue naïf d’Emma, le narrateur nous suggère clairement que ce monde n’est qu’une façade clinquante, derrière laquelle il n’y a aucune vraie personnalité, ni aucune emprise sur la réalité. Les invités de la Vaubyessard semblent évoluer comme dans un « bocal », un milieu clos, séparé du monde réel par une vitre à travers laquelle on peut les observer, comme des êtres à part : c’est ce que suggère l’irruption dérangeante des paysans à la fin : « madame Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient ». • L’excès ironique : si on y regarde de plus près, ces accumulations énumérations de parures et d’attributs peuvent finir par prêter à sourire ! En particulier, les ornements des chevelures, qui deviennent ridicules à force d’accumulations, transforment les personnages féminins en véritables serres ambulantes et deviennent ridicules… De même, la mention comique des « mères à figure renfrognée »

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vient ruiner toute l’envolée admirative des phrases qui précèdent. Cette ironie discrète met à mal la perception admirative d’Emma et retire toute consistance à son idéal. b) La fin de l’illusion Le dernier paragraphe suggère avec une certaine cruauté, comme dans un conte de fées, la fin de l’enchantement : l’illusion va se briser, comme les fenêtres, et la vie quotidienne reprendre son emprise. La légèreté de la danse devient lourdeur (« L’air du bal était lourd »), l’éclat et la splendeur s’éteignent (« les lampes pâlissaient »). Malgré tous ses efforts, Emma ne pourra pas échapper à son passé. B. L’imaginaire d’Emma Tout au long du roman, Emma tente de jouer l’imaginaire, la vie fantasmée contre la vie réelle. Mais le narrateur la remet face à sa propre réalité. a) Emma face à elle-même La fenêtre à la fin du texte joue le rôle d’un miroir pour l’héroïne : par une sorte de mise en abyme, les « faces de paysans qui regardaient » lui renvoient sa propre image, en train de rêver ce monde enchanté. D’ailleurs, ce jeu de regards provoque aussitôt la vision de son propre passé : « madame Bovary […] aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme […], et elle se revit elle-même ». b) La fuite dans l’imaginaire • Emma, toute à l’envoûtement de cette soirée, a l’illusion d’y vivre sa vraie vie : « elle était là ». Malgré les souvenirs si précis qui lui viennent (renforcés par des échos de sonorités : « la mare bourbeuse, son père en blouse », « les terrines de lait dans la laiterie »), elle croit pouvoir leur échapper. • Flaubert organise les dernières lignes du texte dans un réseau serré d’oppositions, pour suggérer l’effort d’Emma qui veut effacer son passé au profit d’un présent éblouissant mais fugace : – ses souvenirs s’opposent à ce qu’elle vient de vivre : « la ferme, la mare bourbeuse, les pommiers » ≠ le château de la Vaubyessard ; la « blouse » de son père ≠ les costumes décrits dans le texte ; la crème du lait ≠ les mets raffinés qu’elle a goûtés dans les paragraphes précédant notre extrait ; – « l’heure présente » ≠ « sa vie passée » (à noter la durée dérisoire de cette soirée par rapport à toute sa jeunesse) ; – « fulgurations » ≠ « s’évanouissait », « de l’ombre, étalée sur tout le reste » ; – « avoir vécue » ≠ « était » (passé révolu ≠ présent immédiat).

Conclusion Cet extrait nous a permis d’apprécier la subtilité de l’écriture flaubertienne, en particulier son utilisation de l’ironie dans l’emploi de la focalisation interne. Cet épisode du bal représente une parfaite illustration du fonctionnement psychique de l’héroïne, qui se laisse prendre aux apparences trompeuses, du moment qu’elles rejoignent ses fantasmes et ses rêves. Cette soirée sera pour elle un jalon important dans la construction de sa vie imaginaire, la confortant dans la possibilité de rejoindre cet idéal, mais suscitant en elle une nostalgie insatisfaite qui la mènera jusqu’au suicide. Dissertation

Introduction L’utilisation de topoï est un des ressorts de l’écriture romanesque au long des siècles, qu’il s’agisse de les reproduire ou de les subvertir. Nous verrons comment le topos suscite un plaisir particulier chez le lecteur, mais peut devenir également le moyen pour le romancier d’enrichir la signification de son œuvre et de témoigner de son originalité.

1. Plaisir du lecteur A. Connivence et complicité a) Répondre aux attentes du lecteur • Plaisir de l’évasion romanesque : retrouver des personnages idéalisés, beaux, nobles et riches, comme dans La Princesse de Clèves ; des aventures (l’évasion de Fabrice dans La Chartreuse de Parme). • Rencontrer un cadre, une scène, un passage obligé conformément au genre : le vieux château mystérieux dans le roman fantastique, le meurtre dans le roman policier, la rencontre amoureuse ou

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l’adultère dans le roman psychologique, les duels ou combats dans les romans d’aventure, etc. (Diderot, dans Jacques le Fataliste, joue sans arrêt sur ce ressort en « appâtant » son lecteur par des topoï qu’il ne traitera jamais : la rencontre des brigands et des pirates, les combats…) ; • Retrouver les personnages auxquels on s’attend : le jeune provincial ambitieux dans le roman d’apprentissage (Le Rouge et le Noir, Le Père Goriot), le séducteur ou la séductrice dans le roman psychologique ou libertin (le duc de Nemours, le vicomte de Valmont, Rodolphe dans Madame Bovary), l’enquêteur sagace dans le roman policier… Le topos est là pour combler les attentes du lecteur et lui procurer un grand « confort » de lecture ! b) Le plaisir de la reconnaissance • Le plaisir peut être plus subtil en permettant au lecteur de se repérer, de se sentir possesseur de certaines clés de lecture, dans une œuvre qui peut le dérouter au départ : Langlois en enquêteur dans Un roi sans divertissement de Giono, le mari jaloux dans La Jalousie de Robbe-Grillet. • Le lecteur ressent alors d’autant plus la complicité avec l’auteur, puisqu’il est capable de reconnaître les signes que celui-ci lui envoie. B. Plaisir de l’écart par rapport au stéréotype Autre plaisir, encore plus subtil : reconnaître un topos, alors que celui-ci est déformé, et s’amuser de cet écart par rapport au modèle. a) Plaisir de la parodie qui renverse le topos, le déplace (changement d’époque, de registre, de niveau de langue) : Le Roman Comique de Scarron ou Les Fleurs bleues de Queneau parodiant l’épopée ou le roman de chevalerie. b) Création d’anti-héros, dégradant les qualités habituelles du héros : Cunégonde, dans Candide, a un prénom ridicule et passera le roman à se faire violer, jusqu’à devenir laide et acariâtre à la fin ! Voir aussi Saucisse, grosse, vieille, prostituée, mais belle héroïne quand même dans Un roi sans divertissement de Giono. c) Scènes légèrement décalées : toujours chez Giono, l’évasion d’Angélo dans Le Hussard sur le toit se révèle humoristiquement un « anti-exploit », puisqu’il trouve toutes les portes ouvertes ! Ou la séduction d’Emma par Rodolphe, sur fond de comices agricoles dans Madame Bovary.

2. Richesse de l’œuvre A. Enrichissement d’un personnage ou d’une situation L’utilisation d’un topos, en distordant le motif traditionnel, permet au romancier de donner un éclairage nouveau et de forcer le lecteur à s’interroger sur le sens qu’il veut donner à l’œuvre. a) Sens du personnage Dans Madame Bovary, le recours fréquent au cliché représente le fond même de l’œuvre, puisqu’il s’agit de montrer qu’Emma vit dans un monde de fantasmes stéréotypés : la scène de bal à la Vaubyessard, dans son côté conventionnel, dénonce cet enthousiasme naïf de l’héroïne, éblouie par un monde factice qu’elle ne connaît pas. b) Évolution de la société La reprise d’un topos permet de mesurer l’évolution sociale : le bal de La Princesse de Clèves montre une société fermée sur elle-même, où tous les personnages communient dans les mêmes valeurs, les mêmes critères sociaux ; Emma, au contraire, est une intruse dans ce monde ; Zola, dans La Curée, dégrade complètement l’image du bal, qui devient une sorte de frénésie orgiaque, à l’image de la société vulgaire, immorale et enrichie qu’il veut dénoncer montrer. c) Interrogation existentielle sur l’homme La création d’anti-héros permet, surtout au XXe siècle, de remettre en question la conception de l’homme : que penser de cet enquêteur qui devient lui-même meurtrier (Langlois dans Un roi sans divertissement de Giono) ou de ce narrateur apparemment sans conscience de lui-même, étranger à tout (L’Étranger de Camus) ? B. Recherche littéraire Le topos peut être le lieu par excellence de la recherche littéraire, de l’expérimentation originale. a) Déconstruction du topos Diderot, dans Jacques le Fataliste, démonte systématiquement tous les topoï de l’écriture romanesque, aussi bien dans les thèmes ou les personnages que les pratiques littéraires (narrateur omniscient, intrigue rigoureuse…), ce qui lui permet de créer une œuvre révolutionnaire et d’inviter le lecteur à s’interroger sur ses attentes et ses pratiques de lecture.

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b) Distorsion du topos Beaucoup d’auteurs du XXe siècle utilisent les topoï pour affirmer leur originalité. • Vian, avec la scène de bal dans L’Écume des Jours, crée un monde plein de fantaisie et de poésie. Il utilise le topos jusque dans le langage, puisque Colin s’étrangle en mangeant l’éclair (du coup de foudre). • Le Nouveau Roman utilise beaucoup de topoï (le trio adultère dans La Jalousie de Robbe-Grillet ou La Modification de Butor) pour expérimenter de nouvelles techniques d’écriture.

Conclusion L’utilisation des topoï contribue donc grandement au plaisir du lecteur et crée une grande vraie connivence entre l’auteur et lui. La littérature du XXe siècle qui hérite d’une longue tradition dans laquelle elle ne se reconnaît plus, désireuse d’inventer de nouveaux rapports au langage et à la narration, y a souvent recours pour mieux les subvertir. Le cinéma, enfant de ce siècle, en fera également un usage particulièrement riche.

Écriture d’invention Il faudra privilégier le choix judicieux du cadre, qui transpose l’aspect de cérémonie sociale et de spectacle du bal d’antan : une fête de mariage, une soirée de fin d’études dans un lycée chic, une manifestation officielle… L’alternance des points de vue est très importante pour rendre compte de l’émotion amoureuse ressentie par les protagonistes et vue par les spectateurs de la scène. Il faudra enfin valoriser la finesse des notations psychologiques.

« E l l e n e s e r e c o n n a i s s a i t p l u s e l l e - m ê m e » ( p p . 1 3 8 - 1 3 9 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 172-173)

Le mécanisme de l’introspection u Le retour sur soi n’est possible d’abord que dans la solitude. Puis la princesse doit quitter l’état d’émotion (« sitôt qu’elle ne fut plus soutenue par cette joie »), pour revenir à l’état de raison (« elle revint comme d’un songe ») qui seul permet le recul et le retour lucide sur le passé. v Le vocabulaire de la réflexion emprunte d’abord à celui de la perception, en prenant le sens d’une perception intellectuelle basée sur la lucidité : « regarda », « se remit devant les yeux », « lui ouvrir les yeux ». Sinon, nous trouvons à six reprises le verbe penser, puis « se reconnaissait », « trouvait », « fut étonnée ». w Le passage est extrêmement bien construit pour rendre compte de la rigueur de la réflexion de l’héroïne : – d’abord le retour sur ses attitudes passées (le jour même et « le jour précédent »), introduit par « elle se remit devant les yeux », avec l’emploi dominant du plus-que-parfait (« avait fait paraître », « avait cru », « avait succédé », « s’était reproché », « avait fait paraître ») ; – puis l’analyse de la situation présente, c’est-à-dire les conséquences de sa conduite, introduite par « quand elle pensait encore » et dominée cette fois par l’imparfait (« voyait », « connaissait », « traitait », « trompait ») : elle réfléchit sur les relations qu’elle entretient avec le duc et son mari ; – le début du 2e paragraphe est centré sur la jalousie, qui lui ouvre de nouvelles perspectives sur l’avenir de sa passion : « craindre que », « le hasard d’être trompée » ; – enfin, le passage au discours direct montre ses interrogations pour la suite, les résolutions qu’elle veut prendre : anaphore de « veux-je », « il faut ». Cette progression montre bien la logique de l’analyse de la princesse, passant de la réflexion sur le passé et ses conséquences présentes pour finir par s’interroger sur la conduite à tenir et son enjeu moral. x Ces lignes sont marquées par une anaphore de « quand elle pensait », puis de la conjonction que (« quand elle pensait que […], et que […] » ; « elle ne se reconnaissait plus […], elle trouvait que […] et que […] »). Cette construction suit le mouvement de la pensée de Mme de Clèves : retour raisonné sur sa conduite passée et découverte successive à la fois d’elle-même et des conséquences morales de ses actes.

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On voit bien que le souci de Mme de Lafayette est de montrer ici la lucidité et la rigueur morale de la jeune femme, et le fonctionnement parfait de sa raison analytique (qui ne pourra malheureusement rien contre la force de sa passion). y Le texte est dominé par le discours indirect qui insiste sur le côté rationnel de l’introspection (cf. la réponse à la question précédente). Mais le 2e paragraphe comprend un passage important au discours direct : ce procédé permet au lecteur de se sentir plus proche du personnage, d’avoir l’impression de pénétrer directement dans sa conscience, de donner une dimension plus pathétique et tragique à cette introspection. U Le narrateur, conformément à la doctrine romanesque classique, semble s’effacer derrière son personnage et ses propres analyses. Mais on se rend compte qu’il oriente discrètement notre perception : – en créant une hiérarchie dans les sentiments dans Mme de Clèves (« ce qu’elle pouvait moins supporter que tout le reste ») qui attire notre attention sur le fait que sa jalousie domine toute la belle construction raisonnée de l’héroïne ; – de même, au début du 2e paragraphe, en soulignant à maintes reprises l’ignorance de la princesse en matière de jalousie (« Elle avait ignoré jusqu’alors », « elle n’avait point encore commencé à craindre », « qu’elle n’avait jamais eues »), le narrateur suggère que ce sentiment va peut-être, à l’insu de l’héroïne, la mener davantage que les purs scrupules moraux.

Un monologue tragique V Comme toutes les héroïnes tragiques, Mme de Clèves fait preuve d’une lucidité torturante mais aussi d’une certaine mauvaise foi provoquée par la passion qui biaise sa capacité d’analyse. Les exemples de sa lucidité sont nombreux : reconnaissance de sa jalousie, du fait qu’elle trompe son mari, de son impuissance devant sa passion (« Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi »). Les signes de mauvaise foi sont bien sûr plus ténus, mais on peut en découvrir par exemple dans la phrase « elle était honteuse de paraître si peu digne d’estime aux yeux même de son amant ». La chute surprend un peu le lecteur qui s’attend à ce qu’elle évoque sa honte par rapport à son mari ! Mais on se rend compte ici que la princesse place l’estime de son amant sur le même plan que celle de son mari… De même, la phrase « elle trouva qu’il était presque impossible qu’elle pût être contente de sa passion » suggère que ses scrupules moraux peuvent avoir aussi comme source la crainte de l’échec de sa passion. W Les causes de la honte ressentie par la princesse sont multiples : – honte par rapport à elle-même d’avoir laissé paraître à M. de Nemours son amour, à travers sa jalousie (« par son aigreur, elle lui avait fait paraître des sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de passion ») ; de n’être pas capable de réagir face à sa passion (« je fais aujourd’hui tout le contraire de ce que je résolus hier ») ; de n’être plus digne de l’estime de soi (« elle ne se reconnaissait plus elle-même », « Veux-je me manquer à moi-même ? ») ; – honte par rapport à son mari d’abuser de sa confiance et de le tromper (« elle était cause que Monsieur de Clèves l’avait envoyé quérir », « elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d’être trompé », « Veux-je manquer à Monsieur de Clèves ? ») ; – honte par rapport au duc de se montrer si peu maîtresse d’elle-même (« malgré cette connaissance, elle ne l’en traitait pas plus mal en présence même de son mari »), et donc de perdre tout droit à son estime (« elle était honteuse de paraître si peu digne d’estime aux yeux même de son amant »). X La souffrance morale de la princesse s’exprime d’abord par son « étonnement » (au sens très fort du XVIIe siècle) : elle constate avec une lucidité désolée ce dont elle est capable ou pas, et cela constitue un véritable ébranlement de toute sa personnalité, qui s’exprime à travers l’accumulation des questions au discours direct (il est intéressant de noter d’ailleurs que les interrogations portent sur le verbe vouloir, comme si la racine même de sa personnalité et de son libre arbitre était atteinte). Mais c’est la jalousie qui semble la faire surtout souffrir, ce que le narrateur exprime à travers un vocabulaire très fort : « cuisantes douleurs », « inquiétudes mortelles », « mortelles douleurs ». at Comme dans une tragédie, la rencontre de la passion interdite et de la lucidité confronte l’héroïne à différents dilemmes :

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– conserver sa dignité et l’estime des autres mais renoncer à l’être aimé / perdre sa dignité et son honneur mais conserver l’être aimé. Ce dilemme est encore plus cruel dans la mesure où elle ne peut garder l’estime de son amant qu’en refusant de céder à son amour (« elle était honteuse de paraître si peu digne d’estime aux yeux même de son amant ») ; – accepter l’amour mais s’exposer aux souffrances de la jalousie / se protéger de la jalousie mais renoncer à l’amour (« veux-je enfin m’exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l’amour ? ») ; – dilemme mais aussi dans la façon de lutter : se protéger de la passion en l’avouant à son mari mais en prenant le risque de lui faire du mal (« peut-être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi, de les lui apprendre »). Mme de Clèves se voit donc prisonnière d’un piège tragique qui l’entraînera soit dans la trahison soit dans le renoncement, donc dans une forme de malheur.

Une vision du monde ak L’amour, pour l’héroïne, apparaît comme une force invincible (« Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi »), qui défie la volonté (cf. les interrogations sur le verbe vouloir), malgré sa lucidité, et ne débouche que sur des dilemmes impossibles. Il est associé à l’inquiétude (« inquiétudes mortelles », « craindre », « défiance »), à la souffrance (« cuisantes douleurs », « mortelles douleurs »), à la trahison (« tromper », « être trompée », « manquer à »), à la honte (« si peu digne d’estime », « cruels repentirs »). al Mme de Lafayette laisse paraître dans son roman une conception pessimiste de l’être humain, inspirée du jansénisme. Dans ce passage, malgré sa lucidité et sa recherche sincère de vérité et de rigueur morale, l’héroïne est parfois victime de sa mauvaise foi, et elle se montre de toute façon trop faible pour lutter contre sa passion et réduite à la fuite. Pour les jansénistes, l’homme n’est que le jouet de ses passions et se révèle incapable de libre arbitre, ce que constate douloureusement la princesse : « je fais aujourd’hui tout le contraire de ce que je résolus hier ». La nature humaine est marquée par la fragilité et l’inconstance qui rendent tout sentiment éphémère : « il était peu vraisemblable qu’un homme comme Monsieur de Nemours, qui avait toujours fait paraître tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d’un attachement sincère et durable ». L’être humain semble donc voué au péché ou au malheur. am Ce monologue pose clairement les questions ou dilemmes auxquels va être confrontée la princesse : comment lutter contre sa passion ? Doit-elle avouer sa passion à son mari ? Va-t-elle prendre le risque de s’exposer aux douleurs de la jalousie ? On voit bien comment Mme de Lafayette prend soin déjà ici de justifier les deux décisions majeures de son héroïne : l’aveu à son mari et le renoncement final.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 174 à 180)

Examen des textes et de l’image u Stendhal, par les commentaires du narrateur qui entrecoupent le monologue au discours direct, oriente notre regard sur Julien : les deux notations « cet éclair de vertu disparut bien vite » et « la déroute de ce souvenir de vertu » soulignent avec un sourire que la vertu de Julien n’a pas beaucoup de poids face au plaisir de sa victoire. De même, les « didascalies » indiquant ses gestes ou le ton de ses paroles (« il faisait le geste du coup de seconde », « avec une volupté infinie et en parlant lentement ») montrent de façon également humoristique l’enthousiasme et l’orgueil du jeune homme. Stendhal nous invite à rentrer dans la conscience de Julien, tout en gardant sur le personnage un regard un peu distancié, empreint d’une tendresse amusée. v On peut relever dans ce texte des termes familiers ou d’argot : « courait le guilledou », « flanquait des tatouilles », « crever », « se fouiller », « se flanquer ». Gervaise emploie aussi un vocabulaire décalé, qui s’applique aux animaux : « un trou pour dormir, la pâtée et la niche ». On remarque également des tournures orales (« vrai, ça ») ou la construction « elle y allait, à la campagne ». Ce langage souligne à la fois la déchéance de Gervaise et son désespoir accentué par son « mauvais rire » : le procédé fait que le

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lecteur a l’impression d’être de plain-pied dans la conscience de Gervaise, d’employer le même langage qu’elle, et cette proximité peut favoriser le pathétique, voire même un certain malaise. w L’emploi du discours direct est très ambigu dans cet extrait : on peut relever avec certitude les passages où intervient la 1re personne (« Plutôt petite, pâle, je crois », « Je deviens gâteux »). L’emploi du présent est aussi un indice : « Les cheveux coupés, ça demande des soins constants », « Césarée, c’est du côté d’Antioche ». Mais Aragon a recours à beaucoup de phrases nominales, donc sans repères ni de temps ni d’énonciation, dont le statut reste incertain (discours indirect libre ou discours direct ?) : « Drôle de superstition », « Brune alors, la Bérénice de la tragédie », « Assez moricaude même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. Césarée… un beau nom en tout cas. Césarée… ». Ce mélange des discours permet à la fois de rendre compte du côté décousu et obsessionnel de la pensée d’Aurélien, mais aussi de déstabiliser le lecteur dès les premières lignes du roman. x L’emploi de la 2e personne du pluriel est très dérangeant pour le lecteur qui a l’impression qu’il est précipité dans l’action du livre et que c’est sa propre conscience qui est mise à nu. Parce qu’il n’a plus la distance opérée par la 3e personne, il est obligé d’épouser les méandres de cette pensée qui ici, par suite de la longueur du voyage et de la fatigue de la nuit, se décompose et devient sinueuse (voir la longueur des phrases, la disparition du point dans la 2e partie, malgré la présence de paragraphes). Mais, en même temps, l’histoire qui se déroule n’est pas celle du lecteur ; on peut alors se demander si ce « vous » n’est pas une sorte de double du narrateur (procédé repris avec le « tu » dans Lambeaux de Charles Juliet) ou encore une façon de désigner le personnage, avec lequel le narrateur instaurerait un dialogue original… Quel que soit le référent choisi, l’emploi du vous a pour principale fonction de déstabiliser le lecteur dans ses habitudes de lecture, en jouant avec les codes du roman traditionnel et l’identification classique du récit à la 1re personne. Cette prise à partie du lecteur correspond bien aux principes du Nouveau Roman qui exige un lecteur actif, qui participe à la construction du roman : ici, ce « vous » peut être une invitation à se laisser aussi « modifier » par le livre… y Pour répondre à cette question avec les élèves, on peut envisager les « avantages » de chaque texte : – Mme de Lafayette nous fait assister à un monologue délibératif dans lequel la réflexion se construit sous nos yeux. Le recours au discours indirect et au discours direct nous permet d’être sensibles tantôt à la rigueur du raisonnement, tantôt à l’émotion du personnage confronté à une situation tragique. La présence très discrète du narrateur souligne la mauvaise foi qui affleure dans la conscience de l’héroïne ; – Stendhal nous présente un monologue assez théâtral : Julien semble parler tout haut, avec force gestes. Le lecteur a sans doute une vision plus extérieure du personnage, mais la présence pleine d’humour du narrateur lui donne un plaisir de lecture très particulier ; – le texte de Zola est impressionnant par le vocabulaire et la syntaxe employés, qui donnent l’impression au lecteur d’entendre directement parler Gervaise, d’autant plus que le narrateur disparaît une fois le monologue enclenché ; – Aragon, par l’imbrication des différents discours rapportés (au point qu’on ne sait plus exactement où se situe le narrateur) et par une syntaxe syncopée, décousue, nous fait parfaitement rentrer dans la conscience du personnage, dont les pensées sont confuses, marquées par le souvenir obsessionnel et le télescopage de la Bérénice réelle et de son modèle littéraire ; – Butor, en choisissant le « vous » ainsi qu’une syntaxe complexe et sinueuse, en mêlant notations intérieures et extérieures (la lumière bleue de la veilleuse contribue au flou de la pensée), rend bien compte d’une sorte de flux de conscience, qui s’égare au seuil de l’endormissement.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Cette question recoupe un peu la précédente, puisque l’on a observé les 5 textes : on peut la reprendre, en insistant sur les procédés littéraires. • Mme de Lafayette : discours direct + discours indirect – choix d’une construction rigoureuse pour suivre la réflexion ; – présence discrète du narrateur qui donne des renseignements et des éclaircissements au lecteur. • Stendhal : monologue très théâtral – présence appuyée du narrateur qui met en avant un aspect de la personnalité du héros.

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• Zola : discours indirect libre, sans intervention du narrateur – reproduction du vocabulaire et de la syntaxe populaires du personnage. • Aragon : mélange des discours rapportés (accentue le côté décousu du monologue) – présence ambiguë du narrateur ; – syntaxe très bouleversée, rendant compte de la confusion de la pensée. • Butor : l’emploi du « vous » perturbe toute référence à un discours rapporté précis – qui est le narrateur ? qui est le personnage ? – syntaxe élaborée mais très sinueuse et ponctuation défaillante ; – conscience incarnée et influencée par l’extérieur (≠ des autres textes qui n’envisagent qu’une plongée dans la pensée, sans influence extérieure). Commentaire

Introduction Dans Aurélien, Aragon veut peindre une histoire d’amour qui échoue, un couple qui n’arrive pas à se construire. Dès l’incipit, le lecteur se trouve dans le décalage, face à une sorte d’« anti-coup de foudre ». Nous verrons comment ce début de roman vise à dérouter le lecteur en prenant des distances avec la narration et le topos traditionnels et en masquant l’expression du sentiment amoureux.

1. Un incipit déroutant A. Une narration désinvolte a) Peu de renseignements • Le roman débute brutalement, avec une plongée quasi immédiate dans la conscience d’un personnage dont on ignore tout. • Mention de deux prénoms sans aucun renseignement. • Aucune précision sur le cadre et les circonstances de leur rencontre. • Peu de référents spatio-temporels : pas de lieu ; une seule référence à la guerre de 14 (« pendant la guerre, dans les tranchées »). b) Narration ambiguë • Frontière très floue entre récit et discours (sauf la 1re phrase) : beaucoup de phrases peuvent être prononcées par le narrateur ou par le personnage en discours indirect libre (« Cela lui fit mal augurer de celle-ci », « Il l’avait mal regardée », « C’était disproportionné », etc.). • Mélange de discours direct et de discours indirect libre : là encore, Aragon déstabilise le lecteur en employant des phrases nominales, qui ne donnent aucun repère (cf. question 3). • Subjectivité omniprésente (« trouva », « aima », « déplut », « je crois »…), et aucune intervention du narrateur pour rétablir une vérité objective. c) Style désinvolte • Syntaxe orale : « il n’aima pas comment », « ça », « les vers, lui » (ellipse)… • Maladresses : répétition de « étoffe », « vers ». • Termes familiers : « scie », « moricaude », « chichis »… • Beaucoup de phrases nominales, en parataxe, avec des points de suspension. Pensée en train de se construire. B. Une « anti-rencontre amoureuse » a) Anti-coup de foudre • La 1re phrase contredit le topos et les attentes du lecteur : les deux prénoms à consonance antique et le verbe voir sont anéantis par la chute « franchement laide » (adverbe un peu familier, jugement sans appel). • Le jugement initial est renouvelé : « déplut », « n’aima pas », et la répétition de « mal ». • Le souvenir de la rencontre ne lui laisse qu’une impression « d’ennui et d’irritation » (« ce qui l’irritait » ≠ éblouissement, admiration… du topos). • Même le jour de la rencontre est déprécié : « Ses cheveux étaient ternes ce jour-là » (≠ « surtout ce jour-là » dans la scène du bal de La Princesse de Clèves). b) Anti-portrait de Bérénice

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• Portrait dépréciatif, aucune sans idéalisation, ni aucune mention de beauté : on ne connaît d’elle que ses vêtements de mauvais goût et ses cheveux mal tenus. • Portrait surtout très vague : « n’aurait pas pu dire », « mal regardée », « impression vague », « plutôt », « je crois ». • Bérénice apparaît surtout comme une personne médiocre, commune (≠ femme élue, unique, du topos) : « qu’il avait vue sur plusieurs femmes », cheveux « ternes », « plutôt petite ». • Dépréciée sans cesse par rapport à son modèle littéraire : « celle-ci » ≠ « princesse d’Orient », « l’autre, la vraie ». c) Le personnage d’Aurélien • Personnage un peu « snob », péremptoire ; assurance d’un grand bourgeois, qui juge facilement et avec mépris aussi bien les vêtements que les vers : « Il avait des idées sur les étoffes », « Les cheveux coupés, ça demande des soins constants », « qu’il ne trouvait même pas un beau vers ». • Personnage désabusé, qui déprécie tout (on saura plus tard qu’il a été blessé par à la guerre on comprendra plus tard que la guerre l’a marqué profondément et à détruit en lui tout idéalisme qui a porté un coup fatal à tout idéalisme), qui n’a aucun respect pour une œuvre canonique (il traite l’œuvre de Racine de « romance », de « scie »). Le personnage racinien est complètement dégradé et perd toute grandeur (tendance du personnage à juger sur l’apparence) : « Assez moricaude même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles » (vocabulaire et syntaxe iconoclastes). • Paraît difficile à émouvoir : « les vers, lui ». Ce personnage paraît absolument inapte à la passion, au coup de foudre, au romanesque.

2. La mise en scène d’une obsession L’inversion du cliché n’entraîne pas la négation du « coup de foudre »… Celui-ci va se jouer de façon beaucoup plus obscure et détournée, sous le signe de l’obsession. A. L’obsession du nom a) Le nom de Bérénice est porteur de rêve : « princesse d’Orient » = exotisme, luxe (« des bracelets en veux-tu en voilà », « voiles »). b) La « superstition » liée à ce nom, comme s’il devait influer sur la personne : Bérénice est répété 4 fois et forme même une phrase à lui seul (« Mais Bérénice »). Ce nom apparaît si fort qu’il donne des « obligations ». B. L’obsession d’un souvenir littéraire a) Les parallèles entre les deux Bérénice La Bérénice de Racine fonctionne comme un double de la Bérénice vivante, au point que l’on peut confondre les deux, à travers l’ambiguïté de l’adjectif « la vraie », d’autant que le souvenir du vers de la tragédie fonctionne dans la pensée d’Aurélien comme celui de Bérénice : – même flou dans le souvenir (« impression vague » = « il ne se rappelait que dans ses grandes lignes », « Impossible de se souvenir ») ; – même doute sur la beauté du vers (« dont la beauté lui semblait douteuse ») ou du personnage de la tragédie (« Assez moricaude même ») ; – même ton supérieur et méprisant pour en parler, même jugement péremptoire ; – même côté inexplicable (« Il se demanda même pourquoi » = « Pourquoi ? c’est ce qu’il ne s’expliquait pas ») ; – même obsession (« repensé » = « remettait dans la tête »). b) L’expression de l’obsession • Champ lexical : « repensé », « remettait dans la tête », « hanté », « obsédé », « revenait », « se rappelait », « scie », « se souvenir ». • Répétition : « qui l’avait obsédé, qui l’obsédait », « revenait et revenait » ; « vers » (5 fois), Bérénice (4 fois), Césarée (4 fois). • Durée dans le temps : « hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard », « encore ». • Syntaxe (phrases inachevées, points de suspension) : – répétitions qui traduisent le côté décousu de la pensée qui tourne sur elle-même ; – cascade de relatives : « un vers […] que […], qui […], qu’ […], dont […], mais qui […], qui […] », comme une pensée dont on ne peut se dépêtrer… C. L’irritation comme masque de l’amour a) Les marques de l’irritation

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• Répétition du terme : « irritation », « irritait ». • Insistance sur sa tendance à tout rabaisser : rien ne trouve grâce à ses yeux. • Ton exaspéré : « Elle lui déplut, enfin » + le passage au discours direct. b) Les marques d’une autre émotion • Aurélien semble vouloir s’autopersuader de son dégoût : redondance, accumulation des défauts de Bérénice, comme s’il voulait se protéger de quelque chose d’autre, se donner toutes sortes de raisons de ne pas l’aimer. • Il se trahit lui-même avec le terme « disproportionné » : écart entre l’indifférence affichée et l’obsession manifeste. • L’effet produit sur lui lui échappe, lui paraît inexplicable, alors qu’il a si facilement des idées, des jugements sur tout : premier pas de la passion incontrôlable. • À travers le nom et le souvenir obsédant de Racine, c’est une sorte de « cristallisation » qui s’opère.

Conclusion À travers cette déconstruction des codes romanesques et du topos de la rencontre amoureuse, Aragon nous donne une bonne idée de son talent d’écrivain, qui joue à la fois de la désinvolture et de la poésie, et prend à contre-pied son lecteur ainsi que son personnage. Toute la suite du roman consistera dans l’approfondissement de cette « cristallisation négative » de la première page. Dissertation

Introduction Avec la naissance du roman d’analyse, le romancier va permet d’accéder plus profondément à l’intériorité de l’être humain. Nous verrons les différentes approches qu’il propose au lecteur pour une connaissance plus intime des personnages.

1. Identification Le roman est le lieu privilégié de l’analyse subjective et personnelle par l’identification du lecteur au personnage. A. Le mécanisme de l’identification a) L’identification « automatique » Le lecteur s’identifie facilement avec un héros positif, présenté avec bienveillance par le narrateur, et que la narration suit de très près : les héros de La Princesse de Clèves, Fabrice ou Julien chez Stendhal… b) Le jeu sur l’énonciation C’est un des moyens utilisés par le roman pour « forcer » l’identification et impliquer le lecteur. • Roman à la 1re personne qui semble annuler la barrière que constitue un narrateur (Manon Lescaut, Voyage au bout de la nuit, les romans par lettres…) : le lecteur est obligé d’épouser le point de vue du narrateur, ce qui peut aboutir à un certain malaise quand le personnage est « négatif » (Merteuil dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, le héros des Bienveillantes de Littell…). • Dans un roman à la 3e personne, le narrateur peut utiliser dans le récit le langage même du personnage (Zola, L’Assommoir). • Les romanciers du XXe siècle ont même utilisé une énonciation ambiguë pour le lecteur, en ayant recours à la 2e personne : vous pour La Modification de Butor, tu pour Lambeaux de Juliet… B. L’introspection Le personnage plonge lui-même dans sa propre conscience et offre au lecteur une vision subjective de sa personnalité. a) La focalisation interne qui nous fait voir la réalité par le point de vue du personnage et peut être le lieu de la projection de ses fantasmes : le regard amoureux du duc sur la princesse de Clèves lors de la scène des rubans, les enthousiasmes naïfs d’Emma Bovary sur le monde factice de la noblesse, le regard faussement objectif du mari jaloux dans La Jalousie de Robbe-Grillet… b) Le monologue intérieur, qui nous met directement en contact avec la conscience des personnages, avec toutes les questions soulevées par le rapport au langage (cf. les textes du groupement) : de l’organisation rationnelle chez la princesse de Clèves jusqu’à l’obsession décousue chez Aurélien d’Aragon, ou le délitement de la pensée dans La Modification de Butor.

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En nous donnant accès à la conscience d’un personnage, le roman est le meilleur (voire le seul, selon les époques) moyen de connaître intimement le fonctionnement des personnalités d’un temps révolu (vocabulaire qui reflète les valeurs de l’époque, type de langage, façons de s’adresser aux autres, etc.).

2. Analyse Le roman, par sa diversité, donne accès à la dimension complexe d’une personnalité, en variant les points de vue que l’on a sur elle. Il permet ainsi de connaître un personnage d’une manière plus objective, passant par l’analyse, qui oblige le lecteur à réfléchir, comprendre, interpréter… A. Le point de vue des autres personnages À travers la multiplicité des personnages, le roman diversifie les voies d’accès au héros, par des oppositions, des confrontations… a) La princesse de Clèves est jugée et « déchiffrée » de l’extérieur par une multitude de regards posés sur elle : sa mère, son époux, le duc, le chevalier de Guise, la reine dauphine, etc. b) La complexité d’une personnalité apparaît à travers les jugements différents portés sur elle : le roman par lettres permet particulièrement cet éclatement des points de vue (qui est le vrai Valmont : un dangereux libertin, comme le dit Mme de Volanges ? un amant sincère, selon Mme de Tourvel ? un neveu affectueux, selon Mme de Rosemonde ?). B. Le point de vue du narrateur Le narrateur oriente évidemment notre lecture du personnage. a) Balzac, en choisissant souvent la focalisation zéro, nous explique le poids du passé, du milieu, sur ses personnages (on connaît tout du passé et de l’ascension sociale du père Goriot). b) Zola les surcharge parfois de sens en en faisant les lieux d’expérimentation du système de l’hérédité (Jacques, dans La Bête humaine, hérite sa folie des alcooliques de sa famille). c) Stendhal porte sur eux un regard fait à la fois de tendresse et de distance humoristique (il s’amuse, tout en la cautionnant, de la volonté d’élégance morale de Fabrice). d) Flaubert utilise l’ironie pour se distancier de ses personnages et les juger, parfois avec cruauté (cf. le regard qu’il porte sur les lectures d’Emma, ses rêves d’exotisme ou de romantisme). C. Les choix narratifs a) L’auteur peut choisir de mettre son personnage dans des situations différentes qui le dévoilent progressivement (c’est particulièrement le cas dans le roman d’apprentissage : Le Père Goriot de Balzac, Le Rouge et le Noir de Stendhal…) : Langlois, dans Un roi sans divertissement de Giono, est placé face à un meurtrier dans lequel il va de plus en plus se reconnaître ; Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit de Céline, est confronté à la guerre, au colonialisme, au taylorisme américain, à la misère des banlieues… b) L’auteur peut choisir de conserver le mystère du personnage, sans jamais donner de jugement objectif et définitif sur lui : – c’est le cas dans le roman par lettre, où il n’y a jamais d’autres points de vue que ceux des personnages (on ne saura jamais la vérité de Valmont qui meurt avec son secret) ; – c’est le cas aussi dans le fantastique où on ne sait jamais si le héros est fou ou sain d’esprit (Le Horla de Maupassant) ; – c’est très souvent le cas dans le roman du XXe siècle qui refuse le narrateur omniscient et nous montre des personnages totalement opaques ou déconstruits (L’Étranger de Camus, le Nouveau Roman en général…).

Conclusion Le roman est donc bien un moyen d’accès à l’intériorité humaine. À travers la multiplicité de ses intrigues, des personnages qu’il met en scène et de tous les choix qu’il réserve au narrateur, il est loin d’avoir fini de nous livrer toutes ses vérités… Écriture d’invention Il faudra valoriser à la fois l’argumentation (le choix des arguments, l’appui sur des exemples littéraires) et le dialogue (enchaînement des répliques, caractérisation de chaque interlocuteur).

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« L a v o i r s a n s q u ’ e l l e s û t q u ’ i l l a v o y a i t » ( p p . 1 9 1 à 1 9 4 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 195-196)

Une scène romanesque et poétique u Le narrateur emploie beaucoup d’hyperboles, d’intensifs et de superlatifs pour mettre en valeur cette scène : « si admirable beauté », « à peine fut-il maître », « On ne peut exprimer », « le plus beau lieu du monde », « tellement hors de lui-même »… Dans le deuxième paragraphe, c’est le narrateur qui prend lui-même la parole pour souligner le caractère exceptionnel de la scène : « c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé ». Et dans le passage au discours indirect libre (3e paragraphe), il multiplie les phrases exclamatives pour montrer l’intensité de l’émotion du personnage. v Cette scène est empreinte d’une grande force grâce au cadre choisi : elle se déroule de nuit, avec un fort contraste entre l’obscurité et la lumière qui met en valeur la princesse (« beaucoup de lumières dans le cabinet », « elle prit un flambeau ») ; la nuit souligne aussi la solitude des personnages. D’autre part, le pavillon joue sur l’opposition entre extérieur et intérieur : le duc a déjà pénétré dans le jardin (symbole du locus amoenus latin, « le jardin des délices » ou « le jardin clos », cher aux poètes lyriques) en franchissant les palissades (première transgression) ; la princesse est dans son « cabinet », lieu clos, intime, mais « toutes les fenêtres en [sont] ouvertes » : la fenêtre ici, comme ailleurs dans le roman (la chambre du marchand de soieries), sert à la fois de frontière, d’obstacle, mais aussi d’accès, qui permet de voir sans être vu (« Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait Madame de Clèves »). Elle est en même temps un écran, même ténu, entre le regard de Nemours et le corps de Mme de Clèves : sitôt que le duc tente de le franchir, la princesse s’enfuit sans se retourner. La contemplation de l’être aimé n’est possible qu’à travers une médiation (vitre, tableau). w Le duc adopte un comportement caractéristique de l’amant des romans héroïques et précieux. Il n’hésite pas à commettre des actes imprudents pour voir sa dame : la traversée de la forêt et le franchissement de la palissade peuvent prendre le sens symbolique d’un exploit ou d’une épreuve initiatique comme dans La Belle au bois dormant, par exemple (voir quelques lignes avant notre passage : « Les palissades étaient fort hautes, et il y en avait encore derrière pour empêcher qu’on ne pût entrer ; en sorte qu’il était assez difficile de se faire passage. M. de Nemours en vint à bout néanmoins »(p.00) ) ; il est transporté d’amour et d’admiration à la vue de sa dame (« transport », « hors de lui-même », « immobile », « trouble »). Mais il est avant tout respectueux de sa maîtresse, de sa réputation ou de sa pudeur, et il se soumet à sa volonté (« quelle crainte de lui déplaire ! quelle peur », « il ne devait pas prétendre qu’elle le voulût écouter ») ; et il est prêt à remettre en cause ses propres décisions (« Il trouva qu’il y avait eu de la folie », « Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse »). Le code de l’amour précieux demande à l’amant de tout oser pour sa maîtresse, mais de ne jamais aller trop loin pour ne pas prendre le risque de lui déplaire ni de la choquer ; il doit lui montrer à la fois des marques de sa passion mais aussi de sa soumission. x Le narrateur bâtit cette scène comme un véritable tableau qui magnifie la princesse : le cadrage de la fenêtre, le personnage en pleine lumière se détachant sur l’obscurité de la nuit. Il souligne la tenue très sensuelle de la princesse (« elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge que ses cheveux confusément rattachés »), sa posture alanguie (« sur un lit de repos »), l’expression de son visage (« une grâce et une douceur », « une attention et une rêverie »). Cette vision apparaît donc empreinte d’onirisme et d’un érotisme voilé, ce qui explique le « transport » du duc. y L’insistance sur la vision est extraordinaire dans ce passage, puisqu’on y trouve plus de 15 fois le verbe voir (mais aussi 2 fois le verbe regarder, et vue et distinguer). La focalisation adoptée est très majoritairement interne : l’essentiel du texte est vu par le regard amoureux du duc, ce qui permet au lecteur de ressentir lui aussi la magie qui se dégage de ce tableau. Puis, dès que Nemours, en faisant du bruit, rompt l’enchantement de la scène et quitte le statut de « voyeur », nous passons au point de vue de Mme de Clèves. Mme de Lafayette a bâti ici un jeu de regards très complexe et suggestif, aboutissant à une véritable mise en abyme : M. de Nemours regarde la princesse qui regarde un tableau le représentant (voir d’ailleurs le parallélisme, illustré par les deux seuls emplois du verbe regarder : « regarder ce portrait » /

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« regarder Madame de Clèves »). Le parallèle est d’autant plus fort que la scène contemplée par le duc est aussi présentée comme un tableau (cf. question 4). N’oublions pas, en outre, que Nemours est espionné par l’envoyé du prince, qui est encore un regard supplémentaire, même si celui-ci reste lacunaire, puisque l’espion n’a pas passé les palissades. Enfin, ce dispositif narratif met le lecteur dans la même position de « voyeur » que le duc et le rend complice de sa transgression : celui-ci, entré de nuit par effraction dans le jardin, contemple, à son insu, une femme qui lui est interdite et viole son intimité (cf. la tenue négligée de la princesse). Il s’agit pour Mme de Lafayette d’une façon détournée de rendre compte de la puissance du désir et du fantasme, tout en respectant les codes classiques.

Une scène d’aveu U Les deux objets sur lesquels se fixe l’attention de la princesse – la canne et le tableau – représentent des substituts du duc, l’un parce qu’il lui a appartenu, l’autre parce qu’il le représente. La princesse a dérobé la canne (« Madame de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à Monsieur de Nemours ») comme le prince avait dérobé son portrait chez la reine dauphine. Cet objet correspond également à un code amoureux entre les deux amants, puisqu’elle l’orne de rubans « des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi » (voir au moment du tournoi : « On en chercha inutilement la raison. Mme de Clèves n’eut pas de peine à le deviner : elle se souvint d’avoir dit devant lui qu’elle aimait le jaune, et qu’elle était fâchée d’être blonde, parce qu’elle ne pouvait en mettre » (p.00) ). Ces rubans, langage secret entre le duc et la princesse, évoquent donc aussi le statut chevaleresque de l’amant portant les couleurs de la dame. Le tableau est encore en parallèle avec le portrait de Mme de Clèves : chacun des personnages, privé de la présence de l’autre, emporte avec lui un substitut dont la contemplation remplacera celle, interdite, de l’être aimé. Là encore, cette représentation met le duc en situation héroïque. V Tous les deux, ne se sachant pas vus, se laissent aller aux manifestations physiques de la passion et abandonnent le monde réel pour atteindre une sorte d’extase onirique : c’est ce que signifie la « rêverie » de la princesse, ou l’immobilité « hors de lui-même » du duc. Ils ont tous deux quitté les limites de la raison ou du langage et restent absorbés dans la contemplation de leur amour (« adorait », « attention »). Ils atteignent ainsi une sorte de communion et vivent une sorte de nuit d’amour onirique, fortement signifiée par les gestes ou objets symboliques (la transgression du duc et son entrée dans le jardin, la canne et les rubans…). Mais cet état est interrompu par le retour à la raison pour le duc (« Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre ») et par la présence réelle de celui auquel elle pense pour la princesse. W On peut parler ici d’aveu, car tous les signes de la passion sont manifestés sans souci des bienséances, puisque la princesse se croyant loin de tout regard. Elle peut enfin, sans contrainte, laisser transparaître son intériorité, ce que le narrateur souligne à plusieurs reprises : « que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur », « avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner », « choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait ». L’aveu de la princesse est ici bien plus sincère que lors de la scène avec son mari, où elle devait encore surveiller son langage, dissimuler certains faits, et d’une certaine façon, influer sur son destinataire. Cette transparence entre le « cœur » et le « visage » est interdite pour la princesse devant quiconque, alors qu’elle a un fort désir de sincérité et de vérité.

Une scène d’analyse X Les verbes de pensée n’interviennent que dans la deuxième partie du texte, une fois que le duc est « un peu remis », et on en trouve alors beaucoup : « pensa », « crut », « trouva », « vit », « envisagé », « il lui parut ». Le retour à la réalité lui permet de s’interroger à la fois sur la portée de son acte et sur la conduite à tenir ensuite. Mais le passage à l’acte est plus délicat, car il tient compte du code galant et des réactions de la princesse ; ainsi le vocabulaire de la volonté (« prit la résolution », « voulut l’exécuter ») se heurte à celui de l’hésitation (« trouble », « crainte », « peur », « il ne devait pas prétendre », « tout son courage l’abandonna »). Au contraire, pour Mme de Clèves, l’action suit immédiatement la perception,

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sans véritable passage par la réflexion, comme si son acte était du domaine de la survie : « elle crut le reconnaître et sans balancer ni se retourner du côté où il était, elle entra ». at Mme de Lafayette nous donne accès à l’intériorité des personnages par différents procédés narratifs : – le point de vue interne, avec l’emploi de verbes de perception, de jugement ; – le discours indirect libre dans le 3e paragraphe, qui permet l’expression de l’émotion du personnage ; – le commentaire du narrateur qui nous renseigne sur ce que le personnage qui voit ne peut pas savoir (« Madame de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à Monsieur de Nemours »), ou met en valeur le caractère exceptionnel de la scène (2e paragraphe). ak Comme dans la plus grande partie de ce roman, le narrateur s’abrite derrière ses personnages et les laisse tenir leurs propres jugements et interprétations : ainsi, c’est le duc qui fait le rapprochement entre les couleurs des rubans et celles qu’il a portées au tournoi. On ne sait des sentiments de la princesse que ce qu’elle en laisse transparaître au regard du duc. Le narrateur choisit donc de n’être pas totalement omniscient, mais il nous donne tous les détails dont nous avons besoin pour comprendre la portée des attitudes des personnages. al Grâce à la focalisation interne, Mme de Lafayette laisse une part de mystère dans la personnalité de Mme de Clèves : nous ne saurons jamais le contenu de sa rêverie (désir, regret, projection dans l’avenir, résolutions…), ce qui donne beaucoup plus de profondeur à cette scène fantasmatique… De même, à la fin du passage, le narrateur nous laisse choisir entre deux interprétations de la réaction immédiate de la princesse : une réaction purement matérielle et une autre qui fait intervenir la psychologie, voire l’inconscient…

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 197 à 204)

Examen des textes et de l’image u Dans les six documents, le regard masculin se pose sur la femme alors qu’elle ne se sait pas vue : dans les textes A, D et E, et dans la gravure, l’homme se cache volontairement pour épier la femme. De plus, la femme est souvent surprise dans un lieu privé, qui est pour elle un refuge où elle se croit à l’abri de tous : le cabinet de la princesse, la hutte au fond de la forêt pour Yseut (d’autant que le roi Marc y pénètre l’épée nue), la terrasse de Clélia, le petit salon d’Ariane et le bain pour Suzanne. L’homme porte un regard sur le corps féminin en situation vulnérable, en violation de tous les tabous et interdits : la princesse de Clèves est en tenue négligée, Yseut en train de dormir, et surtout Suzanne est nue ; dans le texte B, le roi Marc porte même la main sur le corps d’Yseut, et, sur la gravure dans le tableau, les vieillards ont bien le même désir de le faire sur vis-à-vis de Suzanne ! La violation est aussi d’ordre psychologique, puisque l’homme a accès à des sentiments dont la femme désire qu’ils restent cachés : c’est le cas dans les textes A et C, et sans doute D. v Dans les textes A, C et E, l’homme est amoureux de la femme : son regard est donc empreint de désir, d’admiration. Ces trois textes sont en focalisation interne, et le lecteur a accès aux sentiments du personnage par le discours rapporté (discours direct dans les trois textes, discours indirect dans les textes A et C) ou les précisions du narrateur. Chez Mme de Lafayette (texte A) et Stendhal (texte C), le héros hésite sur la conduite à tenir pour ne pas heurter celle qu’il aime, mais Solal chez Albert Cohen (texte E) est tout entier dans la célébration de la femme et du sentiment amoureux. Dans les textes B et D, la situation est différente, puisque le regard est celui du mari qui voit sa femme avec un autre et éprouve donc de la jalousie : le roi Marc entre plein de « fureur », « l’épée nue », animé du désir de tuer. Mais il ressent ensuite compassion et mansuétude, et un monologue intérieur nous fait assister à son retournement et aux arguments qu’il se donne pour leur faire grâce. Dans le texte D, la personnalité du « voyeur » est complètement gommée et nous n’avons jamais accès à son intériorité. w Dans ces trois textes, le narrateur profite du regard indiscret de l’homme pour avoir accès à une face « cachée » du personnage féminin. Dans les textes A et C, la femme se croyant seule peut exprimer son amour interdit, alors qu’elle ne peut le laisser paraître à personne. C’est la seule façon pour que le héros soit au courant des sentiments de l’héroïne pour lui… Dans le texte E, c’est un peu différent : la violation de l’intimité d’Ariane nous montre d’elle un aspect fantasque, égocentrique et même un peu ridicule, qu’elle ne peut pas non plus manifester en société.

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x L’expression de la sensualité chez Mme de Lafayette est forcément limitée par les codes de la bienséance et passe donc par la litote ou le détournement : la tenue de la princesse, sa pose, la scène de nuit et dans un climat intime, et surtout le regard amoureux du duc. La scène du baiser à la glace dans Belle du Seigneur traduit un érotisme beaucoup plus suggestif par la répétition du terme baiser, l’évocation du corps féminin (« lèvres », « l’élancée », « ses longs cils recourbés ») et surtout la célébration poétique, au discours direct, du sentiment amoureux : invocations, apostrophes, rythme incantatoire (« aussitôt aimée, aussitôt mon aimée »), effets de sonorités (« Ô l’élancée, ô ses longs cils »). Dans le tableau de Santerre, le corps féminin est particulièrement mis en valeur, occupant tout le centre du tableau, sa blancheur se détachant sur le fond sombre et le tissu rouge. La pose de la jeune femme, très étudiée, souligne ses courbes, et la lumière fait ressortir l’éclat de sa peau. y La scène est observée à travers son reflet dans une vitre : « Dans le battant gauche, ouvert, de la première fenêtre de la salle à manger, au centre du carreau médian, l’image réfléchie de la voiture bleue » ; la vision, et donc la narration, puisqu’il s’agit d’une focalisation interne, sont de ce fait gênées d’abord par les défauts de la surface réfléchissante : « qui s’efface par instants tout à fait, absorbé par un défaut du verre », « Les irrégularités de la vitre faussent le détail du geste ». L’angle de vue limite également la perception, puisque l’un des personnages masque l’autre : « Les fenêtres du salon donneraient, du même spectacle, une vue directe et sous un angle plus commode : les deux personnages placés l’un à côté de l’autre ». Cette narration très lacunaire oblige le lecteur à combler les manques, à décrypter les détails et à interpréter. U L’idée de transgression est matérialisée par le haut mur et la végétation qui entourent Suzanne à l’arrière-plan. Les deux « voyeurs » est sont relégués complètement dans l’ombre, comme si cette obscurité révélait sa leur noirceur morale. Au contraire, le corps de Suzanne est tout entier marqué par la blancheur et la lumière, et son attitude reflète sa pudeur (yeux baissés, seins et sexe cachés). Elle ne voit rien de son ses agresseurs qui va vont surgir lâchement dans son dos. Je ne vois qu’un personnage masculin dans le tableau, mais vous avez peut-être une meilleure reproduction...

Travaux d’écriture

Question préliminaire Mise en valeur de la figure de la femme aimée : – la femme est d’abord mise en valeur par les difficultés qu’a dû surmonter le personnage masculin pour parvenir à la voir : forêt à traverser pour le roi Marc et le duc de Nemours, obstacles qui empêchent la vue (palissades pour le duc, abat-jour pour Fabrice, mur et végétation dans le tableau de Santerre), obligation de se cacher pour Solal et de trouver un dispositif de vision compliqué pour le personnage de La Jalousie ; – les textes de Mme de Lafayette et de Cohen, ainsi que le tableau, soulignent la beauté de la femme, et sa sensualité (cf. question 4) ; – dans La Princesse de Clèves, Tristan et Yseut ainsi que La Chartreuse de Parme ou le tableau de Santerre, le personnage féminin émeut à la fois par sa vulnérabilité, sa sincérité et son innocence ; – la focalisation interne à travers le regard d’un homme amoureux ou jaloux met évidemment la femme en valeur, puisqu’elle est l’objet d’un désir ; – les textes A, B (dans une certaine mesure) et C montrent de la part du personnage masculin, malgré sa situation de « voyeur » et sa transgression, un certain respect de la femme, qu’il s’agit de ne pas blesser ; – le texte d’Alain Robbe-Grillet reste complètement à part, puisque le regard du narrateur n’est accompagné d’aucun affect explicite et qu’il semble se réduire à un point de vue objectif… Commentaire

Introduction

Réponses aux questions – 34

Stendhal aime montrer dans ses romans des êtres jeunes et purs, découvrant le sentiment amoureux. Dans ce passage de La Chartreuse de Parme, Fabrice, emprisonné, a le bonheur de voir, à l’insu de Clélia, que celle-ci répond à son amour. Ce « moment de grâce » fait intervenir tout un dispositif narratif centré sur le jeu des regards et permet aussi à l’auteur de nous montrer la naissance de l’amour chez ses jeunes héros.

1. Le jeu des regards A. Les focalisations a) Le champ lexical de la vision est extrêmement développé dans ce texte : « voir » (5 fois), « aperçue », « regard » (2 fois), « yeux », « contempler », « aperçoit ». On peut remarquer que ces termes s’appliquent en majorité à Fabrice, mais qu’il y a déjà une sorte d’échange dans leur répartition : « le regard fixé » (Clélia) / « mes regards » (Fabrice) ; « elle ne croyait point être aperçue » / « si elle savait que je l’aperçois ». b) Stendhal bâtit cette scène sur une alternance de points de vue • D’abord celui de Fabrice, puisque c’est lui qui prend l’initiative de l’action : en premier lieu ses actes, puis ses réflexions au discours direct, puis le spectacle qu’il a de Clélia, vue à travers ses yeux (« il eut tout le temps de lire dans ses yeux ») ; le terme « évidemment » souligne aussi que c’est Fabrice qui interprète l’attitude de l’héroïne. • Ensuite, on passe directement au point de vue interne de Clélia (qui n’est plus perceptible à Fabrice) : « Son âme était profondément troublée » + vocabulaire de l’introspection (« songeait », « comprenait »). • Enfin, retour au point de vue de Fabrice, d’abord au discours indirect libre (« il lui semblait »), puis au discours direct. La construction du texte met la vision de Célia au centre, encadrée par les efforts et les délibérations de Fabrice. B. L’impossible échange a) Les deux héros sont séparés par l’« immense abat-jour » Mentionné 4 fois dans le texte, il est symbole de l’emprisonnement de Fabrice et de l’interdit porté sur Clélia, puisqu’elle est la fille du gouverneur de la prison. Mais, comme toujours chez Stendhal, la prison n’est qu’extérieure et n’empêche pas le bonheur du prisonnier : Fabrice va parvenir à voir au travers ; quant à Clélia, elle échappe à la forteresse en se réfugiant sur la terrasse, ouverte sur le ciel, et en s’occupant de ses oiseaux, symboles de liberté. b) Le temps semble suspendu pendant cette scène Après les inquiétudes et les efforts de Fabrice (« quinze heures de travail ») vient le « moment de grâce » pendant lequel tout mouvement s’arrête dans la contemplation. Le narrateur répète quasiment la même expression à deux phrases d’intervalle : « elle resta longtemps immobile et le regard fixé sur cet immense abat-jour » / « pour rester des minutes entières immobile à contempler la fenêtre ». c) Mais l’échange proprement dit reste néanmoins impossible Si, au centre de l’extrait, nous trouvons l’expression « il eut tout le temps de lire dans ses yeux », cette lecture reste à sens unique : le regard de Clélia bute désespérément sur l’obstacle (« le regard fixé sur cet immense abat-jour »). d) Le bonheur de la contemplation se change à la fin du texte en frustration Fabrice désire un regard réciproque (« il n’était pas heureux tant qu’il ne pouvait pas témoigner à Clélia qu’il la voyait »). Mais la situation échoue dans le dilemme, puisque l’échange des regards est interdit : « si elle savait que je l’aperçois » / « elle se déroberait à mes regards ».

2. L’expression de l’amour On sent dans ce passage que toute la sympathie et la tendresse de Stendhal sont acquises à ses jeunes héros confrontés au sentiment amoureux : Clélia est qualifiée de « jolie voisine » et le narrateur semble épouser le projet de Fabrice (« grande idée », « avec succès », « L’imprudence de Fabrice fut récompensée »). A. L’attirance Stendhal évoque ici l’attirance des deux êtres l’un vers l’autre, sentiment encore très pudique, et même inconnu pour la jeune fille. a) L’entreprise de Fabrice • La narration transforme en exploit quasi chevaleresque le projet de Fabrice : le héros doit montrer courage et persévérance (une nuit d’effort !) pour obtenir de voir sa dame.

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• Le monologue intérieur souligne ce que risque le héros : il s’ouvre sur le mot « imprudence », évoque les dangers avec deux interrogatives, puis y répond de façon de plus en plus exaltée (« demain je ne puis la voir » / « Quoi ! par ma faute je resterais un jour sans la voir ! »). Le danger ne tient pas longtemps dans la conscience de Fabrice face au désir de « la voir ». b) Le bonheur de Fabrice On sait l’importance de la quête du bonheur chez Stendhal : il s’agit souvent d’un moment de grâce où le héros, indépendamment des circonstances extérieures, se sent en accord avec lui-même, avec l’autre. C’est ce qui se passe ici où Fabrice, qui a pris des risques, se sent donc à la hauteur de ce qu’il ressent pour Clélia et a la joie de voir que son amour est partagé : « par excès de bonheur, […] il eut tout le temps de lire dans ses yeux les signes de la pitié la plus tendre ». c) L’amour de Clélia • Vu son jeune âge, elle na pas encore une claire conscience de ce qu’elle ressent et son sentiment s’exprime à travers ses attitudes, clairement parfaitement décryptées par Fabrice et soulignées par la redondance que nous avons analysée plus haut : longue immobilité, regard fixé sur la prison de Fabrice, négligence dans le soin à ses oiseaux. • Son amour se cache sous d’autres sentiments : « la pitié la plus tendre », la jalousie pour la duchesse (« elle commençait à la haïr »). B. Le trouble a) L’amour interdit Clélia est dans une situation difficile puisque, par rapport à ce qu’elle doit à son père, elle n’a pas le droit d’aimer Fabrice. De plus, elle est retenue par la pudeur qui interdit à une jeune fille de manifester ses sentiments à un homme : « timide et réservée comme elle l’est ». Ce n’est donc qu’à son insu qu’elle peut révéler à Fabrice son amour. b) Le trouble de Clélia • Le narrateur nous fait plonger à l’intérieur de sa conscience, mais en respectant le trouble et l’ignorance de l’héroïne qui ne sait pas mettre de nom sur ce qu’elle ressent (on retrouve une situation et un procédé narratif proches de ceux de La Princesse de Clèves) : « Son âme était profondément troublée », « Elle ne comprenait rien ». • L’héroïne ne se sent plus maîtresse d’elle-même : son caractère change malgré elle (« la profonde mélancolie qui s’emparait de son caractère ») ; elle passe par des sentiments opposés (« tant de pitié » / « la haïr ») ; elle se sent divisée et ne se reconnaît plus (« de l’humeur contre elle-même »). • Le narrateur évite volontairement d’employer des termes qui outrepasseraient la conscience que Clélia a d’elle-même : ainsi, amour et jalousie sont remplacés par « mélancolie », « humeur » et « haïr ». Au lecteur d’interpréter…

Conclusion Ce passage est très caractéristique de la narration stendhalienne, simple, sans effets rhétoriques, et pleine d’empathie avec ses héros. Cette scène traduit également fort bien la conception du bonheur de Stendhal : un moment où le temps s’arrête, où le personnage se sent en plein accord avec lui-même et ce qu’il est en train de vivre. D’autre part, on retrouve ici beaucoup d’éléments de la scène des rubans dans La Princesse de Clèves : même personnage masculin prêt à prendre tous les risques pour voir sa dame, même fascination du regard, même aveu inconscient du sentiment, même moment suspendu dans le temps… Dissertation

Introduction La focalisation est un des procédés romanesques les plus riches d’effets et de sens. Nous verrons comment l’utilisation de chaque point de vue permet au narrateur de susciter différents types de lectures, d’impliquer différemment le lecteur dans son récit.

1. Attiser la curiosité

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Un des ressorts essentiels du roman est de susciter la curiosité du lecteur, à propos du personnage ou de l’intrigue, pour l’inciter à continuer sa lecture. L’utilisation de certains points de vue permet de jouer sur cet intérêt du lecteur.

A. dévoilement partiel a) La focalisation interne réduit forcément l’information, puisque l’on est limité au point de vue d’un personnage : le lecteur veut en savoir plus, arriver à une vision plus complète ou moins subjective des choses (roman par lettres). b) La focalisation externe, en se limitant à l’extériorité des personnages leur donne un côté insaisissable que l’on a envie d’approfondir : dans La Jalousie de Robbe-Grillet, le lecteur s’interroge sur ce qui se cache derrière cette narration apparemment neutre et objective. c) Le narrateur peut refuser volontairement la focalisation zéro : Diderot, dans Jacques le Fataliste, s’amuse à jouer avec les attentes du lecteur et à retenir l’information.

B. Prolepse C’est le procédé quasiment inverse, puisque le narrateur en dit plus qu’il n’en faut à un moment donné de la fiction. a) Dans le cas d’une focalisation zéro, où le narrateur dévoile une partie du destin du personnage : Thérèse Desqueyroux de Mauriac débute par la fin du procès pour empoisonnement de l’héroïne, et le lecteur se demande comment elle en est arrivée là. b) Dans le cas d’un récit rétrospectif en focalisation interne, où le narrateur âgé jette un regard sur sa vie passée : Manon Lescaut de Prévost, La Morte amoureuse de Gautier…

2. Impliquer par l’émotion (focalisation interne privilégiée) Les focalisations favorisant l’identification impliquent fortement le lecteur dans le récit, en lui faisant éprouver différentes émotions.

A. Sympathie, compassion • Ce sentiment à l’égard du personnage est favorisé par la focalisation interne, dans laquelle on rentre dans la personnalité d’un héros et on en épouse la perception : c’est le cas dans La Princesse de Clèves, dans L’Assommoir (où grâce au discours indirect libre, le lecteur suit les espoirs et les découragements de Gervaise). • Le récit à la 1re personne amplifie aussi cette émotion (Le Dernier Jour d’un condamné, de Hugo).

B. Malaise Le point de vue interne (surtout quand il s’agit d’un récit à la 1re personne) permet de jouer sur un ressort très intéressant : le malaise qui naît du décalage entre le lecteur et le personnage dont il est obligé d’épouser le point de vue. a) Quand le héros est un médiocre, voire un « salaud » : Valmont dans Les Liaisons dangereuses, Aue dans Les Bienveillantes de Littell. b) Quand le héros porte un regard « décalé » sur ce qu’il vit : l’acceptation à certains moments dans L’Enfant de Vallès, le vocabulaire et la vision du monde d’un enfant sur des événements abominables dans Allah n’est pas obligé de Kourouma.

C. Peur C’est un des ressorts essentiels du fantastique (Le Horla de Maupassant) ou du policier.

3. Pour une lecture active L’emploi de certains points de vue amène le lecteur à participer activement en cherchant à comprendre et à interpréter. A. Des points de vue qui favorisent l’interprétation a) Omniscient • Balzac nous donne tous les éléments pour décoder les personnages et la société : on connaît le passé, l’histoire des personnages, les clivages sociaux, l’enjeu de leurs actes… • L’auteur peut même se faire démonstratif, comme Zola qui veut faire passer des théories scientifiques dans la fiction. b) Interne

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• En épousant le point de vue d’un personnage, le lecteur épouse aussi celui de l’auteur : en lisant Le Dernier Jour d’un condamné de Hugo, le lecteur ne peut que condamner la peine de mort, puisqu’il vit avec le personnage l’angoisse, l’horreur, et qu’il ne saura jamais de quoi cet homme est coupable. • À l’inverse, le dégoût que l’on éprouve pour un personnage peut nous forcer aussi à prendre parti : Bel Ami de Maupassant… Dans tous ces cas de figure, l’interprétation du lecteur est fortement guidée par l’auteur. B. Des point de vue qui posent le problème du sens Une autre utilisation de la focalisation laisse le lecteur plutôt libre dans son interprétation. a) Interne • La multiplicité des points de vue (roman par lettres, ou à narrateurs multiples comme Un roi sans divertissement de Giono) oblige le lecteur à chercher lui-même la vérité des personnages avec les indices qu’on lui donne et à bâtir sa propre interprétation. • Il doit tenter aussi de sortir du point de vue qu’on lui impose (Les Bienveillantes) pour se faire une idée plus objective. b) Externe • C’est au lecteur de comprendre les motivations intérieures des personnages dont il ne connaît que les paroles et les agissements (Moderato cantabile de Duras). • Toute son interprétation est à bâtir, le narrateur ne l’oriente pas clairement vers un sens donné : c’est le cas dans le Nouveau Roman.

Conclusion Le roman reste un genre littéraire extrêmement vivant, car les modes de lecture qu’il propose sont très variés : lecture « confort », ou réflexive, interprétative, émotive… Et l’emploi des diverses focalisations favorise cette multiplicité d’attitudes de la part du lecteur. Écriture d’invention Il faut, pour ce sujet, utiliser les quelques données présentées par le texte : deux personnages qui descendent de voiture, la femme qui tient un paquet, un geste à moitié perçu (« Les deux personnages s’approchent aussitôt l’un de l’autre, devant le capot de la voiture. La silhouette de Franck, plus massive, masque entièrement celle de A…, située par-derrière, sur le trajet du même rayon. La tête de Franck s’incline en avant »). À partir de là, tout est à inventer par les élèves : raison de cette « promenade », relations entre les personnages, dialogue possible, nature de ce paquet… Le point de vue omniscient oblige aussi à plonger dans la conscience de ces deux personnages. On valorisera donc la qualité et la pertinence de l’invention, la conduite du récit (dialogue / récit ; construction et progression de la scène…), l’exploitation de la focalisation zéro.

A v e u e t r e n o n c e m e n t ( p p . 2 2 5 à 2 2 7 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 235-236)

Un dernier aveu u L’aveu est enfin possible de la part de Mme de Clèves d’abord parce qu’elle est veuve et que son amour n’est plus interdit par les codes moraux et sociaux (« Je sais que vous êtes libre, que je le suis »). Les circonstances permettent aussi l’aveu : ils sont enfin seuls face à face, loin des regards de tous (le vidame, qui a provoqué la rencontre, a su l’entourer d’un secret absolu). Enfin, la princesse sait que cette entrevue sera la seule, qu’elle ne reverra plus le duc, qu’elle peut donc se montrer entièrement sincère et « passer par-dessus toute la retenue » (quelques lignes avant le début de notre extrait) : « Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la liberté de vous les faire paraître » (elle disait déjà un peu plus haut : « cet aveu n’aura point de suite »(p.00) ). On peut penser également que l’estime et la confiance qu’elle a pour le duc la confortent dans cette volonté de sincérité : « Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne vous cacher aucun des mes sentiments ». v La princesse a déjà, dans les lignes qui précèdent notre extrait, avoué toute la force de son amour au duc de Nemours. Ici, c’est en femme lucide qu’elle apparaît (« les passions peuvent me conduire ; mais elles

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ne sauraient m’aveugler ») : elle connaît la force de la passion, l’inconstance des hommes, et surtout les tortures de la jalousie, avec une clairvoyance et une objectivité qui étonnent chez une personne de 16 ans. Cette découverte et cette hantise de la jalousie sont d’ailleurs l’objet principal de l’aveu dans notre passage : « je ne saurais vous avouer, sans honte, que la certitude de n’être plus aimée de vous comme je le suis, me paraît un si horrible malheur », « Je vous en ai trop dit pour vous cacher que vous me l’avez fait connaître ». Elle révèle aussi son désir d’absolu : tout se joue pour elle dans le toujours et le jamais. Elle ne peut envisager que sa passion puisse avoir une fin, ni qu’elle-même tombe sous la loi commune et soit confondue avec les autres femmes : « je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi ». Sa renonciation finale peut ainsi être interprétée comme une manière de préserver l’absolu de son idéal, mais aussi l’image qu’elle a d’elle-même, comme une femme lucide, consciente de ce qu’elle doit à elle-même et au souvenir de son mari, et maîtresse d’elle-même, comme elle l’affirme dans la dernière phrase de l’extrait : « il faut que je demeure dans l’état où je suis et dans les résolutions que j’ai prises de n’en sortir jamais ». w Dans cet extrait, le duc de Nemours n’intervient qu’une seule fois, la princesse lui ayant dit, juste avant le début de l’extrait : « je vous conjure de m’écouter sans m’interrompre ». Mais elle s’adresse constamment à lui (« vous cacher », « vous avouer »), puisqu’il s’agit ici de le convaincre de renoncer à elle. La présence du duc donne au discours de la princesse une forte dimension dialogique et argumentative, car l’héroïne se fonde sur l’image qu’elle se fait de Nemours et des arguments qu’il pourrait lui opposer, et y répond : « Je sais que » / « Mais » ; « peut-être aussi que sa passion » / « Mais » ; « Quand je pourrais m’accoutumer » / « pourrais-je m’accoutumer ». Les pronoms je et vous fonctionnent en opposition : Mme de Clèves parle en femme ne vivant que pour une passion unique et s’adresse à un homme qui l’aime mais qui a la réputation d’un séducteur à succès. x L’aveu au prince avait pour but, dans l’esprit de la princesse, de la protéger de sa passion, donc de faire changer les choses. Ici, les jeux sont déjà faits, la décision de l’héroïne est prise, cet aveu ne changera rien à la situation puisqu’elle est résolue à ne plus revoir le duc. De plus, Mme de Clèves était obligée de dissimuler à son mari (en particulier le nom de son amant) et de faire même preuve d’une certaine mauvaise foi ; ici, au contraire, la sincérité semble totale, la princesse n’ayant plus rien à cacher. Il s’agit presque d’une confession sur le lit de mort, des ultimes paroles, étant donné qu’elle est d’une certaine façon « morte » au monde et à M. de Nemours.

Raison et sentiments y Le principal argument de Mme de Clèves est son refus de s’exposer au malheur de n’être plus parfaitement aimée. Ses occurrences sont nombreuses, trahissant ainsi une véritable obsession en même temps qu’une volonté de se persuader : « la certitude de n’être plus aimée de vous comme je le suis, me paraît un si horrible malheur », « puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité ? », « je n’aurais pas le même moyen de conserver la vôtre », « je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi », « Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne me tromperais pas souvent », « lui reprocher de n’avoir plus d’amour ». U La princesse évoque à deux reprises la figure de son mari, qui joue un rôle important dans son argumentation : – celui d’une sorte de « spectre » qui vient hanter sa mémoire et sa conscience : « croire voir toujours Monsieur de Clèves » (M. de Nemours parlait plus haut de « fantôme de devoir » (p.00) ) ; il représente alors la morale et la culpabilité, celle de Nemours (« vous accuser de sa mort ») et de la princesse (« me reprocher de vous avoir aimé »), et joue clairement le rôle de surmoi ; – celui d’une référence à un amour parfait et unique, qui sert d’opposition à celui du duc : « Monsieur de Clèves était peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage » ≠ « je n’aurais pas le même moyen de conserver la vôtre » ; « me faire sentir la différence de son attachement au vôtre ». V Mais (4 fois) et néanmoins (2 fois) montrent la force de la décision de la princesse : toutes les objections tombent devant ses constats et ses arguments. Sa lucidité et sa volonté paraissent sans appel et vont réduire Nemours au silence. W Le conditionnel est largement dominant dans toute la fin du texte (« ferais », « verrais », « aurais », « serais », « ferait », « croirais », « tromperais », « oserais », « pourrais »). La princesse se projette dans l’avenir, en imaginant son sort en tant qu’épouse du duc de Nemours ; mais le futur donnerait trop de

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réalité à cette projection, et elle préfère le conditionnel qui en fait une simple hypothèse, et même un irréel, qui ne doit pas se réaliser (d’où la forme interrogative et la conclusion négative marquée par l’indicatif présent : « Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes »). X La princesse rabaisse ici l’image de Nemours à celle de l’ensemble des hommes (« les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? »), en opposition à celle de M. de Clèves (« l’unique homme du monde »). Elle s’attache à sa réputation et à son passé de séducteur : « vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux », « Vous avez déjà eu plusieurs passions », « Il y en a peu à qui vous ne plaisiez ». Tel Don Juan, il n’a de plaisir que dans la conquête (« les obstacles ont fait votre constance ») et sera donc incapable de fidélité et de constance (« je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi », « Je vous croirais toujours amoureux et aimé »). at L’héroïne se persuade ainsi de la justesse de sa décision en : – utilisant son expérience présente pour construire une image du futur qui lui paraît indubitable : « Vous avez déjà eu plusieurs passions, vous en auriez encore », « Il y en a peu à qui vous ne plaisiez, mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire » ; – se servant d’expressions montrant la certitude : « la certitude de n’être plus aimée de vous », « voir certainement finir », « Rien ne me peut empêcher de connaître », « Il est impossible », « il faut » + « toujours », « jamais » et l’emploi fréquent de la double négation (« Rien ne me peut empêcher », « je ne serais pas même assurée de n’avoir point », « qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire ») ; – employant un vocabulaire très fort : « si horrible malheur », « raisons de devoir insurmontables », « douleur mortelle », « si cruelles peines », « le plus grand de tous les maux », « raisons si fortes » ; – employant des interrogatives dont la réponse est implicite : « Dois-je espérer un miracle en ma faveur ? », par exemple.

Une vision du monde ak L’amour, dans cet extrait, est lié au champ lexical du malheur et de la souffrance : « malheur » (4 fois), « douleur », « peines », « maux », « souffrance », « me plaindre », ce malheur venant du « désamour » de l’homme et de la jalousie. Le champ lexical opposé (« félicité », « bonheur ») s’applique à sa passion telle qu’elle l’envisage dans l’idéal ou telle qu’aurait pu la lui offrir le prince de Clèves. al La princesse de Clèves se fait une idée très négative du sort des femmes : la passion paraissant incompatible avec le mariage (« Monsieur de Clèves était peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage »), les femmes mariées semblent vouées à n’être plus aimées (« n’être plus aimée de vous comme je le suis », « je ne ferais plus votre bonheur », « n’avoir plus d’amour ») et à être trompées (« Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne me tromperais pas souvent »). De plus, leur statut dans la société ne leur laisse comme solution que la résignation (« je ne sais même si j’oserais me plaindre »). am La princesse de Clèves donne ici une idée pessimiste de la nature humaine : – l’homme apparaît incapable de la moindre fidélité (voir la triple répétition de conserver et de la formule « ne […] plus »), seule la résistance à ses désirs peut susciter sa constance. Ses désirs sont constamment changeants et ne peuvent s’accommoder des « engagements éternels ». La passion exclusive et totale de la princesse (« cette passion dont je ferais toute ma félicité ») se heurte constamment à ces faiblesses et ces limites de la nature humaine : elle préfère donc y renoncer ou la garder en elle tant qu’elle est encore dans sa plénitude, plutôt que de voir flétrir ou bafouer ce sentiment si intense ; – l’amour, aussi bien pour les hommes que pour les femmes, est une question de vanité, de conquête de l’autre : « vous animer à vaincre », « Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher » ; – l’être humain paraît être le jouet des passions ou de la destinée, instance ici assez vague : « Ma destinée n’a pas voulu que j’aie pu profiter de ce bonheur ». Le bonheur semble finalement refusé à l’homme : la passion ne dure pas, le mariage est mal assorti ; il ne reste plus que le repos, sorte de renoncement, de retrait loin des passions éphémères du monde et des ses blessures, d’une forme de sagesse tournée vers les choses d’en haut qui ne sont pas soumises à la finitude…

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 237 à 247)

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Examen des textes et de l’image u La princesse peut se rapprocher de Pauline (Polyeucte) dans la suprématie qu’elle veut accorder à sa raison sur ses sentiments (« Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments »). Les deux personnages mettent en avant la conscience de leur devoir (ce qu’elles doivent à leur époux, à son père pour Pauline), et surtout de l’image qu’elles veulent donner d’elles-mêmes (« Et voyez qu’un devoir moins ferme et moins sincère / N’aurait pas mérité l’amour du grand Sévère »). Comme Pascal qui écrit « je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d’elle-même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix, et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi », la princesse désire se déterminer en vérité, sans se laisser aveugler par sa passion. Mais Pascal, avec l’acuité qui le caractérise, dénonce ce que la rigueur de la princesse peut avoir d’ambigu : « Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute. […] Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer ». Les justifications de la princesse rejoignent certaines maximes de La Rochefoucauld (grand ami de Mme de Lafayette et imprégné de jansénisme) : « La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie », « L’amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel ; et il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre ». À noter que cet auteur souligne bien ce que le choix de Mme de Clèves a de cruel et de tragique : « Les violences qu’on se fait pour s’empêcher d’aimer sont souvent plus cruelles que les rigueurs de ce qu’on aime », « Ceux qui ont eu de grandes passions se trouvent toute leur vie heureux et malheureux d’en être guéris ». v Son héroïsme vient d’abord de sa lucidité : elle ne se cache absolument pas la force de son amour (« Un je ne sais quel charme encor vers vous m’emporte ») ni le bouleversement qu’il provoque en elle (« Le dedans n’est que trouble, et que sédition »). Cela met d’autant plus en valeur l’héroïsme de sa lutte : « Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments […] Elle n’y règne pas, elle les tyrannise », « il déchire mon âme, et ne l’ébranle pas ». Les termes qu’elle emploie (« raison », « devoir », « vertu », « rigueur ») mettent en avant sa volonté et la conscience qu’elle a d’elle-même et de son devoir. Corneille, moins pessimiste que Mme de Lafayette, montre que cette lutte, même douloureuse, peut se résoudre dans l’estime de soi et de l’autre (« Plaignez-vous-en encor, mais louez sa rigueur ») et que l’amour sort de ce combat magnifié : « Et voyez qu’un devoir moins ferme et moins sincère / N’aurait pas mérité l’amour du grand Sévère ». w Les deux auteurs soulignent que les passions dominent l’homme et faussent sa raison et son jugement : pour Pascal, l’amour « remue toute la Terre, les princes, les armées, le monde entier », et les passions éloignent l’homme de la vérité (« Les passions de l’âme les troublent et leur font des impressions fausses », « combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions ») ; pour La Rochefoucauld, la passion est comme une maladie ou une « tyrannie » (« L’homme croit souvent se conduire lorsqu’il est conduit ; et pendant que par son esprit il tend à un but, son cœur l’entraîne insensiblement à un autre » et « L’esprit est toujours la dupe du cœur »). Ils montrent aussi ce qu’a de vain et d’ambigu la lutte entre raison et passion, qui semble ne conduire qu’à l’insatisfaction et au malheur : « S’il n’y avait que la raison sans passions… S’il n’y avait que les passions sans raison… Mais ayant l’un et l’autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre ; aussi il est toujours divisé et contraire à lui-même » (Pascal) / « il ne peut supporter ni leur violence ni celle qu’il faut qu’il se fasse pour s’affranchir de leur joug ; il trouve du dégoût non seulement dans ses vices, mais encore dans leurs remèdes, et ne peut s’accommoder ni des chagrins de ses maladies ni du travail de sa guérison » (La Rochefoucauld). Tous les deux insistent sur la faiblesse de l’homme, son manque de discernement, son aveuglement, et le fait qu’il est profondément divisé à l’intérieur de lui-même, faute de se connaître et de connaître la vérité. x La Fontaine prône ici, comme souvent, la modération et la sagesse : le Scythe est « austère » et retranche sans discernement « Désirs et passions, le bon et le mauvais, / Jusqu’aux plus innocents souhaits ». En voulant lutter à tout prix contre les passions, on risque de supprimer ce qui fait agir l’homme, « le principal ressort », et le repos, le calme ainsi gagnés ressemblent à la mort (« Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort »). Au contraire, le sage vieillard savait émonder à bon escient, en vue de la beauté et du plaisir… Cette critique pourrait peut-être aussi s’appliquer à la princesse de Clèves pour qui le renoncement à la passion aboutit à la mort.

La Princesse de Clèves – 41

y Objets figurés dans la Vanité de Renard de Saint-André et symbolique de ces objets : – au centre, se trouve le crâne, couronné de lauriers, symbole de la mort et de la vanité de la gloire ; – plusieurs objets symbolisent le caractère éphémère de la vie : les bulles de savon, la mèche sur le point de s’éteindre et le verre brisé ; – d’autres représentent les plaisirs ou les arts : le cure-pipe, le flacon de vin, la partition et les flûtes (dont on peut remarquer qu’elles sont disposées comme deux tibias sous le crâne) ; – le coquillage, avec l’éclat de sa nacre, évoque la beauté, mais aussi la vanité, puisqu’il n’est qu’une coquille vide ; – la lettre ornée de sceaux peut représenter le pouvoir.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Corneille et La Fontaine ont une vision positive de la passion : pour le dramaturge, elle ne détruit ni ne dégrade l’individu qui peut conserver son libre arbitre face à elle. L’amour peut grandir le personnage, vu qu’il est fondé avant tout sur l’estime et l’admiration. Pour le fabuliste, la passion est « le principal ressort » de l’être humain, ce qui l’anime et le fait vivre. Retrancher la passion de son âme aboutit à une sorte de mort vivante. Au contraire, Mme de Lafayette, Pascal et La Rochefoucauld, tous trois inspirés par le jansénisme, donnent une image très négative de la passion : – elle asservit l’homme qui ne peut pas lutter contre elle ; ni la raison, ni la volonté ne peuvent la surmonter (La Rochefoucauld : « L’homme croit souvent se conduire lorsqu’il est conduit ; et pendant que par son esprit il tend à un but, son cœur l’entraîne insensiblement à un autre »), et l’être perd toute liberté face à elle (Pascal : « je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d’elle-même »). La princesse de Clèves préfère fuir la passion puisqu’elle n’a pas pu lutter contre elle ; – elle aveugle l’homme : « L’esprit est toujours la dupe du cœur » dit La Rochefoucauld ; « sa connaissance s’est obscurcie par les passions » dit Pascal ; – elle ne peut pas apporter le bonheur, car elle donne à l’être une image dégradée de lui-même : la princesse de Clèves éprouve honte et culpabilité, s’estime rabaissée par la jalousie ; pour Pascal, « la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent » ; pour La Rochefoucauld, la passion est une maladie et l’homme « trouve du dégoût […] dans ses vices » ; – la lutte contre elle n’étant jamais victorieuse, l’homme ne peut trouver ni paix, ni équilibre : « Mais ayant l’un et l’autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre ; aussi il est toujours divisé et contraire à lui-même » (Pascal) ; « il ne peut supporter ni leur violence ni celle qu’il faut qu’il se fasse pour s’affranchir de leur joug » (La Rochefoucauld).

Commentaire

Introduction Dans Polyeucte de Corneille, Pauline, épouse du héros éponyme, retrouve Sévère qu’elle a aimé mais n’a pu épouser sur ordre de son père. Confrontée à ce retour de la passion et à un conflit de valeurs typiquement cornélien, elle justifie son renoncement devant son amant. Nous pourrons voir comment Corneille met en scène dans cette tirade la puissance du sentiment qui rend le combat douloureux, puis la victoire de la vertu et du devoir.

1. La lutte contre la passion A. La puissance de l’amour a) Le langage amoureux • Corneille emploie le vocabulaire traditionnel de l’amour à son époque : « flamme », « feux », « vœux », « appas ». • L’expression « un je ne sais quel charme » est intéressante, d’abord par le mot « charme » qui a encore son sens très fort d’« enchantement, envoûtement », puis par cette formulation indéfinie, soulignant la puissance de la passion qui reste hors d’atteinte des analyses de la raison.

Réponses aux questions – 42

• Le sentiment est souvent sujet (« m’emporte », « alluma mes feux », « solliciter mes vœux »), ce qui suggère son pouvoir sur l’individu. b) Un amour fondé sur l’estime Contrairement à l’amour racinien qui peut détruire celui qui le conçoit, car il n’est pas en accord avec ses propres valeurs, chez Corneille l’amour est le plus souvent fondé sur la reconnaissance du mérite de l’autre, ce qui entraîne une estime réciproque : l’obstacle à l’amour, s’il y en a, ne vient que de l’extérieur et ne porte pas atteinte à l’intégrité de l’individu. • Le « mérite » de Sévère est ici le sujet des vers 506-512 (l. 11-17) et vient immédiatement contrebalancer le « charme » du vers précédent. Le sentiment amoureux se voit conforté par la « gloire » et la « victoire » de l’être aimé. • La réciprocité de l’estime entre les deux amants est bien exprimée par les vers « il n’a point déçu / Le généreux espoir que j’en avais conçu » : à l’attente de l’une répond la noblesse de l’autre (ce qu’exprime le jeu à la rime entre « déçu » et « conçu »). • Au mérite de Sévère répond celui de Pauline dont le renoncement sera à la hauteur de son amour : « Et voyez qu’un devoir moins ferme et moins sincère / N’aurait pas mérité l’amour du grand Sévère ». B. Une lutte douloureuse a) Les « forces en présence » Pauline analyse clairement le combat qu’elle a à mener : le terrain en est son « âme », le « dedans ». • D’un côté : « mes sentiments », « un je ne sais quel charme », « votre mérite », « tant d’appas », « nos désirs », « mon cœur » (tout ce qui concerne l’affectif et l’amour pour Sévère). • De l’autre côté : « ma raison » (2 fois), « devoir » (à noter la rime intérieure avec « espoir »), « lois », « vertu » (tout ce qui est du domaine de la loi morale, de la conscience ou du surmoi). • La lutte entre les deux est violente et, pour l’exprimer, Pauline emploie le vocabulaire militaire : « dompte », « autorité », « tyrannise », « vainquit », « repousse », « triomphe », et tous ces mots ont pour sujet « raison » ou « devoir ». b) L’expression de la lutte et de la souffrance • Le champ lexical : « tourments », « trouble », « sédition », « déchire », « cruelle ». • La syntaxe : la lutte s’exprime à travers le recours fréquent à l’opposition (« mais » aux vers 501, 513, 519) ou à la concession (« il est vrai », « quelque », « quoique », « si »). • L’utilisation de la forme versifiée : Corneille est célèbre pour ses alexandrins fortement charpentés, mettant en évidence les conflits intérieurs, dont on a ici quelques exemples : – « Votre mérite est grand, si ma raison est forte » : rythme exactement parallèle de part et d’autre de l’hémistiche (4/2) ; – « Que vous louiez alors en blasphémant contre elle, / Plaignez-vous-en encor, mais louez sa rigueur » : l’opposition de sens est encore renforcée par la répétition en chiasme de louer, par le jeu sur les temps (« alors » / « encor » + rime intérieure). • Le jeu sur les rimes (« émotion » / « sédition » ; « m’emporte » / « forte » ; « rigueur » / « cœur ») renforce les oppositions. • Le souhait initial et l’invocation aux dieux soulignent l’émotion de Pauline.

2. La victoire de la volonté A. La progression du texte • Vers 497-504 (l. 2-9) : le constat de la dissension intérieure. • Vers 505-512 (l. 10-17) : le renouveau de la passion (« encor », jeu sur les temps : le passé renforce encore le présent, l’amour est encore plus fort). • Vers 513 (l. 18) à la fin : la victoire du devoir et de la vertu (rupture avec le « mais » ; même jeu avec le passé : la vertu est encore plus forte…). Le texte est fortement structuré en trois parties à peu près égales, qui, en insistant sur la présence toujours vivante de l’amour, rendent la victoire de la vertu d’autant plus éclatante. B. La lucidité a) Un aveu sincère • Pauline ne cache rien à Sévère et brave les lois de la bienséance en avouant son amour à un homme qui n’est pas son époux : « Je vous l’ai trop fait voir, Seigneur ». Elle sait reconnaître la force présente de cet amour : « j’en sais mieux le prix ».

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• Mais, contrairement à la princesse de Clèves, elle n’en éprouve pas de culpabilité, puisqu’elle sait que cet amour est déjà sublimé dans le devoir. b) La recherche d’une vérité intérieure La lucidité contribue à l’héroïsme et à la grandeur du personnage de Pauline : il s’agit pour elle de voir clair en elle, pour lutter en connaissance de cause et assumer ses contradictions. • Elle n’essaie pas de cacher son trouble à Sévère par une apparence de vertu simulée : « Et quoique le dehors soit sans émotion, / Le dedans n’est que trouble, et que sédition ». • Elle sait ce que sa lutte comporte de souffrance et d’ambiguïté et ne se vante pas d’une rigueur idéale qui nierait tout combat : « Elle n’y règne pas, elle les tyrannise » (l’opposition entre les deux verbes montre que l’équilibre intérieur et la pleine adhésion au devoir ne sont pas données mais à conquérir). C. La « vertu » ou l’accord avec soi-même a) Le triomphe de la vertu • Alors que l’amour était le sujet des verbes dans la première partie de la tirade, dans la deuxième partie il cède la place au devoir et à la vertu dans l’âme. • La raison ne suffisait pas pour vaincre le sentiment, elle ne pouvait que le tyranniser, c’est-à-dire lui imposer une loi extérieure. Mais vertu et devoir sont intériorisés (Pauline parle de « devoir sincère »), et leur victoire est reconnue : le devoir « repousse encor si bien l’effort de tant d’appas » et la vertu « triomphe à la fois de vous, et de mon cœur » (+ emploi répété du verbe louer). b) L’amour sublimé • L’obéissance au devoir ne crée pas de frustration mais respecte l’intégrité du personnage : « il déchire mon âme, et ne l’ébranle pas ». • En un beau retournement, au dernier vers, le renoncement même suscite encore l’amour (c’est d’ailleurs la première fois dans la tirade que le terme est prononcé) : « N’aurait pas mérité l’amour du grand Sévère ». Le mérite et la grandeur de Sévère sont en accord avec ceux de Pauline et de sa vertu. • Contrairement à la princesse de Clèves qui prend sa décision contre le duc de Nemours, Pauline associe Sévère à la sienne, en le rendant partie prenante de son choix : « louez sa rigueur ». Elle l’amène aussi à constater de lui-même la justesse de son choix : « et voyez […] ».

Conclusion Ce texte est très représentatif de la morale cornélienne : il ne s’agit pas de nier l’amour ou la souffrance du renoncement, au contraire ils mettent en valeur la grandeur du personnage et sa force intérieure. Dans cette perspective, contrairement à La Princesse de Clèves, la passion ne détruit pas l’individu ni les valeurs qui le construisent ; si le bonheur ne peut être trouvé, il reste au personnage la « vertu » et, comme le dit Pauline un peu plus loin, la « gloire », c’est-à-dire une adéquation entre l’intériorité et les valeurs reconnues et admirées par tous. La frustration douloureuse engendrée par le renoncement semble ici pouvoir être dépassée par une sorte de sublimation. Dissertation

Introduction La littérature a toujours servi à faire passer idées, messages, conceptions de l’homme, de la société ou du monde. Et chaque genre littéraire, selon les époques ou les auteurs, permet de convaincre ou de persuader. Nous verrons donc les armes qu’offrent aux auteurs ces différents genres, selon qu’ils s’appuient sur la raison ou l’émotion, ou préfèrent passer par le fiction.

1. Genres mettant en œuvre un discours rationnel (dialogue + essai) Il s’agit ici de convaincre le lecteur en s’adressant à sa raison. A. L’Essai a) Il joue sur une argumentation serrée et ordonnée, des arguments organisés, des connecteurs logiques, des exemples (Montaigne, Pascal…). b) Sa forme très libre lui permet de suivre au plus près l’évolution de la pensée (cf. les « allongeails » de Montaigne), de donner une grande variété dans les formes ou les tonalités. 2) Le Dialogue

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a) Il crée une illusion de réalité (Supplément au voyage de Bougainville de Diderot) et il peut mettre en scène des personnages réels (la pièce Le Visiteur d’Éric-Emmanuel Schmitt met en scène Freud). b) Il permet de confronter des points de vue : Le Neveu de Rameau de Diderot, La Controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière. C’est le cas aussi des pièces de Corneille, où les personnages débattent sur des conflits de valeurs (Polyeucte, Horace, etc.).

2. Genres mettant en œuvre l’émotion Il s’agit ici de persuader, en jouant sur les différentes émotions du lecteur ; tous les genres peuvent y avoir recours. A. Le pathos a) Les auteurs peuvent utiliser les émotions par lesquelles on adhère à un point de vue : compassion (romans ou drames de Victor Hugo), admiration (Corneille)… b) Au contraire, ils peuvent utiliser des émotions contraires qui nous font rejeter un point de vue ou une attitude : indignation devant les « méchants » (Hugo toujours, souvent manichéen), dégoût devant les médiocres (Valenod dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, Homais dans Mme Bovary de Flaubert), terreur devant les « monstres » de la tragédie antique (Œdipe, Médée). c) La peur peut être aussi un ressort de persuasion important : peur de la damnation dans les Sermons de Bossuet… B. Le rire a) La satire, la caricature permettent de ridiculiser ses adversaires et de mettre les rieurs de son côté : Voltaire avec Candide, les Caractères de La Bruyère, les monomaniaques de Molière… b) Le rire peut atteindre une portée véritablement philosophique dans le théâtre de l’absurde (Ionesco, Beckett), où il nous interroge sur la condition humaine. C. L’émotion esthétique La littérature possède une arme de choix pour persuader, c’est la beauté formelle. a) Beauté et force de la formule, en particulier dans les formes brèves (Pascal, La Rochefoucauld) : parallélismes, antithèses, oxymores, toutes les figures de rhétorique… b) Beauté et émotion de la poésie : la poésie de résistance d’Aragon…

3. Genres mettant en œuvre la fiction Tous les genres peuvent avoir recours à ce « détour » par la fiction pour faire passer des idées. A. Plaisir de l’intrigue a) La mise en récit d’une idée soutient toujours le lecteur par le plaisir de l’intrigue, du suspense, de l’imagination : La Fontaine l’explique très bien dans « Le pouvoir des fables ». b) C’est le ressort même de l’apologue, que l’on peut trouver dans tous les genres : une morale illustrée par un récit. c) Le conte philosophique illustre parfaitement cette idée : Voltaire, dans Candide, use et abuse des procédés romanesques pour amuser son lecteur mais aussi le tenir en haleine jusqu’à la leçon morale finale. B. Identification a) Par le mécanisme de l’identification, le lecteur s’implique dans l’histoire. b) Il prend fait et cause pour le héros, qui peut devenir le porte-parole de l’auteur (Figaro pour Beaumarchais, Fabrice pour Stendhal…). C. dimension symbolique a) La fiction devient la mise en œuvre concrète d’une idée ou d’une conception : l’absurde de la condition humaine est vécu véritablement par le lecteur qui lit L’Étranger d’Albert Camus ou par le spectateur qui regarde En attendant Godot de Samuel Beckett. b) L’œuvre prend la dimension d’une allégorie à déchiffrer : vision de la société pour La Comédie humaine de Balzac, interrogation sur la nature humaine dans les Fables de La Fontaine, ou Un roi sans divertissement de Giono.

Conclusion Les genres littéraires ne se limitent pas à une seule arme pour faire passer des idées : les frontières entre les genres ne sont évidemment pas étanches, et finalement les moyens de persuader ou de convaincre se

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retrouvent d’un genre à l’autre… Mais on peut néanmoins se demander si l’arme par excellence de la littérature n’est pas la fiction avec tout ce qu’elle propose à l’imagination et à l’émotion. Écriture d’invention On valorisera la bonne exploitation de tout le symbolisme de chaque objet. L’argumentation devra respecter les valeurs et la morale du XVIIe siècle et le message contenu dans la Vanité. La forme du discours doit prendre en compte le destinataire (le spectateur, qu’il soit de notre époque ou de celle du tableau) et utiliser tous les procédés de la persuasion.

Compléments aux lectures d’images – 46

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S

◆ xxx, xxx (p. 00) L’auteur Partie à faire, à la fois pour les docs des corpus et pour les autres documents qui vous semblent exploitables en classe (seuls ou en les comparant).

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B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

◆ Sur La Princesse de Clèves – Françoise GEVREY, L’Esthétique de Mme de La Fayette SEDES 1997

– Maurice LEVER, Le roman français au XVIIe siècle, P.U.F., Paris, 1985. - Jean FABRE, "L’Art de l’analyse dans La Princesse de Clèves", Idées sur le roman, Paris, Klincksieck, pp. 9-53.