La paix avec notre corps a ete

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ENTRETIEN. L'essayiste Jean-Claude Guillebaud évoque l'émergence des « technoprophètes », ceux qui prônent la sortie de l'humanité,

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l'avènement des « hommes augmentés» et la haine du religieux.

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Après quinze années et sept essais consacrés à une enquête sur le dé­sarroi contemporain, Jean-Claude OuiUebaud inaugure avec La Vie vi­vante une enquête sur les ~< nouvelles dominations ~~.

Quelles sont ces « nouvelles domina­tions »! Dans les sept livres précédents, ce que j'appelais le désarroi contemporain tenait à notre difficulté à comprendre les mutations phénoménales que nous sommes en train de vivre - géopoliti­ques, technologiques, idéologiques, économiques -, comme il s'en produit une ou deux par millénaire. Si je parle de domination, c'est parce que, notam­ment depuis la crise de septembre 2008, on a mieux pris conscience que le sys­tème était devenu fou et qu'il convenait de résister. Mais où sont les lignes de front? Il Y a des dominations nouvelles, des forces de méchanceté du monde, pour reprendre un vocabulaire biblique, qui arrivent travesties en ruptures de progrès. J'aimerais entreprendre de les débusquer ; il Y a urgence.

Sous un titre un peu pléonastique, La Vie vivante, votre livre cible notam­mentIes technoprophètes qui prônent une dématérialisation du corps et qui vont même jusqu'à le hai'r •.. Pourtant, la sensualité ambiante donne l'im­pression du contraire. Le titre de mon livre est un faux pléo­nasme emprunté au phénoménologue chrétien Michel Henry. Il contraste avec la pensée du nombre, ce quantitatif qui a pris toute la place en tous domaines. Par exemple, l'économie ne relève plus de l'entreprise mais de la financiarisation pure. C'est le triomphe du chiffre à court

1 terme. Quant à l'aspect technologique des choses, la numérisation fait triom-

1 pher ce qui se compte au détriment de ce qui compte (l'expression est d'Edgar Morin). La vie vivante est justementtout ce qui échappe à la pensée du nombre: la gratuité, la tendresse, la poésie, la spi­ritualité, et qui est actuellement évincé de nos vies.

Parlez-nous de ces technoprophètes qui sont assez mal connus ••. J'ai passé trois ans à me documenter sur la cyberculture, c'est-à-dire sur tout ce qui a trait aux possibilités que nous don­nent notamment les nanotechnologies, la biogénétique ... Sont en train de naî­tre des utopies qui ont toutes un point en commun: la haine de la matière, de la chair, du corps. Il y a une forme de pudibonderie scientiste qui fait écho à la gnose que les pères de l'Église ont combattue. La fluidité d'Internet, n'est-

« Certains technoprophètes vont jUllqu'à dire que le corps, c'est le mal! ~>

~outez lin e\1rai'i de l'interviEW de Jeall · CI~lJde

SUillp,baud par Philippe ~la!i dur : www.refome.llet

!JI Vie vivante Contra les nOIlY'lIiUX

pudib~n~5

J~al1-Clal!de

GUll!ebaud EditiQn, lIl~ Arène~.

276 P .. 22 €.

ce pas génial ? On peut être partout à la fois, on n'est pas empêtré dans son corps. Il y a une détestation de la matière au profit de l'immatériel.

Et même du corps, dites-vous, avec ses contraintes, ses excrétions, ses odeurs ... Aujourd'hui, on a l'impression que la

société exalte le corps avec la permis­sivité, les femmes nues dans les maga­zines, .. Mais les modèles présentés à nos compagnes, ce sont des modèles virtuels, retouchés avec des logiciels, au point que la chirurgie esthétique s'inspire de modèles informatiques. Certains technoprophètes vont jusqu'à dire que le corps, c'est le mal! Les

« extropiens »pensent qu'on pourra un jour télécharger le contenu d'un cerveau humain sur une disquette d'ordinateur. Si vous pouvez télécharger ainsi le tout d'un homme, alors le corps devient une dépouille inutile, sale, malodorante, affamée, mortelle. Ce corps désigné comme l'ennemi, c'est une pudibon­derie effarante. Ce mouvement a ses

Les \foyages et les livres Né à Alger en 1944, diplômé de drOit et de scienc~s cri­minel.les, grand voyageur devan t l' Éternel, Jean-Claude Guillebaud a été grand reporter (PriX Albert Londres 1972), notamment au Vip.tnam, au Cambodge, au Bangla­desh, en Abyssinie. Il en a rapporté quantité d'enquêtes (notamment pOlir Le Mondel et de superbes récits de ·"oyag o:!s . Il est actuellement chrOniqueur au Nouvel Ob­

sCf'IIateur, à La Vie et. il Sud-Ouest. En se « séd~ntarisant »

(très relativement.. 1, !:el ancien élève de .hçqlJes EIlul El

entrepris depu is 1998 un parcours transdisciplinaira sous forme d'essals , c'est ce tte elt ploratil)n des mutations contemporaines qu i l'a condUit è { < redevenir chrétie·n " , comm e il en a ouvertem e nt témoign é. J ean-Claude Guillebaud Li t beaucoup ce qu i est publié ... et ce qui ne

l'est pas [ou pas encore) plJisque, après avoir été éd iteu r au Seuil, c'est aux éditions des Arènes qu 'il occupe t;eUe fonction . Ses !.ivres lu i ont rapporté plUSieurs prix dans différents doma ines. Parmi lél bonne trentaine j 'ouvrages de Jean-Claude Guillebaud, citons La co/ime des anges, Retour au Vietnam lavec des photos de Raymond Depardon ; Seuil, '1993 ; prix de lAstrl)label : La Tyrannie du plaisir (Seuil, 1998 ; prix Re­naudot ~ssarJ ; Le Principe d 'humdnité (Seuil, 2001 : grand prix européen de t'essail ; La fo rce rie cOf1viction - à quoi pouvons-noLIs cfoire .., (Seuil, 2005 ; t;e livre a cumulé le pïix SiI,oe et. .. le pri ..: humanisme de la franç-maçonnerie fran­çaise Il ; Comment Je suis fi:!de!/enLl chrétien [Albin Michel., 2007 ; priiC 2008 des libra ires de La Procure!. PH. M.

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universités aux États-Unis, il inspire déjà nombre de projets. Les gens qui défendent l'exogenèse, l'utérus artifi­ciel décrivent les entrailles de la femme dans des termes de dégoût identiques à ceux du gnostique Marcion combattu par Origène dans les premiers siècles de notre ère! Marcion n'admettait pas que le Christ ait pu naître des entrailles sanguinolentes d'une femme. Or, par le biais du scientisme, on en revient à cette pudibonderie qui a plombé la pensée de la chrétienté.

Partant de cela, il y a des technoprophè­tes qui évoquent déjà la posthumanité. Comme nous sommes capables d'amélio­rer l'être humain sur le plan musculaire et même cérébral, alors nous devons accep­ter la perspective de sortir de l'humanité. Les cyborg, à la fois humains et machi­nes, que nous fabriquerons seront des «hommes augmentés ». Mais si on admet cela, ça veut dire que demain il y aura des surhommes et donc des sous-hom­mes. I:humanité sera fractionnée. A un journaliste américain qui lui demandait ce qu'on ferait des autres humains après la fabrication de milliers de surhommes, l'un de ces technoprophètes a fait cette réponse glaçante: « Les dinosaures ont bien disparu ... » Pour lui, l'homme est une expérience ratée. Je vois là un néo­hitlérisme contre lequel il s'agit de se mobiliser. Or, tous ces technoprophètes cultivent la haine du religieux. Moi, je prends cette haine comme un hommage involontaire aux religions qui leur disent frontalement : vous êtes fous !

Vous observez que l'activité physique est devenue dans nos sociétés privilé­giées une prescription médicale! Ce corps qu'on sous-emploie et qu'on déteste, on le bichonne. Comment expliquer ce paradoxe! Nous devons nous réjouir d'avoir moins d'efforts et de souffrances physiques à endurer que nos arrière-grands-parents. Je revois ma grand-mère lavant le linge dans une grande lessiveuse avec un feu de bois en dessous, puis passant un temps fou à battre les vêtements. Au lieu d'être usés avant l'âge, nous vivons plus longtemps et plus facilement que nos ancêtres. Cela dit, il est étrange que ce corps qui ne sert plus beaucoup soit devenu un souci pour nous. I:actualité quotidienne, ce sont les régimes pour maigrir, ainsi que les anxiolytiques et les neuroleptiques! La paix avec notre corps a été rompue.

On va travailler en voiture la semalne, et on fait du jogging le week-end. Oui, c'est absurde. Et, de plus, nous sommes soumis au mythe de la santé parfaite. C'est une façon de nous vendre

de la pharmacie. Nous devrions nous apaiser davantage et nous, chrétiens, nous devrions méditer sur le trésor de l'Incarnation.

Votre livre se conclut justement sur une apologie chrétienne de l'incarna­tion, avec laquelle, néanmoins, l'Église n'est pas toujours à l'aise. Premier constat: toutes les religions, pas seulement monothéistes, sont en train de subir simultanément une régression « puritaine ». Par exemple, les films indiens produits par Bollywood n'ont rien à voir avec le Kamasutra! Les mou­vements radicaux islamistes sont aux antipodes de la sensualité inégalable de l'islam! Dans le christianisme, on est loin de Rabelais qui était prêtre! Nous avons perdu une conception glorieuse et joyeuse du corps. Dans La Tyrannie du plaisir, j'avais raconté de quelle façon

Votre livre en est déjà le signe. Figurez-vous que, sur ce thème, je me suis même trouvé des complicités avec Michel Onfray! Je lui ai dit: quand je lis ce que tu écris sur ta conception de l'hédonisme avec cet impératif de dou­ceur et de respect de l'autre, tu n'es pas si loin du christianisme que tu le crois! n en rigole, et pourtant c'est vrai.

Je constate qu'ici nous sommes fati­gués des idéologies, et même de la démocratie. En lisant votre livre, je me suis demandé si les acteurs du« Prin­temps arabe » ne sont pa!!, eux, dans la vie vivante, jusqu'à oser risquer la leur .•• Parmi les espérances récentes, il y a cette formidable révolution arabe qui a pris tout le monde au dépourvu, parce que, surgie de nulle part, elle a balayé le fan­tasme de ces islamistes qu'on voyait par-

tout et qui justifiait la protec­tion des dictatures i et c'était une jeunesse qui se révoltait en référence ... à Gandhi et à Martin Luther King !

En Égypte et en Tunisie, ces révolutions ont été non-

~< les peuples somnolaient mais le destin prit soin qu'ils ne s'endormissent point ~> violentes. Même si ça peut

FRIEDRICH HOLDERLIN déraper demain, oui, c'est

l'Église catholique s'était ralliée à la pudibonderie pointilleuse du XIX" siè­cle ; en cela, elle avait été influencée, déjà, par des scientistes antichrétiens. Ainsi, le docteur Samuel-Auguste TIssot (1728-1797) s'était fait connaître notam­ment grâce à sa thèse selon laquelle le plaisir solitaire entraînait des maladies très graves, alors qu'au Moyen Âge ce qu'on appelait le « péché de mollesse» était très légèrement puni. Michel Fou­cault a bien montré que cela relevait sur­tout de l'esprit bourgeois du XIX· siècle auquel l'Église s'était ralliée alors que ce n'était pas totalement dans sa tradi­tion. Car il y a eu une tradition joyeuse dans la chrétienté, certes fréquemment contrebalancée par des courants plus austères. Je crains qu'aujourd'hui ne se superposent à nouveau la pudibonderie scientiste et celle des religions.

Mais il Y a tout de même des chrétiens qui réhabilitent la sexualité dans ce qu'elle a de joyeux et d'honorable. Oui, mais ce mouvement me semble assez peu entendu. Déjà, Henri Guille­min avait perçu que l'Église perdait la bataille sur la question du corps.

En écrivant ce livre, j'envisageais un débat à front renversé qui se produira peut-être quand je ne serai plus là, où, contre les scientistes pudibonds, ce seront les chrétiens qui défendront le corps.

la vie vivante qui s'est expri­mée avec énormément de courage. J'ai consacré un chapitre de mon livre à « la résistance de l'intérieur ».

Même chez nous, dans l'ambiance de médiocrité qui prévaut, on aurait tort de croire que les gens se sont résignés. Je cite ce vers d'Holderlin : « Les peuples somnolaient mais le destin prit soin qu'ils ne s'endormissent point. » Je suis sÜr - et je sais - que dans la société civile, certes de manière désordonnée, brouillonne, il y a un bouillonnement prometteur.

Votre essai a quelque chose d'apoca­lyptique au sens commun du terme, cependant vous restez rempli d'espé­rance et même combatif. La partie n'est pas perdue 1 Elle est loin d'être perdue! Je le répète, les sociétés sont vivantes. Comment les résistances déboucheront-elles politique­ment? Je n'en sais rien. J'espère qu'elles n'aboutiront pas à la violence, mais mille signes nous montrent que l'injustice et une forme de folie exaspèrent le pays. J'ai lu l'intégralité du récent rapport du médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, sur l'état de la France: il est accablant! Et en même temps il montre que partout des résistances s'organisent Nous sommes dans des pays qui gron­dent, et dans mon esprit, ce qui gronde, c'estla vie vivante. 1

PROPOS RECUEILLIS PAR

PHILIPPE MALIDOR