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Jean-Richard Bloch

LA NUIT KURDE

1925

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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PRÉLUDE

1

Quelle forte émotion m’a accueilli ce matindans l’enclos ? Toutes les senteurs de l’été m’y at-tendaient. Juillet est un maître architecte ; il saitdisposer les parfums en grands édifices, compa-rables à ces charpentes de fêtes publiques qu’ilfaut replier sitôt montées.

Aujourd’hui la cathédrale des odeurs a commepavé la terre mouillée qui sent le pain. Il pleut de-puis deux jours. Le calcaire se fendillait déjà sousle soleil. La pluie est enfin venue ; et la terre s’estgorgée d’eau, rendant une odeur à la fois de fourchaud et d’aisselle heureuse.

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Je suis sorti, je l’ai sentie molle sous mon poids.Une brise semeuse de pollens caresse son épi-derme. C’est à cette hauteur que l’herbe se dresse ;elle enfonce ses baïonnettes dans l’air bas et tiède ;chacune d’elles porte à sa pointe une goutte d’eau,goutte de sang ; par chacune de ces petites bles-sures la matinée humide laisse couler un peu de savie et de son arôme.

Puis vient l’encens du temple : l’œillet à mi-hauteur étend son nuage de vanille flottante. Undegré au-dessus se développe le chèvrefeuille ; ila mission de jeter dans cette atmosphère la cou-leur et l’éclat du vitrail. Et maintenant, Sibyllesqui vous tordez dans les pénombres de la voûte etdes coupoles, c’est pour le fard de vos quaranteans et pour la vapeur de vos trépieds que mesdernières roses exhalent leur magnificence mons-trueuse. Elles soutiennent de leur incantationl’éther magique que vous faites régner dans leshautes parties de ma cathédrale.

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Mais il manque son couronnement à l’édifice.La longue allée de tilleuls blancs est en fleurs. Ellem’appelle. Voici la nef, voici le faîte, voici les tourset les flèches. Je reconnais à présent ce qui m’afait sortir de la maison ; c’est l’harmonie du tilleuljetée sur le jardin comme un dôme. J’obéis à cetordre, je m’avance, je ne m’étonne pas de sentirl’air qui entre en vibration au ronflement du grandorgue ; je lève les yeux ; mais en ai-je besoin ? Est-ce que je ne sais pas que toutes les abeilles de laruche tourbillonnent autour de ma tête ? Chaquecorolle d’argent contient à la fois l’épice suprêmedu désir et ce désir en personne, petite vie bruneet bourdonnante dont l’ivresse comblée ne dépassepas la mienne.

À ce moment, j’ai tourné le regard vers l’hori-zon, là où la grande épaule du plateau arrête lavue. Une nuée semble naître de la terre elle-même ;elle s’élève verticalement et envahit le ciel ; sa cou-leur est ce bleu noir où s’amassent les violets dé-chirants de la foudre. Le vent d’Ouest, le vent qui

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vient de l’Océan, la pousse sur nous. Je prévoisl’ondée fouettante que réclame encore le guéret.Mon esprit, brusquement délivré de ses liens, m’en-traîne vers d’autres pays et d’autres climats, là oùtrempent les origines de ma race, où mon cœur ré-side en secret, où m’appelle ma nostalgie.

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Ah ! France que j’aime tant, Français au mi-lieu desquels j’ai si volontiers, si ardemment vécuet combattu, je voudrais me dire né de vous et sem-blable à vous. Mais le langage des affinités parleplus haut que mon penchant.

Regardez-moi pourtant. Je suis un homme dechez vous. J’ai été élevé dans la familiarité devotre honneur et dans l’amour de vos défauts.Mon père, qu’on prend pour un vieil officier, etque les gendarmes saluent sur les routes, mon père

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s’est enfui de la maison paternelle pour devenir lepetit moblot de l’Yonne. Ses premières leçons nousont été données devant la maison des Jar-dies, oùil nous racontait la légende de Gambetta avec sabonne foi d’honnête homme. Ma mémoire ne lessépare pas de ces matinées de mai, où il nous me-nait voir les beaux cuirassiers manœuvrer sur lechamp d’entraînement de Bagatelle, comme de cesmatinées de septembre non plus, où nous arpen-tions à ses côtés la glaise de la Brie afin de res-susciter, lieue par lieue, les heures sanglantes deChampigny.

France, j’ai aspiré avec passion la disciplineque vous inculquez à vos fils dans vos lycées. J’aiété formé par les écrivains que vos maîtres of-fraient alors à la vénération de mes camarades.Daudet, ce Murillo de votre littérature, a bercémes quinze ans de ses sentimentalités ; AnatoleFrance m’a secrètement initié à l’ironie de l’intel-ligence qui juge ; Maupassant m’a été donné pourle modèle de la parole nette et juste.

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Vous m’avez assigné, comme à tous vos autresenfants, le but moral qui est celui de vos honnêtesgens ; vous m’avez proposé la vertu de Sénèquetempérée par la douceur que Renan attribue auGaliléen. Vous avez eu soin de placer dans monesprit Pascal auprès de Voltaire et Calvin à côtéde Rabelais. J’ai su de vous qu’il faut mourir pourla liberté, sans jamais oublier que la tolérance estla première des qualités, l’élégance la première desvertus.

Et quand arrivaient les beaux jours, tout votreterritoire s’étendait comme une confirmation vi-vante de cette loi. Des falaises bretonnes jusqu’auxlacs noirs des Vosges, depuis les alignements mé-lancoliques des Landes jusqu’aux vigueurs duDauphiné, j’ai entendu la voix de votre unité.

J’ai écouté vos paysans, causé avec vos ou-vriers, ri avec vos commis-voyageurs. Les vieuxmurs de vos parcs d’Île-de-France, les horizonsmouillés de Chantilly, les plateaux tristes de Palai-

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seau, les meulières ardentes de Triel sont inextri-cablement mêlés à tous mes souvenirs.

D’où vient donc qu’à mon insu mes premièrespréférences m’aient entraîné loin de vous ?

Les premiers hôtes spontanés de mon cœur ontété le petit roi de Galice et Lorenzaccio. À son tourFabrice del Dongo y a pénétré. Et quand sir Ken-neth, le chevalier du Léopard Couchant, s’entre-tenait avec l’émir Kurde, mon assentiment n’allaitpas au baron chrétien.

Mais le jour où j’ai trouvé sur les quais et ache-té pour quelques sous le Livre de la Jungle, madestinée m’a été révélée. Il manquait à mon toit unsigne qui marquât où soufflait le vent. J’ai recon-nu ça jour-là que le vent ne cessait de me désignerl’Orient.

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Ne croyez pas que je n’aie lutté. Je ne me suispas borné à me nourrir de vos classiques, avec en-thousiasme et gravité. Je me suis plié à tous voscaprices. Quand la fantaisie vous en est venue,j’ai, moi aussi, cru vivre avec Raskolnikoff et meprendre de passion pour le prince André. Mes pre-miers voyages hors de votre sol ont été conformesaux leçons que vous donniez à vos jeunes gensd’alors ; ils ont été pour Van Eyck et pour Rem-brandt, pour les musées de Berlin, les orchestres deMunich, les docks de Hambourg, et je suis allé àCopenhague admirer une capitale où Rodin étaitdéjà tenu pour un maître.

Mais, un jour, celle qui me connaissait mieuxque je ne me connais m’a dit en souriant : Quandsongerez-vous à l’Italie ? Pourquoi aurais-je eucette idée ? La Lumière ne nous venait-elle pas duNord, de compagnie avec la Bonté ?

Pourtant mon seul mérite est peut-être de nepas me défier de ceux qui m’aiment. Qu’ajouterai-je de plus ? Qu’un soir de la fin de l’été, le dôme de

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Milan m’est apparu à l’horizon comme un voiliertransparent au-dessus d’une mer de maïs ? Qu’uneautre fois la pleine lumière du printemps toscanm’a assailli au débouché de ce tunnel qui perce lacrête des Apennins ? Il suffit de quelques détailsheureux pour convertir des inclinations en actes.

Ces gestes ou ces passions, vous les discerniez,mon cher Sardou, quand, remontant à notre can-tonnement des Berici, après quelque conférence auservice cartographique de Vicence, vous me di-siez, sur ce ton d’humour charmant qui peut êtrele vôtre : Vraiment, cher ami, vous exagérez ;vous êtes plus Italien qu’eux.

Le jour où j’ai connu l’Italie, a commencé magrande infidélité française. Car ce jour-là j’ai ap-pris qu’il existait un pays où les villes, la rue,la foule, l’expression des visages, le sourire desfemmes, l’air du temps et la couleur des chosesétaient conformes à mon vœu. C’est ainsi que j’aidécouvert trop tard le pays où mes quinze ans au-raient eu la liberté de se consumer de passion sans

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être en même temps consumés par la honte. J’aidécouvert que mon bonheur commençait où com-mence le soleil, et que ma destinée ne pouvait êtrequ’une destinée méditerranéenne.

Mais l’Italie elle-même n’est pour moi qu’unseuil. Sans l’avoir franchi, je sais sur quoi il ouvre.Il donne sur les seules parties du monde où je ces-serais de me sentir un étranger. L’Italie est le par-vis du continent de la passion.

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Affirmation peu scientifique. Les esprits scru-puleux auront le droit de réclamer les preuves dema conviction.

Je leur avouerai sans pudeur qu’elles sont par-faitement imaginaires. D’excellents artistes y ontavant tout contribué, de Stendhal à Kipling, en

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passant par Delacroix, Gobineau et Loti. Je concé-derai même un fort avantage à ces esprits scrupu-leux en leur racontant ce qui m’est advenu avec unde ces écrivains-là.

Il n’y a pas tant d’années de cela, je neconnaissais Gobineau que de nom.

Un ami m’avait prêté les Nouvelles Asia-tiques dans la journée. À trois heures du matinj’achevais la lecture de l’Illustre Magicien. Ilviendra un temps où nulle personne lettrée n’igno-rera plus que ce conte exalte un des instincts lesplus profonds de l’humanité, encore qu’un des plusétrangers à l’occident chrétien. C’est l’instinct dedépart que je veux dire.

La grandeur de l’Orient vient de ce qu’il oseconseiller au croyant, une fois au moins dans savie, le dépouillement absolu. Pas de musulman dé-vot qui ne sache que sa foi lui commandera unjour de trancher avec ses aises et de quitter sesbiens. Il sait qu’il devra, ce jour-là, plonger à sontour dans les bas-fonds de la société ; il deviendra

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l’égal du dernier mendiant ; il abandonnera sonpays natal, les gens qui l’ont vu riche et heureux ;il prendra la route, il « marchera la route », uni-quement tendu vers le but d’un pèlerinage que lesconditions de la vie mettaient souvent à des an-nées de distance. S’il meurt en chemin, il sera en-terré où il se sera couché ; un tertre anonyme abri-tera ses restes. Mais il sait aussi que, toute misé-rable qu’elle apparaisse, cette agonie lui ouvrira leparadis avec plus de certitude que s’il achevait sesjours dans sa maison, entouré du parfum des pluséclatantes charités.

L’Occident n’a jamais demandé à ses fidèlesde courages aussi terribles ni aussi efficaces. L’Oc-cident se contente des libéralités prudentes. Il netouche ni au rang social ni au bien-être du foyer. Ilne force jamais l’homme à revêtir physiquement sapropre nudité. Il ne le pousse jamais sur la route.Il n’ose en faire ni un vagabond ni un hors la loi.Il ne l’expose qu’avec modération aux hasards dela bienveillance d’autrui. Il ne le dépouille jamais,

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si ce n’est en esprit, des attributs de sa fausse gran-deur. Du moins il fait de cet arrachement le pri-vilège de quelques moines. L’Occident n’enseignepas que tout être humain est digne de ce sacrifice,qu’il y est même obligé. Il ignore que le moindrelaïc peut devenir à ce prix un saint homme, luiaussi.

Un occidental aura donc quelque peine à com-prendre l’espèce de délire qui m’a saisi au récit deGobineau. À quoi a-t-il tenu que je ne me lève demon lit et ne quitte furtivement le logis confortableoù je menais, à l’abri des neiges de mars, monexistence de bourgeois français ?

Les Italiens, peuple au quart africain et auquart asiatique, sont les seuls occidentaux au mi-lieu desquels il serait loisible de mener la vie er-rante. Leur ardeur, leur désintéressement et leursimplicité les préservent de la méfiance. Quel ac-cueil la grand’route de chez nous réserverait-elleà un vagabond d’idéal, sans papiers, sans argent,sans but positivement avouable ? Quel écho un no-

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made éveillerait-il dans la conscience d’un maireou d’un gendarme français si, répondant à leurinterrogatoire, il leur déclarait qu’il accomplit unvœu de sagesse et d’humilité, qu’il ne désired’autre bonheur que de se perdre dans l’immenseanonymat tendre de l’humanité ?

Quand un homme a été à plusieurs reprisesébranlé par des secousses de ce genre, alors il seprend à examiner les liens qui l’unissent à la civili-sation environnante. Dès ce moment il est voué audépart éternel.

J’imagine qu’avec tout leur talent ou leur génieRimbaud, Gauguin ou Stevenson ont été, à leur fa-çon, des Wanderer mordus par le même besoin.J’imagine aussi, sans preuve certaine, qu’il fautchercher dans cet instinct la raison qui pousse lesexplorateurs des régions polaires à s’enfouir sau-vagement, durant des années, hors des atteintes del’homme, des mœurs et de la société. Les Franklin,les James Ross, les Shackleton, les Nansen et lesNordenskjold recrutent sans doute leurs équipages

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parmi les nomades et les saints hommes de cetteespèce secrète.

Partir, s’enfouir ; – la route et le cloître ; – lepèlerinage à la Mecque ou l’hivernage dans labanquise, – termes extrêmes d’une aspirationidentique, qui est à la base de la purification.

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Les esprits superficiels ne trouveront peut-êtrequ’un rapport froid et allégorique entre les élé-ments qui composent ces pages. D’autres, plus sub-tils, auront saisi leur unité.

La nouvelle de Gobineau n’a si violemment agisur ma nature que parce qu’elle éveillait précisé-ment des résonances anciennes. Que je ne doivemon penchant pour l’Orient qu’à des œuvresd’imagination, je n’en ai cure. Elles ne pouvaient

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me communiquer un entraînement qui n’existâtpas en moi. Si, à de certaines lectures, mon espritchasse sur ses ancres comme fait, sous un coupde typhon, un navire ancré en rade, c’est que, parcette déchirure de la nuée, je reconnais au loin lesfalaises de ma terre natale, – le continent de lapassion.

… Pendant que j’écrivais ces lignes, le matinest devenu le soir ; la brise semeuse de pollens, quicaressait tout à l’heure la terre moite, est devenuetempête de suroît ; le rocher sur lequel ma petitemaison s’accroche s’est enveloppé à plusieurs re-prises du sanglot des rafales ; les abeilles ont de-puis longtemps regagné la ruche, et les senteurs,dont la symphonie savante m’avait appelé dehors,se sont, depuis longtemps aussi, fondues en uneseule articulation, l’odeur mâle du vent de mer.

Mais l’ébranlement de mon réveil n’a pas prisfin. La tempête a continué en force le travail quel’édifice minutieux du matin avait si bien préparé.J’ai perdu pied sous le vent qui me pousse. J’ai

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passé une journée de plus infidèle à ma France,dans le pays fabuleux de mes origines. J’ai vécutoutes ces heures-ci dans un autre monde que levôtre, hors de vos coutumes, loin de votre douceur,dans un univers qui ne connaît ni le scepticisme nil’ironie, et accepte de mourir pour sa liberté, dèslors que c’est la liberté de sa passion. Et telle a étél’intensité de ce rêve qu’il restera maître de moiaussi longtemps que je ne m’en serai pas délivrépar le moyen dont la femme s’affranchit de l’en-fant qu’elle porte.

Qu’on sache bien tout d’abord qu’il ne doit êtrequestion, dans le récit qui va venir, d’exactitude,de couleur locale ni de mœurs fidèlement obser-vées. Simple équipée d’une âme séparée de ses at-taches, qui a jailli hors du temps et de l’espace àla rencontre de ses semblables.

Juillet 1920.

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LIVRE TERRESTRE

I

Ce qui se présente en premier lieu, c’est ungroupe d’hommes armés de la lance et de l’arc.Ils sont quinze, rassemblés sur le bord d’unefalaise couleur de terre cuite.

À leurs pieds, une série d’abrupts, gradinsde quelque immense escalier ruiné. Mille cou-dées plus bas, la vertigineuse descente se perddans un marécage de brume violette, oùs’épaississent, – contours tremblants, caressesgrasses, – les exhalaisons de la plus richeplaine du monde. Un soleil d’été calcine cegrand morceau de terre. Avant même de se

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protéger le front contre cette flamme sèchequi dévore le ciel, l’homme songe à garder sesyeux de la réverbération. Les blocs de grèsécroulés, la terre rouge qui les cimente, jusqu’àla falaise d’ocre qui cuit debout, tout vibre etse fend sous le choc de la chaleur. Un miroird’acier réverbère la fournaise. La brume d’enbas mousse entre le pied du plateau et le murnoir de l’horizon. Et le cri incorporé desgrillons s’étend là-dessus comme le sifflementmême de la nature surchauffée.

Quinze guerriers sont rassemblés sur lalèvre de la montagne. Ils ont la tête prise dansle monumental turban de leur nation, – deuxchâles croisés sur une sorte de panière enforme de ruche. Une coiffe la surmonte, ornéed’une queue de cheval qui ondule et brille. Uneceinture d’étoffe serre à la taille la robe légèreet la courte veste brodée. Les culottes bouf-fantes vont se perdre dans les demi-bottes, re-troussées vers la pointe. Derrière les talonshauts, flambent deux apostrophes d’argent.

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Les cavaliers portent l’arc, la lance, le cime-terre, le poignard et un petit bouclier rond, trèsconvexe, en lames de cuir, muni en son milieud’un téton de métal poli et d’un panache encrins de jument.

Ils ne se cachent pas. Ils savent que l’excèsde lumière les enveloppe aussi parfaitementque ferait la nuit. Leur groupe étincelant estdissous par le soleil. Ils parlent peu, regardentavec intensité, et se désignent par instants l’ob-jet de leur attention par un mouvement dumenton, qui est une allusion plutôt qu’ungeste.

Il n’est pas difficile de deviner ce qui les re-tient. Vers le pied de la montagne, quelquesbuttes dominent les éboulis. Des spires grisesles enlacent de la base au sommet ; ce sont desmurs de pierre sèche ; ils soutiennent les ter-rasses dont, à la fin de chaque hiver, des pro-cessions de hottes vont ramasser la terre aufond des ravins.

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Un amas de cubes grêlés couronne chacunede ces hauteurs. Une dernière torsion plusmarquée de la spirale trace le mur d’enceinte.Au point culminant, une tour carrée, que re-haussent trois pinceaux noirs. Moitié campa-nile, moitié beffroi, elle porte une cloche quisonne indifféremment l’alarme ou la prière, lafête d’un saint ou l’approche d’une horde.Qu’elle vienne à bruire, et l’on verra des es-pèces de fourmis se détacher des espaliers, sehâter sur les pentes du cône et disparaître der-rière le mur.

Les trois pinceaux noirs sont les trois cy-près du cimetière.

Pour le spectateur désintéressé, chacun desvillages, vu d’en haut, ressemble aux autres.Il n’en est pas ainsi pour les quinze guerriers.L’éminence qui les préoccupe n’est pas la plusrapprochée, mais la plus considérable. Lapreuve en est dans son double campanile, dontl’un, haut et maigre, doit être le sacré, l’autre,

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trapu, le laïc. Au vide fauve qu’elle laisse, ondistingue une agora de belle étendue devantl’église. Une route émerge du brouillard moitede la plaine. Force lacets, force entailles dansles murs et les champs, l’amènent jusqu’à uneporte crénelée, dont les merlons fenduss’évasent à la vénitienne, comme une bordurede pétales rouges.

De tous ces détails, les cavaliers semblentnégliger le plus grand nombre. Ils ne s’at-tachent visiblement qu’au mur d’enceinte, àcertains pêchers qui poussent leurs branchesjusqu’à toucher la brique et à certaines particu-larités des terrasses.

Quand ils ont bien tout regardé, ils se re-tirent. Il serait plus juste de dire qu’ils se ré-sorbent. Bien clairvoyant, l’œil d’en bas qui au-rait distingué, dans le jour éblouissant, le che-min pris par ces quinze fantômes de lumière.

Aussi éprouvent-ils un sentiment de sécuri-té parfaite quand ils ont retrouvé leurs chevaux

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entravés au fond d’une caverne et qu’ils sesont assis en cercle pour discuter de la chose.

La chose, – quelle qu’elle soit, – est deconséquence. Cela se lit à l’application quibride leurs figures. Ces figures n’ont d’ailleursrien de repoussant. Elles offrent même debeaux plans droits, sans rien de commun avecles pommettes mongoles, et une carnationmate et hâlée, sans rien de commun avec lejaune terne des Turcomans. Les sourcilslancent des voûtes pures, le front luit, le ve-lours noir de la barbe cerne étroitement lalèvre. Rien ne manquerait à la noblesse de l’en-semble, s’il n’y manquait l’essentiel. Un étran-ger, introduit à l’improviste au milieu ducercle, croirait difficilement qu’il s’y traited’aucun sujet propre à exalter cette noblesse.

Il est hors de doute que l’embuscade, l’as-saut, l’incendie, le massacre, le pillage, le raptet le viol sont des actions agréables au Pro-phète quand des infidèles en font les frais. Il

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n’en est pas moins vrai que ces perspectives al-lument dans les yeux des éclairs inquiétants.

Le village nestorien sera attaqué cette nuit.Il y a déjà longtemps que la tribu a quitté un vi-layet lointain où elle avait excité contre elle unpeu trop d’animosité. Réfugiée dans le granddésert de grès, elle a d’abord laissé au bruitde ses exploits le temps de se dissiper. Maisles brebis ne restent pas grasses à se nourrirde broussailles dont les chèvres se contententmal. Les chevaux sont affamés d’herbagesverts, les vaches sont mortes, les femmes que-rellent, les hommes s’ennuient.

Alors, par étapes prudentes, la tribu s’estrapprochée des lieux habités. Leur dernier zô-ma, leur dernier campement est une cuvettedu plateau. Un filet d’eau tiède y suinte surdes plaques de sel. Et voilà quinze jours que,chaque matin, un groupe de cavaliers part à ladécouverte et se poste sur les rebords de l’es-carpement.

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Leur choix a erré longtemps à la surface dece tapis de richesses. De proche en proche, ilest venu se fixer sur le village aux deux cam-paniles. Des observateurs ont été envoyés. Ontrôdé par les chemins, ont pénétré dans la placeun jour de marché, se sont assis sur l’agora,et, graves, immobiles, ont disposé devant euxun déballage d’objets razziés un peu partoutdans le Nord. Ont constaté que les murs sontescarpés, les habitants nombreux, les hommesbien armés. Mais le bourg est opulent, et desyeux d’honnêtes marchands musulmans, mo-destement baissés, sont néanmoins à même deremarquer que les femmes rayas sont belles.

Aussi y a-t-il eu de la fièvre, le soir, dansl’atmosphère âcre des tentes en peau de mou-ton. Les hommes ont parlé vite et bas. Plusd’un cœur féminin a battu de convoitise, de ja-lousie et de férocité. Les plus jeunes d’entre lesjeunes épouses n’ont eu garde de perdre une sibelle occasion d’acquérir de l’expérience ; carayant ensuite abordé chacun de ces trois cha-

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pitres avec leur seigneur, dans le privé, ellesont vu répondre à leur férocité par des sou-rires, à leur convoitise par des promesses, àleur jalousie par quelques volées de bois delance.

Cependant on a raison de dire que si lesbrebis d’un troupeau se ressemblent entreelles, le berger du troupeau ne laisse pas de lesconnaître une par une et telles qu’elles sont.Il en va de même des hommes dans leurs tri-bus. Entre tous les cavaliers de même race,de même costume et de même extérieur, ac-croupis en cercle dans l’ombre fraîche de la ca-verne, l’œil du Grand Berger doit noter des dif-férences et les inscrire à leur compte.

Il doit remarquer, entre autres choses, quechacun des quinze cavaliers a sa façon à soid’accueillir l’espérance ou de manifester lacrainte. Et son regard ne peut manquer de tom-ber sur le jeune Saad, fils d’Ahmed, dont la pâ-

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leur n’a pas échappé non plus à l’œil critiquede ses compagnons.

Le jeune Saad a dix-sept ans, mais dix-septans d’Asie.

Les sociétés militaires comptent avecl’homme dès le moment où il sait tenir unelance. Dans les pays du soleil s’ajoute l’obliga-tion de faire place à l’adolescent du jour où ilattire le regard des femmes. De sorte que ladouble puissance de donner la mort et de don-ner la vie règlent seules l’heure de l’émancipa-tion.

Toutefois la maturité des sentiments ne suitpas toujours la majorité du guerrier. Saad abeau être marié depuis deux ans et chevaucherdepuis quelques mois avec les cavaliers duclan, son émotion trahit une audace novice. Ilest admis pour la première fois aux grandescourses nocturnes. Il serait d’ailleurs en peinede démêler si c’est l’impatience ou un autre

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sentiment qui lui fait bourdonner les oreilles etbattre le cœur.

« Saad, sais-tu que ta femme Amine s’estvantée à mon Adilè de quelque chose pour cesoir ?

— Oui, Saad, qu’est-ce qu’il y a de plusbeau que l’intérieur d’une tente et les brasd’une femme ?

— … À l’heure où la tribu charge.

— Saad, qu’est-ce que dit le poète ? « Lecourage a deux figures et nul ne peut en parlerd’expérience, qui n’a encore aperçu que son vi-sage de jour. »

— Saad, as-tu remarqué comme ton chevalressemble à ces chevaux qui sont à la veille deboiter ? »

Saad, la tête entre les mains, riposte d’unevoix sourde :

« Guerriers, quand les bras de ma femmeont-ils prévalu sur l’ordre de l’aga ? Quels jours

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de chevauchée mon cheval s’est-il mis à boi-ter ? Quand ai-je détourné les yeux de la facedu courage ? Quand vous ai-je donné le droitde m’insulter ? »

Un vieillard lève la main :

« Saad, fils d’Ahmed Beg, réponds à toutesces faces cuites par le soleil qu’elles ne jacas-seraient pas de la sorte si l’incarnat de leursseize ans ornait encore leurs joues. Mais l’en-vie seule ne les inspire pas. Personne ne doutede ton courage si ce n’est toi. Laisse-les faireet ne le trouve pas mauvais. Les jeunes gensont besoin des cymbales de la raillerie pours’étourdir sur eux-mêmes. »

Ses yeux parcourent le cercle et chacunbaisse le nez. Puis, sur un ton imperceptible-ment changé :

« Fils d’Ahmed, tu vas endosser le déguise-ment de nos émissaires, tu vas descendre enplaine, tu vas t’introduire dans le bourg de ceschiens et tu feras ton possible pour y demeu-

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rer, passé le couvre-feu. Tu sais par où nousdevons attaquer, et l’heure. Je ne te dis riende plus. Trouve-toi là où ta présence peut nousservir. Fais tout ce qu’on doit attendre de toi.Prends une arme sous ta robe. Si tu ne voispas le moyen de te maintenir à l’intérieur desmurs, dissimule-toi aux abords, observe touteschoses, rallie-nous quand nous approcherons.Tel est l’ordre. »

Saad regarde le chef dans les yeux :

« On me refuse l’honneur de charger avecmes frères ? »

Une flamme s’allume et s’éteint entre lespaupières sanguinolentes du vieux :

« J’ai parlé.

— La méfiance qu’on me montre va-t-ellejusqu’à ne pas me laisser le temps de prendrecongé de ma femme ?

— Fils d’Ahmed, je t’ai offert un moyen deretrouver l’assurance qui te manque. Prends

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garde aux suppositions qui pourraient nous ve-nir maintenant ! »

Le vieillard dresse sa taille de chat sauvage,une nappe de couleur brique envahit sa petitefigure que tous les soleils de l’Anatolie ont ra-vagée. Mais, de son côté, Saad s’est levé. Il ar-rache sa ceinture et sa robe, il jette ses armeset croise les bras :

« Mes frères ont déchiré ma confiance etma réputation comme, moi, ma robe et maceinture. Je me glorifiais de l’estime de mesfrères. Ils me font comprendre qu’il faut verserchaque jour le prix d’une faveur aussi consi-dérable. La leçon ne sera pas perdue. Saad vapayer une fois de plus. Mais, cette fois, le sou-venir ne s’en éteindra plus. Si Allah me pro-tège, nous recauserons demain de l’affront quim’est fait aujourd’hui. »

Saad a proféré ces quelques phrases sur leton de voix étranglé, vibrant, qui est commun,dans tous les pays, aux très jeunes gens surpris

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par l’indignation. L’indignation est un spasmede la virginité intellectuelle, la forme adoles-cente du désespoir. Elle étreint Saad jusqu’auxlarmes.

Avec un grand froissement de soie etd’osier, un turban rebondit à son tour aux piedsdes guerriers muets, et Saad, à demi engagédans le fond de la caverne, ajoute :

« Saad fils d’Ahmed Beg n’oublie pas qu’ilest né d’une esclave arrachée aux siens parforce. Il n’oublie pas non plus que cette esclavea été convertie à notre sainte foi par la puis-sance de la douceur, à son seigneur Ahmed parla puissance de l’amour, et qu’elle a illustré nostentes par les seules vertus de ses grâces et desa piété. Lorsque Saad n’était encore qu’un en-fant, ses camarades de jeu essayaient déjà dedéchirer son honneur de petit garçon en l’ap-pelant le fils de la chienne. Il y a ici plusieursde ces camarades-là. Ont-ils oublié comment

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Saad leur faisait passer le goût de cette plaisan-terie ?

— Fils d’Ahmed, assez. Nous nous sommessuffisamment occupés de toi et de tes affaires.Maintenant, obéis. »

Le vieillard ne dit pas ces mots avec toutela colère qu’on pouvait supposer. Saad se perddans les ombres, le chef se rassoit et les qua-torze figures s’immobilisent dans un silenceplein de pensées.

Bientôt des pas se font entendre. À la placedu jeune cavalier paraît un marchand syriensans nulle ressemblance avec un guerrier. Petitturban plat et rond, cafetan d’étoffe brune, ba-bouches pacifiques. Mais la pourpre n’a pasquitté le visage. Jamais colporteur n’a traîné unsac d’un air plus superbe.

Son humiliation est portée au comblequand, sous le cercle des yeux qui suivent sesgestes, il lui faut rechercher son poignard par-mi les armes qu’il a étourdiment jetées tout

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à l’heure. Il le trouve, le ramasse, en essayesur ses doigts la pointe et le fil, le rengaine,le glisse sous son cafetan. La lenteur avec la-quelle il accomplit ces gestes n’arrive pas à lescolorer de tout le dédain qu’il souhaite. Il sou-lève néanmoins le ballot de pacotille avec unecertaine désinvolture et en charge son épaule.Il peut alors prononcer d’une voix ferme la for-mule d’adieu, à laquelle ses quatorze compa-gnons répondent sur un timbre grave et céré-monieux, puis il sort rapidement de la caverne.

« L’enfant est courageux », finit par dire undes hommes, « nous l’avons blessé par des pro-pos inconsidérés.

— L’enfant est courageux », répond unautre, « mais le sang de ses veines n’est pasle pur sang de notre peuple. Un vrai fils destentes ne se montre ni aussi rouge devant lamoquerie ni aussi pâle devant le danger.

— Chien métis est toujours hargneux.

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— Paix, là ! » dit l’aga. » L’enfant a la peautrès blanche et le sang très rouge. Il ne lui enrevient ni éloge ni blâme. Des cavaliers n’ont-ils rien de mieux à faire qu’à potiner commedes vieilles femmes derrière le dos d’un en-fant ? »

Cette admonestation rappelle chacun àl’ordre. Les petits chevaux poilus sont selléset conduits dehors. Deux cavaliers demeurenten sentinelles sur le bord de l’escarpement,le reste retourne au camp pour y attendre lanuit. Et Amine, épouse de quinze ans, vraiefemme selon le cœur des tentes, apprend sansémotion que Saad, son mari, est descendu enplaine et ne remontera pas avant la fin de l’af-faire, – in cha Allah !

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II

Saad en a pour trois longues heures de che-min, autant dire trois heures de méditation.Il emploie la première à cuver son chagrin,la seconde à s’émerveiller de la vie bienheu-reuse qui chante autour de lui la gloire d’Allah,la troisième à rêver à son entreprise et auxmoyens d’y réussir.

Départager des sentiments violents etcontradictoires est une œuvre que personne netrouve légère, à plus forte raison un jeune ca-valier plein de fougue et d’honneur.

Il se répète bien que son père a été un cheikde grande piété. Si, à soixante ans, Ahmed Begavait conduit dans sa tente une petite chré-tienne de seize, enlevée dans l’est, près d’Eri-van, c’est qu’Allah n’avait pas encore béni sa

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couche. Mais la jeune fille n’avait pas été appe-lée à partager son lit avant d’avoir reçu l’ensei-gnement du mollah. Elle avait bientôt renié ducœur et des lèvres les superstitions de son en-fance. La beauté de l’esclave explique ce qu’untel empire sur soi-même avait dû coûter au ca-valier. Le fruit de tant de charmes, de vertus etde continence ne s’était pas fait attendre long-temps. Le fils souhaité était venu, la concubineavait pris le pas sur les épouses.

Ce qui devait également se produire s’étaitproduit.

Dieu avait aussitôt rappelé à lui le cheikchargé d’ans. Explique qui pourra comment lajeune femme n’avait plus fait, dès lors, que vé-géter et dépérir, pour s’éteindre moins d’uneannée après son seigneur.

L’enfant était resté seul, dernier témoignagedes forces d’un vieil homme, prémices del’amour d’une vierge. Élevé par les quatreveuves, Saad, fils d’Ahmed et d’une esclave, se

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sentait, à dix-sept ans, animé d’une rancunefanatique contre les chrétiens et d’une hontepleine d’orgueil à l’endroit de sa naissance.

Mais soins ni sortilèges ne l’avaient délivrédes stigmates originels. Le sang trop clair d’unvieillard, mélangé au sang trop lourd d’unejeune fille, lui avait fait une humeur instable etdes désirs opposés.

S’engager dans une entreprise avec enthou-siasme et s’en dégoûter tout d’un coup ; sentiralors une chape de glace s’abattre sur sesépaules, éprouver des nausées pour le moindregeste, jeter autour de soi un regard étranger,plein d’étonnement et d’amertume ; bref, pous-ser le désir et l’attente jusqu’à ce point extrêmeoù le sentiment verse dans le sentimentcontraire, et ne laisse en nous que cendre etfroideur ; – tel était Saad.

Être empêché par sa fierté de s’en expliquerà cœur ouvert, mais appréhender en mêmetemps chez autrui la secrète divination de la ja-

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lousie ; grossir à l’excès l’effet de ces singulari-tés, les supposer évidentes et publiques ; égarépar cette opinion, ne plus entendre les parolesqui lui étaient adressées, mais celles qu’il s’ap-prêtait à entendre ; – tel était Saad.

Prendre feu pour un mot dit en passant,une plaisanterie mal comprise ; nourrir cet ou-trage à longueur de nuit ; se tracer, avec ladernière précision, le détail d’une vengeanceatroce ; se lever, le lendemain, brûlé par lahaine ; rencontrer son offenseur imaginaire ;en recevoir à l’improviste un regard cordial,une parole courtoise ; voir basculer tout d’uncoup la charge qu’il avait amassée sur ce fan-tôme ; défaillir de confusion devant la gran-deur d’âme de son ennemi présumé ; lui prodi-guer des marques excessives de repentir et dedévouement ; – tel était Saad.

Au demeurant, un bon compagnon, auxyeux vifs, guerrier courageux, fidèle, serviable,même gai dans ses bons jours ; – tel était Saad.

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Par malchance, les cavaliers ne se trou-vaient pas tous en humeur de mettre ces écartssur le compte de la jeunesse. Malheureuse-ment aussi, on n’a jamais vu, nulle part, que lesbons jours payent pour les autres. La tribu fai-sait une balance obscure mais exacte de l’en-semble, et le jeune Saad s’affligeait avec naï-veté de ne point participer à la confiance sanslimites qui entourait, dès son premier pas, tellourdaud de son âge. Il se rencontrait toujoursune entreprise de garçons dont il n’était pas,des recettes qu’on oubliait de lui enseigner, desmots de passe dont il était le dernier à pénétrerle sens.

Qu’on ne voie pas là-dedans l’effet d’uncomplot. Saad n’était, après tout, qu’un jeunehomme ombrageux. Ses singularités ne dépas-saient pas un niveau assez ordinaire. La sus-picion où la tribu le tenait n’était pas prémé-ditée. Elle se bornait à l’exclure d’une certainecommunauté d’habitudes, – ostracisme suffi-

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sant pour faire souffrir, insuffisant pour fairemourir.

Deux épisodes de la dernière scène dres-saient leur grimace devant l’esprit de Saad. Ilse revoyait jetant par terre ses armes et seseffets. Il se revoyait encore, à demi détournévers le fond de la grotte, lançant de ses lèvresjuvéniles un défi collectif aux guerriers de latribu. Et il se répétait, tout haut :

« Comme un enfant ! Comme un enfant !Est-il possible de se donner plus ridiculementen spectacle ? Insinuations, malveillances, toutest justifié, maintenant. Le fils de la chienne ?Ah ! Cela va sans dire. Comme ils m’ont ba-foué ! Le vieux Selim Beg lui-même, est-cequ’il ne m’a pas fait l’affront de sa pitié ? Je n’airépondu que par des rodomontades. Ho, Saad,Saad, comment reparaître jamais devant leursyeux ? Mourir cette nuit… Alors ils se tairontpeut-être et mon nom restera intact. Qu’est-ceque Nouroulla aurait fait à ma place ? Com-

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ment mon père se conduisait-il à mon âge ?Impossible de ne pas mourir cette nuit. Oui.Disparaître. Et… Oh ! Comme un enfant ! »

Un fer rougi tourne et retourne au-dessousdes côtes du garçon, à ce niveau du corps où sepressent sans défense les organes délicats de lavie et de l’honneur. Et la honte lui jette autourdu cou son collier d’orties.

Mais Saad n’est pas sans avoir retenuquelque chose des leçons du mollah. Il se rap-pelle que le Malin revêt deux aspects selonles cas. Le plus subtil des deux n’est pas celuiqu’on pense. Les esprits tant soit peu déliéssont sujets à être leurrés plus aisément par ledégoût d’eux-mêmes que par le contentementd’eux-mêmes.

« Je suis bon de me figurer qu’ils se sou-cient encore de moi. Voilà mon orgueil. Monmaître me le répétait assez. Est-ce que je nesais pas bien ce que cachent ces grands airsméditatifs ? Pour la moitié, des cervelles de

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poulets. Le vieux Selim Beg lui-même m’a par-lé plus doucement que je ne m’y attendais. Iln’est pas difficile de deviner qu’il ne me don-nait pas tort au fond de lui. Que je n’eusse pasrépondu à leurs insultes, c’est pour le coup quej’aurais pu mourir de honte. S’en seraient-ilsmieux tirés que moi, les uns et les autres ? Voi-là évidemment une aventure qui n’aurait garded’arriver à des brutes comme ce Behraw, ceSoumo. Qui va s’inquiéter de la mine qu’ilsfont ? Le vieux Selim m’a bien compris, et iln’est pas le seul qui se soit souvenu de sa jeu-nesse. »

Il y a certainement dans la joie un principeléger, sans quoi le même Saad qui descendaitsi pesamment la pente, il n’y a qu’un instant,ne rebondirait pas, à présent, de roche enroche, malgré le sac qui lui bat les reins et lachaleur de four à pain qui monte du sol. Unsouvenir éclaire sa figure au passage :

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« Quels yeux Nidham me jetait ! Celui-làme hait. »

La clarté devient feu, et feu de plus en plussombre :

« Qu’est-ce que je lui ai fait ? Pourquoi meregardait-il avec ces yeux-là ? Nouroulla me lerépète toujours : Méfie-toi de Nidham. C’est unhomme qui porte le meurtre sur sa figure. Saaddéshonoré, quel régal ! Oui, mais l’honneur deSaad n’est pas de la viande pour tes salesdents. Et quant aux os de Saad, ha ! Nidham, jene te croyais pas si fou ! »

La course lui renouvelle le sang, le sangl’inonde de force et de souplesse. Toutefois,le Malin n’a pas pour habitude de renoncer sivite. Saad s’en voit administrer la preuve sansretard.

Ne vous est-il jamais arrivé d’avoir tout àcoup l’impression que quelque chose d’imma-tériel vient de fouetter la route sous vos pieds ?Ce n’a été qu’un éclair. Mais, à fermer les yeux

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et à remonter patiemment cette ombre de sen-sation, vous réussissez à lui rendre sa forme,vous rebroussez chemin, vous vous penchez,et la poussière vous livre en effet la trace dupetit serpent que vous avez épargné et quivous a épargné.

Un mot sillonne à l’improviste laconscience de Saad. Ce mot, sitôt perdu queperçu, doit être de grandes conséquences,puisque, pour le retrouver, le jeune hommeimmobilise d’un coup les pensées qui mènentvacarme au seuil de son esprit. Il descend, ilfouille, il s’évertue, il dresse enfin devant lui unnom bien connu.

… Amine.

… S’il était vrai que la vie conjugale fût ca-pable d’entraîner dans son cours les floraisonsmorbides de l’adolescence, Saad (ce vieux ma-ri de deux années) aurait eu le temps de deve-

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nir le plus paisible des hommes. Mais pour êtreà même d’exercer cette influence, il faut quela femme soit triple en une. Épouse, sœur etmaîtresse, – l’une étanchant la volupté, l’autreaccueillant la tendresse, la troisième berçantla douleur de l’homme éternellement amant,frère et enfant.

Amine a quinze ans. Elle n’est qu’uneépouse-fillette et un animal-femme. Elle neconnaît encore la volupté que sous la formed’une fantaisie cruelle où le caprice del’homme saccage sans motif un corps qui nel’appelle pas. Sa tendresse se satisfait à cajoleret à parer d’autres poupées de son âge. Et pourla douleur, qu’est-ce qu’en peuvent soupçonnerune petite fille et ses chagrins ?

Quelle idée se fait-elle d’un mari ? Un grandgarçon gauche, exigeant, étourdi, facile à ber-ner, toujours un peu ridicule. Un guerrier luna-tique qui, dans ses bons jours, rit, joue et par-tage les confitures de sa petite épouse ; dans

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ses mauvaises heures, fronce le sourcil, enfle lavoix et se paye d’un semblant d’épouvante au-tour de lui. Un cavalier gros mangeur et grosdormeur, toujours sujet à se montrer brutaldans le lit, pour devenir, l’instant après (et sansplus de bon sens), une chose aussi balbutianteet désarmée qu’un bébé malade.

« Je leur ai dit », gronde Saad, « je leur aidéclaré, en propres termes : laissez-moi prendrecongé de ma femme. Ah ! Voilà qui s’appelle par-ler en guerrier. Au moment où l’aga me confiecette mission, je ne trouve rien de mieux quede pleurnicher pour qu’on me laisse embrasserma femme. On doit s’amuser sous les tentes,à l’heure qu’il est, s’offrir un beau régal d’in-famie, sous les tentes. Quand Adilè aura com-posé une chanson sur l’histoire de Saad, filsd’Ahmed, l’Homme qui demandait à aller em-brasser sa femme à l’heure du combat, alors tupourras être assuré de la célébrité de ton nom.Il circulera de campement en campement, lescaravanes le promèneront à travers l’Asie, et

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les vieilles femmes s’en serviront, autour desfeux, pour faire rire les petits enfants. On passeà la postérité comme on peut, n’est-ce pas,Saad, guerrier valeureux ? Toi, tu vas y passercomme le modèle des bons époux, l’Homme quidemandait à aller embrasser sa femme, sa femmeAmine, Amine ? »

Le voilà qui se met à répéter ces deux syl-labes jusqu’à ce qu’elles se désarticulent,perdent couleur, signification et deviennentaussi étrangères à son oreille que l’est en réa-lité, à son cœur, la petite créature sauvagequ’elles désignent.

« Amine ? Amine ? J’entends d’ici l’éclat derire pointu qu’elle pousse pendant qu’Adilè luiconte à l’oreille mon beau fait d’armes. Je voisd’ici le regard qu’elle m’aurait jeté, si j’étais re-tourné. Amine, Amine, Amine, Amine se sou-cie bien de mon adieu. Amine, Amine, se sou-cie bien de moi. Amine, A-mine… Vraiment,quel rapport y a-t-il entre Saad et A-mine ? »

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Il est probable que cette question surprendl’esprit de Saad sur le bord même de la plusprofonde citerne intérieure, car son beau mo-nologue s’interrompt en ce point. Succède unsilence, durant lequel sa pensée opère sa re-traite, au hasard des ténèbres et de leurs em-bûches. Mais elle semble s’éloigner à regretde la margelle où affleurent les eaux bitumi-neuses, moirées de signes. Qui sait quand ladestinée lui procurera une seconde occasionde se pencher sur les figures qu’y tracent lesexhalaisons du monde secret, et dont la vuevient de le remplir d’un tel étonnement, d’untrouble si grand ?

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III

Cependant la machine physique de Saad,marchand syrien, a descendu les pentes de lamontagne. Elle a cessé de bondir de roche enroche. La poussière que ses babouches fontmaintenant jaillir a pris la couleur de ses ré-flexions. Il a laissé derrière lui la terre rougeindomptée des plateaux. Ici rien n’est plus quecendre. Il sort des pistes innombrables de lamontagne. Des chemins pleins d’ombre s’em-parent de sa liberté et entravent ses pas.

Toutefois, il n’est pas venu en plaine depuisl’arrivée de la tribu dans ces régions. La forcede la nouveauté, sur un esprit vif et neuf, est unélément auquel on ne saurait accorder trop deplace.

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Aussi n’est-il pas surprenant qu’il fran-chisse, sans presque s’en apercevoir, les septquarts d’heure de marche qui le séparent duvillage aux deux campaniles. Il donne respec-tueusement le salut aux passants de plus enplus nombreux. La prudence ne quitte jamaisle pur guerrier. Elle le sauve des distractionsqui pourraient lui être fatales, comme de nepas songer à déguiser le rauque accent de sanation. Il imite à merveille le chuintement ob-séquieux des trafiquants de la côte. Les chré-tiens qu’il rencontre ne s’étonnant pas de voircirculer un de ces honnêtes colporteurs syriensqui fréquentent leurs marchés. Tout au plus,selon le sexe et l’humeur, adressent-ils un re-gard d’admiration ou d’envie à un jeune négo-ciant d’un teint si franc, d’une taille si élancée,d’une démarche si fière.

Saad ne s’aperçoit pas de l’impression qu’ilproduit, n’a pas un coup d’œil pour toutes cesinfidèles dont les sourires se font messagers de

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sentiments peu fardés. Les remarquerait-il, lesimpudiques ne lui inspireraient que dégoût.

Pourtant Saad n’est plus un enfant. Iln’ignore ni ne feint d’ignorer quelles sont lescirconstances habituelles de ces attaques noc-turnes. Le mélange de jubilation équivoque etde jalousie que les femmes des tentes fontéclater, depuis que l’expédition est résolue, au-rait suffi à le renseigner, si la tradition de la tri-bu ne se montrait par ailleurs suffisamment ex-plicite sur le détail de semblables événements.

Mais il y a temps pour tout. Saad est dansun état du corps et de l’esprit que vous, jeunesoccidentaux, aurez du mal à comprendre. Mariobéi, maître absolu sous sa tente, il n’est passujet à être jeté en des transports déraison-nables par la seule odor di femina. En revanche,une vie conjugale telle que la sienne ne sauraitcontenter les aspirations d’un garçon tel quelui. Il a les sens en paix ; nous n’en saurionsdire autant de l’esprit. L’imagination de Saad

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repose en porte à faux. Lancée dans l’abstrait,elle y est maintenue par l’artifice d’une exis-tence à la fois vide et comblée. Le tour de sespréoccupations est beaucoup moins physiqueque métaphysique. Saad recherche beaucoupplus vivement l’assentiment des hommes quel’admiration des femmes. Il est en souci de sagloire plus que de sa beauté.

Que vienne la nuit attendue, Saad fera ceque décideront les hasards. Pour le moment,il dédaigne d’y attacher sa pensée. Au reste,n’est-il pas sérieusement question qu’on sefasse tuer pendant l’affaire ?

Cependant l’approche du bourg excite sa vi-gilance.

Il est en train de gravir la route en lacets quientaille espaliers et terrasses. Les oliviers decoteau ont succédé aux mûriers de la plaine.Les talus de pierre sèche emmagasinent desvariétés raffinées de touffeurs. On peut avouer,sans crainte de nuire à la réputation de Saad,

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que sa sèche endurance de montagnard mollitdans cette atmosphère d’étuve. L’attentionqu’il porte aux moindres accidents du terrainn’est pas seule cause qu’il ralentit le pas.

« Dure montée, n’est-ce pas, seigneur mar-chand ? » Un gros homme est assis au piedd’un olivier. Le premier mouvement de Saadest de répondre aux invites du raya par unemalédiction. Il se contente de presser lamarche en grommelant d’un air peu gracieux.Mais il songe à sa mission. Et puis il a chaud.Aussi s’arrête-t-il quelques pas plus loin. Il faitglisser le sac sous lequel se gaufre la laine ducafetan et il se retourne. L’autre a dirigé verslui sa figure de gros vigneron moustachu et at-tend le résultat de son amabilité.

« En effet, il a plu à Dieu que cette montéefût bien dure, seigneur. »

Les deux hommes s’examinent. Les yeuxsombres de Saad, peu exercés au rôle qu’onleur fait jouer aujourd’hui, essayent de dérober

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leur flamme et leur inquiétude à l’attention duNestorien. Mais il se met en peine inutilement.Le pays est calme, les hommes faits sont obli-gés d’évoquer les souvenirs de leur petite en-fance pour retrouver une époque où l’on parlâtde pillage et de meurtre. La sévérité opportunedu pacha Mohammed Ibn-Mouça-Ibn-Hazin apurgé le sandjak des bandes qui le désolaient.La terreur posthume de son nom étend encoresa protection sur les récoltes, assure l’aisancedu négoce et entretient l’affabilité des mœurs.Aussi le chrétien qui est là peut-il se livrer entoute sérénité aux combinaisons qu’il roule simanifestement dans sa tête bouclée. Il est oc-cupé du sac plus que du porteur. Et c’est enguignant le ballot d’un air malin qu’il reprendla parole :

« Mauvaise heure, mauvais jour pour lavente, seigneur marchand. Laissez-moi vousdire qu’il faut être jeune et novice comme vousparaissez l’être pour espérer faire quelque af-faire hors des heures ouvrables. »

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À force d’entendre conter des incidents dece genre, la mémoire de Saad s’est garnie dequelques formules passe-partout :

« Seigneur chrétien, le proverbe dit : l’hon-nête marchand trouve toujours le chemin desyeux, et les yeux sont à mi-chemin de la bourse.

— Vous aimez à rire, jeune homme », ré-pond le Nestorien en hochant la tête d’un airmécontent. « Mais vous prenez notre petiteville pour un méchant village sans règlementsni police, comme Pagan, Orthuz et Khorab, deshameaux où le premier vagabond venu, – je nedis pas cela pour vous – peut entrer et faire sesaffaires à l’heure qui lui plaît. »

Saad, toujours fort de la sagesse d’autrui,réplique sur un ton qui conviendrait mieux àun émir qu’à un marchand forain :

« Partout où j’ai passé, j’ai entendu procla-mer la courtoisie et l’hospitalité de ceux de Ka-sir. C’est pourquoi j’ai résolu de me détournerde ma route afin de leur proposer les produits

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de mon activité. En dépit de votre honorée pa-role, seigneur paysan, je doute encore qu’onme refuse l’entrée de votre cité. »

Le Nestorien s’agite brusquement :

« Ne m’appelez pas paysan ! Je vous dé-fends de me donner ce nom ! Mais commentpourrait-il deviner à qui il s’adresse ? Monjeune ami, l’homme simple que vous avez de-vant vous, assis sous un des oliviers de seschamps, est un des magistrats municipaux deKasir, et non des moindres, j’ose le dire.

— Je suis l’esclave de Votre Honneur et jelui baise les pieds. Mais les chefs d’une citéont-ils chez vous le pouvoir de décider leursconcitoyens à renier les traditions auxquellesils doivent leur renommée ? »

Si l’infidèle n’était pas chargé d’une paco-tille aussi volumineuse, il est visible, à l’indi-gnation du Nestorien, que celui-ci aurait déjàrompu ce colloque impertinent. Afin de pour-suivre l’entretien sans rien abdiquer de la diffé-

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rence des rangs, le magistrat prend subitementun ton de voix (indulgence et bonhomie) quiporte sa dignité hors des atteintes d’en bas :

« Je conçois votre déception. Et commentcomprendriez-vous quelque chose, vousautres, à la police et au bon ordre d’une citéchrétienne ? À Kasir, le marché ne s’ouvrequ’au carillon de la cloche municipale. Belle lu-rette que le son du bronze en a marqué la clô-ture. Demain, fête chômée. En conséquence,mon jeune ami, nos lois prudentes ne vous lais-seront pas faire acte de commerce dans nosmurs, avant le second jour à dater de celui-ci. »

Voilà Saad déconcerté. Son mutisme donneliberté au Nestorien de reprendre tout son vo-lume.

« Je me targue d’être un de ceux qui ont faitpromulguer un édit si utile et en font le plusénergiquement poursuivre l’application. Etcomme vous n’ignorez pas que nul n’a le droitde demeurer dans nos murs, passé le couvre-

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feu, s’il n’est citoyen de Kasir ou à ce autorisépar l’Assemblée des Anciens, c’est pourquoi,jeune homme, j’ai cru bien faire de vous éviterle reste de cette dure montée que vous eussiezgravi pour rien.

— Eh bien, seigneur chrétien, je vous endois donc mes remerciements. Mais s’il en estcomme vous dites, j’étendrai mon tapis devantla porte de votre ville. Et là, parmi les entrantset les sortants, je serais bien surpris si je netrouvais pas l’écoulement honorable des mar-chandises que j’offre. »

Le Nestorien se voit rendu au cœur mêmede la question :

« Et, sans indiscrétion, seigneur marchand,quelles marchandises nous offrez-vous là ?

— Une, entre autres, seigneur chrétien, quiest un vieux recueil de préceptes, fort estiméchez nous que vous appelez infidèles. On y litpar exemple qu’il n’est pas courtois d’arrêterun voyageur sur la pente d’une route enso-

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leillée, si ce n’est pour l’inviter à partagerl’ombre d’un arbre et l’eau d’une outre. »

Et Saad se dispose à recharger son fardeausur son épaule. Mais le Nestorien éclate de rire,tousse, glousse, agite la main d’une manière jo-viale :

« Aha ! Aha ! Ma foi, bien répondu ! Ha !Hi ! La leçon était méritée. Le difficile était delui donner une forme heureuse. Héhé ! Venezvous asseoir près de moi. Je tâcherai de ré-parer mes torts en vous enseignant un moyend’entrer dans Kasir et d’y écouler vos marchan-dises sans tomber sous le coup de nos justeslois. »

Il ne faut rien moins que cette promessepour décider Saad à suspendre son départ.Mais il ne s’est jamais trouvé dans le cas des’asseoir aux côtés d’un chrétien. Il ignorecomment il surmontera les sentiments que cecontact lui inspire d’avance. D’autre part, sicet astucieux magistrat lui a dit la vérité, com-

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ment Selim Beg ne l’a-t-il pas prévenu ? Ce si-lence… ? Simple mépris de cavalier pour lesusages des villes ? Piège tendu au jeune gar-çon ? Saad se demande tout à coup si, à forced’humeur accommodante, il n’est pas en traind’outrepasser les coutumes et ses instructions.Nul rôle plus difficile à soutenir que celui del’humilité. À chacun de ses gestes, le manchede son poignard se rappelle à lui, dessous soncafetan.

Par chance, le Nestorien, toujours riant etagitant sa main, se décide à se pousser un peusur le côté. Cet effort, arraché à sa corpulence,invite Saad à venir partager l’ombre finementgrêlée de soleil que dispense l’olivier. L’instantaprès, accroupi sur les talons, le corps contrac-té, le menton mauvais et l’œil dur, le garçonoccupe la place qu’on lui a laissée. Le ballot re-pose entre deux, à la manière d’un bat-flanc.Mais le vigneron en usant aussitôt comme d’unaccoudoir et promenant sur ses creux et ses

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bosses des doigts trop curieux, Saad fait brus-quement passer le sac de l’autre côté.

Le peu que son investigation a révélé aumagistrat de Kasir augmente sa prévenance.Il tend, d’un air aimable, une gourde d’eaufraîche au jeune homme. Celui-ci la reçoit avecun remerciement bref, en essuie à la dérobéele goulot de corne, prononce l’oraison. Puisil rejette la tête en arrière, – mouvement quidécouvre un cou brun, rond, lisse, nerveux, –élève lentement dans ses deux mains la peaude chèvre, gonflée comme un pis, et en faitjaillir une courbe d’argent, dont l’arc brise aupassage un rayon de soleil, s’y charge d’un tré-sor d’irisations et vient retomber dans la co-rolle entr’ouverte des lèvres.

Si enfoncé qu’il soit dans ses calculs, leNestorien ne peut se défendre d’une certaineadmiration pour tant de grâce forte et naïve.Elle lui arrache une parole spontanée où l’es-compte du gain à venir n’entre plus qu’à la fa-

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çon dont la rumeur de la mer entre dans tousles bruits de la nature :

« Ma foi, seigneur négociant, que l’amitiésoit entre vous et moi. Ne me tenez plus ri-gueur de mon étourderie. L’intention étaitbonne, et, par Dieu, vous me plaisez. »

Saad lui restitue la gourde avec une inclina-tion cérémonieuse qui n’en dit pas plus qu’il nedésire. Il aimait mieux le gros homme protec-teur qu’affectueux.

« Voyez-vous, seigneur marchand, j’aiquelque expérience des choses du négoce etdes habitudes de ma petite cité. Kasir est unebonne place de commerce. Tous ceux qui ymontent en repartent légers de marchandiseset lourds d’argent. Nous gagnons bien notre vieà cultiver nos petits raisins. Nos vins doux etsucrés sont appréciés jusque dans les sérailsd’Alep, de Damas et de Mossoul. Enfin l’huilede nos oliviers est en haute faveur dans toutle vilayet. Vous voyez que nous pouvons être

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bons acheteurs, bons payeurs, et nous lesommes. Mais chaque pays de Dieu a ses ma-nies. Notre singularité à nous est une répu-gnance invincible, justifiée par de cuisantesécoles à l’égard de tout ce qui ne porte pas lamarque d’un commerce loyal et ouvert. Dansce nombre rentrent les marchandises offertessur des éventaires de fortune par des mar-chands de rencontre. Nous sommes ainsi faitsque vous pouvez essayer de nous allécher parles occasions les plus tentantes du monde, lesbijoux, les tapis les plus agréables aux prix lesplus bas ; dès lors que vous n’en faites pas ladéclaration et l’annonce publiques, aux heuresprescrites, sur notre agora municipale, nousnous détournons et vous perdez votre peine.Mais si vous consentez à m’accompagner dansnos murs, moyennant certaines précautionsque je vous indiquerai, vous pourrez peut-êtretrouver, aujourd’hui même, avant la tombéede la nuit, l’écoulement rapide et avantageux

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de toutes les marchandises qui chargeaient sicruellement votre épaule tout à l’heure. »

Il dit. Une pareille proposition est tropconforme aux désirs du cavalier pour qu’iln’écoute pas avec attention, les discours duverbeux magistrat. La méfiance dont il est bar-dé rend son immobilité plus roide s’il se peut,et plus stricts les plans de sa figure maigre.Mais il ne découvre sans doute rien de suspectdans les prévenances du vigneron, puisquedeux heures plus tard, Saad, fils d’Ahmed, l’en-fant des tentes, se trouve assis dans l’ombred’une maison chrétienne, sournoise et fraîchecomme une trappe.

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IV

Dire que le cavalier a passé le seuil sansune contraction de la gorge serait faux. D’au-tant plus, qu’à peine entré il a entendu rouler ettonner la porte derrière ses épaules ; des ser-rures ont grincé ; les valets de fer massif donton étayait les vantaux se sont abattus, et lachaîne a fait, en se déroulant, son bruit de cas-cade et de soie.

Un corridor anguleux n’a rien dissimulé desépaisseurs de bâtiments que le jeune garçonmettait entre lui et sa liberté. Chacune desportes cloutées qu’il frôle du coude recèle desmystères équivoques. Chacun des coins qu’ilva tourner s’annonce à lui comme un soupçon.La pierre des murs n’est pas inerte et froide ;elle est infidèle. Il la hait, il suffoque sous lahaine qui émane d’elle. Le temps l’a rendue

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complice de ceux qui l’ont cimentée. L’impré-gnation est achevée. Trop de couches d’airchrétien se sont accumulées entre ces parois.La gorge de Saad se défend contre le poison ;l’étouffement l’oblige seul à en admettre un fi-let entre ses dents. Ce mince courant l’enva-hit, il en suit avec horreur la descente à l’inté-rieur de lui. Est-il brûlant, est-il glacé ? Saad nesaurait le dire. C’est un serpent qui s’insinue enlui, secrète son venin, va souiller sa plus intimesubstance. Et quelles odeurs par là prennentpossession de lui ! Quelles allusions à desmœurs fades et répugnantes !

Il est temps que le supplice prenne fin. Unreflet liquide de topaze et de malachite lui pro-met de loin une demi-délivrance. On l’introduitdans une sorte de patio, entièrement plafonnéd’une treille où pendent d’énormes raisinsmuscats. Filtré par ce dais de feuillage, le soleilfrappe ensuite les quatre murs de la courette,puis, réverbéré par le lait de chaux qui les en-duit, baigne l’intérieur de la maison d’une lueur

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verte, d’essence marine ou glacière, extra-ter-restre.

C’est là que Saad peut enfin s’abreuver d’unair moins méphitique. C’est là aussi qu’iltrouve une table où répandre le contenu de sonsac, des amateurs sérieux pour l’apprécier.

Ils sont trois, que le magistrat de Kasir a faitsecrètement prévenir, trois négociants pleinsde ruses. Leurs doigts palpent, soupèsent, éva-luent, parlant un langage qui évite à la bouchede se compromettre.

Les voisins ne sont pas venus seuls. Selonl’usage des chrétiens, des femmes les accom-pagnent. Saad se trouve pris ainsi dans uncercle de gens dont la simple approche soulèvedes frissons en lui. Il tient ses yeux baissés, àdemi clos. Les coudes de son cafetan brun sontétroitement collés à son corps, ses mains sontjointes. Il paraît absent de la scène dont il estle héros. Et, à voix basse, il récite avec ferveurquelques versets du Coran.

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Pourtant, entre ses paupières ombragées delongs cils, il ne peut s’empêcher de surveillerpar moments le jeu muet qui se joue devant lui.Les esclaves qui vivent dans les sous-sols ap-prennent à connaître l’humanité par les pieds.Saad ne distingue ses clients qu’à leurs mains.Il y en a de larges, de sèches, de croches etde ridées. Elles sont huit, portant chacune sonâge et son caractère. Le tremblement de l’uneen est encore à exprimer la surprise qu’ils onttous ressentie devant le déballage qui a rouléhors du sac, sur la grande table de pierre. Lacupidité de l’autre se marque à la hâte qui luifait quitter une pièce d’orfèvrerie pour une soiebrochée, et tout aussitôt l’étoffe pour une armerare, promenant de désir en désir le cliquetantsquelette de ses doigts de cadavre. La mé-fiance se lit au toucher gras et minutieux d’unetroisième, dont les ongles s’ourlent d’un bou-din de chair rose. Voici deux mains de vieillefemme, prudentes et soupçonneuses. Elles ap-paraissent dans le champ de la vue, s’allongent

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vers un bijou, promènent leurs plis sur sescontours, le soulèvent un instant, puis le re-posent, hésitent, semblent se consulter, et seretirent avec le cauteleux silence d’une hyèneinsatisfaite. Des chuchotements s’élèvent, unetoux s’échappe d’une gorge flétrie. Des mainsdéjà vues se montrent à nouveau puiss’éclipsent. Petit à petit, le désordre du premiermoment s’apaise. Chacune se crée son do-maine et s’isole dans ses préférences. Parfois ilnaît une contestation entre deux mains. Alorsles chuchotements deviennent plus forts. Unetroisième survient, main de femme le plus sou-vent, qui palpe, flaire et, sur un geste à peineperceptible, départage les concurrents.

Les sourates redoublent de vélocité entreles lèvres muettes de Saad. Ce tableau de laconvoitise mercantile inonde son âme de mé-pris. Tel est bien le chrétien qu’il a entendu dé-crire si souvent. Il a raison de ne pas lever lesyeux, le jeune cavalier au cou brun et au regardsombre, car il y aurait fort à parier que la haine

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s’y lirait assez éclatante pour arracher à leurscalculs les Nestoriens les plus absorbés.

C’est alors qu’un élément inattendu fait sonentrée. L’esprit de Saad est monté à ce niveaude l’angoisse où seule une catastrophe paraîtcapable de purifier le monde. Il n’a pas vécuassez pour avoir remarqué que les pires amasde complications sont à la merci d’une faiblepoussée. La fin d’une tempête est annoncéed’ordinaire par le chant d’un tout petit oiseau.

Le chant de l’oiseau entre deux rafales, lerayon de soleil entre deux nuées, – images aux-quelles l’œil mi-clos de Saad trouve, ce jour-là, leur correspondance terrestre. Car voiciqu’entre toutes ces peaux cuites et fripées seglisse la blancheur la plus merveilleuse qu’onpuisse concevoir. Cette blancheur est unemain, mais elle est aussi, cela va sans dire, unchant et un rayon. Les doigts déliés, la paumepleine et diaphane entraînent à leur suite unpoignet de nacre, où court le ruisseau noir

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d’une veine. Le poignet n’est lui-même qu’uneintroduction ; un bracelet d’or ouvré arrive àson tour, afin d’expliquer à tous la perfectiondu modelé qui va venir. Et ce qui vient, c’estla naissance du grand fuseau féminin, l’originedes tiédeurs humaines, le premier anneau dece collier que l’homme aspire inlassablement àrefermer autour de sa solitude.

Ô Saad, il est beau d’avoir travaillé jadisavec acharnement à devenir l’élève le plus zélédu mollah ; il est beau d’avoir répudié le sou-venir de sa mère chrétienne au point d’avoirmérité les surnoms moqueurs de mufti et de ta-leb. Mais un bras de femme n’est chrétien nimusulman. S’il est tel que ton désir le parcou-rait, tel que tes lèvres par avance le mode-laient, alors, Saad, il importe peu que ce soitle bras d’une raya. Au delà de la retombée lé-gère du tissu, s’ouvre le temple des ombresblanches, auxquelles tu es soumis. De procheen proche, ton regard incorporel gagne le hautplatane humain, tronc flexible et pâle, dont ce

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bras qu’on te montre n’est qu’un rameau. Etton regard corporel suit ton regard incorporel.Si bien qu’au bout d’un instant, ô cavalier auxsourates, tu te retrouves les yeux levés versun visage inconnu ; ta bouche ouverte laisseéchapper le verset pieux qu’elle était en trainde former. Les Nestoriens peuvent scruter tonexpression ; il leur faudrait une rare perspica-cité pour découvrir, parmi les sentiments quis’y peignent, les dernières ondes fuyantes de lagrande haine que tu leur vouais, il n’y a qu’unmoment.

Par contre, deux yeux, d’une couleur queSaad ne songe pas à définir, ont croisé lessiens. Il faut admettre que ces yeux-là nes’étaient jamais figuré l’apparence que peut re-vêtir un marchand forain, parce qu’ilssemblent éprouver quelque désarroi.

« Qu’est-ce que vous me voulez ? » ré-pondent-ils aux yeux de Saad. « Qu’est-ce quec’est que cette mauvaise plaisanterie-là ? M’a-

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t-on appelée, moi, la fille de la maison, suis-jedescendue pour donner mon opinion sur desétoffes et des bijoux, ou bien pour m’occuperdu marchand ? Depuis quand un colporteur sy-rien, un musulman, un chien d’infidèle se mêle-t-il de porter un autre visage que de chien, demusulman et de colporteur ? Vous n’avez pasle droit, seigneur marchand, d’avoir les yeux etles traits faits comme les vôtres. Manquementaux bienséances, apprenez-le de moi. Je vaisvous en témoigner sans retard une irritation etun dédain illimités. »

Ce n’est pas notre faute si nous ne sommesjamais les maîtres de l’expression que nousvoulons donner à notre figure, et si, parexemple, désirant offrir l’image de la fierté ou-tragée, nous offrons celle de la confusion et del’inquiétude. Ne voyons là qu’un des mille etun pièges de la nature.

Les yeux de Saad battent rapidement, unsoupir gonfle sa gorge et, tandis que ses lèvres

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reprennent le déroulement machinal des ver-sets sacrés, il rapproche ses grands cils pourmieux observer l’adversaire.

Il n’a pas le regard prolixe. Son éloquencetiendrait en quelques exclamations contradic-toires. La surprise, l’admiration, la crainte s’ysuperposeraient, non sans candeur. Mais lafemme n’est pas insensible à ce genre de dis-cours. Les yeux de la jeune fille reviennent verslui :

« Ce n’est pas au moins pour vous excuserque je consens à vous accorder un second etdernier regard. Je veux m’assurer de l’effet quema colère a produit sur vous. Je me flattequ’elle vous aura servi de leçon. Voilà qui estbien. Dès lors que vous le prenez avec modes-tie et bon sens, il n’est peut-être pas impossibleque j’arrive à vous oublier, – seule forme depardon à laquelle vous puissiez prétendre. »

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La modestie avec laquelle ils reçoivent cepardon, les yeux de Saad sont justement entrain de l’exprimer :

« Ne tremble pas, jeune fille, ne rougis pas,ne détourne pas les yeux. Pouvais-je prévoirune grâce, une perfection pareilles ? Ne megarde pas rigueur de la surprise du premiermoment. Force altière du jeune peuplier, voixde la brise dans les herbes printanières…T’emporter sous ma tente… Te faire partagerl’ardeur dont tu m’embrases… »

Les yeux de la jeune fille :

« Puisque vous voilà redevenu humble etbien sage, monsieur le marchand syrien, je vaissaisir le premier prétexte venu pour récom-penser votre discrétion en vous adressantquelques paroles indifférentes. »

Alors, entre les coquilles des joues, labouche s’entr’ouvre, grasse et voluptueuse. Ettandis que les sourcils s’élèvent à travers lefront, témoignage de l’étourderie toute naïve

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qui va dicter sa question, la jeune fille s’empared’une écharpe brodée de paillettes d’argent,tourne la tête vers le marchand, et laisse tom-ber, en langue arabe difficilement prononcée,les paroles que voici :

« Dis-moi, le colporteur, combien depiastres, cette futilité ? »

Un éclair zèbre la nuit qui dort dans lesyeux du garçon. Ces yeux décochent sa ré-ponse avant qu’il ait eu le temps de mouvoir salangue :

« J’oubliais le déguisement sous lequel jet’apparais. Tu es bien imprudente de me rap-peler ma honte. Mais tu me rappelles en mêmetemps qui tu es. Toute splendide, suave que tute montres, ton aspect n’est, lui non plus, qu’undéguisement. J’allais oublier que tu es de larace qui nous hait, avec laquelle il n’est trêve niréconciliation. Tremble, chrétienne. Ta parolea porté l’injure jusqu’au fond de mon honneur.Crime double, d’être infidèle et d’être si belle.

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Vienne vite cette nuit que j’attends ! Tu connaî-tras le marchand que tu viens d’offenser, Saad,fils d’Ahmed Beg, des Hekiari ! »

Les yeux de la jeune fille :

« Oh, jeune marchand, ma voix te produit-elle un effet si délicieux ? En vérité, j’avais ditces quelques mots pour ton salaire. Prendsgarde. Si tu t’avisais de m’adresser de nouveauun regard aussi humble, aussi implorant quecelui qui vient de luire entre tes longs cils, jeme verrais contrainte d’armer le mien de toutesa sévérité. »

J’ignore si les dialogues muetsqu’échangent les amants, lors de leurs pre-mières rencontres, et qui les ravissent si étran-gement, se fondent sur un chassé-croisé depropos plus cohérents. L’expérience que lesdeux intéressés acquièrent ensuite l’un del’autre, les silences que la passion justifie, et lescharitables mensonges de la parole finissentpar étendre un voile sur cette détestable nudité

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d’âmes. Pour le reste (s’il y a un reste) il de-meure le profit du Malin.

« Trois piastres et demi, ô beauté incompa-rable, au plus juste prix », répond cependantla bouche du colporteur dans le jargon le pluschuintant qu’il puisse trouver. Mais la courbede ses lèvres, que les femmes de la tribu com-parent au dessin de l’arc, se plie mal à cet exer-cice de bassesse. Un accent d’amertume en af-flige les angles.

La voix du magistrat municipal interromptd’ailleurs ces gentillesses. Une discussion ser-rée s’engage entre ces hommes dont l’un sesoucie de vendre comme d’une datte, dont lesautres n’ont aucun besoin d’acheter, mais quisacrifient à la loi de l’Orient laquelle est demarchander jusqu’à perte de souffle.

Alors Saad sent quelque chose qui va sepasser. En lui ou hors de lui, il ne le sait pasd’abord. Il tient la tête baissée, son chapeletbrun entre ses doigts bruns. Aux phrases

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criardes qui l’assaillent et qu’il est loin de com-prendre toutes, il est en train de répondre à mi-voix par refus hautains, sentences brèves, dé-clinatoires dédaigneux.

La chose lui est annoncée, comme d’habi-tude, par un picotement au niveau de la nuqueet des lombes.

« Oh ? Oh ? Que va-t-il arriver ? »

Il n’a garde de lever les yeux. Il n’ignore pasque la vue ne peut rien lui révéler de ce queses nerfs lui annoncent. C’est par d’autres sens,plus secrets, qu’il communique avec le bizarreunivers au sein duquel il flotte. Il abaisse lesprécieuses courtines bistrées dont la nature l’amuni et se met à l’affût dans la pénombre. Iln’attend pas longtemps :

« Ahé ? La fille ? Que veut-elle ? Commentne sait-elle pas qu’elle va… vouloir ? »

La fille chrétienne s’amuse cependant àfaire couler un collier de grains d’or entre ses

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doigts. Ses sourcils voûtés font seuls pressentirl’approche de l’impulsion. Tout à coup elle re-dresse la tête, laisse retomber le bijou sur latable où il rend un bruit de petite averse toutde suite interrompue ; elle promène ses yeux,comme cherchant quelque chose ; son regardachève en se posant sur le colporteur. Celui-cin’est, en face d’elle, qu’un visage en fuite, abri-té sous le bouclier du front. Au même instant,elle pense pour la première fois :

« Qu’ai-je à faire ici plus longtemps ? »

L’intention se forme en elle comme un sou-pir. C’est à peine si Saad entend les chocs lé-gers de sa démarche sur les dalles. Commeun soupir également, l’atmosphère du patio ex-pire une présence. Le cavalier relève alors latête : un brouillard d’étoffes est en train de sedissoudre dans l’ombre verte et liquide de laporte. Toutefois un mouvement délicat fait on-duler ce frisselis de matière déjà rendue à l’im-palpable. Saad voit naître et disparaître une

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surface pâle où l’ombre des orbites imprime unsillon pailleté de feux.

Ce seul geste suffit également à la jeunefille pour emporter avec elle l’image d’un gar-çon assis sur un tapis, le visage couleur debronze rouge et les prunelles filtrant sous lespaupières, comme deux gouttes de vif-argentdans un pli de velours noir.

Quant à nous, parvenus à ce point de notrerécit, une fois et plusieurs fois prions Dieu quesa miséricorde soit sur nos pères et nos mèresqui nous écoutent. Car la récompense d’un ex-cellent conteur lui vient de l’ordre qui règnedans son récit. Et comment maintenir l’ordredans une aventure qui se dédouble vivementet bifurque ? Comment va-t-il subsister, si Saadd’une part, la jeune Nestorienne de l’autre de-viennent eux-mêmes incertitude et confusion ?

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V

« Évanthia ! Évanthia ! »

Un beau contralto roule, monte et s’apaise.

« Évanthia ! »

Cliquetis de médailles, de colliers, de bi-joux, d’amulettes.

« Évanthia ! »

La voix chaude se répercute sous la voûtedes corridors. Un écho bruissant la prolongeet grossit. On y reconnaîtrait assez vite plu-sieurs étages de sons : un souffle court, un paspesant, et ce murmure soyeux que produit lerefoulement de l’air sur le passage d’une per-sonne active et corpulente.

« Évanthia ! »

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Une porte gronde, un rideau se soulève, Hé-lènè Katsantanès pénètre dans la chambre oùelle et sa fille se tiennent à l’ordinaire. L’ani-mation rend plus grands, sombres, humides,ses yeux que les poètes chantaient, il y a vingtans. Le corsage noble se soulève. La dame re-jette un peu la tête en arrière pour retrouver sarespiration. Les sourcils, contractés par l’effort,donnent au visage un air de hauteur presqueimpériale.

Évanthia, debout près de la petite fenêtre,et immobile, écoutait approcher sa mère de-puis un moment. La troupe des bruits familiersqui précédaient l’exubérante personne, en hé-rauts fastueux et sonores, lui inspiraient de lalassitude et un peu d’agacement. L’agacementredouble quand elle la voit apparaître, maisredouble surtout de ne pouvoir se défendrecontre une secrète et hostile admiration.

« Évanthia, ma perle, ma joie, je te cher-chais. Pourquoi t’es-tu retirée, ma colombe ? »

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Les expressions de tendresse coulent deslèvres comme tombent d’une bourse despièces de monnaie usées. Elles ont eu coursautrefois pour la valeur même qu’elles in-diquent. Elles ont été émises d’aloi, dans lapremière effusion du bonheur et de l’orgueil.Mais dix-huit années ont passé. Les bégaye-ments suaves du bébé sont devenus une paroleferme, quelquefois trop ferme. Les premierspas, si attendrissants hors des bras maternels,sont devenus une démarche libre, quelquefoistrop libre. Bonheur de Mes Yeux, Perle, Joie estaujourd’hui une grande, somptueuse personne,et la célèbre Hélènè, à qui sa maternité avait silongtemps laissé les séductions de la jeunesse,est lentement devenue la Belle Madame Kat-santanès.

« Ô ma joie, d’où nous arrive-t-il, ce gar-çon ? Par Saint Georges, c’est un émir. Et sesmains ? As-tu jamais vu un colporteur manierde la marchandise avec de pareilles mains ?Quel air ! Quel mine ! Un prince ! Ha ! Le

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monde est mal fait. Les femmes infidèles nesont que des vaches. Cela s’achète, cela separque, cela reçoit qui les prend, et c’est pourun bétail de ce genre que Dieu va pétrir desApollons ! Houph ! S’il m’avait été donné d’éle-ver un fils… Nos gros pappas sont de com-plexion bien épaisse. Pourquoi tout cela ? Haï !Tu ne dis rien ? Étais-tu là quand il a ouvertson sac ? Mais aussi, où vont-ils chercher cesmerveilles ? Ha ! Ha ! Ce ne sont pas nos grospappas qui seraient si alertes. Des trésors ! Ôma perle, as-tu vu ces voiles ? Hi ! Hi ! De tasoie brochée d’argent, surbrochée d’or, et lé-gère ! Une toile d’araignée ! Et ce collier degrains de corail passés dans un fil d’or si fin, sifin ? Houph ! Ils sont tous en bas à marchan-der, faire les dédaigneux. Eux ? Cela leur va.Des pourceaux ! Hasch ! Viens ! Lui assiste àtout cela comme un vizir rendant la justice.Son tapis ? Un trône. Ils t’ont contrariée, maprunelle ? Je l’ai bien remarqué. Tu désiraisquelque objet ? Viens, j’en dirai un mot au pap-

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pa, il se laissera décider. As-tu senti ces on-guents ? Hi ! Hi ! Des vraies pâtes de beauté ! »

Madame Katsantanès parle comme le nou-veau-né crie, pour déplier ses poumons. Elleest tombée sur un escabeau près de la porte.La main droite posée sur le cœur, elle regardesa fille à la dérobée. Elle n’y surprend plusrien qui l’émeuve. Aussi bien ses yeux conti-nuent machinalement à lui fournir la mêmenourriture qu’autrefois. Mais comme aucun ap-pétit, aucune sollicitude, aucune activité ne ré-clament plus ces aliments, tous ces trésorsvont se perdre dans la cuve de l’oubli.

C’est ainsi qu’elle examine avec froideurdes images autrement précieuses que la bim-beloterie du marchand syrien, tels une attached’épaule, le jaillissement du cou, la nuqued’ambre incurvée, les successions infinies devolumes, de courbes, de surfaces, de cavités,d’aboutissements, ces ombres et ces éclairagesque le contre-jour caresse avec tant de dilec-

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tion. Miracle plus grand encore, une torsade decheveux déborde comme une conque le voilede tête. Or madame Katsantanès n’en reçoitqu’une impression assez fugace. Pourtant il luia fallu des années pour se rassasier de l’émer-veillement où ces cheveux l’ont jetée. Évanthiaest blonde. Événement si rare qu’on le citeau loin. Les commères ont retrouvé, dans lescendres de leur mémoire, la grand’tante dusiècle précédent qui avait, elle aussi, offert àl’admiration du monde cette tendre anomalie.Évanthia est blonde comme peut l’être une filled’Asie ; son teint est celui de la vieille pierreincrustée de soleil, son œil une turquoise dontl’eau presque noire se pique d’étincelles. Maiselle a en partage les privilèges exquis de la car-nation, cette confidence du corps par son en-veloppe, cet aveu impudique, sur quoi la pu-deur jette un nuage.

Pour le moment, Évanthia est deboutcontre la petite fenêtre. Elle a lentement dé-tourné la tête et regarde dehors avec mélan-

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colie. En réalité, elle ne regarde pas. Elle n’estpas mélancolique. Elle ne pense à rien. Elleest. Jugera-t-on cet état insuffisant pour oc-cuper toutes les forces d’une jeune fille ? Ilfaut comprendre que le sang coule à bouillonsdans les vaisseaux de son corps. Le torrentde la sève animale la parcourt et l’ébranle despieds à la tête ; il presse sur toute son étendue,dans toute sa profondeur. Cette force de pres-sion, douce, irrésistible, produit une chansonintérieure, qui tinte au fond des oreilles et va,sous l’épiderme bombé qui est à l’extrémitédes doigts, actionner de fines mèches vi-brantes, à peine supportables. Les organesfonctionnent avec ivresse, les uns projetant,les autres aspirant la substance rouge, grasseet chaude qui les irrigue.

Anéantie par l’excès de cette vitalité, Évan-thia est lentement soustraite au sentiment del’heure et du lieu. Elle se tient debout. Ses yeuxerrent d’en haut sur le plafond de la treille. Ilstraversent la vitre aux teintes plombées. Elle

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a pris si fréquemment cette attitude passive ;si souvent elle a contemplé la chaux verte etrose du mur d’en face, jusqu’à en avoir les pru-nelles couvertes de taches colorées ; si sou-vent elle a entendu, au fond de la pièce, lesouffle progressivement calmé de madame Hé-lènè, et senti courir entre ses épaules le regarddésœuvré qui l’examine sans la voir ; si sou-vent elle s’est trouvée à cet endroit, à la foisfière et sans force, vigoureuse et désarmée,souple et gauche, riche de jeunesse cambrée,pauvre de richesse sans emploi, qu’elle ne saitplus quel moment de son existence elle vit.Ils se ressemblent entre eux au point de sefondre en une stridulation continue, en uneseule heure indéfiniment étirée, qui unit en soihier, aujourd’hui et demain. La notion de sonêtre s’abolit peu à peu et emporte avec soila conscience de sa réalité corporelle. Petitefille, elle contemplait déjà, par cette fenêtre,ces mêmes images flottantes, avec la mêmedétresse et la même langueur. Ses regards pas-

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saient alors par la vitre la plus basse. Et de sele rappeler seulement suffit pour qu’elle s’ima-gine rapetisser, mais rapetisser à l’intérieur desa stature présente. Le parquet dallé montevers elle d’un seul mouvement. Il s’enfuit l’ins-tant d’après, ce sont les yeux, le crâne quis’échappent vers le plafond. Le corps d’Évan-thia devient une fronde. Il s’allonge, s’accour-cit. Cette oscillation se répète trois ou quatrefois avec violence, sans que rien trouble le si-lence (angoisse ? ou indifférence ?) qui tient lemonde attentif autour de ce prodige. Un videécœurant gagne les membres l’un après l’autre,les jambes perdent forme et consistance, s’éva-nouissent dans une sorte d’émulsion gré-sillante, et…

« Ho ! Évanthia ! »

Madame Hélènè s’est élancée. Mademoi-selle Katsantanès vient de se trouver mal leplus tranquillement du monde et de choir toutde son long sur le carreau. Il faut rendre cette

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justice à madame Katsantanès qu’elle nepousse pas de cris, elle n’ameute pas les ser-viteurs. Elle s’assure d’abord que la tête n’apas porté trop rudement et que la belle figureest intacte. Puis elle prodigue les soins voulusavec une dextérité de matrone. En fait de va-peurs, on ne lui en remontre pas ; on n’a pasété impunément, tant de lustres, la belle ma-dame Hélènè.

« Ma joie, ma beauté, ma houri, mon ar-change ! »

Les petits mots câlins sont empruntés à dif-férentes mythologies, mais c’est grande inno-cence d’âme. Leur litanie n’accompagne passeulement les gestes des mains pour en feutrerla précision. Madame Katsantanès sait d’expé-rience que les absents rentrent en communi-cation avec les vivants par l’oreille. Ils sontsi loin ! Où sont-ils ? Elle est d’humeur géné-ralement positive ; mais certaines choses nelaissent pas de l’impressionner : le sommeil,

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les rêves, la folie, l’évanouissement, toutes cesévasions de l’esprit vers les espaces où rôdentles puissances qu’on n’ose nommer. Aussi mul-tiplie-t-elle les signes propitiatoires autour dufront, du cœur et du ventre de sa fille. À me-sure que les secondes s’écoulent, sa placiditécommence à céder. Elle voit le nez qui sepince, le trait des dents entre les lèvres bleues.

« Mon or, ma soie, ma clarté, mon soleil ! ÔChrist ! Christ ! Elle est morte !

— Qui ça ? » répond Évanthia d’une voixnaturelle. Comme il arrive souvent, les der-niers mots prononcés viennent d’être cueillispar sa conscience au moment où celle-ci se dé-gageait de ses liens.

« Qui ça ? » demande-t-elle en se dressantun peu. Alors seulement elle se voit, se sent etremarque la figure anxieuse penchée sur elle.Elle s’effraye un peu et se recouche en murmu-rant :

« Ah ! Ah ! Qui donc est mort ?

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— Non, non, ne t’en va pas une secondefois, personne n’est mort… »

Mais le sang s’est repris à circuler, faisantson œuvre impétueuse. La jeune fille pousseun gros soupir, se lève, promène les yeux au-tour d’elle avec un mélange de gaîté et d’ennui,et répète machinalement :

« Qui donc est mort ? Ah ! Que c’est sot !Ma mère, je vous demande pardon. »

Elle fixe madame Hélènè avec une humilitéassez altière. Voyant la dame se relever un peulourdement, elle vient à son aide. Pendant lecourt moment où elle la tient à bras le corpset l’attire à soi, elle sent vivre et brûler à tra-vers l’étoffe le fruit de la gorge maternelle. Sonœil ne peut non plus s’empêcher de descendredans les replis des blancheurs, sur la nuque lai-teuse, déjà renflée, les joues qui mollissent, lespaupières fatiguées. Cependant madame Hélè-nè s’étant remise sur ses pieds, qu’elle a pe-tits et musclés, jette sur Évanthia un regard

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étrange et bref, regard non de mère à fille, maisde femme à femme, à la fois ordre, prière et in-terrogation, où il entre autant de défi que d’in-quiétude. D’ailleurs son instinct la sert à sou-hait ; l’éclair lancé est une flamme d’un si beaunoir, il y a tant de vie et d’expression dans cetœil, qu’Évanthia reste une fois de plus confon-due. Une jeunesse si persistante ! Mieux que dela jeunesse. L’effort, que madame Katsantanèsvient de faire, poudre ses joues d’une transpa-rence immatérielle. Une roseur d’enfant éclairepar l’intérieur ce tissu encore tout fragile. AlorsÉvanthia ne laisse pas à sa mère le temps deprononcer une parole. Elle conserve, impriméedans la paume de ses mains, le globe de cettepoitrine, sur ses bras la chaleur de ce torse. Cescontacts adressent à sa mémoire un appel sinet, réveillent des bonheurs si fraîchement as-soupis, que la jeune fille se jette dans les brasqui s’offrent, y enfouit sa tête et tout d’un coupéclate en sanglots.

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À défaut d’une extrême finesse, madameKatsantanès n’est pas dépourvue de pénétra-tion féminine, – clairvoyance d’ordre tech-nique, étroitement contenue dans le champ dequelques sentiments propres à son sexe. C’enest assez pour qu’elle se garde de toute ques-tion. Elle se borne à serrer Évanthia contre elleavec un emportement où les habitudes mater-nelles corrigent la froideur de la réflexion.

Au reste, la dame est à ce point surprise parcet accès de sensibilité, que le Malin, perpé-tuellement aux aguets, en profite pour lui jouerun tour. Madame Hélènè se voit, une seconde,tenant dans ses bras, au lieu de sa fille, un per-sonnage en turban rond, doué de mains fines etd’un œil ensorceleur. Si peu que dure cette mé-chante plaisanterie, l’émoi est grand, la damedevient pâle. Évanthia sent redoubler les batte-ments du cœur généreux sur lequel presse sonvisage.

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« Ha ! Christ ! Christ ! » s’exclame enfin ma-dame Kat-santanès, conjurant tumultueuse-ment les prestiges du Maudit et parvenant à re-prendre ses esprits.

« Mamma ! Mamma ! Je voudrais êtremorte ! » gémit sa fille.

« Tt tt tt tt », défend la mère. Tandis qu’elletapote distraitement, du plat de la main, levoile de tête gonflé par la merveilleuse che-velure, ses yeux se fixent sur un coin de lachambre et s’occupent, sous les sourcils fron-cés, à y pourchasser une vision fascinante,peut-être à la ressusciter.

« Mamma, pourquoi es-tu venue ? Pourquoim’as-tu reparlé de ce marchand ? Pourquoi ai-je dû quitter la cour ?

— Tu as dû quitter la cour, ma colombe ?

— Ai-je dit cela ? Je me suis retirée, voilà ceque je sais. Mais pourquoi ces paroles et toutesces tristesses ?

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— Tu t’es trouvée faible. C’est la chaleur, etce garçon, ce garçon qui… Tous ces objets surla table. Oui, nos pappas ne comprennent rienà rien. »

L’image se reforme devant elle du patio,où tant de trésors deviennent, en ce momentmême, la proie des Khelpo, des Zomaia, desMarkos, chiens et gens de rien, durant qu’elle-même perd ce temps à consoler une sotte. Etcette image centrale se nimbe aussitôt de plu-sieurs autres, dont l’effet est que les lèvres etles yeux de madame Katsantanès augmententd’éclat :

« Viens à présent, toi ! »

Le ton s’est refait passablement sec. Elleécarte Évanthia d’un seul effort de ses bras do-dus.

« Allons, Évanthia ! »

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L’évanouissement, les larmes sont loin. Ellese dirige vers la porte d’un pas ferme, un pasde capitaine de milice.

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VI

« Oï, oï, maman », fait M. Katsantanès avecrondeur, en voyant sa femme rentrer dans lacourette, « voici un garçon musulman qui se-rait le plus joli fils du monde s’il ne se montraitplus juif qu’un cochon d’arménien.

— Vraiment ? » murmure madame Hélènè.Et elle glisse vers la statue de bronze fauve unde ces regards de coin qui ont fait naguère tantd’heureux et de désespérés. En vain. Le mé-créant est coulé d’un bronze insensible. Il a le-vé les yeux vers la nouvelle venue, mais netrouvant pas sans doute ce qu’il espérait, il lesa reportés sur son chapelet. Il a mis dans cemouvement un mépris d’autant plus injurieux,qu’un concert de plaintes retentit sous le pla-fond de verdure. Les Khelpo, les Zomaia, les

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Markos sont travaillés par la convoitise. Tantde merveilles vont-elles leur échapper ?

« Quel prix fait-il donc ? » demande ma-dame Hélènè avec douceur. Un gros pappa co-léreux, du clan des Khelpo, souffle :

« Demandez-lui où il a l’esprit, madame Hé-lènè. Un vagabond que votre mari a la bontéd’accueillir hors temps ! Croyez-vous qu’il luien montre un peu de reconnaissance ?

— C’est vrai ! Allons, maman, tu ne devaispas t’en aller. Une femme… Tu réussiras mieuxque moi. Fais comprendre à ce drôle… »

Madame Hélènè s’est assise sur une dallede pierre.

Elle se tourne vers Saad avec une lente ma-jesté, une majesté-prélude, qui impose le si-lence. Les Nestoriens se penchent vers la tablemagique.

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« Ils se plaignent de tes exigences, hum…jeune homme. Réponds-moi : qu’y a-t-il de vraidans leurs plaintes ? »

La voix de madame Katsantanès a, dans legrave, des modulations qui impressionnent. Labienveillance du ton aurait pourtant de quoisurprendre. Mais les bons Nestoriens n’yvoient qu’une habileté du plus haut goût. Avecses airs royaux, madame Hélènè est une di-plomate rusée. Monsieur son mari tourne latête vers ses compères et leur adresse des clinsd’œil très fins.

Quant à Saad, un souci l’obsède : « Faire sonpossible pour s’y maintenir, passé le couvre-feu. »C’est l’ordre. Comment s’en acquitter ? Sou-tenir ce marchandage, lutter d’indignité avecces chiens ? Il sent vaguement que tout, là-dedans, est affaire de rites. Il ne lui échappepas qu’une cérémonie, universellement respec-tée, veut qu’il cède une fois. Mais qui l’avertiraque le moment en est venu ? À reconnaître

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trop tard cette frontière délicate, il risque derompre le palabre, à la franchir trop tôt, del’écourter.

Il redresse la tête si vivement qu’on croitentendre crier les vertèbres de son cou ; maisses yeux restent baissés. Sans regarder encorecelle qui lui parle, il répond, d’une voix sourde,sifflante, oppressée :

« Ils paieraient ces objets le triple, sur unmarché public, et ne se croiraient pas lésés.

— Tu ne veux pas dire qu’ils… veulent tevoler ?

— Le gros homme m’a-t-il amené icicomme marchand ou comme prisonnier ? »

Ses yeux se relèvent à leur tour et inondentmadame Katsantanès du flot de leur indigna-tion. Elle reçoit le choc et se trouble. Le garçoninsiste :

« Et ceci ? Marchandise ou butin ? De-mande-leur ! »

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Ciel ! Quelle noblesse ! Quelle hauteur ! Ladame en a le souffle coupé.

« Mais, écoute, mon enf… hum ! enfin…jeune musulman… Si tes prix les effraient ? »

Il la tient sous son regard. En réalité, il ne lavoit pas, il suit ses pensées sur le visage qu’il adevant lui comme sur un mur. Hélènè est loinde supposer pareille chose ; sa gorge se noue.Le garçon poursuit :

« Je ne demande rien au delà de ce quevalent les objets. Ce collier d’argent niellé, est-ce trop le payer que… ? Et cette agrafe d’émail,et cette ceinture de cuir travaillé, cette poignéede dague incrustée de nacre, et ce collier deperles de musc, et ce sachet de douze grainsd’ambre vrai, et cette boucle de corail ?… »

Les mains vont et viennent avec jeunesse etvigueur sur la table de pierre, ramassent à poi-gnées armes, étoffes, bijoux, et Saad ne se rendpas compte qu’étant assis plus bas que ma-dame Katsantanès, il les lui dépose sur les ge-

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noux exactement comme s’il lui en faisait hom-mage. Elle, au contraire, se représente fort bienla scène.

« Bèh ? Bèh ? Qu’est-ce qu’il dit ? » inter-roge le Khelpo.

« Il parle, il parle ! » gronde Sapo Zomaia.

« Pour des paroles, cette engeance n’en estpas chiche. »

— As-tu compris quelque chose à tous cesdiscours, toi ?

— Baff ! Collier, corail, ceci, cela, et quenous sommes ceci et cela, des voleurs, deschiens, quoi ?

— Ici, vous vous trompez, Sapo », inter-rompt Hélènè. « Et voulez-vous dire que jel’aurais toléré ?

— Eh bien ! Qu’est-ce qu’il prétend alors ?

— Des choses raisonnables, à ce que j’ai crusaisir.

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— Ho ! Hélènè ! »

L’assistance laisse éclater un reproche quiondule et se prolonge.

« Un bonheur, qu’il nous comprenne mal !

— Qui sait ?

— Oui ! Se méfier de ces maudits.

— Dites-lui donc, Hélènè…

— S’il trouve un avocat en vous !… ».

M. Katsantanès s’irrite un peu :

« Allons, maman, finissons cette affaire.Son dernier mot ? »

Saad a de nouveau baissé les yeux, avec lepli de la patience modelé sur sa lèvre dédai-gneuse. La femme du magistrat l’interpelle :

« Écoute ! »

Et pour mieux qu’il écoute, elle se pencheet lui pose la main sur l’épaule. À vrai dire,elle n’éprouve d’abord qu’une impression assez

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rude ; le cafetan est de laine rêche. Pourtantelle sent courir bientôt dans l’étoffe une cha-leur qui n’a rien d’inanimé. Le cavalier est im-pressionné, lui aussi, par ce toucher, maisd’une façon différente. Il rougit et refuse le cô-té. Madame Hélènè, qui portait en avant lepoids du corps, perd l’équilibre, et se rattrapede la main à une épaule singulièrement mus-culeuse. Saad, outragé, relève la tête, et aper-çoit au même instant quelque chose qui figeson expression. Si prompt est le changement,qu’Hélènè tourne la tête. Évanthia se tient der-rière elle, debout, pâle, les yeux attachés sur lamain qui relie sa mère au colporteur. MadameKatsantanès ramène son regard vers le musul-man ; ce qu’elle lit sur cette figure appelle surla sienne un sourire amer, elle rétablit par de-grés l’aplomb de son corps de façon à ne plustoucher l’étoffe que de son index, dont elle semet à lui donner des petits coups fort secs :

« Hé bien ? Répondras-tu ? »

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Et, entre ses dents : « Heïla, bon, bon ! Plusde charmes dans l’agnelle que dans la brebis ! »

Il va sans dire que cet épisode a duré letemps d’un cri. L’assistance n’en a pas eu soup-çon. L’assistance est occupée des suites pra-tiques de l’entretien. On ne peut servir deuxautels à la fois. Elle accueille la fille de la mai-son comme un renfort utile :

« Hulla ! Évanthia, rayon de miel vivant,fais entendre raison à ta mère…

— Soupèse-moi ce voile, tresse d’or vi-vant… »

M. Katsantanès ajoute à ce concert le poidsde son avis, ainsi formulé :

« Voyons si la jeune aura plus de pouvoirque la vieille. »

Il dit, mais n’en pense pas un mot. Il croitdevoir ce sacrifice à son amour-propre vexé.

« Cela se nomme cracher dans son écuelle,Michaël », répond sa femme en se retournant

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à demi. « Si vous vous montriez moinsavides… » Elle continue, en changeantd’idiome : « Hé, toi, colporteur, cesse de nousfatiguer. Ton prix pour tout ce que je tienslà ? »

Mais Évanthia fait un pas en avant, cueillele plus beau collier parmi les joyaux amonceléssur la robe de sa mère, et, avec la même mouedédaigneuse que Saad :

« Oh, toi, combien cette bagatelle ? »

Saad ne l’a pas quittée du regard. Il oublie leton qui convient à son rôle et lance un chiffreau hasard. L’accent rauque des montagnes,qu’il n’a pas su retenir, ferait sursauter les Nes-toriens, si le chiffre n’avait des vertus beau-coup plus puissantes ; ce chiffre est si manifes-tement absurde qu’il soulève dans la cour uncri de réprobation. Brikha Khelpo frappe sesdeux mains l’une contre l’autre au-dessus de satête et hurle :

« C’est une provocation, Michaël ! »

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Évanthia tire alors de son corsage une pe-tite bourse en brocart rouge brodé d’argent etla jette sur les genoux du colporteur.

« Tiens, l’homme, compte bien et ajoute unobjet quelconque pour parfaire la somme. »

Puis, détournée à demi vers le groupe deses concitoyens :

« Cet argent est le mien, je suppose ?

— Tss, tss, tss ! » siffle l’assistance avec agi-tation. Bon sang ne ment pas ; si madame Hé-lènè a le port et le geste d’une sultane, que direde sa fille ? M. Katsantanès fait aller ses grosyeux de l’une à l’autre avec une forte d’animo-sité respectueuse. Au fond, le sentiment qu’iléprouve n’est pas très différent du sentimentde Saad. Celui-ci oublie de mieux en mieux saconsigne. D’un mouvement des genoux, il tendcomme un ressort l’étoffe de son cafetan et re-jette, sans y toucher, la bourse à terre ; elles’y aplatit avec un bruit de sonnailles mat etcourt. Ensuite, râflant avec son avant-bras tout

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ce qu’il reste d’objets sur la table, il les envoierouler aux pieds d’Évanthia, et la défie du re-gard :

« Ceci parfait la somme. Compte toi-même… maîtresse ! »

Mais il ne s’arrache ce dernier mot que parun ressouvenir tardif de sa condition. Évanthian’a pas un tressaillement. Elle accable le jeunehomme du regard immobile de ses larges pru-nelles turquoise où – seul indice de sa colère –s’allument et s’éteignent des paillettes d’or.

Pour Hélènè, il est à présumer qu’elle n’apas perdu un détail de la comédie qui vient dese jouer, depuis les curieux changements d’ac-cent du colporteur jusqu’aux curieuses varia-tions d’humeur de sa fille. Mais ce n’est pasun des moindres bénéfices des aptitudes ma-jestueuses que de draper tous les sentimentsdans une noblesse impénétrable. Tout au plus,au moment où le trésor est venu couler en cas-cade aux pieds d’Évanthia, a-t-elle eu un se-

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cond sourire furtif, qui ne manque pas d’ironie,de pitié non plus.

« Tss, tss, tss ! » siffle l’assistance de plusbelle. « Mais, Michaël, vas-tu tolérer… toi…toi ?… »

Ces appels à son envergure officielle ré-veillent M. Kat-santanès de sa stupeur. Néces-sité de faire quelque chose, quelque chosed’immédiat, qui dépasse en imprévu et en ma-gnificence les deux gestes dont ils viennentd’être les témoins. Or, il est né homme public.Agir n’est une difficulté pour lui que dans lasolitude, et penser que lorsqu’il n’agit pas. Iln’a d’initiatives que celles qui lui sont inspi-rées, mais il les a sensationnelles. À passer parlui, les vœux de la foule perdent ce qu’ils ontde médiocre et de confus ; ils réapparaissentà l’état de gloire, transmués en symboles frap-pants. Ainsi l’herbe des prairies, à traverser lavache, se change en lait, une substance inutile

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devient le plus doux des aliments. Le magistratse lève :

« Tt, tt, tt ! Amis, voisins, compères ! Vousjugerez comme moi qu’il convient de mettre finà une scène qui menace de tourner au scan-dale. Hélènè, dites à ce marchand musulmanque je lui achète toute sa pacotille, je dis toute,pour la somme ronde de trois cents piastres. Etnous, mes amis, mes voisins, réunissons-nousici demain pour la répartir au gré de nos préfé-rences. Hélènè, si ce jeune homme s’y refuse, ilest libre, je l’ai introduit ici, il nous paiera unelégère redevance, je le ferai conduire en sûretéà la porte de la ville. S’il accepte, qu’il couchesous mon toit et s’en aille demain en vantantla justice et la générosité des habitants de Ka-sir. »

M. Katsantanès, qui est de souche grecque,a lancé cette proclamation dans sa langue na-tale, de façon à ne se faire entendre que de sesassociés, qui la parlent tous plus ou moins. Hé-

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lènè rend ce message à Saad. Mot pour mot, jen’en jurerais pas, du moins dans son esprit. Luiécoute avec soin, la tête basse, en épluchantson chapelet. La matrone ayant achevé, il in-cline gravement les épaules en signe d’acquies-cement. Puis il ramasse la bourse d’Évanthia,fait le simulacre rapide de la baiser au passage,et, sans lever les yeux, la lui présente dans lecreux de ses mains.

Ce qui se produit alors échappe à la curio-sité des amis, compères, voisins et voisines ;ceux-ci forment maintenant autour du magis-trat un groupe agité. Évanthia et sa mère onten même temps deviné l’intention du colpor-teur. L’une et l’autre en même temps avancentla main. Apercevant le mouvement l’une del’autre, elles suspendent en même temps leurgeste et demeurent le bras demi-tendu, en s’ob-servant. Hélènè adresse à sa fille un sourire unpeu onctueux et retire sa main.

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Voyant cela, Évanthia retire la sienne à sontour, d’un air hautain.

« Ma fille, qu’attends-tu pour débarrasserce jeune homme de ce qu’il te rend ?

— On n’a pas à me rendre ce que j’ai don-né », répond Évanthia, et elle ne comprend paspourquoi, tandis qu’elle parle, un flot de cha-grin monte en elle. « C’est ma part, ma part àmoi dans l’achat de mon père. Vous le savezbien. » Elle se retourne vers le soi-disant Sy-rien et répète péniblement, en arabe : « Garde.Je ne me dédis pas. Cela te revient. Garde. Jene me dédis pas. »

Ni dans son passé, ni dans son expérience,Saad n’a trouvé de quoi l’avoir préparé à cetteconclusion. Il n’y trouve rien non plus qui lalui explique. Les caprices féminins lui sontconnus ; il admettrait l’insolence, la cruauté,la moquerie ; aucune basse coquetterie ne lesurprendrait chez ces femmes dévergondées.Mais cette amertume continue ? Il y a chez

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celle-là plus que de la fierté, une sorte de tris-tesse indifférente et, à la fois, de résignationsans espoir. On souffre, mais on ne prend, pours’en cacher devant lui, pas plus de peine qu’onne ferait devant une mule ou un petit chien.On ne saurait mieux lui faire entendre qu’il n’yest pour rien, que de pareils sentiments se dé-veloppent dans une sphère où l’on n’imaginemême pas qu’il ait accès, et pour des causesqui lui sont de toute évidence étrangères. Dumoins interprète-t-il ainsi ce qu’il voit et cequ’il entend. Il se moque bien de ces rayas ;mais qu’elles affectent de faire si peu cas desa présence, de sa personne ? Son être viril enressent l’injure. Les voilà donc sous leur aspectvéritable, ces femmes infidèles, qu’il méprisaitavant de les avoir approchées. Qu’il avait rai-son de les détester ! Quelle pitié mérite unpeuple qui rampe sous de telles créatures et di-vinise leur arrogance ?

Pour la seconde fois, une bouffée de haine,un besoin de détruire se forment en lui. Il y

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consent, il les appelle, se tasse pour leur faireplace. Vienne vite l’accès de fureur sacrée quibalayera enfin les derniers vestiges de cemonde injurieux !

Et voici qu’au même moment il lui arrive unaccident bien étrange. Le semblable ne vousest-il jamais advenu ?

Reportez-vous à votre enfance. Ne vousêtes-vous jamais trouvé dans l’attente d’unefête à laquelle vous aviez obtenu de participerle soir, une de ces réjouissances exception-nelles, ardemment souhaitées, dont la seuleidée vous inondait à l’improviste d’une lan-gueur exquise ? Cependant vous accomplissiezdans leur ordre vos tâches du jour. Le char desheures suivait sa route sans égard pour votreimpatience. Or, il n’y a de route sans cahots, siplane soit-elle. Souvenez-vous ! Par exemple,le maître vous surprenait en faute et dissipaitvotre songe d’or par une de ces punitions quifont cabrer les jeunes amours-propres. Votre

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premier mouvement était de désespoir et defureur. Tout d’un coup vous vous rappeliez !Cette longue journée n’était que d’attente ; laréalité n’était pas ce décor passager, sans pro-fondeur, elle était en vous ; le mirage n’étaitpas la fête prévue, mais au contraire les vexa-tions qui vous en séparaient. Alors le chagrincédait à une marée de joie silencieuse et pro-vocante ; une nappe de chaleur naissait à votreceinture, inondait votre poitrine, forçait le défi-lé du gosier, gagnait votre front, faisant bruireles oreilles au passage et contraignant vos pau-pières à se fermer sur deux larmes acides. Lemonde des hommes pouvait armer sa ragecontre vous, vous lui aviez échappé.

Une fois et plusieurs fois encore prions Al-lah que sa miséricorde soit sur nos pères et surnos mères qui nous écoutent, car ici je vous disque pareille chose est le lot du fidèle qui se ré-fugie en Dieu. Pour lui le mirage n’est point lavie éternelle, mais les périssables instants duvoyage terrestre. Le réconfort qui le soutient

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est l’interminable fête que réserve au croyantle soir de sa vie.

Saad, fils d’Ahmed Beg, des Hekiari, étantassis parmi les infidèles, et sur le point de cé-der à la colère, se souvient tout à coup du motifqui l’a conduit en ces lieux.

Il l’avait oublié, étant jeune encore et sedonnant tout entier à ses actes. Il se rappellequ’il n’est là que pour y jouer un rôle, commeil plaît à Dieu d’abandonner ses élus parmiles hommes pour les éprouver par le moyend’une existence abjecte. Vanité, les paroles, va-nité, les gestes dont il doit s’acquitter pour at-teindre à la bienheureuse promesse ! Il se re-présente avec une netteté brillante la réalitéqui va succéder à cette fiction et ruiner sansremède cette apparence. Il respire fortementen retroussant les ailes de son nez, relève lescils, examine, comme s’il ne les avait jamaisvus, les murs blanchis du patio, la treille, lesportes, les tables, le pavé scrupuleux, toutes

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ces choses condamnées dont il a pensé êtrela dupe. Son regard n’épargne ni le carré destoitures que frangent les cheminées enrobéesde chaux, ni un rameau issu d’un arbre voisinqui vient griffer l’incorruptible émail du ciel.Une projection puissante de son esprit ressus-cite devant lui sa véritable condition, telle qu’ilse prépare à la retrouver. Une jubilation inef-fable lui distend les côtes. Il ramène sur lesfemmes ses prunelles que le dédain colore d’unéclat engageant, s’incline sur la bourse qu’onlui laisse, l’effleure d’un second baiser plus hy-pocrite que le premier, et la coule avec soindans un pli de son cafetan.

Qu’importe le présent ? Dans peu d’heures,rien de tout cela ne sera plus. Renversé, cetamoncellement d’impuretés ! Ces cœurs fauxauront cessé de battre, ces lèvres avides se dis-joindront pour jamais, et ces yeux…

Ha ! Pour ces yeux…

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La jeune fille n’a pas encore eu le temps deles détourner, que Saad relève les siens.

« Ô jeune marchand, tu soupires ? Pourquoivers le ciel ce regard reconnaissant ? Mongeste ne méritait pas une gratitude si véhé-mente. N’avais-tu pas deviné mon amitié ? Tula dois à ta modestie et à tes bonnes façons. »

Le regard du colporteur :

« Tu peux essayer sur moi les effets de tasombre hostilité, elle ne saurait accroître lamienne. Oui, oui, vienne vite cette nuit pro-chaine… »

Évanthia soupire à son tour. Elle doit sefaire violence pour se dégager de cet œiltendre. Elle tourne la tête avec douceur, et lemuscle du cou soulève légèrement la soie de sapeau.

Cependant, le marché conclu a ramené l’in-térêt de madame Katsantanès vers la pacotillequi charge ses genoux. Les commères se sont

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approchées, les bras s’enfoncent dans le fa-buleux trésor, et, si les langues marchent, lesimaginations galopent. Chacune et chacunjette mentalement son dévolu sur l’objet deson choix, soupçonne le voisin de le convoiter.Mais les sourires n’en fleurissent pas moinsd’abondance sur les lèvres.

Le magistrat fait apporter des rafraîchisse-ments. Le vin doux circule dans le cruchon deterre rouge. Des poteries chargées de gâteaux,de figues et de grappes muscatées égayent lavue. Seul un observateur soigneux remarque-rait que Saad s’abstient de manger. Il reçoitl’amphore d’eau pure et fait mine d’en humec-ter ses lèvres.

Ainsi les derniers moments de cette bellejournée s’achèvent dans la cordialité, la fran-chise et la confiance, comme il est d’usage.

Pour le reste, Dieu le sait mieux, sansdoute.

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VII

Un duvet de gaze fine ambre la transpa-rence du jour. Les éclats que le soleil accro-chait aux arêtes des bâtiments se sont déta-chés un à un, comme des colombes. Les quatremurs aveugles de la petite cour semblent dis-posés là de toute éternité pour recueillir le si-lence glissant du ciel. Le couvercle de feuillageferme la vasque où le soir coule et se ras-semble. Les parois de chaux ont perdu leursreflets de rose et de malachite ; elles pressententre elles l’heure lentement épaissie et en ex-priment une phosphorescence musicale, – par-fum d’eucalyptus, couleur d’héliotrope.

Les voisins sont rentrés chez eux aprèsforce jovialités. La vigne et l’olivier font despays de belle humeur. Le magistrat a reconduitses hôtes ; sa voix, qui avait sombré dans

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l’épaisseur des bâtiments, reparaît sur le hautdes murs aussitôt qu’il a débouché dans la rue ;partie par les couloirs, elle revient par les airs.Les dames Katsantanès ont disparu du côtédes appartements intérieurs.

Saad demeure seul. Il choisit le coin le plussombre de la courette, se fait un tapis de sonsac vide et s’assied dans une immobilité miné-rale.

Minérale, elle l’est non seulement d’aspect,mais encore de substance, comme eût dit legrand Gazali (que Dieu le sauve et l’exalte). Lemur, auquel s’adosse le garçon, demain peut-être sera fumée, tandis que lui… Sa vie formeen lui un bloc massif et brûlant. Sans qu’il ypense ni s’y arrête, ce poids et cette densitése tournent en une certitude, cette certitudeen un chant. Qui prêterait l’oreille serait éton-né d’entendre bientôt une sorte de bourdonne-ment envahir le coin de la courette où se tientcette statue. C’est la litanie de la force de Saad,

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de la chaleur de Saad, de la réalité de Saad, del’existence de Saad. Elle se propage comme leronronnement d’un grand félin en chasse. Ellen’est pas compliquée : deux syllabes indéfini-ment répétées, avec une puissance de convic-tion qui croît et s’exalte : « je suis je suis jesuis… »

Et peu à peu, selon l’usage dont s’honorentles cavaliers pieux et lettrés de sa nation, duchant naissent quelques-uns de ces petitspoèmes que le mollah l’habituait à composer,délicats et brefs comme un coup de pinceausur un parchemin. Se reprenant et y revenant,Saad se murmure des quatrains nés d’un mou-vement irrésistible :

Du musicien assis dans l’ombre, tu entendsLes sons qu’il tire de son luth. Dis-moi, lequelCrois-tu le vrai vivant ? La note qui t’émeut ?L’instrument qui l’exhale ? Ou leur invisible ani-

mateur ?

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Le luth qui m’émeut a la peau douce et tiède,Le son qui me transperce est un œil vert et bleu,Le lieu d’ombre où il naît, un ruisseau de soleil.Si tout cela n’est rien, à quoi ressemble alors Ce

qui Est ?

Si tout cela n’est rien, celui-là pourtant vitQui sait que ce n’est rien. Gloire à CeluiQui m’ayant reçu parmi les siens m’a murmuré :« Regarde bien, cadavre, et vois le néant de ton

néant ! »

Si tout cela n’est rien, gloire à Qui me l’apprit.Le potier peut songer, près du feu de son four.Ainsi placé près du cœur des choses, je suis,Immobile témoin, plus vivant que la flamme qui

danse.

Si tout cela n’est rien, gloire à Qui m’a crééPlus dur que leur mortier, plus réel que leur

terre !Ma feinte est vérité mieux que leur vérité…

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On le voit, Saad est encore à l’âge où nousguettent les petits démons de la logique et dela métaphysique. Ces quatrains qu’il composedans le plus vif enthousiasme prouvent en fa-veur de sa foi plus que de son génie.

Mais comme il en est là, il se rappelle sou-dain qu’un jeune cavalier tenait naguère untout autre langage. Le ronronnement de chas-seur joyeux s’arrête avec le cours des rimes en-flammées. Qu’est-ce que disait ce jeune cava-lier ? « Mourir cette nuit… Il est impossible de nepas disparaître cette nuit… »

Voire ! Ma foi, ce garçon-ci est loin de son-ger encore à pareille chose. « Plus dure que lemortier, plus réelle que la terre » ; ce n’est pasnous qui définissons ainsi le sentiment qu’ilprend de son existence.

Le cavalier de midi avait ajouté, si vousvous en souvenez : « Amine ? Vraiment quel rap-port entre Saad et Amine ? » Si le lien qui unis-sait l’Illusion-Amine à l’Illusion-Saad lui appa-

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raissait un peu lâche, ce tantôt, que dira-t-il àprésent ?

Toutefois n’oubliez pas à quel point Saadvient de se montrer dialecticien. Son sang estgrec pour moitié. L’éducation du mollah a faitle reste. La théologie est un art admirable pourétablir le miracle sur des syllogismes, fonderl’incroyable sur des raisonnements et prouverce qui jamais n’eut de preuve. Aussi Saad ne setrouve-t-il pas entièrement désarmé devant ledanger auquel ce souvenir expose sa personnede ce soir.

« Je voulais mourir ce midi, et l’imaged’Amine n’était pas capable de me rattacher àla vie. Quoi donc a eu cette vertu de renouer lelien qui se dénouait ? Qu’est-ce qui est surve-nu ? »

Au vrai, tandis qu’il se pose cette questioncaptieuse, Saad sait fort bien que, dans lemême temps, quelque chose y donne réponse,à l’intérieur de lui. Bien mieux : la réponse at-

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tendait, là au fond, tout chaude et formée. Quesignifie alors cette question ? Hypocrisie ?Peut-être. Mais pas plus qu’il ne s’en trouve enchacun de nous, et je dis les plus francs. Pre-nons garde que la vie de l’esprit est, de toutes,la plus encombrée de cérémonies. Les rites dela religion, la mécanique des convenances so-ciales ne sont que des jeux auprès de la diplo-matie glacée dont usent, entre elles, les hiérar-chies de la conscience.

La réponse à la question de Saad gisait làau fond, chaude et préformée. Mais elle n’étaitpas traduite dans le style usuel des protocoles.Elle menait une vie élémentaire, comme notrecœur bat ou notre estomac digère. Il n’en fallaitpas plus pour que l’esprit d’en haut, le superbeesprit raisonnant et articulant, feignît de l’igno-rer. « Nous ne parlons pas la même langue,vous et moi. »

Pourtant la bonne chance de Saad veillait.Et voici comment elle se manifesta. Les ten-

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tures du crépuscule s’étaient déroulées sur lacourette ; tout bruit du dehors avait cessé ; lebourdonnement qu’il émettait lui-même avaitrepris et entourait sa méditation d’un cerclemagique. Lui, se balançait lentement de droiteà gauche ; les mains posées à plat sur lescuisses, il dirigeait vers un angle de la maçon-nerie ses yeux qui n’ouvraient plus que sur l’in-visible.

« Quoi donc a eu cette vertu de renouer lelien qui se dénouait ? Le luth qui m’émeut a lapeau douce et tiède. Oui, vienne vite la nuitprochaine… Mais, Saad, est-ce vraiment pourdétruire que tu l’attends ?… »

À ce moment, la tache du mur sur quoi ila les yeux fixés prend forme en silence. Ré-ponse légère, elle se détache de la réponse im-mobile, s’avance vers la table et la caresse d’unlinge humide qui laisse bronzée la dalle cal-caire. Puis elle se redresse et se tourne un peu.Un regard humain, beaucoup mieux qu’hu-

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main, croise celui du musulman ; un soupirsemble voleter à travers l’atmosphère atten-tive. L’apparition hésite, s’attarde, s’éloigne.

Elle revient bientôt. Elle apporte quelquevaisselle en poterie vernissée, un pichet, desgobelets, des couverts de métal. Elle les dis-pose sur la table sans un heurt, sans un choc.Comme elle va pour se retirer une secondefois, un brin de chèvrefeuille fleuri tombe surles genoux du garçon. La chute d’un poids decent livres ne lui donnerait pas une commotionplus violente. Avant qu’une torsade de che-veux blonds et des épaules harmonieusementdrapées aient eu le temps de s’évanouir dansl’embrasure d’une porte, cette commotion sepropage, éclate en un tapage qui soulève lemonde. Il faut un instant au cavalier pour com-prendre ce qui se produit et dominer son ef-froi ; il n’avait jamais entendu le bronze chré-tien ; la cloche du campanile s’est mise enbranle presque au-dessus de sa tête et vomitl’angelus du soir. Selon que sa gueule tend ses

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lèvres vers l’autre horizon ou ramène leur bai-ser sur lui, le mugissement terrible l’enveloppeou le frappe. Trois chauves-souris apeurées secognent au plafond de feuillage et tracent desangles de mauvais augure.

Au reste cette explosion réveille de tous cô-tés une vie qui s’éteignait. M. Michaël rentre àson tour, entouré de la détonation des portesqu’il referme derrière lui. Il exhibe un sac, faitsigne au Syrien d’approcher, lui cligne de l’œilet répand les piastres sur la table.

Le cavalier suit l’addition avec effort ; lesleçons du mollah sont loin, ce diable de chré-tien va vite. Et quels gestes d’escamoteur ! Etcette cloche qui n’arrête pas de leur rompre lesoreilles ! On dirait d’un maléfice contre toutebonne foi. Le colporteur se voit obligé de re-prendre le compte à loisir. Il procède par petitstas d’égale hauteur. Son trouble est grand dene plus trouver alors que deux cent quatre-vingt-sept pièces. Le Nestorien parle fort, le

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faux Syrien s’inquiète (il n’est pas très sûr deson calcul) et en même temps s’irrite. Avisantpar chance une piastre d’un éclat un peu terne,il la porte à ses dents et la rejette sur la table,pliée en deux. Le Nestorien s’égosille. La mainde Saad rencontre à nouveau son propre cafe-tan, à l’endroit où le manche du khandjar faitune bosse, et le jeune homme regarde son in-terlocuteur. Ce regard a la vertu d’arrêter netles vociférations du magistrat, qui jette uncoup d’œil peureux autour de lui, ramasse letout dans le creux de sa veste et disparaît engrommelant.

Quelques instants plus tard, la somme gîtlà, complète, en honnête monnaie. Le garçonla serre et se réinstalle sur sa natte. Le chrétienl’a laissé seul une fois de plus, après avoir pro-mené à travers la cour une mine des plus satis-faites.

L’hôte procède alors à ses ablutions et à sesprières sans que nul œil profane ne le trouble.

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Ensuite la famille se trouve groupée autour dela table. Le murmure du Benedicite incline leturban rond. Le Nestorien vient prier polimentle colporteur de partager leur repas ; polimentSaad refuse ; il s’est nourri de quelques figuesde provision. Alors le Nestorien l’invite àprendre possession d’une chambre qui lui aété réservée ; poliment, mais avec une certaineprécipitation, Saad décline l’offre ; il préfère lacour, le grand air, son lit de toile. On le laisselà, et le souper s’achève ainsi qu’il a commen-cé, dans le silence. Point de servante visible.Michaël seul assis, Évanthia allant et venantà pas de velours, madame Katsantanès deboutaux côtés du maître. Menu frugal : laitage, ga-lettes salées, quelques oignons crus, un fro-mage frais de chèvre, dont la senteur criblecelle des aulx ; pour finir, un dé de café qui ex-cite légèrement l’appétit du cavalier et s’unitaux volutes aériennes du tabac.

Il est probable que la nuit sert cependantde véhicule à diverses curiosités. Quand Saad

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soulève les paupières, il aperçoit d’abord laface de madame Katsantanès, comme suspen-due, blanche, large, fixe, trouée par les fossesdes yeux. On jurerait que ces cavernesbraquent leur ouverture sur le musulman. Parbonheur, les pas de la fille dissipent ce nou-veau maléfice à mesure qu’il se reforme, etajoutent à l’air qu’on respire des messages sub-tils, – arôme de chèvrefeuille marié à la géné-rosité d’un corps sain. Il serait aventureux d’af-firmer que l’appétit du cavalier ne s’en trouvepas éveillé une fois de plus. La nuit n’est-ellepas venue, ô Saad, la nuit que tu invoquais ?

… Plus de cloche. Plus personne. Les Nes-toriens ont disparu. Saad se rappelle avoir gra-vement répondu à leur salut. Pour mieux assu-jettir le silence, des portes ont de nouveau ton-né avant de se taire pour de bon. Les chauves-souris ont dû trouver une issue, elles ne sontplus là. La treille découpe en arabesques lebleu lavande du ciel. Des étoiles vont, les unesaprès les autres, se faire éclipser par les feuilles

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au repos, pour ressurgir sur l’autre bord, frot-tées de frais.

Louange à Allah ! En voici deux, dix, cent.Elles grossissent et illuminent la tente. Soir defête. On prend le sorbet. Les flûtes miaulent.Les compagnons de l’époux tourbillonnent surla peau des tambourins. Leurs manteaux s’ar-rondissent en corbeilles de drap rouge, les ta-lons arrachent aux éperons un cliquetis degourmettes. Selim Beg danse comme un perdu,sa frimousse de chat furieux grimace decontentement. Nidham se passe la langue surles lèvres perlées de sueur. Voici Nouroullaavec son grain de beauté près de l’œil. Voici lafiancée qui s’avance. Plus que jamais louange àDieu ! N’est-ce pas la vieille femme raya avecson sourire onctueux ? La ravissante plaisante-rie ! Heï ! Heï ! Galope, galoperas-tu, jument ?Saad a sauté en croupe de la vieille femmeraya. Heï ! Heï ! Lui a jeté un mors entre lesdents. Sont partis par la plaine (une curieuseplaine, qui se bombe sous eux. Les plis de terre

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frappés par les quatre sabots – racapata ! –font un bruit d’étoffe tendue). Et Amine quirit, en compagnie d’Adilè ! Quel rire ! – Elle enrenverse la tête. Heï ! Heï ! La vieille femme-jument renverse aussi la tête en riant, maisc’est pour mordre son cavalier au bouton dusein droit. Racapata. Alors, d’un simple mou-vement du khandjar, de gauche à droite (il n’ya de pesée à exercer que pour l’entame ; lecuir humain résiste d’abord un peu ; une foisdedans, cela va tout seul), Saad détache cettetête et la pose, grasse, sur la table de pierre deM. Michaël. Brikha Khelpo lui écarte les dents,promène un doigt connaisseur au fond de labouche et en retire une piastre tordue. Amine(que vient-elle faire là, dans ce Nord lointain,sous la tente même qui était celle du vieil Ah-med, lors des cinq ans de Saad ?) Amine tendles deux mains en cornet. À peine a-t-elle reçudu Nestorien la pièce toute gluante, Saad luicrache à la figure.

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La colère fait coup de bâton et dresse lejeune homme sur ses pieds. Ce mur de chocs etde sifflements ? Les battements de son cœur.Vingt cavaliers l’approcheraient sans qu’il lesentende. Chaque pulsation de sang l’ébranlecomme une navette de tisserand. La belle fi-gure triste d’Évanthia profite du désarroi pourreculer et s’évanouir au moment même où il lavoyait, à sa droite, qui allait froncer les sour-cils. Il a donc eu la faiblesse de s’endormir ? Lachose l’a pris en traître. Ces chocs, ces siffle-ments, sont-ce les bruits de son cœur, ou de labataille ? Combien de temps a-t-il dormi ?

Mais Saad reconnaît une constellation entredeux rameaux de la treille. Elle était dans lemême creux avant le rêve ; il n’a pas dormi unquart d’heure, peut-être pas une minute, justele temps d’entrer en communication avec lesanges et de recevoir d’eux le message dont Al-lah les a chargés pour son fidèle. Ah ! L’ami-tié silencieuse de là-haut ! Astres, signes, vi-sions ! La vierge mémoire du jeune garçon se

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saisit d’eux tous ; il ne s’en dessaisira plus. Etcomme s’il manquait une preuve de la sécuritéqui règne au village des chrétiens, les angesde l’Islam provoquent alors le ululement d’unechouette lointaine. Ce bruit solitaire et faibleachève de refermer autour du cavalier le globedu silence.

L’ouïe et le regard de l’esprit restent seulsà suivre, à travers tant d’immensité vide etbleue, le cheminement du clan qui s’est mis enroute et se rapproche. Que ses frères arrivent !Ils trouveront Saad à son poste, et nullementdésireux de mourir. Il le sait maintenant, – etpourquoi, – et ce qui est survenu, – et qui aeu cette vertu de renouer le lien qui se dé-nouait. Aussi, avant toute chose, il se prosterneet achève l’acte de grâce par une phrase qu’ilajoute, pour confirmer à son créateur la com-plicité créée entre eux par le songe : « j’ai en-tendu et je m’y soumets. »

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VIII

Mais il faut sortir de cette cour aveugle. Elleressemble vraiment trop à une trappe. D’unbond léger, Saad s’agrippe au tuteur de latreille et de là saute sur le faîte du mur. Il endégringole tout aussi vite ; un maudit chien aéclaté en aboiements dans la cour voisine. Ils’écoule un grand quart d’heure avant que lesmatins les plus éloignés se soient calmés, sansomettre ces retours, ces reprises et ces pa-roxysmes à jeter un saint en frénésie. Des voixd’hommes et de femmes s’y ajoutent, appelantet interrogeant longuement avant de se taire, àla façon de tous ces idiots des villes et des vil-lages.

L’escalade interdite, la situation se com-plique. Reste le quatrième côté de la cour. Saady fait précisément face. C’est la maison. Il

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étouffe encore au souvenir de tant de coudeset de détours. Mais l’hésitation n’est plus pos-sible. Si les chemins de l’air sont fermés, il fautbien s’enfoncer dans le plein. Comme le garçonrecherche, pour prendre congé d’elle, la bien-veillante figure d’astres qui lui faisait signe,tout à l’heure, dans un golfe de la treille, ilne l’y trouve plus. Le temps passe, le tempsva bientôt presser. Il suspend ses babouchesautour de son cou et commence à se déplier,membre après membre. Il touche à la ported’ombre ; elle est ouverte, il s’y insinue, il y dis-paraît, voici Saad englouti dans le terrier.

Alors commence une exploration où l’œildu souvenir devient le seul guide. Comme l’oi-seau migrateur, il a emmagasiné une suited’angles et entreprend de la dévider à rebours.D’abord une dizaine de pas, au bout desquels ildoit tourner à gauche, ayant, en entrant, mar-qué son esprit d’une coche inverse. La facilitédu jeu l’amuse ; il se met à filer bon train ; laplante nue et dure de son pied crisse sur les

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dalles comme une feuille morte. Il reconnaît del’épaule une ou deux saillies remarquées à l’ar-rivée et contient de sa main les ébats dange-reux de ses babouches.

Mais passés deux coins, une surprise : lecorridor s’élargit pour former une sorte d’an-tichambre intérieure où débouchent trois cou-loirs, en comptant celui d’où il sort. Une lu-carne ouverte à grande hauteur dans le plafondlaisse couler assez de clarté pour rendre impé-nétrable la nuit du dedans. Ce tantôt, il suivaitcarrément son guide, la bifurcation lui avaitéchappé. Le voilà parti à tâtonner ; s’il hésite,il est perdu. Il reconnaît un des corridors, puisl’autre, oublie d’où il vient et découvre le troi-sième. La baie du toit est sournoisementronde ; si deux étoiles y brillaient, elles fourni-raient un alignement ; pas trace d’étoile. L’ami-tié de là-haut s’est fatiguée.

Saad tend l’oreille. Un peu partout, dansl’ombre, il s’imagine entendre des respirations

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de dormeurs. Elles l’enferment dans un globe,non plus de paix, mais de menace. Le signedu monde a changé de sens, d’un coup et toutentier. Découvert, non seulement le jeunehomme est privé du moyen de remplir sa mis-sion, mais, quelque prétexte qu’il invente, onne laissera pas errer un musulman, de nuit, parles rues, et, à la première rumeur d’attaque, ilpeut tenir pour certain d’être égorgé, dans cetrou, comme un porc.

Il enfile alors un couloir au jugé, longe uneporte, deux portes, donne contre un banc qu’iln’a pas vu et qui grince, en reculant, mais luiheurte au préalable l’os de la jambe.

Alerte ! Une créature humaine bouge, selève, marche, approche. Si doucement qu’ellefasse, Saad n’en perd rien. Un filet jaune des-sine sur trois côtés le cadre de la plus prochedes deux portes, dont le verrou commence àse mouvoir dans le cœur même de l’étranger.Toutefois le fer doit être bien huilé parce qu’il

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arrive au bout de sa course sans un gémis-sement. De telles précautions étonnent le ca-valier maraudeur, étant au moins égales auxsiennes. Il n’en tire pas moins son poignard etse tient prêt à tuer.

Ils sont là, maintenant, deux inconnus, sé-parés par l’épaisseur d’un panneau de bois. Ilsne savent ni l’un ni l’autre si le sang qu’ils en-tendent battre est le leur. Chacun des deuxpèse l’existence et l’affût de l’autre, et leurtrouve un poids monstrueux. Lequel fera lepremier geste ?

Ils se le demandent à eux-mêmes et l’un àl’autre. Un dialogue muet s’établit entre eux :« Ouvre ! Ouvre ! » conjure le musulman. Éga-ré dans ces ombres, il éprouve le désir enfantinde sortir de difficulté par un éclat, d’obligerle péril à prendre forme. Et pourtant, dans lemême moment, il s’ingénie à confondre sonimmobilité avec celle de la nuit même. La nuitfluide et ductile s’est alourdie de sa présence ;

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la matière éparse dans le mol univers a priscorps en lui ; et, lui, fait un effort désespérépour remonter ce courant, brouiller sespropres contours, n’être plus qu’air, moment etsaison.

Aussi, à sa première adjuration s’en mêleune autre, non moins ardente et sincère : « Net’élargis pas, ô filet de lumière ! Ne t’entre-bâille pas, ô mâchoire de lumière ! Ne te metspas à tourner sur toi-même, battant de la porte,demeure tendu entre cette lumière et moi ! »

Songe-t-il encore qu’il était question demourir cette nuit ? La nuit est là. La mort aussi.Il ne les reconnaît pas. Elles ne se présententpas sous l’aspect engageant qu’il avait imagi-né. En face d’elles ne subsiste plus rien que lui,un garçon isolé, très jeune, Saad, menacé danssa vie, saisi à la gorge par l’horreur de dispa-raître.

Alors, comment soupçonnerait-il l’interro-gation qui, de la chambre, vient vers lui ? « Est-

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ce toi ? Est-ce bien toi ? » Il lui faudrait, pourla deviner, du sang-froid et de la fatuité. Il n’aque du courage et de l’orgueil. Aussi, quand ar-rive ce qu’il redoutait, quand le filet de lumièrecommence à s’élargir, la mâchoire de lumièreà s’entre-bâiller, le panneau d’ombre à se reti-rer, de part et d’autre il n’y a plus deux incon-nus, il y a deux demi-vivants qui ont déjà pris,l’un de l’autre, une connaissance terrible, il y adeux demi-morts qui accomplissent en déses-pérés les gestes qui doivent les perdre.

Une fois et plusieurs fois prions Dieu que samiséricorde soit sur nos pères et sur nos mèresqui nous écoutent. Vous me demanderez pour-quoi ils ont accompli ces gestes. Le conteuraussi se l’est demandé. Qu’est-ce qui empê-chait la créature de la chambre de feindre la sé-curité, tousser un peu, traîner les pieds et re-tourner s’affaler sur son lit en geignant d’unefaçon ostensible ? Qui empêchait Saad de re-brousser chemin furtivement dans les corridorsqu’il venait d’explorer, et de regagner sa natte

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en attendant que l’alerte fût passée ? Quel-qu’un a-t-il pesé sur la main qui tenait le verrouet l’a-t-il contrainte à amener la porte à soi ?Quelqu’un a-t-il cloué sur les dalles les piedslégers du cavalier jusqu’à ce que le rayon dela lampe dût heurter son front baissé, ses yeuxsauvages et, entre ses lèvres, ses dents aiguës ?

Il faut nous résoudre à l’admettre. Nousavons invoqué Dieu. Est-ce lui qui a garni decontradictions la poitrine des hommes et logédes courages de lions dans des cœurs delièvres ? Croyons plutôt que, sans qu’ils eneussent soupçon, le vieil instinct les avait ins-truits en secret. Il les conduisait à leur sort par-dessus leur propre volonté.

« Est-ce toi ? Est-ce bien toi ? » répétait ma-chinalement la créature de la chambre en gre-lottant de peur et en attirant la lourde portebien huilée. L’ouverture est suffisante mainte-nant ; elle voit briller quelque chose ; la lu-mière de sa petite lampe éclaire une figure li-

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gneuse ; sa main gauche abandonne le verrou,fait écran devant ses yeux, elle distingue Saad.Celui-ci garde une fixité de nocturne ébloui.Les plis de son cafetan se tiennent droitscomme par l’effet de leur propre raideur. Enmême temps, le cavalier voit une main petite,légèrement fripée, puis un bras nu et gras. Il asu dès lors à qui il avait à faire. Pourquoi n’a-t-il pas bondi ? Il est assuré de sa détente. Oùa-t-il puisé la certitude qu’il n’a pas à redouterun cri de la vieille femme ?

L’ombre rose de la main ne parvient pas àéchauffer l’effroyable pâleur qui est derrière,où se creusent ces deux cavernes que Saadconnaît déjà. Le bas du visage déborde la pro-tection de l’écran. Le menton rejoint le coupar un arc de chair très blanche, qui ondule.La robe de laine se ferme en pointe sur lagorge, et la poitrine en soulève les plis. Euxaussi, à partir de là, tombent droit jusqu’auxdalles, comme une gaine. Mante contre cafe-tan, pierre contre bois, image contre image,

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l’homme et la femme s’affrontent, égaux bienqu’il y en ait déjà un de vaincu, ennemis bienqu’ayant fait trêve, défiants bien que, depuis lepremier instant, complices.

La main de cire rose tombe alors. Lui re-tirant l’ombre, elle dénude Hélènè, ses pau-pières lourdes, ses yeux dilatés, son front quela coiffure de nuit fait semblable à un oscourbe.

L’étranger a beau se tenir sur ses gardes, ilne prévoyait pas la prestesse de chatte avec la-quelle madame Kalsantanès glisse vers lui etlui pose cette main, cette griffe sur le bras.Apercevant le khandjar, elle a un faible sourire.Ce premier éclair d’existence sur ce visage ex-sangue a quelque chose de tellement inatten-du, de si déconcertant, que Saad se sentgauche et ridicule. Il rentre son arme au four-reau comme un objet volé, et suit.

On l’entraîne dans la chambre. À peine yont-ils pénétré tous deux, que la dame écarte

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de sa figure l’éclat gênant de la lampe, scrutel’ombre, puis se retourne vers le colporteur, luiadresse un léger hochement de tête, pose undoigt sur ses lèvres, lui désigne, comme pourqu’il s’y promène, les espaces indéfinis de lanuit, et fait mine de refermer la porte.

La méfiance du cavalier se réveille, il sejette sur le bras qui poussait le battant. Hélènèn’insiste pas, sourit de nouveau avec la mêmerésignation, approche la petite lampe, sa mainva chercher les doigts du cavalier et leur faitparcourir le verrou sans secret, les ferruresnaïves, obstacles dérisoires.

Mais ce geste simple ne s’accomplit passans que la main féminine ni la main masculinene tremblent l’une dans l’autre. De beaux yeuxfatigués lèvent vers ceux du garçon une ex-pression de mélancolie si compatissante et à lafois si désabusée, qu’elle semble contenir toutce qu’il y a jamais eu, par le monde, d’irrépa-rable, de fugitif et de vain.

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Le musulman cède une fois encore. Il ne serend pas compte de ce qui l’y détermine. Il nedevrait avoir d’autre souci que de gagner lesmurs de la ville. En fait, il se laisse mener danscette chambre, il en voit tranquillement fermerla porte sur lui. Sait-il lui-même de quels pré-textes il se leurre ? Il ne perd néanmoins au-cun geste de la femme, et elle ne fait rien pouréluder cette surveillance. Saad en profite pourremarquer que le métal a bien été graissé defrais ; on n’a pris le soin ni le temps de grat-ter la rouille qui l’engravait ; l’odeur de l’huileflotte encore.

Explique qui pourra que cet indice, fait pourlégitimer tous les soupçons, les endorme, etgrise même le jeune garçon d’une satisfactionassez vertigineuse. Ses yeux rencontrentl’avant-bras nu, blanc, ferme, qui est en trainde pousser le verrou. Son regard remonte à lanaissance du cou ; ce que cette vue met en luil’amène à diriger son attention sur le fond de la

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pièce, là où pourrait naître une menace contrece qui se prépare.

Mouvement qui le livre. Aveu muet dupacte.

Il marche vers une tenture qui dissimule onne sait quoi. Sur le point d’y porter la main, ilse retourne vers la femme. Déjà il a besoin deson assentiment. Elle se tient immobile, ados-sée à la porte close. La lampe qu’elle élèvepour le guider éclaire son buste, noie le restede son corps dans une ombre où les plis dela robe s’amplifient, tournent à l’animalitéconfuse.

Où Saad a-t-il rencontré ces formes ambi-guës, cette tête puissante, ce teint plombé ?Subitement il reconnaît la victime promise parle rêve de tout à l’heure, la croupe qu’il che-vauchait, le cou qu’il a tranché, ces yeux qui,morts, conservaient la fixité soumise, égaréequ’il leur voit. La pointe du destin appuie surlui. Louange à Allah ! Ses cils maintiennent un

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moment le portrait de la femme entre eux avecla férocité qu’y pourraient mettre des mandi-bules. Une onde de cruauté sensuelle, de grati-tude moqueuse plisse ses lèvres. Et c’est à ma-dame Hélènè de se trouver décontenancée.

Elle était poussée par cette folie lucide, cedésespoir froid qui saisissent les femmes en-core belles qui ne sont plus aimées. Elle avaitvu s’éveiller, le jour même, chez sa fille, untrouble qui lui était trop bien connu. Elle avaitadmiré dès l’abord tout ce qu’il y avait de rare,savoureux et dominateur dans la beauté dujeune infidèle. Plus exactement elle l’avait, enmatrone, évalué. Les sentiments d’Évanthial’irritaient. Elle méprisait l’indistinction d’undésir encore pétri de chimères. Elle n’en avaitpas moins été mordue par cette jalousie que lajeunesse, toute ignorante et maladroite qu’ellesoit, inspire aux voluptueux.

Son instinct l’avertissait que, dans un duelprolongé, cette ignorance et cette maladresse

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l’emporteraient. Une envie terrible lui était ve-nue de saisir une occasion au vol, de mettre àl’épreuve, une fois au moins avant qu’il fût troptard, la science dont elle avait inutilement faittrésor.

Elle ne méjugeait pas non plus l’ensemblede ressouvenirs vagues, d’espérances in-avouées qui promet l’adolescent à la femmemûre. Épouse honnête, elle n’avait jamaistrompé M. Katsantanès qu’en image. Ellen’avait humé d’ivresses interdites que cellesde la louange et des concupiscences secrètes.Elle voyait vieillir ses traits, ses formes, sonmari. À l’intérieur de son corps, épaissi, maistoujours magnifique, la passion exaspérée parla déchéance imminente brûlait, intacte et in-apaisée, comme un miracle de survivance vir-ginale.

À quoi s’était-elle résolue ? Elle aurait étéen peine de le dire. Le bruit léger fait par lecavalier dans les corridors l’avait trouvée der-

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rière sa porte, une lampe dans sa main. Où al-lait-elle ? Elle ne se le rappelait déjà plus. Ellene vivait que d’instant en instant. Elle n’étaitspectatrice que de ses propres actes et de sonpropre délire. Elle ne s’était pas étonnée devoir le garçon la suivre aussi facilement ; ellene lui attribuait pas d’autre réalité qu’à uneconséquence de ses gestes à elle, l’ombre mo-bile de ses égarements. Elle ne s’attendait àrien, elle n’espérait rien de lui. Elle ne lui de-mandait que d’être objet, de se laisser dou-cement manier. Elle payait chacun de ses ac-quiescements d’une humble gratitude.

Mais quand, sur cette figure qu’elle contem-plait presque abstraitement, elle surprit le pas-sage de cette onde dont nous avons parlé, lasomnambule se réveilla tout à coup et pensamourir de bonheur. Elle sortait du cauchemar.Elle dut étouffer une sorte de rugissement quiprit la forme d’un râle subtil, la douceur longued’un roucoulement. Il vivait ! Il était sensible !Il faisait mieux encore : il venait de lui adres-

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ser, à elle – à elle la vieille Hélènè, – un signemanifeste de joie et d’amitié !

L’idée même qu’elle pût se tromper ne l’ef-fleura pas. Elle ne poursuivait qu’une sorte derevanche mélancolique sur la destinée. Toutjusque-là, dans cette scène, était resté une af-faire entre elle et elle. Du moment où elle crutdeviner, en face d’elle, mieux que de la docilité,son pouvoir s’épanouit d’un coup. Tous sesautres mouvements confluèrent en une vaguede tendresse, vague de délices pures, qui défer-la en elle et submergea le lit des bas appétits.

À dater de cet instant, elle appartenait àce garçon pour le restant de sa vie. Un avenird’enchantements s’ouvrit devant elle. Uneconvulsion de volupté l’arracha à elle-même.Elle se dévoua à lui avec cette fougue, cettepassion démente, cette générosité sans limitequi composent l’amour des femmes décli-nantes.

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Elle répondit au signe qu’elle avait cru sur-prendre par un sourire extatique, se lança versle Syrien, l’étreignit dans son bras gauche, sou-leva sa petite lampe et lui éclaira la face. Puis,d’une main elle lui caressa prestement lessourcils, les tempes, les joues, la naissance deslèvres. Elle prenait possession de ces lignesexquises qu’elle s’épuisait depuis des heures àsuivre en imagination.

Lui la sentait pressée contre lui, grande,chaude, lourde, mouvante. Il ne pouvait pasdétacher son regard de la colonne pâle du cou,vigoureuse comme un torse, flexible commeun poignet. Une respiration l’enveloppait, uneodeur de musc se mélangeait à de la nudité,des aromates à de la femme.

Il eut un second sourire, moins instable.La férocité s’y estompait. Hélènè n’avait d’at-tention qu’à la pulpe des lèvres et au lac desyeux. Elle avait approché son visage si près,qu’elle ne remarqua rien de plus que le frémis-

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sement qui agita les unes, le nuage qui ombrales autres, donnant cette expression trouble,concentrée, un peu hagarde, à quoi la femmene se trompe pas.

Mais Saad se dégagea avec violence. Desgrognements s’élevaient de l’autre côté de latapisserie, une voix de fausset bredouillait desparoles inarticulées. Le timbre devint criard,prétendit exprimer la prière, la menace, la ter-reur, et tout sombra enfin dans un hoquet quin’avait plus rien d’humain.

Madame Katsantanès jeta un regard d’in-telligence sur Saad et lui pressa doucementl’épaule de la main. Quand tout fut retombédans le silence, après quelques soupirs et lebruit d’un corps pesant qui se retourne, ellesouleva la tenture avec son coude, avança lalampe et, remontant sa main derrière la nuquedu garçon, le contraignit à se pencher enavant.

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Au fond de la pièce voisine, M. Katsantanèsdormait, vautré dans ses couvertures. Autantque l’on pouvait distinguer, la chambre étaitpetite et nue. Près du lit, un coffre de bois ;sur les murs blanchis, quelques crochets debronze rustiquement travaillés, auxquels pen-daient des armes, des clés, des vêtements etdes corbeilles.

La femme donna à l’étranger le tempsd’examiner toutes ces choses, puis elle libérala draperie, contempla Saad avec une expres-sion de triomphe et de joie puérile, et souffla lapetite flamme huileuse qui avait éclairé jusqu’àprésent leur duel et leur victoire.

L’obscurité submergea Saad à l’improviste.À l’improviste aussi, un corps se noua au sien,une bouche s’écrasa sur ses dents. On l’attirait.Il suivit, pensa trébucher dans une étoffe, don-na du genou dans un coffre, referma ses brassur une créature dévêtue et roula dans unabîme.

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Des lèvres sèches et comme tuméfiées leparcouraient à la hâte. Des doigts fiévreux dé-tachaient la fibule de son cafetan et cher-chaient sa poitrine. Lui, perdait la tête. Lesémanations de ce grand corps l’aspiraient. Ellegisait sous lui comme un lit inépuisable. Deuxseins tièdes, gonflés, rigides, se tendirent verslui ; habitué à la gorge d’Amine, une gorged’enfant, il défaillit presque en les rencontrant.

Ses mains se firent soyeuses et altérées ;elles glissèrent sur des régions merveilleuses,des étendues nouvelles et encore nouvelles.Il éprouvait une lassitude qu’il ne connaissaitpas, une fatigue plus ancienne que lui, qui ve-nait peser sur lui et qui exigeait le repos à toutprix. La nuit abolissait les contours des choseset des sensations. Il ne serra plus une femmecontre lui. Il touchait enfin au but d’un voyageinterminable, poursuivi depuis les origines dumonde. Il s’anéantit peu à peu dans une im-mensité qui se berçait autour de lui sans fin nifigure. Toutes les femmes se confondirent en

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un pays géant, replié sur lui, suave comme ledésir, brûlant comme l’été.

Il ne percevait même pas les caressesqu’elle prodiguait. Elle l’avait atteint et allu-mait sa fureur sur ce corps nerveux. Elle ap-puyait ses paumes de part et d’autre de luicomme pour prendre empreinte des flancs, desreins. Le souvenir des épaisseurs vulgaires deson mari la traversait en rafales. Elle passaitalors ses cris en baisers.

Lui, cependant, reconnaissait avec une ad-miration craintive la puissance enclose dans lafemme, les longues cuisses tendues de satin,les genoux comme deux collines d’ivoire.Quand il remontait l’arc poli du dos, des reinsjusqu’aux épaules, il lui semblait parcourir lavoûte même qui soutient le monde. Mais leventre le rappelait sans cesse, océan élastiqueet tendre, où toute vie naît et retourne, asileentre les asiles, avec ses marées, ses bornons,ses surfaces illimitées.

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Alors une rage le saisit de percer cette en-veloppe délicieuse et de rejoindre enfin lasource même de ces beautés. Une commotionsimultanée les enroula l’un à l’autre. La femmen’exista plus que pour se fendre sous le soc,lui ouvrir ses viscères, se gorger des humeursde l’aimé. Leur ravissement se fit meurtre. Ilss’unirent comme on se poignarde.

Il ne baigna pas plus tôt dans l’intérieur dumystère qu’il crut avoir fait ruisseler le sang.Ce fut le sien qui ruissela. Un croc l’alla puiserau fond de sa moelle, le fit cheminer à traverstoutes les couches de sa substance. Et durantce trajet, ce caillot de sang devenait étranger,dur, importun, un corps dans son corps, se dé-battait, suppliait qu’on le libérât.

Ce fut aussi le moment de son plus grandespoir. Car il crut avoir trouvé le mot del’énigme. La solution qu’il cherchait depuisqu’il était sur la terre, que tous ses ancêtresavaient cherchée, il la découvrait à présent,

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sous les espèces de cet élément douloureux,en lui comme une blessure, et que ses forcesse bandaient pour expulser hors de lui. Et ilne douta plus qu’à l’instant suprême où elles yparviendraient, il lui serait donné de réaliser,lui, Saad, le vœu insensé de tous les mâles quiavaient vécu avant lui. Lui, l’homme, l’unique,l’isolé, le divisé, le séparé, le retranché, allaitjaillir de sa substance à la faveur de cette pro-jection vivante, se libérer, le premier, de la pri-son charnelle et rouler enfin, matière et âme,dans la matrice universelle. À lui était réservéle bonheur inouï d’outrepasser les bornes dela créature, de fondre dans la même exaltationle sujet et l’objet, la question et la réponse,d’annexer à l’être tout ce qui n’est pas l’être,et d’embrasser, dans un amour inextinguible,l’empire de l’inatteignable.

Il oubliait sa compagne. Il n’était plus qu’unélément dans sa course. Un effort désespérél’ouvrit à son tour, comme la femme s’était ou-verte, et, par cette plaie béante, ses sucs les

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plus rares se précipitèrent tumultueusement audehors. La femme en fut touchée aussitôt, etrendit le gémissement d’un violon. À grandscoups de son coutre, l’homme, pris de frénésie,achevait de se libérer comme on bâcle la find’un travail. Mais chaque va-et-vient de l’ar-chet éveillait au contraire, dans l’instrumentprécieux qu’il tenait à sa merci, des vibrationsde plus en plus aiguës. Soudain, sur un dernierspasme, il lui sembla qu’il se dénouait du zé-nith, s’abîmait vers la terre et la fange.

La chute se termina dans un coin désert, oùsifflait un froid neigeux. Une fois de plus l’en-treprise avait échoué au moment où elle allaitréussir. Quel infiniment petit détail avait man-qué ? L’homme gisait, vaincu foudroyé, hale-tant, mesquin. Des images défilaient devantses yeux. Il se remémora en un instant millechoses oiseuses et lointaines. Et tout à couppensa à la tribu.

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La femme eut-elle l’intuition du choc qui al-lait lui arracher sa joie et son amant ? Avantqu’il eût seulement tressailli, elle repliait sesjambes autour de lui et l’enfermait dans samembrure.

L’enivrement de l’homme s’était évaporé.Toute cette chair lui devint odieuse. Il se re-présenta la nuit sur la campagne, la marchealerte de ses frères dans l’ombre lustrale. Il dé-sira passionnément être transporté loin de là.

Si clos sont les êtres les uns pour les autres,que pas un instant elle ne soupçonna ce qui sepassait dans cet enfant toujours mélangé à elle.Elle n’existait plus qu’en un point de son or-ganisme. La fleur du plaisir achevait de s’épa-nouir en elle, et elle suspendait la respirationdans l’attente d’un retour de la foudre.

Lui, sentit la femme qui le supportait mûrirsous sa couvée. Une barque n’est pas plus lé-gèrement soulevée par une vague. Il étouffait.Sa main ne parvint pas à remuer cette grande

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cuisse qui l’écrasait. L’obscurité prêtait auxchoses des proportions informes ; l’étreinten’était plus d’une femme, mais d’une bête. Ilprit peur. Au même moment son rêve lui re-vint. Sa peur s’en alla, il sourit et sut ce qui luirestait à faire.

Il embarrassa d’abord sa main dans les plisde son cafetan sans trouver son khandjar. Ilfallait agir ; le songe ordonnait ; au surplus,un râle bruyant naissait ; il essaya de l’arrêteravec son autre main, mais il ne put atteindre labouche que la révulsion du corps rejetait en ar-rière.

Il prit peur pour la seconde fois. La créatureambiguë l’attirait contre elle de toutes sesforces ; il retomba allongé sur l’arc de cette nu-dité moite. Ses lèvres se trouvèrent au niveaudu cou. Ce cou bourdonnait comme la caged’un insecte ; là naissait le murmure dangereuxqui ne cessait de croître. Le garçon revit la co-lonne pâle et musclée, puissante comme un

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torse, flexible comme un poignet, les anneauxde chair molle et forte qu’il avait déjà tranchés,qu’il devait trancher une fois encore.

Mais sa jeunesse suivait sa course de soncôté. Saad s’aperçut avec horreur que son désirse ranimait et allait se rendre maître de lui.Alors haine et douleur l’emportèrent. Toutearme lui faisait défaut. Il ne subsista plus en luiqu’une bête sauvage, livrée à l’instinct. Tandisque sa partie virile, échappant aux ordres de savolonté, reprenait aveuglément sa besogne, ilmordit.

Le col fortement tendu n’offrait qu’unecourbe lisse, sans prise. Il mordit le plus loinqu’il put ; ses dents de jeune loup se plantèrentau jugé. L’étau répondait à l’étau. Ses mâ-choires se refermèrent. La voûte féminine eutun soubresaut formidable qui faillit le désar-çonner. Mais il crochait à sa proie. Le râle ex-pira. Il n’y eut plus, des deux parts, que desconvulsions de mort et de volupté. Tandis que

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l’impassible nature les unissait enfin, l’agoniecommençait son œuvre à l’autre bout.

La peau avait éclaté comme un fruit tropmûr ; l’enveloppe mystique était de nouveaupercée ; pour la seconde fois, le garçon attei-gnait le tiède secret de l’existence. Ce goût, cetarôme, cette fadeur, achevèrent de l’affoler. Ilcessa de mordre et se mit à mâcher.

… Quand ce fut fait, il put relever la têteet reprendre son souffle. La voûte, sous lui,s’était abaissée. Elle s’étalait maintenant, largeet plate comme une draperie. Il se délivra desdeux longues jambes, qui retombèrent sur lebois du coffre en produisant un bruit mou. Iln’aurait pas cru que des jambes fussent deschoses si lourdes.

Alors seulement il se dégagea de la femmeet se mit debout. Rien ne bougeait. Seul unbouillonnement léger attira son attention. Il fitquelques pas, rencontra sous son pied la mantedont madame Katsantanès s’était débarrassée

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en gagnant le lit où elle avait résolu de mois-sonner le bouquet suprême de ses délices. Ilramassa le vêtement. La fontaine qui s’égout-tait le guida par son murmure. Quand il eutaveuglé la plaie béante, il resta de l’étoffe ensuffisance pour couvrir la face.

Il se la figurait telle qu’il l’avait vue pourla dernière fois, avec l’expression d’ivresse etde joie puérile qu’elle avait eue au momentde souffler la flamme huileuse de sa lampe. Ilse l’imaginait aussi, telle que dans son rêve,renversée pendant le galop, riant d’un rire detriomphe et cherchant à lui mordre le boutondu sein droit.

Il plissa les lèvres dans l’ombre, et se retra-çant en esprit tout ce qui venait de se passer, ilpensa, si clairement qu’il n’eût pas été étonnéqu’un étranger eût prononcé pour lui ces pa-roles à voix haute :

« La vieille raya ! Elle n’aurait jamais espérétant de bonheur à la fois. »

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Reconnaissons à ce jeune homme une clair-voyance effrayante. Il ne se trompait pas.

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IX

Séparées de Saad par une simple tapisseriependent les clés de la maison. Il les a vues. Au-dessous des clés, leur propriétaire couché.

Détestable tactique, de laisser un ennemidans la place quand on s’en éloigne. Le garçonpossède une mémoire très sûre des lieux. Il seréajuste, retrouve son bon khandjar, se glissesous la portière, va droit au lit de M. Katsan-tanès et lui coupe proprement le cou sans quel’autre ait cessé de dormir. (Nul besoin de pe-ser pour l’entame ; une résistance insigni-fiante ; autre point sur lequel le rêve était endéfaut.)

Tranquille de ce côté, Saad bat le briquet,allume une lampe, se lave le visage et lesmains dans l’eau d’une cruche, fait main basse

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sur les clés et rentre dans la pièce voisine.Ici nous sommes contraints d’avouer qu’ayantaperçu le grand corps impudique et pâle quigît sur le coffre, il détourne la tête. Il prononcemême une conjuration contre le mauvais sort,les efrits et les apparitions. Puis remet ses ba-bouches sur l’épaule, gagne le corridor et, parlà, facilement, la porte d’entrée.

Fuite sans incident. Si pourtant le garçonqui file sur ses pieds nus avait eu la curiositéde tourner la tête, il se serait avisé de deuxchoses : la première, qu’on dort mal, cette nuit-là, dans cette maison ; en second lieu, quel’huile peut servir par une coïncidence cu-rieuse, à graisser, le même soir, plus d’un lo-quet et plus d’un gond.

Une autre porte s’ouvre sur ses pas, uneautre lampe fait sa tache jaune, une autrefemme, hâtivement vêtue, se montre un instantpar l’entre-bâillement. Elle reconnaît le dos qui

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s’enfonce dans l’obscurité, se rejette en arrièreet repousse son verrou.

Nous ne conservons aucun doute sur cequ’elle a fait aussitôt après. Elle n’en a jamaissoufflé mot, mais elle y a pensé tant de fois parla suite, qu’il n’est pas croyable que son secretn’ait pas fini par s’imprimer sur tout ce qui l’en-tourait. Elle est demeurée longtemps l’oreillecollée contre cette boiserie, tremblant et bais-sant la tête. Sa chevelure gonflait, comme cellede sa mère, un foulard aux couleurs brillantes.Ses yeux bleus contemplaient le carreau ; leurexpression, d’habitude grave et un peu endor-mie, avait pris une intensité extraordinaire ;deux larmes achevaient de les élargir. Son braspesait sur le loquet comme si elle avait eu àcraindre que quelqu’un, quelque chose (du de-hors ? du dedans ? qui sait ?) essayât, tout d’uncoup, de forcer cette barrière.

Le soupçon ne lui vient pas que le Syrienpuisse sortir d’un entretien non pacifique avec

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son père. L’objet de cette conversation, toutesces affaires, lui sont indifférentes. Elle se borneà songer que le jeune homme va sans doutepartir, et cela suffit pour l’attrister.

Elle l’a entendu passer, en sens contraire,un peu auparavant. Comme elle ne pouvaitdormir, elle s’est levée, et sans savoir pour-quoi, elle s’est tenue, pendant ces longues mi-nutes, debout, derrière sa porte, la lampe à lamain. Sans non plus savoir pourquoi, elle a hui-lé son loquet et guetté le retour du colporteur,le cœur battant à rompre. Que désire-t-elle ?Hélas ! Nous voilà réduits à répéter des motsque nous avons employés tout à l’heure. Elleserait beaucoup plus en peine de le dire quemadame Katsantanès, car ses désirs sont en-core vagues, ils flottent au niveau de la poitrineet du cerveau.

Mais pas plus que sa maman, elle ne s’at-tend à quelque chose, elle n’espère quelquechose, elle n’est résolue à quelque chose. Elle

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ne vit que l’instant. Tout se borne à souhaiterrevoir une fois encore le garçon musulman.Son seul avantage sur sa maman, c’est qu’ellesouhaite le revoir et non pas être vue de lui.Ceci constitue le système difficile du désinté-ressement. Qu’importe si, dans le cas présent,la seule innocence l’inspire ? Il n’en est pasmoins le seul invincible, quelque tardive qu’ap-paraisse son infaillible victoire.

Évanthia n’en cherche pas si long. Elle re-grette simplement d’avoir ouvert la porte unpeu tard et manqué la belle figure. Il lui reste,pour tout butin, le spectacle d’une démarcheélégante qui s’éloigne rapidement. Et comme –étant fille sage dans un pays pauvre en distrac-tions – elle est réduite à faire folie avec sa sa-gesse, elle se contente de cette aubaine.

Saad, pendant ce temps, fait délicatementjouer serrures, chaînes et verrous. Une plaintedes gonds et le voilà dehors. Jamais chat sau-vage n’a bondi plus lestement d’un piège.

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Rien non plus ne devait jamais égaler lapremière bolée d’air qu’il aspire. Mieux quetout raisonnement, elle lui fait mesurer l’im-mensité du péril auquel il échappe. Cette fraî-cheur profonde prélevée sur des étenduesd’arbres, d’eaux, de moissons, de montagnes,cette luminosité sombre dont elle est chargée,et qui comporte une part d’étoiles, une part deciel nocturne, une part de bleu lunaire, toutecette liberté, cette aisance qui sont en elle,rendent par contraste plus méphitique l’airstagnant de la maison chrétienne.

Bondir est bien, réfléchir pas moins. Il s’as-sure que la rue est silencieuse, domine sa ré-pugnance et retourne à cette porte pour la fer-mer. Puis il se dissout dans l’ombre. Tout enmarchant, il lève le nez vers ses amies de là-haut ; il est stupéfait du peu de chemin par-couru par les constellations depuis la courette.Deux quarts d’heure, trois au plus ; et, là-de-dans, cette masse d’événements, de destinée !Il salue une fois de plus la bonté des choses.

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Sur ces entrefaites, un tournant lui offre sacomplicité ; Saad abandonne, avec une espècede hâte, la rue sur laquelle ouvre la maisonmaudite.

Les ruelles de Kasir sont étroites et tor-tueuses, mais ont pour plafond le beau firma-ment d’Allah, cristal bienveillant aux justes.Elles sont pavées de petits cailloux pointus,hostiles au pied, mais ces pierres racontent en-core les hauts lieux qui les ont livrées, le tor-rent affranchi qui les a roulées. Gloire à Dieu !Le jeune guerrier se meut librement au sein dela ville chrétienne emprisonnée dans le som-meil.

À son estime, cette venelle l’écarte de l’ago-ra et le ramène vers l’enceinte, au levant dela porte principale. Il trébuche dans des amasd’immondices ; des chiens maigres s’enéchappent, répandent des aboiements. Saadtouche le manche de son poignard et rit toutbas. Il se sent merveilleusement allègre. Ces

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deux cadavres d’infidèles pèsent peu sur saconscience. La façon dont il s’est tiré de ce pasdifficile l’emplit de satisfaction. Le beau récit,sous les tentes ! Et quel murmure admiratif àl’intéressant dénouement de ses relations avecla femme raya !

Dompter la force par la force, la ruse par laruse, tout cela est honorable. Mais triompherde la femme par l’amour même est la marqued’une habileté consommée. (Cette femme-làétait d’ailleurs beaucoup moins vieille qu’il necroyait, hier. Souvenir précis d’un contact,d’une découverte. Saad avale sa salive, etcelle-ci conserve une fadeur épaisse et entê-tante. Un jour, on lui fit boire du sang de ju-ment… La femme raya sera une beauté dansson plein midi. Ainsi en décide l’enfant. Sa vi-rilité comblée lui offre en pâture la vie, la nuit,l’action et le péril.)

Enfin voici le mur d’enceinte, et, à son pied,le chemin de ronde (chemin ou sentine ?) que

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Saad s’attendait bien à trouver. Puis, sans autrerencontre fâcheuse que des couples de chats li-vrés à leurs tourments et des museaux furieuxreniflant aux seuils des jardins, voici la tour quidomine la grande porte – écran prodigieuse-ment haut et dense, murant la nuit sans lune.Les merlons des créneaux s’évasent commedes pétales ; dans la fente de l’un d’eux, uneétoile, goutte de rosée.

L’après-midi, quand M. Katsantanès – quele Saint Hyzyr écarte de nous l’effroi – l’a intro-duit sous la voûte du pont-levis, le garçon a re-marqué, en contre-bas, dans le fossé, une po-terne desservie par une passerelle légère. Cettepasserelle n’est point munie de chaînes de re-lèvement ; elle se tire à l’intérieur de la voûtesur quelque chemin de galets, ou encore bas-cule par l’effet d’un simple contrepoids. Du cô-té extérieur, elle aboutit à un sentier en penteraide entaillé dans le glacis du terre-plein. Del’herbe recouvre la jointure de la passerelle etdu sentier, signe que l’appareil n’est guère sou-

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vent manœuvré. Saad a judicieusement suppo-sé qu’il sert de passage la nuit. Un projet s’estalors présenté à son esprit. Les risques en sonttels qu’aucun homme de bon sens ne s’y arrê-terait. Pourtant Saad y revient. Il lui paraît quedes circonstances nouvelles se sont produites,de nature à modifier la situation à son avan-tage.

Ne cherchez pas ces circonstances hors deSaad lui-même. Si des événements ont eu lieu,soyez certains qu’ils n’influent sur le nombreni sur la vigilance des hommes de garde. Quesavons-nous des choses ? Leurs vertus sont ennous, et nullement en elles. C’est notre désirqui crée les attraits d’une femme, notre déci-sion qui rend possible une action folle et té-méraire. Sa prouesse de tout à l’heure assureà Saad une manière de gloire. Gloire toute in-térieure encore, et privée. Mais quel triompha-teur a jamais douté de son invulnérabilité ? Etquel triomphe peut se préférer à celui que Saadressent encore dans chacune de ses artères ?

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Madame Katsantanès n’est pas morte envain. Chose singulière, dans ce moment où ils’apprête à combattre ses compatriotes, lejeune homme invoque plus ou moins claire-ment son assistance. Pour un peu il souhaite-rait qu’elle préside à l’action qui se prépare. Laforce qui déborde en lui a sa principale sourcedans le beau corps dont il a bu la vie en mêmetemps qu’il y projetait la sienne. Son audaceest une suite de cette double volupté. Hélènèelle-même, si, par impossible, elle avait survé-cu à l’apogée de son destin, repousserait avecindignation l’idée qu’elle a été la victime pi-toyable d’une trahison. Elle réalise en ce mo-ment son vœu suprême, elle est incorporée àl’amant comme jamais femme ne l’a été, elleajoute au courage de l’homme cette intrépiditéproprement féminine, qui méconnaît les obs-tacles et vainc par l’absurde.

Il ne faut rien moins qu’une telle conjugai-son d’enthousiasmes. Derrière Saad l’alarmepeut être donnée à tout moment ; que quel-

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qu’un pénètre dans la chambre des époux Kat-santanès, qu’un peu de sang paraisse… D’unautre côté, admettant qu’il se rende maître duposte de la tour, il suffit que ses frères tardent,qu’une relève survienne…

Mais à quel autre plan se résoudre ? Un raide lumière annonce une porte ouverte au piedde la tour. Saad risque un œil : une lampe rendl’âme en charbonnant une voûte en coupole,blanchie à la chaux. Un gros milicien barbu,désanglé, dort sur un banc, entre sa pique etsa cervelière ; il ronfle de tout son pouvoir,qui paraît grand, la tête appuyée sur le mur,la glotte saillante dans les poils, la bouche ou-verte, les narines au plafond. Une seconde hal-lebarde, posée contre une table, à côté d’unéquipement en désordre, indique qu’un cama-rade de faction s’est éloigné. Tout respire l’ai-mable sécurité d’une longue paix.

Saad ne peut croire à tant de bonheur. Il ob-serve un moment, traverse, d’un bond, le faible

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ruisseau de lumière, et se jette dans cette nou-velle trappe. Sur le côté de la pièce, une se-conde porte, béante elle aussi, donne sous lavoûte du pont-levis. Au fond, un escalier en co-limaçon se perd dans l’épaisseur de la muraille,conduisant probablement à la poterne en bas,aux chambres de guet, là-haut.

Voilà le cavalier parti à se couler et à fu-reter. Sous la voûte, personne. À l’étage, unegrande salle vide, sèche, sonore, où l’on butesur des hérissements de métal. Il redescend,tourne longuement dans cette âme de pierre etde terre, jusqu’à ce qu’il se heurte à un pan-neau de bois. Ses mains distinguent une porte,dans cette porte une énorme serrure, et danscette serrure – bénédiction ! – une énorme clé.

Il tente de la faire jouer. Autant vaudraitse pendre à toutes les cloches du campanile.Vingt clameurs menacent de s’échapper à lafois du mécanisme. Saad hume l’air salpêtré ducaveau et réfléchit. Égorger le gros père, là-

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haut, ne servirait qu’à tout compromettre, aucas où il viendrait fantaisie au propriétaire dela seconde pique de rejoindre son poste. Étour-dir le bonhomme, le bâillonner, le ficeler, lerouler en bas de l’escalier et s’asseoir dessusjusqu’au moment de l’assaut, voilà au contraireun programme alléchant, du double point devue de la prudence et de l’agrément.

Saad est remonté. Accroupi dans un coinmal éclairé, il examine son futur compagnond’attente avec soin et sympathie. À tout ha-sard, il s’est assuré des deux piques et de l’hon-nête petite calotte d’acier que le bon Nestoriena quittée pour dormir plus à l’aise. Il chercheà la fois une masse pour cogner et le point ducrâne chauve où il cognera.

Une grosse pierre, à demi descellée de lamaçonnerie, paraît mise là dans ce but. Il seglisse au préalable jusqu’au seuil, s’assure dela parfaite complicité du silence environnant,revient à son moellon, l’extrait de son alvéole,

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l’assujettit dans ses mains et monte debout surle banc où l’innocent dort. Il voudrait atteindrel’arrière du crâne, là où le coup assomme sansécraser. Le dormeur a, malheureusement pourlui, la tête placée de façon à offrir la zone laplus fragile de sa coquille d’os.

Comme Saad reste là planté, à tergiverser,voici que le milicien, dérangé par quelque vi-sion, peut-être par le voisinage de cet espritqui travaille à sa perte, s’éveille paisiblement.Un réveil d’enfant, avec un sourire béat surcette trogne de vigneron. Il ouvre ses grosyeux timides, que sa posture dirige vers lavoûte, et aperçoit ensemble cette figure étiréeen hauteur qui penche sur lui, ces deux mainslevées, ce pavé suspendu. Un réflexe le jette enavant. Saad, voyant le péril, précipite la massesur l’éclair de cette nuque. La nuque rend unbeuglement. Le trajet, commencé par un vi-vant, est achevé par un corps inerte qui arrivepelotonné par terre et y reste.

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Saad, pour sa part, demeure un instant àcontempler ce qu’il vient de faire. Un rictus re-trousse ses lèvres et trahit les résistances in-nées que l’éducation a mal surmontées : un peude goût, un peu de dégoût, de l’horreur, del’attirance, et, au total, méconnu de lui-même,beaucoup d’ennui.

Les sangles des équipements, un pan derobe, servent à faire du bourgeois assomméun ballot présentable. Les circonstances s’obs-tinent à favoriser l’audacieux. Ô la chaude, lagénéreuse influence qui continue à s’exercer !

Saad prend le temps de brouiller sans re-mède la serrure de la porte d’entrée, verrouillepar contre avec soin celle qui donne sous lavoûte et d’où pourrait déboucher une attaquede flanc. Puis décroche la lampe, descend lebonhomme au sous-sol, trempe la clé dansl’huile, ouvre, et reçoit au visage la premièrebouffée d’air frais qui pénètre dans la cave. Sespronostics ne l’avaient pas trompé : la passe-

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relle de la poterne allonge devant lui son dosmince et plat.

Dix enjambées, et Saad foulera le sol libre.Il résiste à l’envie enfantine qu’il en a, etavance d’abord le museau. La lecture desastres est une science réservée aux hommesénergiques. Quelle gratitude n’a-t-il pas aumollah qui lui en a inculqué les rudiments àcoups de canne sur la tête ! Allah est le plus sa-vant, mais Saad n’en sait pas moins retrouverle Gâh, distinguer le Cercueil, les Deux Veaux,mesurer leur hauteur avec ses doigts et, sui-vant la saison, déchiffrer les écritures du ciel.

Or la réponse qu’elles lui font est celle-ci :« Prépare-toi. Tes frères ne sont plus loin. Leterme est échu. Tu t’es montré digne de leurconfiance et de leur admiration. »

Il semble au garçon qu’il est séparé de satribu depuis sept ans. Parlent-ils toujours lamême langue ? Comme Nidham et les autres

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vont le trouver changé ! Nidham surtout ; ilpourra ribouler ses yeux, qui s’en inquiétera ?

Le prisonnier est toujours sage, les voieslibres ; alors Saad gagne le glacis et file vers lepoint de ralliement.

C’est, à deux cents pas environ des rem-parts, un gros pêcher visible de très loin. Lecœur lui bat tandis qu’il y court, à l’idée d’ytrouver ses frères déjà rassemblés. À peine yest-il arrivé, son cœur bat de ne pas les voir dé-jà venir. Adorable impatience de la jeunesse !

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X

Quand les événements ont pris un tourbourgeois, il est rare qu’ils se démentent tropvite. On croirait le destin soucieux de rester fi-dèle au ton qui lui a servi pour préluder, et sen-sible à une sorte de grossière harmonie. Allahdaigne quelquefois se montrer un dieu musi-cien.

C’est peut-être la raison pourquoi la prisede Kasir devait laisser à la tribu le souvenird’une expédition de tout repos. L’élément co-mique ne manqua même pas. Telle la minede ce milicien, surpris en petite veste au mo-ment où il arrivait au corps de garde pour yreprendre sa faction désertée deux heures au-paravant. Il avait les yeux lourds de sommeil,ou d’autre chose, quand il se rencontra nez ànez avec les assaillants. Il ouvrit une bouche si

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large qu’on n’eut que la peine d’y engager unépieu pour enlever au bonhomme toute velléi-té de chanter mal à propos.

Quant à l’autre gros père, on le trouva ré-veillé, en train d’étouffer sous le bâillon. Cha-cun se donna la distraction d’essayer sur luiau passage les traits d’une humeur plaisante.Si vous admettez que les frères de Saad possé-daient en ce genre une imagination très riche,nourrie par une tradition inépuisable, vousvous expliquerez les éclats de rire dont s’ac-compagnait, plus tard, le récit de si honorablesamusements.

La plupart des Kasiriens s’éveillèrent toutjuste pour apercevoir de grands coquins qui sepenchaient sur eux.

Beaucoup eurent le chagrin de passer de vieà trépas sans avoir contenté la prodigieuse cu-riosité que les événements publics leur inspi-raient d’habitude.

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On n’en saurait dire autant des dames deKasir ; leur curiosité se fût satisfaite de dé-monstrations moins précises et moins réité-rées. Nombre d’entre elles laissèrent la viedans les excès du plus agréable supplice, ce quiest sans doute le comble de la cruauté.

Une foule de jeunes gens partagea leur sort,au milieu des manifestations d’une ironie fé-roce. Leurs bourreaux prirent soin qu’il en sur-vécût le plus possible. Quelques-uns de cespauvres diables, poussant à l’extrême les in-tentions de leurs ennemis, devaient plus tardavouer leur honte en s’achevant de leurspropres mains. De sorte qu’il n’y eut bientôtplus un rescapé qui ne se vît accusé dans la ré-gion – la vigne fait des populations facétieuses– d’avoir acheté son salut au prix de certainspréjugés.

L’incendie est la fleur rouge des assauts. Ilégaye l’attaquant, répand la terreur à peu defrais, dispense utilement l’ombre et la lumière,

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fond les murs les plus massifs, et sa douce cha-leur récompense, au petit jour, les héros tran-sis. Le butin qu’il détruit reste au-dessous dece que la troupe devra gâter faute de pouvoirl’emporter. Il laisse enfin des traces agréablesà Dieu, et un avertissement salutaire aux popu-lations d’alentour.

Il est certain que les efrits accoudés auxbalcons du ciel furent régalés, cette nuit-là,d’un spectacle de choix. La fleur s’épanouit su-bitement en différents points de la bourgade.Une brise assez molle la promena de quartieren quartier, étendant sur la colline un dais va-cillant, percé de crevasses, hérissé de lan-guettes. Et aux éclairs de ce gracieux embra-sement, les génies suivaient les démarches depetites ombres, qui étaient les guerrierscroyants. Ils les voyaient courir çà et là,s’amasser au pied d’une maison, peser sur uneouverture, s’y engouffrer, et un nouveau buis-son ne tardait pas à fleurir en cet endroit.

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La hauteur où se tenaient les immortels neles empêchait pas de distinguer, mêlés à desexclamations joyeuses, des cris, des plaintes,des râles propres à chatouiller des cœurs dé-vots. Et leur attention bienveillante s’attachaitparticulièrement aux gestes d’un cavalier dontchacun paraissait réclamer les avis et lesordres.

Des fourmis s’approchaient continuelle-ment de lui pour s’en retourner aussitôt.

Alors un des divins spectateurs déplia sesgrandes ailes et se laissa tomber auprès dugroupe que formaient ces gens. Selim Beg étaitprécisément en train d’essuyer du doigt la lamede son cimeterre, mousseuse de quelquechose, et il ronronnait presque en disant :

« Oh ! oh ! oh ! Pris part à quantité d’at-taques. Gloire à Dieu, honneur à toi ! Cecipasse tout ce qu’on a vu. »

Un guerrier sort de l’ombre :

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« Saad, ô Saad ! Leur chienne de mosquée,elle doit être pleine de trésors. Ils ont barricadéla porte. Ce ne sont pas nos ongles qui l’ou-vriront. Tu connais bien un détour pour y en-trer ? »

Saad a demeuré quelques heures dans lebourg. Ils s’adressent tous à lui comme s’il yavait vécu un mois. Mais l’eau va à la rivière, lachance à la chance, le succès porte en soi l’au-dace qui soulève, la divination qui prolonge.Où est le jeune homme que l’on connaissait,modeste par force, timide et tourmenté ? SelimBeg a beau être empli d’une satisfaction ex-trême, il ne peut s’empêcher de froncer lessourcils en voyant Saad faire face à tous, tran-cher, conseiller, diriger. Et le divin spectateur,sensible comme une amoureuse, frissonnedouloureusement lorsqu’il entend Saad,l’étourdi Saad, s’écrier :

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« Fais le tour, double mulet ! Dans l’encoi-gnure de derrière, trois marches à descendre,c’est là. »

Il n’y est jamais allé. Qu’importe ? Au mo-ment même où il parle, les objets se peignentdans son imagination. Il ne lui vient pas àl’idée qu’elle puisse le tromper. Et il a raison.L’erreur n’est un crime que dans la défaite.

Cette nuit le flot de sa fortune emporteratout. Il a les yeux brillants, le feu aux pom-mettes. Sa voix claire tremble un peu, maisc’est excès de vitalité. Et son poignard, glissésous la manche de son cafetan, lui pique déli-cieusement la peau douce de l’avant-bras.

Un groupe de cavaliers s’avance en courant.Au milieu des poings et des armes, un misé-rable se débat :

« Pitié ! Pitié ! Mioké ! Mioké ! Aha ! Et mespetits enfants ! »

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On le jette sur ses deux genoux devant Se-lim et Saad, et ce n’est pas à Selim que lesbourreaux s’adressent :

« Ô Saad, ce chien-ci est quelque chosedans la ville et dans la mosquée… Il parlenotre langue… On nous l’a dit, une vieilleraya… Il ne veut pas répondre… Les maisonsdes riches… La maison du plus riche… Il neveut rien dire… Force-le, toi… Qu’il indique ! »

Un poignet fait claquer un de ces terriblesfouets d’Anatolie que les loups craignent plusque le sabre. L’homme plie les épaules. Saadlui touche le menton avec la pointe de sa ba-bouche :

« Ah ! Chien ! Parle donc ! »

Les sanglots se changent en un cri : un descavaliers vient d’arracher au prisonnier la moi-tié de sa barbe et la lui enfonce dans labouche :

« Mâche ton foin, âne, mâche ! »

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Le pauvre diable gargouille et pousse despiaulements écourtés qui soulèvent des éclatsde rire. Le fils d’Ahmed, devenu très pâle,contemple cette figure où la mort est en lutte.Il avait oublié l’horreur ; elle réapparaît, plusforte que le jeu, la joie et le triomphe.

« Lâchez, brutes, j’ordonne ! »

La voix est si impérative que tout le monderecule et qu’il s’établit une sorte de silence. Se-lim Beg rougit un peu, baisse la tête et ob-serve Saad par-dessous son front bombé, sonfront de chat. Un tressaillement agite l’aile tur-quoise de l’efrit, et Saad éprouve aussitôt unsubtil embarras. Le supplicié n’est plus qu’undes masques de la douleur. Le sang perle auxmille racines de la mutilation et forme unenappe qui gagne le cou maigre. Saad lui poseun doigt sur l’épaule :

« Tu as entendu la question. Réponds ! »

— Oh ! Ohoho ! Mioké ! Mes petits, petitsenfants ! »

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Avec une patience blanche, Saad :

« Réponds à la question. Il ne te sera faitaucun mal. »

Un signe d’attention crispe la face martyri-sée :

« Aucun mal ? À Mioké non plus ? Ni auxpetits, petits ?…

— Ni à l’une ni aux autres, si tu parles. »

Le misérable ouvre les yeux, essaye d’aper-cevoir ce chef à travers ses larmes. Puis, toutd’un coup, tendant la main vers sa gauche :

« Là-bas… troisième rue… la maison àporte rouge… la seule… Katsantanès… le plusriche… le plus riche… le magistrat… allez… etvie sauve à mes petits, petits… »

Ce mot est le dernier que doivent pronon-cer sur terre les lèvres livides du sacristain. Aumême moment, un coup de hache lui ouvre lecrâne, il tombe la face en avant. Un cavalier,éclatant de rire, s’écrie :

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« La vieille chouette et ses mignons…heï ! »

Saad arrache à quelqu’un le fouet dont ce-lui-ci était armé, et la mèche ne manque qued’un pouce la figure du porteur de hache. En-core est-ce la faute d’un tout jeune cavalier,qui a vu le geste et s’est pendu à la manche ducafetan brun. Le génie l’a vu, lui aussi, et s’estcouvert les yeux d’une de ses ailes. Et Selimégalement l’a vu, mais n’a fait que ricaner. Laprovocation avortant, il se décide à interveniret arrête le conflit.

L’immortel reprend son vol silencieux et vase poser sur une vaste demeure à porcherouge. Menant mené, guide entraîné par labande qu’il dirige ; Saad s’enfonce dans lesrues qui vont où on l’attend.

Ce quartier forme encore un cube d’ombre.Toutefois le tocsin a donné l’éveil. Les cris éloi-gnés, les grandes lueurs qui débordent des toi-tures et font danser le ciel ont laissé croire à

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un incendie. Un demi-siècle de paix a retiréaux Kasiriens le sens des catastrophes. Ils nesavent plus comprendre les signes, s’appellent,s’interrogent. Il faut qu’un fuyard, en passant,prononce les mots.

Les cavaliers n’ont qu’à paraître et à frap-per. Ils ne prendront même pas cette peine.Des hommes et des femmes accourent, un râleau fond de la gorge, et, déchirant leur robedevant leur poitrine, se jettent sur les lances.D’autres, les bras en croix, la face levée,s’échappent au hasard, jusqu’à ce qu’ilstombent, morts ou vifs, ils n’en savent rien.

« La porte rouge ! La porte rouge ! »

L’arrêt brusque de la colonne apprend àSaad qu’il est arrivé. Le nom de Katsantanès,estropié par le vieux en langue kourmandji, nelui a rien rappelé. Les circonstances, l’heuretransforment si bien les lieux qu’il ne les a pasencore reconnus. Cette porte-là surgit alors de-vant lui comme un vieux souvenir. Combien y

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a-t-il de jours qu’il se trouvait déjà au pied dece haut appareil ?

Quelques-uns de ses compagnons traînentune poutre qui fera bélier. Un grognement vo-race monte de la troupe :

« La maison du plus riche… du plusriche… »

Saad se réveille. Les autres sont à bûchercomme des sourds. Personne, depuis uneheure, – chrétien ni musulman, fugitif ni as-saillant – n’a eu l’idée très simple de s’assurersi la porte était barrée. Cette falaise de bois etde fer en impose. Le garçon écarte ses frères,s’approche, pèse sur le loquet, rit et ouvre tran-quillement.

Stupeur ! Quand bien même la divinité auxailes bleues ne se pencherait pas en réalité àla terrasse de la maison Katsantanès, la hordene l’en verrait pas moins. Un cavalier jure déjàqu’un doigt invisible l’a repoussé pour réserverle seuil à Saad, et chacun de confesser à grands

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cris le miracle de la lance qu’ils ont vu des-cendre du ciel et fendre la serrure sous leursyeux.

Saad a pris une torche de la main de quel-qu’un, s’enfonce dans le dédale des corridors.Il se retrouve et s’oriente. Sa démarche et sa fi-gure expriment la même assurance joyeuse. Ilest frais, dispos, léger. Derrière lui, la cohue.

Ils passent devant des portes intérieures.Comme lui ne s’arrête pas, eux non plus nes’arrêtent pas. Ils le suivent superstitieuse-ment. La lueur de la torche heurte la traced’un fin ruisseau, à peine tari, dont les écaillesbrunes viennent briller sous leurs pieds. Latroupe les remarque, les flaire et gronde. Luiremonte le courant comme, sous terre, un mi-neur sa galerie. Il n’a pas l’air de se rappeleroù cela doit le mener. Tels sont l’excitation dujeu, l’enthousiasme de l’âge, la paix du corps,que ses pas ne ressuscitent qu’une à une desimages si récentes.

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Une porte, encore. Cette fois, Saad faithalte et la colonne bute sur lui. Ici, le ruisseaua coulé fleuve. Un silence terrible, un silencede souterrain occupe la maison. Saad le sait, leloquet de cette porte-ci est huilé de frais. Il nepourrait dire d’où il tient cette certitude. Elleest en lui comme de naissance. Aussi pousse-t-il le fer avec un de ses doigts, et il entre lepremier. Un souffle noir se jette sur la torche,dont la flamme chavire. Il la ranime d’un gesteet puis recule. Un grand corps, impudique etvert, gît sur un coffre.

« Ya Rabbi, au nom de Dieu clément miséri-cordieux ! »

Les lèvres du garçon prononcent l’exor-cisme tandis que les battements de son cœurs’emportent.

Les cavaliers se sont glissés autour de lui.Ils aperçoivent la chose en même temps queleur guide. Ils font, eux aussi, d’abord un pasen arrière. Un sifflement s’échappe de toutes

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les lèvres, devient un orage qui enfle et déferle.Cette mort qui les a précédés là ? Ce meurtred’avant le meurtre ? Ils comprennent à pré-sent :

« Ya Saad, ya fils d’Ahmed… vvaleureux…mmalin… le plus fort de tous… comme il nousa menés… la piste fraîche… il ne nous avaitpas attendus… et voyez son travail ! »

D’autres torches se sont rallumées à cellequi tremble dans la main de Saad. Elles passentderrière une tapisserie dont la trame et lachaîne s’éclairent tout à coup par transpa-rence. Un nouveau tumulte éclate :

« Ya… ya… ici aussi… ya Saad… le mma-lin… le vvaleureux… nous avait précédés…heï ! le plus rusé de tous… Gloire à Allah ! Re-gardez celui-ci… c’est le vieux Kat… le vieuxriche… le vieux Ksat… Ô Saad ! »

Saad demeure cloué devant le tableau quil’a accueilli. Une volupté froide s’insinue en lui.Mais comme un de ses frères s’approche du ca-

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davre d’Hélèné avec une curiosité obscène, illance sa torche contre la tenture en poussantun cri. Pas assez tôt, toutefois, pour arrêter laclameur de surprise et de jubilation du cava-lier :

« Oho ! Comme un loup… ya Saad… gloireà toi… voyez tous… la raya… mordue àmort… saignée ! »

Ils accourent de partout ; ils se bousculentpour voir : « Ya Saad… un loup… un loup… unloup ! »

L’étoffe s’est enflammée : une flamme spiri-tuelle et brillante. Les deux chambres en sonttout égayées. La clarté gagne les recoins et sur-prend des pillards en train de fureter et de for-cer.

Il est vidé, le silence redoutable de la mai-son. Des cris éclatent au fond des tunnels. Destorches passent en courant. Les domestiquesque l’épouvante tenait renfermés ont été sur-pris dans leurs réduits. Et c’est alors que, de

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porte en porte, les assaillants arrivent à celled’Évanthia.

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XI

Après le départ de Saad, elle avait hésitéà aller trouver sa mère et à bercer sa mélan-colie dans ses bras. Les prétextes ne lui au-raient pas manqué. D’ailleurs, entre femmes…Elle avait redouté la mauvaise humeur de sonpère. M. Katsantanès n’aimait pas à être ré-veillé. Elle s’était alors recouchée, sûre de nepas retrouver le sommeil et pénétrée d’une dé-solation muette. À peine étendue, elle s’étaitendormie.

Le tapage, l’assaut, rien ne l’avait tirée deson anéantissement. Elle rêvait. Elle se trou-vait debout dans un chemin de terre, aux côtésde madame Hélènè. L’inondation les avait ar-rêtées. Comme elle se retournait pour regarderla maison, l’eau était venue mouiller ses talons.Ce n’était pas un torrent, mais une nappe tran-

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quille, sans profondeur, qui gagnait lentement.Alors elle avait vu monter du fond de l’eauun énorme poisson brillant, une sorte d’estur-geon, revêtu d’une carapace brunâtre, couleurde sang séché, toute hérissée de piquants. Lavitesse de sa nage lui appliquait sur le corpsdeux longues antennes cornées. Il sortait desherbes du fond. La rivière était creuse et lim-pide. Un pullulement de petits poissons trans-parents, pas plus gros que des bulles d’air, l’es-cortaient en le regardant ; ils avaient tous latête dirigée vers lui.

Pour sortir de l’eau, le grand poisson s’étaittourné sur le dos, et son ventre était apparu,tout foncé, grumeleux, traversé par une croixde sable. Alors, il était devenu le colporteur sy-rien et s’était mis à marcher.

Mais c’était un Syrien de stature élevée, peuressemblant. Il avait le visage fait comme unpetit triangle blanc, le front large et bas, lescheveux drus. Il portait un fez. Sa longue robe

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blanche ouvrait sur une veste de drap noir. Iln’était ni beau ni laid, donnait avant tout uneimpression d’obstination, d’indifférence, de sé-cheresse et d’autorité. Il parlait d’une voixbrève et ses regards passaient par-dessus lestêtes.

Évanthia avait fait un effort surhumain pourattirer son attention, obliger cette petite figurefroide à se pencher vers elle. Comme il demeu-rait inabordable, elle s’était emportée et l’avaitfrappé. Son poing n’avait rencontré qu’un plimou de la robe. Mais le dépit et la honte luiavaient arraché un cri. Au même moment, uncoup avait ébranlé sa porte. Le verrou avaitsauté et une troupe frénétique avait roulé danssa chambre en hurlant et en riant.

Elle ne s’était jamais rappelé avoir ouvertles yeux ni même s’être réveillée. Le chocl’avait atteinte en pleine fantasmagorie, lesimages nouvelles s’étaient cousues aux précé-dentes. Le cri où s’exhalait sa peine n’avait eu

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qu’à se prolonger pour servir à l’épouvante. Iltraversa la maison comme une aiguille d’acier.

Saad le reconnut à une couleur qui étaitdans son timbre. Une couleur bleue. Il avaitoublié la jeune fille aussi complètement quele reste des choses advenues pendant le coursde cette soirée. Il sut, à l’instant, qu’Évanthiaétait ce qui manquait à sa vie. Il jeta un regardrapide sur le cadavre de madame Hélènè quetout le monde délaissait à présent, qui avaitachevé son rôle. Des flammes le léchaient déjà,il allait se consumer, disparaître pour toujours.C’était tant mieux. Il n’en serait plus question.Cette vieille femme ! Tandis que cet appel dejeune fille, là-bas, désespéré, plein de sève,d’avenir, dans quelles cavités il avait retenti !

Le rêveur bondit vers le couloir. Guidé parle tumulte, il trouva la chambre et pénétra dansla masse comme un coin. Il répondait au cripar un cri, sans même entendre les mots qu’ilrépétait à perdre haleine :

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« Me voici, me voici… »

Il était temps. Les doigts la tenaient déjà etavaient marqué. La chemise déchirée, les che-veux dénués, un sein dardant, griffé, un genoubrillant hors d’un accroc de l’étoffe, les deuxbras comme écartelés par ces brutes, elle setrouvait pressée dans un angle de la pièce etlisait son supplice sur leurs faces convulsées.Un peu de toison roussâtre frisait aux aisselleset la dénudait plus que tout ce qu’on pouvaitapercevoir de son corps. Au moment où le gar-çon apparaissait, un second hurlements’échappait de sa gorge. L’âme annonçait l’ago-nie, la bête hurlait à la mort. Saad avait en-tendu le pareil un soir qu’un poulain au piquetavait été assailli par une panthère.

« Me voici, me voici… »

Ses poings le jetèrent entre la proie et lameute. Et à une coudée de sa figure, la figurede Nidham se mit à danser et à ricaner. Saadreçut un coup violent dans le creux de l’esto-

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mac. La douleur le plia en deux, une voix mu-git à son oreille :

« Aha ! L’homme au fouet ! Fils de chienne,va-t-en ! Tu n’as pas eu assez de la mère ? Il tefaut la fille ? »

À cela il comprit que les serviteurs avaientessayé de détourner sur leur jeune maîtresse ledanger qui les menaçait et désigné la chambreoù elle couchait. Il le comprit avec une se-conde partie, restée lucide et froide, de son es-prit.

« Pour sauver leur vie, naturellement. Et ilsn’ont rien sauvé du tout. »

Il revit le vieux sacristain qui gisait sur lesdalles de la petite place. Il revit bien d’autreschoses. Un coup plus brutal lui fendit la jouegauche, au-dessous de la pommette et lui lais-sa la tête bruissante comme un nid de guêpes.

Ce qu’alors il pensa ne peut se traduire quepar des mots, – matériel pesant, aligné dans un

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ordre logique. Ils occupent un certain espace,ils prennent du temps à écrire et à réciter. Lapensée est instantanée, elle n’occupe ni sur-face ni durée, elle est tout entière superposi-tion et simultanéité. Autant nous lui cherchonsd’étages, autant nous lui en trouvons, chacunen pleine activité, indifférent à ce qui se passeplus haut ou plus bas. Cependant elle demeure,à tous ces niveaux, parfaitement claire et dis-tincte. Plus est vive l’affaire où nous sommesengagés, plus notre méditation revendique sonindépendance absolue, son détachement. Etc’est là, sans que nous nous en doutions, le vraimiracle constant qui est en nous.

Dans le moment même où Saad entendaitla phrase de Nidham, où il était frappé, où il sefaisait les réflexions que nous avons dites, etse représentait les scènes qui en découlaient, ilembrassait un édifice de réflexions qui, misesbout à bout, s’exprimeraient ainsi :

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« Ils vont me tuer. Le règlement decomptes. Longtemps que nous l’attendions.Moi. Eux. Depuis ma naissance. Depuis avantma naissance. Voici l’instant. Mourir cette nuit.On prévoit toujours tout. Mais on ne démêlepas ce qu’on avait réellement prévu. Mourircette nuit, je savais. Pas que ce serait de leursmains. Attention ! »

Ceci et le reste, dans le temps qu’il faut à unhomme jeune pour se mettre en garde. Un troi-sième choc l’atteignit à la hanche, mais dévié,peu efficace. Et, à son tour, il entra en action.

La figure de Nidham dansait toujours àquelques pouces de la sienne, et se passait lalangue sur ses lèvres perlées de sueur.

« Comme il me hait ! »

La face disparut. À l’endroit où elle se trou-vait, Saad ne vit plus que la détente de sonpropre bras, une perspective interminabled’étoffe, modelée par la présence intérieure du

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membre. Derrière le garçon, le hurlement de lafille nestorienne achevait de s’interrompre.

Le poing annonça par une brûlure qu’ilavait porté. Saad profita du répit pour regarderà sa droite et à sa gauche. Les cavaliersn’avaient pas encore lâché prise. Mais l’éton-nement les arrêtait. L’un d’eux avait ouvert labouche, un autre baissait la tête obliquement,son regard luisait par-dessous le fourré dessourcils. Saad fit un mouvement. Le seconddes deux recula. L’autre ne put se résoudre àse priver de cette chair blanche qui tiédissait lefond calleux de sa main.

« Lâche-la ! »

Ce fut Évanthia qui se dégagea. Elle ramenaviolemment contre elle ses bras et les lam-beaux de sa chemise. Les frisons roux s’éva-nouirent et machinalement elle recommençason cri.

« Tais-toi ! »

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Elle s’interrompit net. Dans ses yeux repa-rut une lueur de compréhension et d’humanité.Elle reconnut le colporteur. Ils se reconnurent.Ce fut un scintillement, un jet d’âme. Mais déjàle faux Syrien se retournait. Il recula seule-ment un peu. Son dos vint s’appuyer sur unepoitrine, en reçut la forme, se moula sur elle,l’épousa. Pour la seconde fois de la nuit, unevie se transfusait en lui et ajoutait ses forcesaux siennes. Il éclata d’un rire brutal et aga-çant.

La période confuse de la scène prenait fin.En hommes qu’ils étaient, les cavaliers étaientirrités par le désordre, leur raison tâchait declarifier cette bagarre. C’est pourquoi ils semirent tous à crier et à gesticuler. La figure deNidham reparut, un œil tuméfié. Il glapissait, lacolère faisait chevroter sa voix.

« Comme celle d’une vieille femme », se ditSaad. Il reçut encore un coup ; un guerrier, lan-cé par un remous, vint trébucher contre lui ;

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mais chacun s’efforçait de respecter cet espacede deux pas que le garçon s’était conquis. Latête lui sonnait, sa douleur au côté rendait sarespiration difficile, il tournait rapidement lesyeux autour de lui et répétait :

« Vous, chiens, me voici, lâchez-la ! »

Ils avaient réagi à son attaque par sponta-néité, avant d’avoir su à qui ils avaient affaire.Maintenant son jeune prestige les intimidait.Mais ils retrouvaient dans ses actes les incon-séquences auxquelles il les avait habitués :

« C’est Saad ! Qu’est-ce qu’il veut ? Qu’est-ce que tu veux, Saad ? Il y en a d’autres ! Tu asdéjà eu ta part, la vieille… »

Nidham avança un pied :

« Fils de chienne tu étais, fils de chienne turestes. Sur la place tu as frappé tes frères dufouet, du poing ici. Va-t’en ! »

Les cavaliers furent gênés par ce ton, queles services récents de Saad rendaient intolé-

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rable. Mais, dans le fond de leur cœur, ils don-naient raison à Nidham. Dans le fond de leurcœur, ils donnaient toujours tort au fils d’Ah-med.

« N’avance pas, Nidham ! Écoutez-moi,tous : cette jeune fille, personne ne l’aura. Voi-là. Je le défends. Moi non plus. Le sang quime coule de la joue en fait serment. Prenez lereste. Tout le reste. Il n’y a pas de pourquoi. »

Oui ? Pourquoi ? Saad aurait été en peinede le dire. Le cri poussé par cette enfant avaitrésonné dans ses entrailles. Il s’était aperçuque rien d’autre au monde ne comptait pourlui. Alors, il sentit deux mains qui se posaientdoucement sur ses épaules.

Évanthia ne comprenait pas tout ce que di-saient ces gens-là. Elle connaissait quelqueslangues infidèles ; encore devait-on parler len-tement. Mais le jeune garçon dressait la mu-raille de son existence entre elle et le martyre.Elle prenait appui sur la muraille.

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Elle avait en outre quelque chose à lui com-muniquer : quand elle s’était vue attaquée, etqu’elle avait appelé, elle s’était imaginé, naïve-ment, avant toute réflexion, que sa mère allaitaccourir. Voici qu’au lieu de madame Hélènè,l’hôte de la soirée s’était trouvé là, le jeune mu-sulman aux paupières noires. Cette apparitionlui avait semblé tout à fait normale, normalaussi qu’il fonçât et bataillât pour la défendre.Aucun soupçon. Cette nature qui se croyait in-dolente, qui n’était qu’accablée sous un excèsde puissances secrètes, s’était déployée toute àsa vue. Une révolution s’était faite en elle. Ellene l’avait pas accueilli comme un défenseur,mais comme son époux. Elle avait jailli au-de-vant de lui.

Et lui, devinant, à cette imposition de mainsinattendue, qu’elle lui remettait sa destinée, re-çut ce dépôt avec une sorte de silence et demajesté intérieure. Il fit le vide en lui pour elleet devant elle, il se creusa en une manière detemple vivant, de mosquée charnelle, et sourit.

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Mais le sang est vif aux pays d’Islam. Cesourire ne pouvait rien pour diminuer l’effetdes paroles, passablement arrogantes, que legarçon venait de prononcer. Au contraire. Iln’exprimait ni l’humilité ni la conciliation. Saadsentit un peu tard qu’il était allé trop loin. Nid-ham en profitait déjà sans ménagement :

« Ho ! Heï ! Oho ! Avez-vous entendu, ô ca-valiers ? Ce blanc-bec ! Et de quel droit ? Il vabientôt nous donner ses ordres ! Oho, ceci iraloin. Mais en attendant, en attendant… »

Saad recevait son souffle au visage. On nesaurait exprimer à quel point il en était incom-modé. Il avait encore au complet tous ses dé-goûts d’enfant.

Une nouvelle bousculade fit osciller lafoule. Nidham fut tiré sur le côté. Tête baissée,les épaules remontées jusqu’au turban,quelque chose sépara les deux hommes. On nevit que des gestes, des armes, des étoffes enmouvement. Quand une figure se dégagea de

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ce tourbillon, il y eut de la surprise pour Évan-thia : la figure s’arrêta moins haut qu’elle ne s’yattendait.

« Un enfant ! Un enfant laid ! »

L’un et l’autre. Petit, jaune, encore imberbe,le gnome se redressait en haletant. Ses yeuxluisaient avec peine entre ses paupières bri-dées, longues, dénuées de cils.

« Mirzo ! Ô Mirzo ! Quoi ? »

Nidham rattrapait son équilibre une fois deplus. Il souleva avec les doigts sa paupièremeurtrie et considéra l’objet. De l’étonnementfeint lui servit à masquer son étonnement vrai :

« Oh ! Petit Mirzo, ta nourrice t’a laissééchapper ? Qu’est-ce que va dire le mollah ?Bouh ! »

Les yeux de petit Mirzo couraient de Saad àÉvanthia, d’Évanthia à Saad, puis se rejetaientsur la jeune fille avec une curiosité corrosive. Ilrépondit sans se tourner :

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« Laisse, Nidham. Toi aussi tu as quitté tanourrice et le mollah, un jour.

— Qu’est-ce qu’il veut ? Quelle est ton in-tention, Mirzo ? »

Le petit grogna, en relevant sa joue de côté,sur une canine. Toutefois, au lieu de répondre,il eut vers Saad une expression suppliante :

« Saad, pardonne, mais, oh ! tu étais seul,et… »

À l’âge de Saad on n’a encore de regard quepour ses aînés. On se représente leurs files ser-rées en avant de soi. Non sans complaisance,on songe à sa propre situation, au dernier rang,– celui qui donne tous les droits et ouvre unchamp illimité. Tout est devant. Rien n’a glisséderrière. On est le créancier naturel et incon-testé de la vie. Le jeune garçon n’imaginait pasque cette place – la plus humble, la plus glo-rieuse – lui fût déjà disputée. Il ne lui était ja-mais venu à l’esprit qu’il fût déjà l’aîné de quel-qu’un, et observé par derrière. Quoi ? À peine

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a-t-on émergé, qu’un autre émerge à son tour,vous suit, vous surveille, vous pousse ? Quanddonc viendra notre temps, si, avant que nousayons commencé de vivre, nous voyons ron-ger derrière nous ce que nous venons de ga-gner sur nos prédécesseurs ?

Saad jouissait précisément ce soir de sesprivilèges d’adolescence avec une fougue ef-frayante. Moins que jamais il se souciait d’unpartage. Sa surprise fut plus vraie que celle deNidham. (Il ne savait d’ailleurs pas que la tribudût emmener un de ses cadets en expédition).Mirzo surgissait non du passé mais de l’avenir.

D’ailleurs, ce Mirzo, sa tente n’était pas desmieux avec celle d’Ahmed ; les deux familles sejalousaient depuis des générations. Le garçonconnaissait bien cette vilaine face écarquillée.Il la fuyait d’instinct, n’avait jamais rien eu decommun avec l’enfant revêche qui, le mois der-nier, s’exerçait encore au lancer de l’épieu etjouait avec ses contemporains à « faire le mol-

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lah » en nasillant les sourates apprises depuispeu. De quoi ce Mirzo venait-il se mêler ?

Il ignorait, cet enfant, qu’il n’existe pas deconfrérie plus secrète mais plus active quecelle qui solidarise les hommes contre leurssuccesseurs et leurs remplaçants. Mirzo eûtcalculé sa diversion qu’il n’eût pas mieux réus-si. Nidham et Saad se haïssaient, mais leurhaine n’excluait pas une certaine clairvoyance.Ils rencontraient l’un chez l’autre une matièreun peu coriace. Ils sentirent cette chair fraîche,cette tendresse à fleur de peau, cet honneur fa-cile à blesser. Lâches et cruels comme ils sonttous, ils rompirent le combat et se jetèrent en-semble sur l’imprudent.

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XII

Nidham retrouva toute sa verve :

« Compliments, Saad ! Bel allié ! Le poussinà la rescousse du poulain. Heï, heïa, oho ! Fierattelage ! Et nous, frères ? Regardez ! Quepeut-on contre cela ? Filer, la queue basse !Bouh ! »

Entre ses dents serrées, Saad apostrophaitMirzo :

« D’où sors-tu ? Qui t’appelle ? Déjà, sur laplace, tout à l’heure… Et quoi ? Qu’est-ce quetu prétends ? »

Il répétait la phrase qu’on lui avait adres-sée, il n’y avait qu’un moment. Le même ticsouleva la lèvre supérieure de l’enfant commeun rideau et fit apparaître la canine droite :

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« Tu étais seul, Saad, et, oh ! pardonne,j’avais pensé… »

Nidham poursuivait :

« Alors, frères, on s’en va ? Rien à faire ! De-mi tour, et en douce, des fois que le poussin sefâcherait ! »

Une main s’abattit sur l’épaule de Mirzo.(Si lourde qu’elle voulût être, elle n’en fut pasmoins reçue comme une caresse et une bé-nédiction. Depuis combien de temps l’épauleattendait-elle ?) La voix de Saad devenait ra-geuse :

« Tu vas me faire le plaisir de… Va-t-en,Mirzo. Tu vois ? »

Les sarcasmes de Nidham produisaient leureffet. Les cavaliers s’impatientaient, rétrécis-saient leur cercle :

« Voilà où la tribu en est tombée… Les der-niers venus nous feront la barbe… Tolérerons-nous ?… Tolérerons-nous ?… »

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La convoitise excitée par cette belle fille, etun moment dissipée par l’intervention de Saad,se réveillait, furieuse :

« Il faut en finir, c’en est assez… Mirzo…Saad… Prenez garde ! »

Une seconde patte saisit l’enfant de l’autrecôté, le fit pivoter, et Mirzo se trouva la figurecollée contre la vaste poitrine de Nidham :

« Le poussin prétend sans doute à la filleaussi ? Nous savons maintenant pour qui nousnous battons. »

La courte taille de l’enfant disparut sousune montagne avançante de bras et de corps.Des mains atteignirent de nouveau la jeunechrétienne, sournoises, griffues. La voix deSaad essayait de dominer les clameurs, et deuxpersonnes continuaient à la distinguer entretoutes : Évanthia et Mirzo. Cette voix suffisaità entretenir en eux une raison d’espérer, lecourage d’être.

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À ce moment :

« Place ! Place ! »

Une petite figure, hérissée de sourcils etde moustaches, arrivait en bousculant tout surson passage. Une boule lancée par la main dela colère. Comme lancées en même temps, dessyllabes écorchées rebondissaient à une hau-teur suraiguë.

Il y eut un remous en sens contraire. La pe-sée du cafetan brun sur la poitrine d’Évanthiase relâcha. Un soupir, la chambre fut vide. Iln’y resta que le colporteur, l’ennemi du colpor-teur, l’enfant laid et le chat rouge. À part soi,la fille désignait ainsi le nouveau venu, Selim.Ce chat rouge était là comme une justice tom-bée du ciel, montée de l’enfer. Inutile de ten-ter rien. Elle marquait la dernière heure de sonami et la sienne.

À sa profonde surprise, après avoir bienglapi, craché, miaulé, les quatre s’en allèrentensemble, emportant les dernières torches.

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Elle crut à un guet-apens pour le colporteur,fut sur le point de le rappeler. Quel cri, une foisde plus, elle aurait poussé ! Elle l’imagina, per-çant ce décor, mettant le cauchemar en fuite ettoute chose à sa place. Elle ne croyait à aucunede ces horreurs. Elle s’attendait toujours à seréveiller dans son lit. (Elle croyait aussi que leschoses ont une place et ne s’en écartent un ins-tant que pour y revenir au plus vite.)

Mais elle n’en eut pas le temps ; l’enfantlaid rentra seul. Évanthia n’avait pas encorefait un mouvement. Il referma la porte derrièrelui avec précaution, s’appuya contre la boise-rie, abaissa un peu le menton et resta immobileà examiner la jeune fille.

Évanthia ne ressentit d’abord aucunecrainte. Rien, dans ces petits yeux jaunes,fixes, durs, brillants, ne rappelait les lueursbestiales dont elle venait d’être assiégée. Ellene pouvait non plus douter qu’il ne fût trèsjeune, mais elle ne donnait pas d’âge à cette

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apparition. L’enfance y luttait contre une fa-nure précoce.

Toutefois, cette attention glacée devint ra-pidement insupportable à Évanthia. Au lieud’accroître l’impression de fugacité que lui lais-saient tous ces événements, ce masque inquié-tant détermina en elle le travail qui allaitconfirmer l’absurde, donner corps à l’irréel.Pour la première fois, elle prêta l’oreille auxbruits de la maison. Elle discerna cette rumeurénorme, répandue sur toute chose. Jusqu’alorselle n’avait eu de pensée, de force que pour saconservation personnelle. Tout cela d’ailleursavait duré quelques minutes à peine. L’idéequ’un danger semblable menaçait partoutn’avait pas eu le temps de lui venir.

Elle fit un mouvement brusque. Ce gestedéplaça les hardes qu’elle tenait serrées autourd’elle :

« Mamma ! Mamma ! Mamma ? »

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On eut dit qu’elle craignait d’ébranler uneconstruction instable. Elle prononça ces troismots d’une voix presque basse, qui devenaitinterrogative sur la fin.

Dans le geste qui dévoilait Évanthia, l’en-fant laid sembla découvrir quelque chose d’ac-cablant pour lui, mais aussitôt recula d’un pas,se ramassa sur lui-même et tira son khandjar àdemi hors du fourreau.

Ce fut Saad qui entra. Mirzo poussa un sou-pir pareil à un sifflement, eut un sourire pareilà une grimace, et la lame du poignard disparutdans le fourreau avec le bruit d’une gorgée deliquide. Il murmurait :

« Un autre ne serait pas entré. Je veillais. Jete la gardais. Adieu, frère. »

Excuse ou bravade ? Cela demeura incer-tain. Quant à la Nestorienne, il se libéra d’ellepar un regard de défi et se glissa dehors.

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Le sentiment de sa nudité revint à la jeunefille avec la présence de Saad. Elle recula, enrépétant, avec une confiance absolue dans lejeune homme :

« Mamma ? »

Saad leva ses grands yeux sur elle et parutfrappé. La lueur de la petite lampe d’argile, dis-tribuée sur quelques dômes de soie vivante,faisait confidence des plus tendres intimités dece corps féminin. Il sourit en se frottant le nez.Son expression épouvanta Évanthia. Elle n’yretrouva plus l’époux, le sauveur, l’ami. Leursregards se croisèrent sans se joindre.L’échange avait cessé. Et pendant qu’elle sedisait machinalement, presque à haute voix :« Quelle chance qu’il soit musulman, ils l’au-raient tué ! Le pauvre enfant ! », elle fut enva-hie par un retour de désespoir :

« Mamma ! »

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Il cessa de sourire, marcha vers elle, lui ef-fleura l’avant-bras et lui dit, dans un grec mal-adroit :

« Suivez-moi. Pas de crainte ! »

Elle s’attendait à bien des choses, mais pasà cet écho de sa langue natale. Le Syrienn’avait pas témoigné une fois, depuis son en-trée dans la maison, la veille, qu’il la parlât oula comprît. Ce nouveau mystère achevait d’em-brumer la figure du singulier garçon. C’étaitplus qu’elle ne pouvait en supporter.

« Oh ! Vous parliez le grec, vous ? Je ne lesavais pas », bégaya-t-elle en arabe. Il répon-dit :

« Moi non plus », et elle ne mit pas en doutequ’il ne dît la vérité. Elle murmura, comme unesupplication à cette bonne foi qui était son der-nier recours :

« Ils ne vous ont pas tué… »

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De nouveau il sourit, et son doigt frottason nez, lui restituant un air d’indécision sata-nique.

« Non. Pas encore. Attendez, attendez… »

Il continuait à parler grec, elle l’arabe. Lapeine visible à laquelle cet effort les obligeaitrépondait si bien à l’embarras de leurs esprits,qu’ils ne faisaient rien pour s’en affranchir.

« Ils vous cherchent ? Non ?

— Pas encore.

— Le chat rouge ? Et cet ennemi que vousavez ?… »

À ce moment une phrase qui se débattaitdans les obscurités de la mémoire d’Évanthiasortit de ses voiles. Vous vous rappelez qu’ellen’avait pas saisi toutes les paroles deshommes. À présent des syllabes, des inflexionsde voix s’éclairaient les unes les autres, au ha-sard. Ce travail s’accomplissait au fond d’elle-même, tandis qu’elle échangeait avec le Syrien

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les propos craintifs que vous venez d’entendre.Et ce travail avait pour centre, pour objet, letourment qui l’occupait toute.

La phrase qui se dégagea était celle-ci : « Tuas déjà eu la vieille… » C’était cela. Ainsi le Sy-rien et les brigands se connaissaient ? Alorspourquoi se battaient-ils ? Et cette vieille ?Évanthia grelottait. Elle se redressa, repoussale garçon avec le plat de la main et demandavivement :

« Vous dites : je ne savais pas. Pourquoi ?

— Ah ? Quoi ?

— Parler grec, vous !

— Ah ! Jeune fille, ma mère… Ne suis-jepas le fils de la chienne ? Alors quand j’étaispetit, j’ai entendu, peut-être ? La chanson serarestée inscrite dans l’écorce, peut-être ? L’arbreaura poussé avec la chanson, peut-être ? Je nele savais pas, non. Ma mère a été comme toi.

— Comme moi ? Quoi ?

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— Ce que tu es.

— Que dis-tu ?

— Hérétique, chrétienne ! »

Il avait abandonné en cours de route cegrec trop fuyant. Il se retrouvait devant elle vif,prompt à la colère. Ses yeux s’étaient purgésde l’élément trouble qui décourageait la jeunefille. Ils redevenaient des yeux d’égal, avec quil’on accepte de se mesurer sans risquer l’em-bûche ni la honte. Elle eut un cri de fureur etde désolation :

« Tu les connaissais donc ?

— Je t’ai sauvée.

— Tu les connaissais donc ?

— Qui ne se connaît, ici-bas ? »

Il eût mieux fait de dire oui, tout simple-ment. Il ne se doutait pas du crédit que sa sin-cérité eût encore trouvé. Mais il ne cherchaitplus la jeune fille là où elle continuait à l’at-

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tendre. Elle restait prête à l’accueillir dans leréduit le plus secret de sa confiance, il ne lapoursuivait plus maintenant que dans les plisde son corps.

Le tapage qui grossissait dans toutes lesparties de la maison agissait sur lui et jetaitÉvanthia dans une véritable panique. Elleéchappait à son ascendant. Il s’en irrita d’au-tant plus qu’il devait cet échec à sa mal-adresse. Mais en même temps, sa nature ré-pondait aux appels involontaires de cette fé-minité qui ondulait devant lui, sans protection.Il regardait croître sa brutalité intérieure avecsoulagement. Elle allait lui donner l’audacedont, un instant, il avait craint de manquer.

« Tu as déjà eu la vieille ? Quelle vieille ?Ah ! Mamma ! »

Il lui appuya la main sur la bouche. Elle lamordit :

« Mamma ! »

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Et elle le frappa du poing, comme dans sonrêve. Mais à la différence du rêve, le poing nese perdit pas dans un pli mou de la tunique, ilresta subitement enfermé dans une main, im-mense, irrésistible. Alors elle s’écria :

« Mamma ! Ô chien que tu es ! Tu prendraspeut-être ce que tu veux, mais moi, moi, non ! »

D’un geste félin, extrêmement rapide, quirappela à Saad la prestesse de madame Kat-santanès, peu d’heures auparavant, son autremain attrapa le manche du khandjar, et, sansperdre le temps de remonter jusqu’à la gorge,elle s’en donna un grand coup dans le ventre.

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MARCHE MILITAIRE

La tribu est heureuse, la tribu chante enmarchant. Elle est grasse des dépouilles de Ka-sir. On a payé au pacha ce qu’il est convenablede payer pour fermer des yeux de pacha. Puison s’est enfoncé dans les défilés des mon-tagnes. On ne se cache pas. On s’en va, non-chalamment, en causant et en riant, par lesétroites vallées où murmurent des eauxfraîches.

Roses d’Anatolie, roses du début de ma vie,vous souvenez-vous de moi ? Âge bienheu-reux ! J’ai chevauché, moi aussi, avec la tribu.Je me suis penché de ma selle pour cueillirune branche de laurier pourpre. La houssine

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dont j’excitais mon cheval portait une fleur à sapointe.

Alors, chacun de mes pas créait le mondedevant moi. Tous mes amis vivaient encore.Du fond de moi-même ne montaient que desmessages de gloire, des promesses de durée.Mon être n’était qu’un pacte avec l’éternité.

Je vous atteste, mes compagnons, nous nenous séparions guère. Où êtes-vous au-jourd’hui ? Se pourrait-il que vous ne m’ayezpas retenu quand je vous ai quittés pourd’autres aventures ? Je vous cherche, je vousappelle, vous ne répondez pas.

Une fois et plusieurs fois, prions Dieu quesa miséricorde soit sur nos pères et sur nosmères qui nous écoutent, je ne peux croireque vous ne soyez plus. Pourquoi vous, et pasmoi ? Que vous a-t-il manqué pour vous sur-vivre ? Auriez-vous été trop attachés à un des-tin unique ?

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Ô roses d’Anatolie, quand je chevauchaissi joyeusement entre vos buissons, mes désirsdéjà s’éloignaient de vous. Je regardais mesamis, ils répondaient à l’élan qui me portaitvers eux, mais une ombre se glissait entrenous, que nous ne parvenions pas à écarter.Mes heures les plus insoucieuses en étaientsecrètement empoisonnées. Ils ne m’aimaientpas moins, mais ils avaient discerné avant moimon infidélité future.

Des années se sont écoulées. Combiend’années ? Compterai-je par dizaines, ou autre-ment ? Ma jeunesse a disparu sous leurs allu-vions. Spectacles, expériences, recommence-ments infinis. Voici que je me retourne versmon point de départ. À l’endroit où je vousavais laissés tous, Saad, Mirzo, Amine, et toi,Nidham, toi, Selim, mes compagnons indispen-sables, ô ma patrie de printemps, je ne voisplus qu’un désert. Je vais çà et là, en quête eten peine de vous. Ma seule voix me répond, jene vous retrouve plus qu’en moi.

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Eh bien ! soit. Je vous ai dû la vie. À montour de vous la rendre. Ressuscitez sous cetteforme nouvelle, vous qui existez plus que moi,qui êtes ma raison d’être, ma plus sûre vérité.Penchons-nous les uns sur les autres. Etpuisque vous êtes devenus les hôtes muets demon esprit, laissez-moi vous rappeler ce quevous avez été et ce que vous avez fait.

La tribu remonte vers le Nord. Elle s’allongeaux sinuosités d’une gorge. Des cavaliers enavant-garde se silhouettent par moments surle rebord des pentes. Un groupe de guerriersprécède la colonne. Ils mènent leurs chevauxpar la bride. Leurs selles disparaissent sousdes montagnes d’objets. Aux vivres, aux instru-ments de pansage, à l’outre en peau de chèvre,s’ajoutent des sacs difformes, gonflés de téné-breux, d’étincelants souvenirs.

Puis vient le troupeau, brebis, poulains,bêtes à cornes, petits ânes à clochettes, lour-dement chargés. Les vieilles en guenilles le

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poussent à coups de triques, aidées par les en-fants qui sèment des cris pointus sous les piedsdes bêtes. Les jeunes mères trônent plus hautdans le rude balancement des palanquins ; onaperçoit les bébés sous les peaux noires qu’ontient ouvertes à cause de la chaleur.

Enfin, quand tout a fini de s’écouler depuislongtemps, un nouveau concert se rapproche,sabots, rires, chants, armes et instruments.C’est le peloton d’arrière-garde. À son tour, ilpasse, et il laisse derrière lui ces relents debouc, de cheval, de cuir et de lait aigre qui estl’odeur même de la tribu.

Nous marchions côte à côte dans le groupede tête. Nous chantions. Je portais les cym-bales. C’était moi qui marquais la cadence enfrappant l’un contre l’autre les disques de bois.Ils rendaient ce claquement faible et mat quirésonne à une lieue par temps sec.

Je voudrais avoir connu le premier hommequi a chanté une chanson. Avoir été cet

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homme-là ! Il me semble que de ce jour seule-ment date le règne humain. Se servir de sesdoigts est utile. Mais faire obéir au dieu in-térieur le cri informe de la bête, cela c’est lachose divine. Et pour peu que ce chant ait lavertu d’éveiller en tous ceux qui l’entendent ledieu qui dort, alors l’œuvre vaut la peine qu’onlui donne sa vie.

Nous chantions la ballade du gué de DaghArdi, celle qui commence par :

L’eau noire du gué montait jusqu’à nos barbesEt nous l’avons traversée deux cents,

et qui se poursuit ainsi :

Nous avions arraché nos tentesPour les jeter sur nos tuniques,Frotté nos figures de charbon,Tué nos chevaux blancs, dans la montagne,Nos chevaux blancs jusqu’au dernier.

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Et quand nous avons passé le gué,Les bras dressés sur la tête,Silencieusement, deux cents guerriers,Tu aurais dit, dans le gué,Tu aurais dit la nuit en marchePour surprendre le camp de la nuit.

Je m’enivrais du bruit de mes cymbales, dutumulte de la tribu, de la bonté de la saison.Par moments, un des cavaliers d’avant-garde,après nous avoir attendus de loin, perché surune hauteur, poussait un grand cri, agitait gaie-ment sa lance et piquait des deux. Ce cri, jetéen l’air, nous revenait mêlé aux piaulementsdes milans qui planaient bien au-dessus de lavue. Qu’un agneau, un objet mal équilibré,simplement un os vînt à choir, instantanémentun point se formait dans l’émeraude du ciel. Etle dernier sabot du dernier cheval n’avait pasdépassé l’objet, qu’un grand oiseau s’abattait,tombé de dix mille pieds, comme une pierre.

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Ô roses d’Anatolie, qu’il était donc exquisde vivre, en ce matin de toutes choses ! Mesamis n’étaient pas loin. Mes ennemis non plus.Je cheminais entre Saad et Nouroulla, l’un àma gauche, l’autre à ma droite. Je voyais ledos de Behraw, la voix aigre de Soumo s’élan-çait hors du chœur, chaque fois que la mélodierecoupait une de ses notes favorites, et Selimchevauchait, maigre et droit, en avant de notretroupe. Chacun de nous avait, dans le convoi,sa tente qui le suivait. Une surtout m’étaitchère…

Quand la ballade fut à son terme :

« Tu ne chantes pas, Saad ? »

Il ne répondit rien et baissa la tête. Nou-roulla, par dessus l’encolure de mon cheval,chatouilla de sa houssine l’oreille du cheval deSaad :

« Ô Loup, les chiens t’auraient-ils fait boireun philtre ? »

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Saad tourna la figure et regarda fixementNouroulla :

« Je le crois, Nouroulla. »

Nouroulla était robuste, le bonheur habitaitsa poitrine. Il s’étira, fit craquer ses bras mus-culeux :

« En ce cas, Loup, leur philtre n’a pas agi as-sez vite pour eux, car il paraît que… »

Il émit un long sifflement, claqua la croupede ma monture du plat de sa main, ce qui mefit faire un bond de trente pieds en longueur,de trois coudées en hauteur, – puis ajouta, meparlant :

« Dommage, grand dommage que nousn’ayons pas été de la fête, frère, toi ni moi,parce qu’il paraît que… » et il éclata de rire. Jeme retournai, cherchant du regard quelqu’unqui pût ajouter un détail à tous ceux que nousnous faisions répéter inlassablement, depuiscette nuit de gloire :

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« Oui, au diable les femmes, les tentes, lesbêtes, le camp, les consignes, tout ce qui nousa retenus, nous deux, comme vaches prêtes àvêler. Heï, Behraw, approche, frère, approche,vaillant, et raconte-nous donc encore… »

Behraw et plusieurs autres se pressaient dé-jà contre nous, botte à botte. Le lait bouillantne déborde pas mieux que le besoin de revivrede belles heures. Une fois de plus, les épisodesdéfilèrent : l’approche, comment Saad se trou-vait au rendez-vous avec ses babouches et sonpetit turban, les deux gros miliciens désarmésde la poterne, l’irruption silencieuse au cœurde la place.

« Ô frères, le plus beau a été quand…

— Non ! non ! » interrompait un autre, « ilfaut que vous sachiez, frères, où ces mauditscachaient leur trésor…

— Il y avait deux vieilles, dans la maison oùnous sommes entrés d’abord…

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— Une tige de fer chauffée à blanc, tu netrouveras rien de mieux pour faire bavarder unraya. Plus moyen de l’arrêter…

— Et le Loup ? » dit soudain Nouroulla. Sagrande voix dominait le tumulte. « Le Loup,frères, on nous a bien raconté ce qu’il faisaitavant votre arrivée, mais après, après votre en-trée dans cette ville de chiens, et le halala,nous ne savons plus rien de lui, tout d’un coup.S’est-il évanoui de fatigue ? De peur ? Dites,frères, un petit mignon tel que lui… Qui l’eûtcru, heï ? »

On connaissait son amitié pour le fils d’Ah-med. Elle pouvait taquiner, jamais la griffe nelaissait de marque.

Roses d’Anatolie, ô matin du monde !

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LIVRE SPIRITUEL

I

La lune, surprise au moment où elle ré-pandait sur la pente de la vallée une jarre deson lait, s’est immobilisée. Le lait s’épanche, unfleuve crémeux et vert ruisselle doucement surla prairie. Il se divise sur des récifs noirs. Che-vaux au piquet. Les ombres des chevaux fontdes flaques, celles des piquets des barres. Lesbêtes à cornes, les genoux ramenés sous elles,ruminent en dressant vers le ciel des lyres ai-guës. Les agneaux dorment dans les mamellesdes brebis, les poulains mêlent les tiges cas-santes de leurs pattes aux cuisses des pou-liches. Entrelacement presque végétal.

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Un peu plus haut, trois rangs de cônes jaillisde l’herbe rase forment un premier barrage.Volcans miniatures, d’une densité de basalte.Mais qu’une brise vienne à se jouer, les flancsdes petits cônes palpiteront, trahissant unematière tendre.

Soudain, une ombre se détache de l’und’eux, sautille sur des cordes invisibles et s’en-gloutit dans un autre. Voisin en visite ?

Puis un rire fuse, monte, s’éteint. Plaisir defemme ?

Puis, à une extrémité du barrage, un gro-gnement s’élève, s’abaisse, reprend, roule,éclate et renaît. Ronfleur ?

Puis, sur le front de bandière, un reflet delune aiguise la pointe d’une arme, tandis qu’unsifflement doux et long éveille sur le mont unécho très doux et très long. Rappel d’oiseau ?Appel de veilleur ?

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Il fait si chaud que les lourdes portières enpeaux de chèvre noire sont toutes relevées. Lefleuve laiteux étend ses bras jusqu’au fond destentes et y forme des petites mares de clar-té morte. Des corps allongés baignent dans lalueur lunaire.

Côte à côte, Saad et Amine flottent sur unde ces étangs. Deux cadavres échoués. Lesommeil a saisi Amine dans une posture quisimule le désespoir, un bras dressé au-dessusde la chevelure, l’autre repoussé loin d’elle ; latête est rejetée en arrière, disjoignant légère-ment les deux lèvres, étirant la moire du cou.

Amine dort. Saad fait celui qui dort. Men-songe. Mais envers qui ?

Les éclaireurs ont signalé un bon pâturageà une journée de marche. Demain, la tribu auramis assez d’étapes, de gorges et d’escarpe-ments entre elle et Kasir pour décourager lespoursuivants, s’il s’en trouve. Elle a eu soind’embrouiller patiemment sa piste. Elle pourra

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donner du repos aux bêtes fatiguées. La vied’été commencera, une vie très innocente, envérité, devant la face d’Allah et des pachas. Lesbergers emmèneront les troupeaux. Chaquejour, chaque nuit, les guerriers désignés four-niront à tour de rôle l’escorte des bêtes et deleurs gardiens. Comme Saad aime cette vie-là !

L’esprit vague dans une aisance divine. Lesheures s’entraînent les unes les autres dansleur chute. Les guerriers libres passent leursjournées dans le zôma, à boire, manger, dor-mir, tirer de l’arc, essayer des armes et des che-vaux, réciter les Prémices du Printemps et autrespoésies amoureuses, surtout caqueter avec lesfemmes. Comme Saad aimait cette vie-là !

Et comme il sait bien qu’il ne l’aimera plus !

C’est une des nombreuses choses qu’il saitcette nuit, et qui le tiennent éveillé, aux côtésd’Amine endormie. Mais l’existence d’été, aupâturage, ne lui est pas seule devenue indiffé-rente. Rien n’a plus de saveur ni de couleur.

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Rien n’est plus qu’ennui. Saad n’aime plus savie. Depuis combien de temps ?

Le temps… L’étrange invention. Est-ce unebaguette écorcée qui se pose sur un gril de ferrougi et se zèbre de marques noires, – le jour,la nuit, le jour, la nuit ? Si la baguette est assezlongue, elle peut faire une semaine, une lune.Si elle était assez longue, elle pourrait faire unan, une vie. Plus longue encore, elle ramène-rait à l’Hégire. Mais si longs qu’on les fasse, legril et la baguette, celle-ci ne présente que dessignes. La vie et les jours n’ont rien de com-mun avec ce jeu-là. Il y a des nuits courtes, ily en a de longues, de longues… La baguette nementionne jamais cela. Il y a les semaines quipassent comme l’éclair, et celles qui se traînentcomme un veau malade à la queue du trou-peau.

Un veau malade se hisse sur un bât, tout enhaut d’une charge. Pourquoi les semaines ma-lades ne peuvent-elles pas s’abandonner aux

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mains qui les ramasseraient, les sangleraient,pourquoi ne peuvent-elles pas se faire porter,elles aussi ? Saad accepterait quelques ru-desses et le pas sec de la jument trop chargée,il fermerait volontiers les yeux pour ne les rou-vrir que plus tard, beaucoup plus tard.

Quand ? Voilà où la chose se complique.Combien de temps cela demanderait-il ? Com-bien de raies sur la baguette ? – Non. Cela nonplus n’est pas une affaire de raies. Alors reveniren arrière : à quel moment aimait-il encore savie ?

Saad est malheureux. Il a beau remonter lecours de sa vie, il a toujours été malheureux.

Donc la question n’est pas là. On peut êtremalheureux et aimer sa vie, puisque Saad l’ai-mait. C’est qu’il est survenu quelque chose.Mais quoi ? Et quand ? Ah ! Quelle fatigue !Quel ennui !

Les choses ne se trouvent pas en se cher-chant. Les raisons ne sont pas rangées les unes

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à côté des autres. On ne va pas de l’une àl’autre. Elles sont toutes en nous à la fois et sedébattent dans notre confusion. C’est là qu’estla véritable fatigue !

Le temps non plus n’est pas, comme dit labaguette, une suite de marques soigneusementjuxtaposées. Cela n’est pas vrai. Les jours, lesnuits, les semaines, les lunes et les années sonttoutes en nous à la fois, gros nœud de vipères.Les heures lointaines frôlent celles d’hier,celles de demain sont mélangées au reste.Comment les distinguer, reconnaître ce qui aété de ce qui n’est pas encore ? Voilà la véri-table fatigue, le poids, la nausée !

Pensons à autre chose. Mais penser n’estpas non plus une opération qu’on puisse vou-loir et cesser de vouloir. Penser ne se com-mande pas. Je pense tout le temps. Moins jeveux, plus je pense. Plus je m’efforce, moins jepeux. Voilà la véritable fatigue !

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Il y a, devant la tente, un arbre qui bouge auvent. C’est un buis. Toutes ses petites feuillesfont autant de pastilles d’ombre qui se super-posent, se disjoignent, se retrouvent. Je re-garde l’arbre, les feuilles sont distinctes. Je re-garde l’ombre, elles forment un amas, unnœud, elles sont toutes ensemble confondues.

Alors il faut regarder l’arbre et cesser de re-garder l’ombre. Ses branches font des raies :une, deux, trois, quatre… il y en a trop. Quelest ce bruit ? Bah ! Pehloul qui rêve. Sa tenteest la quatrième à droite. Si je me retourne,elle est à gauche. Pourtant elle n’a pas changéde place. Alors, que s’est-il passé ? J’aimais mavie et je ne l’aime plus. Me serais-je retourné ?Depuis quand ? Depuis quand ? Ce qui était àdroite peut-il passer à gauche, rester le mêmeet n’être plus semblable ?

… Saad a bougé. Son épaule a heurté lecorps qui gît contre lui. La lune est claire ettransparente. Il se soulève sur un coude et

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contemple Amine endormie. Il s’assied, saisitla tête entre sa main droite et sa main gauche.Elle tient tout entière entre ces deux mains.Qu’elle est petite ! Qu’elle est étroite ! La faiblecalebasse !

Aminé, tout endormie qu’elle soit, ressentla prise de ces paumes. Leur effluve descenden elle. C’est une cascade lente et prolongée.De palier en palier, elle rebondit silencieuse-ment pour gagner ces caves où, accroupie, laconscience déchiffre, à la lueur du feu des si-bylles, les dessins que forment les eauxlourdes, grasses, bitumineuses des plus pro-fondes citernes.

La prisonnière avait longtemps guetté. Ellen’attendait plus rien. À peine ce message l’a-t-il touchée, la voici debout. Elle quitte tout,songe, veille, divination. Elle se baigne dans ceflot qui s’épanche sur elle. Elle le remonte avecl’ardeur d’une truite en eau de montagne. Cettenappe d’amitié lui vient de l’homme qui est son

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mari. Elle voudrait crier déjà de surprise et dejoie. Comment le ferait-elle, puisqu’elle n’estpas encore éveillée ? Il y a si longtemps qu’àson côté Saad est un corps sans âme, un com-pagnon sans bonheur ! Depuis quand ? Depuisquand ? Elle le sait bien. Elle ne peut pas ledire, parce qu’elle dort. Naguère il n’était pasencore le Loup. Puis il est parti avec les guer-riers, pour cette attaque. Quel philtre lui ont-ilsfait boire ? Tout cela est oublié puisque enfinl’appel a retenti, du haut en bas, et qu’elle esten train d’y répondre, de bas en haut !

Cet immense effort, cette résurrectiond’Amine n’affleurent encore son visage qu’enondes mystérieuses et lentes. C’est d’abord unsourire infiniment juvénile. Les lèvres se dis-joignent davantage, un soupir fait naître la poi-trine. Pour tant d’efforts, il faut au corps plusde sang, au sang plus d’air. Un bras tressaille.C’est celui qui pendait repoussé loin du corps,démasquant l’aisselle. Ce bras se replie surl’homme avec le mouvement sec d’une

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branche qui casse au coude, mais casseraitvers le haut. La main vient se poser à plat surles côtes de Saad, encore inconsciente, parcou-rue de frissons qui sont d’une nageoire, d’uneaile ou d’une feuille.

Un second soupir. On n’eût jamais cru quece faible bombement de la couverture fût uncorps, qu’il y eût place là pour une vie, pourune femme. Comme un fruit qui se gorgeraitde tout un printemps en quelques secondes, cecorps s’emplit de ses organes, reprend ses vo-lumes, et, consentant à l’anéantissement, cha-vire doucement vers la volupté pressentie.

« Ah, je le savais bien ! Méchant, méchant,pourquoi cette attente, cette froideur ? Pour-quoi ce jeu cruel ? »

Lui continue à embrasser les joues de lafemme entre ses paumes. Le gras de ses mains,vers le poignet, prend appui sur la mâchoireronde, dont il sent le muscle rouler, les dentsqui grincent les unes contre les autres :

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« Une vraie tête de chatte ! »

Ses doigts pendant ce temps cheminent,surmontent les pommettes, franchissent la ca-vité des tempes, écartent la jungle élastique,énervante des cheveux, atteignent le roc biencaché, en explorent la courbe.

Cette caresse si peu caressante éveille enfinla songeuse, mais celle-ci refoule son appré-hension :

« Ah, l’ami retrouvé, revenu ! Serre, presse,appuie, tu es bon, tu m’aimais ! »

Saad découvre enfin ce qu’il s’acharnait àdéceler. Quelle curiosité amère l’a poussé àtenir ce crâne entre ses dernières phalanges,celles qui ne trompent pas ? Cette animalitéqu’il dénude, ces formes si menues et en mêmetemps si matérielles lui font oublier la jolie car-nation, le dessin délicat du visage, les traits en-fantins. Il ramène à lui ses deux mains, soupireet s’étend sur le dos.

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Non, non, il n’aime pas cette femme. Il nel’a jamais aimée. Ses yeux se ferment languis-samment. Le désir s’insinue en lui d’une vraietête humaine, large, volumineuse, qui seraità son côté force toute-puissante, source gé-néreuse, compréhension, silence, accueil, san-glot, anéantissement…

Lui aussi !

Amine s’est redressée sur son coude, sonpetit coude pointu. Elle ne comprend pas. Elleest trop inquiète pour se sentir blessée. L’ir-ritation viendra plus tard ; la jeune femme secontente de la deviner au fond de soi, en ré-serve. Elle se penche sur la figure de son mari.La lune pose sur eux sa clarté indifférente, quisuffit au sentiment mais se refuse à la connais-sance. Amine cherche à scruter l’expression decet homme. Elle ne discerne qu’un ovale livide,barré de deux rigoles d’ombre qui gardent leursecret :

« Saad ?… ô Saad ? »

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Elle avance ses doigts, effleure un sourcil,une paupière, une oreille. Dieu, que cette re-connaissance est timide ! Et pourtant cet at-touchement si léger produit un résultat fou-droyant : d’un bond l’homme s’est mis sur sespieds. Un instant il hésite, puis il s’incline. Sesdents crissent à leur tour, les unes contre lesautres. Son index dur, sans amitié, vient ap-puyer sur un flanc grêle de petite fille. Ilconnaît cette petite fille si intimement, dansses formes et sa texture, que ce point decontact unique recompose le corps entier desa femme, sa femme enfant, sa femme poupée,sa femme jouet. Le flanc est creux, dominépar une hanche maigre et saillante. Quelqueslignes plus haut, dans sa cage élégante, – etrien qu’élégante, – le cœur bat, si proche, quele doigt de Saad en est secoué. Mais Saad nese laisse pas émouvoir par le battement préci-pité de ce pauvre cœur, ce cœur de belette, dechatte, de petit animal terrifié. Non, non, il n’ajamais aimé cette femme !

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Et quand, s’étant sauvé de la tente, il se re-trouve baigné par l’air frais d’une heure du ma-tin, il emplit sa poitrine de nuit, et fait jouer,une à une, les jointures de ses épaules.

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II

« Heï ! »

Le couvert des arbres se charge d’unemasse beaucoup moins humaine qu’eux et quiest pourtant un homme. Masse hésitante, ap-pel circonspect.

« Heï, Loup !…

— C’est toi, Mirzo ? » répond calmementSaad. Un instant après l’enfant est là, noir-cissant la clairière de sa silhouette basse, –cuisses courtes, épaules larges.

« Il faisait si chaud sous la tente. Je passais,et justement tu sors de la tienne… »

Comme Saad ne paraît ni s’étonner ni ré-clamer d’explications, Mirzo se tait et marcheaux côtés du jeune homme. La nuit est plus en

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exigences qu’en apaisements. Les bandes delumière forment autant de courants silencieuxqui pèsent d’un seul côté et cherchent à entraî-ner. Dans le ciel, aucune alliance. Les astres sesuffisent à eux-mêmes. Deux planètes en feufont deux plaques, l’une fauve, l’autre bleue,démesurées, inaccessibles.

« Tu as eu tort de siffler », finit par murmu-rer Saad à mi-voix.

— « Je n’ai pas sifflé !

— Si je m’y suis trompé, alors ils ont pu s’ytromper aussi. Il n’y en a déjà que trop à rôderautour de nous, cette nuit. »

Mirzo, pour toute réponse, pousse un grossoupir et les deux garçons pressent le pas, enregardant autour d’eux avec crainte. Enfin,Mirzo :

« J’avais pourtant mis du pain sousl’oreiller.

— Tu l’attendais ?

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Je savais qu’il viendrait.

— Est-ce qu’il vient… souvent ?

— Je n’avais pas quitté mes vêtements, etquand je l’ai senti approcher, j’ai bien dit myl-kha, mylkha.

— Non. Rien n’y fait. Rechi Chewi estmaître, ces nuits-ci. Regarde l’étoile. On n’ena jamais vu de si rouge. Comment lutterions-nous ? »

Puis, avec une certaine violence :

« Que veux-tu y faire ? Tu quittes tes vête-ments, il les prend, il s’en va danser avec, etalors, le matin, ils te brûlent le corps. Tu assoin d’y piquer une aiguille, alors il les laisse,mais c’est toi qu’il tourmente. Tu dis mylkha,alors il s’éloigne, mais il t’envoie le cauchemaravant que tu aies eu le temps de prononcer Aunom de Dieu. Quand tu as évité Rechi Chewi,alors c’est Decha Bakhtati qui se jette sur toiet tu es pris de l’angoisse. Et si tu arrives tout

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de même à t’en préserver, alors c’est ta femmequ’ils attaquent. Rechi Chewi joue avec nouscomme le chat avec la souris. »

Une étoile se détache et s’abîme à travers leciel, fendant la nuit de haut en bas.

« Quelqu’un de mort », murmure Mirzo quiretient ses pas. Saad :

« Dis-moi, est-ce que toutes les nuits, pourtoi,… c’est de même ? »

Un silence. Il continue.

« Depuis… quand ?

— Et pour toi, Loup, depuis quand ? »

Saad est surpris du ton acerbe. Il poursuitnéanmoins le cours de ses réflexions sans acri-monie, avec une anxiété lasse. Mirzo :

« Amine ?… Tu dis alors que, Decha Bakh-tati, Amine l’a vue ? »

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Saad ne répond pas. Quelque chose se dé-chire dans la gorge de l’enfant, qui pose samain sur le bras de son aîné :

« Saad, oh ! Qui suis-je pour te questionnercomme je fais ? Je veux dire… je ne suis que ledernier venu de la tribu, le plus inexpérimenté,une figure de chouette…

— La hulotte ? » interrompt Saad en sou-riant. « C’est la forme revêtue par le roi Salo-mon après sa mort, tu sais ? Parle, nouveau Sa-lomon !

— Oui, j’ai un air fait pour qu’on se moque.Personne ne s’y était frotté, jusqu’ici, per-sonne, Loup. Toi seul. Tu le savais bien. Tu sa-vais que tu avais le droit de te permettre celaet… tout ! »

La main tremble sur le bras qu’elle agrippe.Saad écoute distraitement. « Le droit ? Pour-quoi dit-il cela ? Quel droit ? » Il ne s’y attardepas. N’est-il pas le Loup, le héros de Kasir ?Le jour est loin où quinze cavaliers rassemblés

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dans une caverne pouvaient s’amuser à lui faireaffront. C’est à lui maintenant de s’asseoir par-mi les anciens et d’examiner d’un air critiqueles poses, la morgue, les airs avantageux desjeunes coqs. Après tout, cet apprenti a raison.Ce droit, parbleu ! Saad l’a conquis. Et ce Mirzoest un brave petit. Curieux que Saad n’ait pasfait attention plus tôt à cet enfant rechigné.

En marchant, ils sont sortis du campement,ont laissé les taillis derrière eux, se trouvent àmi-hauteur de la montagne, sur une pente quisent le romarin. D’en bas, mêlée à la lueur bleumort de la vallée, monte la rumeur acide dutroupeau.

Saad s’assied, Mirzo l’imite. L’enfant a lecoude posé non loin du genou gauche du jeunehomme. Il achève un long discours :

« … Alors, Loup, ceux qui t’admirent etvoient en toi le futur chef de la tribu souffrentdans leur cœur.

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— Qu’est-ce qu’il chante là ? » songe Saad.« Il a toujours eu la réputation de ululer au ha-sard. Va-t-il maintenant me suivre partout ? »Et il s’aperçoit qu’il n’écoute plus, depuis long-temps, ce que l’autre lui raconte.

Il est juste de dire que celui-ci ne s’expliquepas très clairement.

« Ah ? Mais, dis-moi, frère, qu’est-ce doncqui les fait souffrir ? »

Mirzo lève sa tête trop grosse vers Saad. Ilne distingue pas, dans l’ombre où ils sont, lestraits de son compagnon. La lumière inondeau contraire les siens. Elle accuse le front enbosses, les pommettes inégales, le nez épaté,la mâchoire agressive, la lippe biaise. Des ridesobliques sillonnent les joues, entravent labouche aux deux coins, et lient aux narines lementon qui fuit. L’œil a, sous sa broussaille,une fixité pénible ; une divergence légèredonne au regard quelque chose de bigle, àpeine corrigé par l’éclat désespéré de l’expres-

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sion. On ne sait s’il faut attribuer à la seule jeu-nesse la pureté fanatique, la spiritualité qui re-font un accord avec tous ces disparates.

En ce moment, et pour la première fois,Saad le voit tel qu’il est. Une irritation lui vientde ce mâle si dissemblable, dont émane néan-moins il ne sait quel sentiment trouble quiconfine au respect.

« Tu parlais d’Amine à ce que j’ai cru com-prendre ? Heï, toi, frère, explique-toi !

— Je ne parlais pas de ta femme, Loup. Quil’oserait ? Tu es le maître sous ta tente. Tout ceque tu y fais est sacré pour nous. Cependant,comprends-moi, frère : tu es peut-être notrechef futur. Nous te voyons grand, nous te vou-lons très grand, tout doit être à ta mesure au-tour de toi. Tu es le fils d’Ahmed Beg…

— Et de la chienne aussi, n’oublie pas !

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— Laisse, frère, laisse. Tu as lavé toutes cesinsultes dans le sang. Qui osera désormais éle-ver la voix devant toi ?

— En es-tu bien sûr ? Je veux dire : sûr quej’aie lavé tout mon sang dans tout leur sang ? Ilen a été versé, là-bas, un fleuve peut-être. Maissi peut-être il en coulait, dans les artères demon corps, tellement, tellement, que le fleuvede là-bas ne soit plus qu’un ruisseau en com-paraison, crois-tu que ce ruisseau aurait suffi àlaver mon fleuve à moi ?

— Je le crois, Loup.

— Alors, dis-moi pourquoi je suis ainsipoursuivi de jour et de nuit.

— Loup, est-ce depuis la nuit de l’attaque,depuis cette nuit-là seulement que cette…image vient t’éveiller ? Ou bien, si, plus tôt, dé-jà… ?

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— Hé oui ! Que veux-tu dire ? Depuis lanuit de l’attaque, seulement. N’avais-tu pascompris ?

— Ô Loup, Allah soit loué ! »

Saad s’étonne extrêmement :

« Je pense, frère, que tu es un peu fou.

— Qu’importe, Loup, du moment que tu esbien celui que je… nous croyions.

— Rechi Chewi est malin, voilà qui est biencertain.

— À coup sûr ! Il n’irait pas se tromper etemprunter une forme indigne de t’émouvoir.

— Pour cela non, il ne s’y trompe pas »,murmure Saad. Mirzo devrait s’en tenir là. Ils’en est fait dire assez pour satisfaire sa curiosi-té, ou, si l’on préfère, rassurer son étrange sol-licitude. Mais il est jeune, il est maladroit, il asouffert, il ne se résout pas à abandonner le su-jet qui lui tient à cœur :

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« Rechi Chewi est malin. Dis, Saad, quelleforme revêt-il quand il veut ainsi te troubler ? »

Saad réfléchit. Il s’arrête d’abord à certainepetite créature à tête de chatte. Rien d’inté-ressant là-dedans. Passons. Il évoque une se-conde vision. Quel nom mettre sur elle ? Quelscontours lui assigner ? Celle-là est la vraie fi-gure qui le tourmente. Elle s’approche, il tendles bras, il croit la saisir, mais elle l’élude ets’estompe. De nouveau, il soupire :

« Je ne sais pas, Mirzo. Le Noir de la Nuitme persécute sous une forme qui me fait dumal et que je ne reconnais jamais. »

Cette fois, le soulagement de l’enfant est telqu’il ne peut se tenir de le proclamer à tousles échos intérieurs. (Il oublie que rien ne s’en-tend mieux du dehors.) Non, le Noir de la Nuitne perdrait pas son temps à revêtir des appa-rences sans pouvoir sur des héros, comme parexemple de telle petite couleuvre de tente…

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Si distrait que soit Saad, ces derniers motsse fraient un chemin jusqu’à son attention, ilsursaute :

« Qu’est-ce à dire ? Je me doutais bien quetu parlais d’Amine. Achève ! De quoi te mêles-tu ? Cela me déplaît, entends-tu ? Vous autres,jeunes, jeunes… Houm ! Que viens-tu rôderautour de moi ? Qui t’a permis ?… Bête malfai-sante, tais-toi ! »

D’un geste de la jambe, il dérobe son genouà la main suppliante que Mirzo vient d’y poser,se lève et redescend la pente à grands pas.L’enfant le suit. Tout à coup Saad se retourne,le saisit près du cou et le secouant avec fureur :

« Tu l’as dit toi-même, la chouette, avecgrande sagesse, une sagesse au-dessus de tonâge : ce que je fais près de mon feu est bienfait, qui j’ai installé dans ma tente est sacrépour tout le monde, qui l’outrage en parole ouen pensée est mon ennemi. Retiens cela dans

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ta grosse tête, une fois et plusieurs fois. Sansquoi, gare à toi ! »

Détournant la bouche, il crache par-dessusson épaule. Mirzo se dégage avec roideur etdisparaît, englouti par les buis qu’ils venaientd’atteindre. Saad grommelle, reprend samarche et pénètre en ouragan sous sa tente.

La touffeur où il plonge l’arrête. Des mu-railles n’isoleraient pas plus puissamment cepetit espace prélevé sur la prairie, sur la mon-tagne et sur la nuit. La lune, en tournant, aretiré son ruisseau laiteux. Il règne, sous lespeaux, un silence aussi noir qu’elles sont elles-mêmes. Une odeur chaude, familière, enve-loppe Saad. Elle soulève en lui une nuée desentiments. S’il prenait le temps, s’il avait lepouvoir de les examiner, il y distinguerait, jux-taposés, des éléments bien contradictoires, –répulsion, tendresse, pitié, mépris, – à quoi ilfaudrait ajouter un curieux alliage tout nouvel-lement formé : rancune et remords.

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Au surplus, Amine s’est rendormie, commeune enfant. Adresse exquise ! Il n’aurait pas étédésagréable à Saad de la trouver en larmes, etd’y répondre par de nouvelles rudesses (feinteset voulues, cette fois.) Le sommeil donne àsa femme l’ascendant qui lui manque souvent.En dormant, elle acquiert de la sérénité. C’estl’époux qui fait maintenant figure d’intrus et dequémandeur.

La juste opinion qu’il a de sa dignité veutdonc qu’il s’introduise brutalement sous lescouvertures. Si la femme se réveille, l’insomnieau moins sera partagée. Est-il juste qu’elle re-pose paisiblement tandis qu’à cause d’elle ilvient d’errer par la nuit, comme un chienmaigre ?

… À cause d’elle ? Est-ce bien à caused’elle ? Déjà Mirzo en doutait…

Bast !

Saad fait comme il a décidé. Il se débar-rasse de ses vêtements au hasard, et Amine est

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réveillée par un grand corps qui la heurte ets’installe, en grondant et en jurant.

Autre surprise : elle s’éveille sans plainte.Il semble vraiment qu’il ne se soit rien passéde désagréable entre eux cette nuit. Vraiment.Elle est encore gisante sur le côté droit, le côtéoù Saad l’avait laissée. Elle n’a qu’à rouvrir lesyeux, à dérouler un peu ses bras tièdes, et voi-ci Saad réenlacé dans les rubans de chair d’oùil s’était évadé.

Mais l’homme de deux heures n’est plus ce-lui d’une heure. Il revient, purifié par l’air froid,mal content de lui, et se trouve accueilli parune femme amoureuse à laquelle il a fait tort.

(Comment ai-je toléré ? Bien mieux que to-léré : encouragé, aidé l’injure à naître, l’injureque j’ai finalement acceptée, avec une si minceprotestation ? Voici la maîtresse de mon foyer,l’honneur de ma tente, la gardienne de monnom, livrée à la critique, au mépris de ce ga-min, et par lui, peut-être, de la tribu, à tout le

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moins des autres drôles de son espèce. – Non !Il a de l’honneur, il se taira. – Il se taira ? Unesi bonne occasion de dauber sur le fils de lachienne ! D’ailleurs que faisait-il à rôder autourde ma tente ? C’est un fait. Quand je suis sor-ti, il était là. Il m’appelle Loup, ô Loup ! Maissans cesse il tourne autour de moi avec sa facede triste augure. Face de chouette. Il l’avouelui-même. Que vienne bientôt le jour, et je luiferai connaître, moi, Saad, à cet instigateur demauvaises pensées,… je lui ferai connaître… –Mais Rechi Chewi, le Noir de la Nuit, peut re-vêtir bien des formes. Qui sait, tout à l’heure,tandis que je croyais parler à ce Mirzo, qui, aujuste, s’était glissé, me dupait ?… – Il faut enavoir le cœur net : demain j’aborde le cadet, leregarde droit dans les yeux et, par une paroledirecte, sans ambages, m’assure qui fut cettenuit auprès de moi, Mirzo ou… un autre, pourm’animer contre cette petite fille, mon trésorfidèle, l’enfant gaie, confiante, si peu rancu-neuse, que je tiens là, chair à chair, dont les

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jambes pressent les miennes, dont les lèvrescherchent mon cou, trouvent mon cou,prennent mon cou, dont j’écrase le corps doux,tendre, soumis contre ma poitrine, mes os, mesmuscles, dont…)

Ha !

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III

Il est beaucoup plus simple d’entrer dansles bras d’une femme que d’en sortir. Au mo-ment où les ombres tracées par le pinceau dela lune atteignent cet étirement extrême aprèslequel il ne leur reste plus qu’à expirer, le cou-rant de clarté silencieuse, qui ne s’épanche quedans un sens, est troublé par une lueur cen-dreuse, suintant de partout, qui l’envahit pardegrés et l’a bientôt souillé.

En même temps, ce que les pensées noc-turnes ont de pressant, d’intolérable, à forcede pureté sans mélange, se trouve contaminépar les pensées diurnes, qui sont indifférentes,circulaires, formées d’un brassage de touteschoses sans choix ni préférence, et naissentd’un perpétuel compromis pour un perpétueléquilibre.

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Saad, debout dans le petit jour qui salit lesombres de sa tente, jette un regard d’assassinsur la silhouette confuse qu’il détache de lui,déjà rendormie, comme inanimée.

Le potier qui vient d’achever un pot se re-cule pour considérer son travail. À la façon detous les hommes jeunes et ardents, Saad puisedans l’amour une ivresse de créateur. Il n’estpas loin d’imaginer que son acte façonne cellequi en est l’objet. Si nous traduisions par desmots la pensée de Saad, tandis que, nouveaupotier, il contemple le vase qu’il a cru modeler,nous ne trouverions pas d’autres termes queceux-ci : « Seigneur, ce n’était donc que cela ! »

La lueur de l’aube, rapetissant toute chose,lui restitue peu à peu sa femme telle qu’elle estet non telle que son rêve la concevait. Elle negarde plus rien de la créature surhumaine quil’a tenu dans ses bras et dont les formes of-fraient tout à l’heure à son tourment un paradisde magnificence et d’oubli.

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En outre, elle a parlé. (Qu’Allah nous ac-corde le silence pendant l’amour !) Elle a ditdes choses naïves et terribles. Comme elle ser-rait contre soi son jeune bonheur reconquis,elle a eu son petit rire :

« Aha ! Il y en a qui font les savantes, les en-tendues !

— Que veux-tu dire ?

— Cette Adilè… Ne prétendait-elle pas,cette huppe stupide, que je ne te reverrais plusmaintenant tel que tu étais auparavant ?

— Qu’est-ce qu’elle entendait par mainte-nant ?

— Est-ce que je sais ? Jacassage de tentes.N’y fais pas attention.

— Mais ce maintenant ?

— Laisse, trésor. Elle voulait dire : depuisl’expédition de l’autre nuit. Pourquoi ne serais-tu plus le même ? La belle affaire ! Bien de

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quoi changer un homme ! Non, non, perle vousm’avez quitté, perle vous m’êtes revenu. Sivous avez dormi ces deux longues, longuesdernières semaines, peut-être était-ce mafaute, étais-je moins jolie, un peu fatiguée parla route, énervée. Il n’y faut plus penser. Monseigneur m’a été rendu tel que toutes me lejalousent. Si seulement celle-là pouvait nousvoir, et en crever de dépit !

— Adilè ? »

avait demandé Saad après un silence.

À présent, chacun de ces mots fait flèche ettrouve son cœur. Il se penche sur son œuvre,seul à seul, comme Caïn. Être le maître sousma tente et m’y sentir triste jusqu’à la mort !Où est-elle la créature qui ferait de moi un es-clave heureux ?

« … Heï, Loup !

— Encore cet appel ? Toujours cette figurenéfaste ? »

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Le garçon passe vivement le seuil. Le campest en plein éveil, le soleil va se lever, l’air fraî-chit, les tentes s’abattent. Saad cherche du re-gard. Pas de Mirzo. Tout à coup celui-ci dé-bouche, assez loin de là, derrière un grouped’hommes. Il est hors d’haleine, comme quel-qu’un qui vient de gravir une pente. Saad luifait signe. L’autre n’a pas un mouvement d’hé-sitation, il accourt. Quand il est là, Saad :

« Tu m’as appelé ?

— Moi, frère ?

— Tu viens bien de crier : heï, Loup ?

— Allah me confonde si… J’étais en bas,auprès des brebis de mon père.

— Qui donc alors a crié ?

— Sais-je ? Quel cri ?

— Ton cri même de cette nuit, ton siffle-ment.

— Je n’ai ni crié ni sifflé.

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— Cette nuit non plus ? »

La voix de Saad est brève, mais sans colère.Quant à Mirzo, inutile de le demander. Il estcelui que l’injustice ne rebute pas, que l’injurene détourne pas, que l’infidélité ne découragepas, celui qu’Allah ne place jamais qu’une foissur notre route. À la dernière question de Saad,il s’abstient seulement de répondre et soutientle regard de son ami.

« Cette nuit non plus ? » répète Saad son-geusement. Il pose sur l’enfant un regard dé-solé : « Dis-moi, Mirzo, cette nuit, qui était là,cette nuit ? Toi ? Ou bien ?… Toi ? »

L’esprit de Mirzo se recroqueville dans l’at-tente du mal qui va lui être fait. Il regarde lejeune homme dans les yeux :

« Pourquoi cette question ? Ne te rappelles-tu pas ?

— Réponds ! L’appel de cette nuit, était-cetoi ? Sinon, qui ? »

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Le ton de Saad s’est fait clair et pressant.

— « Et qui d’autre veux-tu, Loup ?

— Où sommes-nous allés ensemble ?

— Quelle question ! »

murmure l’enfant en haussant les épaules avecchagrin.

— « Ah ! Pas de feinte ! »

Alors Mirzo baisse la voix, se rapprochedu jeune garçon, et, la lèvre supérieure dé-couvrant ses dents pointues, très blanches, ilgronde :

« Qui donc t’a accompagné, cette nuit, si cen’est quelqu’un d’assez bête pour t’avoir bles-sé, fâché, ramené là d’où tu t’éloignais ? »

Ils se tiennent l’un devant l’autre, presquehaletants, animés d’une haine tendre. Saad fi-nit par murmurer :

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« Alors, dis-moi, frère, où t’en es-tu allé,après que je t’avais blessé, à mon tour, moi, pardes paroles empoisonnées ? Où ? »

Mirzo se tait. Saad reprend :

« Pas loin d’ici, je présume ? »

Mirzo approuve de la tête. La vie et la pul-sation du camp autour d’eux favorisent l’écou-lement d’un long silence. Saad fait effort surlui-même :

« C’est bien, tu étais là, tu as entendu…tout… tout ce qui s’est passé sous ma tente.Écoute : tu en sais plus long qu’il n’appartientà ton âge, et, sur moi, plus que tu ne devaisen apprendre, à moins de devenir mon frère oumon ennemi. Lequel des deux, Mirzo ? Frère ?Ou ennemi ? Lequel des deux ? Réponds. »

Les larmes sont indignes d’un cavalier.L’enfant le sait. Mais il a toujours été si peuchoyé qu’il n’en a guère versé que de rageet d’humiliation, depuis qu’il est au monde. Il

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considère un instant le garçon qui se tient de-vant lui. Si élancé, beau, fier, est-il possible den’être pas heureux ?

Il est exact que, cette nuit, après avoir quit-té Saad, Mirzo était allé s’asseoir à quelque dis-tance. Mais des peaux de chèvre forment unecloison indiscrète, l’air de la montagne est ex-traordinairement sonore. L’enfant avait été mê-lé, malgré lui, à des secrets qu’il aurait donnébeaucoup pour ignorer toujours.

C’est plus qu’il ne peut en supporter. Le re-gard de velours pèse sur lui et fait trembler sesmollets. Un sanglot l’étouffe. D’une grimacehéroïque, il tente de le refouler. En vain. Unelarme force le passage, brûle la paupière,tombe sur le bout du nez et y demeure suspen-due. Alors, d’une voix aigre et croassante :

« Oh, frère, Saad, frère ! Comment peux-tuen douter ? Frère jusqu’au sang !… Mais pasmaintenant, pas maintenant, je ne pourraispas ! »

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Il s’enfuit. Saad, étonné par l’expression quia bouleversé tout à coup la figure de l’enfant etinterrompu sa réponse, se retourne, éclate derire : gracieuse et paisible, Amine vient d’appa-raître sur le seuil de la tente.

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IV

Le zôma a tenu ses promesses. Le pâturageest fin, vert, odorant. Il s’étend à perte de vuesur des pentes exposées au nord. Des ambas-sades pacifiques mais sérieuses se sont présen-tées dans les villages les plus proches. Elles ontnégocié avec les anciens du pays les limitesdes pâtures, fixé les points, les heures d’abreu-vement, prévenant les contestations, répan-dant partout la crainte. Il s’agit d’assurer à latribu les mois de sécurité dont elle a besoin.

Alors a commencé la vie des hauts pla-teaux, où le nomade se fait oublier non seule-ment des hommes, mais, semble-t-il, même deDieu, où il oublie non seulement les jours quis’écoulent, mais, dirait-on, sa propre existence.Vie de monotonie, de régularité, de dissolu-tion. Les soufis n’ont pas imaginé de rites plus

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efficaces pour déraciner l’âme et l’attirer dansune contemplation ineffable. L’horaire minu-tieux du troupeau s’égrène comme un chapelet.Nulle autre horloge, nul signe, dans le ciel nisur la terre, ne partagent le temps.

Au moment où le soleil disparaît a lieu latraite des femelles. Le Manger du Soir la suit.Il dure ce qu’il faut au Diamant du Ciel pourgagner l’horizon à son tour. Puis vient le reposdes bêtes dans le parc.

Minuit.

Quelque chose, – une aile, – passe à ef-fleurer le zénith, celle de l’Aigle. Les bergersdorment contre les ventres gonflés. L’immenserumination du troupeau imite un grondementde cascade, et peuple la contrée d’un miraged’eaux courantes. Ce bruit, bas et continu,glisse dans le silence, s’incorpore à la mon-tagne. Par instants, un piaulement bref. Unepetite bête de la terre s’est fait surprendre etpousse sa dernière plainte. Rien de moins

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triste. Rien, dans cet adieu musical, ne suggèrel’idée de la mort. L’air devient court et froid.Les cimes s’élèvent lentement, comme pourgagner leur altitude d’éternité. Le ciel, lavé desdernières traînées du crépuscule, revêt sescouleurs d’infini, velours bleu sombre. Lesguerriers, en sentinelles sur les hauteurs quicouronnent le camp, sentent le sommeil les ap-procher et chantent.

Une heure.

Poursuivant son vol, l’Aigle a baissé dedeux doigts vers le couchant. Le plus vieuxpâtre s’est éveillé. En même temps que lui,les bêtes qui servent de guides, les chefs debandes, se sont levées et appellent, chacuneen sa langue. Les sentinelles s’égaillent versdes postes plus éloignés. Le Manger de Nuitcommence. Il se prolonge jusqu’à la pointe del’aube. Alors, pour éviter les sorts funestes quejette la rosée, les troupeaux sont une fois de

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plus poussés vers l’enclos, une fois de plus lecordon des patrouilles se resserre.

Le jour venu, les portes du parc sont rou-vertes, le Manger du Matin ne cessera qu’àla première atteinte de la chaleur. Sur quoichaque bande se rend à son abreuvoir. C’est lemoment de la grande animation quotidienne.Les guerriers sont relevés de faction, femmeset enfants viennent reconnaître leurs bêtes etjacasser autour des bergers. Les ménagèresremportent vers les tentes les jarres de lait àforte odeur, le troupeau gagne le parc de jour– quelque ravin abrité. – Puis tout retombe aunon-être.

Les nouveaux guetteurs ont cherché desroches qui les préservent du soleil tout enmaintenant sous leur surveillance la tribu et safortune. La désagrégation de l’âme n’est pluslentement favorisée par le silence et la nuit,elle est exaltée par le bouillonnement de midi.

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La vie est un holocauste perpétuel. Il y a ce-lui du jour et celui de l’obscurité. L’un et l’autreadressent à la parcelle de souffle qui se dé-bat en nous une exhortation subtile : « évade-toi, livre-toi aux effluves délicieux qui circulentsans arrêt de la terre au ciel, retourne te fondredans la Respiration Créatrice. » Qui a comprisla parole des mollahs sait que l’immensité gla-ciale des nuits est parcourue de messages. Ànous de les entendre. De même l’échauffementdu milieu du jour a pour cause les mortifica-tions des ascètes. Les mouvements de leurslèvres ébranlent les mondes, leurs soupirs nousarrachent à la terre. Ne voit-on pas, sous le so-leil, une haleine trembler au-dessus des dallesde pierre ? Qu’on abandonne des plumes à leurpoids, elles s’élèvent rapidement, comme s’ilexistait dans l’atmosphère des cheminées invi-sibles offertes à l’ascension des âmes.

Tout, pour chacun de nous, est appel etconseil. Quel trésor chétif nous apparaît notrevie sitôt que nous l’avons transportée sur ces

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montagnes qui existaient avant le Prophète,existeront encore passé le Jour du Jugement !Les Hauts Lieux sont hantés par les Immortels.Rien n’est imprégné de divin plus que cesgrandes aires vides. À force d’y aller respirer,les cavaliers sentent des transmutations s’opé-rer en eux. Les parties grossières de l’être sepurifient, les parties lourdes s’allègent. Des syl-labes s’entendent, distinctement prononcées.Qu’on s’avise de les répéter un certain nombrede fois, elles changent de substance, pénètrentl’âme entière et la grisent d’une ivresse mélan-colique.

Une fois et plusieurs fois prions Dieu quesa miséricorde soit sur nos pères et nos mèresqui nous écoutent. L’histoire qui commence iciest à peine croyable, elle excitera vos gémisse-ments et votre pitié.

Saad, fils d’Ahmed Beg, se trouvait de fac-tion, un après-midi, sur un des sommets envi-ronnants. Il avait fiché sa lance, la pointe de-

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bout, et se tenait couché à plat ventre sur le solchaud. On ne sentait pas de vent autour de soi,mais des présences surhumaines animaient cesespaces nus. Par moments le pelage des herbespliait sous la caresse d’une main d’air, et lamontagne y répondait par un faible ronronne-ment de plaisir.

Auprès de Saad, Soumo, accroupi sur les ta-lons, réparait le cuir de son bouclier. Il chan-tonnait à mi-voix. Saad, le menton dans lestouffes, suivait à la fois les vagues de la chan-son et celles des herbes. La chanson était des-sus, les herbes dessous. Par instants, elles serapprochaient, le serraient entre elles, puiss’écartaient et le privaient de soutien. Mais lavague du dessous était la plus forte. Nain roulédans le creux d’une géante, il s’abandonnait àla poitrine qui le soulevait. Et il s’émerveillaitd’observer de si près le grain de sa chair. Àdistance, la peau d’un grand pâturage de mon-tagne est une soie. Saad avait le visage enfouidans le duvet de la terre et en détaillait les ac-

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cidents nombreux, la population active, la vieinlassable.

Tout d’un coup, sans redresser la figure, ilmurmura : « Quelqu’un ! »

Soumo ne suspendit aucun de ses gestes,ne fit pas mine d’avoir entendu, mais sa voixbaissa imperceptiblement. Saad communiquaitavec le monde par toute l’étendue de soncorps. Au bout d’un moment, il ajouta, toujourssur le même ton :

« Un homme. Un seul. Jeune. Il monte. »

Ayant dit, il se désintéressa de l’aventure,ferma les yeux et enfonça la tête dans le pelageodorant qui se referma sur sa chevelure.

Qu’il est difficile de se servir d’un instru-ment dont on n’a pas l’habitude ! Cette fillechrétienne avait certainement tué des pouletset des lapins, dans sa vie. Néanmoins, quelgeste maladroit elle a fait quand, sans prendrele temps de remonter jusqu’à la gorge, elle a

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voulu se donner ce coup dans son ventre. Ah !Et de si bonne volonté ! Le moyen de n’en êtrepas remué quand on le revoit ! Le moyen de nepas le revoir ! Surtout quand on se tient roulé,comme un petit enfant, dans le pli d’un autregrand corps, pas moins brûlant, ni généreux, nimaternel, ni éperdu. Elle m’a refusé ? Repous-sé ? Que lui demandais-je après tout ? Rien deplus que je ne fais en ce moment.

Mais comment s’en serait-elle douté ? Etpuis, difficile à réaliser ! Je me vois, Saad, ins-tallé contre cette belle fille comme je suis ici,dans le tohu-bohu du pillage, pendant que mesfrères entrent et sortent, saccagent tout,mettent le feu à la maison, et qu’à dix pas de làle corps de la mère…

Tout le mal vient de là. Pourquoi cela n’a-t-il pas été sa porte à elle qui s’est ouverte,une heure plus tôt, au lieu de la porte de lamadame ? Et quelle fringale m’a prise devantcelle-là ? Elle n’était plus bien fraîche, la

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femme de ce vieux. À peine si je l’avais regar-dée, dans la journée. Elle m’a donné du plaisir.Impossible de le nier. Même un plaisir qui…Il me ronge, il ne me quitte plus. L’autre nuit,quand Amine m’a attiré dans ses petites la-nières moites, flexueuses…

Elle est jolie, cependant, Amine. Tout lemonde l’admire, l’aime, dans la tribu. Ceux quine l’aiment pas l’admirent. Ceux qui l’admirentm’envient. La parure d’une tente. Saad a ledroit d’être fier de sa femme. Ma femme estbelle.

Belle ? Non. Gracieuse. Une enfant. Unechatte. L’autre soir, qu’est-ce que je tenais dansmes bras ? Petit, petit objet ! C’est fin, c’estdoux, c’est bougeant. Mais, quand tu as fini, tute sens le même, tu es resté libre, tu n’as don-né qu’un tout petit peu de ta force. Qu’est-cequ’on t’a pris ? Qu’est-ce qu’on t’a demandé ?Ah ! Pas tout !

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Une fois, j’ai donné tout. Une fois. Presquetout. À cette fille raya.

Non ! À sa mère ! Comment est-ce que jem’y trompe ? Alors, que lui voulais-je encore,à la fille, pendant qu’à dix pas de là, sa mère…Et de ma main, encore !

Ma main ? Pas tout à fait. Ouam ! Pas lamain : la gueule. Jusqu’au menton. Ouam ! LeLoup. Je suis le Loup. Qu’est-ce donc qui m’apris ? Elle voulait crier. Crier ? C’est-à-dire rou-couler. Elle se pâmait. Moi aussi. Dangereux !Avec ce vieux impur qui ronflait à côté. Alors,ouam ! Le Loup !

J’aurais tout de même pu m’expliquer avecla fille, lui faire comprendre qu’elle n’avait rienà craindre de moi. D’ailleurs Mirzo montait lagarde, devant la porte.

Bizarre, ce petit. Qu’est-ce qu’il cherchait,lui ? Et, heï ! depuis ce jour-là, il ne me quitteplus. Il était avec la fille chrétienne.

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Vança ? Vançaï ? Comment donc son père,le gros coquin, l’appelait-il ? Je n’arrive pas àretrouver ce nom. Dommage. Vançaï. Je croisque c’est cela.

Qu’est-ce qu’il faisait avec Vançaï, Mirzo,quand je suis rentré dans la chambre aprèsm’être délivré de Nidham et des autres ? Il m’adit alors : Je te la gardais, je veillais sur elle.Dans un assaut ! Comme c’est croyable ! Il estun peu fou, je pense. Pourtant il s’en est allétout de suite et je ne me suis plus occupé delui. J’avais autre chose en tête. Heï ! Plus tard,quand elle a rouvert la porte et qu’elle m’aéchappé, il était là, en sentinelle, tout debout,laid, petit, flamboyant, un guépard, avec ceslueurs du fond du couloir qui l’éclairaient,jaune et rouge, et faisaient briller ses yeux. Ladernière fois encore dans le zôma, la nuit, ilétait contre ma tente, il épiait, il a entendu. Iln’avait rien à faire là. Et précédemment sur laplace, quand je voulais châtier cette brute avec

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le fouet. Il est toujours là. Heï ! Cela me dé-plaît. Il est un peu fou, mais, mais…

Parce qu’elle m’a échappé, la fille infidèle,la fille Vançaï ! Il n’y a pas de quoi s’en vanter.Elle est robuste. Et ce fameux coup de khand-jar… Oui, oui, difficile à manier, un outil de cegenre, quand on ne s’y connaît pas. On veutse tuer. Pfft ! Une égratignure. C’est que, siprompte qu’on soit, il y a là un cavalier qui neperd pas un de vos gestes, et, houm ! refermesa main à temps sur votre poignet.

Pas un petit poignet de poupée. Un bois delance, plein, ferme, et mince, rond, fort. Unbois de lance. J’ai eu du mal à la tenir, à lui ar-racher le khandjar. Elle a failli me trancher lesdoigts en se débattant. J’ai tout de même finipar le lui reprendre.

Elle est presque aussi grande que moi. Sonépaule (je la voyais bien, son épaule, par Allah,oui) vient à hauteur du gros muscle de monbras. C’est le cou qui est long. Elle regagne par

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là. Le cou des femmes est long. Pourtant, ce-lui d’Amine tient entre deux doigts. Il est frêle,avec ses petites cordes bleues, et il n’est paslong du tout. Si elle était plus grasse… Elle se-ra grasse, un jour. Sa mère l’était. Elle ne seraplus aussi jolie. On devrait toujours regarder lamère avant de regarder la fille.

Houm ! J’ai regardé la mère de l’autre fille,là-bas, Vançaï. Regardé ? Je crois bien que cen’est pas la vieille que je voyais quand nousavons culbuté sur le coffre. Non.

Et l’autre nuit, avec Amine, – tout pareil. Lafille Vançaï encore une fois. Si Amine s’en dou-tait ! Cette fille raya m’a jeté un sort, certaine-ment.

Vançaï, Vançaï, oui, c’est bien là son nom.

Mais, comme elle criait quand je luttaispour lui retirer le poignard ! Ô chien, chien ! etd’autres choses que je ne saisis pas.

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Cela n’est pas le pire. Le pire vient plustard. Oh ! Comme elle m’a haï quand elle nousa échappé et qu’elle a trouvé le corps de samère et qu’elle a tout compris ! Comme elledoit me haïr encore, cette fille raya, là-bas,dans son village brûlé, cette fille Vançaï !Chien, chien ! qu’elle m’appelait ; et porc, ettraître, et menteur, et…

Oho ! Tout ! Oho ! Tout cela ! Oho !

Voici que les herbes s’agitent autour d’unechevelure qui se roule de droite et de gauche,tandis que des hurlements montent de terre, etqu’à l’autre bout du long corps les deux fléauxde ses pieds se lèvent, s’abattent et frappent lesol. Une main se pose tendrement sur l’épaulede l’agité et le calme soudain. N’était le soufflequi gonfle et dégonfle son dos, on le croiraitfoudroyé par le doux attouchement.

Il reste un long temps ainsi. Puis, d’une voixd’enfant orgueilleux qui ne veut pas s’avouermalade :

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« Mirzo, redis-moi ce qu’elle criait, quandelle a retrouvé le corps de sa mère, que moi, leLoup, j’avais égorgé avec mes dents ! »

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V

« Ô Amine, Amine ! » pense d’abord l’en-fant Mirzo. Un soupir de triomphe élargit sescôtes jusqu’à les rompre. Il revoit la figure dé-solée de l’enfant Amine, depuis vingt jours queSaad est monté prendre sa faction sur lesHauts Lieux et refuse de descendre, renvoyantsans explication ceux qui viennent le relever,écoutant sans y répondre les épîtres de safemme, baisant le manteau de ceux qui lui ap-portent les ordres de l’aga, et s’obstinant à n’enfaire qu’à sa tête.

La sagesse des tribus veut que, lors de l’ins-tallation d’un zôma, la première garde soitprise par les plus anciens et les plus jeunesguerriers, conjuguant deux par deux sagesse etvivacité, prudence et vigueur. C’est ainsi que,

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dès le premier soir, Mirzo s’en était allé de soncôté avec Ibrahim, et Saad avec Kerhi.

Mais, au matin suivant, après que les rem-plaçants furent venus les relever, Kerhi étaitréapparu, l’air tout bête, ses yeux bleus plusclignotants que jamais sous son front en vi-sière, traînant à sa suite Abdur Rezak nonmoins penaud. Saad ne voulait pas revenir.Saad se trouvait bien sur la montagne. Saad seplaisait à goûter le bon air. Saad envoyait sesrespects à l’aga, ses révérences à sa femme, sescompliments à tous, et demandait qu’on le lais-sât paisiblement faire son salut en adorant laface d’Allah.

Pensez quel caquet autour des tentes ! Onnommait bien tels cavaliers d’humeur farouchequi ne pouvaient se faire à la vie du zômaet profitaient de leurs loisirs pour battre lacontrée, seuls ou en petites bandes, cherchantles aventures et gagnant de mauvais coups.Mais qu’un jeune guerrier, fils d’un beg jadis

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fameux, époux d’une femme faite commeAmine, illustré par un exploit récent, promis, sipeu qu’il s’en donnât la peine, à une destinéeenviable, préférât à ces réalités une factionsans charmes, sans gloire, sans risques, sansprofit…

Si encore Saad avait manifesté précédem-ment quelque inclination vers la vie dévote, oneût pu incriminer le zèle du mollah qui l’avaitinstruit. Mais celui-là était mort depuis long-temps, et le brave homme n’avait été, en sonvivant, qu’un niou-mollah, comme la tribu ledisait de lui avec une condescendance affec-tueuse, un demi-mollah. Saad, bien certaine-ment, n’avait jamais été initié, ne pratiquait pasle zikr, on ne lui avait jamais vu faire les signesdes affiliés à la Chaîne d’Or, il ne connaissaitque de nom le bienheureux Abd-El-Kader-Gui-lani et sa redoutable séquelle.

Si Saad témoignait d’un engouement sou-dain pour la solitude, il n’en fallait pas douter,

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il avait été frappé d’un sortilège. Amine torditses bras et fit retentir le camp de ses cris ; il yen eut pour les convenances, il y en eut pour ledépit, il y en eut même pour un chagrin assezréel.

Au bout de huit jours, Selim Beg enfourchason petit étalon hargneux et tapeur, aussirouge que son cavalier. La veste écarlate, sou-tachée d’or et de vert, s’éloigna sur les pentes,au galop du poney méchant, disparaissant der-rière une roche, reparaissant au delà d’un bois,petite flamme dansante, chargée de colère etde sommations. Sournois, Nidham suivait àune longueur de bête et se passait la langue surles lèvres.

Quelques heures plus tard, la tribu voyaitpoindre, toujours bondissante, l’éclaboussurede feu. Les regards les plus acérés cherchaientà nommer la silhouette terne qui l’accompa-gnait. Nidham portait une veste brune, Saadune veste bleue.

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« Brune ! » criait un parti. « Bleue ! » gla-pissait l’autre. Et Amine, passant de la colèreà l’espoir, de la rancune au découragement,criait brune et bleue tour à tour avec les uns etles autres. Quand il devint certain que le com-pagnon de l’aga rapportait sur ses épaules lerani-berghuz marron de Nidham lui-même, cefut une explosion de stupeur, de courroux etd’admiration. Il avait résisté à Selim Beg lui-même. Il était demeuré. Il avait tenu ferme.Quoiqu’il eût dans l’esprit, Saad montrait in-contestablement du caractère, et le caractèreest la seule chose qui en impose aux hommes,en Anatolie.

Les cris d’Amine se firent plus perçants,mais on y prêta moins d’attention. Seulement,quand les deux cavaliers pénétrèrent dans lecamp, il ne se trouvait plus personne sur leurpassage pour affronter les moustaches exaspé-rées de l’aga, ou la tête en boule de Nidham.

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La semaine qui suivit fut celle de la grandepopularité de Saad au sein des Hekiari.Quelques vocations religieuses se firent jour çàet là. On se rappelait la piété d’Ahmed Beg,l’ardeur de la petite esclave chrétienne à em-brasser la vraie foi, leur mort édifiante. Per-sonne ne douta plus que Saad ne fût en trainde retrouver le chemin droit. En redescendantde ce nouveau Sinaï, peut-être déciderait-il defonder une confrérie, ouvrirait-il une maisonde prières, deviendrait-il un cheik révéré ?

On interrogeait, chaque midi, le compa-gnon qui avait été faire sentinelle aux côtésdu farouche. Les détails qu’on en tirait exci-taient la curiosité sans la satisfaire. Saad étaitenjoué, Saad était pensif, Saad était causant,Saad était silencieux, Saad était ceci, Saad étaitcela. Il devint bientôt évident que chacun co-lorait Saad à son idée et rapportait de l’obstinél’image qu’il s’en était faite à l’avance.

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Alors on hissa le mollah sur un cheval et onl’envoya.

Son témoignage fut un désastre pour lagloire naissante de l’ascète. Les argumentsthéologiques du garçon ne tenaient pas de-bout. Lui-même affichait une indifférencescandaleuse pour les admirables controversesque soulèvent la purification, le perfectionne-ment, le salut et la sainteté. Pire : il ne cachaitpas l’ennui où ces problèmes le plongeaient.Bref, à la place du saint annoncé, on ne trou-vait qu’un bizarre, impossible à ranger dansaucune catégorie.

L’hypothèse de l’ensorcellement reprit dupoids. Amine bénéficia d’un retour de faveur.On cessa de la féliciter de sa chance. C’est àce moment que Mirzo, bien qu’il appartînt auxjeunes de la tribu, comme Saad, demanda la fa-veur d’aller partager sa faction. On lui en don-na sans peine l’autorisation. Saad devait com-mencer à connaître le secteur…

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L’enfant avait passé, durant ces vingt jours,par une suite de dispositions singulièrementépuisantes. En gravissant les herbages qui lerapprochaient de Saad et du mot de l’énigme,il résumait la situation :

« Quel imbécile on peut faire ! L’avoir crufou de son Amine ! Depuis la nuit de Kasir jus-qu’à celle… celle de Rechi Chewi, je sais main-tenant qu’il a vécu près d’elle comme un frèreaux côtés de sa sœur. Elle l’a, houm ! reprisune fois, oui, la femme vipérine, une seule fois,et encore, j’en suis certain à présent, par maseule faute. Depuis cette nuit-là (la nuit de Re-chi Chewi, de moi et d’elle), qu’est-ce qu’il faitlà-haut, seul, mon frère Saad, le fier, le gra-cieux, le noble, le hautain, le dédaigneux, letendre, l’inaccessible ?

« Ha, Saad, frère de mon âme, n’ayez plushonte !

« Qu’est-ce que vous faites, depuis cettenuit de honte et de chute ? Vous vous punissez,

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vous vous mortifiez, vous nous détestez, vous,elle, moi. Comme vous devez m’en vouloir !Comment allez-vous m’accueillir, moi, labrute, vous, l’incorrompu ?

« Non, non, Amine, vous ne pesez d’aucunpoids devant mon frère Saad. Mon frère Saadne vous aperçoit même pas. Qu’êtes-vous pourparaître devant le beau, le victorieux, le pur,l’élancé, le roi Saad ? Il me méprise ? Il me dé-teste ? Bien ! Il peut me mépriser davantage,me piétiner, il le fera pour ma joie. Vous,Amine, il ne vous foulerait même pas auxpieds. Même pas du mépris pour vous. Pourvous, rien !

« Amine, aha ! »

La force d’un sentiment exalté doit êtrebien grande, puisque les contorsions que Mirzoinflige à sa face ne la rendent pas hideuse.Ceux qui l’observeraient, pendant qu’il monteseul les pentes de la montagne et qu’il retourneces pensées dans sa tête, seraient même frap-

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pés de l’espèce de ravissement qui transfigureses traits comme s’il allait s’offrir au martyre.

Pourtant une question se pose à lui avec in-sistance :

« Comment va-t-il me recevoir ? »

Il passe en revue toutes sortes d’hypo-thèses. Qui attribuerait tant d’imagination àcet enfant morose ? Aucun des tableaux quis’offrent à lui ne le décourage. Il n’a ni hési-tation, ni regret. Au contraire. On dirait queles pires pronostics sont les plus invitants.L’étrange garçon !

Bien plus étrange encore que vous necroyez. Pour s’assurer d’un fait qui paraît avoirun prix inestimable à ses yeux et nourrit toutson courage, – je veux dire la froideur témoi-gnée par Saad à sa jeune femme pendant toutle temps qui a séparé la nuit de Kasir de la nuitde Rechi Chewi, – l’enfant Mirzo a déployé unediplomatie qui confondrait les plus habiles. Ils’est fait, pendant ces vingt derniers jours, l’as-

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sidu de la tente désertée. Qui prendrait om-brage de ce chat-huant ? Il s’est patiemmentmélangé à l’insupportable société des conso-latrices, pleureuses, péroreuses, donneusesd’avis et femmes d’expérience. Il en a tirégrand profit pour le gouvernement futur de sonménage. À coup sûr, il a fini par apprendre cequ’il tenait à apprendre, puisqu’un jour il estsorti de la tente, droit comme un piquet, et n’yest plus revenu. À partir de ce jour-là, on l’a vuse promener à l’écart, les yeux à terre, se par-lant à lui-même et se frottant le plat des mainssur les manches.

« À son tour, celui-là, d’être enchanté », a-t-on dit. En effet, il s’offrait bientôt à aller re-joindre Saad et à ne redescendre de son postequ’il ne le ramenât.

« Comment va-t-il me recevoir ? »

Le plus curieux, c’était que l’indifférence deSaad pour Amine une fois constatée, il sem-blait à Mirzo avoir tout expliqué. La fourmi qui

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trouve sa piste barrée par un filet d’eau ne sepréoccupe de rien autre que de découvrir ungué. Elle ne se soucie de la nature de l’obs-tacle ni de son origine. L’instinct de Mirzo étaitsatisfait à aussi bon compte. Il ne se doutaitpas qu’il n’avait fait que déplacer la question.Il n’en eût pas été de même si l’enfant avait suclairement où il allait, ce qu’il désirait. Il allaità Saad comme le papillon à la flamme. Il nelui demandait qu’une chose : être ébloui, hap-pé, consumé.

« Comment va-t-il me recevoir ? »

Vous vous rappelez que Saad ne le reçutpas. Soumo n’avait manifesté aucune surprised’un si jeune remplaçant. Fort peu obligé àSaad des heures de pénitence que celui-ci luiavait fait passer, il avait honoré l’enfant d’unsalut protecteur, tourné le dos à son malgra-cieux compagnon et s’en était allé sans motdire.

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Mirzo ne se demande pas comment Saad,qui ne l’a pas vu venir et n’a pas entendu leson de sa voix, a connu sa présence. Il estimenaturel que l’ami communique avec l’ami pardes liens mystérieux. D’ailleurs l’influence ma-gique des Hauts Lieux opère sur lui. Quand,pour début, la voix venue de terre lui a adressél’objurgation : « Ô toi, redis-moi ce qu’ellecriait, quand elle a trouvé le corps de sa mère,que moi, le Loup, j’avais égorgé de mesdents », Mirzo ne s’étonne pas.

S’il s’étonne de quelque chose, ce serait den’avoir pas deviné plus tôt l’objet des penséesde son frère. Un instant lui suffit pour com-prendre, accompagner, précéder. Un bond letransporte dans la région que l’esprit de Saadhabite depuis vingt jours. Voltige transcen-dante. Pour en être capable, il ne faut pasmoins qu’un cavalier vigoureux – ou unefemme aimante.

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VI

Vous vous rappelez aussi que Mirzo avaiteu le temps de murmurer : « Ô Amine !Amine ! »

Cet adieu délectable à une ennemie qu’ilcessait de craindre avait clos un chapitre de savie. La phrase de Saad ouvrait le suivant et yinstallait une héroïne nouvelle.

« Hé, frère, que veux-tu qu’elle ait crié, lachienne enragée ? Une bête qui hurle devant lecadavre de ses petits. Et ô chien, ô porc, ô men-teur, tout le reste.

— Voilà ! Voilà ! Heï ! Heï ! Oho ! C’est lachose même ! » glapit la voix qui parle en terre,et la chevelure s’agite de plus belle au fond desherbes. Encore que préparé à tout, Mirzo de-meure interdit. Le son même de cette voix, ra-

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pide, nasale, qu’il connaît bien, lui parvient fê-lé. Elle reprend avec volubilité :

« Et toi, chat-huant de malheur, tu ne pou-vais pas, tu ne pouvais pas… hasch ?

— Et quoi donc, frère ? Ne l’as-tu pas laissésortir librement ? »

La face surgit de la brousse menue qui l’en-sevelissait, Saad saute sur ses pieds et regardeson compagnon avec fureur et joie. Enfin, il n’aplus auprès de lui un de ces imbéciles qui ja-mais ne savent rien, ne sont mêlés à rien. Ha-bile ou balourd, néfaste ou serviable, il n’im-porte, l’enfant est de ceux qui perçoivent leschoses et y prennent part.

« Librement ? Ha ! Apparition de mauvaisaugure ! Elle m’a échappé, la fille grecque, voi-là. Et toi, tu l’as méchamment laissé passer, ga-gner le couloir, l’autre chambre, le corps de lavieille femme, tout le reste. Échappée au piège,la louve mordue, voilà. Et maintenant tu viensdire : librement ? Houm !

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— Je gardais la porte pendant que tu étaisdans la chambre avec la fille. Pouvais-je faireplus ? Frère, réponds : pouvais-je faire plus ?

— L’autre nuit aussi, tu gardais ma tente,peut-être ? On te trouve toujours partout. T’ai-je appelé ici ? Pourquoi es-tu monté ? Pour metourmenter, m’observer ? Ah, certes, tu mehais, tu viens jouir de mon malheur. Voilà.

— Tu es malheureux, frère ? »

C’est la seule chose que Mirzo retienne decette belle invective. Son cri brise net l’élo-quence menteuse dont Saad s’étourdit. Celui-ci arrache sa lance de terre, s’assied, et couchel’arme comme un lévrier, en travers de sescuisses. Puis d’une voix changée, sourde, avecun regard de côté :

« Malheureux ? Tu le sais, puisque tu eslà. »

Parole ambiguë, comme le coup d’œil. Ilsdemeurent alors un temps assis côte à côte

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sans parler, ces deux hommes jeunes, déjàchargés de douleur. Quand Saad rompra le si-lence, leurs pensées auront fait un grand che-min et laissé derrière elles deux traces difficilesà effacer.

Pour figurer cet entretien, rappelez-vous cequi se passe en vous, tandis que vous écoutezun concert. Tout d’abord votre attention vaaux paroles, à leur signification, et à la voixdu chanteur. Vous en suivez attentivement lesnuances, vous vous plaisez à apprécier le ta-lent de l’homme bien doué. Cependant votreoreille distrait une partie de ses forces en fa-veur de la flûte, dont la mélodie soutient lechant, et en occupe les silences. Vous êtes àmême, sitôt que vous le désirez, d’exprimervotre opinion sur l’habileté de l’exécutant, laqualité de son instrument. Le tambourin, lui,gronde sans discontinuer au creux de votre es-tomac. Il ne cesse de vous assaillir par sonrythme terrible, il vous enlève petit à petit

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votre calme et fait passer en vous son délireterrien.

Dans le même temps, votre esprit ne restepas inactif ; sur les thèmes que lui offrent lapoésie et la musique, il dessine de rapidesimages, des constructions brillantes ou mélan-coliques, dont la succession vous tient sous lecharme. Il n’est pas rare aussi que votre intel-ligence se conserve un domaine libre, où ellecontinue à méditer paisiblement sur les pro-blèmes qui l’occupaient tout à l’heure, achèveun calcul d’intérêt, dispute avec un interlocu-teur absent.

Plus bas, enfin, si bas que vous ne vous enapercevez que par éclairs, se poursuit ce longrêve continu qui est proprement la vie. C’estlui qui affleure pendant le sommeil et forme lessonges. Son cours s’enfonce dès le réveil sousla voûte de claire pensée que votre consciencejette sur lui. Mais il ne cesse pas d’être là, d’agirsur vous à tout moment, sans que vous vous

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en doutiez, sans que vous puissiez rien sur lui.Qu’une fente s’ouvre dans la mince couverturesous laquelle il bouillonne, aussitôt une bouf-fée de rêve monte vers votre esprit et l’enve-loppe à l’improviste. De là ces réminiscencesinattendues, ces impulsions, ces changementsd’humeur et d’idées qui vous déconcertent.

Toutes ces choses sont en vous et semeuvent à la fois. Chacune a sa marche et sacouleur. Elles paraissent avancer de front etse contrarient à tout moment. La multitude deleurs directions, leur indépendance ordinaire,leurs convergences accidentelles font l’hommeet ses bizarreries. Édifice de ténèbres, son fron-ton seul émerge et reçoit quelques touches delumière. Tout le reste compose un dédale decanaux souterrains qui se chevauchent, se re-coupent, et sur lesquels la fière raison règneautant que le calife de Bagdad sur les bêtes dufond de la mer.

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Lors donc que vous voyez Saad et Mirzoen présence, comme ils sont en ce moment,tous deux occupés d’un sujet qui intéresse lamoelle même de leur vie, disant une chose deslèvres, en pensant une autre avec l’esprit, enrêvant une troisième sans le savoir, commentle conteur arrivera-t-il au bout de son fait s’iln’abandonne, pour un instant, l’ordre habitueldu récit et ne recourt aux artifices dont usentles musiciens ?

Ceux-ci disposent leurs signes de telle ma-nière qu’un homme exercé les embrasse d’unseul coup d’œil. Ainsi le conteur va-t-il oserfaire, en vous priant de favoriser son entre-prise.

Parolesde Saad

Que

Penséesde Saad

Il est là, une bête à la curée, venu pourse rassasier de mon malheur. Ce n’estpas vrai il

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Rêve deSaad

Pourquoi avez-vous les yeux bleus ?On dit que les yeux bleus chez unefemme sont signe de faiblesse…

Parolesde Mir-zo

Penséesde Mir-zo

Comme il a maigri ! Il ne mange pasassez. Ses yeux sont tout creusés. Àforce de vivre sur la

Rêve deMirzo

Quand parviendrons-nous en haut ?Cette montagne n’a pas de fin. Ellemonte ainsi pendant trois

Parolesde S.

disent-ils en bas ?

Penséesde S.

m’aime. Je ne sais pas pourquoi. Je luifais confidence de toutes mes pensées.Il a l’air de me

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Rêve deS.

Vous n’êtes pas faible. Voulez-vousmonter à cheval avec moi ? Oui, unejument. Vous aimez

Parolesde M.

Ne t’en soucie pas, ils nepeuvent pas comprendre.

Penséesde M.

montagne… L’endroit est trop désert.Personne pour le défendre. Pirehoulkfourmille par ici. Je

Rêve deM.

vies d’homme. Accroche-toi fermeà mon manteau, frère, tiens-moi.Comme deux insectes sur une

Parolesde S.

Et toi, tu comprends ?

Penséesde S.

comprendre. Je lui parle même de lafille Vançaï. Pourquoi me rappelle-t-ilqu’il gardait la porte pendant

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Rêve deS.

à galoper. Galopons. Heï, heï, raca-pata ! Et voici votre mère. Pourquoitourne-t-elle la tête pour me

Parolesde M.

Non.A-t-il besoin de comprendre, celui

qui vient tenir

Penséesde M.

suis sûr que, toute la nuit, ils viennentjouer et danser sur sa poitrine. Je de-manderai au mollah

Rêve deM.

tige toute velue et gluante. Psss !Elle est immense. Nous n’arriveronsjamais à la fleur du sommet.

Parolesde S.

Si le solitaire se plaît dans sa so-litude ?

Penséesde S.

que j’étais avec elle dans la chambre ?Il a crié cela drôlement. Il ne dit riencomme personne. Il

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Rêve deS.

mordre le nez ? Votre père dort, ildort la gorge ouverte. Il faudra faireun peu de bruit,

Parolesde M.

compagnie au solitaire ? Jem’éloignerai quand tu

Penséesde M.

qu’il monte l’exorciser. Je le lui feraidemander, puisque je ne redescendraiqu’avec Saad. Je veillerai la nuit.

Rêve deM.

Oh ! tu es fatigué ! Asseyons-nous.Vois où je pose ma tête. J’y suisbien. Tu es bon. Il n’y a

Parolesde S.

Tu es un homme de la tribu.La tribu

Penséesde S.

était devant la porte et faisait senti-nelle. Qu’elle était belle, cette fille,éclairée par

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Rêve deS.

sans quoi on entendra le sang. Il encoule un vrai fleuve. Pourvu qu’il nenoie pas mes frères !

Parolesde M.

le désireras.

Penséesde M.

J’écarterai Pirehoulk. Je sais réciterkoul ouhia, faire le ghier, un peu. Si

Rêve deM.

pas de femme plus douce ni plusbelle, de cavalier plus hardi ni plushautain. Il est

Parolesde S.

ne peut rien pour moi. Même pasAmine. Ni toi. Ni toi surtout.

Penséesde S.

cette petite lampe qui lui faisait destaches de lumière sur sa peau luisante !Elle était en sueur d’avoir

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Rêve deS.

Naturellement ils sont là. Naturel-lement. Vous ne le saviez pas ? Ilssont arrivés en bateau sur

Parolesde M.

Non. Je le sais.

Penséesde M.

Amine aimait Saad… Je crois qu’ellel’aime. À sa façon. Il ne peut tenir quetrès peu d’amour

Rêve deM.

agréable d’être un insecte. Regardetoutes les petites mains que j’ai…Tu t’en moques. Tu te pro-

Parolesde S.

Penséesde S.

tant lutté, eu peur. Je porte encorel’odeur de sa sueur dans mes narines.Cela n’était pas mauvais.

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Rêve deS.

le sang. Ils rament avec des sabotsde jument. Regardez l’âne deboutsur l’avant, un âne entier. Il est en

Parolesde M.

Le poète l’a dit :

l’amitié qui n’est pas payée deretour est

Penséesde M.

en elle. C’est une petite, petite créa-ture ? Le poète l’a dit : l’amour quin’est pas payé de retour est

Rêve deM.

mènes fièrement dans ton beau pes-tèk rouge. Pourquoi Leïli n’est-ellepas avec toi ? Vous êtes mariés.

Parolesde S.

Le poète l’a dit : l’amitié d’un

Penséesde S.

avait de la sueur sur ses joues, sur sesbras, sous ses bras. Comme une jumentqui vient de galoper.

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Rêve deS.

érection. Non, non, n’y touchez pas !Cela vous salirait. Venez avec moi.Vous voyez, je

Parolesde M.

une flèche sans force qui retombeaux pieds de l’archer.

Penséesde M.

une flèche sans force qui retombe auxpieds de l’archer. La pensée de Saadn’est pas occupée d’Amine.

Rêve deM.

pourtant ! Elle me regarde en riant.Je suis laid, mais je t’aime mieuxqu’elle ne t’aime.

Parolesde S.

homme malchanceux est un pré-sent du diable. J’ai résolu d’épar-gner ce présent,

Penséesde S.

La jument ? C’était sa mère. Ce rêveque j’ai fait, comme il s’est réalisé !Tous

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Rêve deS.

vole très facilement, sans toucherterre. Faites-le. Pourquoi Amine dit-elle que non ?

Parolesde M.

Penséesde M.

Allah en soit loué ! Saad a l’âme d’unchef. Quelle fière mine, assis comme

Rêve deM.

Prends-garde à cette femme, Saad !Ô Saad, à toutes les femmes ! Jen’aime pas les

Parolesde S.

ce malheur à ceux qui m’ap-prochent.

Penséesde S.

les rêves se réalisent. Ils nous viennentd’Allah. Ses ordres. Je n’ai faitqu’obéir. Heï, heï, ra-

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Rêve deS.

Elle dit toujours non. Prenez-la parses cheveux. Oh ! Ils se sont déta-chés ! Elle n’a, sur

Parolesde M.

Le poète l’a dit encore :

Ô vent qui pousses le vaisseau du

Penséesde M.

il est en ce moment, avec sa moue dé-daigneuse, ses yeux de ténèbres, rayésd’étincelles. Dou-

Rêve deM.

femmes. Je les admire, je les envie,mais elles me font horreur. Leurâme n’est pas bonne.

Parolesde S.

Et tu t’es levé ? Merveilleux nau-tonnier !

Penséesde S.

capata ! Je l’ai cavalée, la rosse, jus-qu’au sang ! Ouam ! Le Loup crocheau poitrail, à même la

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Rêve deS.

la tête, que des tresses de chanvre.Vous avez une belle natte, épaissecomme une jambe. Met-

Parolesde M.

monde, lève-toi !

Raille, frère, outrage-moi. Si

Penséesde M.

ceur, force… Ainsi sont les héros. Leurvue nous emplit d’exaltation. Oui, jeveillerai sur

Rêve deM.

Leïli est belle, mais elle a un groinde truie. Ouvrons-la, tu verras bien.Attache-la

Parolesde S.

Il y a pourtant une chose oùtu peux me servir.

Penséesde S.

jugulaire. Sa mère… La même sueurtoutes les deux. L’odeur douce-amère.Pourquoi m’a-t-elle

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Rêve deS.

tez-la le long de ma jambe. Ap-puyez-vous sur votre natte. Elle vavous aider à voler. Comme

Parolesde M.

j’en souffre, tu n’auras même pasl’ennui de t’en apercevoir.

Penséesde M.

ton sommeil, j’écarterai Pirehoulk, tun’auras même pas l’ennui de t’en aper-cevoir. Servia-

Rêve deM.

d’abord à ce piquet par les deux poi-gnets. Un nœud bien solide. Et puisje la fends du

Parolesde S.

Les cheveux de cette fille ? Terappelles-tu leur couleur ? Cellede ses yeux est devant !

Penséesde S.

fait entrer dans sa chambre ? Et levieux qui ronflait auprès ! Peut-êtreelle vou-

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Rêve deS.

c’est facile ! Nous voltigeons tous lesdeux. Nous sommes seuls au mondeà le pouvoir

Parolesde M.

Penséesde M.

ble et soumis comme une femme. Maisnul besoin de m’en savoir gré. Car tune me verras

Rêve deM.

haut en bas. Regarde : l’intérieurn’est-il pas celui d’une truie ? Lesmêmes organes,

Parolesde S.

mes yeux. Et cette natte… sigrosse. Mais je ne parviens pas àrevoir la teinte de ses deux

Penséesde S.

lait me faire tuer après avoir tiré demoi son plaisir ? Je n’aime pas me rap-peler

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Rêve deS.

faire. Regardez la barque, tout enbas, minuscule, et l’âne. Votre mèreessaye de faire rentrer

Parolesde M.

Penséesde M.

jamais que hautain, distrait, commeun vrai cavalier ! Beau djinn sombre,tu me supporteras,

Rêve deM.

à la même place. Et cette couleur !Blancs, avec un sang jaune. Ah !Pssch ! Dois-je

Parolesde S.

yeux. Ils ne ressemblaient à rienautre au monde,

Penséesde S.

cette chose-là. J’y pense tout le temps.Le scorpion est en moi. Il me ronge.

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Rêve deS.

le membre de l’âne dans la barque.Elle n’y parviendra pas. Qu’est-cequ’il faut

Parolesde M.

Penséesde M.

alors, – peut-être ? (comme il dit). Tune supportes pas grand monde. Lesfemmes par-

Rêve deM.

tout de même lécher mon khand-jar ? Je n’en ai pas le courage. Etpourtant, si ce

Parolesde S.

Penséesde S.

Le plaisir que je goûte avec Amine estde l’eau fade, le souvenir de cette autrefemme

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Rêve deS.

écouter ? Cette musique ? Commeelle est belle ! C’est Mirzo qui siffle.Il siffle

Parolesde M.

Les cheveux de la vieille femmetraînaient dénoués dans sonsang, ils étaient gris…

Penséesde M.

lent de toi, tu ne leur fais pas volontiersl’aumône d’un de tes pétales de ve-lours.

Rêve deM.

sang jaune m’attrapait ? Lèche-le,toi ! Bonne précaution ! Si tu l’avaisprise plus tôt, tu

Parolesde S.

Qui te parle de ceux-là, imbé-cile ? Que viens-tu me rappelercette affreuse jument ?

Penséesde S.

est vif. Du bon lait aigre. Le plaisir quem’a donné cette autre femme était bon.D’où ? cela

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Rêve deS.

bien. Vous l’entendrez, la nuit, au-tour des tentes. Il siffle tout letemps. Asseyez-vous. Oh ! Les

Parolesde M.

Penséesde M.

Comme l’homme est changeant ! Je l’aipourtant vu tout autre, un jour… unenuit où il s’est

Rêve deM.

aurais vécu en paix… Pauvre,pauvre Saad, que je te vois malheu-reux ! Aha ! Voici Leïli qui sort

Parolesde S.

Penséesde S.

provient-il ? Auprès de cette vieille ju-ment, Amine est un poulain bondis-sant. Une brise de printemps

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Rêve deS.

voici tous qui accourent ! Oui, mesfrères ! Que veulent-ils Ils metraitent de chien ? Mensonge ! Je

Parolesde M.

Penséesde M.

montré pour la première fois tel que jele devinais, tel qu’il est. Quel renardchargé de fureur il

Rêve deM.

en courant. Nous ne l’avions doncpas liée ? Je ne pouvais pas l’empê-cher, frère, je te le jure ! Pourquoi

Parolesde S.

Penséesde S.

auprès d’un vent d’été. Mais ce ventbrûle tout. Il me brûle. Brûle ma vie.Est plus

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Rêve deS.

suis le Loup, le Loup, le Loup. LaChienne, c’est elle. Attention à vous,Vancaï ! Enfermez-vous dans

Parolesde M.

Je ne me rappelle pas

Penséesde M.

m’a jeté, quand il m’a trouvé seul aveccette fille raya. Cette fille aux yeuxbleus. Il

Rêve deM.

rit-elle ? Elle court dans le couloir,vers le feu, son groin tourné versnous, et elle rit

Parolesde S.

Ha ! Inutile ! Incapable ! Rienne

Penséesde S.

fort que ce qui est. Comme un rêvedans le présent. On croit vivre, on rêvetout éveillé. Si

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Rêve deS.

la tente avec Amine. Enfermez-vousbien. Ils veulent entrer, ils vousprendront, ils vous ferons

Parolesde M.

la couleur des yeux de cette fille-là. Je ne les ai pas regardés.

Penséesde M.

craignait que… Que craignait-il ? Quisait ? Et moi, que faisais-je là ? Quellefolie m’avait

Rêve deM.

tout le temps. Ne la suis pas, Saad,au nom du Ciel, je m’accroche à toi.Ah, frère, tu vois bien

Parolesde S.

m’étonne de toi. Ta présence mebrûle. Toi aussi, tu me nommesle fils de la Chienne,

Penséesde S.

ce rêve était aussi un ordre d’Allah ?Un premier m’a forcé à tuer la femme,et voici

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Rêve deS.

cuire ! Ah ! Voici Nidham ! Comme ilme hait ! Comme il est vigoureux !Sauve-toi,

Parolesde M.

Penséesde M.

pris ! Je la lui gardais. J’aurais mieuxfait de la lui tuer. Elle a presque ricanéen me

Rêve deM.

qu’elle t’entraîne dans le feu ! C’estune péri ! Si tu l’écoutes, tu es per-du ! Reste

Parolesde S.

n’est-ce pas ? Toi et ton grandami Nidham. Houm !

Penséesde S.

que la femme vit encore et vit en moi.Quelle est la signification de cela ? Or-donne-

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Rêve deS.

Saad ! Je me prends le pied dans lescordes, je tombe ! Oh ! Ce

Parolesde M.

Penséesde M.

dévisageant. Oui, je suis laid, mais ily a plus de dévouement en moi qu’enn’importe quelle

Rêve deM.

ici, frère ! Reste avec moi. S’il fautque quelqu’un y aille j’irai. Oui, Leï-li, me

Parolesde S.

Veux-tu voir la

Penséesde S.

t-il que je tue Amine ? Le vrai Loup,c’est le souvenir. Croche au poitrail.Mon poitrail. Ouam, lui aussi. La

Rêve deS.

coup ! Il me frappe ! Je saigne ! Monsang coule. Il est vert. Du sang de

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Parolesde M.

Nidham n’est pas mon ami. Tesennemis sont mes ennemis.

Penséesde M.

femme au monde, surtout dans cettefille incroyante à l’œil bleu provocant.Elles sont belles,

Rêve deM.

voici ! C’est moi ! Vous n’avez plusvotre hure ? Comme vous ressem-blez à cette fille raya, là-bas !

Parolesde S.

couleur de mon sang ? As-tu ja-mais vu du vrai sang rouge, demusulman, du sang de

Penséesde S.

jugulaire. Jusqu’au sang. Mon sang.Le sang de la Chienne. J’en ai telle-ment avalé,

Rêve deS.

chienne crevée. Il pue. Je pincerail’artère et mon sang te pissera au vi-sage,

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Parolesde M.

Penséesde M.

les femmes. Elles me font horreur. C’estleur âme qui est basse. Celle-là, quelvisage

Rêve deM.

Houm ! Oui, c’est bien là le corpsde votre mère. Qu’importe ? Elle estbien

Parolesde S.

Loup ?… Regarde, alors !

Penséesde S.

en l’égorgeant, qu’il est entré en moi,s’est ajouté à mon sang. J’avais cru melaver au sang

Rêve deS.

te brûlera, défigurera. Je suis leLoup. Nidham passe derrière latente ! Ha ! Ha… Vancaï

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Parolesde M.

Assez, frère, tu deviens fou,rentre ton khandjar. C’est Alkiqui t’inspire. Au nom du vrai

Penséesde M.

méchant ! Comme elle occupe son es-prit ! Si elle le voyait en ce moment,ah ! elle l’ai-

Rêve deM.

morte. Vous dansez ? Elle danse enpleurant. Elle danse en pleurant.Elle est belle, mais

Parolesde S.

Tu penses que, parce que j’aimordu la femme à la jugulaire,son sang est entré dans le

Penséesde S.

de ces chiens. Rien du tout ! C’est leleur qui coule maintenant dans mes ar-tères. Nidham et les

Rêve deS.

attention à toi ! Il découpe la peaude la tente avec son khandjar. Pro-tège ton ventre ! Et tous les

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Parolesde M.

Dieu, frère, reviens à toi !

Penséesde M.

merait. Elle étancherait certainementcette coupure avec ses lèvres. Il nepense qu’à elle.

Rêve deM.

elle a une âme de truie. Je le saispuisque nous l’avons ouverte. Ha !Elle me soufflette ! Malheur à

Parolesde S.

mien ? Tu mens, tu mens ! Je nesais pas pourquoi je ne te frappe-rais pas au visage.

Penséesde S.

autres avaient raison. Ils ne me recon-naissaient pas de leur race. « Le fils dela Chienne »

Rêve deS.

autres qui arrivent ! Ils vont me tuer.Je ne suis pas un Loup. Vous voyezbien que je suis un

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Parolesde M.

Tu le

Penséesde M.

Il ne nous voit plus. Il n’est plus avecnous. Il est resté là-bas-Ces rayasconnaissent des

Rêve deM.

elle ! Je ne lécherai pas mon khand-jar ce coup-ci. Qu’importe que votresang me poursuive.

Parolesde S.

Penséesde S.

Élevé avec les Loups, a voulu faire leLoup, pour montrer comme il était bonLoup à

Rêve deS.

âne, regardez mes griffes. Ha !Amine l’a tuée, Amine a tué la filleVançaï ! Au

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Parolesde M.

peux. Mais tu sais aussi que tu lepeux. Où sera le courage, Loup ?

Penséesde M.

sortilèges, des enchantements. Nosmollahs n’y peuvent rien. Leur Dieun’entend pas notre

Rêve deM.

– Saad ? – Vous pouvez le chercher,l’appeler. Il est loin. Saad est monfrère, je l’ai sauvé.

Parolesde S.

Ha ! Ha ! Ha ! Mirzo, tu vois bienque je ne suis qu’un chien !

Penséesde S.

voulu tuer en Loup, et tout le monde apu voir qu’il était un chien. La sueur dechiennes

Rêve deS.

secours ! Elle boit son sang à mêmela gorge. J’étouffe. Allah ! Allah !… –Allah se moque

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Parolesde M.

Frère, frère, sois

Penséesde M.

langue. Mais je sais un moyen… peut-être. Un vrai, un sûr moyen de dénouerl’enchantement.

Rêve deM.

Mais voici pour vous ! Et voici !Han ! Plus de Leïli. Le groin se re-ferme. Une fois et plu-

Parolesde S.

Non,

Penséesde S.

le retient. Le sang des chiennes. La na-ture des chiennes. Voilà. Pourtantcomme elle est

Rêve deS.

de toi, tu es un chien. Comme il faitbon, ici ! « Dure montée, SeigneurMarchand. Reposez-vous

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Parolesde M.

calme ! Mirzo est ton frère,t’aime. Que peut-il faire pour tedélivrer de tes tourments ?

Penséesde M.

Dix seaux de sang raya pour chaquegoutte de sang de Saad. J’irai, je frap-perai la fille

Rêve deM.

sieurs fois. Ah, Saad, vous pouvezvenir, la fille qui vous faisait du malest morte. Vous

Parolesde S.

non, qu’il me laisse. Mon tour-ment est d’être ici. Qu’il auraitété doux de mourir-là bas !

Penséesde S.

plus vraiment louve que la femmeétroite qui est dans ma tente, la filleVancaï ! Ha ! Ha !

Rêve deS.

sous cet olivier. Voulez-vous boire ?J’ai une gourde pleine de sangd’âne, et du

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Parolesde M.

Penséesde M.

L’enchantement cessera. Haï ! Haï !Qui en profitera ? Je ne reviendrai pasde cette expédi-

Rêve deM.

faites signe que vous ne voulez pas ?Que la terre est femme, cette an-née ? Qu’elle appelait du

Parolesde S.

J’y serais resté ! J’y dormirais !Ses pieds fouleraient la terre quime couvrirait. Le poète l’a

Penséesde S.

Ha ! C’est Amine la vraie bête ram-pante. Je n’aime pas sa sueur, sonsang, sa nature,

Rêve deS.

meilleur. Mais d’abord il faut queces sales bêtes cessent d’aboyer,sans quoi vous ne pourriez

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Parolesde M.

Penséesde M.

tion. Saad désensorcelé retournera àAmine. Faut-il travailler pour elle ? Al-ler frapper la

Rêve deM.

sang d’homme, pas du sang defemme ? C’est bien, mon chéri. Necraignez rien. Vous ne pourrez

Parolesde S.

dit : « Quand tu passeras, relèveta robe, je suis devenu terre, tupourrais tremper ton vêtementdans

Penséesde S.

fleur pâle. Non, non, je ne l’aime pas.J’ai pitié d’elle. Je n’ai pas pitié del’autre fille ! Ses yeux

Rêve deS.

plus sortir de cette cour. » Et il fautque je sorte de cette cour. Pourquoime tenez-vous ?

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Parolesde M.

Penséesde M.

lointaine, qu’il ne reverra plus, qu’iloubliera, un jour, et au profit de qui ?De la femme qui m’est odieuse !

Rêve deM.

pas mourir ! Je vous aime si fort queDecha Bahhtati ne vous prendra paspour un homme. Jamais un

Parolesde S.

le sang que tu as fait jaillir demon cœur. » Ah ! Plût à Dieu !Plût à Dieu !

Penséesde S.

bleus ont fait baiser les miens. Pour-quoi est-ce ainsi ? Parce que je suis desa race ? Et si c’était le

Rêve deS.

Vous savez bien que je ne suis pasd’ici, je suis un espion, laissez-moim’en aller, il faut que je rejoigne

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Parolesde M.

Frère, frère, sois calme. Dors.Je veillerai sur toi.

Penséesde M.

Mais les sorts de la chrétienne sont troppuissants. Écoute-le ! Écoute-le ! Ils nele lâcheront plus. Si je ne

Rêve deM.

homme n’a été si fort aimé. Maisqu’au moins je meure de votre main.Voici mon flanc. Voici mon

Parolesde S.

Laisse-moi, Mirzo, tu ne peuxplus rien pour moi. Ta tribu acessé d’ê-

Penséesde S.

contraire ? Ha ! Ha ! Ha ! Allah ait pi-tié de moi ! Je suis hors de mon sang,je suis hors de mon

Rêve deS.

les miens. Seul ? Oui. Ils m’ont en-voyé seul en avant parce qu’ils nem’aiment pas. Je cherche quelqu’un

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Parolesde M.

Ni Alki, ni Pirehoulk ne t’impor-tuneront plus. Je ne te quitteplus.

Penséesde M.

les tranche, il est perdu. S’il faut quequelqu’un y aille, j’irai. Et s’il faut dusang d’homme, plutôt

Rêve deM.

khandjar. Frappez ! Aha ! Appuyezfort, appuyez davantage ! Ô Saad,enfoncez le poignard jus-

Parolesde S.

tre la mienne. Je suis bien le Filsde la Chrétienne. Mirzo, Mirzo,tout est fini !

Penséesde S.

clan, je suis seul, je suis malheureux,personne ne m’aime, je veux revoircette fille !

Rêve deS.

qui m’aime. J’ai sommeil. Si je pou-vais dormir, ici, près de cette fille, jedeviendrais si tranquille et bon !

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Parolesde M.

Penséesde M.

le mien que le sien. Ô Saad, frère, unregard sur votre ami ! Mon poignardbrûle et gonfle en son fourreau !

Rêve deM.

qu’à la garde. Et maintenant, lèche-le, mon chéri, lèche-le bien, c’estmon sang qui est dessus !

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VII

Nous vivons en un temps où les fils en-seignent les pères et leur apprennent à parler.Telle est la vitesse du siècle qui nous emporte,que chaque jour voit changer la face de laterre, que les vieux ne retrouvent plus au-jourd’hui les chemins qu’ils suivaient hier, queles jeunes inventent une machine, tous lesquarts d’heure, un mot pour la désigner, unetoilette pour s’en approcher, un désir pour l’uti-liser, une fierté pour s’en excuser. Lorsqu’ilsse retournent vers leurs parents, ils s’écrient :« Quels sont ces vieux au foyer accroupis ? Se-raient-ce vraiment ceux-là qui nous auraientengendrés ? »

Alors vous pouvez voir ces bons vieux selever de leurs foyers, épousseter la cendre deleur derrière, palper ces beaux atours et s’en af-

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fubler, trotter vers ces mécaniques et s’y ins-taller, s’enquérir du jargon à la mode et s’appli-quer à le reproduire, avec la juste, l’élégante in-tonation, à quoi l’on reconnaît ceux qui se sontrendues familières les merveilles d’un universinlassablement restauré.

Bénis les temps où les peuples se sont misen marche et les empires ébranlés, où les motsd’ordre ne valent que pour six mois, où lesidées s’essuient comme la vaisselle après dî-ner, où les voitures vont à la ferraille sitôt qu’ily manque un boulon, où les hommes et lesfemmes demeurent, au contraire, à jamais ado-lescents et court drapés.

Sans doute ces bouleversements ont chan-gé bien des choses dans la ruche. Ainsi nousavions cru jusqu’à ce jour que le plus salutaireusage de la maturité était la conquête d’unecertaine paix de l’esprit, d’un certain détache-ment des apparences, d’une certaine bien-veillance offerte aux agitations de la jeunesse.

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Nous avions pensé que, dans l’évanouissementde toutes choses, il convenait à la vieillessed’apparaître comme un havre, l’image vivantedu lien des générations entre elles.

Allah en a décidé autrement. Il sait mieuxque nous si cela nous convient.

Donc bénies les époques où le mondebouge. Mais quel repos pour la tête celles oùil ne bouge pas ! Saad n’avait à penser qu’à luiet pas au monde. Il en était de même de Mir-zo et de tous les autres. Ils ne se souciaientque d’être des jeunes gens. Les vieillards assu-maient de leur côté les charges de la vieillesse.Chacun tenait son rôle, jouissait de ses pri-vilèges. L’enfant n’avait à rougir que de sespropres écarts ; il n’y ajoutait pas l’ennui deservir d’initiateur à des freluquets de soixanteans. Et il s’abandonnait à ses penchants d’unefaçon d’autant plus charmante et libre, qu’ilvoyait derrière lui ses anciens maintenir,

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contre lui-même, les règles de l’expérience hu-maine – cette conquête fragile.

Aussi, en ces périodes fabuleuses dont jevous parle, l’arrivée d’un vieillard était saluéeavec plaisir. Les contes que les jeunes hommesen espéraient n’étaient pas d’avance surannés,ni frappés de ridicule.

Autour du feu de Saad et de Mirzo, un soufise chauffait depuis trois jours. Il avait surgide la montagne, un matin de brouillard. Pourun peu les deux cavaliers l’auraient cru né dubrouillard de leurs propres pensées. Il s’étaitd’abord assis sans prononcer un mot, avec unsoupir de satisfaction, avait tendu vers laflamme ses mains racornies par la fraîcheur dela nuit, avait ensuite jeté les yeux autour de lui,considéré chacune de ces deux figures avec at-tention, puis éclaté de rire. Il était fou. Il étaitsage. Allah lui avait retiré la vue des chosesproches. Sa folie était fantasque, sa sagesse in-termittente. Par moments, son esprit se déro-

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bait à ce monde. Quand il y revenait, il rap-portait un butin prodigieux d’images et d’aver-tissements. Il avait déjà révélé maintes chosesaux deux enfants. Divertis de leur obsessionpar sa compagnie, ceux-ci le soignaient aveczèle. Il ne leur en témoignait aucune gratitudeet les rudoyait assez vivement.

« Qui croyez-vous être ? D’où croyez-vousêtre venus ? Quoi ? Loups ? Chiens ? Lions,peut-être ? Aha ? Lions ? Les imbéciles !

— Que veux-tu dire, père ?

— Non, non, il n’y a plus de lions. Presqueplus. Tous mâtinés. Chiens, chiens galeux, voi-là ce que vous êtes, comme tous. Les malheu-reux ! Moi seul, peut-être ? Et encore ? Deuxgouttes de lion dans un fleuve… de quoi ? Deloup, au mieux. »

Les enfants l’écoutaient avec une curiositépatiente. Le troisième soir, comme son espritparaissait moins absent que de coutume, Saad,lui ayant apporté sa nourriture, s’accroupit à

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ses pieds et lui dit, d’une voix un peu chan-tante, en évitant de le regarder :

« Loups ? Chiens ? Lions ? Et quoi en-core ? »

Le soufi ne montra ni surprise, ni colère.

« Que veux-tu qu’il y ait d’autre ? Tu saisbien que cela serait impossible. »

Palpitations du chasseur à l’affût. Commele chasseur, Saad évita de faire craquer lamoindre brindille. Il murmura sur le même tonchantonnant :

« Qui sait ? Une fois seulement ?… »

Il ignorait de quoi il s’agissait. Le dervicheretournait constamment à ces propos de loupset de chiens, et semblait y attacher une impor-tance extrême. Mirzo se tenait derrière Saad,dans l’ombre, écoutant de toutes ses forces.

« Ni une fois, ni cent fois. Comment cela sepourrait-il ? Puisqu’il n’y a que cela. Tu ne terappelles donc pas ? Ô grelot, noix creuse… »

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Saad eut peur qu’il ne s’égarât. Un ton plusbas encore, il reprit :

« Loups ? Chiens ? Cerfs ? Moutons ?…

— Non, non, non, enfants ! IL n’y a eu queles trois espèces majeures. Ainsi l’a ordonnéAllah. »

Le feu brillait clair. Les yeux clairs etbrillants du soufi s’attachaient au brasier queMirzo nourrissait sournoisement de petit boistrès sec, celui dont l’âme purifiée brûle tout en-tière et qui fait une flamme où il n’y a que dela flamme. Bientôt le vieillard sourit. Quand ilsouriait, deux fossettes se creusaient dans sesjoues de feuille morte.

« Vous ne vous rappelez donc rien, en-fants ? Comme la mémoire est devenue courte,aujourd’hui.

— Nous nous rappelons, père. Mais il fautnous dire la chose une fois de plus pour quenous la transmettions à…

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— Bou-houhoubou ! Alors, écoutez.

— Nous écoutons. »

Et sur Mirzo qui avait tressailli, Saad lançaun regard étincelant.

« Vous répéterez avec moi, enfants, n’est-cepas ? Sans quoi ma tête s’engage dans toutessortes de traverses, et je ne lie plus les corde-lettes entre elles.

— Nous répéterons, nous lierons, père.

— Une est la vérité, mais interminable lapente qui y mène. Chacun gravit de la montéece qu’il peut, puis reste perché sur son degré.Nous seuls, les soufis, nous parvenons au som-met. Nous n’y restons pas. Rester, aucunhomme ne le doit. Nous y demeurons le tempsd’un éclair. L’un, plus, l’autre, un peu moins.Alors il nous faut redescendre. Nous vous ren-controns tous, chacun à votre tour, plantés survos étages, et nous vous révélons ce qu’il est

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en vous de recevoir. La plupart ne veulent pas,ne peuvent pas, ne croient pas. J’en ai vu…

— Père ! » supplia une voix très basse. Mir-zo jeta une nouvelle brassée de fagots dans lefeu. Une lueur impérieuse en jaillit. Les yeuxdu vieux derviche revinrent s’y fixer, et il eutde nouveau son sourire à fossettes, son sourirede petit enfant innocent et rusé.

« Oui. Oui. Où en étais-je ?

— Une est la vérité, chacun en a sa part, latienne les contient toutes.

— Toutes ! »

s’écria subitement le fou. Il jeta la tête en ar-rière, et, les prunelles toujours captivées par laflamme dansante, il continua sur un ton où lemépris, l’orgueil, la force roulaient à grand fra-cas :

« On ne vous ment pas quand on vous ra-conte qu’Allah a créé l’homme. Mais on nevous dit pas tout. Pauvres petits ! Vous seriez

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écrasés par la vérité. Allah a créé l’homme,mais il n’a pas créé cet homme que vous voyez,bas, faux, lâche, misérable… Cet homme-là,c’est l’homme qui l’a fait lui-même…

— C’est l’homme qui l’a fait lui-même. Etensuite, père ?

— Il n’y a pas d’ensuite. Il y a un d’abord.

— Nous savons… D’abord, il y a eu… il y aeu…

— Laissez-moi me rappeler. Moi seul j’yétais. Voici. Nous habitions les hautes ca-vernes, au sommet des montagnes. Nousétions les plus proches de Dieu. Nous avionsune crinière sur nos épaules, les dents carrées,les ongles terribles, le front et le menton droits,nous parlions peu et nous regardions en face.Chacun vivait seul, avec sa femme semblableà lui et ses enfants. Nous sortions de nos ca-vernes pour chasser, et alors nous avertissionsla plaine et la montagne par un grand cri. Àce signal, nos frères, qui vivaient clairsemés,

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par couples, dans les hautes cavernes, savaientque nous étions en chasse et ils évitaient decroiser leurs pistes avec les nôtres, sinon pourveiller sur nos abris. D’ailleurs il s’en faisait ra-rement besoin, parce que nos femmes étaientpresqu’aussi fortes et beaucoup plus redou-tables que nous.

« Les seuls ennemis que nous aurions pucraindre étaient les lions. Il y avait un pacteentre leur peuple et le nôtre. Comme nous,ils vivaient isolés, ils rugissaient pour avertir,ils fréquentaient les Hauts Lieux. Mais ils neconnaissaient ni l’usage du feu ni le culte d’Al-lah.

« Nous aimions l’espace, nous rendionshonneur à Dieu, nous entretenions des foyers.Comme les lions, nous dédaignions les hacheset les traits parce que tout pliait sous notre at-taque. Nous ne tuions que pour notre nourri-ture. Le reste du temps, nous nous promenionsà grands pas sur les plateaux en devisant avec

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nous-mêmes. Nous tracions aussi des lignessur des dalles plates, avec de la cendre broyéedans la graisse d’élan, pour enseigner à nos pe-tits le gibier qu’il était permis de chasser et ce-lui dont notre peuple devait se détourner. »

À cet endroit, Saad ne put se tenir de re-lever la tête. Le vieillard se taisait et fixait laflamme en souriant, de son air futile et pai-sible :

« Quels étaient les… gibiers dont vous de-viez vous détourner ? »

Le soufi ne disant mot, il lui posa (ce fut sontour) la main sur le genou :

« Père, quels étaient ces animaux défen-dus ? »

Le derviche sursauta.

« Pourquoi me demandes-tu cela ? »

Pour toute réponse, Saad respira profondé-ment. Le soufi reprit conscience des gens et

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des lieux. Il soupira, lui aussi, regarda autourde lui et :

« Tous ceux qui étaient beaux. Beaux,libres, gracieux. C’était notre autre différenceavec les lions, les vrais lions. Eux chassaientindifféremment toute créature, pour la faim.Nous préférions regarder les poulains caval-cader dans leurs pâturages. Ils reniflaient ter-riblement vers nous, puis nous tournaient ledos et prenaient le galop en ruant et en en-voyant leur queue et leurs sabots vers le ciel,comme des jeunes fous qu’ils étaient. Puis ilsfinissaient par nous suivre et nous aimer. Nousavions beaucoup d’amis inutiles qui entou-raient nos abris, parce que nous étions sages,forts et modérés.

— Aviez-vous également des… des petitesbêtes à tête de chatte ?

— Pourquoi demander cela encore ? Toutesles bêtes venaient et repartaient librement,couchaient devant le feu et miaulaient ou meu-

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glaient, piaffaient, coquetaient, que sais-je ?Quand elles devenaient importunes, l’enfantcriait : « Allez ! Pssouh ! » et il les chassait d’ungrand geste de son petit bras. Alors elles s’éloi-gnaient un peu, mais on voyait bien qu’ellesriaient. Beaucoup de bêtes riaient dans cestemps-là.

— Quand le rire a-t-il cessé ?

— Je vais le dire. Je le sais. Le Savoir ! Toutréside en cela. Qui le détient est maître dumonde. Moi… Oui, moi… L’ascension… Tou-ché le sommet ! Je possède seul la vérité dansle monde aujourd’hui. Le Savoir ! Volontaire-ment je vous le transmets à cause des troisjours que j’ai passés près de votre feu, à m’as-surer que vous étiez simples et sots, tous lesdeux.

— Père, c’est du rire que tu parlais, du riredes bêtes.

— Cela même. Un jour, ma femme…

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— Tu avais une femme, toi, un soufi ?

— Pourquoi n’aurais-je pas eu de femme ?À ce moment-là, tout le monde baignait dans lasainteté. Le Savoir était sur nous. Nous étionstous des soufis. Il n’y avait pas de pollutiondans nos mariages, parce que, parce que… »

Il se tut. Saad souffla :

« Pourquoi ?

— Parce qu’elles étaient fortes et loyales,mais pas très belles, tu comprends ? DesMères, le giron même de la Nature, dans sonévidence, sans apprêt. Et pas très gaies, bienque très courageuses. Alors, un jour, la femmem’appelle : « Toi, écoute donc. » La caverneétait en haut de la montagne. La pente formaitun à pic de quatre mille pieds jusqu’à un petittorrent froid et vert comme un serpent, quise tordait au fond de la gorge. Ce jour-là, onn’apercevait pas le torrent. Trois brouillards aumoins nous en séparaient. Nous, nous vivionsdans le plein soleil des Hauts Lieux. Je sors

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de la caverne et je vois les poulains amis quiavaient le poil rêche et la crinière hérissée. Ilsreniflaient le vent, battaient le roc du pied etsanglotaient comme des petits chevreuils. Toutd’un coup ils s’emballent et disparaissent. Etles autres amis s’en étaient allés presque tous,sauf ceux qui avaient compris le feu et s’étaientréfugiés près de lui.

— Les chiens ? » demanda Mirzo. Il n’eûtjamais soupçonné que cette question pût pro-voquer un pareil accès de rage.

« Quels chiens ? » hurla le derviche en frap-pant du talon les braises du bûcher. « Quelschiens ? Qui te parle de cela ? T’ai-je cité leschiens, toi, bête stupide, sueur de crapaud ?Veux-tu que je te frotte le nez dans la cendre,ô le sot des sots ! Qui t’a permis ? Qui… ?Houm ! Non, pas de chiens. Il n’y avait pas en-core de chiens. Ne peux-tu écouter ? Tu en essans doute, toi-même, du pissat de chienne,

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et tu es pressé, pressé de les voir arriver ?Houm ! »

Une fois de plus la main légère de Saadfit son office sur le genou tremblant du vieuxconteur. Il se calma petit à petit, grondant, cra-chant et jetant des regards de côté et d’autre.Quand il eut repris haleine, les yeux des deuxenfants l’adjurèrent et il se remit tout à coup àsourire :

« Naturellement. Tu ne pouvais pas devi-ner. Le Savoir ! Le Savoir ! Aha ! Troisbrouillards nous séparaient du fond de lagorge, mais ils ne nous empêchaient pas dediscerner un bruit autre que celui du vent. Lepetit torrent, lui, était trop bas. On ne l’enten-dait pas. Alors, coup sur coup, il y eut plu-sieurs rugissements de lions. « Frère chasse »,dit la femme. Mais au ton de sa voix, on de-vinait bien qu’elle ne croyait pas ce qu’elle di-sait. En effet, c’était un cri de peur plutôt quede chasse. Lion chassé, cela ne s’était jamais

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vu. Ni Lion effrayé. Si ce n’est par le buffle oul’éléphant, et ce bruit-là n’était de l’un ni del’autre. D’ailleurs, ils ne montaient pas jusqu’ànos montagnes. Je dis à ma femme : « Je vaisvoir. » Je traverse un brouillard. Plus de soleil.Ma force et ma confiance diminuent. Le Froid !Je traverse un second brouillard et je com-mence à entendre le torrent qui, vu de près,était un énorme torrent, plein de clameurs etde soupirs. Mais toujours l’autre bruit, commeun grand piétinement mêlé de grognements. Jetraverse le troisième brouillard, j’entre dans lapluie, et alors je vois.

— Alors, tu vois, père ? Et que vois-tu ?

— Eux. »

Le soufi se tourna vers Mirzo amicalement :

« Approche, petit. C’était bien des hommes,sur leurs deux jambes, avec une tête dresséeau bout de leur cou, des mains pour tenir, desyeux qui regardaient, – qui essayaient de re-garder à la façon des nôtres. Des hommes,

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mais pas identiques à nous, comprends-tu ? Lepoil raide et court, pas de crinière du tout, lesépaules fuyantes, la poitrine aiguë, les hanchesbasses et lisses, les jambes torses et un muflequi bavait un peu en découvrant les crocs. Etsurtout, surtout, (écoute bien cela, petit), ilsétaient ce que nous n’avions jamais été, nous :ils étaient une horde, tous ensemble pêle-mêle,jappant, se coudoyant, se bousculant, commetu verrais une lande de fougères que le ventcourbe toutes en même temps d’avant en ar-rière. Ils étaient ruisselants de pluie et souillésde boue. La terre foulée par eux était rede-venue de la fange. Ils étaient en train de dé-vorer un lion mort. Beaucoup d’entre eux gi-saient morts eux-mêmes, ouverts, écrasés parle lion avant qu’il ne succombât. J’ai vu quec’était des hommes parce qu’ils partageaientleur proie avec leurs mains et que plusieursd’entre eux allaient d’un de leurs cadavres àl’autre, les tirant vers le même endroit, les ali-gnant dans le même sens et leur posant des

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petits cailloux bleus sur le front. Cela c’estl’homme. Il se reconnaît à ses morts et à sonmanger.

« Quand ils m’ont aperçu, ils se sont arrêtésde bouger tous, et nous nous sommes exami-nés, eux et moi. Je sentais bien qu’ils étaientmes pareils, mais j’éprouvais une grandecrainte et une grande nausée. À la fin, l’und’eux a poussé un ricanement et a jappé unpeu vers moi. Alors j’ai reconnu l’homme unefois de plus, parce qu’il parlait en appuyant salangue sur ses dents. Mais je ne le compre-nais pas. Il a voulu s’approcher. Cela m’a dé-plu. Quand il a été tout près de moi, j’ai allon-gé le bras et le petit homme n’a plus été qu’unechose qui se roulait par terre en geignant.

« Je croyais qu’ils allaient se jeter sur moiet je me sentais perdu à cause de cette pluie,de ce froid, de cet écœurement, et aussi parcequ’ils formaient une horde innombrable. Maisils se sont accroupis dans la boue, et ont com-

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mencé de grandes supplications, avec des ré-vérences et des baisers de la main vers moi,qui me faisaient venir aux yeux des larmes dehonte. Je leur ai crié : « Je suis l’homme, leLion est mon frère ! » Et je montrais le corps dulion. Ils ont écouté mes paroles avec beaucoupd’attention et un air intelligent. Un d’eux a ré-pété : « Ze souis l’houme », avec un accent sidrôle que je n’ai pu m’empêcher de rire. Alorsils se sont mis tous à rire avec exagération,même le blessé à mes pieds, qui en a profitépour détaler vers ses compagnons. Ils ont re-pris mes premiers mots plus fort : « Ze souisl’houme, ze souis l’houme ! » Puis un vieux àpoil blanc s’est levé, s’est frappé la poitrine àtoute force et s’est mis à imiter le loup, oule chien. Vous auriez dû les voir crier, trépi-gner, agiter la tête de haut en bas, et aboyerà qui mieux mieux. J’ai deviné ce qu’ils vou-laient dire. Saisis-tu, à ton tour, toi, le sot dessots ? Je venais de rencontrer une autre varié-té d’hommes.

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« Ils se montraient ma peau blanche et sanspoil, ma stature, ma crinière, mes muscles,mes jambes longues, ma bouche ronde. Maisla pluie coulait sur leur fourrure, et me glaçait,moi, jusqu’aux os. Ils m’invitaient par gestesà m’approcher, ils ouvraient leurs rangs. C’estalors que… »

Le soufi aspira une bouffée d’air, se levaet se mit à tourner autour du feu, clopinant,dansant, ricanant, la face toujours dirigée versla flamme. Ensuite il poussa un cri, fourrageadans sa barbe avec des glapissements et des la-mentations :

« Honte sur moi et sur tous les autres !Pourquoi sont-ils venus ? Avoir vécu baignésdans la vérité de l’esprit, la paix du cœur, lecalme des sens, et, tout à coup, cette… cetteinfamie, cette… cette chute ! Allah ! Allah ! »

Il s’arrachait les cheveux, se labourait lesjoues. Les jeunes gens l’entourèrent, l’apai-

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sèrent, le rassirent, il se laissa une fois de plusconsoler par eux comme un petit enfant.

« Père, père ! Dis-nous ! La Vérité ! Le Sa-voir ! Que t’ont-ils fait ? Tu es un grand saint.Tu n’as pu déchoir.

— Si, si, mes mignons, mes chéris, n’encroyez rien, j’ai déchu du haut de ma splen-deur. Plus de liberté. Finie, la solitude. Mais ilfaut comprendre beaucoup pour beaucoup par-donner. Allah m’a compris, puisqu’il m’a per-mis de regravir, un à un, tous les échelons dela sagesse. Quelle épreuve, quelle amertume,quelle pénitence ! Haï ! Haï ! Elles étaientbelles, enfants, et si fines, si rampantes, insi-nuantes ! Quand ils m’avaient fait signe, puisouvert leurs rangs, je n’avais encore vu queles mâles, qui me dégoûtaient, des brutes hor-ribles. Pouvais-je m’y attendre ? Elles étaientplusieurs, pelotonnées les unes contre lesautres, près du cadavre de Lion. J’avais inter-rompu leur repas. Elles avaient peur un peu.

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Par-dessus tout, de la curiosité. Elles me regar-daient de loin et clignaient des yeux, commecela. Ce velours humide et caressant ! Jen’avais rien vu de pareil. Nos femmes avaientles yeux gris, fermes et fiers. Alors cette lan-gueur, tout d’un coup, cette promesse, ce frô-lement ! On ne remarquait pas tout de suitequ’elles avaient un mufle, comme les mâles, unfront plat, du poil. Le leur formait un petit du-vet ras, fin, si soyeux, tout miroitant. Et puiselles étaient minces et souples, avec des seinsmenus très rapprochés, des épaules fuyantes etsurtout de longs cheveux, un second corps encheveux, plus charnel que l’autre, tout noir, unruisseau d’huile. Et il s’y ouvrait des trouéesdélicates, pleines de séductions. Nos femmesétaient blondes, nues et hautes. Que deman-dez-vous de plus, mes chéris ? Haï ! Haï ! Al-lah ! Allah ! Je ne me suis pas avancé, mais j’aifait le signe de paix, oui, devant le cadavre en-core chaud de mon frère Lion, et ils l’ont com-pris tout de suite. Le reste est venu de là.

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— Dis le reste, père, dis le reste.

— Ils se sont établis sur nos pentes, encontre-bas de nous, si bien que, certains jours,leur odeur montait jusqu’à nos narines. Maiselle ne nous dégoûtait plus autant, plus autant.Je veux dire, nous, les hommes, parce que nosfemmes n’ont jamais pu s’y faire, ni les tolérer,ni se laisser approcher par eux. Et les hommes-chiens, les femmes-chiens, haïssaient nosfemmes dans la mesure où ils les craignaient.

« Tous mes frères, tous les hommes grandset nus, solitaires, ont conclu, un à un, le pacteavec le peuple adorateur.

« Maintenant, quand nous partions enchasse, ils se levaient des fourrés et des roches,tout autour de nous, et nous accompagnaient,zélés, fidèles, pleins d’humilité, d’admiration,de jalousie. Ils guettaient nos sourires ; s’ilnous échappait un mouvement de satisfaction,ils entonnaient une sorte de chant de joie quiétait un bourdonnement immonde, et ils ve-

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naient toucher nos talons avec le bout de leursdoigts trop courts et froids.

« Mais souvent nous les entendions chasserpour leur compte. Leurs hurlements parcou-raient alors le fond de la gorge à une vitessed’avalanche. Ils apportaient une dextérité in-fernale à emmancher des petites pierres poin-tues. Ils étaient d’ailleurs merveilleusement in-ventifs et d’une activité incessante. Rien neleur résistait. Ces jours-là nous faisions biende nous tenir nous-mêmes à l’écart. Ils deve-naient frénétiques. Ils ne reconnaissaient pluspersonne. Ils se déchiraient entre eux.

« Ils n’avaient de pacte avec aucun animal.Ils ne respectaient que nous. La beauté ni l’élé-gance ne trouvaient grâce devant eux. Leurinstinct les poussait à la dévastation. Ils chas-saient indifféremment nos amis et nos enne-mis, les plus sérieux comme les plus folâtres,le taureau ou le cheval, les redoutables ou lesinoffensifs, le lynx, le castor. Les abords de nos

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cavernes ont perdu leurs hôtes. Le vide s’estfait sur la montagne. Nous n’avons conservéqu’un petit nombre de nos compagnons, ceux-là seulement que nous avons réussi à lier ouà enfermer. Le reste a péri sous les coups dela horde. C’est alors que les survivants ont priscet air que vous connaissez, et le rire a disparu.

« Celui des petits hommes résonnait à saplace. On les entendait aboyer du matin ausoir. Leurs cris, leurs disputes, leurs palabres,leurs raccommodements avaient transforménos belles vallées solitaires en lieux de tu-multe.

« Il n’y avait plus d’espérance de nous dé-barrasser d’eux. Ils se multipliaient avec unerapidité bien déconcertante pour des hommescomme nous, qui n’élevions guère plus de deuxou trois enfants dans toute notre vie. De nou-velles hordes venaient continuellement s’éta-blir dans les basses grottes. C’était chaque fois

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un prétexte à batailles, jusqu’au moment où,d’en haut, nous faisions retentir notre voix.

« Il y en avait qui tiraient sur le chien,d’autres plutôt sur le loup. Les premiers étaientplus rampants, plus humides, les autres plusfourbes, hargneux, brutes. Mais ce qui vousétonnera, c’est que, pas une fois, les uns ni lesautres n’aient essayé de nous détruire. Ils l’au-raient pu sans peine. Mais ils semblaient avoirbesoin de s’attacher à des êtres majestueuxet autoritaires. Ils croyaient peut-être confusé-ment que, privés de notre présence, de l’ordreque nous faisions régner vaille que vaille, ilsse seraient anéantis eux-mêmes jusqu’au der-nier dans leurs crises de démence. Je supposequ’ils avaient de vieilles traditions là-dessus.Si, parfois, un clan loup regimbait et montraitles dents, les clans chiens leur sautaient dessuset tout rentrait dans la servitude.

« Ils admiraient, ils imitaient nos moindresgestes. Nos enfants, ils cherchaient à les attirer

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dans leurs tanières pour observer leurs façons.Quelle colère alors chez nos femmes ! Commeelles nous envoyaient vite reprendre nos lion-ceaux volés. Comme elles les serraient farou-chement contre elles en nous regardant avecreproche.

« Oui, oui, mes chéris, elles étaient en droitde nous faire des reproches. Parce que nousfréquentions ces tanières malodorantes plusvolontiers que nous ne l’aurions dû. Si nousavions su ! Si nous avions deviné ce que ca-chait cette obséquiosité des petits êtres. Ils pa-raissaient si contents quand nous trouvionsune de leurs femmes à notre goût et que nousnous asseyions à leurs feux pour la regarder.Bientôt, nous ne nous sommes plus bornés àles regarder. Haï ! Haï ! Et plus que jamaiscette basse complicité, cette domesticité !Comme ils étaient fiers ! Bientôt il a traîné surla fange de leurs abris des enfants qui avaientle corps à moitié nu, la taille plus élevée, descommencements de cheveux rouges sur les

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épaules, mais toujours ce besoin de vivre entas, et ces yeux fendus, caressants, veloutés…

« Nous ne nous sommes pas arrêtés en sibeau chemin. Nous perdions le sentiment dela suprématie. Nous ne pouvions plus mépriserpersonne. Nous descendions la pente de la bes-tialité. Quand les femmes-chiennes nous fa-tiguaient par leur fadeur, cette complaisancetoujours prête, nous filions vers le clan loup.

« C’est une grande volupté d’être reçu parcontrainte et de surprendre des regards hai-neux derrière soi. C’est un grand repos, pourun homme fier, de briser une volonté mé-chante. Leurs femmes n’étaient pas moins sub-tiles que celles du clan chien, mais plus per-verses, plus dangereuses, mouvantes à sou-hait. Ah ! il y a eu là de quoi satisfaire aux ca-prices les plus blasés ! « Un jour, ma femme,ma vraie femme d’en haut, ne s’est pas levéecomme d’habitude. Je me suis penché verselle, mais elle m’a repoussé doucement de la

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main et a détourné la tête : « Femme, qu’as-tu ? – Je suis malade, Lion. Bien malade. » Jesuis sorti, le cœur en peine, pour chercher desherbes et de la viande fraîche. Ma détresseétait visible sur moi. Quand je suis rentré, lacaverne était pleine de femmes-chiennes quis’affairaient doucement. J’ai reconnu là beau-coup de celles à qui j’avais donné le droit deme regarder sans respect. Une de celles-là estvenue au-devant de moi. Elle a mis un doigtsur sa bouche : « Silence. Si tu savais commeelle repose bien ! »

« Le lendemain, les femmes-louves étaientlà.

« Ni les unes ni les autres ne sont plus re-parties. » (Le soufi s’était relevé et parlait for-tement en regardant le feu qui achevait de seconsumer dans le jour naissant). « Ainsi s’estformé le peuple dont vous êtes, où il est vainde chercher une loi commune, un principeunique. Chacun fait sa loi et arrange son devoir

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à sa fantaisie. Il y a des hommes-loups et desfemmes-louves. Il y a des hommes-chiens etdes femmes-chiennes. Il y a des métis des unset des autres. Il reste même quelques hommes-lions et quelques femmes-lionnes. Tout celaensemble mêlé, confondu, moulu sous lamême meule. Malheureuse race des enfantsd’Adam ! Et vous, triples sots, pauvres imbé-ciles, vous m’avez écouté jusqu’au bout enécarquillant les yeux ? »

Il vociférait et agitait sa longue barbe. MaisSaad, égaré, le retint par un pan de sa robe etlui posa derechef sa question de la nuit :

« Les petites… les petites femmes à têtede chatte, tu ne nous as pas dit d’où ellesviennent !

— Laisse-moi ! » cria le fou, et il dégageasa robe par un grand coup dans l’étoffe. « Unjour, les hommes-loups se sont fatigués de voirleurs plus belles filles nous rejoindre une à une.Ils nous ont parlé d’un autre peuple, très loin,

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les hommes-chats. Alors nous nous sommesébranlés, tous, masses profondes, hommes-lions en tête. Quelle guerre ! Elle a duré des an-nées. Il en est mort, des nôtres, par milliers.À la fin nous les avons exterminés tous, jus-qu’au dernier. Mais c’était un mensonge. Ilsn’avaient jamais été des hommes. Ils étaientd’une autre espèce que les hommes. C’étaientdes animaux. Une espèce très belle, une es-pèce terrible d’animaux. Quelques femellessurvivaient. Nous les avons ramenées. Nousnous les sommes partagées. Elles se sont fa-miliarisées. Il s’en trouve encore çà et là. Ellessont devenues assez pareilles à des créatureshumaines. Ahaha ! Des imbéciles les prennentpour des femmes, des vraies femmes. Ils lesépousent. Tant pis pour qui s’y trompe. Aha !

— Pourquoi, père, pourquoi ?

— Rencontres-en une seulement, et tu ver-ras. C’est tout mon vœu. Vous ne méritezmieux ni l’un ni l’autre. Je crache sur vos têtes

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de lézards et je m’en vais. Lâchez-moi ! Ar-rière ! »

Il fit un moulinet avec son bâton et disparutdans la brume du matin.

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VIII

Mirzo voulait courir après le vieillard.L’autre le retint. L’enfant demeura frappé del’air triomphant qu’avait son compagnon. Il nelui avait pas vu cette expression depuis… De-puis quand ? Depuis Kasir, la nuit qui lui avaitrévélé à la fois et changé son ami.

« Laisse ! » lui cria Saad. Il était deboutdans la brise de l’aube, superbe comme unjeune efrit. « Laisse-le aller. Qu’est-ce que tuveux qu’il nous apprenne encore ? Peut-êtremême il n’existe plus. Il avait sa mission. Il s’enva. Signe que les choses devaient être ainsi etqu’il était l’envoyé d’Allah. »

Il se prosterna impétueusement, jeta enavant les mains jointes, heurta le rocher dufront à plusieurs reprises, adora Dieu, le soleil

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levant, la nature et sa jeunesse. La joie l’inon-dait, glacée comme l’éveil du jour, glacéecomme une source de montagne. Il se gorgeaitdu sentiment de sa vie. Le passé venait dese refermer avec un bruit de mâchoire. Saadn’était plus qu’une ardeur projetée vers l’ave-nir.

« Tout devient clair. Le soufi m’était adres-sé. J’avais éprouvé trop de souffrances. Jen’avais rien de commun avec ces gens-là. Ilssont – quel mot employait-il ? – d’une variété,moi d’une autre. Comme tout devient clair ! »

Mirzo n’était pas moins agité. Sa figure denocturne se tiraillait dans tous les sens. Saadavait avec lui ses familiarités exquises, que lepetit n’aurait jamais espérées. Elles redou-blaient sa gratitude envers le fou, sa convictionqu’il leur avait transmis la parole de vérité.Ainsi Saad l’empoignait par les épaules et luiriait de si près qu’il avait le visage attiédi par lesouffle sain et odorant du garçon :

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« Comprends-tu, à présent, vieillechouette ? Le saint homme explique tout, pré-dit tout, rend tout possible, inévitable. Pour-quoi me sentais-je un étranger depuis ma nais-sance ? Finie, l’histoire de ma mère raya ! Finiel’histoire du fils de la chienne ! Fils de lachienne ? Remarques-tu comme ces pauvresdiables avaient un sentiment fin du vrai ? Ilsflairaient confusément qu’il y avait du chienet de la chienne dans l’histoire. Par Dieu ! Lesfils de la chienne ? Rions, Mirzo ! C’est eux,eux, eux ! Et les chiennes ? Leurs putains demères ! Ma mère, à moi… Comment le sainthomme les décrivait-il ? Le front droit, le men-ton droit, fortes, loyales, avec des yeux fermeset fiers. Tu n’as pas connu ma mère. Moi nonplus. Mais le mollah m’en parlait souvent. C’estainsi que je la vois. Elle était ainsi. Il n’en fautplus douter. Pure femme-lionne. Et mon père,Ahmed-Beg, tout ce qu’on en dit ne prouve-t-ilpas qu’il était, lui aussi, le descendant des so-litaires qui ont détenu l’empire du monde, les

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premiers ? Comment veux-tu que les petitesfemmes de la tribu, les Amine de son temps,aient rassasié son cœur ? Elles n’ont jamais étéfécondées par lui. Comme tout devient clair,Mirzo ! Il a attendu d’avoir rencontré, n’im-porte où, sa pareille, sa sœur de race. Celle-làne l’a pas méconnu. Tu as bien entendu répé-ter comme elle l’a tout de suite avoué pour sonmaître, s’est prise d’amour pour lui, a renoncéaux siens, à sa foi, son peuple ? Elle non plusne se sentait pas dans son clan, là-bas. Et moi,moi, ces deux sangs-là ont conflué pour mefaire, me refaire. Regarde-moi, mon petit Mir-zo ! Tu es mon frère, tu m’aimes. Est-ce que jen’ai pas en moi autre chose qu’eux tous ? Dis !

Mirzo ! Regarde-moi ! Est-ce que je n’ai pasun peu du lion en moi ? Oh, dis ! »

Il n’y avait pas besoin de le sommer ainsipour que l’enfant affirmât, jusque devant letombeau du Prophète, qu’il contemplait, à cemoment, la propre résurrection de l’aïeul idéal,

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– haut, blanc, rêveur et légèrement dédai-gneux. S’il en éprouvait plus d’orgueil que detristesse, plus de bonheur que de crainte, leconteur ne le sait pas et ne peut pas le dire.

Campé devant le petit, dans une posture defierté naïve, Saad riait à pleine poitrine :

« Comme tout devient clair ! Le jour oùnous devions atteindre le camp qu’ils occupenttout à l’heure, – le lendemain de la nuit où jet’ai trouvé, toi, dans les buis, t’en souviens-tu ?Écoute avec soin, je vais te dire ce qui est ar-rivé, ce jour-là. C’était à la halte de midi. Ondésanglait les chevaux, les femmes faisaientles feux. « Ô Saad, encore une outre d’eau…Saad, je n’ai plus de bois… Saad, le pilaf ! » Saadva, court, trotte, cherche, rapporte. Sansdoute, je n’aurais pas dû. Mais j’étais de bonnehumeur, Amine était gaie, et Adilè a de ces fa-çons de vous défier en se moquant qui fontrougir. Justement Adilè s’était mise avecAmine, ce matin-là, pour le feu et la nourriture.

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Nouroulla (tu sais pourtant si Nouroulla est unfrère équitable), Nouroulla s’approche, se metà rire. « Pourquoi ris-tu, Nouroulla ? – Je ris devoir les guerriers souffler sur le feu des femmes. »Je renverse le pot où l’eau bouillait. Aminecrie, Adilè crie plus fort. La colère m’avait pris.« Serai-je le maître sous ma tente ? » Nouroullan’arrêtait pas de rire. « Pourquoi ris-tu encore,Nouroulla ? – Tu penses t’être rendu maître sousta tente parce que tu as renversé le sawar ? –Oui, oui », se met à glapir Adilè, langue d’aspic,« quand il retournerait tous les jours son mangerdans le feu, est-ce qu’il cesserait d’être un blanc-bec, un petit garçon à qui on permet depuis hier detrotter derrière les cavaliers, un poulet sans plumeau menton, que la tribu habille en robe de Syrienet que sa femme envoie promener la nuit ou rap-pelle selon qu’il lui chante ? » Tu devines qu’ellesavaient passé la route à bavarder. Amine luiavait tout raconté, à sa façon. « Cela même !Cela même ! » approuvait Amine, autre enra-gée, en poussant des cris aigus. On s’attrou-

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pait. J’allais me donner en spectacle peut-être.Je me retourne, irrité, vers Nouroulla, et je luidis : « Tu es cause de tout ceci, éloigne-toi, Nou-roulla. » Alors, écoute bien ce qu’il me répond,Mirzo : « Prends patience. Tout cela n’est rien.Deviens un guerrier de poids, un homme écouté,elles n’oseront même plus élever la voix en ta pré-sence. » Un guerrier de poids, Mirzo, voilà cequ’il a dit. Un vrai guerrier !…

« Je te le demande, frère, quand tu m’as vu,à Kasir, au milieu des ruines fumantes de laville que je vous avais ouverte par mon indus-trie et mon courage, étais-je un guerrier écou-té ou encore une moitié de cavalier ? Que fau-dra-t-il faire pour qu’on m’accorde ce qu’on re-connaît tout naturellement à un Soumo, à unBehraw ? Au milieu de nos ennemis, je suis unhomme qu’on estime, et, rentré dans la tribu,je… ?

« Il existe pourtant une femme (et il y ena eu au moins une autre encore, tu le sais)

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devant qui j’ai été comme la mort ou la vie,vainqueur impitoyable ou touché par la clé-mence. Alors, à cette femme-là, je laisse le sou-venir d’une apparition semblable à l’éclair, tan-dis que, sous ma tente, je redeviens le petitchat qu’on prend pour amusette ?

« Dis, Mirzo, lequel est le vrai Saad ? Ah !Ahahaha ! Frère, frère, il y a quelque chose dechangé depuis la parole du saint homme. Est-ce en moi ? Hors de moi ? Qui le sait ? »

L’espèce d’enthousiasme que Mirzo éprou-vait par contagion était tombé tout d’un coup.Il éprouvait un pincement du cœur, au sensphysique de ce mot. L’image de la fille queSaad évoquait sous le nom de Vançaï, Mirzosous le nom (purement imaginaire) de Leïli, –l’image d’Évanthia glissa entre ces deux espritsd’hommes et elle les disjoignit. Mais l’un s’enaperçut ; l’autre, touchant au point critique desa vie, ne s’en apercevait pas.

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Toute destinée a deux versants et n’a queces deux-là. L’individu peut mettre soixanteans à gravir l’un et quelques semaines à des-cendre l’autre. Il peut atteindre au faîte en troisenjambées et passer le reste de ses jours àsuivre lentement la pente qui le reconduit aunéant. Saad devait rouler en bas aussi vite qu’ilétait monté.

Il faut veiller à ne pas se trouver auprèsd’une personne au moment de ce passage.Cette rupture d’équilibre, ce déversement dusens de la vie ne vont pas sans un granddésordre. La plupart des gens ne prennentconscience d’eux-mêmes que dans cette mi-nute-là. À l’instant où ils s’aperçoivent de cequi se produit, ils s’épouvantent et s’ac-crochent à ce qui les entoure. C’est pourquoiil est habituel de voir les époux entraînés l’unpar l’autre au mépris du destin qui était en cha-cun d’eux. Que les amis prennent garde à cedanger ! Le plus fort, le plus prompt emportel’autre.

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Mirzo n’était d’âge ni de force à résisterà pareille épreuve. L’ombre de la fille nesto-rienne avait déjà circulé entre eux à diversesreprises. Cette fois, Saad devait la suivre.

L’heure de Saad avait sonné. Celle de Mirzoaurait pu attendre. Comme elle venait avantson temps, rien, dans cet enfant, n’était prêtà l’irréparable. Son existence ne faisait que decommencer. Il vit le précipice et se rejeta enarrière. Trop tard. Au pincement du cœur suc-céda la nausée froide de la chute dans le vide.L’air et le sol lui manquèrent.

À son tour, il allongea le bras vers cethomme qui était devenu tout pour lui. Il cher-cha en même temps à le retenir et à se retenir àlui. Il ne fit que lier plus étroitement leurs deuxfortunes.

Comme nous vous l’avons dit, son exalta-tion était tombée. Celle de Saad semblaitcroître. Mirzo lança un appel vers lui, dernière

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tentative pour le rattacher à la tribu, au passé,à la vie :

« Saad, comment peux-tu dire une chosepareille ?

Vois comme ils t’ont fait honneur ! Ne t’ap-pellent-ils pas le Loup, dis, mon frère Saad, dis,ô Loup ? »

Tout autre homme aurait été subjugué parl’imploration qui était dans cette voix et auraitcherché ce qui se cachait en elle. Mais Saad…

Si Saad fut frappé, ce fut d’une autre idée.Il s’arrêta court, regarda au travers de Mirzocomme d’une vitre, puis se mit à danser enpouffant de rire, et en se claquant les cuisses,le thorax et les joues avec le plat des mains.

« Aheï, Mirzo ! Brave Mirzo ! Merci, Mirzo !Voici, voici. J’allais l’oublier ! Le saint hommel’avait prédit : les cordelettes se noueront !Elles se nouent, elles se sont nouées ! Com-prends-tu ? Il ne comprend pas ! Peut-on être

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assez simple pour articuler ce mot sans re-marquer qu’il achève d’expliquer tout ? Oho !Ne me regarde pas avec ces yeux ronds ! Lachouette. La chouette. Aheï, Mirzo, debout ! »

Il bondissait autour de l’enfant. Celui-ciétait partagé entre une tristesse proche deslarmes et l’enchantement où le jetait à toutcoup cette vitalité inépuisable. Ce qu’il y avaitde masculin dans son caractère chérissait lagrâce méprisante du jeune garçon, mais cequ’il y avait de féminin allait à cette puissanceet s’y abreuvait délicieusement.

« Bon ! Bon ! Quand m’ont-ils appeléchien ? Quand ils me repoussaient. Et quandloup ? Quand ils m’ont adopté, cru de leur es-pèce. Seulement ils se trompaient. Eh bien !Reconnais-tu la divination du derviche ? Hou-heïhou ! Par ce mot, ces pauvres gens se pro-clament-ils assez clairement loups, enfants deshommes-loups des grottes d’en bas, frères en-nemis des hommes-chiens des grottes d’en

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haut ? Ils ne sentaient pas en moi, l’odeur deleur clan. Non, bien sûr ! Mais pouvaient-ils sedouter ? »

Il cessa brusquement de virevolter, devintgrave, saisit Mirzo par les deux épaules, plon-gea (comme on dit) ses regards dans les siens,et ajouta, sur un ton changé :

« Frère, je sais maintenant qui je suis. Toi-même l’as déclaré. Songe à cette force qui m’apoussé vers les Hauts Lieux et m’y retient.L’espèce d’hommes dont je suis doit renaître.Pour cela il faut que le semblable aille vers lesemblable. Comme mon père l’a fait, je dois re-trouver ma sœur de race. Je sais où elle m’at-tend. Rien ne peut nous empêcher de nous re-joindre, ni sa tribu à elle, ni la mienne. Loupspar ci, chiens par là, nous deux seuls, elle etmoi. Haute, blonde, fière, un peu triste, et lesyeux… comme elle les a. Elle m’a vu. Elle nem’a pas oublié. Que notre sort s’accomplisse. »

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Il réordonnait l’univers à son idée. Chacuny recevait une place, excepté Mirzo.

« Comprends-tu, petit ? »

Le petit ne comprenait que trop. Sa maintremblait, mais son cœur s’était remis à battreavec régularité. Il fit une grimace si laide queSaad ne put garder son sérieux. Pourtant Mirzon’avait pas cherché à être drôle. Simplementses traits se disposaient en vue de la secondepartie du voyage.

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IX

Le destin a ses roueries, grosses ou mincesselon l’occurrence. Il agit, ce jour-là, commeaurait fait un conteur sûr de son métier : ilproduisit Nidham au moment où on pensait lemoins à lui.

Quand Mirzo avait obtenu de rejoindreSaad, la tribu avait d’abord guetté l’effet decette mission. Les jours passant, elle avait finipar se désintéresser des deux sentinelles per-dues. Personne ne s’était offert à renouvelerla tentative. Amine, entourée du caquet desfemmes et de l’apitoiement prolixe desvieillards, trouvait des consolations dans sonrôle de veuve sans l’être. L’exceptionnel flatteles natures faibles. Les langues continuaient debattre, mais la tribu avait cessé de se rappeleraux exilés volontaires. Ceux-ci avaient accepté

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cet abandon comme un état confortable et na-turel.

Seuls Nidham et quelques autres s’obsti-naient à protester publiquement contre cetteatteinte aux coutumes. Ils étaient surtout indi-gnés de sentir les deux compères si paisibles.En effet, rien ne dénotait qu’il fût arrivé mal-heur aux jeunes cavaliers. On voyait par mo-ments briller leurs lances ou leur feu sur lacime lointaine où ils étaient postés. Mirzo avaitdécouvert, après Saad, qu’il pouvait se passerde la sollicitude humaine, et cela constitue l’in-jure la plus sanglante que l’homme puisseadresser à l’homme.

Un jour, Nidham avait jeté son arc sur sonépaule, arraché sa lance de terre et dit à SelimBeg :

« Père, si tu y consens, j’y vais. »

… Le problème est de savoir si l’homme estbon ou méchant. D’autres préfèrent dire : justeou injuste. D’autres pensent tenir la clé des ca-

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ractères en employant les mots : heureux oumalheureux.

Allah n’avait pas créé Nidham méchant, ilne l’avait pas privé du sens de la justice, il nel’avait même pas affligé d’un sort fâcheux. Illui avait mis la tête dans les épaules, – unegrosse tête dans de grosses épaules, – une cer-velle lente dans cette tête, dans le corps unsang épais et vigoureux. Toutefois, en un coin,comme une lampe de sanctuaire, une lueurveillait, la seule de cet organisme subordonnéà la matière. Ce point de feu n’était autrequ’une flammèche prélevée sur le grand bû-cher qu’entretient le génie de l’espèce.

Entre toutes, une chose était intolérable àNidham, c’était qu’un être se montrât différentde l’universalité des autres êtres. Appellerons-nous cela envie, rancune, jalousie ? N’em-ployons pas de si grands mots. Tout se passe, àla surface de la terre, comme si l’homme pour-suivait obstinément un but, qui est de fixer le

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type humain et de le défendre contre les varia-tions qui le menacent. Observant à son usageles animaux domestiques et les plantes utiles,il a découvert, dès la plus haute antiquité, lesrègles essentielles de la génération. Une despremières idées qui se soit fait jour dans cettecervelle obtuse a été que l’hégémonie lui res-terait assurée tant qu’il ne laisserait pas naître– ou renaître – de son sein un rameau plusvivace. Aussi, contre les anomalies qui sur-gissent çà et là du hasard des naissances, est-il armé d’un instinct dont l’acuité, l’infaillibilitésont de nature à provoquer notre admiration.

Nidham était né conforme à l’image hérédi-taire de l’homme. Sans qu’il en eût conscience,toutes ses forces tendaient à laisser le monde,après sa mort, tel qu’il l’avait trouvé lorsqu’ilavait ouvert les yeux. Il éprouvait une hostilitéspontanée pour les chemins nouveaux, lespenseurs nouveaux, les figures nouvelles. Vi-vant en un siècle immobile, il aurait vécu sanstrouble s’il n’avait rencontré des personnages

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du genre de Saad, dont la raison d’être est detrahir le statut régnant.

Nidham ne haïssait pas Saad en soi. Unesorte de consanguinité robuste le poussait verstout ce qui est homme. Mais il décelait en Saadle principe sous lequel les hommes de sontype, à lui, succombent, quand l’époque en estvenue.

… Il avait cheminé seul un assez longtemps. Selon l’humeur, cet exercice aigrit labile ou rafraîchit. Mais on ne se sent pas im-punément fort de la force universelle. Une tellerichesse porte en soi une vertu apaisante. Àmesure que les heures passaient et que les ro-domontades de ses pareils cessaient d’agir surlui, Nidham inclinait vers la bonhomie et lacondescendance. Les injures échangées ? Leshorions reçus ? Tout le monde était un peufou, la nuit de Kasir. Rien n’échauffe le sangcomme ces coups de main. Or, où qu’il retrou-vât quelque chose qui pût s’appeler loi, cou-

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tume, tradition, Nidham se rassurait. Quant àce Mirzo, il s’était laissé empaumer par l’autre.L’escapade ne méritait pas tout ce bruit.

Bref, quand il déboucha sur l’étroite plate-forme où les jeunes gens allumaient leur feud’habitude, il était disposé à une indulgencepaternelle et bourrue, – celle-là même que lesindividus comme Saad endurent le plus mal.Ajoutons qu’il ne tombait pas à propos. Le ni-veau où l’esprit de Saad était monté vous l’afait prévoir.

Nidham n’eut même pas la responsabilitéde l’offensive.

« Ha ! » s’écria Saad, sur un ton férocementagressif, sitôt passé le premier moment de sur-prise. « En voici un !

— Un quoi ? » demanda Nidham en se dan-dinant sur ses grosses cuisses d’un air avanta-geux. Alors il y eut du loup, du chien, du lion,tant qu’on en voulut, accompagné d’un débor-dement de sarcasmes et de provocations. Des

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semaines de solitude avaient donné aux griefsdu garçon une force explosive. Nidham, sur-pris à son tour, n’entendant rien à ces propos– et pour cause – ne fut pas long à répondresur le même air. Le dialogue sauta, en trois ré-pliques, aux violences qu’on n’oublie pas. Entrehommes jeunes, armés, qui ne s’aiment pas, lesattitudes suivent promptement les paroles.

Il est certain qu’en un endroit de leur al-tercation Nidham dut agiter sa lance d’un airpeu amical. Mirzo n’avait pas pris part à la dis-pute. Il en suivait les péripéties avec une émo-tion qui l’écrasait peu à peu sur les jarrets, cesressorts, et lui courbait l’échine comme le boisd’un arc. Sa raison blâmait Saad, son instinctmême lui conseillait de prévenir tout geste dé-finitif entre Saad et la tribu, c’est-à-dire Saad etlui. Mais son cœur battait pour Saad. Que faireà cela ?

Quand il vit Nidham menaçant, quand il luivit entre les mains ce fer aigu qu’un dernier

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scrupule, un dernier hasard écartaient seulsd’une poitrine blanche aimée, ha ! qu’y pouvaitla raison ? Qu’y put l’instinct ? Avant mêmeque l’enfant y eût songé, les ressorts l’avaientprojeté en avant, l’arc s’était débandé, Nidhamse couchait sur le ventre en poussant un meu-glement courroucé, plaintif et puéril.

« Qu’as-tu fait, Mirzo, qu’as-tu fait ? » bé-gaya Saad.

« Essayé ma force », répondit froidementl’enfant. « En outre, un vieux compte à régler,si tu t’en souviens, Saad. »

Il lécha son poignard gluant, jeta sur sonami un regard durable, singulier, où se mé-langeaient l’animosité, l’adoration et cetteconnaissance absolue, glacée, divinatoirequ’on ne voit d’habitude qu’à certaines femmesâgées. Puis il fit demi-tour et s’en alla.

De trois guerriers partis sur la montagne, latribu n’en vit revenir qu’un. Le premier mot deSaad, en pénétrant dans le zôma, fut :

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« Mirzo est-il de retour ? »

Les cavaliers ne sont pas démonstratifs, ilsréprimèrent leur étonnement, selon l’usage etla bienséance. Les youyous des femmes por-tèrent au contraire la nouvelle jusqu’à la tented’Amine.

Non, Mirzo n’était pas de retour. Mais Saadavait-il rencontré Nidham ?

« Laissé de garde à ma place sur le HautLieu.

— Seul ?

— Peut-être Mirzo ira le rejoindre. »

Ces propos confirmèrent les cavaliers dansl’idée que l’esprit de Saad était dérangé. On nel’avait pas revu depuis des lunes. On le regar-dait passer avec une sorte de respect. Si la rai-son l’avait quitté, d’autres dons sans doute laremplaçaient. La tribu était dans l’attente. Lemollah allait de l’un à l’autre, annonçant de

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prochaines manifestations de la grâce divine,des prophéties redoutables ou fructueuses.

Amine sortait de sa tente comme son épouxy arrivait. Elle n’avait jamais été insensible àcertain noble balancement de sa taille, au gra-cieux port de ses épaules. La vue soudaine deSaad la troubla.

Mais celui-ci eut une conduite bien diffé-rente de celle qu’on pouvait supposer. Il ap-puya sa lance contre les peaux et reprit la fi-gure de sa femme entre ses deux mains,comme il avait fait la dernière nuit qu’il avaitpassée près d’elle. Elle sentit à nouveau le tou-cher inamical, fouilleur, osseux qui, à travers lajungle des cheveux poudrés de bleu, micacésde noir et d’or, dénudait la courbe du crâne.

Les youyous avaient expiré d’eux-mêmes.Les hommes commençaient à affluer. Tout cemonde se tenait interdit autour du coupleétrangement embrassé. Amine eut honte etsentit l’offense. Les regards de Saad, des re-

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gards de fou, semblaient poursuivre, par delàsa réalité à elle, l’image que lui livrait son exa-men.

Comme elle se rejetait en arrière, il la retintun peu, le temps d’achever, puis raccourcit jus-qu’à elle l’attention de ses beaux iris sombres.Elle y lut un soulagement féroce, mais presquereconnaissant.

« Le saint homme a dit vrai. Seul un imbé-cile pouvait s’y laisser prendre. »

Il lui rendit alors la liberté, considéra sesfrères attroupés, eut à leur adresse un sourireégalement cordial et incompréhensible :

« Adieu, Loups ! »

Puis reprit sa lance et s’éloigna. C’est ainsique Saad quitta la tribu des Hekiari.

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X

Une maison effondrée livre en spectacle lapensée, l’épargne, les aises, les rêves accumu-lés par des générations. Aussi est-elle un objetd’horreur plus atroce qu’un cadavre. L’hommea pour fin de périr, le vif contient le mort. C’estau point que le mort semble quelque tempscontinuer le vif. Une maison a pour secrètedestination de durer. Matérialisation touchanted’un souhait, elle figure l’effort de la race hu-maine pour se perpétuer. Une maison ruinéenie l’homme mieux qu’un homme tué.

Toutefois (telle est la contradiction de nossentiments) il faut quelques semaines pour enconstruire une, un homme ne se recommencejamais. Celui qui, vaille que vaille, viendraprendre notre place, demande des années desoins et de peines.

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À Kasir, le deuil avait erré d’abord des biensdétruits aux êtres disparus, revenait des se-conds aux premiers, hésitait entre ces deuxsources d’affliction. La fleur de la populationavait péri. Mais il restait assez d’hommes ac-tifs, de femmes jeunes pour refaire un peuple.Ils commencèrent par rebâtir la ville. Quandles maisons nouvelles surgirent des vieillesfondations, la hantise des richesses saccagéess’affaiblit, l’absence des parents tués et desamitiés brisées se fit sentir plus cruellement.

Pour Évanthia, ces souvenirs s’aggravaientd’une de ces révulsions morales auxquelles iln’est presque pas croyable que l’intelligencepuisse résister.

Le temps qu’elle avait mis à deviner le rôledu faux colporteur, les minutes perdues à selaisser rassurer par lui, après l’invasion de sachambre, tandis qu’à trente pas de là…, telétait le canevas sur lequel sa fièvre brodait.

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Si elle avait profité plus tôt de l’espèce detrêve que l’intervention du Syrien lui avait pro-curée, ne serait-elle pas arrivée à temps pourarrêter le sang, panser cette plaie, sauver lapauvre femme ? Chaque fois que la jeune fillese posait cette question, la figure énigmatiquede l’enfant laid se formait et approchait d’elleà toute vitesse. Évanthia se répétait bien quesi elle avait tenté d’échapper, le petit hommes’y serait opposé. Quel rôle jouait-il dans cetteaventure infernale ? Elle ne parvenait pas à lecomprendre. Elle conjurait l’apparition, la fai-sait quelquefois reculer ; la tête monstrueusediminuait alors. (Le jour. Car, pendant les hal-lucinations nocturnes, elle persistait.) MaisÉvanthia n’y gagnait pas grand’chose ; l’enfantlaid ne cédait la place qu’à une autre énigme :ce Syrien…

« Quel charme celui-là portait-il donc surlui qui m’a obligée à ne penser qu’à moi ? Etpenser à moi, qu’était-ce, sinon une façon dé-tournée de penser à lui ? Puisque…

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« Mon Dieu ! Quand il est entré en criant :Me voici ! et les a forcés de me lâcher, com-ment se fait-il que ma première pensée n’aitpas été mamma, et de courir, courir, ah ! cou-rir ? J’entendais bien pourtant le vacarme dansla maison, je me doutais qu’ils s’étaient répan-dus partout, que le danger était sur tous. Néan-moins je reste là, sans bouger, sans songer qu’àmoi, – et qu’à lui dont la présence m’envelop-pait, comme sa main a enveloppé la mienne,plus tard, au moment où j’ai voulu le frapper.

« Cette main ! Pfft ! J’ai beau cracher des-sus, et cracher, et laver, et frotter, et, pfft ! pfft !cracher, le souvenir, le contact, la brûlure de samain ne s’ôtent pas de la mienne. C’est le dé-but de mon châtiment pour n’avoir pas d’abordpensé à ma pauvre, aha ! aha ! pauvre mammaqui, pendant ce temps-là… Car, oui, déjà, l’acteabominable était accompli ! Et moi, sans meposer une question, sans savoir s’il n’était pasencore temps de la sauver, je demeurais immo-bile, stupide, derrière ce grand garçon, dans la

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honte de ma nudité, mais surtout le contente-ment (Mon Père ! Mon Dieu ! Je me confesse àvous !), dans le contentement de me sentir prèsde cet étranger qui, l’instant auparavant, avaittué, tué, tué la mamma…

« Et de quelle façon, tuée ! Si je ne l’avaispas deviné, aussitôt que j’ai pénétré dans lachambre, il n’aurait pas manqué de gens pourme le susurrer, depuis. Comment ai-je fait pourcomprendre précisément la chose du premiercoup, telle qu’elle s’était passée ? Car voiciqu’en ce moment même où je pense à ceschoses, les nomme, les devine toutes, je n’enreste pas moins au fond de mon cœur et demon corps une pauvre fille ignorante et complè-tement innocente. Ah ! Aha ! Avoir mon âge, etme poser de telles questions !

« Mamma ! La pauvre, aha ! aha ! pauvrepoitrine grasse et pâle qui retombait à droiteet à gauche. Mon Dieu ! Que faire pour passerune journée délivrée du spectacle qui est au-

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dedans de moi, peint à l’intérieur de mes pau-pières ? Je ne fermerai plus jamais les yeuxsans le ressusciter. Je voudrais tant ne plusrevoir les pauvres cuisses béantes (quellesjambes longues et élégantes elle avait encore !Quelle grande et belle femme !), le pied noircipar les cendres de la tenture (le rideau avait dûse décrocher en brûlant, il achevait de fumerpar terre en un petit tas), et, plus haut, cetteplaie confuse, d’où ne dégouttait plus qu’unpeu de sang !

« Ainsi, voilà : ceci existait à dix pas de machambre, pendant que, moi, je ne songeais tou-jours qu’à me pelotonner sous la protection dece garçon, je n’avais pas une pensée pour…eux, morts, pendant ce temps, aha ! aha ! pri-vés de sacrements. Je fais dire messes surmesses. Je sauverai peut-être leur âme. Quisauvera la mienne ? Le prêtre m’a absoute etm’absout, une fois, dix fois. Toujours j’y re-tourne. C’est ma brûlure, le commencement dugrand feu.

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« Car je dois faire ma confession entière.Quand les autres ont dit à ce Syrien : tu as eula vieille déjà, ils ne parlaient pas de telle façonque je n’aie pas du tout compris la significationde ce qu’ils disaient. Je l’ai très bien comprise.Et, misérable éhontée que je suis, dès ce mo-ment-là, si je vais au fond de moi-même, je nepeux pas nier que je n’aie deviné absolument,parfaitement, définitivement tout ce qu’ils en-tendaient par là. Mais (Ô Père miséricordieux,cela était si au fond ! Accorde ta pitié à tescréatures ! Tu les a faites tellement faibles, se-cours-les dans leur faiblesse !) au même mo-ment, Satan malin effaçait en moi, une à une,les choses que je découvrais, comme on faitpasser le souffle du balai au-dessus du jolisable de rivière répandu sur le pavé de la cour,quand on veut y effacer la marque laissée parla patte de la poule ou du chat. Pourtant Dieuest plus rusé que Satan : sous le sable remué,l’empreinte subsiste. Je l’ai retrouvée. J’ai re-trouvé chacune des pensées qui m’étaient ve-

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nues au moment où les autres lui criaient : tu aseu ta part avant nous ! (Ta part ! Mamma, voi-là ce que tu étais pour ces bêtes sauvages. Toiune part, moi une autre.) Ces pensées, au fur età mesure qu’elles se formaient, Satan soufflait,et moi je continuais à rester là inerte, anéantie,nue, heureuse, parce que le dos de ce garçonse pressait un peu contre moi !

« Je dois faire ma confession entière. Je laferai. Dieu finira par savoir tout. C’est à toi, lePère, que je m’adresse. À Jésus-Christ, je n’ose.Il est trop pur. Il me pardonnerait, mais com-ment salir son oreille avec ces horribles se-crets ? Toi tu sais de quelle boue tu nous as ti-rés. Écoute bien : j’étais beaucoup plus qu’heu-reuse, j’étais transportée. Jamais rien ne m’adonné d’extase comparable. Mon cœur battait,mes tempes pareillement, et mon âme (je diraitout) laissait couler une douce, douce liqueurqui me faisait mourir de pâmoison. Voilà monfumier. Sommes-nous donc faites d’une ma-

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tière si basse que les joies les plus vives nousviennent des pensées les plus viles ?

« Ô mon Jésus, si tu m’as entendue, je m’enexcuse. Ce que j’ai dit est la vérité. Et ce queje vais ajouter, c’est que si vous n’étendez passur moi votre main secourable, tous les deux,toi, le Père, et toi, le Fils, je ne suis pas certaine(je dirai tout) de ne pas retomber un jour dansla même souillure, parce que, parce que… Ha !Ne me forcez pas à vous le dire !

« Ce n’est pas encore tout. Je croyais cetteautre pensée-là bien enfouie. Faut-il qu’elle ap-paraisse à son tour ? Ô mon Dieu, ce qui va ve-nir est le plus déshonnête de tout. Je tords mesbras, mords mes bras, les pince, griffe, m’in-flige toutes sortes de souffrances pour me pu-nir de ne pas pouvoir ne pas me poser cette ques-tion. (N’écoute plus, à nouveau, Christ !) Je nepeux pas m’empêcher de me demander si lapauvre mamma n’a pas eu une mort beaucoupmoins affreuse que le pauvre pappa, lui, égorgé

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sur son lit, comme une bête, sans avoir mêmeeu le temps d’articuler un mot de prière. Et si jeme pose cette question, ce n’est pas parce queje suppose que la pauvre mamma a peut-êtreeu le temps de prononcer sa dernière prière,c’est parce que… parce que… Ha ! Ha ! Pitié ! »

Ces examens de conscience aboutissaientle plus souvent à des crises de nerfs épou-vantables. Il fallait plusieurs personnes pourmaintenir la malheureuse. Dans les commen-cements, les accès se produisaient plusieursfois le jour, à tout le moins le soir, quand il luifallait se résoudre à s’aller coucher. N’eût été leprêtre à qui elle se confessait, on l’aurait cruefolle, comme l’étaient devenus plusieurs survi-vants. Puis les crises s’espacèrent. Dans les in-tervalles, elle témoignait d’une lucidité mornemais rassurante. Cette prostration se dissipalentement à son tour. Évanthia dut pourvoir àla gestion de ses domaines. Presque toute saparenté avait disparu. Elle en avait hérité et

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se trouvait contrainte d’administrer elle-mêmedes biens devenus considérables.

Il fallut parer au plus pressé. Le hasardavait voulu que, des deux ou trois foyers d’in-cendie allumés chez le démarque, un seul eûtpris, pour expirer lui-même devant un grosmur de refend. Une partie infime de la maisonavait brûlé. Auprès de tant d’autre demeuresconsumées jusqu’au pied, M. Katsantanès, – sile pauvre bougre avait survécu, – aurait vantésa chance. Évanthia était suffisamment sa fillepour retrouver en elle, au bout de quelquetemps, les aptitudes pratiques qui avaient faitla fortune du madré vigneron.

Le pillage de Kasir avait d’ailleurs suscitéla plus vive émotion bien au delà du sandjak,jusqu’aux lointaines Mossoul, Alep et Damas.La Sublime Porte était sortie pour quelques mi-nutes de sa torpeur magnanime. Des ordrestrès sévères étaient arrivés de Constantinople,accompagnés de troupes aussi nombreuses

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que peu rassurantes. Il avait fallu loger et nour-rir ces escogriffes, qui avaient battu la régionjusqu’à ces confins où la volonté du sultan s’in-cline devant une flèche habilement lancée.

Bref, la sécurité aidant, dix mois après lacatastrophe, Évanthia montrait, dans Kasir auxtrois quarts restaurée, une mélancolique maisimposante silhouette de jeune patricienne dili-gemment affairée.

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XI

C’est vers ce temps-là que l’enfant Mirzoparut en plaine.

Le coup de khandjar par quoi il avait misfin aux gesticulations de Nidham avait irritéSaad. Ce geste lui paraissait ridiculement dis-proportionné à la querelle. Il n’y pouvait dé-couvrir de motif. L’explication la plus naturellene lui venait pas à l’idée, d’abord parce quel’esprit humain se refuse spontanément à toutce qui est simple et facile, ensuite parce queSaad était un homme passionné, et que leshommes passionnés sont prisonniers de leurspassions. Ils sortent lentement d’eux-mêmes.Par exemple il leur faut des expériences répé-tées pour mesurer l’attrait qui peut être en eux.L’excès de personnalité produit ici les mêmeseffets qu’ailleurs le désintéressement.

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Saad n’avait jamais soupçonné la grandeur,la nature de l’attachement que le petit lui avaitvoué. Alors que, dans ce meurtre, il croyaitsurprendre des intentions fourbes et compli-quées, dans l’obstination que Mirzo avait tou-jours montrée à le joindre il ne voulait voirqu’une bizarrerie. Moins vaniteux qu’il ne pen-sait l’être, il attribuait à l’éclat de sa conduitedans Kasir ce qu’il devait à un empire beau-coup plus humain, beaucoup plus obscur, et (sil’on veut) plus flatteur.

Le physique ingrat et la taciturnité de Mirzoavaient valu à celui-ci un certain renom de pro-fondeur. Au reste nous accordons volontiers àautrui une réflexion, un esprit de conduite qu’iln’a pas plus que nous. Personne ne se dou-tait (et Saad moins que personne) à quel pointl’enfant manquait vraiment de volonté. Saadn’imaginait pas que Mirzo eût agi à la légère. Illui prêta un système, et, le lui ayant prêté, en-treprit de le découvrir. À peine y eut-il rêvé, les

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effets lui en parurent menaçants, il décida detout mettre en œuvre pour les prévenir.

Il se crut confirmé dans ses belles déduc-tions quand il apprit que l’assassin avait évitéle zôma. En réalité ce détail ne prouvait rien.Mais les chimères se nourrissent d’obscurités ;Saad nourrissait sa chimère. À peine se fut-ilà son tour éloigné des tentes, il s’aperçut qu’iln’avait pas idée de la direction suivie par le fu-gitif. Alors il laissa parler l’instinct, et prit laroute du Sud, reprit le chemin de Kasir.

Il n’eut pas marché deux jours qu’il décou-vrit que Mirzo était devant lui. Ses inquiétudesaugmentèrent. Il pressa le pas. Mais il avaitbeau doubler les étapes, l’autre gardait sonavance.

Vint le moment où le plus téméraire des ca-valiers ne pouvait continuer son voyage sansquelques précautions. On se rapprochait dessandjaks où la police de la Sublime Porte exer-

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çait une surveillance d’autant plus redoutablequ’elle était sujette à plus de caprice.

Le garçon se souvint alors de certains pro-pos échappés au Saint Homme. Quitte à perdrela trace de l’enfant, il obliqua vers la gauche,vers le levant, et se renfonça dans les mon-tagnes.

Il y trouva un jour ce qu’il y cherchait, etmême davantage. Car, atteignant enfin uncouvent de l’ordre de la Chaîne d’Or, dont lefou les avait longuement entretenus commed’un asile inviolable, il y apprit que Mirzo nefaisait que d’en sortir. L’enfant s’y était arrêté,le temps de confier au chef de la confrérie cetteunique phrase : « faire savoir au beg des Hekia-ri que Saad, fils d’Ahmed Beg, est innocent dumeurtre de Nidham, lequel a été tué, par traîtrise,et néanmoins dans une intention honorable, par leseul Mirzo Recho, fils de Khalil, et l’homme le plusinfortuné du monde. Que le pardon et les prièresl’accompagnent. »

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S’informant de la route prise par l’enfant,Saad se vit confirmé dans ses vagues et su-perstitieuses terreurs. Mirzo, seul confident deSaad, se dirigeait manifestement vers le butoù volait le cœur de son ami. Quelle penséele ramenait à Kasir, lui aussi ? Il n’avait com-muniqué son secret à personne. Il laissait auxsaints hommes l’impression d’un possédé, del’espèce sombre et obstinée. Rechi Chewi lepoursuivait, il fuyait devant le sang. Tout auplus il avait accepté une vieille robe bleue etl’avait impatiemment endossée par-dessus soncostume de cavalier. À entendre les derviches,il courait à la mort, mais avec cette passionaveugle, tenace, qui permet le plus souvent dene pas périr avant d’avoir atteint son objectif.

Si rongeantes que fussent les inquiétudesde Saad, le garçon n’avait pas les mêmes rai-sons que l’égaré d’abdiquer toute prudence. Ilvoulait vivre. Sa vie ne faisait même que decommencer. Il eût été fâché de la perdre en un

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si beau moment. Force lui fut donc d’abandon-ner la piste et d’user de patience.

Mirzo ne filait si bon train que parce qu’eneffet une sorte de folie le menait. Au surplusil ne se croyait pas suivi, sans quoi il eût étérejoint – accident nerveux que les coureursconnaissent bien.

Il marchait dans un rêve. S’il retournait àKasir, ce n’était pas qu’il pensât beaucoup à lajeune chrétienne. Son esprit était peu occupéd’Évanthia, tout le temps de Saad. Ce qu’il seproposait, en revenant vers le bourg nestorien,n’était que la conséquence logique d’un senti-ment beaucoup plus vaste, et, pour ainsi dire,l’application fortuite d’une règle générale.

Le meurtre de Nidham mettait le meurtrierhors la loi de la tribu, c’est-à-dire de la société.Car en ces temps-là, autant qu’aux nôtres peut-être, l’homme ne pouvait vivre qu’en ungroupe qui l’avouât et l’assurât de sa protec-tion. Mirzo n’avait plus de peuple, plus de loi,

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plus de monde, hors Saad. D’autant plus levoulait-il pur et inentamé.

Il rêvait d’un Saad invincible, s’en faisait unémir enchanté dont tous les coups portent, surqui tous les coups s’émoussent. Il lui permet-tait de plaire, aurait même éprouvé une gloireassez trouble et complaisante à le voir prome-ner sa fascination de succès en succès. Il ne luitolérait pas le moindre symptôme d’asservisse-ment. Sois irrésistible, si tel est ton destin, jedois y consentir ; du moins reste supérieur àtes victoires, ne sois jamais dupe de ton jeu.

Évanthia menaçait l’intégrité du héros. Cen’était pas que cette fêlure déplût entièrementà l’enfant ; elle humanisait son efrit. Cette fai-blesse sentimentale émouvait dans ce cœur fa-rouche des frissons de pitié qui n’étaient nisans mépris ni sans volupté. Mais enfin, s’ilpardonnait cette légère diminution à l’ami quien était la victime, il ne la pardonnait pas àl’ennemie qui en était la cause.

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Cela vous explique pourquoi Mirzo roulaitvers la plaine à une vitesse que le meilleurcheval n’eût pas soutenue huit jours. Saad eutbeau hâter les opérations mystérieuses quis’accomplissaient dans le couvent de la mon-tagne, il n’arriva pas à reprendre lui-même laroute avant le soir où l’enfant voyait enfin lesmurailles de Kasir se créneler au loin sur l’éten-dard du crépuscule.

Quand le conteur dit que Saad passa laporte de la maison des derviches, il emploieun artifice répréhensible. Il vous met dans laconfidence de son récit. En réalité, Saad ne re-passa jamais cette porte. Le Saad qui y étaitentré a disparu pour longtemps de notre his-toire comme de la surface de la terre, siagréable aux regards de Dieu. Dans la fouledes derviches, des initiés, des vagabonds, desnégociants qui, sans relâche, gagnent ce lieud’asile et de prière, cette citadelle de reposet de sainteté, cet arsenal de secrets et deconseils, un vagabond de plus n’attire l’atten-

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tion de personne. C’en fut un de cette espècequi, moins d’une semaine après l’arrivée deSaad, quitta la forteresse monacale et prit, àson tour, la direction de la Basse Anatolie.

L’individu qui gagnait ainsi le pays des infi-dèles offrait, aux yeux d’Allah et des hommes,l’apparence d’un de ces maraîchers smyr-niotes, inlassables créateurs de choux et deconcombres, bêcheurs de guéret, planteurs depêchers, greffeurs de cerisiers, vendangeurs demuscat. Au demeurant, beau garçon jardinier,dans la force de l’âge, offrant à l’embauche sonfurieux coup de pioche, sa sobriété, son endu-rance et sa chanson. Le peuple turc fait des ou-vriers robustes, au cœur chaud.

Celui-là paraissait fort désireux de trouverde l’ouvrage. Il refusa pourtant des offres bienalléchantes et passa son chemin jusqu’à cequ’il atteignît une certaine fracture naturelle enforme de terrasse, en haut de la dernière falaise

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des monts, non loin d’une dernière cuvette duplateau, où miroitaient des plaques de sel.

À ses pieds, un immense escalier ruiné, auxmarches soutenues par des étages de collines.Mille coudées plus bas, la plaine la plus richedu monde, noyée sous un tapis de brume vio-lette.

Vers le bas de la montagne, quelques buttesémergeaient du brouillard et des grands ébou-lis. Chacune de ces taupinières supportait uneminiature de bourg fortifié. L’un d’eux…

Ce ne fut pas vers celui-ci que l’ouvrier turcse dirigea. Le lendemain, à l’aube, les cultiva-teurs chrétiens d’Orthuz aperçurent, non loinde la porte de leur village, un jeune Smyrnioted’aspect vigoureux. Il se tenait modestementassis auprès d’une vasque où il venait de faireses ablutions. Un filet d’eau courante était éle-vé jusqu’à cette fontaine par une machine à go-dets et un système de vaisseaux souterrains,établis jadis par un proconsul de Rome. Le

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précieux liquide se distribuait ensuite sur lespentes et faisait la richesse des jardins.

Cela était cause que les propriétaires de cesterrains ne suffisaient pas au travail de leurspetits héritages. Le jeune homme se vit engagésur l’heure.

Les premiers jours, il coucha dans une ca-bane de pierre sèche, édifiée dans l’enclosmême de son maître. Mais comme celui-ci netarissait pas de louanges sur le domestique queson saint Patron lui avait procuré, sa femmevoulut que le précieux Turc vînt aider, soir etmatin, au gros œuvre du ménage. Voilà com-ment Saad se trouva introduit, pour la secondefois, dans une trappe d’infidèles.

Il y demeura plusieurs semaines, serviablepour tous, vaillant et de belle humeur. Pour-quoi tardait-il à gagner Kasir ? Il avait son plan.Transfuge du peuple loup, il devait, avant toutechose, s’initier aux lois du peuple chien. Alorsseulement il pourrait approcher celle qui – non

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moins que lui (mais encore ignorante du GrandSecret) – s’y trouvait exilée.

Quand il pensait à Mirzo, son imaginativeprenait le mors aux dents, il voulait tout laisserlà, courir à Kasir. Mais un jeune sage l’a ré-cemment écrit : « Qu’il faut que tu sois sûr de tasouffrance pour te persuader qu’il y a du mérite àsouffrir moins ! » Et encore : « Quelle plus grandepreuve d’amour donneras-tu à ton amour que dete contraindre à n’y plus penser ? »

Devinant Mirzo plus qu’il ne le connaissait,Saad se disait que si le malheur n’était pasconsommé, il ne le serait plus. À brusquer ladécision, il aventurait ses dernières espé-rances. Sa propre vie lui apparaissait à présentsous l’aspect d’un dépôt sacré. Sa mission étaitde le remettre en lieu sûr. Tant qu’il restaitune chance que la fille Vançaï vécût, il restait àSaad une chance. Alors les destins s’accompli-raient.

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En attendant, il s’instruisait avec zèle desmœurs de la horde. Il y réussit assez pour don-ner bientôt dans la vue d’une petite servantechrétienne du voisinage. Il s’en réjouit commede la marque des progrès qu’il faisait. Il luiparut, dans le même temps, que la femme deson maître ne le regardait pas d’un œil tropmalveillant. Il fut au contraire fort effrayé decette découverte. Il conservait une nervositéextrême à l’endroit des dames d’un certain âge.

La petite servante était timide et tendre.Une certaine nuit sans lune trouva Saad glissésous la fenêtre d’une pauvre chambrette. Dansla chambrette, la servante dormait en rêvantdu jardinier musulman. Celui-ci toqua douce-ment de l’ongle sur le verre. Les toquages del’ongle finirent par réveiller la petite servante.Elle se dressa sur son grabat, le cœur battant.La nuit était noire comme le cul du diable. Lafenêtre, qu’on la regardât de l’intérieur ou dudehors, creusait un rectangle de noirceur dansla noirceur plus tempérée des murs. De son

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lit, la petite servante ne distinguait rien. Lescoups discrets reprirent. Le cœur lui battit plusfort. Saad vit se former dans le lac de la vitreun nuage blanchâtre. Il retoqua. Dans le cœurde la petite servante, la vie manqua s’arrêter.Elle devinait qui se tenait de l’autre côté duverre. La fenêtre s’entr’ouvrit alors en produi-sant une série de chocs et de grincements quisubmergèrent le monde et que les deux jeunesgens entendirent seuls. La petite servante sen-tit aussitôt deux mains très brûlantes qui se re-fermaient sur le haut de ses bras et, de là, pre-naient leur course – une course légère, enve-loppante, infinie – le long des épaules, du cou,des joues, de la nuque.

« Ho ! Ho ! Est-ce vous, Seigneur Ali ? Al-lez-vous-en… Allez-vous-en… Ho ! »

En même temps, sans qu’elle le voulût, nimême le sût, ses doigts à elle s’étaient referméssur les manches du joli garçon, s’y agrippaientet les attiraient.

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« Ho ! Ho !… N’entrez pas… Je ne veuxpas… Je vous le défends… Seigneur Ali… n’en-trez pas… »

Ali sauta lestement l’appui-fenêtre et re-tomba sur le carreau nu où gisait une paillassefort plate. Il ne fallut pas longtemps pour quela petite servante ne fût plus, sous les doigtssavants du seigneur Ali, qu’une pauvre choseéperdue, balbutiante, qui le repoussait des ge-noux, l’attirait avec les poignets, lui bar-bouillait la figure de baisers maladroits, dé-fendait avec égarement le dernier vestige deson enfance, appelait avec horreur le destinqui gonflait son jeune corps, et, sur tout cela,étouffait ses soupirs, refrénait ses soubresauts,dans la crainte de réveiller ses patrons qui dor-maient dans la chambre au-dessus.

Lorsqu’enfin Ali-Saad eut à sa merci cettepetite chrétienne, semblable à tant d’autres pe-tites chrétiennes, – tellement de son peuplequ’on ne pouvait l’être plus, – qu’il la tint

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contre lui achevée, soumise, rompue, heu-reuse, sanglotante, à bout de forces et de scru-pules, prête à l’abandon mourant de son êtreentier, néanmoins tendue vers lui commel’équateur vers le soleil, alors il se releva, la po-sa doucement sur son grabat, sauta derechefpar la fenêtre et s’en fut.

La preuve qu’il voulait faire était faite, lavictoire remportée. Qui prend pouvoir sur lesfemmes d’un peuple, prend pouvoir sur cepeuple. Le garçon se trouva mûr pour se lancerà travers le monde raya. Comment expliquerque le souvenir de madame Katsantanès n’eûtpas suffi à lui donner cette confiance ? C’estque, depuis lors, il avait fait peau neuve. Lepassé se détruisait lentement en lui et ses fan-tômes se dissipaient un à un. L’être nouveauavait besoin de confirmations nouvelles.

Toutefois Saad était jeune et de complexionardente. Il sortit des bras de cette petite filledans un état que vous admettrez sans peine.

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Vous admirerez en même temps l’empire denotre héros sur lui-même. Ce n’était pas qu’ileût des scrupules excessifs, ni attachât à lacontinence une valeur telle que l’accomplis-sement ou le non-accomplissement de certainacte détruisît l’équilibre de sa vie morale. Non.Louange à Allah ! Saad était (sous ce rapportdu moins) raisonnable et sain. Mais il lui dis-convenait à présent de se commettre. Un épi-sode du récit du derviche l’emplissait de dé-goût : « Bientôt, sur la fange de leurs abris, onttraîné des enfants au corps demi nu, à la tailleplus élancée, doués de petites crinières, mais tou-jours munis de ces yeux humides, fendus, fourbes,implorants… » Il ne grouillait déjà que trop desangs-mêlés, par le monde. Le garçon ne sup-portait pas l’idée de contribuer à ce pullule-ment. Il avait sa mission. Souvenez-vous quela vie qui habitait ses flancs et ses reins, cettevie exigeante et rebelle, n’était plus son bien.Il avait résolu de la transmettre intacte et en-

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tière. Une seule était digne de l’héberger, – sonégale, sa sœur de race.

Il gagna la fontaine qui pleurait dansl’ombre indigo de la nuit sans lune, se dévêtitet se plongea dans l’eau glacée des Romains. Ily demeura jusqu’à ce que le froid eût éteint lefeu qui l’incommodait.

Il se sécha, se rhabilla et eut toutes lespeines du monde à regagner sa paillasse sanséveiller l’attention. Son maître était absent, envoyage pour une affaire. Il sembla au jeunegarçon que quelqu’un rôdait par la maison ; ilcrut même ouïr une voix, un souffle, qui l’ap-pelait par son nom (Ali !… Ali !…), et une mainessaya de retenir son bras au passage.

Il savait ce que cela voulait dire. Le lende-main, comme son maître rentrait, il obtint soncongé sous un prétexte et quitta le village.

La petite servante se nommait Nannikè.

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XII

Loué soit Dieu à qui nous devons l’infiniediversité des créatures et le jeu sans cesse re-nouvelé de notre promenade parmi leshommes ! Vous êtes-vous déjà demandé cequ’il resterait de nous si tout le monde se res-semblait ? Par bonheur chacun de nous de-meure un mystère clos, un problème insoluble.Ainsi notre attention et notre curiosité re-çoivent intarissablement la nourriture qui lestient en haleine. La mort n’est qu’épuisementde l’une, fatigue de l’autre. L’ennui et le dégoûtsont ses véritables fourriers. Les natures pas-sionnées ne sont pas les mieux armées contreelle, encloses qu’elles sont dans la gousse deleur passion et condamnées à se dessécheravec elle. Mais durant que la passion est danssa fleur, quelle générosité, quel éclat, quelle

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grâce câline, quel élan vers le dehors, quel ap-pel aux insectes butineurs !

Saad, ayant pris le chemin de Kasir, avan-çait sous son accoutrement de domestiqueavec la majesté dansante du roi David. Il mar-chait enfin à l’épanouissement de sa destinée.Quelle différence avec le jour où, travestid’autre façon, il approchait en enfant perdu,vexé par ses frères et lourd de ses tergiversa-tions ! La certitude avait pris la place de l’ir-résolution. Il ne portait plus son déguisementen rongeant son frein. Il avait fait choix d’unecondition plus basse encore que celle de porte-balle. Plus de khandjar sous le cafetan, plus defaux orgueil sous la fausse humilité. De frères,il n’en avait plus, il savait qu’il n’en aurait plusjamais. De clan, de privilèges, de loi, de pro-tection non plus. Il avait plongé dans l’humain.Ayant abdiqué tout ce qui le distinguait, il avaitramené en lui-même sa raison d’être et tenaithors d’atteinte l’unique attribut de sa dignité.

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Pourvu qu’Évanthia fût saine et sauve !Mais la joie de vivre était si grande que Saad nevoulait pas en douter. Semblable à tous ceuxqui n’ont d’autres dieux que leurs sentiments,il n’était superstitieux que de leurs oracles. Or,à toutes ses questions, ils répondaient par cesmots : « Vis, ô Saad, et vis encore. Ta force estdans ta force, ta confiance dans ta confiance. »Sentence sibylline, qui répliquait à l’interroga-tion par l’interrogation même et, ainsi, le satis-faisait.

Ne vous étonnez donc pas que le domes-tique Ali s’attire autant de coups d’œil que na-guère un jeune négociant au port souverain.Ne vous émerveillez pas non plus que le jardi-nier Ali réponde à ces invites par des mines en-jouées, bien différentes des regards ténébreuxde l’autre.

Au reste, le maraîcher Ali n’en a plus pourlongtemps. Bien avant que la butte de Kasir aitoccupé, à l’horizon du Sud, la place que celle

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d’Orthuz quitte à l’horizon du Nord, lui-mêmese détourne des routes basses, des tunnels demûriers qui vont entre deux parois de vignesen festons. Il se jette à travers champs, gagnela première côte des monts, y trouve un abri etdisparaît.

Il y disparaît si bien que, le lendemain, àla surface de cette terre si agréable aux yeuxd’Allah, il ne restait pas plus d’Ali qu’il n’y étaitresté de Saad précédemment. Les recettes dessaints hommes étaient bonnes. Il y eut, sur lesroutes, ce jour-là, un Mohammed de plus, en-core jeune mais parfaitement aveugle, qui tâ-tait son chemin du bout du bâton et s’en allait,les yeux vides, sa face obtuse tendue vers leciel, à la mode de tous les pauvres aveugles dumonde.

Il ne demandait pas l’aumône, mais il rece-vait celles que les âmes charitables voulaientbien déposer dans une petite sébile de bois quipendait à un lacet sur sa poitrine. Et c’est en

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cet équipage que ce Mohammed se présenta,au commencement de la matinée, devant cettevieille porte de brique rouge, aux merlons éva-sés, flanquée de sa poterne basse, que l’autreSaad connaissait bien.

Et c’est de la sorte qu’il lui advint là quelquechose à quoi ce Mohammed ne s’attendait pasdu tout. Car sa face levée se trouva d’elle-même dirigée vers un objet noirâtre, oblong,de la grosseur d’une pastèque, qui se tenait fi-ché au bout d’une pique, laquelle pique se te-nait fichée sur un des merlons de la porte prin-cipale.

Les yeux de ce Mohammed n’étaient pas sivides, ni tellement épaisse la taie de ses pru-nelles, qu’il n’aperçût cet objet et n’en éprou-vât une émotion singulière. Il réprima ce mou-vement, peu convenable à un homme atteintde cécité. Tout en piétinant, ânonnant, heur-tant les cailloux de son bâton, il dévorait l’objetdu regard. La porte était haute, haut le mur

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par-dessus la porte, haut le merlon sur le mur,haute la pique sur le merlon. Mais quand ilfut parvenu assez près pour qu’aucun doute nepût subsister sur la nature de l’objet, la mâ-choire de ce Mohammed lui descendit sur lecou. Cette pastèque était la tête de Mirzo, tour-née au plus beau noir, – ébène ou ivoire brûlé.Tout de même que sur une face de Nubien,seuls les deux yeux et la dentition y luisaientet y posaient leurs taches. Le globe de l’un deces yeux pendait exorbité. Les lèvres étaientbéantes, et semblaient la proie d’un accès defou rire. De son vivant, l’enfant Mirzo se tordaitvolontiers la bouche avec un air de mépris as-sez sardonique ; le mort reprenait cette gri-mace pour son compte, mais comme une cari-cature dont la tête eût bouffonné, sans pouvoirgarder son sérieux, tant elle trouvait réussi lecomique transcendant de cette imitation. Et lalangue, à la fois noire et turgescente, pointaitsur le côté, obscène comme un gros piment. Lefer de la lance, vernissé de sang, ressortait lé-

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gèrement sous une des pommettes ; c’était luiqui, attirant une joue sur le côté, donnait à lafigure son expression d’humour délicat.

La tête était complètement desséchée. Lesmouches mêmes avaient cessé de bourdonnerà l’entour. Seuls deux charognards se balan-çaient dans le ciel, au-dessus de l’objet, enémettant leurs piaulements de taupe ou de mu-lot.

La première pensée qui vint à Saad, en re-connaissant la tête de Mirzo, ne fut pas Mirzo,mais Vançaï. La seconde ne fut pas non plusMirzo, mais lui-même, Saad. La troisièmeseulement fut Mirzo.

Mirzo s’était fait prendre. Savoir si ceschiens s’étaient emparés de lui avant que l’en-fant eût exécuté ses projets. En second lieu seméfier de la vigilance que cet incident avaitsans doute réveillée dans le bourg. Au diable,ce Mirzo ! Bien la peine de m’appeler sonfrère !

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Mohammed s’engouffra sous la porte aussivite que son rôle le lui permettait. Il se de-mandait combien de temps on le laisserait al-ler. Il put se convaincre que l’alarme suscitéepar l’enfant s’était apaisée. Les semaines né-cessaires pour naturaliser ce débris d’une fa-çon aussi parfaite avaient passé sur le souvenirde l’événement. Mohammed se trouva chemi-nant dans la foule comme aurait pu le fairen’importe quel aveugle chrétien, bousculé parles uns, entouré de prévenances par les autres.

Inutile de vous dire s’il reconnaissait leslieux. Pourtant il ne les avait aperçus que denuit, et en quelles circonstances ! Mais il n’yavait pas de pays au monde que son esprit eûtplus continûment habité. Il rentrait dans sa pa-trie d’élection, celle qui contenait l’heure de savie précieuse entre toutes.

Il passa devant plusieurs emplacements demaisons qu’il se rappelait avoir vu brûler. Laseule impression qu’il en reçut fut de réconfort

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et de familiarité. Presque toutes se dressaientéblouissantes de chaux neuve ou en voied’achèvement. Beaucoup de gens, par les rues,portaient des costumes de deuil, blancs. Maispartout de l’affairement, et, sous le ciel ma-gnanime de la contrée, un air d’opulence quiréjouissait. Les bourricots trottaient sous latrique, chargés de légumes, de sacs ou de cais-settes de raisins secs. L’ânier trottait derrièrela trique, le propriétaire des marchandises der-rière l’ânier. Sur les dalles des rues étroites –ruisseaux d’ombre fraîche – les fruits des ma-raîchers s’amoncelaient, les marchands hé-laient la pratique, les ménagères allaientd’éventaire en éventaire, suivies de né-grillonnes ou d’esclaves eurasiennes ; les sa-lades, les tomates, les pêches s’entassaientdans les couffins ou s’éloignaient en équilibre,balancées au rythme des couffes légères. Desvendeurs d’orviétan rappelaient aux carre-fours, et les passants de s’attrouper, au grand

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désespoir des âniers, au grand dam de leurspropres pieds.

Mohammed parvint ainsi jusqu’à l’agora quicreusait une carrière de soleil fauve entre lesdeux beffrois. Des arcades en faisaient le tour,une colonne de poussière s’élevait en son mi-lieu. À l’un des bouts, l’église ; à l’autre, le petitpalais civique, noblement délabré. L’aveugleavait évité de prendre la rue de côté, qui l’eûtfait passer devant la demeure de M. Katsanta-nès. Quelque chose d’autre que la simple pru-dence l’en avait dissuadé. Il allait, marmottant,le bâton en avant, l’autre main écarquillée,avec cet air humble et implacable des infirmes.

Les onguents des derviches lui permet-taient de tenir les yeux ouverts en gardant lesapparences de la cécité. C’étaient vraiment debons onguents. Mais il n’est pas donné à toutle monde de jouer l’aveugle et d’en acceptertoutes les conséquences. Vous qui m’écoutez,essayez d’en soutenir la gageure un jour entier.

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Sous leur taie, les regards de Saad restaientdésespérément agiles et inquiets. Il apportaitune attention épuisante à ne pas se trahir. Biendes fois il se contraignit à se jeter sur un obs-tacle, à trébucher dans un piège tendu par demalicieux enfants. Il dut souvent fermer toutde bon les yeux pour plier son esprit à ne rece-voir que les seuls témoignages de son bâton etde son ouïe.

Il les tenait précisément ouverts lorsqu’ilentendit près de lui une voix qui le fit défaillirsur ses jambes. Il ne put se dominer assezpour s’interdire de se retourner et il s’aperçut,avec consternation, qu’il venait de passer àplusieurs reprises auprès d’Évanthia sans la re-connaître.

Elle circulait sous les arcades, entourée deses femmes, saluée de chacun, rendant à tousun salut à la fois gracieux et impérial, le visagemuré sur ses véritables sentiments, allant d’unvendeur à l’autre, surveillant ceux qui écou-

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laient les produits de ses domaines, achetantelle-même par moments quelque bagatelle, re-gardant peu et voyant beaucoup, les yeux fiersmais baissés et meurtris, silencieuse, plus cam-brée que haute, plus droite que grande, plusnoble que fine, toutefois le col long, flexibleet puissant, la chevelure couverte d’une coiffeblanche, les pieds chaussés de mules sans bro-derie, la robe blanche, unie, drapée commeune voile de navire par faible brise.

Deux fois il l’a croisée, à la coudoyer, il l’adévisagée sans que rien l’avertisse que c’estelle. La chose est-elle possible ! Cet accidentle remplit de chagrin. Il perd toute confiancedans la réalité de sa mission.

Ce n’est pas qu’elle ait changé. Il la retrouveà présent, trait pour trait, plus belle. Que reste-t-il alors de ses rêves, de lui ? S’il avait étéplus habile, il se fût douté qu’il s’était condam-né à cette mésaventure et se fût prémuni. Onne concentre pas toutes les forces de la pensée

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sur une image sans lui faire courir quelquesrisques. Ce qu’il poursuivait, en Évanthia,était-il bien sûr que ce fût toujours elle et nonplus le secours que cette idée lui apportait ?

Mais quelque chose le tire de peine un peu.S’il a perdu à ce point l’esprit au seul bruit desa voix, n’est-ce pas qu’il la connaît toujours ?La terre de l’été n’attendait pas plus avidementla première pluie. (Et pourtant, son émoi nes’expliquerait-il pas aussi bien par le désordreoù l’a jeté cette méprise et le danger morteldont elle le menace ?)

Quoi qu’il en soit, cette défaillance béniele rassure, le confirme, l’aide à surmonter sonabattement. Il ne se dit pas que peut-être il ai-mera désormais Évanthia parce qu’il a décidéde l’aimer. Ses forces d’illusion sont encore as-sez fraîches pour qu’il soit ramené vers ellepar un élan de nouveau irrésistible. Qu’importeau naufragé, perdu seul en mer, la nef qui lerecueille ? Galère ou caravelle, ces quelques

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planches deviennent aussitôt son continent, savie, son tout. D’ailleurs il était préférable queSaad ne se dît aucune de ces choses-là. Simême le souvenir d’Évanthia avait subi danssa mémoire un commencement de digestionspirituelle, le jeune homme ne continuait pasmoins à se chercher à travers elle. Sans elle,il ne pouvait plus se trouver. C’était bien tou-jours elle qui était son objectif, par elle qu’il de-vait faire son salut.

Il a vécu à Orthuz assez longtemps pouravoir attrapé quelques mots de la langue de cesgens-là. Nulle crainte que la jeune fille recon-naisse le jargon chuintant si mal imité par lui…la dernière fois. Il peut s’approcher d’elle. Sacécité lui inspire même une audace inouïe. Levoilà parti droit sur elle, tâtonnant doucement,mais de façon à ne pas la heurter du bâton,demandant son chemin d’une voix douce auxâmes miséricordieuses qui l’entourent.

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« Maîtresse, prenez garde à cet aveugle quivient sur vous !

— N’est-ce pas un chien d’infidèle ?

— Ha ! Non moins que l’autre étranger, lemois dernier…

— Non, non ! Ce n’est ni le même costumeni le même dialecte…

— Et celui-ci est un pauvre affligé…

— Si jeune ! Si jeune !

— N’importe, ils se valent tous. Souvenez-vous ! Oh, souvenez-vous ! »

Les femmes jacassent autour de la padronasilencieuse. Lorsque le musulman arrive à saportée, elle se borne à étendre lentement lebras vers lui, avec le geste même de Déméter,tant pour l’avertir de sa présence que se garderde l’attouchement. Saad agit comme si un in-dice subtil lui faisait pressentir l’obstacle, ils’arrête à un demi-pouce de la main divine. Sursa figure, d’où les recettes des saints hommes

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n’ont pu extirper toute jeunesse, toute grâce,mais où il sait répandre l’espèce d’extase stu-pide des aveugles, court un frisson. Il répète saplainte chantante :

« Créature de Dieu, indiquez-moi mon che-min…

— De quel Dieu invoques-tu les créa-tures ? »

À la violence refoulée, au timbre profond, àla vibration de la voix, Saad reconnaît le sonde l’âme qu’il cherchait. Son cœur s’emporte. Ilrend grâces au Dieu qu’il partage secrètementavec l’Aimée.

« Le vôtre et le mien, ô padrona, s’il vousinspire de la pitié pour l’affligé.

— Le mien ne sera jamais celui des misé-rables qui ont apporté ici la mort et le déshon-neur.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, pa-drona… Mon Dieu est celui qui frappe les in-

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nocents pour la rédemption des coupables, etque les innocents remercient de les avoir choi-sis pour instruments de sa justice.

— Tu es un fameux théologien, à ce que jevois. Que demandes-tu ?

— Maîtresse ! Maîtresse ! Écartez-vous deces mendiants infidèles ! Comment laisse-t-oncette vermine pénétrer dans la ville ? Cela nese passait pas ainsi du temps où le pauvre sei-gneur Katsantanès était notre démarque, ha !ha !

— Padrona, je ne vois pas vos traits, votrevoix est jeune, vous me marquez de la com-misération. Je ne demande qu’une chose, maisseule une oreille bienveillante peut l’entendre,un cœur généreux l’admettre.

— Maîtresse ! Maîtresse ! Ne laissez pas cesvagabonds vous approcher ! Celui-ci finira parvous insulter. Rappelez-vous celui de l’autremois et ce colporteur aussi, ha ! ha ! ha ! à qui

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votre pauvre papa eut la faiblesse d’ouvrir samaison, Dieu l’ait en sa miséricorde !

— Elle est donc bien rare, la chose que tuas dans l’esprit, qu’il faille tant de qualités pourlui faire accueil ? On dit que les aveugles ontles sens plus fins que les autres hommes. Tudois apercevoir des vérités cachées à nosprêtres.

— Padrona, vous raillez, mais la moqueriesied à la jeunesse, les guirlandes à un joli cou.Je vous demande seulement mon chemin.

— Le chemin pour aller où, astucieuxaveugle ? Puisqu’on t’a laissé entrer dans laville, sans doute sais-tu maintenant ce que tuvoulais apprendre et désires-tu en sortir ?

— Créature de Dieu, pourquoi désirerais-jesortir d’une ville dont la bonté des habitants nem’a pas interdit la porte ? Mais un chemin pourle corps est-il tout ce que l’homme peut sou-haiter en ce monde ?

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— Ha ? Mon pauvre ami, tu aspires donc àquelque chose de plus qu’à un fenil pour y cou-cher, une écuelle pour y manger ? Quelles pré-tentions, chez un infidèle !

— Créature de Dieu, je cherche ce quechaque créature a le droit de chercher : un che-min pour son âme.

— Eh bien, crois-moi, celui où tes parentst’ont mis est le bon, puisqu’il te mène là oùtous tes semblables se retrouveront pour l’éter-nité. »

Sur ces mots, elle s’éloigne, irritée. Ilsemble à Saad qu’il entend le bruissementmême de cette colère, mêlé avec le vent queproduit, sur les dalles, la grande robe de laineblanche. Ses femmes entourent la jeune patri-cienne d’un essaim de conseils et de bavar-dages.

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XIII

Vous croirez peut-être que Mohammed-Saad reste déconfit ? Assurément ce dialoguelui a inspiré, à deux ou trois reprises, l’espé-rance de toucher Évanthia. Il s’aperçoit qu’ila été sa dupe et qu’elle sera difficile à fléchir.Mais l’essentiel est qu’elle vive et elle vit. Ilsouhaitait lui parler, il lui a parlé. N’a-t-il pastoute son existence devant lui pour réaliser sesprojets ? Et quel est le jeune homme à qui sonavenir ne donne pas le sentiment de l’infini ?

Non, Mohammed n’a plus rien du sombreSaad, de l’adolescent pressé, du cavalier om-brageux. Qui le retrouverait dans ce mendiantplein de bonne humeur et de philosophie ?

Il va s’accroupir, quelques pas plus loin,dans un angle des arcades. Là, tandis qu’il

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compte les monnaies qu’il a reçues et les faittinter sur le pavé, sa songerie ramène devantlui les images dont le vieux derviche fou a peu-plé son esprit. Il s’amuse à renouer les corde-lettes. Il est devenu l’homme-lion, cela va sansdire :

« … Un jour, je revenais de la chasse, escor-té de ma puante escorte. Autour de moi, petitshommes-loups, petits hommes-chiens se bat-taient tout en courant. Il me fallait sans cesseramener la paix entre eux. Quand les cris n’ysuffisaient pas, je me servais d’une lanière encuir d’antilope, dont la morsure les faisait hur-ler. Alors je riais, et comme je me sentais humi-lié jusqu’au sang par la compagnie que ces es-claves m’imposaient, je riais de ma revanche.Mais, ce jour-là, je ne ris pas jusqu’au bout. Macaverne était vide.

« D’habitude, ma femme m’attendait sousla roche ou dans ses environs.

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« À cette époque, nous n’avions plus d’en-fant avec nous. Ceux que nous avions élevésétaient partis au loin.

« J’appelai une fois et plusieurs fois, j’élevaila voix. Tout ce maudit monde de nains, tapiderrière les pierres d’où leurs yeux suivaientmes moindres gestes (jamais ils n’osaient m’ac-compagner jusqu’à mon aire), toutes ces créa-tures abominables reprirent mon appel. Je dusleur imposer silence.

« Lorsque je pus enfin prêter l’oreille, au-cune réponse ne vint. Alors je ne sais quelle ré-miniscence vague, quelle vague appréhensionme visitèrent. Je saisis mon épieu et descen-dis vivement la montagne. Je me dirigeai droitvers les grottes basses où se terraient nos al-liés.

« Ma chasse ne dura pas longtemps. Fière,intacte, mélancolique, celle que je cherchais setrouvait au fond d’une de ces tanières. Com-ment s’y était-elle décidée, elle qui ne pouvait

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souffrir l’approche de cette race ? Ils avaientdû lui faire boire un philtre, car elle dirigea lesyeux vers moi, comme je me baissais pour en-trer et que je l’appelais, le cœur levé de honteet de dégoût, et elle ne me reconnut pas. Elledemeura tranquillement assise, tisonnant leursale feu, écumant le pot de ces gens-là.

« Alors, ô mes enfants, moi, fils du Soleil,j’ai dû plier mon orgueil à partager le sort et lacondition de ces misérables durant de longuessemaines.

« C’était le but poursuivi par leurs magi-ciens. Ils n’avaient d’autre ambition dans lecœur que de se croire nos semblables et denous amener à vivre en égaux avec eux. Ils nenous ont pas maltraités. Loin de là. Ils faisaientpis que cela, ils se familiarisaient…

« À force de surveiller ma compagne et sanourriture, j’ai eu le bonheur de voir se dissiperpeu à peu les effets de l’enchantement. Je luiai vu reprendre conscience d’elle, de moi, des

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lieux où elle croupissait, jusqu’au jour où ten-dant enfin les bras vers moi… »

Une tape sur l’épaule interrompt le songeurau plus bel endroit. Saad abandonne précipi-tamment sa peau et regagne celle de Moham-med, mais, en bon aveugle qui sait sa leçon, ila soin de demeurer en arrêt, la face basse, lesoreilles tendues.

« C’est toi qui te permets d’apostropher nosjeunes patriciennes sur la place ?

— La charité, mon bon seigneur, Dieu vousla rendra.

— Laisse là ton Dieu. C’est toi qui nasillesdes impertinences à l’adresse de nos jeunesfilles et fais l’entendu en théologie ?

— Mon seigneur, je ne sais ce que vousvoulez dire. Je me borne à demander mon che-min aux créatures de Dieu.

— C’est mon homme. Lève-toi et viens. »

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En se tortillant un peu le visage, Saad estarrivé à distinguer la robe noire et crasseuse,la barbe, le bonnet d’un prêtre nestorien.Quelque déterminé qu’il soit à endurer tout, ildoit réprimer un frisson de honte et de dégoût,– juste comme il avait été dit.

Derrière le prêtre, se tiennent d’autres per-sonnages. Il en émane un petit concert de rica-nements et une atmosphère haineuse qui glacele courage du jeune garçon. Celui-ci se lèvenéanmoins et se laisse emmener. Ils marchentquelque temps. Les chrétiens échangent à mi-voix des propos rapides qu’il ne comprend pas.Pour éviter toute distraction, il tient les yeuxfermés ou bien fixés sur la nue. Il ne voit pasoù on le conduit. Il est tiré de cet état voisin dusomnambulisme par un arrêt devant une porteen plein cintre, fermée par de puissants van-taux de bois, peints en rouge. Il ne faut qu’uneseconde au cavalier pour la reconnaître. Etquand elle se referme derrière ses épaules, enroulant et en tonnant, quand il entend grincer

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les loquets, s’abattre les valets de fer massif, sedérouler la chaîne avec son bruit de cascade etde soie, alors s’élève dans sa poitrine un rugis-sement de joie muette, mêlé à cette contrac-tion de la gorge qui annonce les périls mortels.

Entre ses cils qu’il croise maintenant avecprécaution, il aperçoit un groupe de robes fé-minines qui attend son arrivée. Au milieud’elles, Évanthia. Le prêtre met un doigt surses lèvres. Soin superflu, sinon pour Saad. Lesrobes féminines s’ébranlent autour des robesecclésiastiques, sans plus de bruit qu’un vold’ombres. Il s’agit évidemment de savoir si, àun indice, si faible soit-il, l’étranger se trahi-ra. Dix pupilles d’hommes, peut-être dix defemmes, sont fixées sur lui, celles d’Évanthiaen sus. Il se trouve lardé par toutes ces finesaiguilles. Mais les yeux d’Évanthia, si durs etfroncés qu’ils soient aujourd’hui, posent surces plaies une douceur de saphir. Saad se lais-serait volontiers prendre et tuer sous ces yeux-là.

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Donnera-t-il ce plaisir à tous ces chiens ? Etelle, la créature retenue à leur horrible foyerpar l’enchantement, a-t-il le droit de l’aban-donner ? La virilité qui comble si puissammentl’espace entre ses flancs et ses reins le lui dé-fend à sa manière. Elle veut être transmise, ettransmise à la seule digne. Alors il sera per-mis à Saad de souhaiter le sommeil intermi-nable, sur l’océan élastique et tendre qu’il auraconquis.

Juste à ce moment le hasard, qui tous nousgouverne, faisait traverser à Saad et à sesguides le carrefour intérieur où débouche lecouloir menant à la chambre de feu madameHélènè. Un raccordement si exact du passé auprésent s’opère dans l’esprit du garçon, une sibrusque concordance des actes les plus oppo-sés, une telle illumination de certains événe-ments que, cette fois, il manque se dénoncer.Son bâton lui échappe, dans un mouvementnerveux. Le court désordre qui en résulte luidonne le temps de dissimuler. Il tremble, s’ap-

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puie, marmotte, remercie et peut enfin se re-mettre en marche.

Il avait complètement enfoui dans sa mé-moire la dame et tout ce qui la concernait. Lapartie de la nuit qui appartient en propre à cefantôme jaillit du passé, dans ses moindres dé-tails. Il comprend tout, et pourquoi elle l’a atti-ré, et pourquoi il lui a cédé, et pourquoi elle enest morte, et pourquoi cela devait être. Mèred’Évanthia, elle était le chemin par où Évan-thia était venue à la vie. Pourquoi s’étonnersi, pour le conduire jusqu’à celle qu’il pour-suit, une fatalité narquoise a fait parcourir lemême chemin à Saad, et si la femme, qui a ja-dis conçu et porté l’être auquel il s’est desti-né, a conçu, pour l’époux qui doit accomplirce destin, l’élan même auquel sa fille est pro-mise ?

Quant à nous, parvenus à ce point de notrerécit, une fois et plusieurs fois prions Dieu quesa miséricorde soit sur nous qui parlons et sur

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vous qui nous prêtez votre attention. Ardue estla tâche d’un conteur qui désire éviter les am-biguïtés et les fausses interprétations.

Saad n’a pas l’esprit plus malade qu’aucund’entre nous. Seulement il jouit d’une inno-cence et d’une simplicité que nous avons per-dues. Il est voisin de la nature. Les allégoriesdes saints hommes l’ont encore rapproché dela matrice originelle. S’il n’a pas nos scrupules,nos délicatesses, il n’a peut-être pas nosfeintes, nos hypocrisies. Il ressent fortement etil pense droitement. Il revoit madame Hélènè àtravers Évanthia. Les souvenirs puissants quela dame lui a laissés viennent nourrir et ac-croître la dévotion que sa fille lui inspire, aussinaïvement que ces deux êtres se sont nourriset accrus l’un de l’autre. Il ne s’explique peut-être pas des sentiments compliqués en termesaussi clairs, mais on le scandaliserait de nepas prendre les raisons dont il se paye avec lamême pureté qu’il fait lui-même.

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Cependant le voici dans le patio, assis surle banc, explorant de sa main la table de pierreoù il a déballé sa marchandise. Il a déçu l’es-poir de toutes ces robes. Il devine leur décep-tion aux chuchotements qui l’entourent.

« Ainsi, tu es bien celui qui cherche le che-min de son âme ?

— Oui, seigneur, si tel est votre bon plaisir.

— Sais-tu à quoi tes paroles t’engagent ?

— Ayez la bonté de m’en informer.

— Sais-tu qu’elles t’obligent à renier les su-perstitions où tu as vécu jusqu’ici et à recevoirl’enseignement de la vraie foi ? »

Ils tendent le cou pour ne rien perdre de saréponse. Si pareille proposition avait été faite àcertain cavalier Hekiari, six mois plus tôt, ç’au-rait été un beau tapage. Au lieu de cela, un sou-rire faible, à peine réticent, éclaire les traits del’aveugle, le garçon ouvre les paumes de sesmains en signe de confiance, et les dix robes

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trahissent à la fois, par un frisselis, la surpriseoù les jettent les mots qu’il dit :

« Je cherche ma route dans les ténèbres dela matière et de l’âme. Si vous êtes une créa-ture de Dieu, faites-moi toucher la vérité, jesuis prêt.

— Vous vous étiez trompée, padrona ! »s’écrie une voix de femme.

« Ce n’est pas l’homme que nous crai-gnions », ajoute une voix d’homme.

Une seconde voix virile, plus forte et autori-sée, celle-là même qui a interpellé Mohammedsous les arcades, conclut :

« Ce n’en est pas moins une âme errante.Nous n’avons pas le droit de ne la point retenirau passage. »

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XIV

C’est ainsi qu’introduit dans la maisond’Évanthia Katsantanès, Saad parvient à s’ymaintenir. Le bruit se répand en ville qu’un in-fidèle est entré dans Kasir et réclame les lu-mières de la religion. Les visites se multiplient,chacun veut avoir vu l’oiseau rare. Quelle re-vanche pour une ville si éprouvée, particulière-ment pour cette demeure maltraitée ! La mainde Dieu se lit dans cette affaire. Nul doute quela jeune patricienne ne doive cette faveur in-signe à ses vertus, son courage et ses infor-tunes.

Les prêtres sont les plus empressés. Le pa-tio ne désemplit de leurs barbes ni de leurséclats de voix. La catéchisation suit un coursrapide. Le renégat montre un zèle exemplaire.Aux attaques les plus acerbes contre les

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croyances qu’il a servies jusqu’alors, il opposetout au plus quelques objections d’une fraî-cheur séraphique.

Lequel d’entre vous qui m’écoutez recon-naît Saad et s’explique sa conduite ? Joue-t-ilune comédie ? N’a-t-il d’autre but que de pro-longer son séjour dans cette maison ? Serait-ilvéritablement touché de la grâce ?

Vous ne le croyez pas, et cela serait peucroyable. Mais considérez les effets qu’ont déjàproduits dans cet esprit des visions commecelles du vieil insensé. Nous ne demandons ja-mais à notre intelligence que des argumentspour servir nos passions. Mille liens empê-chaient Saad de se livrer au premier grand en-traînement de sa vie. Cette histoire grossièreétait arrivée à point pour les trancher. Elle letirait de pair, lui donnait le moyen de tirerde pair la femme qu’il croyait aimer, les arra-chait l’un et l’autre aux mœurs, aux servitudes,aux prohibitions de deux croyances et de deux

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races inconciliables, les réunissait, cettefemme et lui, tous deux, sur un plan inacces-sible au reste de l’humanité. Et là, sous desvêtements symboliques et des images sédui-santes, elle faisait régner la seule loi du bonplaisir et de la jeunesse. Qui eût résisté à pa-reille rencontre ? Il en est ainsi de nous tous,pour peu que le hasard nous offre une ouver-ture et que nous ayons l’âme assez chaudepour ne pas nous refuser.

Parvenu à des hauteurs si vertigineuses,quelles différences Saad pouvait-il encore faireentre les misérables habitudes des hommes ?Peuple-chien, peuple-loup, l’un valait l’autre.Tant qu’Évanthia restait prisonnière de l’und’eux, il importait peu que le garçon troquâtrites pour rites. L’épouse et l’époux s’affran-chiraient plus tard en commun de ces enfan-tillages et gagneraient alors les Hauts Lieux oùles attendait le couronnement de leur vie ter-restre.

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Tout le monde était dupe et s’émerveillaitde bonne foi. Une seule personne résistait à lacontagion, Évanthia.

Elle avait d’abord obtenu du Conseil dedoubler la garde des portes. Les bourgeois-miliciens firent des battues en campagne, oc-casions d’inépuisable ébaudissement pour lamarmaille. On convint d’un système de corres-pondance avec les bourgs les plus proches, pargonfanons le jour, lanternes la nuit. Ces bravesvignerons retrouvaient d’instinct les usages demer. Le souvenir cuisant de la catastrophe leurfaisait éprouver, chaque fois que le soir tom-bait, l’isolement de leur petite barque surl’océan nocturne. L’incident du catéchumène,surgi on ne savait d’où, avait ranimé l’alarme.Son installation dans la maison Katsantanèsrappelait l’hospitalité si récente offerte par lecrédule magistrat à un autre vagabond, unautre infidèle, dont le rôle, dans toute cetteaventure, ne faisait plus de doute pour per-sonne.

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Aussi les uns blâmaient-ils mademoiselleKatsantanès de son imprudence, d’autres lataxaient d’insensibilité, certains admiraientson courage, certains, au contraire, éblouis-saient les habitués de la Maison de Café parleurs brillantes déductions.

« Combinaison ! Combinaison ! Quelle sub-tilité manifeste la vertueuse demoiselle ! Pro-sélyte sincère ? Sa maison s’en trouve bénie.Espion déguisé ? Elle le tient, elle le démasque.L’habile, l’habile personne ! »

Évanthia n’avait pas seulement exigé duConseil des Anciens toutes ces mesures de sé-curité, elle avait fait venir un molosse d’une deses fermes. Le chien et l’aveugle se faisaientvis-à-vis dans la courette. Le jour, le musulmanrestait libre de ses mouvements et la bête en-chaînée. La nuit, le chien lâché tenait Saadétroitement resserré dans sa cahute. On chan-geait le molosse aussi fréquemment qu’il fallaitpour empêcher le gardien de s’habituer au pri-

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sonnier, et on choisissait des bêtes d’humeuraussi féroce que possible. Grâce à Dieu, l’Em-pire turc ne manque pas de chiens hargneux.

Mais, pour mademoiselle Katsantanès, cessoins n’étaient qu’une concession à la pru-dence humaine. En fait, elle s’était donné pourtâche de tirer au clair la véritable personnalitédu Mohammed. Il n’est pas exagéré de dire quele cavalier se trouvait pris, à l’intérieur de cesmurs, comme une abeille dans une toile dontl’araignée eût attendu son heure, avec la pa-tience de la femme et de l’araignée.

Son instinct persuadait Évanthia quel’aveugle n’était pas ce qu’il paraissait être. Àtout moment, un geste, une inflexion de voixcréaient une ombre de parenté, furtive, passa-gère, avec un personnage inoubliable.

Inoubliable pour deux raisons ! Car si ma-demoiselle Katsantanès eût entrepris de tra-verser l’Asie à pied afin de rattraper le bour-reau de sa famille, Évanthia eût fait le même

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voyage. Vous m’entendez assez. Évanthia eûtapporté à cette poursuite la même ténacité quemademoiselle Katsantanès. Seulement leursraisons n’eussent pas été les mêmes. Et, encoreune fois, ne faites pas dire au conteur plusqu’il ne veut en dire ; mademoiselle Katsan-tanès ne savait pas qu’Évanthia s’intéressât àl’odieux Syrien autant qu’elle, encore que pourdes raisons différentes ; mais, sans le savoir,elle n’arrivait pas néanmoins à l’ignorer aussicomplètement qu’elle l’eût souhaité. Retorseset déconcertantes sont les filles d’Adam. Il n’estmême pas sûr que mademoiselle Katsantanèsn’utilisât pas l’instinct d’Évanthia pour s’aiderdans cette chasse à l’homme, quitte à traitercelui-ci avec une cruauté impitoyable, quandelle aurait mis la main dessus.

… Il y avait une fois un gendarme qui avaitrecueilli le chien d’un bandit fugitif, et s’étantfait, à force de soins et de patience, un guide etun ami de cet animal à demi sauvage (c’est lechien), il s’engagea enfin avec lui sur la piste du

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criminel. Je vous raconterai la suite une autrefois.

Il en résulte que la situation de Saad, dansla cour de la maison Katsantanès, était un peuplus compliquée que nous ne l’avons dit plushaut. Pour changer d’image et de bête, quitterles chiens et revenir aux épeires, sachez doncque le cavalier se trouvait là comme uneabeille engluée que guetteraient non point unearaignée, mais deux.

Admirez alors avec nous son égalité d’hu-meur, sa gaîté. D’ailleurs il ne se comportaitpas ainsi pour jouer son personnage et détour-ner les soupçons. Il était véritablement heu-reux. L’impatience était sortie de lui. Il était là,il voyait Évanthia, et il la voyait à toute heuredu jour. Cette vue suffisait à l’entretenir dansune félicité voisine de l’extase.

Que lui faisaient alors les discours desprêtres-chiens, les aboiements discordants dela horde ? Il gobait tout ce qu’on désirait qu’il

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gobât, nourritures matérielles, nourritures spi-rituelles, il subissait avec joie sa réclusion dansla cabane de bois qu’on avait construite pourlui, – moitié cellule de moine, moitié cachot deprisonnier.

Il ne se passait pas d’heure qu’Évanthian’entrât dans la cour, sous un prétexte ou unautre. Elle ne visitait presque plus ses jardins.Elle se confinait dans sa maison, toute àl’œuvre de piété qu’elle poursuivait ouverte-ment, en réalité toute à ses machinations dejustice.

Souvent elle circulait en feignant de ne passonger à l’aveugle. Celui-ci égrenait dans soncoin le chapelet qu’on lui avait remis et ânon-nait les premières prières avec un zèle édifiant.Mais elle ne le perdait pas de l’œil. Il le savait.Elle essayait de le surprendre. Elle ne dormaitplus. Quelquefois des scrupules la hantaient.

« Et s’il était le même, et qu’il revînt icipoussé par le remords, touché par la grâce ?

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Ces choses se sont vues. Que ferais-je ? À quelsigne se reconnaît la sincérité ? Où mon de-voir ? Qui me le montrerait ? Nos prêtres sontbêtes. Comment démêler la volonté de Dieu ?

« Vienne à se produire qu’il soit bien cethomme-là, que je le démasque, qu’il s’en-suive… ce qui s’ensuivrait alors, ne risquerais-je pas de contrecarrer la volonté manifeste deDieu ?

« Il peut être devenu aveugle pour de bon.Un accident, que sais-je ? La punition céleste ?Si je m’en tiens à cet indice seul, ne risqué-jepas de passer à côté de la vérité ?

« Il peut être le colporteur et feindre la cé-cité par pénitence.

« Il peut être le colporteur, avoir perdu réel-lement la vue et en profiter pour tenter ici unnouveau coup.

« Pourtant nos hommes d’armes inondentle sandjak… tout est calme…, nos reconnais-

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sances…, les soldats du sultan sur la mon-tagne…, le pacha toujours par monts et parvaux…, la tribu pillarde dissipée dans les dé-serts du Nord, à des centaines de lieues d’ici…Que pourrait-il espérer ? Que viendrait-il cher-cher ? »

Quand elle en arrivait là de ses déductionset de ses tourments, le démon de l’insomniefaisait surgir au pied de son lit une figure me-naçante, toujours la même, celle de ce brigand– presqu’un enfant – si étrangement costumé– une robe bleue sur ses armes – qui s’étaitfait prendre – comme un enfant – il y avaitquelques semaines, non loin des murs, et qu’onavait supplicié, après l’avoir cuisiné au préa-lable, selon les meilleures méthodes du tempset du pays.

Il avait un peu parlé, dans les tortures. Cequ’il avait dit était vague, mais n’en avait pasmoins ému les magistrats au point qu’ilsavaient fait prier la très honorable, excellente

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et illustre fille de monsieur et madame Kat-santanès de bien vouloir se rendre au lieu oùl’on appliquait la question au prisonnier. Ellen’avait eu aucune peine à reconnaître, dansl’objet plus qu’à demi effacé et rongé par lestortures, l’enfant laid de la fameuse nuit. L’en-fant ne parlait que des langues peu usitées enplaine. Mademoiselle Katsantanès, si instruitequ’elle fût, ne jargonnait, en fait de dialectesbarbares, qu’un peu de turc et d’arabe.

Mais l’enfant avait paru revenir à la vie enapercevant la jeune fille. On avait relâché sesappareils et appliqué quelques baumes sur sesplaies. Il avait alors parlé d’abondance, tra-hissant un besoin désespéré de se faire com-prendre. Jointe à la curiosité, à la crainte et àl’intérêt, la commisération avait fini par don-ner un peu d’esprit aux juges.

On avait fini par deviner que la présencedu cavalier ne semblait pas annoncer un retourdes maraudeurs ; il était revenu seul et de son

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plein gré ; cette tentative avait un rapport di-rect soit avec mademoiselle Katsantanès per-sonnellement, soit avec les événements quis’étaient passés dans sa maison. On ne put tou-tefois tirer au clair s’il souhaitait mettre Évan-thia (Leïli ! Leïli ! gémissait-il) en garde contreun nouveau danger, achever sur elle des des-seins funestes, ou au contraire lui transmettreun avis.

Quand tout le monde se fut bien convaincuqu’on ne tirerait rien d’autre de ce rauque bara-gouin, on avait remercié mademoiselle Katsan-tanès et dépêché le moribond.

Mais Évanthia avait gardé pour elle di-verses circonstances, dans sa déposition. Pour-quoi ? Qui pourrait le dire ? Nommément lesrapports très étroits qui semblaient unir l’en-fant et le faux colporteur, et l’espèce de su-jétion où le second semblait tenir le premier.Reparaissait-il en émissaire du Syrien ? En ce

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cas, son rôle était-il de parfaire l’œuvre de sonmaître, ou de la réparer ?

D’ailleurs, cette œuvre elle-même, qui au-rait pu la définir ? Nul doute que le colporteurne se fût introduit dans la place en espion, n’yeût introduit ses frères à leur tour, ne se fûtrendu coupable d’atrocités personnelles, n’eûtcontribué au meurtre (pis que le meurtre) dudémarque et de sa femme. En cet endroit com-mençaient les obscurités.

Sa conduite dans la chambre d’Évanthia,comment l’interpréter ?

Il avait défendu Évanthia, l’avait même sau-vée, et au péril de sa vie. Dans quel but ?

Il l’avait empêchée de se tuer elle-même.Dans quelle intention ?

Pendant ses courtes absences, l’enfantn’avait pas bougé de la pièce, à la fois senti-nelle et défenseur. Et lui non plus n’avait pas

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abusé de cette étrange situation. Dans quellepensée ?

Il se contentait de la dévisager fixement,avec ses yeux ronds et glauques. Et lorsque lecolporteur était rentré, seul, tout joyeux en ap-parence, l’enfant s’était éclipsé. Quel lien entretous ces actes ?

Et comment le Syrien s’était-il alorsconduit ? Si Évanthia n’oubliait pas certaineslueurs troubles qui avaient voilé ses yeux, ellen’oubliait pas non plus dans quelle tenue im-modeste elle se montrait à lui. Et Dieu seul saittoutes les licences qu’avait vues, dans Kasir,cette nuit d’assaut et de pillage. Pourtant ellen’avait souffert aucune injure.

Et quand elle avait voulu s’échapper decette chambre, il ne s’y était pas opposé.

Et quand elle s’était heurtée au mur deflammes, au cadavre de sa mère, à une nou-velle troupe de bandits furieux, ivres, prêts àtout, de nouveau le colporteur l’avait protégée,

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et l’enfant était apparu pour prêter main forte àl’étrange garçon.

Elle n’avait pas empêché qu’on exécutâtl’enfant, parce que trop de sang criait ven-geance et que, décemment, la fille de monsieuret de madame Katsantanès ne pouvait pas…

Mais lorsque le démon de l’insomnie entou-rait son lit de toutes ces figures grimaçantesou lamentables, alors, ô Dieu juste, Père deMiséricorde, il ne restait plus qu’à renoncer àtout essai d’explication. Elle adorait la mainqui frappe ou épargne pour des motifs échap-pant à la raison des hommes.

Ce Mohammed rencontré peu de semainesaprès ces derniers événements, et la façonnaïve, effrontée, dont il l’avait abordée sous lesarcades, avaient achevé de la jeter dans des in-certitudes sans fin.

Alors elle se levait, priait, s’habillait et des-cendait dans la cour où, l’entendant venir, lemolosse aboyait affreusement. Dans ces mo-

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ments-là, elle maudissait ses propres soins quil’empêchaient de surprendre le soi-disantaveugle et peut-être de percer le mystère.Mais, s’il ne dormait pas, elle le trouvait tou-jours dans sa logette, accroupi ou agenouillé,psalmodiant et souriant aux anges.

Une nuit, elle n’y tint plus. Ayant calmé lechien, elle alla s’asseoir près du néophyte, etlui posa doucement la main sur le bras. L’ins-tinct est le même chez l’honnête femme et chezles autres. Elles savent pareillement quelsgestes émeuvent quels hommes. Au fond, elleétait terriblement sûre de soi.

Il tressaillit. De sa voix pure et grave, où ily avait de la sœur, de la mère, de la maîtresse,voix de sainte et de prostituée, elle lui deman-da, de tout près, tout près :

« Mohammed, dis-le-moi, à présent : quelhomme es-tu ? Qu’est-ce que tu es venu cher-cher dans Kasir ? »

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Elle éprouvait cette horrible affection, lasseet pitoyable, du juge pour l’accusé auquel ilessaye d’arracher l’aveu décisif. Il faillit ré-pondre : « Vous », et il eût été perdu. Ils nel’ignoraient l’un ni l’autre. Elle attendait ce motavec une avidité qui laissait loin derrière elletout ce qu’elle avait connu dans son existence.Il fut si décontenancé, que sa nature le sauva.Il baissa la tête et fondit en sanglots. Le ruis-seau de ses larmes vint mouiller la main quiposait sur son avant-bras. Alors, ne sachantelle-même ce qu’elle faisait, plus convaincueque jamais qu’il était bien l’homme qu’ellesoupçonnait, le meurtrier de son père, le…(quoi ?) de sa mère, elle baissa la tête à sontour et lui embrassa les cheveux.

Puis, soulagée d’un fardeau immense, elleput se relever, elle redressa dans la nuit sonport de déesse et rentra dans sa chambre oùelle pria longuement, apportant à sa prière uneeffusion plus suave que jamais.

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Saad avait fini par reconstituer, de proposen propos, l’équipée du pauvre Mirzo dans sesdétails essentiels. Il pensait souvent à l’enfant.

« Est-il venu pour me vendre ? La tuer ?L’un à défaut de l’autre ? Quoi ? Haine ? Ami-tié ? »

Jamais il ne s’était si bien aperçu comme ily a peu d’espace entre ces deux sentiments.

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XV

Qui veut soutenir un rôle à la perfectiondoit éviter les trop grands états de sensibilité.La scène que nous venons de raconter n’avaitpas été la seule de son espèce. Lentement, au-tour de l’abeille engluée, les deux araignéesresserraient leurs approches. Tantôt l’une, tan-tôt l’autre venait éprouver de ses antennes lavigueur du malheureux. Lui, incapable de sor-tir des soies qui l’enveloppaient, ne perdait riende leurs démarches. Selon les jours il nommaitcelle qui rôdait autour de lui, que ce fût Évan-thia, que ce fût mademoiselle Katsantanès.Mais l’une et l’autre trouvaient grâce devantlui, amollissaient également son cœur, carl’une n’allait pas sans les traits de l’autre,l’autre sans les yeux de l’une, et l’une ni l’autre

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n’abdiquait jamais cet air de tendre royauté àquoi rien, en Saad, n’était fait pour résister.

Il n’était pas jusqu’aux litanies des prêtresqui ne finissent par agir. En d’autres temps,l’esprit robuste du garçon en eût fait bon mar-ché. Il n’était que trop porté à donner main-tenant un sens concret aux paroles mystiquesdes invocations. Ce langage amoureux, ceschuchotements, ces renoncements, ces élansoù la chair se mélange à l’esprit, le divin à l’hu-main, trouvaient aisément le chemin de sonâme.

Il ne croyait pas plus qu’auparavant aux su-perstitions des infidèles. Les langueurs méta-physiques des soufis n’auraient pas moins sû-rement dissous sa fibre. Mais les soufis étaientloin, les prêtres nestoriens étaient là, et, sansrelâche, du matin au soir, ils faisaient le siègede sa conscience.

Souvent la cour était pleine d’hommes et defemmes dont les murmures se mariaient aux

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oraisons des prêtres. Au premier rang de cesfidèles, debout ou prosternés, il pouvait aper-cevoir les yeux profonds d’Évanthia qui ne selevaient pas de dessus lui, qui dardaient surlui, qui pénétraient jusqu’au cœur de lui, quiguettaient ses moindres tressaillements, – ilsn’eussent plus été en état, ni elle ni lui, de diredans quel but. Ils ne s’en souvenaient plus. Ilsavaient, petit à petit, mais sûrement perdu leurpoint de départ. Ils n’étaient plus, l’un en facede l’autre, qu’un homme et une femme élé-mentaires, liés l’un à l’autre, entraînés l’un parl’autre, mutuellement, vers le même abîme.

« Qui es-tu ? » demandaient les yeuxd’Évanthia.

« Que me veux-tu ? » répondait la cécité deMohammed.

« Que me veux-tu ? » suppliait alors le re-gard d’Évanthia.

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« Saurais-tu être toi ? » questionnait celuide Saad, avec une humilité qui eût mieuxconvenu à un pacha qu’à un mendiant.

Il y avait longtemps qu’Évanthia ne conser-vait plus aucun doute, au fond de soi. Par unecompromission secrète, elle reculait toujoursl’instant où elle serait obligée de s’en fairel’aveu, et où s’ensuivrait… ce qui ne pourraitplus manquer de s’ensuivre.

Quand ses regards à elle rencontraient sesprunelles à lui, opaques et tachées, il échappaitau garçon un certain cillement à quoi il n’yavait guère à se tromper. Il y remédiait aussitôten élevant les globes de ses yeux vers la nueavec un air redoublé d’extase et de niaiserie,tandis que ses mains égrenaient furieusementson rosaire et qu’il nasillait ses patenôtres deplus belle.

Une fin d’après-midi, les travaux deschamps retenaient presque tous les habitantshors de la ville. Par exception, la cour était

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vide. Les prêtres eux-mêmes étaient dans leursjardinets, occupés à leurs vendanges. Unetrêve exquise, qui était celle de l’heure, de lasaison, du silence, apitoyait l’air. Le molosse,couché sur le flanc, dormait. Saad était accrou-pi à la turque devant sa maisonnette. SeuleÉvanthia, assise sur le banc de pierre, lescoudes sur la table, la figure dans les mains,était là et observait Mohammed.

Elle s’était glissée là sans bruit, il y avait decela plusieurs quarts d’heure, et elle s’était im-mobilisée dans cette posture, sans presque unerespiration, pierre elle-même. Le garçon avaitperçu le frôlement de son arrivée, mais elleavait si bien minéralisé sa présence, l’avait sibien confondue avec celle de toutes les chosesinanimées, si bien résorbée dans la vaste etpaisible pulsation du monde, qu’il oubliait len-tement qu’elle était là.

Son rôle exigeait qu’il ne tournât pas lesyeux vers elle, qui ne bougeait pas plus qu’une

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morte. Pour tout dire, cette présence occulte,ces regards rivés sur lui, cette attention qui lebuvait vivant, cette femme (son unique pen-sée) uniquement occupée de lui, tendue verslui, penchée sur lui, bref ce jeu mortel, maisd’un raffinement si aigu que deux amants n’enont jamais joué de plus voluptueux, toutes cessensations le plongeaient peu à peu dans unengourdissement où il croyait enfin recon-naître le néant divin célébré par les dervichesde son ancien peuple.

La courette l’entoure de son décor. Lestemps se brouillent dans sa tête. De vieillesimpressions (et combien fortes !) se mêlent àcelles de ce soir-ci : ces murs blancs, – cetteporte par où il est passé trois fois déjà, – cettetable, soubassement de tant d’images, – ce pa-vé scrupuleux, – ce carré de tuiles blondes quefrangent les cheminées enrobées de chaux, –ce rameau, issu d’un arbre voisin, qui vientgriffer l’incorruptible émail du ciel, – ces aboisde chiens lointains, – ce voile de gaze fine qui

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ombre la transparence du jour, – ces colombesde soleil qui se détachent des toitures une àune, – ces reflets liquides de topaze, filtrés parla treille d’où pendent d’énormes raisins mus-cats, – cette lueur fraîche et verte, surnaturelleet sous-marine, – ces harmonies de rose et demalachite, parfum d’eucalyptus, couleur d’hé-liotrope, – quel cœur d’homme jeune et amou-reux résisterait à ces appels, à ces conseils, àcette dissolution ? La femme qu’il aime est làet n’est pas là. Dédoublement de la sensation,qui la porte au point extrême où un organismepeut la soutenir sans se briser.

À cet instant un vol de cigognes traversa leciel et en arracha d’aigres copeaux. La face deSaad se leva. Celle d’Évanthia ne bougea point,mais son expression se creusa davantage. Riend’étonnant à ce que ces cris eussent dirigé l’at-tention de l’aveugle. Le triangle mobile et irré-gulier des oiseaux nomades parcourut l’espacevisible à travers la treille. La figure de Saad futentraînée par leur course.

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Mais l’époque de leur migration n’était pasvenue tout à fait. Ces bêtes ne faisaient encoreque se rassembler. Trois d’entre elles se déta-chèrent de la troupe et rebroussèrent chemin àtravers le plafond de la courette. Les appels deces isolées étaient bien trop faibles pour luttercontre les croassements de leurs trente ou qua-rante compagnes.

Néanmoins Saad, ravi dans sa distraction,annihilé dans la bonté des choses, accompa-gnait du regard le mouvement rétrograde deces trois oiseaux avec autant de précision etd’amitié que ses prunelles avaient d’abord suivila fuite du vol entier.

Évanthia leva les yeux à son tour et vit cequi ramenait vers ce mur du patio le visagede l’aveugle. Elle se dressa tout debout, courutvers lui, le saisit par les deux épaules, et, nesachant elle-même si elle le secouait ou le bat-tait, elle lui cria :

« Tu vois ? Tu vois donc, malheureux ? »

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Alors il la regarda en face, avec une ardeurtriste et prolongée, puis, sans presque mouvoirles lèvres :

« Oui, je vois », dit-il, « je te vois. Et commetu es belle, ma bien-aimée ! »

Avant qu’elle pût prévenir son mouvement,il s’inclina et lui baisa le pied droit.

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XVI

Le procès ne fut pas long. Effroi, colère,indignation se partageaient l’âme honnête desKasiriens. Allaient-ils revenir les uns après lesautres ? Deux, en deux mois !

On délégua au pacha pour l’informer. Rienne troublait les gens davantage que cette obs-tination des bandits à rôder autour de la mai-son Katsantanès. Il ne venait pas à l’esprit deblâmer mademoiselle Katsantanès. Mademoi-selle Katsantanès était au-dessus du soupçon.S’il en eût été besoin, sa conduite dans l’affairede l’enfant supplicié, son courage et sa pers-picacité dans ces nouvelles circonstances au-raient plaidé pour elle.

Les prêtres étaient les plus acharnés. Ilsavaient été joués. Quelques-uns, débonnaires,

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proposaient d’achever la catéchisation pour enavoir au moins l’honneur. Le plus grandnombre se félicitait qu’on eût arraché sonmasque au misérable avant le baptême. Scan-dale et impiété s’en trouvaient un peu dimi-nués.

Masque était le terme juste. On avait vitefait de débarbouiller la figure du faux Moham-med. Les onguents des moines valaient ceuxdes derviches. Bien qu’on n’eût pas l’intentionde faire traîner les choses en longueur, on avaiteu le temps de faire venir du couvent le plusproche certaines fioles qui rendirent aux traitsde Saad leur physionomie véritable et firenttomber la taie postiche de ses yeux. Pour ledire en passant, cette opération eut un résultat,qui fut de donner à Saad quelques voix timidesdans le clan des femmes. Elle enragea leshommes d’autant.

Il croupissait dans une prison, et avait toutloisir de songer à la mine qu’il allait faire bien-

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tôt quand il noircirait au bout d’une pique, surles créneaux de la porte de ville. Cette penséeramenait son esprit vers Mirzo avec une sortede tendresse.

« Petit frère, il était écrit que nous nous re-joindrions assidûment. Tu es venu me retrou-ver sur les Hauts Lieux, je viens te retrouversur cette autre espèce de hauteur où l’on t’a fi-ché. »

Une seule chose lui déplaisait à imaginer,c’était que sa langue aussi pourrait pendre horsde sa bouche avec cette apparence obscène.Alors il résolut de se la couper avec les dentsau cours des tortures et de l’avaler.

« Autre avantage, ils ne chercheront plus àme faire babiller. Peut-être la cérémonie en ira-t-elle un peu plus vite. »

Ces songeries ne l’empêchaient pas de semaintenir gai. Il chantait tout le jour. Il n’avaitpas revu Évanthia. Mais il était certain d’obsé-der l’esprit de la jeune fille. La foule qui assié-

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geait du matin au soir la fenêtre de sa cellulelui prouvait qu’il faisait l’objet unique de toutesles conversations. On avait cessé de lui jeterdes pierres, des crachats et des immondices.On venait contempler ce garçon hardi, gra-cieux, dont l’attitude était à la fois si digne et sipeu arrogante.

Convoquée par le conseil à plusieurs re-prises, Évanthia demanda pour seule récom-pense que le cavalier fût exécuté sans être sou-mis à la question. Elle eut grand peine à arra-cher cette concession aux prêtres, qui se mon-traient forcenés. On finit par s’incliner devantla sensibilité naturelle à son sexe. Mais lespopes exigèrent une compensation. Ils déci-dèrent du supplice.

… On vint chercher Saad un matin. Il avaitles chevilles entravées et les mains retenuesderrière le dos par un bout de chaîne à puits.Il n’eut pas fait dix pas dehors qu’il sut à quois’en tenir.

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On l’entraînait vers l’agora. Les gens s’écra-saient dans les rues pour le voir. À peine lecortège était-il passé, la foule emboîtait le pas.Une quintuple haie de têtes livides se penchaitpour l’attendre, le grondement de tout unpeuple s’ébranlait à sa suite.

À peine un cri, de ci de là. Encore était-il poussé par des contadins, venus pour l’oc-casion, ou quelques habitants des bourgs cir-convoisins, informés par trompettes et ambas-sades. Ceux de Kasir restaient muets, pres-qu’aussi angoissés que les gens d’armes de l’es-corte, beaucoup plus que le condamné.

Saad sut à quoi s’en tenir en remarquantqu’il n’y avait pas un gamin qui ne serrât unepierre dans chaque main, aussi lourde etgrosse qu’ils pouvaient. Ils portaient descailloux plein les plis de leurs robes et se bais-saient pour ramasser tout ce que leurs yeuxrencontraient. Il vit des enfants tout petits qui

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se montraient les uns aux autres, avec compé-tence, les silex pointus qu’ils avaient recueillis.

Le trajet de la prison à l’agora n’était paslong. Saad le trouva encore bien plus court.Il cherchait Évanthia des yeux et ne la voyaitpas. Mourir ne lui coûtait pas (« Moins detemps qu’une rage de dents »). Mais mourirsans l’avoir revue lui était pénible.

Un rang de miliciens alignés le long d’unecorde partageait la place en deux. D’une part,la foule, de l’autre le vide. Dans cet espace onintroduisit le condamné. Le vide en parut plusvide, le prisonnier plus grand.

Un pieu était là, planté en terre profondé-ment, très épais, très solide, très sérieux. Onl’y attacha. Le peuple était maintenu tout d’uncôté par la corde pour éviter aux gens de seblesser les uns les autres. À mesure que l’ins-tant approchait, un murmure naissait. La bêtecommençait à sentir sa faim et à gronder.

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Beaucoup de gens aussi désiraient que cela fûtfait et qu’on en fût soulagé.

Quand il se trouva lié, il y eut encore dif-férentes cérémonies. Des vieux paysans, en si-marres brochées d’or, vinrent épeler et décla-mer devant lui un long grimoire. Puis lesgardes se retirèrent. Un prêtre les avait accom-pagnés. Par dérision il éleva un grand et lourdcrucifix de cuivre et d’émail vers les quatrepoints cardinaux, en prenant soin de tourner ledos au misérable. Puis il cracha par-dessus sonépaule dans la direction du poteau. S’aperce-vant tout à coup qu’il restait le dernier, la peurle prit de s’attarder et de recevoir un mauvaiscoup par mégarde, il rejoignit les gens d’armesen retroussant sa robe pour trotter, comme unefemme.

Cela fit rire plusieurs personnes et donnaenfin à quelqu’un le triste courage qu’il fallait.D’où la première pierre vola, qui la lança, onne le sut jamais. Elle manqua d’ailleurs son

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but. Mais c’est à ce moment enfin qu’il aperçutÉvanthia.

Elle se tenait dans le groupe des magistrats,au premier rang d’eux, où l’appelaient sa pa-renté, sa richesse, ses malheurs et la partqu’elle avait prise à l’arrestation du nomade.C’est aussi à ce moment que celui-ci ressentitle premier choc, au front. Une autre pierre l’at-teignit à la cuisse, faisant couler le sang.

Il regardait la jeune fille. Ses rêves les plusexaltés ne la lui avaient jamais montrée si belleni d’une essence si profondément différente detous les hommes, de toutes les femmes quil’entouraient. Il la buvait des yeux, à son tour,comme elle faisait de lui, l’autre soir, dans lepatio. Bien que le soleil le gênât, du côté oùelle se tenait, il lui parut bien qu’elle aussi lecontemplait d’une façon peu commune.

Il avait fini par apprendre son véritablenom. Vançaï n’était plus, non plus que Leïli,non plus que Mirzo, non plus que Mohammed

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ni Ali. Toutes ces apparences successives,menteuses et vaines, avaient fait leur temps,produit leurs résultats, et disparu tour à tour,comma allait le faire à présent l’apparenceSaad, à peine plus réelle que les autres.

Alors, il s’exclama en langue grecque, forte-ment prononcée :

« Évanthia, ô unique, ô ma sœur de race,mourrons-nous donc ainsi, séparés, nous deux,les derniers de tous ? Ho ! »

Ce cri lui fut-il arraché par un coup plusviolent, ou bien par un sentiment ? Saad avaitété dévêtu pour que la trace et l’effet despierres se remarquât bien. C’était suffisantpour donner à la populace la joie de déchirerune belle forme humaine.

Alors…

Que se passait-il, que s’était-il passé dansl’esprit d’Évanthia depuis tant d’heures ?

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Au salut du cavalier, aux hurlements quis’élevaient maintenant de la horde, s’ajouta unsanglot féminin qui perça tout ce vacarme.Avant qu’un seul de l’entourage eût pu faire ungeste pour la retenir, elle s’élança dans l’espacemortel.

Tout en traversant cette plage de honte,de soleil, de nudité, de sifflements, elle déta-cha, elle déchira, elle rejeta sa longue robe delaine blanche, ses cheveux échappèrent à leurspeignes, et, tout d’un coup, à la place d’unseul corps, le peuple éperdu vit qu’il y en avaitdeux, comme deux flammes.

Une jeune fille d’une beauté antique tenaitembrassé contre soi l’infidèle lacéré, encoresuperbe, l’enveloppait de ses bras, de seshanches, de ses genoux, de sa chevelure, de sacommunion.

Il y eut des clameurs, des tentatives. Mais lerite du meurtre était engagé. Nul effort n’y pou-

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vait plus rien. Par milliers les pierres sifflaient,et ce n’était plus personne qui les lançait.

____________

La tête de Saad n’alla pas, au bout d’unepique, rejoindre celle de Mirzo sur les cré-neaux de la porte de ville. L’enfant devait ter-miner seul cette dernière étape.

On enterra le garçon et la fille l’un à côté del’autre, sans honneur, sans déshonneur.

Ici finit le conte. Les gens d’Anatolie ontcoutume de dire aux jeunes mariés : « Nousvous souhaitons de mourir aussi heureux que sontmorts Évanthia et Saad. » Mieux que le conteur,Dieu sait ce qui en est.

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ADIEU À L’ASIE

Et maintenant, Asie, nous devons nous quitter.Est-ce moi toi ? Toi nous ? On nous assure que tues en train de devenir un continent raisonnable,organisé ; que ton long sommeil t’a rendu la jeu-nesse ; que tu t’ébranles pour une nouvelle desti-née ; que la lumière aujourd’hui va venir de toi.

Si cela est, que cela soit, et pour le bien de tous.

Pardonne en ce cas l’image que j’ai donnée detoi dans cette fable, et qui n’est plus toi. Tu necesseras de sitôt d’être le panneau de tissu pré-cieux où nous aimions à tracer nos rêves. Il fautune toile au peintre. Quand décidément nous sau-rons que tu ne la veux plus être, nous chercherons

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un autre paravent. (Mais comme elle s’étrécit laterre ! Qu’ils deviennent rares, les continents desoie !)

De moi-même, d’ailleurs, je m’éloigne de toi, jete dis adieu. J’ai assis Jean de Moravie sur sontrône dérisoire, fait danser les dix Filles sur l’herbede leur pré, ramené le cavalier kurde auprès dela jeune Nestorienne, entraîné les terriens sur lesvagues. Il suffit. Je n’avais plus dessein de pour-suivre. Le débris de moi-même que j’avais sauvédes aventures avait achevé cette première recon-naissance à travers les cantons de son esprit. Lechant de résurrection était chanté. Je n’avais plusdessein de poursuivre.

Partout l’homme souffre et s’inquiète. La viequi l’assiège est sordide, boueuse, trempée de me-naces. Ne nous leurrons pas de l’illusion qu’en leberçant de quelques contes bleus nous lui feronsencore oublier sa peine. Les forces déchaînées nesont pas de celles qui patientent. Le promeneur

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distrait sera culbuté. Le poète ne console plus. Lamachine ne connaît pas la pitié.

Si même je ne m’étais pas résolu à cela, com-ment aurais-je pu fermer l’oreille à la voix cour-roucée, inapaisable, qui retentit au cœur de l’Eu-rope ? « L’heure n’est plus aux jeux », gronde-t-elle. « Nouveaux Grecs de la Décadence, Ro-mains du Bas Empire, Pharisiens du dernierSiège, Européens de la Grande Agonie, unmonde périt et vous vous amusez. Laissez làces rêves, ces mythes, ces contes, ces filles, ceschants, ces routes, ces images ! Évasion, lâche-té, subterfuge. Le Barbare éternel est revenucamper sous les murs de la cité de l’Esprit !Au choix qu’ils font, se révèlent aujourd’hui lesvrais vivants et les vrais morts. »

Voix offensante, comme toute parole de pro-phète. Mais injustice tonique et salutaire.

Donc, Asie, nous allons nous quitter. La guerrem’a frustré des plus belles journées de ma vie. Ex-cusez-moi, mes amis, si avant de voir disparaître

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pour toujours un printemps dont je n’ai pas joui,je me suis attardé à en moissonner les dernièresfleurs. Il y en avait plus que je ne pensais. La botteque j’en ai faite, je vous l’offre.

Et maintenant, je reprends le havresac un mo-ment déposé. Paradis de mon esprit, fictions de lajeunesse, Asie, jeunesse, je vous dis adieu. J’aban-donne les Hauts Lieux. Je redescends vers les ruescreuses. Je retourne au fracas et à la misère denotre esclavage.

Mes amis, et toi, la voix courroucée, inapai-sable, soyez satisfaits. Avez-vous entendu le contequi précède et la rumeur qui s’en échappe ? Voussavez alors que les derniers enchantements qui meretenaient sont déliés. Me voici prêt à la tâcheamère qui est la nôtre.

Notre jeunesse est morte. Reste celle du monde,qui ne fait que de commencer. C’est à elle que jeporterai les gerbes vigoureuses et tristes de l’été. Lanuit approche. Plaise à mon destin que, de la nuitaussi, j’apprenne à faire offrande.

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Janvier 1925.

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en mars 2019.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Maria-Laura, Anne C., Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Bloch, Jean-Richard, La Nuitkurde, Paris, Gallimard (NRF), 1925. D’autreséditions pu être consultées en vue de l’établis-

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sement du présent texte. La photo de premièrepage, Superbe canyon dans l’Irak du Nord, a étéprise par ACoE (US Army Corps of Engineers –USACE).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyens

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Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

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Table des matières

PRÉLUDE12345

LIVRE TERRESTREIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXX

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XIXII

MARCHE MILITAIRELIVRE SPIRITUEL

IIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXV

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XVIADIEU À L’ASIECe livre numérique

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