La Philosophie et l'art de mourir du XVIe siècle

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Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here La Philosophie et l'art de mourir du XVI e siècle Adèle Chené-Williams Dialogue / Volume 13 / Issue 01 / March 1974, pp 43 - 51 DOI: 10.1017/S0012217300025130, Published online: 09 June 2010 Link to this article: http://journals.cambridge.org/ abstract_S0012217300025130 How to cite this article: Adèle Chené-Williams (1974). La Philosophie et l'art de mourir du XVI e siècle. Dialogue, 13, pp 43-51 doi:10.1017/S0012217300025130 Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 07 Dec 2013

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La Philosophie et l'art de mourir du XVIesiècle

Adèle Chené-Williams

Dialogue / Volume 13 / Issue 01 / March 1974, pp 43 - 51DOI: 10.1017/S0012217300025130, Published online: 09 June 2010

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LA PHILOSOPHIE ET L'ART DE MOURIRDU XVIe SIECLE

LA meditation sur la mort au debut du XVI6 siecle se developpe• a la mesure des exigences humanistes qui viennent equilibrer par

la raison la hantise medievale du peche, de la repentance et de lamisericorde.

Au moment de l'exil d'Holbein en Angleterre, les representationsde la mort suscitent encore la frayeur qu'accompagne une doulou-reuse tristesse en face de la fragilite de la vie. Simulachres et historieesfaces de la mart (1526), en plus de compatir a la souffrance humaineet de denoncer l'injustice et l'oppression, font surgir la mort aucceur de l'activite humaine et ainsi accentuent la conscience du tempspresent, la fulgurance de l'instant. On continue de chercher l'equilibrequ'apportent aux realites brutales de la vie et a la decomposition dela matiere les promesses de l'au-dela; ainsi l'attestent le Mirouer dela mort (1519), De Contemptu Rerum Fortuitarum (1520), TheFour Last Things (1522) ou encore, le Memento Mori d'Hans Burgk-maier (1528).1 Dans une lettre a Beatus Rhenanus en 1518,2 Erasmereflechit sur la fragilite de la vie et dit qu'il se libere de la peur demourir et du desir de vivre; c'est aussi ce qui ressort de quelquesepigrammes de Thomas More (1519), de la meditation de Clichtove(1520) et, plus tard, des traites d'Erasme (1533) et de Lupset(1530) ou de la consolation de Thomas More (1533).

On pourrait croire que les nouveaux traites sur la mort prolongentsous un mode d'expression different les exhortations medievales.Meme s'il est difficile de circonscrire un theme a une epoque, si lesinfluences qui marquent la pensee de la mort au XVP siecle ne sontpas tout a fait etrangeres au XVe siecle et qu'en plus, l'unite deshumanistes rend hasardeuse l'analyse des preoccupations moralesindependamment de la pensee theologique, il reste toutefois que laconception de la mort telle que la traduisent la Danse macabre etYArs Moriendi s'affaiblit a la suite de la complainte de John Fisher{A Spiritual Consolation, 1533) alors que la reflexion de Thomas

1 Musee du Belvedere, Vienne.2 "Juvenis olim, ut memini, ad nomen etiam mortis solebam inhorrescere.

Hoc certe profeci accessione aetatis, mortem leviter metuo, neque melior hominisfelicitatem longae vitae" {Opus Epistolarum, ed. P. S. Allen, III, p. 401, 1.867).

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More, de Thomas Lupset, de Clichtove ou d'Erasme s'affermit auXVP siecle chez Charron, La Beotie, Guillaume du Vair, Juste Lipse,Montaigne ou Philippe de Mornay.

Avec une perception plus aigue de la dimension rationnelle desoptions humaines, la pensee consolatoire du XVP siecle developpe unart de mourir plus integral que celui des traites devotionnels et asce-tiques. Elle porte attention aux anticipations douloureuses de la mort,definit la qualite de la vie morale par la resistance de la raison a lanature et transforme la passion en liberte. De la sorte elle s'integrea la tradition de la pensee philosophique.

Du point de vue de l'histoire de la pensee, il est important quele nouvel art de mourir au debut du XVP siecle non seulementcoincide avec un renouveau de la philosophie ancienne mais reitereles arguments de la problematique morale du platonisme, du stoi-cisme et de Pepicurisme. II est encore plus significatif philosophique-ment qu'il se fasse exercice de mort. Voila les deux aspects que nousentendons illustrer dans le present article.

Certes nous trouvons, plus tot que la periode qui nous occupe, destraces de la pensee classique. Au XIVe siecle en effet, Petrarquedonne a son ami Bruni le conseil stoicien de ne pas s'affliger de cequi depend des lois de la nature.3 Au XVe siecle, alors que Salutatiaffirme que la mort est « optima humane natura numerandum » 4

et propose une theorie du plaisir qui rappelle Epicure, Spagnuoli estassure, comme le philosophe stoicien ou epicurien, que la douleurvient de la crainte de la mort et non de la mort elle-meme.6 Mais cen'est qu'avec le XVP siecle que la pensee de la mort s'articule autourd'une evaluation de la mort, du proces de la vie passionnelle et dela recherche des contours de la liberte et qu'elle accuse de fac.on plusdefinie et plus coherente les influences de la philosophie ancienne.Precisons que l'influence de la patristique sur les humanistes del'epoque offre un argument de force en faveur de la continuite dela Renaissance du XVP siecle avec le moyen age et Pantiquite. En

3 "Non e da filosofo, ne da uomo forte il dolersi ed il piangere per cosache dipende dalla leggi della natura" (Lettere senili, tr. G. Fracassetti,Le Monnier, Florence, 1869-1870, vol. II, p. 44, 1. 11).

4 Epistolario, ed. Novati, Roma, 1891-1911, vol. I, p. 208, 1. XXI.5 "Et quid inepta times ? Non sunt in morte dolores / Si dolor in morte

est, est timor ille dolor. / Fac timor absit, erit fatum sopor, atque sepultis /Corporis invalidi sensibus alta quies / Terrificam mortem facit ignorantiarerum / Quid timeat nescit, qui sua fata timet" (Opera Omnia, J. Bellerum,Antwerpiae, 1576, fol. 121).

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se mettant a l'ecole de saint Cyprien ou de saint Chrysostome, deBede, de saint Jerome ou de saint Augustin qui connaissaient eux-memes la tradition grecque, les humanistes participaient a l'heritagede l'antiquite. Mais la continuite se double d'une resurgence et c'estce qui nous apparait caracteristique de cette epoque. Meme s'il futen partie encourage par l'attitude des docteurs latins, l'enthousiasmed'Erasme, de Thomas More ou de Thomas Lupset pour le grec estextremement significatif. Mitigee chez Colet, la confiance a l'egarddes auteurs pai'ens s'est affermie au point que, dans le nouvel effortde construire les assises rationnelles d'une sagesse integrate, onrecourt a 1'appui de leur pensee.

Du point de vue de la physique, de la metaphysique ou dela morale, les philosophies platonicienne, epicurienne et stoi'ciennese sont accordees a confirmer que la mort n'est pas un mal et cetteposition fut consolidee par les moralistes de l'Empire. La paroled'£picharme reprise par Ciceron exprime adequatement l'attitudedevant la mort: « Emori nolo sed me esse mortuum nihil aestimo ».6

A la Renaissance, on retrouve a la source les anciennes conclusions.Par exemple, si la mort est un sommeil, elle n'est pas un mal; 7 elleest meme un bien si elle est un voyage ou encore une dissolution 8

qui assure a l'ame sa delivrance de l'irrationalite du corps.9 La mortne peut pas etre un mal puisqu'elle est un destin reserve a tous parla nature.10 De plus, la mort n'est ni bonne ni mauvaise puisqueCaton en a tire un parti raisonnable et Brutus, un parti honteux.11

La mort ne fait aucun mal car, pour la sentir, il faudrait vivre en-core; 12 elle met a l'abri de tous les maux.13 Or, ce sont les memesthemes que reprennent les auteurs du debut du XVP siecle. ThomasLupset neutralise par la raison le mal de la mort donne dans l'expe-rience d'aversion; invoquant la dignite de l'ame, la vanite de la vieet la grandeur de la vertu, il reduit la mort a une perte de sang oude souffle14 ou, par Pargument sensualiste epicurien, il confond les

8 Tusculanae Disputationes, I, 8.7 Plutarque, Consolation a Apollonius, 107, 12; Platon, Apologie, 40 C;

Ciceron, Tusculanae Disputationes, I, 42.8 Plutarque, Consolation a Apollonius, 107, 12; Platon, Phedon, 66B.9 Plutarque, Consolation a Apollonius, 112, 22; Platon, Republique, 604B.10 Ciceron, Tusculanae Disputationes, I, 42; De Senectute, XX, 74: "II faut

avoir refl6chi des Padolescence pour arriver au mepris de la mort".» S6neque, Lettre LXXXII.12 Seneque, Lettre XXXVI. Epicure, Lettre a Menecee, 124.13 Seneque, Lettre XXX.14 A Compendious and very Fruteful Treatise, teachynge the Waye of

Dyenge well, in The Life and Works of Thomas Lupset, ed. John A. Gee,Yale University Press, 1928, p. 269/6-9.

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pretentions de connaitre la mort: « Seinge we knowe not dethe, wemay well by reason doubt, whether it be yvell or good ».15 De plus,comme la mort est la fin naturelle de la vie, elle ne saurait etre unmal: « Therefore it seemeth that death considered alone by hitselfe,is nother good nor Yvell ».16 C'est aussi ce que pense Clichtove: « Utait Cicero de Senectute: nihil potest malum videri quod naturae neces-sitas aggerat » 1T ou Erasme: « Cur potius mortem deplores quamnativitatem, cum utraque juxta secundum naturam sit ».18 La mortn'est done pas un mal a moins que la peur, la honte ou la douleurqui l'accompagnent la tiennent pour telle.19 Avec les conclusions surla nature particuliere de Fame spirituelle creee, la metaphysiqueecarte la menace de disintegration individuelle: « The Soule can notbut ever lyve, it hath not ende of lyving ».20 Thomas More retientdans une epigramme l'antique attente heureuse de la mort qui metfin a tous les maux;21 Erasme considere comme Thomas Lupsetqu'il faut etre en attente de la mort et la tenir comme un passagea l'immortalite. Les theories de l'immortalite provisoire et de l'eter-nite cosmique sont transformers par celle de la suspension du tempsa l'eternite. En fait, il y a ce monde et 1' « autre monde », celuidu temps et celui de l'eternite, celui de la mortalite et de rimmortalite,exprime Thomas More.22 La separation du corps et de l'ame accom-plie par la mort est une liberation de l'ame et ce meme depouillementdes liens corporels trop etroits se realise progressivement par la medi-tation de la mort.23 Or quand il confirme son attachement a la faussepermanence de la vie, l'homme fait un mal de sa mort. Nous touchonsici a la question morale.

La complexite de la vie morale tient a son enracinement dans lanature et a sa transcendance par rapport a elle. La mort naturelle estun mal ou un bien selon la disposition de celui qui meurt; il faut lajuger en rapport avec les circonstances qui l'affectent.24 Ceci est

is ibid., p. 269/29.is Ibid., p. 276/24.17 De Doctrina Moriendi, J. Colineus, Parisiensis, 1520, fol. 51v.is De Declamatio morte, in Opera Omnia, ed. Peter Van der Aa, Lugdini,

1703, IV, 617 C.19 Thomas More, A Dialogue of Comfort against Tribulation, London,

J. M. Dent & Sons, 1965, pp. 383, 391.2 0 Thomas Lupset, An Exhortation to Young Men, ed. John A. Gee, Op. cit.,

p. 242.2 1 Epigramme 52.22 Dialogue of Comfort, p. 356.23 The Four last things, ed. O'Connor, Art Book Co., London, 1903, p . 22;

Dialogue of Comfort, p. 144.2* Thomas Lupset, Compendious Treatise, p. 277/18-20; Thomas More,

Dialogue of Comfort, p. 235.

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conforme a la notion d'indifferent que Ton emprunte a la philosophiestoicienne: 25 la mort est bonne ou mauvaise selon l'usage qu'on enfait.26 On recourt a l'argument sensualiste d'Epicure pour lequel lamort ne porte aucune menace contre la felicite parce qu'elle n'estrien: « Deathe is suche a thynge, that other it is not yet come, orelse it is paste ».27 Ou encore, la raison voit dans la mort la delivrancedes maux terrestres et la stabilite tranquille du retour a la paix:« Non stultum est mortem matrem timuisse quietis, Quam fugiuntmorbi, moestaque pauperies » ? 28 La mort transforme done l'expe-rience de corruptibilite. Et la delivrance s'amorce dans la maitrise dela douleur corporelle par le plaisir interieur de l'ame.29 L'ame etantpremiere avec son bien qui est la vertu, a elle sont ordonnes le corpset le monde.30 « Qui a bien vecu ne peut mal mourir », ecrit Erasme 31

et e'est aussi 1'avis de Clichtove qui reprend saint Augustin: « Malamors putanda non est quam bona vita praecessit ».32

La philosophie morale du nouvel art de mourir oppose a la deraisonde la passion la suprematie rationnelle de la vertu sur les pousseesaffectives. Son ideal est conforme a l'equilibre du sage platonicienqui subjugue et contient les perturbations de la passion.33 Cependant,elle est plus pres du stoicisme ou meme de repicurisme 34 quand ellesoutient que les passions resultent des fausses opinions et que, dansla peur par exemple, ou dans le desir, la raison accepte ou memechoisit Pheteronomie. Rien ne trouble l'homme a moins qu'il n'yconsente. Cette idee s'est retrouvee chez Ciceron 35 et saint Augus-tin; 3e egalement chez Seneque: « Personne n'est malheureux que parsa faute »,37 et Boece: « Une situation n'est malheureuse que dansnotre imagination ».38 La vie passionnelle ne tient pas sans unecomplicite morale, reitere-t-on au XVIe siecle. Si, par exemple, la

25 Thomas More, Dialogue of Comfort, p. 325; Thomas Lupset, Exhortacion,p. 258/20; Diogene Laerce, De Vitis Philosophorum, VII, 101.

26 Thomas More, Dialogue of Comfort, p. 340.27 Thomas Lupset, Compendious Treatise, p. 278/36.28 Thomas More, Epigramme 52.29 Thomas More, The Four Last Things, p. 13.30 Thomas Lupset, Exhortacion, p. 239.3 1 Lettre a Jocodus Gaverius (1523), Opus Epistolarum, v. 1. 1347, p. 240.32 Op. cit., fol. 36.33 Gorgias, 507E, sqq.3* Diogene Laerce, Op. cit., VII, 50-51; Epicure, Lettre a Herodote, 80-81;

Thomas Lupset, Exhortacion, p. 261/10; Thomas More, Dialogue of Comfort,p. 221.

35 Tusculanae Disputationes III, 25.36 De Civitate Dei, XIV, 5; XXI, 3.37 Lettre LXX.38 Consolation philosophique, II, prose 4, 18.

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peur de la mort s'enracine dans la vie affective et si on peut la direlegitime,39 il n'en reste pas moins qu'elle est une matiere sur laquellela raison a prise: « We have cause in reason to master the affectionfearful and sensual, and though we can not clean avoid it and put itaway, yet in such a wise to briddle it at the least... ».40 Voila quiest egalement la position d'Erasme qui s'inspire d'Origene.41 Lasagesse exige done non seulement que 1'homme n'aiguise pas sasouffrance en y resistant, mais qu'il mate par l'emprise rationnelleles perturbations passionnelles.42 « It is only the vertu of your minde,wherein you muste serch, wheder you be safe or hurted".43 Dans cecontexte, la reconnaissance de la condition mortelle constitue unepremiere etape de la maitrise de la peur de la mort. En effet, la mortnaturelle n'exerce aucune violence sur celui qui la reconnait commefaisant partie integrante de sa vie.44 Celui qui craint et refuse la mort— et la peur de la mort a sa racine dans l'amour excessif de la vieselon l'argument epicurien que retient Thomas Lupset45 — nie enlui l'esprit qui permet de comprendre et de participer a l'ordre deschoses. L'homme vertueux n'a pas peur de la mort;46 sa vie se faitconscience et attente de mort.

L'eradication morale de la peur de la mort se situe au cceur duprocessus de liberation spirituelle, lequel suppose non seulement lasubjugation de la passion mais l'explicitation du sens de l'obeissancea la raison. Dans le nouvel art de mourir du XVIe siecle nous pou-vons, par une generalisation pertinente, apercevoir que la correctiondes passions va de pair avec le mepris de la precarite et qu'elles'opere par l'enracinement de la raison qui forge l'habitude d'equili-bre. Quand la chair tremble devant la douleur ou la mort, la raisonresiste et triomphe. Quoiqu'il lui soit apparu insuffisant au reconfortspirituel, Thomas More a pourtant retenu le conseil des anciensphilosophes de mepriser la souffrance et la mort. La possibilite de

3 9 Thomas Lupset, Compendious Treatise, p. 273/22-26.4 0 Thomas More, Dialogue of Comfort, p. 390.4 1 Enchiridion M'ditis Christiani, cap. VI, in Opera Omnia, V. 18C.4 2 Thomas More, Dialogue of Comfort, pp. 221, 277, 278.4 3 Thomas Lupset, Exhortacion to Young Men, p. 260/14-15; Thomas

More: 'Though I might have pain, I could not have harm" (Lettre a M. Roper,3 juin 1535).

4 4 Thomas More, Dialogue of Comfort, p. 406.4 3 A Treatise of Charitie, p. 212/16-17.4 6 Erasme, De Contemptu Mundi, p. 108; Thomas More, Dialogue of

Comfort, p. 144; Thomas Lupset, Compendious Treatise, pp. 280/3-4,287/22-25.

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1'affranchissement des passions repose sur la capacite de l'espritde manier et a l'occasion de contrecarrer les affections du corps 47.Ainsi est-ce en reorientant la spontaneite naturelle que la libertetransforme la sujetion en autonomie. Erasme donne en trois tempsl'itineraire de la vertu: discerner le bien du mal, repondre a lapassion par l'amour du bien et la haine du mal, affermir son couragedans la tribulation 48; il depasse par son volontarisme l'intellectua-lisme de Socrate et sa filiation intellectuelle qui le rattache auxmoralistes de l'Empire passe par saint Augustin. Le souci morald'affranchissement de la passion qu'expriment Erasme ou ThomasMore est partage par Thomas Lupset: « Beware that no passionrule in us » 49. A son ami Whitepoll, il conseille de frequenter Platonet Seneque pour s'aider a vaincre le trouble de ses comportementsinterieurs 50. Detournee de ce qui menace de la perdre, l'ame s'engagedans un consentement a soi et a l'ordre du monde et la felicite intro-duite avec l'apaisement de l'anarchie passionnelle s'approfondit a lamesure du consentement. L'attachement de l'ame a ce que lui devoilela raison apporte le complement a 1'affranchissement de la passion.L'itineraire de la liberte est done celui d'une conversion. Or cetteconversion va du particulier a l'universel, du detachement de larealite sensible a la verite des choses. Elle est done un paradoxe devie et de mort.

Par la vertu, l'homme accomplit progressivement sa mort et paral-lelement, par son apprentissage de raison et de liberte, il transcendesa mort. Apres avoir decrit le courage de Canius devant la mort,Thomas Lupset conclut: « this mans mynde was worthye of an everlastynge lyfe, that was not only to the deathe studious of knowledge,but also withe in the selfe deathe founde occasion of learning » 51.Sur ce point, il est directement influence par le stoicisme. D'une part,nous avons constate qu'il a tire du De Tranquillitate Animi de Sene-que (XIV,4-XV) le plus noble exemple de realisation morale.Ajoutons a cela que l'idee de l'homme naturel qu'il developpe parla suite et celle de la raison droite, creee par Dieu, apte a discerneret a louer la vertu ne sont pas etrangeres a la conception de l'amestoi'cienne capable d'intimite avec le Logos.

47 Thomas More, Dialogue of Comfort, pp. 149, 324, 359, 402.4 8 Enchiridion, cap. VIII.49 A Treatise of Charitie, p. 228/9.™ Exhortation, p. 254/12-16.5 1 Compendious Treatise, p. 268/19-22.

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Si nous analysons la liberte chretienne chez Thomas More, noustrouvons la prudence du conseil de la tradition morale antique:celui qui sait mediter les perils ou la mort sera moins demuni devantla realite52. Egalement, 1'acceptation qui est une identification al'ordre du monde et une obeissance a son parallele dans le platonis-me et le stoicisme: « I am well contented to go if God calls me » 53.Dans l'expression « very good will gladly to die and to be withGod » 54, nous distinguons deux composantes: d'une part, la liberteest depouillement et abandon, assentiment joyeux a la mort ineluc-table et d'autre part, elle est attente et retour, participation et amour.Ce sont ces themes qui nous servent d'appui dans notre remontee,a travers les auteurs de l'Empire connus au XVP siecle ou encore,a travers Boece et saint Augustin, aux elements de la philosophicplatonicienne que nous apercevons en resurgence chez Thomas More.A eux s'allie evidemment l'optimisme chretien de la realisationmorale.

La mort donne le sens a la liberte puisqu'elle est le signe del'affranchissement des determinismes naturels et la condition del'affirmation de l'autonomie individuelle. Or par son insertion dansla mort, la liberte transforme la condition de l'homme. En effet, enaccomplissant sa mort dans l'assentiment a l'holocauste physique etdans l'apaisement des resistances de sa passion, l'homme se deliede la soumission de son corps et de son ame a la necessite pour lareaffirmer dans la participation du consentement. L'acte de mourirest done une creation.

Le nouvel art de mourir du debut du XVP siecle a cherche aupresdes anciens philosophes les etais d'une sagesse a la mesure de l'hom-me moral. Une filiation philosophique complexe mais certaine n'au-rait pas suffi a lui conferer un caractere de philosophie s'il n'avaitpar ailleurs franchi une etape non seulement dans la reconnaissancede soi comme d'un etre pour la mort, mais dans la renaissance spi-rituelle caracteristique de la philosophie. L'entreprise philosophiqueest inseparable de la mort, soit qu'elle se donne comme but d'enconjurer la peur ou de se familiariser avec son inevitabilite, soit quela mort l'assiste dans la comprehension de l'etre qui se donne avec

52 Dialogue of Comfort, p. 318.63 The Last Letters of Blessed Thomas More, ed. W. E. Campbell, Lettre

a M. Roper, p. 96.54 Dialogue of Comfort, p. 39.

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un envers de non-etre ou qu'elle lui offre la condition ideale de laconnaissance de la verite. « La vie du philosophe est une preparationa la mort » 5B; avec la reprise de la maxime platonicienne, Clichtovene se situe-t-il pas dans la tradition de la philosophie? La meditationde la mort fut un levier important dans la conquete de la sagesse audebut du XVP siecle et c'est pourquoi elle presente un grand interet,non seulement pour l'histoire de la philosophie mais pour la philo-sophie elle-meme.

ADELE CHENE-WILLIAMSUniversite de Montreal

«5 Clichtove, Op. cit., fol. 26.

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