La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

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La métamorphose dans l’œuvre de David Altmejd Mémoire Marie-Ève Tanguay Maîtrise en histoire de l'art Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Marie-Ève Tanguay, 2014

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La métamorphose dans l’œuvre de David Altmejd

Mémoire

Marie-Ève Tanguay

Maîtrise en histoire de l'art

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Marie-Ève Tanguay, 2014

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RÉSUMÉ

Cette étude prend pour objet la pratique sculpturale de l’artiste québécois

David Altmejd, né en 1974. Aménageant des paysages bigarrés s’articulant

autour de la rencontre d’une affluence d’objets, de matériaux hétéroclites et

personnages étranges, Altmejd conçoit ses sculptures comme de petits

mondes à part qui toujours semblent traversés par une énergie

transformatrice.

L’enjeu de cette recherche est de mettre en lumière les stratégies formelles

et conceptuelles par lesquelles l’artiste réinterroge la notion classique de la

métamorphose. Par l’analyse des œuvres et du discours de l’artiste, le tout

tenant compte de l’expérience du spectateur, cette étude veut montrer

comment David Altmejd s’approprie et reformule cette notion de

métamorphose dans un langage qui lui est propre. Propice aux échanges et

aux communications contre-nature, ce langage permet, selon-nous, de

remettre en question certains codes par lesquels nous appréhendons et

définissons le mouvement, voire, le monde en mouvement.

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ABSTRACT

This study investigates the sculptural practice of David Altmejd, an artist

from Québec born in 1974. Setting up mixed landscapes, in which are

blended numerous objects, heterogeneous materials and strange

characters, Altmejd creates sculptures as if they were small worlds in

themselves, expressing their own transformative energy.

We will seek to unveil the formal and conceptual strategies that the artist

uses to re-examine the classical notion of metamorphosis. Taking into

consideration the experience of the spectator, we will analyse David

Altmejd’s work and speech in order to demonstrate how he manages to grasp

and reformulate the notion of metamorphosis using a language of his own:

permeable to exchanges and communications that go beyond our natural

way of seeing things, a language that enables him to challenge some of the

codes traditionally used to apprehend and define movement, and,

extensively, the world itself.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ................................................................................................................... iii

Abstract .................................................................................................................... v

Table des matières .................................................................................................. vii

Liste des figures ....................................................................................................... ix

Avant-propos ........................................................................................................ xvii

INTRODUCTION ........................................................................................................ 1

CHAPITRE 1. QUAND LES FORMES SE RENCONTRENT, LA MATIÈRE S’ANIME ...... 13

1.1. Description .................................................................................................. 13

1.2. Combinaisons et métissages comme modes de composition formels .............. 24

1.3. Déployer l’énergie : la sculpture comme organisme ....................................... 29

CHAPITRE 2. MÉTAMORPHOSE, MOTIF ET REPRÉSENTATION .............................. 35

2.1. Une approche classique de la métamorphose................................................ 36

2.2. La stratégie altmejdienne : une question de vie et de mort ............................ 40

2.3. La putréfaction comme creuset de tous les possibles ....................................... 43

2.4. Le corps : une question de frontière ................................................................. 48

2.5. L’ouverture du corps ........................................................................................ 58

2.6. Le corps proliférant ......................................................................................... 62

CHAPITRE 3. PASSAGE, DEVENIR ET RHIZOME .................................................... 65

3.1. Au-delà du passage : conception du mouvement métamorphique .................. 67

3.2. Quand l’un est impossible : vers une conception non linéaire du mouvement

métamorphique ..................................................................................................... 71

3.3. Hétérogénéité et tensions dans l’œuvre de David Altmejd .............................. 75

3.4. Le circuit contre la droite ............................................................................. 79

3.5. Le rhizome et ses principes .......................................................................... 80

3.6. Pour s’ouvrir au devenir ............................................................................... 87

3.7. Devenir rhizome : analyse des effets spéculaires dans l’œuvre de David Altmejd

.................................................................................................................................... 91

3.8. Systèmes proliférants : un dépassement du rhizome comme modèle ............. 97

CONCLUSION ....................................................................................................... 101

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................. 109

FIGURES ............................................................................................................... 117

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LISTE DES FIGURES

Figure 1 – David Altmejd et Pierre Lapointe. Conte crépusculaire, 2011.

Techniques mixtes. 8,5 x 14,5 m. Montréal, Galerie de l’UQÀM. Image tirée du site Un show de mot’art (auteur du site, Éloi Desjardins. Photo Pascal Grandmaison et Frédéric Bouchard), http://www.unshowdemotarts.net/?p=2436, page consultée le 12 août 2012.

Figure 2 – David Altmejd et Pierre Lapointe. Conte crépusculaire, 2011. Techniques mixtes. 8,5 x 14,5 m. Montréal, Galerie de l’UQÀM. Image

tirée du site Martin Labrecque concepteur d’éclairage (auteur du site et photo, Martin Labrecque), http://martinlabrecque.ca/conte-crpusculaire-de-pierre-lapointe-et#/id/i3591690, page consultée le 18 novembre 2012.

Figure 3 – David Altmejd et Pierre Lapointe. Conte crépusculaire, 2011.

Techniques mixtes. 8,5 x 14,5 m. Montréal, Galerie de l’UQÀM. Image tirée du site PBS : Art21, (Auteur du site PBS. Photo David Jacques), http://www.pbs.org/art21/images/david-altmejd/conte-crepusculaire-

twilight-tale-2011, page consultée le 18 novembre 2012.

Figure 4 – David Altmejd et Pierre Lapointe. Conte crépusculaire, 2011. Techniques mixtes. 8,5 x 14,5 m. Montréal, Galerie de l’UQÀM. Image tirée du site Martin Labrecque concepteur d’éclairage (auteur du site et photo,

Martin Labrecque), http://martinlabrecque.ca/conte-crpusculaire-de-pierre-lapointe-et#/id/i3591690, page consultée le 18 novembre 2012.

Figure 5 – Gian Lorenzo Bernini. Apollon et Daphné, 1622-1625. Marbre de Carrare. Hauteur 243 cm. Galrerie Borghèese, Rome. Image tirée du

site de la Galerie Borghèse (crédit photo Gaelrie Borghèse) http://www.galleriaborghese.it/borghese/it/dafne.htm, page consultée le

23 octobre 2009.

Figure 6 – Giovanni Battista Tiepolo. Apollon et Daphné, entre 1743-1744.

Huile sur toile, dimensions : 96 x 79 cm. Paris, Le Louvre. Image tirée de la page Le Louvre : département des peintures italitennes (auteur du site : Le Louvres, photo Angèle Dequier),

http://commons.wikimedia.org/wiki/Fileà:Giovanni_Battista_Tiepolo_-_Apollo_and_Daphne_-_WGA22293.jpg, page consultée 23 octobre 2009.

Figure 7 – Théodore Chassériau. Apollon et Daphné, vers 1844. Huile sur toile, dimensions : 53 x 25,5 cm. Paris, Le Louvre. Image tirée du site

d’Éduscol, portail national des profesionnels de l’éducation (auteur du site Éduscole, Photo, Erich Lessing).

http://eduscol.education.fr/louvre/morphe/daphne.htm, page consultée le 23 octobre 2009.

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Figure 8 – David Altmejd. Loup-garou 1, 1999 (premier plan). Loup-garou 2, 2000 (arrière-plan). Bois, peinture, plexiglas, système d'éclairage,

plâtre, miroirs, pâte à modeler, polymère, cheveux synthétiques, acétate, Mylar, bijoux, brillants, dimensions : 214 x 198 x 244 cm et 243,8 x

182,9 x 213,4 cm. Montréal, Galerie de l’UQAM. Image tirée du site du Conseil des arts du Canada (photo Richard Max Tremblay). http://www.canadacouncil.ca/~/media/Images/Image%20Gallery/2010%

20York%20Wilson%20Endowment%20Award%20Loupgarou%201%20by%20David%20Altmejd/Loup-garou%201/Loupgarou1et2.jpg?mw=1382, page consultée le 9 août 2013.

Figure 9 – David Altmejd. Loup-garou 2, vue d’ensemble, 2000. Bois,

peinture, plexiglas, système d'éclairage, plâtre, miroirs, pâte à modeler, polymère, cheveux synthétiques, acétate, Mylar, bijoux, brillants, dimensions : 243,8 x 182,9 x 213,4 cm. Collection particulière. Image tirée

du site Andrea Rosen Gallery (photo : Montréal Galerie de l’UQÀM). http://www.andrearosengallery.com/artists/david-altmejd/images#the-

brant-foundation-art-study-center-2011_8, page consultée le 3 octobre 2013.

Figure 10 – David Altmejd. Loup-garou 2, 2000. Détail. Image tirée du site Andrea Rosen Gallery (photo Montréal Galerie de l’UQÀM).

http://www.andrearosengallery.com/artists/david-altmejd/images#the-brant-foundation-art-study-center-2011_8, page consultée le 11 mars 2013.

Figure 11 – David Altmejd. Loup-garou 2, 2000. Détail, collection

particulière. Image tirée du site de Tara Corporation (photo : Denis Farley, courtoisie de Andrea Rosen Gallery, New York). http://taracorporation.com/acad/assets/img/Events/2007/09/da_lg_02.j

pg, page consultée le 1er octobre 2013.

Figure 12 – David Altmejd. The Settler, 2005. Bois, plexiglas, miroir, colle,

poile synthétique, paillettes, argile, fils, styromousse, lumière, dimensions : 142,24 cm x 335,28 cm x 228,60 cm. Collection particulière.

Image tirée du site Sébastien Michaud & cie (auteur du site Sébastien Michaud, auteur de la photo inconnu). http://sebastienmichaud.files.wordpress.com/2010/06/david_altmejd_the

_settlers.jpg, page consultée le 11 septembre 2012.

Figure 13 – David Altmejd. The Old Sculptor, 2003. Bois, peinture, miroirs, ciment, résine, cheveux synthétiques, fleurs synthétiques, polystyrène expansé, pâte à modeler, polymère, fil de fer, chaînes, papier, bijoux,

perles, brillants, dimensions : 121,9 X 320 X 213,4 cm. Collection particulière. Image tirée du site Andrea Rosen Gallery (photo : Adam Reich,

New York). http://www.andrearosengallery.com/artists/david-altmejd/images, page consultée le 12 mai 2013.

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Figure 14 – David Altmejd. Aménagement des énergies, 1998. Table, chaises, plexiglas, bois, peinture, équipement audio, système d'éclairage,

détecteur de mouvement, acétate, polyéthylène téréphtalate, polystyrène expansé, cheveux synthétiques, dimensions variables. Image tirée du site

Andrea Rosen Gallery (auteur de la photo inconnu). http://www.andrearosengallery.com/artists/david-altmejd/images, page consultée le 12 mai 2013.

Figure 15 – David Altmejd. L’Université 2 (The University 2), 2004. Bois,

peinture, plâtre, résine, verre réfléchissant, plexiglas, fil de fer, colle, dimensions : 271,8 x 546,1 x 640,1 cm. New York, Guggenheim Museum. Image tirée du site Guggenheim Bilbao (photo : Peter Oszvald, cédée par

les Archives du Solomon R. Guggenheim Museum, New York). http://www.guggenheim-bilbao.es/fr/expositions/installations-selections-des-collections-guggenheim/, page consultée le 14 septembre 2013.

Figure 16 – David Altmejd. The New North, 2007. Bois, styromousse,

résine, peinture, Magic-Smooth, époxy, colle, miroir, poils de cheval, quartz, cristal, fils, dimensions : 368,3 cm x 134,6 cm x 106,7 cm. Collection particulière. Image tirée du site Staatchi Gallery (photo : Saatchi

Gallery Londres). http://www.saatchigallery.com/artists/david_altmejd.htm?section_name=

shape_of_things, page consultée le 12 septembre 2012.

Figure 17 – David Altmejd. The Hunter, 2006. Styromousse, époxy, argile,

peinture, poils de cheval, plexiglas, miroirs, branches artificielles, cagoule de cuire, harnais de cuire, écuelles naturalisées, système d'éclairage,

silicone, quartz, pyrite, hémimorphite, aragonite, dimensions : 187,8 x 250 x 250 cm. Collection particulière. Image tirée du site Andrea Rosen Gallery (photo : Andrea Rosen Gallery).

http://www.andrearosengallery.com/artists/david-altmejd/images#andquotuntitled-darkandquot-2001, page consultée le 19 septembre 2013.

Figure 18 – David Altmejd. The Center, 2008. Bois, styromousse, époxy,

argile, résine, poils de cheval, fils de métal, billes de verre, plâtre, colle, plumes, yeux de verre, dimensions : 358,1 x 182,9 x 121,9 cm. Collection particulière. Photo tirée du site Andrea Rosen Gallery (photo : Ellen Page

Wilson). http://www.andrearosengallery.com/artists/david-altmejd/images#andquotuntitled-darkandquot-2001, page consultée le 12

septembre 2013.

Figure 19 – David Altmejd. Untitled, 2007. Miroirs, plâtre, résine,

paillettes, peinture, styromousse, poils de cheval, dimensions variables selon le lieu d'installation, Bruxelles, Vanhaerents Art Collection. Image tirée du site Andrea Rosen Gallery (photo prise lors de l’installation au

Magasin – Centre National d'Art Contemporain de Grenoble, Grenoble,

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France, janvier, 2009). http://www.andrearosengallery.com/artists/david-altmejd/images#andquotuntitled-7-the-watchersandquot-2011, page

consultée le 12 août 2013.

Figure 20 – David Altmejd, vues de The Untitled, 2007. Photo : Marie-Ève

Tanguay, Les Abattoirs, Toulouse, été 2009.

Figure 21 – David Altmejd, vues de The Untitled, 2007. Photo : Marie-Ève Tanguay, Les Abattoirs, Toulouse, été 2009.

Figure 22 – David Altmejd, vues de The Untitled, 2007.

Figure 23 – David Altmejd. The Giant 2, 2007. Styromousse, résine, peinture, verre, miroirs, plexiglas, silicone, oiseaux et animaux naturalisés, plantes synthétiques, pommes de pin, poils de cheval, toile de

jute, chaînes, fils, plumes, quartz, pyrite, autres minéraux, bijoux, billes, paillettes, dimensions : 254 x 427 x 234 cm. Collection particulière. Image

tirée du site Andrea Rosen Gallery (photo : Ellen Page Wilson. Installation présentée à la 52e Biennale de Venise, Pavillon canadien). http://www.andrearosengallery.com/artists/david-

altmejd/images#andquotuntitled-7-the-watchersandquot-2011, page consultée le 13 août 2011.

Figure 24 – David Altmejd. The Giant 2, 2007. Détail. Photo tirée de di site Flickr Galerie de Jane 1000 (photo de Jane 1000).

http://www.flickr.com/photos/80389077@N00/577651152/, page consultée le 2 octobre 2012.

Figure 25 – David Altmejd. The Index, 2007. Bronze, métal, styromousse, peinture, bois, verre, miroirs, plexiglas, système d'éclairage, silicone,

animaux et oiseaux naturalisés, plantes synthétiques, pommes de pin, poils de cheval, cheveux synthétiques, toile de jute, cuire, fibre de verre, chaînes, fils, plumes, quartz, pyrite, autres minéraux, yeux de verre,

vêtement, chaussures, monofilaments, bijoux, billes, paillettes, dimensions : 332,7 x 1297 x 923 cm. Image tirée du site Andera Rosen

Gallery (Photo : Ellen Page Wilson. Installation présentée à la 52e Biennale de Venise, Pavillon canadien), œuvre faisant maintenant partie de la collection de la Art Gallery of Ontario).

http://www.andrearosengallery.com/artists/david-altmejd/images#andquotuntitled-7-the-watchersandquot-2011, page consultée le 13 août 2011.

Figure 26 – David Altmejd. The Index, 2007. Détail. Image tirée du site

PBS : Art21 (auteur du site PBS, auteur de la photo inconnu). http://www.art21.org/images/davidaltmejd/the-index-2007, page consultée le 29 juillet 2013.

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Figure 27 – David Altmejd. The Index, 2007. Détail. Image tirée du site Designboom (auteur de la photo inconnu).

http://www.designboom.com/snapshot/gallery.php?SNAPSHOT_ID=8&GALLERY_ID=271, page consultée le 11 octobre 2012.

Figure 28 – David Altmejd. The Index, 2007. Détail. Image tirée du site Designboom (auteur de la photo inconnu).

http://www.designboom.com/snapshot/gallery.php?SNAPSHOT_ID=8&GALLERY_ID=271, page consultée le 11 octobre 2012.

Figure 29 – David Altmejd. The Index, 2007. Détail. Image tirée du site Designboom (auteur de la photo inconnu).

http://www.designboom.com/snapshot/gallery.php?SNAPSHOT_ID=8&GALLERY_ID=271, page consultée le 11 octobre 2012.

Figure 30 – Hendrik Goltzius. La métamorphose de Lycaon, 1589. Illustration pour le livre I des Métamorphoses d’Ovide. Image tirée du site

Wikipedia Commons (fiche : Hendrik Goltzius, auteur de la photo inconnu). http://commons.wikimedia.org/wiki/File :Hendrik_Goltzius_-_Lycaon.jpg, page consultée le 18 mai 2011.

Figure 31 – Estampe allemande, 1722. Représentation cynocéphalique

d’un lycanthrope. Image tirée du site http://fr.wikipedia.org/wiki/Lycanthrope, page consultée le 18 mai 2011.

Figure 32 – Lithographie pour Légende rustique de George Sand, 1858. Paris, bibliothèque des Arts décoratifs. Image tirée du site Dinosoria

(photo : bibli.des Arts décoratifs, Paris) http://www.dinosoria.com/loup_garou.htm, page consultée le 23 mars 2012.

Figure 33 – David Altmejd. The Hole, 2008. Bois, miroirs, colle, plâtre, styromousse, fils de métal, époxy, argile, résine, peinture, poils de cheval,

plantes synthétiques, pommes de pin, verre, bille, quartz, œufs de caille, brillants, coquilles d'escargot, dimensions : 291,47 x 883,9 x

518,2 cm. Ottawa, National Gallery of Canada. Photo tirée du site Andrea Rosen Gallery (photo : Tate Liverpool, Biennal de Liverpool, 2008). http://www.andrearosengallery.com/artists/david-altmejd/images#detail-

andquotthe-orbitandquot-2012, page consultée le 2 mai 2012.

Figure 34 – Sandro Botticelli. La naissance de Vénus, 1485. Tempéra sur t

oile, dimensions : 172,5 cm x 278,5 cm. Florence, Galerie des Offices. Image tirée du site Wikipedia Commons (Source de la photo Uffizi Gallery).

http://commons.wikimedia.org/wiki/File :Sandro_Botticelli_-

_La_nascita_di_Venere_-_Google_Art_Project_-_edited.jpg?uselang=fr, page consultée le 9 août 2013.

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Figure 35 – Édouard Manet. Olympia, 1863. Huile sur toile, dimensions : 130 cm x 190 cm. Paris, Musée d’Orsay. Image tirée du site du Musée

d’Orsay (crédit photo : RMN Grand Palais (Musée d'Orsay)/Hervé Lewandowski). http://www.musee-orsay.fr/fr/collections/oeuvres-commentees/recherche/commentaire.html?no_cache=1&zoom=1&tx_damz

oom_pi1%5BshowUid%5D=4042, page consultée le 13 septembre 2013.

Figure 36 – Auguste Rodin. Le penseur, 1902. Bronze, hauteur : 490 cm. Lyon, Musée des Beaux-arts, Collection Delubac, Photo tirée du site de l’agence photographique (auteur du site : agence phototragique de la

Réunion des musées nationaux et du Grand Palais des champs-Élysées, crédit de la photo : RMN-Grand Palais/René-Gabriel

Ojéda/Thierry Le Mage). http://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CSearchZ.aspx?o=&Total=21&FP=52326640&E=2K1KTSJLYY11H&SID=2K1KTSJLYY11H&New=T&Pic=4&SubE=

2C6NU0SUH4NI, page consultée le 13 septembre 2013.

Figure 37 – John Deandrea. Susan, 1985. Polyvinyle/polychrome,

grandeur humaine. Collection particulière. Image tirée du site Louis K. Meisel Gallery Coordinates (Crédit photo L.K.M Gallery)

http://www.meiselgallery.com/LKMG/artist/works/detail.php?wid=1274&aid=34, page consultée le 13 septembre 2013.

Figure 38 – John Deandrea. Release, 1989. Polyvinyle/polychrome, grandeur humaine. Collection particulière. Image tirée du site Louis K.

Meisel Gallery Coordinates (Crédit photo L.K.M Gallery) http://www.meiselgallery.com/LKMG/artistNEW/works/detail.php?wid=615&aid=34, page consultée le 13 septembre 2013.

Figure 39 – Jean Turco. Enzo. Modèle @rtis, photographie réalisée dans

les studios ITISphoto. Paris, LeBourget. Image tirée du site officiel de Jean Turco (auteur du site et crédit photo Jean Turco). http://www.jeanturco.book.fr/galeries/nus/102507, page consultée le 13

septembre 2013.

Figure 40 – Annie Leibovitz. Sting #9/40, 1985. Lucerne Valley, Californie.

Image tirée du site Lipton Fine Art (Auteur du site et crédit photo :

Lipton Fine Arts, 2013). http://liptonfinearts.com/annie-leibovitz-sting/,

page consultée le 13 septembre 2013.

Figure 41 – David Altmejd. The Vessel, 2011. Plexiglas, chaînes, plâtre, bois, fils, monofilaments, peinture, époxy, résine, argile, gèle acrylique,

quartz, pyrite, autres minéraux, colle, aiguilles, broche décorative, dimensions : 260,4 cm x 619,8 cm x 219,7 cm. Ottawa, National Gallery of

Canada. Image tirée du site Art Agenda (auteur de la page : Paddy Johnson, photo : Jessica Eckert). http://www.art-

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xv

agenda.com/reviews/david-altmejd-at-andrea-rosen-gallery/, page consultée le 3 novembre 2012.

Figure 42 – David Altmejd. The Vessel, 2011. Détail, New York, Andrea Rosen Gallery. Image tirée du site de Canadian Art (auteur de la page :

David Balzer, photo : Jessica Eckert). http://art-agenda.com/reviews/david-altmejd-at-andrea-rosen-gallery/, page

consultée le 3 nobembre 2012.

Figure 43 – David Altmejd. The Vessel, 2011. Détail, New York, Andrea

Rosen Gallery. Image tirée du site de Canadian Art (auteur de la page : David Balzer, photo : Jessica Eckert). http://art-

agenda.com/reviews/david-altmejd-at-andrea-rosen-gallery/, page consultée le 3 nobembre 2012.

Figure 44 – David Altmejd. The Vessel, 2011. Détail, New York, Andrea Rosen Gallery. Image tirée du site Opening Ceremony New News (Auteur de la page: Sofia Cavallo, photo: Jessica Eckert.)

http://www.openingceremony.us/entry.asp?pid=3087, page consultée le 3 nobembre 2012.

Figure 45 – David Altmejd. The Vessel, 2011. Détail, New York, Andrea Rosen Gallery. Image tirée du site Opening Ceremony New News (Auteur

de la page: Sofia Cavallo, photo: Jessica Eckert.) http://www.openingceremony.us/entry.asp?pid=3087, page consultée le 3

nobembre 2012.

Figure 46 – David Altmejd. The Orbit, 2012. Plexiglas, miroirs, chaînes, fils

de métal, ficelles, monofilaments, peinture, résine époxy, argile époxy, gèle

acrylique, cheveux synthétiques, yeux artificiels, plâtre, colle, dimensions :

185,4 x 642 x 167,6 cm. Vue de l’installation : Cleveland, MOCA (œuvre

faisant maintenant partie de la collection du Mudam Luxembourg). Image

tirée du site Andrea Rosen Gallery (crédit photo : Andrea Rosen Gallery).

http://www.andrearosengallery.com/artists/david-

altmejd/images#andquotthe-orbitandquot-2012, page consultée le 2

octobre 2013.

Figure 47 – David Altmejd. Le ventre, 2012. Plexiglas, résine, noix de coco,

chaînes, fils de métal, ficelles, monofilaments, peinture acrylique,

dimensions : 244,5 x 168 x 291,5 cm.

Vue de l’installation : Londres, Stuart Shave/Modern Art, collection

particulière. Image tirée du site Andrea Rosen Gallery (crédit photo :

Andrea Rosen Galerie). http://www.andrearosengallery.com/artists/david-

altmejd/images#andquotthe-orbitandquot-2012, page consultée le 2

octobre 2013.

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xvi

Figure 48 – David Altmejd. Le souffle et la voie, 2010. Plexiglas, chaîne,

fils de fer, monofilaments, peinture acrylique, argile époxy, gèle acrylique,

dimensions : 246,4 x 259,1 x 396,2 cm. Collection particulière. Image tirée

du site Andréa Rosen Gallery ((crédit photo : Andrea Rosen Galerie).

http://www.andrearosengallery.com/artists/david-altmejd/images, page

consultée le 2 octobre 2013.

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AVANT-PROPOS

L’écriture de ce mémoire est le fruit d’une longue aventure tissée de doutes,

de joies et de passions. Je voudrais donc remercier tous ceux qui ont

contribué à apaiser mes doutes, alimenter mes joies et partager mes

passions.

Je voudrais, en premier lieu, témoigner ma reconnaissance à monsieur

Maxime Coulombe qui a dirigé ce mémoire. Sans son soutien et sa grande

générosité, ce projet aurait été impossible.

Merci à mes parents, mes piliers qui m’ont accompagné tout au long de mon

cursus académique. Merci à mes amis, Audrey Carreau, Mathieu

Mundviller, Frédéric Lacroix et Catherine Caux pour leur aide et l’inspiration

qu’ils m’ont donnés. Merci à Sonia Denault de m’avoir si gentiment prise

sous son aile. Merci à Marcel Barbeau et Ninon Gauthier pour les longues

discussions et votre générosité. Merci tout spécial à Liem Tougas Lanciault

pour ses précieux conseils et sa sagacité.

Finalement, merci à Pierre-Hubert qui m’a donné le dernier élan qu’il me

fallait pour mener à terme ce projet.

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1

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1

INTRODUCTION Rien ne meurt...

Au printemps 2011, la galerie de l'UQÀM présentait Conte

crépusculaire, une performance visuelle et musicale signée David Altmejd et

Pierre Lapointe. Lyrique et audacieux, le récit mis en scène par le duo nous

transporte « dans un futur lointain1 » où un roi (Pierre Lapointe) se prépare

au trépas pour céder sa place à son jeune fils (Sacha Jean-Claude). Au

rythme des chants et d'une musique parfois épique2 se trame un rituel,

funeste et singulier, pratiqué par le petit prince et sa mère, la reine (Émilie

Laforest).

L'action prend place sur une imposante plate-forme pensée et réalisée

par David Altmejd (figures 1 et 2). À son entrée dans la salle, le spectateur

est tenté d'en faire le tour puisque, fidèles à eux-mêmes, les dispositifs

structuraux du sculpteur ne se livrent pas entièrement au premier regard.

Il faut examiner, scruter cette scène hors du commun qui se trouve ponctuée

d'îlots et de renfoncements, surmontée de présentoirs en miroir et

couronnée d’agencements sophistiqués de plexiglas.

Le décor, miroitant et diaphane, est tributaire d'un mélange entre une

sorte de fragilité aérienne et une complexité digne des mécanismes des plus

farfelus (figure 3). De fines tours s'élèvent supportant des fils perlés et des

libellules translucides. Autour d'elles, un réseau de gouttières tout aussi

limpide, lequel semble relier entre elles certaines parties de cette structure

insolite.

Les performeurs habitent littéralement cette architecture déroutante.

Ils y occupent chacun une place. Le quatuor ayant son propre espace

1 Galerie de l'UQÀM, « Conte crépusculaire de David Altmejd et Pierre Lapointe : une performance et une exposition », UQÀM, salle de presse, 2011. http://www.salledepresse.uqam.ca/communiques-de-presse-2011/1229-conte-crepusculaire-de-david-altmejd-et-pierre-lapointe-une-performance-et-une-exposition.html, page consultée le 24 avril 2011. 2 Musiciens : Philippe Brault, Quatuor Molinari. Chanteurs : Émilie Laforest (chant), Sacha Jean-Claude (chant). Compositeurs : Yannick Plamondon et Pierre Lapointe, ibid.

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2

réservé à la musique, le roi logeant accroupi dans un petit écrin, le prince

et la reine prenant place sur la plate-forme principale, tandis que David et

son assistant, tous deux déguisés en loups-garous, sont déjà à l'œuvre, eux

qui transforment certains éléments de la structure. Le spectateur comprend

dès lors que ce décor n'en est pas tout à fait un, au sens propre du terme.

À la façon de la musique et des chants qui modulent les différents passages

du récit, la construction élaborée par Altmejd participe de manière active à

la performance et se révèle comme un système à travers lequel des actes

rituels sont exécutés.

Après une introduction musicale, le jeune prince et sa mère

interagissent avec ce système. Ainsi, au son de la voix soprano de la reine,

une libellule munie d'un mécanisme sensoriel déploie ses ailes puis éjecte

un liquide rouge dans un déversoir. Un effet domino s'en suit. Le liquide

coule, de récipient en récipient. Le prince y ajoute parfois des éléments

fétiches qu'Altmejd lui fournit : pétales de fleur ou cristaux que le sculpteur

détache de son propre visage. Tout le rite tourne autour de la préparation

de ce curieux liquide coloré que l'on voit cheminer à travers les gouttières

translucides. Enfin, la potion achevée est servie au roi qui, le torse orné de

dessins, sort de son écrin, boit et révèle en chantant une prophétie : le roi

se meurt...

À ce moment précis, le spectateur s’attendrait à assister à une mort

solennelle comme nous y a habitué la dramaturgie, mais il en sera tout

autrement. Escorté par Altmejd et son acolyte, le roi moribond se dirige vers

une sorte de « sarcophage » vertical. Une fois à l'intérieur, les hommes-loups

s'affairent autour de lui. C'est alors que l'étrange tombeau se transforme

sous nos yeux (figure 4). On y ajoute une boîte transparente remplie de

bobines de fil, et de petites libellules commencent à s'agiter nerveusement

sous l'influence des chants frénétiques du prince et de la reine. La structure

qui accueille le roi se métamorphose progressivement devant les yeux du

spectateur. On en déplie de longues ailes et l'on s'affaire ardemment à

Page 23: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

3

dérouler les multiples fils multicolores qui s'y logent. Il devient alors clair

que le sort réservé à l’occupant de cet étau magnificent n'est guère celui de

l'incontournable trépas. Au contraire, plus que jamais dans la

représentation, le roi semble vivant, comme s'il fusionnait avec cette

structure en pleine effervescence, devenant, peu à peu, un étrange hybride.

Un monde en métamorphose

Ces dernières lignes livrent l'un des points les plus fascinants et

intrigants de la pratique de David Altmejd : cette rencontre entre des états

radicalement opposés – à savoir ici, la mort et la vie –, qui ne consiste ni en

la fin de l'un ou de l'autre, mais qui donne lieu à une délirante

métamorphose. En fait, il semble que le sculpteur prenne plaisir à forger un

univers qui se présente comme un lieu de permission sans limites. En ces

terreaux qui s'avèrent fertiles à tous les possibles, les différentes catégories

de la vie s'offrent aux échanges et unions les plus improbables. D'ailleurs,

les compositions sculpturales d'Altmejd prennent souvent l'allure de curieux

écosystèmes pullulants, au sein desquels les règnes animal, végétal, minéral

et même monstrueux évoluent, donnant forme à un milieu fécond à de

multiples coalescences. Il y aurait donc quelque chose de mouvant, voire de

grouillant dans les mondes que façonne le sculpteur. En fait, rien ne saurait

y être stagnant. Ayant étudié la biologie avant les arts visuels3, Altmejd se

dit fasciné par la nature et l'évolution4. C'est donc en voulant « insuffler une

certaine énergie5 » à ses créations et à en faire des objets « vivants » qui

3 Né à Montréal, en 1974, David Altmejd entreprend des études en biologie à l’Université McGill, suite

à quoi il s’inscrit au baccalauréat à l’École des arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec. Dès l’obtention de son diplôme en 1997, il poursuit sa maîtrise à l’Université Columbia à New York. 4 Louisa Buck, « Biology, nature and evolution turned on their head », The Art Newspaper, n° 195 (octobre 2008), p. 43. 5 Michaël Amy, « Sculpture as Living Organism: A Conversation with David Altmejd », Sculpture, vol. 25, n° 10 (2007), p. 24.

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4

« existent intensément » que la métamorphose et la transformation

deviennent les concepts centraux de son travail6.

Ainsi, tout le langage visuel, mais également la démarche et le

processus de l'artiste, semblent tributaire de ce concept de métamorphose.

Soulignons que si nous avons tenu à introduire son travail par le biais de

Conte crépusculaire, c'est bien parce que ce projet fut en soi orchestré à la

manière d'une métamorphose. Audacieux « work in progress », les éléments

de la performance (dessins corporels, déguisements, décors, etc.) furent

transformés de représentation en représentation, soumis à une certaine

évolution, comme si jamais ils ne devaient s'ancrer dans une forme fixe. À

cet égard, il serait même possible de dire que tout l'art d'Altmejd travaille à

déjouer la forme fixe, à transgresser les carcans qui renferment les êtres.

Comme un démiurge excentrique, l'artiste, à travers ses sculptures

éclectiques et luxuriantes, suggère au spectateur d'aller à la rencontre de

créatures hors normes. Souvent mi-hommes, mi-animaux ou au confluent

du corps, de l'architecture et du paysage, ces figures appartiennent à un

microcosme tout aussi surprenant. Ce dernier est parsemé d'une

surenchère d'objets et de matières insolites, d’animaux naturalisés, de

présentoirs translucides, de miroirs, de fleurs, de bijoux de pacotilles, de

chaînes dorées, de fourrures, de cristaux, etc. Foisonnant, le vocabulaire

visuel de l'artiste ne passe pas inaperçu aux yeux des critiques. D'ailleurs,

on a souvent relevé le caractère très séduisant et l'esprit presque « glamour »

qui ressortent des agencements de matériaux scintillants souvent associés

à des surfaces plus tactiles faites de résine colorée.7 De plus, chez Altmejd,

même ce qui peut être à première vue répugnant acquiert une certaine

beauté fragile ou ambiguë, lui qui n'hésite pas à orner ses monstres peu

6 Les expressions et références à propos du discours de l'artiste ont été tirées du documentaire Chaorismatique de Rénald Bellemare. Rénald Bellemare, Chaorismatique David Altmejd, sculpteur, DVD, 2012. 7 Plusieurs critiques tels que Sarah Schmerler (Art in America), Christopher Miles (Fieze), Jeffrey Kastner (Art Forum), Alessio Ascaari (Mousse) et Catherine Hong (W Magazine) ont relevé cet aspect séduisant de l’œuvre de David Altmejd.

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5

ragoûtants de paillettes étincelantes ou de pierres semi-précieuses.

Toutefois, aussi variées et séduisantes soient-elles, les compositions du

sculpteur ne pourraient dans leur portée se résumer strictement qu'à des

valeurs esthétiques. Car, s’il crée des œuvres qui en mettent plein la vue, il

semble qu’il veuille également nous faire perdre nos repères, comme s'il

s'agissait de nous faire pénétrer dans des mondes qui s'orchestrent à la

manière de microcosmes fourmillants peuplés d'associations et de

métissages hors du commun. Cet univers semble s'organiser selon des

principes qui nous sont totalement étrangers. Il se présente comme des

environnements fluctuants, qui obéissent à leurs propres lois. De plus, ce

même univers soulève nombre de questionnements en regard de la porosité

de certaines frontières. Il ébranle fortement la frontière qui « sépare »

l'homme et l'animal, mais aussi, plus largement, celle qui tranche entre

différents statuts ou registres, par exemple, animé et inanimé, objet et

organisme, beauté et laideur, réel et irréel… En fait, ces petits mondes à

part, loin de fléchir à une logique ou à une relative stabilité du réel,

autorisent, voire semblent favoriser les croisements et échanges entre les

divers règnes de la nature, et même avec ceux de la culture.

En cela, on peut observer que l'univers d'Altmejd n'est pas sans

parenté à celui décrit, il y a plus de deux millénaires, par Ovide :

Pour Ovide [...] tout peut assumer des formes nouvelles; pour

Ovide aussi, la connaissance du monde est dissolution de sa compacité; pour Ovide aussi existe entre toutes choses une parité essentielle, exclusive des hiérarchies de pouvoir et de

valeur. Alors que le monde de Lucrèce est fait d'atomes inaltérables, celui d'Ovide se compose de qualités, d'attributs, de formes définissant la diversité des objets comme des plantes, des

animaux comme des fumais; et des personnes; simples et minces enveloppes d'une substance commune qui peut connaître – si

une profonde passion l’agite – les transformations les plus diverses8.

8 Italo Calvino et Yves Hersant, Lecons ame ricaines : aide-mémoire pour le prochain millénaire, Paris, Gallimard, 1989, p. 28.

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6

Tout comme chez le poète latin, les microcosmes altmejdiens jouissent d'une

incroyable malléabilité. Ils se composent d'espaces atypiques « favorables à

l’excès de sens9 ». Il y a certes quelque chose d’intrigant et de troublant

concernant ces sculptures qui s’étendent comme de petites topographies

d’un monde complètement irrégulier. Ce sont en quelque sorte des lieux

inconstants, où les corps et les éléments ne peuvent plus se définir en regard

d'une forme, d'une substance ou d'un sujet déterminé. Dans les œuvres de

David Altmejd, on se trouve confrontés à un univers où les statuts par

lesquels on identifie les êtres et les choses sont constamment sujets à se

dissoudre ou à en recroiser d'autres; jamais ils n’apparaissent définitifs.

D’ailleurs, le critique d’art Christopher Miles dit des créatures

d’Altmejd qu’elles sont exposées à un « état d’extrême devenir », proposant

alors des « identités plurivalentes » et suggérant l’apparition de nouvelles

espèces10. Dès lors, nous pouvons nous questionner à savoir quelle pourrait

être la résurgence de ces spécimens, de quoi pourrait relever cet « état

d’extrême devenir ». Sur ce point, l’historienne de l’art Louise Déry propose

une piste de réflexion particulièrement intéressante. Selon elle, l’œuvre

d’Altmejd est grandement tributaire d’une conception du vivant et de l’œuvre

d’art qui s’organise à partir de l’énergie11. Cette énergie qui se dégage des

sculptures génère non seulement une puissance transformatrice, mais

apparaît également comme une fructueuse métaphore de l’acte de

création12. De là, l’apport principal de l’approche théorique de Déry sera de

comprendre les compositions d’Altmejd comme des « univers en symbiose13 »

animé par un flux continuel, une sorte de ruissellement qui fait en sorte

9 Louise Déry, David Altmejd, Montre al, Galerie de l'UQÀM, 2006, p. 9. 10 « Exuding an amazing dynamism from their stasis, the figures are fond in an extreme state of becoming, and their kin are those we have known in life, literature, and lore who have found themselves in a state of becoming. [...] Frequently identified as werewolves, who they often seem to be, they are also open to more multivalent identities ». Christopher Miles, « David Altmejd »,

Wunschwelten : neue Romantik in der Kunst der Gegenwart = Ideal worlds : new Romanticism in contemporary art, Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz, 2005, p. 91. 11 Louise Déry, David Altmejd: The Index, Montre al, Galerie de l'UQÀM, 2007, p. 10. 12 Ibid. 13 Ibid., p. 46.

Page 27: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

7

que : « l’idée de l’image achevée et définie n’est plus guère possible14 ». Les

sculptures d’Altmejd relèveraient donc d’un mouvement indomptable,

comme si elles pouvaient tout à coup prendre vie devant nos yeux ébahis.

C'est précisément ce potentiel de transformation, autrement dit les

conditions qui semblent faire en sorte que la sculpture chez l'artiste devient

le pivot de métamorphose qui nous intéressera tout particulièrement dans

ce mémoire. Mais avant de faire l’analyse proprement dite de ces conditions,

présentons d’abord la problématique et l’hypothèse qui nous serviront de

point de départ.

Réinventer la métamorphose : problématique et hypothèse

En s’adressant directement à la notion de métamorphose, David

Altmejd rejoint d'emblée une filiation d’artistes fascinés par les vertus

« transformistes » qu’elle propose. En effet, l’omniprésence du thème de la

métamorphose à travers l’histoire de l’art montre à quel point celle-ci occupe

une zone obsédante aussi bien dans la conscience que dans l’imaginaire

collectif. De l'antiquité en passant par la Renaissance, des explorations

surréalistes aux figurations contemporaines, la métamorphose hante la

création artistique. Comme le soulignait également Guy Belzane, « l'art n'est

fait que de métamorphoses », rappelant le lien inhérent qui unit ce

phénomène à la création15.

Il est étonnant de constater que trop peu de théoriciens et d’historiens

de l'art se sont intéressés aux enjeux que soulève la figuration de la

métamorphose. Force est d'admettre qu'il existe un rapport épineux, voire

14 Ibid., p. 33. 15 « Ainsi non seulement il y a des métamorphoses dans l'art, mais l'art n'est fait que de métamorphoses, parce que LA métamorphose par excellence, cette seconde création, ce rêve prométhéen, démiurgique, de tout homme : recréer le monde, ne plus subir, passivement, le branle universel, mais s'en rendre maître, se faire à son tour le grand Métamorphoseur. » Guy Belzane, La me tamorphose : Ovide ..., Perrault ..., Hugo ..., Michaux. Expliquer les textes, 2. Paris, Quintette, 1990, p. 82.

Page 28: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

8

paradoxal entre la représentation et le thème de la transformation : le thème

appelle au mouvement tandis que la représentation emploie pour son

compte images et formes immobiles. Prenons simplement l'exemple de la

transformation de Daphné. Inspiré par le célèbre poème d'Ovide, le mythe

largement représenté raconte la mésaventure d'une nymphe, fuyant son

prétendant à corps perdu. On le sait, l'échappatoire de la jeune femme sera

sa métamorphose en laurier. Chez certains artistes tels que Le Bernin (figure

5) et Giovanni Battista Tiepolo (figure 6), on représente le moment crucial

où les doigts de la malheureuse se mettent à bourgeonner. Tandis que pour

Théodore Chassériau (figure 7), c'est l'enracinement qui est mis de l'avant,

les jambes de Daphné ayant déjà laissé place au tronc de l'arbre. Ce qui est

intéressant de constater en regardant ces images, c'est que chacune d'entre

elles portrait un personnage hybride, lequel semble littéralement saisi dans

un moment précis de l'action. La transformation, quant à elle, ne semble

être que suggérée, comme si elle ne pouvait se manifester à même la

représentation. Ainsi, comme le souligne Michel Jeanneret, si l'art est

fervent de métamorphose, son rapport à elle demeure problématique, car :

« Comment donner à voir une transformation? Comment saisir le

mouvement de la forme dans une forme immobile? Comment, avant le

cinéma, produire une image cinétique?16 ». En soulevant ces questions,

Jeanneret a bien su cerner l’obstacle auquel se heurtent les arts plastiques

lorsqu’il est temps de faire voir la métamorphose, c'est-à-dire de présenter

un procès de transformation en ayant recours à des moyens figés, à des

médiums fixes et à des images statiques. Ainsi pouvons-nous dire qu’une

contradiction hante la tradition artistique en regard de ce thème, dans la

mesure où le plan du contenu, c'est-à-dire la transformation, ne peut

concorder sur le plan de l’expression, soit les moyens techniques employés

pour la représentation. Comme si la métamorphose ne faisait toujours

qu’échapper au regard, son processus ne se laisserait point saisir par la

16 Michel Jeanneret, Perpetuum mobile : métamorphoses des corps et des œuvres, de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997, p. 126.

Page 29: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

9

représentation, si bien qu’il ne semble qu’il possible de l’illustrer que par

stades successifs, en la décomposant en différents moments, soit : l’avant

(la forme originelle), le pendant (la forme hybride) et l’après (la forme

transfigurée)17.

C’est précisément sur ce point que nous avons le sentiment que la

production d’Altmejd déroge radicalement de la tradition artistique ayant

abordé ce thème. Loin de se limiter à des stratégies de représentation

épisodique de la transformation, ses œuvres se présentent intégralement

comme des espaces inconstants, envahis de toute part par l’action de la

métamorphose. C’est à partir de cette intuition que nous nous proposons de

comprendre comment Altmejd réinterroge la notion classique de

métamorphose, comment il parvient à se l’approprier et à la reformuler dans

un langage qui lui est propre. Pour ce faire, nous devons, avant toute chose,

apprendre à regarder ses sculptures. Peuplées d'objets éclectiques et d'un

bestiaire délirant, une certaine démesure se dégage des compositions de

l'artiste. Toutefois, si, à certains égards, nous serions tentés de remédier à

ce vertige en analysant isolement chacune de leurs composantes, nous

croyons au contraire qu'il est nécessaire de comprendre les œuvres

d'Altmejd dans leur complétude, c’est-à-dire appréhender chacune d’elles

comme un tout, une entité dont la cohérence est assurée par le rapport étroit

qui se développe entre les divers éléments qui les composent.

Corpus

Altmejd appartient à cette caste d'artistes-chercheurs-

expérimentateurs. Cette diversité et cet esprit d'invention font partie

intrinsèque de sa démarche et se reflètent foncièrement dans la facture

foisonnante de ses sculptures. Depuis, sa sortie de l'Université de Columbia

17 Ibid., p. 117-120.

Page 30: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

10

à la fin des années 1990, Altmejd n'a cessé de diversifier sa pratique, de

chercher de nouveaux modes de composition et d'installation, d'aborder

différents thèmes et différentes figures, d'enrichir ses œuvres de nouveaux

matériaux. D'une part, nous avons tenu à ce que l'élaboration de notre

corpus reflète cette variété. D'autre part, nous avions le sentiment que,

malgré l'éclectisme manifeste de la production altmejdienne, le thème de la

transformation constitue une constante indéniable. Nous avons donc

sélectionné les œuvres qui, selon nous, étaient les plus représentatives de

cet enjeu, dans l’optique de se munir de tous les outils pour interroger la

manière dont David Altmejd exploite, mais également réinvente la

métamorphose à travers sa pratique artistique.

Démarche et approche méthodologique

Il faudra, dans le cadre du premier chapitre, se familiariser avec la

nature des mondes que forge le sculpteur. Tenant compte du caractère

hautement bigarré et prolifique de la production d'Altmejd, nous avons

d’abord tenu à privilègier un approche descriptive. L'importance ici sera non

seulement d'initier le lecteur aux particularités formelles des compositions,

mais également de réussir, dans une certaine mesure, à « déplier »

progressivement la production de l'artiste pour que le lecteur puisse

pénétrer dans son univers particulier. Conséquemment, nous avons choisi

d'orchestrer la première partie de ce chapitre telle une incursion et avons

adopté un mode d'écriture fragmentaire par lequel nous décrivons

formellement quelques œuvres dans le but de mettre en lumière leurs

particularités, leurs richesses, mais également certains leitmotivs.

Parallèlement, nous tenterons le plus clairement possible d’exposer

comment se présentent ses compositions, tout en relevant ce qui les lie les

unes aux autres. Car si les œuvres de David Altmejd confrontent le

spectateur à un univers des plus éclectiques, ses créations ne sont pas sans

Page 31: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

11

témoigner d'une cohérence donnant à chacune d'elles l'impression

d'appartenir au même microcosme, d'être traversées par la même énergie

transformatrice. Afin d’aborder la démarche de l'artiste, nous porterons, par

la suite, une attention particulière à la façon dont s'articule son discours

personnel, relevant ses influences et ses intentions. Notre ambition sera

alors de déterminer comment le sculpteur conceptualise sa pratique et, à la

lumière de cette conceptualisation, d’analyser plus précisément quel rôle il

accorde à la métamorphose.

Dans le deuxième chapitre, nous interrogerons comment s'articulent

les mondes en transformation que crée Altmejd à travers ses sculptures.

Nous emploierons une méthode comparative où la pratique de l'artiste sera

confrontée à différentes approches, lesquelles s’adressent à la question de

la représentation de la métamorphose classique et à la problématique de la

représentation de l'ouverture du corps. Dans un premier temps, l’attention

sera portée sur la représentation du loup-garou dans l'œuvre de l'artiste.

Pour procéder à l’analyse de cette figure type de la métamorphose, nous

avons choisi de comparer l’interprétation qu’en fait Altmejd aux modes de

figurations classiques. Cette avenue nous permettra de présenter les loups-

garous façonnés par l’artiste dans toute leur singularité et de comprendre

les stratégies formelles auxquelles il fait appel et grâces auxquelles ses

créations se distinguent des représentations traditionnelles de la

métamorphose. Fonder notre analyse sur certains schèmes bien établis de

la représentation classique s’avérait essentiel selon nous pour pallier la

prolixité du langage d’Altmejd (langage qui n’est pas sans susciter une

certaine déroute pour le chercheur) et d’en saisir les leviers de

compréhension. Dans un deuxième temps, il sera question du traitement

très singulier que le sculpteur réserve au corps de ses loups-garous. Notre

réflexion portera sur l’ouverture du corps comme moyen pour exprimer la

transformation. Pour mieux sonder et expliquer les effets de cette ouverture,

nous aurons recours à la théorie de l’abject développé par Julia Kristeva.

Page 32: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

12

Nous découvrirons que si le corps abject mène à une limite du « signifiable »

et incarne en soi un corps qui n'est plus viable, un processus différent prend

place dans les corps que représente le sculpteur. Bien qu'irrégulières et

situées au plus loin de l'idéal corporel, il nous faudra considérer que les

figures de l'artiste relèvent d’une tout autre dynamique.

Dans le troisième chapitre, nous interrogerons l’aspect conceptuel de

l’œuvre d’Altmejd, de manière à en démystifier le modèle et le

fonctionnement. Dès lors, si l’approche méthodologique adoptée dans le

chapitre précédent touchait davantage le registre de la représentation, nous

emprunterons ici la voie conceptuelle, qui exige de faire appel à des

références philosophiques traitant de la question du mouvement, de la

transformation et du devenir. Ainsi, dans le développement de cette analyse,

il sera donné de comprendre, de prime abord, que toute réflexion sur la

métamorphose amène à penser le mouvement. Mais, dès lors, quelle sorte

de mouvement retrouve-t-on dans les œuvres du sculpteur? Tout porte à

croire avec Altmejd qu’il faut chercher à comprendre le mouvement

autrement qu’à travers son interprétation classique, ne serait-ce parce que

chez lui la transformation du loup-garou n'est point représentée comme une

allant de l'homme à l'animal. Nous verrons que ce qui anime les œuvres du

sculpteur est d’une tout autre essence, et c’est par la pensée d'Henri

Bergson que nous verrons que, pour s’expliquer les implications de ce

mouvement, un autre modèle s’impose. Davantage appréhendé comme un

outil de réflexion, ce modèle, qui est celui du rhizome et de la pensée du

devenir tel que théorisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, s’offrira comme

porte d’entrée vers le cœur de la transformation altmejdienne pour en

exposer le fonctionnement et la portée. Mais avant d’en arriver là,

commençons par dresser un portrait, en mots et en images, de l’œuvre

d’Altmejd au bénéfice du lecteur.

Page 33: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

13

CHAPITRE 1

QUAND LES FORMES SE RENCONTRENT… LA MATIÈRE S’ANIME

1.1 Description

Face à la bête

Portant son premier regard sur l’œuvre Loup-Garou 2, le spectateur

apercevra un aménagement plutôt simple,

soit un comptoir blanc supportant un

présentoir décoré de subtils arrangements

floraux. Toutefois, si cette disposition peut

évoquer celles des devantures commerciales,

il pourra constater que la présence de

certains éléments prête à cette référence un

caractère pour le moins insolite. Tel est le cas

d’une petite ouverture construite à même la

structure du comptoir. Parée de miroirs, elle

recèle d’un ruissellement de réflexions qui

transmettent l’image morcelée de ce qui

semble être une tête. Mais cette dernière, trouble par l’ambivalence de son

Détail, Loup-garou 1, 1999

Voir aussi la figure 8.

« I thought that a beautiful earring

would be much more beautiful when

worn by a monster. If I were a jeweler, I

would use monsters as my models. »

David Altmejd

Loup-garou 2, 2000

Voir aussi les figures 8 à 11.

Page 34: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

14

aspect, trop velue pour s’indiquer humaine mais trop anthropomorphe pour

appartenir au règne animal, elle erre plutôt au confluent de ces deux statuts.

D’ailleurs, le titre même de cette sculpture

confirme cette proposition. Pourtant, ici,

nous ne sommes guère confrontés aux

loups-garous menaçants et fulminants

qui peuplent les légendes du folklore,

mais plutôt à un monstre

dramatiquement séparé de son corps. Les

crocs acérés, les traits roides et figés par

une sorte d’infestation cristalline qui

investit son visage, ce loup-garou inspire moins la frayeur que la curiosité.

Telle une intrigante relique, il repose au creux de sa niche kaléidoscopique

avec, à ses côtés, quelques fleurs aux couleurs éclatantes.

Il est courant de rencontrer dans les

compositions de David Altmejd des

intrications impossibles, des

enchevêtrements si chaotiques que

l’œil s’en retrouve désarçonné. Et, le

plus souvent, au moment où la forme

générale tend à se révéler, à devenir

quelque chose de connu, les matières,

elles, s’affairent à ourdir une nouvelle

trame de confusion. Par exemple, dans The Settler, une broussaille de

polyèdres rutilants se trouve imbriquée à une masse de fourrure brunâtre.

Pourtant, quand de cet amas inextricable se détache progressivement de

l’image d’un corps, la matérialité de ce dernier laisse, quant à elle, perplexe.

Détail, Loup-garou 2, 2000

The Settler, 2005

Voir aussi la figure 12

Page 35: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

15

C'est que l’épiderme de cette créature, lorsqu'il n’est point recouvert de poils,

laisse paraître quelques régions raboteuses et envenimées. Rendues par un

modelage hautement texturé et rehaussé de quelques touches picturales

rougeâtres, ces zones suggèrent une chair gangrenée et ravagée. Mais en y

regardant de plus près, le spectateur constatera que cette peau putride est

parsemée de minuscules paillettes brillantes, qui lui donnent un air

distingué. Cet aspect, aussi subtil soit-il, pousse à s’interroger : quel genre

de circonstances pourrait autoriser cette étonnante promiscuité entre

putrescence et élégance? Comment laideur et beauté peuvent-elles ainsi se

côtoyer?

Structure et chimère

L’un des modes de « mise en

vue » privilégiés par David

Altmejd est sans contredit la

plate-forme. Dérivée du socle

traditionnel et du modèle de la

table qui fut l’un des premiers

dispositifs de présentation

utilisés par l’artiste18, elle s’offre

comme un territoire

d’expérimentation où le

sculpteur dispose et organise

les composantes de son vocabulaire esthétique. Peuplées d’êtres étranges,

ornées d’objets hétéroclites, parfois creusées en profondeur et souvent

18 Au tout début de sa carrière, soit à la fin des années 1990, Altmejd réalisait des compositions qui consistaient à présenter divers objets sur des tables qui étaient la plupart du temps mûs par un dispositif cinétique ou accompagnés d’une bande sonore (figure 14).

The Old Sculptor, 2003

Voir aussi la figure 12.

Page 36: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

16

animées par différents éclairages, ces surfaces prennent l’aspect de petites

topographies foncièrement bigarrées. En elles et sur elles, fleurs et plantes

diversiformes poussent tout près des carcasses de loups-garous, tandis que

des architectures miroitantes servent de perchoirs à des volatiles qui

s’affairent à faire parcourir de fines chaînettes dorées dans ce décor aux

panoramas insolites. Espaces atypiques, les plates-formes altmejdiennes

s’improvisent comme le lieu d’improbables rencontres, d’un curieux théâtre

où la réalité s’effrite pour laisser place aux conjonctures et unions des plus

mirifiques.

« It’s rare that an artist can get a viewer

down on their knees in a gallery, and even

rarer that the viewer enjoys it19 », écrivait

l’artiste et critique Amoreen Armetia à

propos de l’œuvre The University 2

présentée à la Andrea Rosen Gallery (New

York) lors de la première exposition solo

d’Altmejd. Ce commentaire, bien

qu’inusité, n’a rien d’étonnant, selon

nous. Composée d’une audacieuse juxtaposition de paliers, de vitrines

translucides, de cubicules et d’escaliers réfléchissants, cette sculpture à la

contexture géométrique s’ordonne dans un décorum parfois confondant,

amenant le spectateur à scruter minutieusement ce qui pourrait s’y cacher.

C’est alors qu’il découvrira que, de cette trame minimaliste, pullulent tant

de petits trésors capables d’attiser le regard. Spécimens minéraux,

végétation synthétique, oiseaux réalistes ou foncièrement factices, bibelots

19 Amoreen Armetta, « New York, Andrea Rosen Gallery: David Altmejd », Contemporary, n° 70 (2005), p. 75.

The University 2, 2004

Voir aussi la figure 15.

Page 37: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

17

clinquants, breloques étincelantes, dépouilles grotesques se marient à cette

sobre architecture, lui inoculant un éclectisme saisissant. Arène d’une

étonnante communion où, pour reprendre les mots de Louise Déry, des

« propositions d’esprit formaliste » s’amalgament à des « débordements

plastiques les plus excentriques20 », The University 2 se présente comme le

fruit d’une remarquable dualité stylistique, une fusion que nous pourrions

qualifier d’aussi impure qu’illégitime entre sobriété moderniste et

exubérance presque baroque.

À la vue de The New North, notre regard est

attiré par le long escalier à vis qui s’enroule

autour des jambes d’un colosse velu, pour

finir sa course à travers de grands orifices

creusés à même son tronc. De ces

perforations, texturées de matière

cristalline ou de dégoulinures de résine

s’échappe un tortueux réseau de fils aux

couleurs pastel. Tel un aberrant système

veineux qui aspirerait à s’émanciper du

corps, ces tubulures s’étendent jusqu’à la

cime des épaules où elles s’agglomèrent en

un amas confus.

N’entretenant qu’une mince allégeance aux

schémas morphologiques qui nous sont familiers et se détachant

radicalement de l’idée que nous pourrions avoir des géants mythiques, The

New North nous semble être le produit de quelques phénomènes

inexplicables. À la fois hybride et prodige, l’impossible cumul de causalités

qui seraient responsables de son état semble irrémédiablement nous

20 Louise Déry, David Altmejd, Montre al, Galerie de l'UQÀM, 2006, p. 23.

The New North, 2007

Voir aussi la figure 16.

Page 38: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

18

échapper. Énigmatique, cette figure déjoue nos attentes, nous abandonnant

au singulier sentiment qu’occasionne sa présence, imposante.

Nature dénaturée

Sur un grand socle de bois, nous

trouvons The Hunter, une

composition des plus singulières

de laquelle émerge une source de

lumière. Difficile pour le

regardeur de cerner d’un seul

coup d’œil ce qui constitue cette

accrétion insolite : une variété

impressionnante de couleurs, de

textures et de matières y est

confinée. Pour saisir cette forme, la comprendre, nous n’avons d’autre choix

que de s’en rapprocher et en faire le tour…

Progressivement, de cet

impressionnant gisement de

détails, se dessine une image

familière, celle d’un visage

reposant sur le côté. Mais

aussitôt cette familiarité apparue,

elle tend à se résorber de nouveau

dans la confusion. Car, si cette

masse adopte bel et bien l’aspect

général d’une tête, les cubes de

The Hunter, 2006, vue de face

Voir aussi la figure 17.

The Hunter, 2006, vue de dos

Voir aussi la figure 17.

Page 39: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

19

miroir et les plantes synthétiques qui s’y greffent font vaciller la référence

au corps humain. Aussi, l’incertitude sera d’autant plus prégnante lorsque,

en observant minutieusement, une fois que le spectateur aura remarqué

que ce fragment est partiellement évidé et qu’à l’intérieur se cache petit

monde chaotique. On y retrouve, entre autres, des écureuils naturalisés,

quelques pommes de pin, des présentoirs de verre servant à exposer de

minuscules objets à forme phallique, des objets fétiches de cuir, des

escaliers scintillants, des stalactites aux couleurs pastel. Fragments

humains, architecture ou milieu naturel? Il semble que cette sculpture

intitulée The Hunter se situe aux franges de plusieurs formes sans jamais

qu’elle ne s’ancre pleinement à l’un ou l’autre des référents qu’elle fait surgir

à même notre conscience.

Une horde de mains aux couleurs pastel

pétrissent le dos du géant intitulé The Center.

Moulées d’après celles de l’artiste, elles

s’enchevêtrent et se croisent formant une

chorégraphie aussi lascive qu’inconséquente

qui apparaît fluidifier, liquéfier la corporéité de

ce géant. Il nous est impossible de savoir avec

certitude à quoi ces mains s’affairent

précisément. Inscrites dans l’organisme de ce

géant, on peut penser qu’elles le forment, le

déforment, le façonnent, le fractionnent…

The Centre, 2008

Voir aussi la figure 18.

Page 40: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

20

Les deux bras tendus vers l’avant, ce colosse de

l’installation Untitled nous semble amorphe et absent,

comme s’il était plongé dans un état cataleptique,

soumis à l’influence d’une force occulte et mystérieuse.

Sa chair brunâtre et étrangement texturée paraît

impure. En fait, il nous est difficile de concevoir que

cette chair hideuse et répugnante puisse entretenir

quelconque parenté avec l’enveloppe corporelle

commune à notre nature. Matière innommable et

informe, l’épiderme de ce géant se rapproche davantage

des intérieurs rocheux et humides d’une grotte

souterraine dans la mesure où de multiples concessions

à teneur minérales pendent le long de ses bras et de son

entrejambe. Cependant, si l’aspect ignoble de cette matière indéfinissable

risque de laisser le spectateur stupéfait, que dire de la prolifération de

formes prismatiques et miroitantes qui semblent envahir l’organisme de ce

personnage? Serait-il trop présomptueux de supposer que cette

impressionnante cristallisation de miroirs serait éventuellement sujette à

investir la totalité de son corps?

Il est assis au pied d’un mur. Sa taille

imposante lui confère une sorte de

prestance imperturbable, comme s’il allait

tôt ou tard s’enraciner sur place. Pourtant,

à même l’anatomie de The Giant 2, rien ne

semble tenir en place. C’est que son corps

est ultimement irrégulier ou, mieux

encore, il est irrégulièrement constitué. En

fait, si nous avons, en premier lieu, été

étonnés d’y voir proliférer plantes,

Un géant de l'installation Untitled 2007

Voir aussi les figures 19 à 21.

The Giant 2, 2007

Voir aussi les figures 23 et 24.

Page 41: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

21

champignons et lichen, nous avons été d’autant plus surpris de constater

que l’enveloppe charnelle de ce personnage est aléatoirement taraudée de

maints percements. Or, contrairement à nos attentes, ces cavités

inexplicables ne mettent à nu aucun organe, aucune composante propre à

l’organisme humain. Elle s’offre plutôt comme un terreau fertile, un

microhabitat où une faune variée évolue librement. Ces petits hôtes

parasitaires semblent se fondre au corps du colosse, comme s’ils l’avaient

pris d’assaut, faisant de lui un biotope unique en son genre.

Podiums, présentoirs, plates-formes sur pilotis

sont soit infestés d’une flore pétulante ou

ornementée de petits fétiches (cristaux ou godemichés) soigneusement

ordonnés. À travers cet environnement déluré, des animaux de tout acabit

ont trouvé refuge. Pourtant, si certains de ces spécimens nous sont

familiers, d’autres au contraire nous apparaissent tout droit sortis d’un

univers à la croisée du fantastique et du merveilleux. Tel est le cas des

hommes-oiseaux, êtres polymorphes étonnamment affublés d’un complet-

veston. Façonnés à l’échelle humaine, ces hybrides s’imposent comme les

maîtres de cette harde éclectique. L’un d’eux sut attirer notre attention qui,

The Index, 2007

Voir aussi les figures 25 à 29.

Page 42: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

22

haut perché, semble veiller sur le panorama luxuriant qui s’étend sous ses

yeux. Mais ce curieux personnage n’est pas le seul représentant issu de la

caste monstrueuse, puisqu’ici et là sont dispersées les dépouilles

parcellaires de loups-garous. Parfois fusionnés à quelques troncs d’arbres

ou gisant dramatiquement sur des socles de bois, ces restes pourrissants

s’offrent à pâture à une impressionnante variété de volatiles.

Ce paysage déroutant, digne des plus hétéroclites cabinets de

curiosité, signe l’une des œuvres notoires d’Altmejd : The Index, réalisée

pour la 52e Biennale de Venise. D’ailleurs, chose étonnante si le titre évoque

communément les principes d’ordre, de hiérarchie et de listage, l’index

altmejdien propose à l’inverse, l’idée de désordre, de tohu-bohu et de

confusion. Mais cette confusion, selon nous loin de se limiter à l’incohérente

opulence qui caractérise cette composition, apparaît également en regard de

l’appréhension que le spectateur aura des lieux. Car, munie d’une multitude

de surfaces réfléchissantes – parfois articulées selon une géométrie qui frôle

le formalisme, parfois fracassées de manière chaotique –, l’œuvre provoque

d'étonnants effets illusoires, brouillant sans cesse la frontière entre le

spéculaire et la réalité. Ainsi, nous proposons que le véritable visage de The

Index ne puisse être que contingent : il se trouve à tout moment converti dès

qu’un élément extérieur se trouve saisi par sa myriade de miroirs. Comme

une nouvelle version du palais des glaces, l’œuvre agit sur notre propre

paraître, le défigurant, le démultipliant et le fusionnant à ce chaos bigarré.

De plus, il faut également souligner que la généreuse fenestration du

pavillon canadien, donnant sur un boisé, accentue cette incertitude

spatiale, car l’environnement naturel semble foncièrement se confondre à

l’aspect foisonnant de l’installation, lui donnant ainsi une résonnance

démesurée.

Page 43: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

23

L’indicible

Au plus loin du familier, les œuvres de David Altmejd semblent se

situer dans une zone grise, appartenir à un univers ouvert aux conjonctures

des plus dépaysantes, un univers qui nous apparaît bien loin du nôtre. Il

nous apparaît clairement que la prolixité du vocabulaire de l’artiste

contribue à susciter cette impression. Tout se passe comme si cette richesse,

cet éclectisme à l’œuvre triomphait de toute univocité, de toute image définie

et distincte. En fait, pour décrire les œuvres d'Altmejd, il nous faut parler

de flore, de faune voire d'écosystème, de milieu... mais pas seulement de

milieu naturel. À un certain moment, il faut aussi parler en termes de

structure d'architecture, de supports, de dispositifs. Sans oublier l'aspect

fantastique qui se traduit par la présence de monstres, de mutants,

d'hybrides. À travers tout cela se trouve le monde des objets aussi bien

naturels qu'artificiels, des matières, des matériaux et de leurs divers aspects

tactiles qui parfois séduisants, parfois repoussants, modulent et ponctuent

si fortement l'esthétique de l'artiste. Bref, pour décrire ses sculptures, il faut

toujours faire faire au langage d'impressionnantes torsions, toujours

pousser au paroxysme les associations de mots et de qualificatifs. Et même,

quelques fois, face à cet univers déluré, les mots eux-mêmes échouent à

rendre ce qui se présente au regard aussi bien qu'à l'esprit. Difficile alors de

situer le monde que concocte Altmejd à travers ses œuvres. Suscitant

incertitude et confusion, ses sculptures se présentent d’une certaine

manière comme une énigme. Comment alors les aborder, pénétrer leurs

secrets?

Page 44: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

24

1.2 Combinaisons et métissages comme mode de composition formel

Défamiliarisation

Nous le savons maintenant, au premier contact avec l'œuvre de David

Altmejd, il n’est pas rare que le spectateur s'en trouve déstabilisé. Ainsi,

avant même d'aborder la question de la métamorphose et de la

transformation dans son travail, il nous faut, pour mieux entrer dans

l’analyse, cerner ce qui crée cet effet déstabilisant, de manière à bien exposer

l’impact de son langage visuel. Ceci nous permettra ensuite de rapporter le

discours de l’artiste et de le mettre en relation avec sa démarche et la mise

en œuvre de son processus de création.

« Le pire monstre est celui qui nous ressemble21 », affirmait Pierre

Ancet. Souvent vêtus et parés d’attributs masculins, nous pouvons observer

que les monstres d’Altmejd gardent en eux quelque chose d’humain tout en

exposant un caractère foncièrement animal. Cette altérité semble en effet

séduire le sculpteur, chez qui le monstre occupe une place presque

obsédante au sein de sa production. Si certains artistes de sa génération

ont fait référence à cette figure pour soulever des enjeux ontologiques22, il

est intéressant de noter que, chez Altmejd, le monstre se rapporte à

certaines implications esthétiques bien précises.

C’est avec l’œuvre Loup-garou 1 (figure 8) que le lycanthrope fait son

entrée en 1999 dans le vocabulaire altmejdien. À cette époque, le jeune

sculpteur, étudiant à l'Université Columbia à New York, réalisait

principalement des structures23. À la fin d’un semestre, il décide

d’« intégrer » l’ensemble de ses projets sur – ou à l’intérieur – d’une table

21 Pierre Ancet, Phenome nologie des corps monstrueux, Science, histoire et socie te, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 1. 22 Pensons notamment aux hybrides de Patricia Piccinini qui engagent une réflexion sur la portée et les possibilités des nouvelles technologies ainsi que sur le statut de l'humain et de l'animal. 23 Michaël Amy, « Sculpture as Living Organism: A Conversation with David Altmejd », Sculpture, vol. 25, n° 10 (2007), p. 26.

Page 45: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

25

lumineuse dont la forme rappelle celle d’une grande caisse de bois24. Par

contre, en examinant le résultat final, Altmejd a le sentiment que quelque

chose manque. Comme il le rapporte à Michaël Amy :

[…] there was something too cold about the things I was using, the surface, the wood, and the light, and I felt that I needed a strong concentration of grotesque to pull it off – a head or a body

part would do the trick. I love Kiki Smith and Louis Bourgeois, but the fragmented human body had become too commonplace in contemporary art – a human head would have been boring. I

thought that if I placed the head of a monster inside the piece instead, it would be just as powerful, but strange and not

familiar, and I liked that25.

Conséquemment, à l’intérieur d’une petite ouverture cubique

aménagée à même la caisse, l’artiste insère la tête d’une créature dont

l’aspect est peu ragoûtant : un loup-garou à la peau brunâtre et couverte de

poils crépus26. La texture informe et la tactilité grossière de ce fragment

tranche radicalement la sobriété de l’écrin qui le contient. Cet effet de

contraste sera largement exploité par Altmejd dans ses réalisations futures.

Disposant les corps morcelés de loups-garous pourrissants à même des

plates-formes monochromes ou des structures géométriques, il semble

chercher à briser leur pureté, à les contaminer en les opposant à l’organicité

décadente que dégagent les figures monstrueuses.

À la lumière de nos observations cumulées des propos d’Altmejd, nous

pouvons affirmer que le monstre constitue un pivot, un élément esthétique

d’une grande importance. Il surgit dans le vocabulaire altmejdien comme

moyen de pallier certains problèmes formels en ce qu’il se présente comme

une source de tension. Exploité comme une alternative au corps humain, le

sculpteur met de l’avant la prégnance qu’il exerce sur le spectateur.

24 Ibid. 25 Ibid. 26 Le détail photographique de cette tête figure se trouve à l’introduction de ce chapitre en page 18.

Page 46: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

26

Exposant volontairement l'aspect repoussant qui s’en exsude, Altmejd

semble chercher à déstabiliser les regards.

Entre laideur et beauté

Radicalement hideux, ces restes de loup-garou? Pour les uns, ils le

sont peut-être; pour les autres, pas nécessairement, car dans l'univers de

David Altmejd rien n’est véritablement ce qui semble être. En y regardant de

plus près, ce n’est pas sans une certaine stupéfaction qu’il nous sera donné

de voir, à même les chairs corrompues de ces créatures, paillettes, perles,

pierreries, breloques et cristaux étincelants. Minutieusement ornées

d’oripeaux clinquants, les étranges dépouilles revêtent un caractère

profondément ambigu pour l’œil aiguisé, comme si, dans le détail, elles ne

pouvaient être radicalement affreuses et leur aspect général, quant à lui, ne

pouvait inspirer entièrement la magnificence.

Cette indécision, nous la retrouvons également en regard des géants,

personnages qui feront leur apparition à la fin des années 2000. Cheminant

à la surface de ces corps colossaux, notre œil vacille sans cesse entre les

éclats flamboyants des miroirs et les flétrissures corporelles (comme dans

The New North, figure 16); entre la pureté des gemmes minérales et la texture

disgracieuse des poils hérissés (voir The Giant 2, figures 23 et 24), mais

également entre l’imperfection et la méticulosité du fait que certaines zones

enduites grossièrement de coulures picturales, de matériaux rainés ou

laissés à l’état brut jouxtent de petits éléments structuraux

méthodiquement conçus.

Ces écarts et ces différences dans l'approche des matériaux sont

récurrents chez Altmejd. Par exemple, avec l'œuvre The Index (figures 25 à

29), il nous invite à circuler dans un espace pour le moins atypique et

débordant de détails. Le spectateur y découvrira, entre autres,

Page 47: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

27

d'impressionnants présentoirs illuminés qui rappellent ceux, impeccables,

des grands magasins. Mais en les observant de plus près, il pourra constater

que certaines de leurs surfaces faites de miroirs ont été fracassées ou que

des coulis grisâtres semblent regorger grossièrement des jonctions et des

angles de ces structures. Plus loin, nous pouvons voir d'autres

arrangements de miroirs, dont l’apparence formelle rappelle des prismes

cristallins, qui traversent littéralement la gueule monstrueuse d'un loup-

garou putride. Ici, le contraste entre la texture lisse de la glace et celle de la

tête semi-écharnée de la bête étonne. Mais notons que ce qui suscite

d’autant plus la stupéfaction, c'est que tout près de cette scène, qui peut

paraître sordide, Altmejd a disposé quelques jolies fleurs blanches.

Ni quelconque ni saine, la valeur aspectuelle de ces sculptures semble

toujours suspendue entre deux pôles, niant énergiquement toute

immuabilité. Les métissages plastiques auxquels l’artiste se livre

occasionnent un voisinage impur où délicatesse et splendeur « flirtent »

étroitement avec le monstrueux, voire le trivial27. S’il affirme d’emblée être

davantage intéressé par la beauté28, Altmejd explique qu’il s’emploie à lui

infuser une sensibilité toute particulière. Comme le rapport Robert Enright

dans une interview avec l’artiste en 2004 : « […] vulnerable beauty is the

only kind that interests me. Perfect beauty is not interesting; it doesn’t exist.

Things stand to exist when there’s a tension29 ».

27 À ce sujet, il est intéressant de noter qu’il y a dans le vocabulaire d’Altmejd des éléments de

plusieurs genres, styles et valeurs (allant de la préciosité à la vulgarité). Ces amalgames, l’artiste les conçoit souvent avec un brin d’humour. Dans The Index, par exemple, des godemichés sont étalés dans un présentoir tout près d’échantillons de cristaux et un homme-oiseau porte sous son bec des testicules (figures 28 et 29). 28 « Dès le départ, j'ai voulu faire quelque chose de très différent de tout, de très bizarre, et en même

temps de très séduisant, à une époque où ce n'est pas très à la mode d'être séduisant, confie le créateur. Certains disent que ce n'est pas le rôle de l'art d'être séduisant. Mais pourquoi les films pourraient-ils être visuellement magnifiques et non les sculptures? ». Marie-Claude Bourdon, « La beauté du monstre : David Altmejd représentera le Canada à la Biennale de Venise », UQÀM, Entrevue, 2007, Magazine Inter, vol. 05, n° 01 (printemps 2007), http://www.uqam.ca/entrevues/2007/e2007-099.htm, page consultée le 12 mai 2009. 29 Robert Enright, « Learning from objects: an interview with David Altmejd », Border Crossings, n° 92 (novembre 2004), p. 74.

Page 48: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

28

Une autre expression de cette beauté vulnérable que nous avons

observée est qu’elle se réalise également en ce que ces corps monstrueux –

percés et meurtris, donc en instance de dégénérescence – sont investis par

une faune véhémente (The Giant 2, figures 23 et 24) ou exposés près d’une

végétation fleurissante (The Old Sculptor, figure 13). Soumises au trépas,

mais côtoyant vertement la vie, les compositions d’Altmejd ne sauraient

prétendre, d’après ce que nous avons observé, à aucune constance.

D’ailleurs, de la géométrie à l’informe, des schèmes minimalistes à une

exubérance presque baroque, de la beauté à la laideur, de la mort à la vie

intervient une sorte d'instabilité, un état d’entre-deux qui plonge les œuvres

dans l’indétermination. Comme si jamais elles ne pouvaient trouver repos,

s’arrêter sur à forme fixe et définie, elles chevauchent les frontières entre les

styles, les catégories et les statuts.

Un univers en tension

Riche et puissant, le vocabulaire d'Altmejd s’articule à partir de

réunions mystérieuses, dont la teneur multiforme et plurivoque nous

transporte aux confins d’un univers inusité. Ces rencontres provoquent un

paradoxe qui est propre à ses œuvres puisque, d’une part, nous pouvons

percevoir de multiples tensions générées par ces réunions singulières qui

mettent à contribution une prolifération d’éléments composites et de nature

hétérogène et, d’autre part, nous sommes confrontés à une forte harmonie

qui émerge de la puissance de ces associations.

Un peu à l’image des propos d’Altmejd recueillis par Enright, selon

lesquels l’existence des choses n’apparaîtrait qu’en présence d’une tension,

le paradoxe est, en quelque sorte, le moteur de la production de l’artiste,

car, comme il nous l’a lui-même fait remarquer, son langage visuel opère à

même les écarts et les contrastes qui se trament entre les différents éléments

Page 49: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

29

ou matériaux qu’il emploie30. En fait, tout se passe comme si la fissure qui

se creusait entre les termes qui entretiennent une différence de potentiel

constituait un espace fécond, un champ d’action privilégié : « I seek to inject

energy and create tension in a work because in my mind, tension generates

energy31 », affirmait Altmejd à Amy. Cette citation illustre plus clairement en

quoi l’interaction entre les matériaux et les motifs a une implication directe

dans l’articulation du langage visuel d’Altmejd, en laquelle elle constitue la

clé de l’énigme. Il y a chez l'artiste un désir de faire dialoguer les

antagonismes, sonder ce que leurs rencontres provoquent visuellement

aussi bien que viscéralement. Ce jeu de valeurs engagé entre polarités donne

matière à un potentiel dynamique, une énergie qui anime les œuvres.

1.3 Déployer l’énergie : la sculpture comme organisme

Organismes

« I see everything in terms of energy and nothing intellectually »,

évoquait David Altmejd lors d’une entrevue avec Amy32. La question de

l'énergie revient sans cesse dans le discours du sculpteur, comme le reflète

ce passage. Mais nous estimons que la notion d’énergie, somme toute « fort

abstraite », mérite d’être interrogée. Pour ce faire, nous devons effectuer un

petit retour aux prémices de ses expérimentations sculpturales.

À la fin des années 1990, Altmejd réalise quelques projets s’articulant

autour d’une combinaison d’objets variés disposés sur des tables. Si la

sobriété de ces productions semble d’emblée contraster avec la luxuriance

qui caractérise ses œuvres à venir, elles n’en expriment pas moins un des

30 David Atlmejd, entretien avec l’auteur, Montréal, mai 2011. 31 Amy, loc. cit., p. 25. 32 Ibid., p. 26.

Page 50: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

30

traits fondamentaux de sa pratique : improviser des contacts qui seraient

susceptibles de libérer une source d’énergie latente33.

À titre d’exemple, dans Aménagement des énergies (figure 14), l’artiste

réunit cristaux, enregistreuse et baladeur. Comme s’il avait voulu mettre en

scène l’étrange dialogue issu de ces éléments déposés sur une même table,

Altmejd met à la disposition du public deux paires d’écouteurs grâce

auxquels il est possible d’entendre une bande audio composée de

« gémissements évoquant tantôt la plainte, tantôt le plaisir34 ». Associés aux

divers objets qui composent cette œuvre, ces sons parviennent à l’oreille du

spectateur comme l’insolite expression d’une interaction entre les éléments

qui se trouvent devant lui. Amorçant une correspondance entre dimensions

sonore et visuelle, cette œuvre se présente telle une expérience par laquelle

les objets tendent à dépasser leur simple matérialité, comme s’ils pouvaient

éventuellement s’agiter sous nos regards hébétés. Sur ce point, le titre choisi

par l’artiste, Aménagement des énergies, est grandement révélateur d’une

insatiable curiosité envers les conditions par lesquelles les « choses » inertes

pourraient s’animer. Mais bien plus que l’animation de l’inanimé qui

engendre cette angoisse particulière que Freud théorisa sous le terme

d’inquiétante étrangeté35, ce qui semble d’emblée susciter l’enthousiasme

d’Altmejd, selon les propos recueillis par Randy Gladman dans une entrevue

avec l’artiste, est l’aménagement d’une sorte d'« organisme » capable de faire

circuler l’énergie qui se trouve ancrée dans les objets36.

Cet « organisme », s’il était au départ généré par des mécanismes

électriques (que ce soit des enregistreuses ou des moteurs servant à faire

33 Anne-Marie Ninacs, « David Altmejd – Point de chute », Louise Dery, et al., dir., Point de chute,

Montre al, Galerie de l'UQÀM, 2001, p. 4. 34 Ibid. 35 Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres textes, Paris, Gallimard, 2001, p. 25-139, collection « Folio bilingue ». 36 « I get a feeling from certain combinations, a feeling that something is going to happen when I mix thing together, dit l’artiste, I do not have to say something the object will say it ». Randy Gladman, « 21st century werewolf aesthetics – an interview with David Altmejd », C Magazine, n° 82 (été 2004), p. 38.

Page 51: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

31

vibrer les objets posés sur des tables), se complexifie et emprunte une

avenue plus conceptuelle37, comme peut l’observer Louise Déry. Reliant les

éléments entre eux par des structures architecturales, des socles, des

plates-formes et même par des chaînettes de bijoux, Altmejd dit à Louisa

Buck du Art Newspaper qu’il amorce le lien entre les objets, organise les

connexions entre eux, de manière à faire diffuser les tensions que leur

association engendre38.

Sculpture comme organisme

Lorsque nous regardons les œuvres d’Altmejd, nous sommes moins

en présence d’une énumération d’objets disparates que d’un réseau animé

par une affluence de relations. Pour lui, chaque objet fait partie intégrante

d’un tout, d’un ensemble cohérent, comme il l’affirme à Enright : « I want

the sculpture to be seen and understood as one organism, one body39 ».

Cette conception, Altmejd l’a vraisemblablement héritée de son passage

académique en biologie. Révèlant à Bourdon d’« [avoir] toujours été fasciné

par tout ce qui transforme la vie40 », il s’emploie à élaborer un langage

étroitement lié à cet intérêt, concevant ses réalisations comme des

« organismes vivants ».

Ce qu’il est intéressant de considérer maintenant est la manière dont

cette réflexion sur la nature transparaît dans son processus de production.

En fait, pour lui, dit-il à Bourdon, création et évolution organiques sont

indissociables dans la mesure où il s’emploie à faire « exister » ses

sculptures41, leur infuser une forme de vie. Toujours dans la même entrevue

37 Louise Déry, David Altmejd, Montre al, Galerie de l'UQÀM, 2006, p. 83. 38 « I see the combination of display structure and the object that was displayed on it and in it, as a sort of organism. It was as if the werewolf heads were energy-generating objects, a bit like organs in

a body, and these were hidden inside a bigger structure which acts like connecting elements in a nervous system. I liked the idea that the display could transform itself into a body ». Louisa Buck, « Biology, nature and evolution turned on their head », The Art Newspaper, n°195 (octobre 2008), p. 43. 39 Enright, loc. cit., p. 72. 40 Bourdon, loc. cit. 41 Ibid.

Page 52: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

32

avec Bourdon, il affirme que le processus dont elles découlent prend une

importance considérable et que c’est dans cette perspective qu’il se

considère comme un « process artist42 » en adoptant une démarche

profondément instinctive. Reprenons ici les paroles de l’artiste recueillies

par Gladman : « From my perspective, my work is intuitive. I am not able to

mention specific reason why I associate these things. I get a feeling that

something is going to happen when I mix things together. I do not have to

say something; the object will say it. [...] I start making something but at a

certain point it starts making choices by itself43 ». À la lumière ces

observations, il nous apparaît plus clairement que le rapport de cohésion

qui se trame entre les objets au cours de la création serait, pour Altmejd,

un guide, un fil conducteur auquel il se remettrait de manière à ce que l’objet

puisse développer sa propre logique interne, devienne autonome en quelque

sorte.

D’ailleurs, en vertu de cette logique, le sculpteur nous confie dans un

de nos entretiens avec lui qu’il considère qu’il ne cherche pas à avoir le

contrôle absolu sur l’aspect de ses œuvres44. Si bien que lorsqu’il décide

d’intégrer des chaînes en or et en argent pour joindre les éléments de ses

compositions45 et créer une sorte de « système nerveux » par lequel l’énergie

peut circuler, il se trouve contraint à déterminer leur trajet46. Il rapporte par

ailleurs à Amy qu’il n’apprécie point d’être aux prises avec ce genre de choix,

il opte pour une stratégie des plus particulières :

I, of course, decide to make the gold chain form one corner to

another, and in and out of a hole, just to make the work look good, but I am uncomfortable with the fact that these kinds of choices are so arbitrary. So, the first time I used birds, I used

42 Ibid. 43 Gladman, loc. cit. 44 À ce sujet précis, l’artiste confie : « I like the feeling that I’m losing control and I’m not the one

making the choices. When the piece is finished, I step back and I can’t believe I made it. I would compare it to having children and watching them grow and become individuals ». Enright, loc. cit. 45 Nous pouvons entres autres observer la présence de ces chaînettes dans The Old Sculptor et The Index (figures 13 et 27). 46 Enright, loc. cit., p. 74.

Page 53: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

33

them as little helpers to carry the chain from one corner to another. That way, the formal responsibility shifted to the piece

[…] I was able to pretend that the shape of the whole was generated by a logic inside the piece itself47.

Cette ruse nous permet de mettre en lumière une préoccupation constante

chez l’artiste, laquelle se formule comme une nécessité pour lui de se

désengager partiellement de son rôle de créateur, de s’en abstraire de

manière à concéder une certaine autorité à ses sculptures.

Organismes autonomes, elles doivent avoir une vie indépendante,

catalyser leur propre système. En cela, Altmejd résiste à toute signification

spécifique : « I am so not interested in art-making as a way to communicate

a specific idea [...] It makes the art nothing but an illustration. I want my

works to have an intelligence of their own, not just be slave to my

meaning48 », précise-t-il à Gladman. À cet effet, bien qu’il emprunte souvent

des symboles aussi explicites que l’étoile de David, tel qu’il le fait dans The

Old Sculptor (figure 13), l'artiste tend à se dissocier de toute détermination

par rapport au sens que ce motif pourrait insuffler à sa composition. Comme

il l’affirme souvent, il use de certains éléments qui sont « potentiellement

chargés d’énergie ». Ce qui importe alors est la dynamique qui se dégage de

l’interaction entre ces éléments et le reste de la composition. Selon lui, cette

dynamique dépend du caractère « non-résolu et non-contrôlé » de l’œuvre.

Toujours dans son entretien avec Gladman, il affirme : « When meaning is

controlled the resulting object is not alive, there is no tension in a logical

system that functions49 ».

Mais si, d’un point de vue sémantique, les œuvres imaginées par

Altmejd sont non résolues en ce qu’elles tendent à nier toute détermination,

47 Amy, loc. cit., p. 24-25. 48 Gladman, loc. cit., p. 39. 49 « The energy of these living abstract organisms depends on the meanings of the work being unresolved, uncontrolled. When meaning is controlled the resulting object is not alive, there is no tension in a logical system that functions ». Ibid., p. 38-39.

Page 54: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

34

il en va de même du point de vue esthétique dans la mesure où il leur réserve

un traitement imparfait50, comme si elles devaient être non achevées. Coulis

de plâtre, de résine et de matière picturale; socle peint grossièrement;

miroirs fissurés, les sculptures de l’artiste recèlent de ces accidents qui

donnent l’impression qu’elles ne sont pas tout à fait au point, qu’elles ne

sont pas terminées. Tout se passe comme s’il évitait une facture peaufinée

pour laisser ses compositions ouvertes à de potentielles possibilités, à une

transformation à venir…

Et c'est bien là l'impression que laissent les œuvres de David Altmejd

aux yeux du regardeur. Elles lui apparaissent en constante métamorphose.

La confusion qu'elles provoquent au premier regard, leur complexité aussi

bien que les nombreux contrastes et les différentes harmonies qu'elles

présentent semblent servir d'assises à un monde capable d'agréger les

transformations les plus improbables. Dans ce chapitre, nous avons donc,

expliqué quelle place occupait cette transformation dans le discours de

l’artiste et comment elle intervient dans la création de son univers singulier.

Il nous faudra maintenant sonder les rouages de ces mondes

métamorphiques, comprendre comment ils fonctionnent et de quelle

manière ils s'articulent.

50 Enright, loc. cit.

Page 55: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

35

CHAPITRE 2

MÉTAMORPHOSE : MOTIFS ET REPRÉSENTATION

« David’s sculpture has always been a unique and uncanny vision, a series of gorgeous

physical and mental ruptures in conventional reality. »

Matthew Richie

« Le goût de la métamorphose est le partage commun de tous les

rêveurs51 », disait Jean-Jacques Rousseau. À cet égard, qui ne s’est jamais

abandonné à la folle pensée de quitter sa forme originelle? De vivre, ne

serait-ce que pour un instant, l’expérience d’un autre corps? De tout temps,

l’homme s’est attaché à rêver l’inconstance du monde qui l’entoure et la

métamorphose sera en quelque sorte garante de ces fantasmes affriolants.

Abîme de permissions sans limites, ce phénomène miraculeux a nourri et

continue à ce jour d’alimenter la pensée fabulatrice. Les mythes, légendes

et contes regorgent de ces aventures où les frontières sont éminemment

poreuses, où les protagonistes peuvent à tout moment être emportés dans

une danse ontologique insolite. Nous retrouvons encore aujourd'hui

l'influence de ces histoires dans la littérature et le cinéma. La prégnance de

ce thème, peut-être pouvons-nous la comprendre comme l’expression d’une

intense fascination, d'une curiosité envers l’idée d'un monde qui échappe à

l’immuable et qui, par la même occasion, force les carcans de la logique.

Manière de dire que la métamorphose pousse à songer la mobilité, mais

qu'elle participe également à remettre en question une conception de

51 Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l'obstacle, Bibliothèque des idées Paris, Gallimard, 1971, p. 420.

Page 56: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

36

l'univers qui serait subordonné à un ordre cosmique prévisible, calculable

et irrévocable – autrement dit, soumis à un déterminisme naturel.

2.1 Une approche classique de la métamorphose

Nous pouvons considérer que David Altmejd fait partie de la lignée de

ces rêveurs de la métamorphose qu'évoquait Rousseau. À la lumière de ce

que mentionnait J.J. Charlesworth au sujet de l'univers du sculpteur,

« nothing retains its identity for long52 ». Les êtres hybrides aussi bien que

les environnements mis en scène par l'artiste brouillent sans cesse les

frontières taxinomiques. À l'instar de ces mythes, contes et légendes où la

métamorphose apparaît comme ces situations improbables qui infligent à la

réalité des conjonctures insolites, Altmejd met en scène un cosmos des plus

tumultueux où les lois de l'inconstance s'opposent à celles de la

permanence. Conséquemment, il est tentant d'aborder l'articulation de ce

monde en transformation à l'aune d'une conception classique de la

métamorphose. Pour ce faire, nous nous proposons jeter un regard sur la

tradition aussi bien que sur la culture pour comprendre comment s'articule

la métamorphose en regard d'une figure type.

Dès 1999, Altmejd exploite l'une de ces figures – le loup-garou – qui

aura tôt fait de devenir l'un des motifs emblématiques de son langage visuel.

S'adresser à ce personnage, c’est bien sûr faire référence à toute une

tradition mythique et fantastique. Pourtant, si Gladman rapporte que c'est

en partie l'aspect symbolique du lycanthrope qui séduit l'artiste53, rien ne

peut laisser croire que les monstres qui peuplent son univers sont de

quelque façon les héritiers légitimes d’une esthétique traditionnelle, car sous

52 J.J. Charlesworth, « David Altmejd: Shapeshifter », Art Review, no 12 (juin 2007), p. 79. 53 « […] I was very interested in the werewolf because of its complexity, its symbolic potential. It represents both good and evil, human and animal, Dr Jekyll and Mr. Hyde – extremes on both sides », souligne l’artiste. Gladman, loc. cit., p. 41.

Page 57: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

37

la poussée créatrice du sculpteur, ceux-ci revêtent une dimension

étonnement singulière. Ainsi, dans l'optique de cerner ce qui les distingue,

il nous faut mettre en lumière ce qui caractérise ce monstre légendaire aussi

bien dans la culture qu'en regard de la représentation.

Un homme est brutalement saisi par une série de convulsions. Il

s'agite violemment, crie, déchire ses vêtements. Soudain, son regard horrifié

se fixe sur sa main. Tremblante, cette dernière s'étire et se déforme.

L’homme s'affaisse subitement au sol. Tout son corps est alors soumis à une

virulente mutation : sa pilosité prolifère à une vitesse démesurée, son dos

s'arque, sa dentition s'effile, ses oreilles s’allongent tandis que, sur son

visage, se dessinent des traits âpres et méconnaissables. Peu à peu, ses

gémissements deviennent grognement, indiquant que, de l'homme, il ne

reste maintenant plus rien.

Ce genre de scène, dont la description nous a été ici inspirée par le

film Le loup-garou de Londres54, nous est plutôt familier. Les productions

cinématographiques ayant abordé le thème du lycanthrope ou, plus

largement, de la métamorphose de l'homme à l'animal55, regorgent de ces

séquences où il nous est donné de voir la transformation de manière

graduelle. En fait il n'est pas surprenant que le loup-garou, inspiré des

contes et légendes et d'une certaine manière de tradition littéraire56, ait

trouvé si facilement sa résonance au cinéma57. Car, la nature même du

54 John Landis, Le loup-garou de Londres, (An American Werewolf in London), 1981. 55 Par exemple les films The Fly (1986) de David Cronenberg (adaptation du roman La mouche noire de Kurt Neumann). 56 À cet effet, les anthologies d’Alain Pozzuoli (Les morsures du loup-garou, 2004) et de Barbara Sadoul (Le bal des loups-garous, 1999) présentent différents textes ayant pour thème le loup-garou allant des légendes rurales réunies par certains compilateurs comme Claude Seignole, Paul Sébillot ou François Fabre à Boris Vian. Si c'est d'abord à travers de courts textes et des nouvelles que le lycanthrope fait son apparition dans la tradition littéraire au XXe siècle, il inspirera plusieurs romans fantastiques

tels que Plus noir que vous ne pensez de Jack Williamson (1948), Peur bleue de Stephen King (1985) ou encore Les loups-garous de Londres de Brian Stableford (1990). 57 Déjà en 1913, le loup-garou apparaît à l'écran avec le court-métrage The Werewolf réalisé par Henry Mc Rae, intitulé et écrit par Ruth Ann Baldwin. Mais c'est sans aucun doute avec des productions telles que Le monstre de Londres (1935) de Stuart Walke et Le loup-garou (The Wolf Man) de 1941,

Page 58: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

38

médium, par ses effets spéciaux, mais également par ses possibilités de

montage, nous permet d'être en quelque sorte les témoins privilégiés de ce

passage chimérique de la forme humaine à celle de la bête – autrement dit,

de nous faire voir, dans toute sa complexité, une métamorphose.

Ce petit détour par le cinéma nous permet de comprendre plus

clairement que l'essence même du loup-garou repose sur cette intense

transformation d'un état à un autre. C'est à ce passage que l'on reconnaît le

monstre légendaire et, qui plus est, il se trouve que ce même passage est

mis de l'avant lorsque l'on tente de le représenter à l'aide d'autres médiums.

Tel que le fait remarquer Françoise Frontisi-Ducroux, si le cinéma « nous a

permis d’accompagner du regard un processus de transformation dans tous

ses états58 », montrant « une évolution lente, progressive, détaillée et

irréversible59 », il nous apparaît que la représentation artistique (peinture,

dessin, sculpture), quant à elle, ne peut user des mêmes stratégies pour

aspirer aux mêmes résultats.

Le loup-garou (comme bien d'autres figures métamorphiques) pose en

effet problème lorsqu'il est temps de le représenter. D'ailleurs, dans son

ouvrage Le monstre dans l'art occidental, Gilbert Lascault soulève cette

problématique. Selon lui, le loup-garou se situe dans la catégorie des

monstres dynamiques, c'est-à-dire que son esthétisme distinctif se fonde

sur un aller-retour entre deux statuts : l’animal et l’humain. Par exemple,

ni la bête seule, pas plus que l'homme seul ne pourrait parfaitement donner

une image du loup-garou, car ce dernier est en soi la conjonction des deux.

Là repose la complexité de la représentation de ce monstre : comment rendre

cette conjonction sans succession d’images? Comment aborder un

réalisé par George Waggner, que le thème prend littéralement sa place dans la tradition cinématographique. 58 Françoise Frontisi-Ducroux, L'homme-cerf et la femme-araignée : figures grecques de la métamorphose, Le temps des images, Paris, Gallimard, 2003, p. 273-274. 59 Ibid., p. 274.

Page 59: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

39

personnage dont l'essence repose intrinsèquement sur son « pouvoir de

métamorphose »?

Sur ce point, Lascault nous offre une piste de réflexion lorsqu’il

mentionne que le monstre dynamique « […] se constitue en quelque sorte à

l’intersection de la figure et du récit. Pour être représenté picturalement, il

doit se fragmenter; se donner par moments ou se définir par un moment

privilégié60 ». C’est donc au carrefour de la narration et de l’image que se

développent la plupart des représentations du loup-garou. À la limite, nous

pourrions dire qu’il n’y a d’image de cette figure possible qu’en morcelant sa

transformation en différentes étapes. Il en résulte que dans la tradition

artistique, la représentation du loup-garou se structure d’ordinaire par

décomposition, alternant entre : l’avant (la forme originelle), le pendant (la

forme hybride) et l’après (la forme transfigurée).

Notons que ce genre de représentation insiste en majeure partie sur

les deux dernières étapes énumérées. Par exemple, Lycaon, fameux roi

d’Arcadie changé en loup après avoir servi de la chair humaine à Zeus, est

couramment présenté sous le mode cynocéphalique, sa tête de canidé étant

alors le signe du balbutiement de sa métamorphose (figure 30). Il arrive

aussi qu’un grand nombre d’illustrations montrent des bêtes qui souvent ne

gardent que quelques vêtements ou encore la station verticale pour connoter

leur nouvelle condition lycanthropique (figures 31 et 32).

Nous pouvons affirmer que la tradition figurative nous a initiés à une

image morcelée du loup-garou. Celle-ci est en soi la conséquence d'un

découpage du processus de transformation subit par la créature. D'ailleurs,

si le plus souvent les représentations ne gardent que le stade hybride, selon

Françoise Frontisi-Ducroux, ce mode de représentation est symptomatique

60 Gilbert Lascault, Le monstre dans l'art occidental : un problème esthétique. Collection d'esthétique; 18, Paris, Klincksieck, 2004, p. 163.

Page 60: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

40

d'une « tentative d’enregistrer le passage d’une forme à l’autre, d’en fixer le

moment fugitif61 ». Dès lors, si d'une part la figure du loup-garou se

caractérise par son dynamisme, soit sa capacité à se métamorphoser, il se

trouve que d'autre part les stratégies de représentation figurative, quant à

elles, s'attachent paradoxalement à figer la figure à un stade précis de la

transformation.

Toutefois, au-delà de cette incapacité de « compenser la nature

synthétique de l’image », ce que la stratégie de l’hybridation révèle, c’est

également cette compréhension, somme toute, très narrative, voire linéaire,

de la métamorphose. En fait, tout se passe comme si la transformation se

tramait sur une ligne définie, sur un continuum allant d'un point A à un

point B, d'une forme à une autre, d'un avant à un après. En conséquence,

la tendance est de mettre l’accent sur les événements épisodiques qui la

constitue plutôt que sur le processus même de transformation. Si bien qu’on

ne fait jamais qu’évoquer le changement apporté par la métamorphose, en

la recadrant dans une forme figée, sans être à même de faire sentir l’ampleur

des fluctuations qu’elle provoque.

2.2 La stratégie altmejdienne : une question de vie et de mort

Avant de situer le travail d’Altmejd dans le cadre de ces

questionnements sur les possibilités de représentation de la métamorphose,

présentons brièvement à l’intention du lecteur quelques-unes de ses œuvres

que nous utiliserons à titre d’exemple. À regarder les loups-garous qu’il met

en scène, nous serions à quelques égards tentés de croire qu'ils sont eux

aussi saisis dans un moment précis de leur processus de transformation.

Dans The Old Sculptor (figure 13) par exemple, deux têtes de monstres

reposent sur un socle blanc. Leur pilosité, leurs crocs pointus et leurs

61 Frontisi-Ducroux, op. cit., p. 29.

Page 61: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

41

oreilles saillantes ne laissent aucune équivoque, il s'agit bien ici de monstres

mi-hommes, mi-animaux.

Toutefois, notre attention ne saurait se porter exclusivement sur cette

observation, car à proximité de ces fragments, nous apercevons un amas

d'os, de fourrures et de chairs en putréfaction qui semblent être, de toute

évidence, les restes des corps de ces deux monstres. Cette mise en scène est

des plus atypiques. Un seul coup d’œil suffit pour comprendre que ce qui se

présente à nous rompt radicalement avec l’idée de la bête féroce au regard

perçant qui, sous les lueurs de la pleine lune, commet de pernicieuses et

meurtrières atrocités. Ici, le monstre est vulnérable. Figées dans une

expression indicible, celle qui dessine sur le visage l’irréversible trace que

laisse la mort lorsqu’elle s’enracine dans le corps, les têtes de ces

lycanthropes semblent garder en elles les marques d’un drame. Les traits

roides et crispés qui forgent leurs faciès sidèrent et la pourriture qui

corrompt leur chair révulse. Inertes et étendus à l’horizontale, leurs

cadavres dévastés de flétrissures laissent sous-entendre qu’ils ne sont plus

guère ces prédateurs sanguinaires, mais proies de quelques sévices d’ores

et déjà passés.

Énigmatiques et troublantes, ces images sont récurrentes chez David

Altmejd. Dans son univers, le loup-garou est constamment représenté sous

forme de fragments de corps en plein processus de décomposition. Mais ce

qui apparaît d'autant plus étrange, c'est qu’après une observation plus

attentive de ces dépouilles nous nous rendons rapidement compte qu'elles

ne sont pas réellement ce qu'elles semblent être...

En fait, dans The Old Sculptor, l'épiderme affreusement altéré des

monstres exsude quelques brasiers scintillants de cristal de roche, tandis

que des oiseaux semblent en extraire des chaînettes dorées. On dirait même

que la carcasse favorise la croissance des fines fleurs qui se trouvent tout

Page 62: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

42

près d'elle. Le corps d'un autre loup-garou, intitulé The Settler (figure 12),

est lui aussi bien mal en point. Cependant, ce dernier semble donner

naissance à une rutilante architecture de miroirs, laquelle jaillit

littéralement de sa dépouille fragile. Et encore, l'œuvre The Hole (figure 33)

présente une bête démembrée dont les restes s'enfilent dans une spirale de

couleurs qui laisse s'échapper un microcosme foisonnant.

Cette prise de conscience de la situation insolite à laquelle ces êtres

sont soumis nous permet maintenant d’affirmer que, chez Altmejd, le cadre

de référence traditionnel qui est propre au loup-garou s’en trouve

foncièrement perverti. De prime abord, la précarité de ces êtres laisse

perplexe aussi bien qu'elle déstabilise. Devant ces créatures décapitées et

pourrissantes, nous sommes à certains égards démunis, ne sachant sous

quel angle les aborder. Mais elles s'avèrent également ambiguës et

déstabilisantes en regard des étranges phénomènes qui interviennent à

même leur corps. Et si au premier regard ceux-ci nous semblent déchus, à

bien les observer, nous ne pouvons faire autrement que de constater que

quelque chose se trame à travers les restes de ces figures.

À cet effet, si, comme le mentionnait Gilbert Lascault, la

représentation de ce monstre particulier s’arrête généralement sur un

moment précis de la transformation62, il semble que, chez Altmejd, il est

difficile de définir avec clarté ce moment. De toute évidence, nous ne

sommes ni avant ni pendant la métamorphose de l’homme à l’animal,

puisque les créatures semblent déjà avoir subi leur métamorphose. La

pilosité, les oreilles pointues, les crocs proéminents et les griffes aiguës dont

sont munis ces êtres en sont la preuve. Pourtant, même si tout indique qu’ils

ont subi une transformation, rien ne laisse croire que cette métamorphose

est terminale et qu'il n'y a plus de place à la transformation, qu’il s’agisse

définitivement d’un stade final, du dernier temps d’une série.

62 Gilbert Lascault, op. cit., p. 163-164.

Page 63: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

43

Si le doute s’impose à nous, et ce, avec insistance, c'est que dans

l'univers du sculpteur, les corps putréfiés foisonnent. Entourés de plantes,

de petits animaux et d’oripeaux braisillants, ils semblent participer, voire

donner naissance à une espèce d’écosystème exorbitant. Ceci nous amène

donc à comprendre que, chez Altmejd, la représentation de la métamorphose

ne s'opèrerait plus en exposant un moment déterminé de la transformation

du loup-garou. En fait, il est de notre prétention que l'artiste met sur pied

une tout autre stratégie. Ses monstres ne nous apparaissent nullement figés

à un stade précis de leur mutation, mais plutôt comme porteurs et

catalyseurs d'une foule de phénomènes métamorphiques, et ce, même s'ils

nous sont présentés post mortem ou en état d'extrême précarité. Serait-il

dès lors possible que la métamorphose chez Altmejd implique de brouiller

cette frontière entre le vivant et l’inanimé? Afin de mieux comprendre

comment s'articule cette approche pour le moins singulière, nous devons

sonder davantage ce rapport qui existe entre la mort et la vie dans la

pratique d’Altmejd. Par la suite, nous ressaisirons cette approche dans le

cadre de notre questionnement sur le caractère distinctif de la

métamorphose chez Altmejd en regard de la conception de la métamorphose

classique.

2.3 La putréfaction comme creuset de tous les possibles...

Nous l'avons vu, il en va, dans les loups-garous conçus par David

Altmejd, d’une dimension obscure qui rejoint parfois l’horrifique. Cette

relative morbidité a d'ailleurs amené quelques critiques comme Jerry Saltz

à rattacher sa production à la mouvance du New-Gothic Art63. Il est vrai qu’à

bien des égards, ces figures fortement marquées par les stigmates de la mort

63 À ce sujet, voir l'article de Saltz, Jerry, « Modern Gothic », The Village Voice (février 2004), p. C85.

Page 64: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

44

inquiètent. Comme les transis qui ornent les tombeaux médiévaux64, elles

suscitent l’effroi en nous confrontant, sans faux-fuyant, à cette réalité du

corps matériel périssable. Cette fatalité n'est pas pour autant une fin en soi

dans l’œuvre du sculpteur. Encore qu'elles puissent nous paraître

inanimées, quelque chose se dégage encore de ces dépouilles. Comme si elles

sécrétaient une sorte de magnétisme qui, au-delà de leur décrépitude

apparente, évoque une intense présence. À ce propos, David Velasco écrit

avec éloquence dans son article intitulé « Monster in the Closet » : « While

these monsters seem frail, vulnerable, and, well, dead, I’d like to suspend

the apocalyptic dimension of these interpretations and hold open the

possibility that they’d be creatures in recovery or in the process of birth65 ».

Il est vrai qu'en observant de près les loups-garous d’Altmejd, nous sommes

frappés par cette impression qui nous laisse croire que, au-delà de la mort

qui semble les habiter, se trouve une réalité sensible qui s’attache à la

survivance, voire à la renaissance. D'ailleurs, il n'en va pas autrement aux

yeux de l'artiste qui affirme : « I consider myself a total optimist ». Dans le

même ordre d’idée, Altmejd affirmait dans un entretient rapporté par Louise

Déry : « There is nothing morbid about my work. Life is so much more

palpable than death. [...] I am much more interested in how things grow on

a dead body than I am in the dead body itself. It’s post-apocalyptic. There is

disaster in the beginning, but I am more interested in what happens after

that66 ».

Après l'apocalypse... l'apocalypse comme commencement. S’il nous a

paru évident que les loups-garous d'Altmejd sont représentés morts, il est

beaucoup moins évident d'en dire autant de ce qui se passe autour d'eux et

même parfois en eux. Ainsi, quand vient le temps de situer la métamorphose

64 Faisant son apparition entre le XIVe et le XVIIe siècle, le transi est une forme d’ornement funéraire qui exhibe avec humilité les ravages de la putréfaction à même le corps du trépassé. À ce sujet

précis, voir cet ouvrage : Kathleen Cohen, Metamorphosis of a Death Symbol; The Transi Tomb in the Late Middle Ages and the Renaissance, Berkeley, University of California Press, 1973. 65 David Velasco, « Monster in the Closet: Learning to love David Altmejd werewolves », Art Papers (juillet/août 2005), p. 35. 66 Louise Déry, David Altmejd, Montre al, Galerie de l'UQÀM, 2006, p. 25-26.

Page 65: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

45

chez Altmejd par rapport à la conception classique, elle ne nous semble

point dépendante de la figure même du loup-garou, pas plus qu'elle ne nous

semble rattachée à la transformation propre du monstre. Elle fait appel à

une notion beaucoup plus large, où la dégénérescence engage une sorte de

réviviscence, où finalité et fermeture d’un état laissent place au possible et

à l’ouverture d’un processus.

Il faut noter que cette conception positive du désastre n’est pas

étrangère à celle du chaos, tel qu’il fut abordé par la pensée transformiste

en Occident. Michel Jeanneret, soulignant à ce sujet la sensibilité qu’avait

Léonard De Vinci envers ce thème, écrivait : « Lieu provisoire

d’indifférenciation, le chaos est ici le foyer primitif, le creuset universel où

la matière repose à l’état de puissance, dans l’attente d’une nouvelle

incarnation. En régressant vers un stade élémentaire, le corps mort rejoint

le moment magique de la Création, où tous les possibles peuvent encore

advenir67 ».

Selon nos observations, c’est dans cette idée que réside l’une des clés

permettant de saisir la conception de l’artiste quand il aborde la

métamorphose, car il nous semble que, bien au-delà du changement de

forme, du passage d'un être à un autre qui, comme nous l’avons vu

précédemment, constitue l'idée centrale de la conception commune de la

métamorphose, ce qui intéresse davantage l'artiste est l'aménagement de cet

état provisoire d'où tout peut surgir. Comme s'il cherchait à son tour à faire

naître « tous les possibles » en contournant la problématique posée par la

métamorphose vivant-vivant par l’usage de la métamorphose vivant-non

vivant, où le non vivant devient le début « d’autre chose » et non plus un

résultat linéaire simplifié, en quelque sorte une métaphore représentant un

processus parallèle.

67 Michel Jeanneret, Perpetuum mobile : me tamorphoses des corps et des œuvres, de Vinci a Montaigne, Paris, Macula, 1997, p. 67.

Page 66: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

46

Même décapités ou démembrés, les loups-garous d'Altmejd sont dotés

d'une forme de vie ou, pour le dire autrement, ils génèrent une vie

débordante de nouvelles possibilités. Nous pourrions dire que ses œuvres

se jouent du sens commun, qu’elles se transforment en oxymores, que « La

mort, c’est la vie ». À cet effet, l'artiste explique à Gladman que : « Ce que je

fais doit être positif et séduisant. Plutôt que de pourrir, les figures que je

crée se cristallisent. Cela oriente le sens de mes pièces vers l'idée de la vie

plutôt que vers l'idée de la mort68 ». Reprenant la pensée de Schopenhauer69,

Mark A. Cheetham met en lumière la « résonance métaphorique » du

cristal dans la pratique de l’artiste : « Crystals are compelling because they

are indexical of existential questions, poised at the crossing point of life and

death. While their perfect forms appear lifeless, they suggest life because

they "grow" and move. Even as "corpses" they function as physical reminders

of life70 ». Pour Cheetham, en présentant de la sorte ses loups-garous

cristallisés, « Altmejd makes corporeal the fundamental creative energies

that cross borders between animate and inanimate matter71 ». Ainsi, ce

glissement de l'organique au minéral dans le langage visuel du sculpteur

semble garantir cette énergie, comme une forme reviviscence sans borne. Il

en revient que le désastre qui soumet les corps à la putréfaction est somme

toute vécu comme prometteur. Non seulement fait-il communier mort et

naissance, mais il confère à cette vie nouvelle une fécondité impérissable.

Cette fécondité apparaît également en regard d'autres éléments que l'artiste

associe aux loups-garous. Par exemple, pour l'œuvre The Index (figures 25

à 29), Altmejd conçoit un délirant écosystème. On y retrouve entres autres,

maints fragments de loups-garous. Étrangement, ceux-ci semblent

littéralement servir de nourriture aux oiseaux et autres petits animaux

68 Randy Gladman, « 21st century werewolf aesthetics – an interview with David Altmejd », C Magazine,

n° 82 (été 2004), p. 41. Cité dans Louise Déry, David Altmejd: The Index, Montre al, Galerie de l'UQÀM, 2007, p.14. 69 Arthur Schopenhauer et E. F. J. Payne, The world as will and representation, New York, Dover Publications, 1966, p. 146-155. 70 Cheetham, Mark A, « The Crystal Interface in Contemporary Art : Metaphors of the Organic and Inorganic », Leonardo, 43, n°3 (2010), p. 251. 71 Ibid., p. 253.

Page 67: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

47

avoisinants. Entourées de fleurs, de plantes, et champignons et d'arbres,

ces dépouilles hors du commun donnent l'impression d'assurer la fertilité

de cet environnement exubérant.

En regard de ce qui vient d’être dit, il nous paraît de plus en plus

manifeste que, chez David Altmejd, la figure du loup-garou jouit d'une

portée et d’une fonction très particulière, laquelle se distingue de la

conception traditionnelle du lycanthrope. En fait, ce qu’il faut retenir, c’est

que le passage simple sur lequel repose la métamorphose traditionnelle –

celui qui, dans le cas particulier du loup-garou, transite de l’humanité à

l’animalité – s'avère complètement désaxé. Tout se passe comme si l'artiste

en compliquait la trajectoire, la faisait sans cesse bifurquer. Ce faisant, il

propose une tout autre manière de comprendre et de représenter la

transformation : les corps ne sont plus voués à cheminer entre deux

tropismes (forme initiale et forme transformée). Au contraire, le passage se

donne comme s’il était maintenu dans une sorte de déplacement constant

qui se ramifie, car plusieurs termes y interviennent (homme – animal –

minéral; inanimé – animé). Il n’est alors plus question de donner une forme

figurative à l’événement métamorphique. Altmejd se détourne des modes de

représentation épisodiques – qui, en soi, ne font que réduire la

transformation à un moment précis de son développement. S'il en est ainsi,

c'est qu'il ne fait guère usage d'une image figée du monstre dans son

processus de transformation, mais qu'il expose foncièrement un processus.

Ce processus prend son essor à partir du corps même des monstres.

L’artiste traite de la physionomie de ses créatures comme si elle était le

creuset de possibilités infinies. En regard de ces observations, c’est donc à

partir du corps, c’est-à-dire, du traitement particulier que le sculpteur

réserve au corps, qu'il nous faut désormais considérer la métamorphose

dans sa pratique.

Page 68: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

48

2.4 Le corps : une question de frontière

« De même que vous ne savez pas ce que peut un corps,

de même qu’il y a beaucoup de choses dans le corps que vous ne connaissez pas, qui dépassent votre

connaissance, de même il y a dans l’âme beaucoup de choses qui dépassent votre conscience. Voilà la question : qu’est-ce que peut un corps? De quels affects êtes-vous

capables? Expérimentez, mais il faut beaucoup de prudence pour expérimenter. »

Gilles Deleuze

Il est très intéressant de constater à quel point le corps est

l'omniprésent dans toute l'œuvre de David Altmejd : « Je ne peux pas

imaginer une sculpture n'ayant aucun rapport au corps72 », souligne le

sculpteur à l’occasion de l’un des entretiens que nous avons eus avec lui.

Ce motif exerce chez lui une fascination lancinante. Comme nous l’avons

mentionné plus haut, précisons que la représentation n’est pas son objectif.

Altmejd ajoute : « Le but n'est pas de représenter des corps, mais plutôt de

faire des corps. Comme le Dr Frankenstein si on veut. Faire des objets qui

vont être vivants dans un sens73 ».

Conséquemment, le corps s'impose d'emblée comme un élément

incontournable de la métamorphose altmejdienne, et ce, autant du point de

vue formel que conceptuel. Cependant, comme celui qui fut mis au monde

par le célèbre docteur Frankenstein, les corps issus de la poussée créatrice

de l'artiste sont bien loin des standards et des idéaux. Ils possèdent des

traits distinctifs qui semblent sans cesse les éloigner de ce que nous

connaissons. À ce sujet, nous avons vu que les physionomies des loups-

72 David Atlmejd, correspondance par courriel avec l’auteur, Montréal, mai 2009. 73 Ibid.

Page 69: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

49

garous sont des plus irrégulières. Blessées, démembrées et écorchées, elles

exposent leur intérieur à la fois putride et proliférant. À vrai dire, chez

Altmejd, le corps est littéralement ouvert ou, pour mieux le dire, ouvrant.

Ce traitement singulier ne s'applique pas uniquement à la figure du

lycanthrope, puisque les géants qui s'imposeront dans le langage visuel de

l'artiste dès le milieu des années 2000 arborent eux aussi cette

caractéristique. Lacunaires, ces colosses au relief corporel taraudé ne

semblent plus entretenir de frontière nette entre leur monde intérieur et le

monde extérieur.

Notons que ce mode de représentation du corps ouvert est tout à fait

nouveau par rapport à la représentation de la métamorphose. Nous

pourrions avancer qu’il serait logique de croire que c'est en détournant

l'idéal du corps, en montrant son intérieur, que David Altmejd met sur pied

sa propre conception du phénomène métamorphique. Mais pour mieux

saisir la portée de ce détournement, il nous faut avant tout chercher ce que

l'artiste transgresse, ce que nous ferons d’abord en établissant ce que

représente l’idéal du corps.

Ce qui se cache sous le corps…

Comme le fait remarquer David Le Breton : « D’une société à une autre,

les images se succèdent qui tentent de réduire culturellement le mystère du

corps. Une myriade d’images insolites dessinent la présence en pointillés

d’un objet fugace, insaisissable et pourtant en apparence incontestable74 ».

Ainsi, aussi incontestable, voire aussi évident que cela puisse paraître, le

corps, lorsqu’il se donne à être pensé sous la forme représentative, n’est

point cousu de fil blanc et se donne en soi comme un objet complexe.

74 David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990, p. 22.

Page 70: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

50

Les observateurs de l’image du corps en art nous rappellent que, bien

souvent, se cache sous les représentations corporelles et les interprétations

qui s’en dégagent une sorte d’idéal, ce tissu indistinct et abstrait, cet habit

que même le corps dans sa plus simple expression (soit la nudité) endosse.

Bref, il apparaît que le corps ne semble jamais réellement représenté pour

ce qu’il est. Et comme le démontre George Didi-Huberman dans son ouvrage

Ouvrir Vénus, la compréhension que nous en avons le recouvre parfois d’un

vêtement idéologique75.

Sans doute, du côté de la société occidentale, il y a dans la conception

du corps une idée centrale, voire presque primordiale. Elle se révèle et

persiste telle une sorte de ligne directrice à travers de multiples figurations,

de multiples idéaux, allant de l’antiquité classique à la photographie

contemporaine. Pour bien la saisir esthétiquement, regardons simplement

quelques images bien connues qui, malgré leur distance temporelle et l’écart

des enjeux qu’elles soulèvent, entretiennent une certaine parenté. En fait,

de la Vénus de Botticelli à L’Olympia, en passant par le Penseur de Rodin

aux sculptures de John de Andrea, des photographies de Jean Turco à celles

d’Annie Leibovitz76 se donne à voir une constante : un corps au contour

clairement défini. Effectivement, dans ces images, nous pouvons affirmer

que le spectateur n’aura nulle difficulté à saisir la configuration des corps

dans leur unité, puisqu’elle se présente sans équivoque comme une forme

close et homogène. Nous en rendons compte rapidement, mais voilà donc

l’idée qui hante encore aujourd’hui notre conception du corps.

À ce sujet, il n’est pas étonnant de constater que Georges Didi-

Huberman commente la gracieuse Vénus comme étant un « nu ciselé », c'est-

75 Georges Didi-Huberman, Ouvrir Venus : nudite , re ve, cruaute , L'image Ouvrante, Paris, Gallimard, 1999, Vénus, p. 11-26. 76 Pour voir les images, consultez les figures 34, 35, 36, 37, 38, 39 et 40.

Page 71: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

51

à-dire circonscrit par un dessin « d’une netteté particulièrement

tranchante77 ». Pour ce qui est du nu de Manet, pour prendre un autre

exemple, si son rendu diffère grandement du premier, l’un ne peut ignorer

l’impact que tient le jeu de clair-obscur dans l’affirmation des contours. Les

mêmes observations peuvent également s’appliquer aux tirages de Turco et

de Leibovitz. D’ailleurs, quand il est question du médium photographique,

nous connaissons l’impact que créent les fonds sombres pour mettre en

valeur le sujet – et par le fait même, le détacher du décor –, le mettre en

lumière pour mieux le définir. La sculpture quant à elle n’a point le besoin

de recourir à de telles stratégies. Elle est par définition l’art de la forme dans

sa tridimensionnalité, une forme qui, comme nous le savons, se déploie dans

l’espace, mais aussi qui s’impose à lui, qui s’en détache. En ce sens, la

lisibilité du corps que propose Rodin comme celui conçu par Andrea repose

en soi sur les rapports entre les volumes et la cohérence des surfaces qui en

résultent. Face à eux, nous sommes, d’une certaine manière, devant une

sorte d’enveloppe étanche. À ce stade de notre recherche, une question peut

être soulevée : ce qui lie toutes ces images du corps, ne serait-ce pas cette

idée d’une enveloppe qui en garantit l’unité? Cette peau lisse et clairement

définie qui se fait à la fois surface et contenant ne devient-elle pas alors

porteuse d’une stabilité rassurante?

Ici, nous introduisons dans notre réflexion la pensée de Didier Anzieu,

voulant que la peau soit « ce qui relie [les] parties [du corps] entre elles dans

un tout unificateur78 ». Par ailleurs, il est intéressant de noter sur le plan

psychosocial que, pour Anzieu, la peau comme membrane est centrale dans

la construction personnelle de l’enfant. Selon lui, elle constitue avant toute

chose une frontière par laquelle s’impose la différenciation du « dedans et

du dehors », à savoir « intérieur et extérieur79 ». Par là, elle s’impose

77 Ibid, p. 11. 78 Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 36. 79 Différenciation qui s’opère d’ailleurs par le contact au corps de la mère, ibid.

Page 72: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

52

également comme ce contenant, ce « sac qui contient et retient » et qui assure

la « confiance narcissique » du sujet, c'est-à-dire le « sentiment de base qui

lui garantisse l’intégrité de son enveloppe corporelle80 ». Ce faisant, la peau

sert aussi bien à limiter et contenir qu’à protéger le sujet. Dans cette

perspective, elle serait en quelque sorte l’organe primaire à travers lequel

l’enfant expérimente le monde et, par le fait même, pose les bornes de sa

propre personne, ce qui lui permet de se représenter en tant que Moi ou,

pour reprendre l’expression même d’Anzieu, comme Moi-peau81.

Cette notion, si elle s’avère cruciale dans la formation du sujet, nous

nous devons parallèlement de reconnaître son importance en ce qui a trait

à une certaine conception du corps comme forme unifiée. D’ailleurs, la peau

n’est-elle pas l’organe sans lequel penser le corps devient intolérable? S’il en

est ainsi, nous pouvons avancer que c’est peut-être parce que l’impensable

réside en un corps qui ne répondrait point à ce principe d’homogénéité qui,

comme nous le verrons, deviendra pensable dans le langage altmejdien.

Ces observations nous poussent à croire que, sur le plan de la

représentation artistique, il soit donné de rencontrer cet idéal qui se

cristallise autour d’une recherche d’unité. La matière lisse, glosée,

immaculée, privée de toute impureté ou anomalie, que nous retrouvons chez

les physionomies présentées dans les images précédentes a, bien sûr, pour

effets d’accentuer cet impératif ou, mieux, de réaliser l’idée d’un corps conçu

comme un Tout uniforme. Et dans ce Tout, qui n’en tient qu’à sa surface, la

chair s’imprègne d’un étrange paradoxe. Car, foncièrement exposée en ce

qu’elle est dénudée, il se trouve que sa régularité immuable et sa netteté

inaltérable lui prêtent peu à peu l’apparence d’un enduit, voire d’un moule

80 Ibid., p. 37. 81 « Par Moi-peau je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond au moment où le Moi psychique se différencie du Moi corporel sur le plan opératif et reste confondu avec lui sur le plan figuratif. » Ibid., p. 39.

Page 73: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

53

qui enserre le corps. Mais que se passe-t-il quand le moule cède, quand la

peau n'assure plus cette homogénéité du corps?

Au plus loin de l’idéal corporel

Saisissons au vol ces questions qui s’avèrent pertinentes dans notre

analyse de la production de David Altmejd. Quand nos regards cheminent

le long des corps qu'il construit, il s'avère qu'au lieu d’y trouver la fermeté

d’un moule rigide et défini, nous y trouvons quelque chose de tout autre.

Rien à même ces anatomies ne coïncide à l’image idéale que nous venons de

décrire, puisque nous pouvons observer que leur imperméabilité est

manifestement défaillante. La peau, censée être à la fois cloison et balise,

cède. Altmejd en ouvre littéralement les brèches, si bien que, d’un point de

vue formel, la structure de ces corps n’en tient guère à une membrane

unificatrice. De manière plus générale, si une grande partie de la tradition

artistique ayant traité le corps comme sujet s'articule autour d’une

recherche d'unité, la recherche que mène le sculpteur s'orienterait vers une

direction nettement différente. Nous verrons ce que signifie ce changement

de direction en regard de notre questionnement sur la métamorphose.

Examinons, à cet effet, deux œuvres d’Altmejd : les géants The New

North et The Center (figures 16 et 18). Outre leur stature impressionnante et

leur généreuse pilosité, ces intrigants colosses adoptent tous deux une

morphologie truffée de perforations et de protubérances. En ce sens, nous

serons étonnés de constater que le haut du corps du premier est

pratiquement évidé. Si bien que même sa tête nous paraîtra presque

immatérielle, puisqu’elle est constituée d’un réseau de fils entremêlés, lequel

s’échappe des multiples entailles qui creusent son corps. Ces ouvertures

laissent non seulement entrevoir l’intérieur du corps, mais elles permettent

également à son contenu de se déplier dans l’espace, tel un curieux réseau

Page 74: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

54

veineux que le corps aurait peine à contenir. Étrangement, ce corps ouvert

devient une forme indistincte : d'un côté, il se prolonge en extension donnant

l'impression qu'il pourrait envahir l'espace dans lequel se trouve le

spectateur; tandis que, de l'autre côté, il appelle ce dernier à pénétrer aux

confins de ses cavités. Quant à lui, l’escalier de miroirs qui s’enroule le long

de la jambe du titan et qui termine sa course dans son abdomen évoque en

quelque sorte une porte d’entrée, nous invitant à plonger dans les

profondeurs de ce corps peuplé de stalactites, de poutrelles réfléchissantes

ou de chair rosée et cristallisée. En fait, tout autour de The New North

prolifère ce système méandreux qui semble travailler à le projeter hors de

lui-même aussi bien qu’à nous absorber en son sein. Nous pouvons observer

le même genre de phénomène se produit avec The Center. Une variété de

mains semble sortir et entrer de son enveloppe corporelle. Ces dernières

paraissent surgir de son thorax pour se diriger vers le dos où elles donnent

l’impression d’amorcer une déchirure le long de la colonne vertébrale. En

amont et en aval de cette crevasse sillonnée de fibres étranges et

d’arabesques de filamants aux couleurs pastel, nous retrouvons de

profondes anfractuosités qui traversent son corps de part en part.

À la manière des loups-garous pourrissant et cristallisant, les géants

d'Altmejd s’entrouvrent. Force est de constater que cette configuration nie

profondément celle d’un corps-contenant, puisqu’ici, à tout coup, ces cavités

présentent au regard ce qui se cache sous la chair, au-delà du seuil, de cette

frontière qui assure normalement l’intégrité corporelle. Une question

intéressante serait de comprendre ce que provoque cette transgression, à

savoir comment se vit cette atteinte au corps pour le regardeur?

D'ordre général, l’un ressent un fort malaise en pensant une

physionomie qui dévoile foncièrement la limite de sa substance – qui devient

en quelque sorte cet excès de corporalité brute. La matière interne, dénudée

de son voile immaculé, est dépourvue d’équivoque et correspond à une

réalité pour le moins inquiétante. Ouvrir le corps, donner à voir ce qu'il y a

Page 75: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

55

sous la chair induit non seulement une violation de son image idéale d’entité

unifiée, mais entraîne également une forte répulsion, qui n'est pas étrangère

au phénomène de l'abjection tel que Julia Kristeva l'a théorisé. Mais est-ce

bien l'abjection que nous retrouvons aux confins des corps de David

Altmejd? Et pouvons-nous avancer que plutôt d'avoir recours au procédé de

la métamorphose classique, l'artiste fait appel à la « valeur d'usage » de

l'abject?

Pour répondre à ces questions, nous devons jeter un regard sur le

concept d’abjection, dans le but de définir ce qu’est l’abjection en soi, mais

surtout pour en comprendre les effets, ce qu'elle crée et génère pour celui

qui y est confronté. En cela, nous croyons que Jacques Lacan a su exprimer

de manière très évocatrice l'ampleur de ce sentiment en commentant

« L’injection faite à Irma », ce rêve freudien dans lequel le psychanalyste

allemand examine une patiente accablée par une curieuse douleur82. En

fait, ce qui nous intéresse précisément dans ce court passage et ce qui

semble particulièrement révélateur pour le sujet que nous voulons aborder

est moins l'interprétation psychanalytique que fera Lacan du rêve en soi,

mais bien la sagacité de la description qui en est faite. Car, le regard de

Freud, lorsqu'il plonge dans la gorge d’Irma pour l’examiner, rencontre ce

qui ne doit être vu. Il s’infiltre aux confins, traversant alors l’ouverture du

corps :

Il y a là une horrible découverte, celle de la chair qu’on ne voit jamais, le fond des choses, l’envers de la face, du visage, les

sécrétas par excellence, la chair dont tout sort, au plus profond même du mystère, la chair en tant qu’elle est souffrante, qu’elle est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui

provoque l’angoisse. Vison d’angoisse, identification d’angoisse, dernière révélation de tu es ceci – Tu es ceci, qui est le plus loin de toi, ceci qui est le plus informe. […] Il y a donc apparition

82 Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, (rêve des 23/24 juillet 1895), Paris, Quadrige/PUF, 2010, p. 142.

Page 76: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

56

angoissante d’une image qui résume ce que nous pouvons appeler la révélation du réel dans ce qu’il a de moins pénétrable,

du réel sans aucune médiation possible, du réel dernier, de l’objet essentiel qui n’est plus un objet, mais quelque chose devant quoi

tous les mots s’arrêtent et toutes les catégories échouent, l’objet d’angoisse pas excellence. […] Il apparaît alors que le sujet se décompose et disparaît83.

L'auteur nous le fait bien sentir, en regardant à l’intérieur de la bouche

d’Irma, Freud y découvre une troublante anomalie : « […] je trouve à droite,

une grande tache blanche, et par ailleurs je vois sur de curieuses formations

frisées, manifestement formées sur le modèle des cornets du nez des

escarres étendues d'un blanc grisâtre84 ». Mais le commentaire lacanien

n’est pas sans mettre en lumière combien l’horreur de cette découverte se

rattache intimement à l’immersion dans l’impénétrable, dans les

profondeurs absidales du corps. Il est d’ailleurs intéressant de constater que

Lacan fait de son commentaire une sorte de récit où tout se passe selon une

gradation. Au début, il y a ce seuil franchi qui donne, dans une certaine

mesure, sur l’envers du décor : ce qui est dissimulé sous la peau, ce à quoi

nous n’avons point accès. Puis l’intérieur : la chair – substance limite du

corps – est décrite comme si elle était, en quelque sorte, surréelle. Secret

fangeux mis à jour, elle ne peut être simple matière. Sous le regard ébahi,

elle apparaît aussitôt mouvante, informe, indescriptible… insaisissable.

Bref, elle inquiète. Mais pourquoi une telle inquiétude? N’est-il pas là tout

simplement l’organisme biologique, à savoir le corps dans sa réalité

organique? Rien ne semble pouvoir objectiver ce qui est vu. Cette réalité du

corps, que l’on voudrait refuser est aussi la nôtre. Pour Lacan, il est alors

question d’un « réel sans aucune médiation possible » qui échappe à la

maîtrise, qui esquive à tout coup les filets de la raison. On voudrait à la fois

le nommer, voire le saisir pour mieux le nier, mais il est trop près de nous.

83 Jacques Lacan, Le Séminaire, II, le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1954-1955, Paris, Le Seuil, 1978, p. 186-187 et 202. 84 Freud, op. cit.

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57

Cette réalité scabreuse lacère le sujet qui regarde. Elle le mine et tend à le

dissoudre. De là, cette situation épineuse mise en lumière par Lacan nous

ramène au sens précis que Julia Kristeva donne à la notion d’abjection :

Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors

ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire.

Apeuré, il se détourne. Écœuré, il rejette. Un absolu le protège de l’opprobre, il en est fier, il y tient. Mais en même temps, quand

même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met

celui qui en est habité littéralement hors de lui85.

Sous l’enveloppe corporelle sommeille donc ce « dedans exorbitant ».

L’ouvrir, c’est éveiller de curieux sentiments, ce nœud d’affects intenses

qu’est l’abjection. Tel un magnétisme des plus indus, l’abject attise à la fois

un profond malaise et une impure curiosité. En d’autres mots, quand on

ouvre le corps, quand on défait son unité, apparaît ce « quelque chose » qui

sera vécu comme une attaque ambivalente. Quelque chose qui s’oppose au

Moi, mais qui parallèlement le fascine. Le sublimé semble être le seul moyen

d’y échapper, de s’en protéger. Mais de quoi au juste aurions-nous besoin

de nous protéger? Qu’est-ce qui nous met en péril lorsque notre regard

croise, par exemple, l’image d’un corps écorché, corps étant devenu si près

de la chair qu’il en devient indifférencié? À cette question, nous pouvons

répondre en reprenant l’interprétation de Kristeva pour qui l’abject, bien

qu’il n’ait pas d’objet en soi86, est ressenti comme une entité étrangère

« inassimilable dans le corps ». Il s’impose comme sorte d’intrus capable de

85 Julia Kristeva, Pouvoirs de l'horreur : essai sur l'abjection, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 9. 86 « « […] si l’objet, en supposant m’équilibre dans la trame fragile d’un désir de sens qui, en fait, m’homologue indéfiniment, infiniment à lui, au contraire, l’abjects, objet chu, est radicalement un exclu et me tire vers là où le sens s’effondre » ». Ibid.

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58

contaminer et qu’il faut, par conséquent, maintenir à distance. Mettre à

distance certes, mais dans le cas particulier de la transgression du corps

humain, nous pouvons croire qu’en affectant son image idéale, l’abject

atteint et met également en péril la conscience que nous avons de notre

propre corps. Cette conscience est troublée par l'idée insoutenable d'un

corps qui n'est plus viable, d'un corps qui n'en est plus tout à fait un et qui

se trouve poussé à la limite même du signifiable. Bref, l’abject se situerait –

et nous situerait – là où le sens s’évanouit et où avec lui s’étiole et s’éteint

la subjectivité. Dans une certaine mesure, l’ouverture confronterait ainsi le

spectateur à cette perte, ce manque, cette insuffisance incontournable du

corps. Voyons maintenant le corps chez Altmejd en regard de l’éclairage que

jette Kristeva sur le concept d’abjection.

2.5 L’ouverture du corps

Quand David Altmejd entrouvre l’épiderme de ses personnages

insolites, il nous laisse bel et bien voir l'intérieur du corps. Il en expose les

flétrissures, les profondeurs incertaines, les chairs brunâtres et altérées.

Cependant, nous pourrions nous demander si cette incursion au-delà de

l'enveloppe corporelle éveille pour autant l’abjection. En fait, provoque-t-elle

réellement cette perte insondable, qui annihile aussi bien le sens que la

viabilité du corps? Car nous avons le sentiment que si les corps d'Altmejd

déjouent nos attentes, si le traitement particulier qui leur est accordé les

situe au plus loin de l'idéal, s'ils font céder les frontières entre les domaines

interne et externe de leur anatomie, nous pouvons supposer que quelque

chose prend place à l'intérieur de ces corps. Comme nous le verrons,

l'ouverture semble chez Altmejd lever le rideau sur un intrigant spectacle.

C'est d’une certaine façon l’impression que nous aurons en regardant

The Hunter (figure 17). Ce dernier a la forme d’une imposante tête reposant

sur le côté. De face, il est possible de distinguer un visage masculin –

Page 79: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

59

identifiable par la barbe et la chevelure. Mais en la regardant avec plus

d’attention, nous pouvons constater que cette tête est partiellement évidée.

À l’intérieur réside un impressionnant décor : des stalactites aux couleurs

pastel pendent des parois supérieures, tandis que les faces latérales sont

parées de miroirs. Dans la région inférieure, un escalier tout aussi miroitant

s’élève. En le suivant du regard, le spectateur rencontre de petits présentoirs

servant à exposer de minuscules objets à forme phallique. De surcroît, si

cette architecture labyrinthique qui loge au-dedans du corps surprend, les

écureuils naturalisés et végétaux qui la peuplent en feront tout autant,

sinon plus.

Un scénario similaire se déroule tout autour et au-dedans de

The Giant 2 (figures 23 et 24). Dans les multiples irrégularités de son corps

s'étend un véritable petit microcosme. Certains oiseaux ont trouvé en ses

membres le potentiel d’un perchoir ou dans le creux de sa tête excavée, le

confort d’un refuge. De plus, des écureuils se plaisent à gravir son buste

comme ils le feraient avec un tronc d’arbre. D’ailleurs, qui pourrait

reprocher à ces petites bêtes de confondre la morphologie du titan avec leur

habitat naturel? Ce corps, même s’il conserve l’essentiel des traits d’une

silhouette anthropomorphique, bourgeonne, germe et laisse échapper de

son épiderme champignons, broussailles et lichens.

Ces géants se présentent littéralement à nous comme d’étranges

topographies. Ils renferment de petits univers en soi. Pullulants et des plus

hétérogènes, ceux-ci s’étendent à même leur morphologie. Or, l’intérieur du

corps n’a rien ici d’une « horrible découverte ». Sans être non plus le signe

de cette intrusion dans les profondeurs abjectes de la chair, nous constatons

que l'ouverture de l'enveloppe corporelle garantit plutôt l'existence d’un

territoire prodigieusement fertile. En ce sens, si l’abjection mène en quelque

sorte à un néant annihilant, à cette insuffisance du corps, ces géants

conduisent au contraire à une conjoncture surprenante. Ils nous

apparaîtront comme une prometteuse zone de confluence. Gîte d’une

Page 80: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

60

promiscuité déroutante, ils sont de véritables points de contact où les

éléments des mondes biologiques, naturels, architecturaux et animaux

s’entrecroisent et fusionnent. Ce qui nous apparaît intéressant ici, c’est que

le corps, bien qu’il soit ouvert, n’est point signe d’un manque, mais en vient

à surpasser son statut de corps.

Par ailleurs, il est pertinent de noter que c'est en toute conscience de

ce mode de présence si particulier qu’Altmejd lui-même explique son intérêt

envers le motif du Géant :

[…] j’ai découvert un jeu vidéo hallucinant intitulé L’ombre du colosse. Le but du jeu est de vaincre seize géants […]. Même si tuer ces géants peut sembler une expérience inutile et cruelle, ce

qui étonne, c’est le glissement qui s’opère. Quand vous vous approchez du colosse et commencez à le gravir, il cesse d’être un corps et devient un environnement, un espace. J’ai donc décidé

d’entreprendre la réalisation d’un géant espérant un phénomène semblable. Plus je m’en rapprocherais, plus la figure s’effacerait.

Et alors que je me mettrais à y travailler, le corps cesserait d’en être un et je me trouverais absorbé dans un environnement architectural, biologique, historique et sculptural87.

Nous pourrions alors avancer que, pour Altmejd, ouvrir le corps, c’est lui

donner un potentiel extensif. Loin d’être associées à une perte, les brèches

qu’il ouvre se profilent comme un moyen de penser le corps selon d’autres

termes. À savoir le sortir de lui-même, le retirer de son territoire individuel

pour qu’il puisse, en quelque sorte, devenir plus qu’un corps, un corps en

extension, en essor. Ce faisant, nous devons souligner que l’artiste se

distingue ici radicalement de la conception du corps comme surface unifiée.

Il met à l’épreuve l’unité homogène que l’on connaît à l’idéal corporel, non

pas dans le but de montrer l’horreur ou la précarité que provoque

l’ouverture, mais bien pour créer des entités qui ne sauraient être comprises

87 David Altmejd cité dans : Paulette Gagnon, « Détresse et réenchantement », Que bec Triennial, et Josee Belisle, Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, Montre al, Muse e d'art contemporain de Montre al, 2008, p. 42.

Page 81: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

61

isolément du reste du monde. De là, nous devons comprendre que cette

frontière qu’Altmejd franchit n’est pas seulement définie comme étant

strictement corporelle; elle concerne également l’ontologie. Elle met en

œuvre la perpétuation des êtres, des catégories et des différents règnes de

la vie.

À cet effet, il nous faut relever une observation très pertinente faite

par Ariane de Bois quand elle expliquait que le corps de The Giant 2

« fonctionne sur le monde du grotesque » au sens bakhtinien du terme88.

Précisons que, pour Bakhtine, la conception du corps grotesque est

intimement nouée à la vie corporelle. Or, elle ne s'articule pas seulement en

regard de l'apparence du corps. Bien au-delà de l’esthétisme, le corps

grotesque se distingue en ce qu’il n’est plus circonscrit ni défini par une

finitude individuelle, manière de dire qu’il est en soi un « corps cosmique »

ou universel, qui dépasse toujours ses propres limites. C’est en ce sens que

le théoricien russe relève que : « Le grotesque s’intéresse […] à tout ce qui

sort, fait sailli, dépasse du corps, tout ce qui cherche à lui échapper. C’est

ainsi que toutes les excroissances et ramifications y prennent une valeur

particulière, tout ce qui en somme prolonge le corps aux autres corps, ou

au monde non corporel89 ».

Selon nous, il y a certes dans cette manière de concevoir le corps une

intime parenté avec ce qu’évoquent les œuvres de David Altmejd. Quand

nous regardons ses loups-garous qui sécrètent végétaux et cristaux ou ses

géants desquels émanent fils multicolores, mains, animaux et toute une

gamme d’éléments hétérogènes, il nous est donné de voir des personnages

qui n’ont plus de limites propres. Malgré cela, et même, grâce à cette

perspective, ceux-ci surpassent les bornes qui d’ordinaire enferment chaque

88 Ariane De Blois, « Loups-garous, hommes-oiseaux et géants », Notre animal intérieur, L’Harmattan, 2009, p. 113. 89 Mikhaïl Bakhtine, L'œuvre de Franc ois Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1982, p. 315.

Page 82: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

62

être et chaque élément dans son propre territoire. En fait, nous sommes

devant ces figures comme devant des entités embryonnaires. Pour ainsi dire

des formes en constante germination, non domestiquées et non

domesticables, elles sont à même d’adhérer à la plus étrange des ontologies,

une ontologie mobile, qui ne saurait tenir en place puisque toujours elle

semble sujette aux glissements, aux mutations et aux communions – aussi

impures soient-elles. À cet égard, Bakhtine affirmait que « le corps grotesque

est un corps en mouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il est toujours en

état de construction, de création et lui-même construit un autre corps […]90 ».

2.6 Le corps proliférant

Ni des êtres à part entière ni tout à fait des animaux, végétaux ou

minéraux, il semble que les figures que façonnent David Altmejd sont bel et

bien de cette nature mouvante. En fait, tout se passe comme si, pour

l'artiste, l'ouverture de l'enveloppe charnelle lui permettait de construire des

entités sans frontières, faisant ainsi de leur corps un organisme ultimement

proliférant. Ce principe acquiert d'autant plus de force quand nous nous

rappelons que, pour Altmejd, les sculptures qu'il réalise sous une poussée

résolument intuitive doivent fonctionner comme un « organisme-vivant91 »,

comme des corps autonomes qui prennent leurs propres décisions et qui

évoluent selon leurs propres modalités. Aussi, ses sculptures corporelles,

souvent laissées inachevées et imparfaites, semblent laisser la place à une

étrange évolution, elles paraissent encore et toujours croître sous nos yeux,

s'abandonner à d'autres devenirs.

Nous observons chez l'artiste que concourt à maintenir cette

prolifération, à faire du corps un terreau fertile, enclin à se régénérer, à

empiéter sur d'autres corps, d'autres identités, d'autres paramètres. Ses

90 Ibid. 91 Nous avons expliqué ce principe dans le chapitre 1, p. 29-30.

Page 83: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

63

sculptures osent et jouissent de métissages décadents, elles sont sans cesse

sujettes à une constante mobilité. De là, la thèse selon laquelle la

métamorphose chez lui présuppose un processus qui est tout à fait différent

de la transformation d'une forme à une autre, tel qu'on le retrouve dans la

conception classique de la métamorphose, se confirme. En analysant

certains aspects formels de sa production, nous avons mis en lumière

qu'Altmejd s'emploie à créer des sculptures, voire des compositions qui

semblent en constante effervescence, si bien que même le corps est appelé

à dépasser sa propre définition. Ce faisant, le sculpteur nous amène à

repenser cette logique métamorphique, à repenser la possibilité d'une

métamorphose qui ne serait pas en soi basée uniquement sur une forme (un

objet, un corps) et qui serait dès lors issue d'un mouvement qui autorise le

brassage des éléments, le brouillement des catégories.

Page 84: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

64

Page 85: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

65

CHAPITRE 3

PASSAGE, DEVENIR ET RHIZOME

« Le monde des métamorphoses, c'est le monde baroque par excellence, monde-kaléidoscope aux

contours hésitants aux frontières mal définies, monde instable, en perpétuelle mutation [...] »

Guy Belzane

Nous l'avons vu, la pratique de David Altmejd confère au processus

de la métamorphose une portée radicalement différente de celle que nous

lui connaissons. Mettant de l'avant l'évanouissement de certaines frontières

physiques et formelles, l'artiste façonne des figures proliférantes, lesquelles

sont ouvertes à une intenable instabilité. En fait, l'univers entier du

sculpteur semble reposer sur cette instabilité et s'emploie à déstabiliser sans

cesse nos repères comme s'il était apte à mettre en crise toute forme

d'immobilité. Cette condition très particulière nous indique que le

mouvement est au centre de la pratique d'Altmejd. Conséquemment, ce

prochain chapitre s'intéressera spécifiquement à la question du mouvement.

Nous savons que David Altmejd n'exploite pas le mouvement de manière

cinétique. Toutefois, nous avons le ferme sentiment que toute son œuvre

exprime une forme de mouvement qui tend à la métamorphose et notre

entreprise sera ici d'éclaircir quelle en est la nature.

À ce sujet, nous l'avons déjà mentionné, la métamorphose réfère le

plus souvent à un changement de forme. L’étymologie du mot par ailleurs,

sans ambiguïté à cet égard, correspond au grec morphè (forme) et au préfixe

meta (qui exprime un changement). Ainsi, de manière générale, la

métamorphose est perçue comme un mouvement qui se rapporte à cette

transition d'un être à un autre ou d'une chose à une autre. Rappelons

brièvement que, dans le monde de David Altmejd, cette notion de passage

Page 86: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

66

simple semble désaxée et se complexifier. Ce constat nous amène à

investiguer au-delà de cette notion. En fait, si l'artiste remet en question la

conception classique de la métamorphose, c'est qu'il nous pousse à

appréhender le mouvement autrement, comme s'il donnait à voir les liens

imperceptibles qui se trament entre les êtres. Or, comment alors saisir cette

part invisible? Comment, dans un premier temps, aborder et mettre en

lumière l'orientation de ce mouvement de manière, dans un deuxième

temps, à en exposer la portée singulière?

D'abord, une première partie de la réponse pourrait se trouver dans

la pensée du mouvement développée par Henri Bergson. Les réflexions du

philosophe nous permettront de comprendre pourquoi cette mobilité du réel

nous échappe et dans quelle mesure les œuvres de l'artiste arrivent à nous

la faire sentir. Bien plus que la métamorphose, nous anticipons que le

sculpteur met en jeu dans les compositions luxuriantes une évolution des

plus irrégulières qui s'opère comme une sorte de contagion – une dynamique

qui ne se réduit plus aux changements de forme en forme, mais qui, comme

le notaient Félix Guattari et Gilles Deleuze, se présente comme une « noce

illégitime » entre deux ou plusieurs éléments, un devenir autre qui sans

cesse propulse les éléments dans une « zone d'indiscernabilité » où toutes

les communions deviennent possibles92. Ainsi, dans la seconde partie de ce

chapitre, nous aurons recours à la pensée du devenir telle que développée

dans la philosophie deuleuzo-guatarienne, afin d’exposer à l’intention du

lecteur les rouages de la transformation dans les œuvres de David Altmejd.

92 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 285, 334 et 360.

Page 87: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

67

3.1 Au-delà du passage : conception du mouvement métamorphique

Dans son recueil portant sur Raymond Roussel, Michel Foucault

souligne que : « La métamorphose d'ordinaire suit l'ordre, le temps; elle est

passage93 ». Ce passage, nous le retrouvons partout dans les contes, les

légendes et même le cinéma. Que la jeune nymphe devienne laurier (Mythe

de Daphné, Ovide); la répugnante grenouille, beau prince (Le roi grenouille,

Jacob et Wilhelm Grimm); le brillant scientifique, hybride monstrueux (La

mouche, David Cronenberg)94, ce qui est mis en jeu n'est ni plus ni moins ce

passage graduel ou instantané d'un être vers un autre (voir le chapitre 2).

Pourtant, lorsque nous pénétrons au cœur de l'univers de David Altmejd,

cet ordre, cette logique semble complètement désamorcée. C'est que dans

chaque petit monde à part qu'il propose, les règnes de la vie sont

foncièrement appelés à s'entremêler, à entrer dans d'improbables

communions. Rien ne semble donc indiquer ce passage ordonné. Il n'est

plus ici question de ce mouvement qui se vit comme une simple transition,

d'une transformation qui consiste en un événement par lequel ce qui était

n'est guère le même. La dynamique que nous retrouvons à l'intérieur des

œuvres d'Altmejd s'avère complètement différente, ne serait-ce que dans ses

compositions : la transformation ne semble jamais vraiment atteindre son

terme.

Cette distinction est très importante pour comprendre le mouvement

qui tend à se déployer dans les œuvres du sculpteur. Ce qu'il faut souligner,

c'est qu'aborder la métamorphose comme un passage ou, à tout le moins,

accepter qu'elle opère selon une certaine logique du passage nous demande

de considérer deux choses. Premièrement, la transformation s'amorce à

partir d'une forme originelle, c'est-à-dire d'un sujet déterminé et préexistant.

La tradition nous a d'ailleurs initiés à ce prélude : il y est toujours question

93 Michel Foucault. Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963, p. 105. 94 Film inspiré de la nouvelle de George Langelaan, The Fly, 1957.

Page 88: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

68

d'un protagoniste95 à partir duquel la métamorphose prend son essor, d'un

être ou d'une chose qui sera le sujet d'une transformation. Autrement dit,

puisque tout passage nécessite une amorce, la métamorphose entendue

comme telle a conséquemment besoin d'une base fixe, d'un point de départ.

Et qui dit point de départ dit également point d'arrivée. Ce qui nous amène

à notre deuxième remarque qui s'adresse directement la question du

mouvement. En fait, il n'est pas étranger que la métamorphose en soit

indissociable. Mais force est d'admettre qu'une métamorphose qui ne

saurait se séparer d'une logique du passage en est une qui ne fera jamais

que transiter entre deux points (forme originelle et forme transformée). On

pourrait donc s'imaginer que d'un point A elle chemine vers un point B. Et

son mouvement ne se déploie pas au-delà de cet intervalle A-B. Il en est en

quelque sorte prisonnier, tout comme il se retrouve prisonnier d'un certain

dualisme. Et adopter ce cadre rend difficile la libération du mouvement de

cette opposition simple.

À la lumière de ces observations, nous nous retrouvons devant un

paradoxe, car s’il est attendu que, par sa fluidité, la métamorphose est

capable de déjouer toute forme de permanence, le schéma par lequel nous

l’avons décrite est rigide et pose problème. En fait, à bien y penser,

n’apparaît-il pas qu'entre ce tracé linéaire de A à B il y a quelque chose de

perdu? Que reste-t-il du phénomène métamorphique qui infuse à tout ce

qu'il aborde une impétueuse mobilité, si nous gardons en tête que ce schéma

est beaucoup plus statique? À cet effet, nous croyons que si la pratique de

David Altmejd se distingue de cette conception de la métamorphose comme

passage, c’est que ses œuvres sont capables de détourner la rigidité de ce

schéma. Mais pour bien comprendre comment cette dynamique s’opère, il

nous faut avant tout mettre en lumière la contradiction à même la

95 Ajoutons que nous pourrions tout aussi bien dire un ou plusieurs protagonistes. Le sens de notre observation n'en serait point changé, car il s'agit de mettre en lumière cette constante où la métamorphose s'opère à même le sujet.

Page 89: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

69

compréhension du mouvement en tant qu’intervalle allant d’un point à une

autre.

En philosophie, cette question en fut une d’intérêt pour Henri Bergson

dans le cadre de ses réflexions sur la pensée et le mouvant, ainsi que les

rapports entre conception et perception. En fait, quand nous concevons le

mouvement comme passage (tel que nous l'avons expliqué dans le cas de la

métamorphose), ce que nous faisons, c'est substituer ce mouvement par un

segment, c'est-à-dire que nous semblons confondre le mouvement avec un

parcours défini. Confondre un mouvement avec son trajet, l'assimiler à un

intervalle, c'est-ce que Bergson dénonce comme étant une illusion de la

perception96 : « Comment le mouvement pourrait-il s'appliquer sur l'espace

qu'il parcourt? Comment du mouvant coïnciderait-il [alors] avec de

l'immobile?97 ». Ces questions pour le philosophe servaient de pivot pour

expliquer qu'entre A et B (disons ici de la forme A à la forme B), ce n'est

guère le mouvement que nous trouvons, mais un « espace parcouru ». Cette

illusion ferait partie de nos habitudes de pensée et de perception

habituelles98. Nous serions naturellement portés à diviser le mouvement en

intervalles, en « coupes immobiles » qui font office de points de repère. Selon

Bergson, nous nous intéresserions moins au « changement de position »

qu'aux « positions elles-mêmes » :

Nous raisonnons sur le mouvement comme s'il était fait

d'immobilités, et, quand nous le regardons, c'est avec des immobilités que nous le reconstituons. Le mouvement est pour nous une position, puis une nouvelle position, et ainsi de suite

indéfiniment. Nous nous disons bien, il est vrai, qu'il doit y avoir autre chose, et que, d'une position à une position, il y a le passage

par lequel se franchit l'intervalle. Mais, dès que nous fixons notre attention sur ce passage, vite nous en faisons une série de positions, quitte à reconnaître encore qu'entre deux positions

96 Henri Bergson, « Évolution créatrice », Œuvres : Textes annotés par Andre Robinet; Introd. par Henri Gouhier, Paris, Presses universitaires de France, 1963, p. 726. 97 Henri Bergson, « La pensée et le mouvant », Essais et conférences, p. 88. http://classiques.uqac.ca/classiques/bergson_henri/pensee_mouvant/bergson_pensee_mouvant.pdf, page consultée le 12 septembre 2012. 98 Ibid.

Page 90: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

70

successives, il faut bien supposer un passage. Ce passage, nous reculons indéfiniment le moment de l’envisager. Nous admettons

qu’il existe nous lui donnons un nom, cela nous suffit : une fois en règle de ce côté, nous nous tournons vers les positions et nous

préférons n'avoir affaire qu'à elles, nous avons instinctivement peur des difficultés que susciterait à notre pensée la vision du mouvement dans ce qu'il a de mouvant; et nous avons raison, du

moment que le mouvement a été chargé par nous d'immobilités. Si le mouvement n'est pas tout, il n'est rien; et si nous avons d'abord posé que l'immobilité peut être une réalité, le mouvement

glissera entre nos doigts quand nous croirons le tenir99.

Pour Bergson, il semble donc que la conception du mouvement se fait

en quelque sorte au prix d'un sacrifice. Et la raison serait selon lui bien

simple : « nous avons besoin d'immobilité100 ». Nous avons besoin de faire le

passage entre la présence du monde extérieur101 et la représentation que

nous nous en faisons102. En d'autres mots, notre mode d'appréhension du

monde s'opérerait par des « coupes immobiles103 » et abstraites des termes

qui composent l’univers. Une manière de dire que, pour que le monde

extérieur (cette réalité qui n'est que mouvement) puisse être appréhendé,

nous devons le découper, en éradiquer une partie, de manière à ce que sa

présence devienne représentation et prenne sens104.

Là même réside le grand paradoxe de la métamorphose comme

passage. Elle serait incapable de rendre compte du caractère éminemment

mouvant du phénomène, mais renvoie à une structure profondément figée.

Centré sur l'évolution d'un sujet qui passe d'un état à un autre, le passage

99 Ibid, p. 89-90. 100 Ibid, p. 88. 101 Par « monde extérieur », nous entendons ici la réalité au sens où Bergson l'emploie, réalité où tout

n'est que mouvement : « À vrai dire, il n'y a jamais d'immobilité véritable, si nous entendons par là une absence de mouvement. Le mouvement est la réalité même, et ce que nous appelons immobilité est un certain état de choses analogue à ce qui se produit quand deux trains marchent avec la même vitesse, dans le même sens, sur deux voies parallèles : chacun des deux trains est alors immobile pour les voyageurs assis dans l'autre ». Ibid. p .90. 102 Henri Bergson, Matie re et me moire; essai sur la relation du corps a l'esprit, Paris, Presses universitaires de France, 1939, p. 32. 103 Gilles Deleuze, L’image mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 87. 104 Ibid.

Page 91: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

71

dévoile un intervalle strictement linéaire. De ce fait, nous ne sommes pas

très loin de l'idée d'une ligne du temps où chacune des extrémités est

ponctuée par la Naissance et la Mort. Notons qu’il y a dans cette conception

quelque chose qui rappelle fortement la configuration d'un circuit fermé et

sclérosé, composé d'un début et d'une fin clairement établis. Quelque chose

qui évoque une droite tracée entre deux points.

Ce qui est étonnant chez Altmejd, c'est que cette structure rigide ne

trouve pas sa place au sein de son univers. À la lumière de la description de

ses œuvres que nous avons faite au bénéfice du lecteur, nous pouvons

envisager que son langage nous induise à une compréhension du

mouvement qui ne reposerait nullement sur des conventions fixes,

immuables ou inflexibles. Ses compositions luxuriantes nous amènent à

penser qu’il pourrait exister un mode d’appréhension du monde qui ne

résulterait point d’une « coupe immobile » et abstraite de termes qui

composeraient l’univers. Ainsi, la pratique du sculpteur incite à repenser

ces notions de mouvement et de métamorphose, ne serait-ce que ce trajet

linéaire, cette droite qui prédomine la compréhension de la métamorphose

classique ne se retrouve, selon nous, nulle part dans les petits

environnements que forment ses œuvres. Pour que cette droite soit, il nous

faudrait a priori établir d'où il serait possible de la tracer. En d'autres mots,

nous serions tenus de lui assigner un point de départ (ou une forme

originelle) à partir duquel s'amorcerait la transformation. Mais comment s'y

prendre?

3.2 Quand l'un est impossible : vers une conception non linéaire du

mouvement métamorphique

Une telle question devient, selon nous, forcément problématique pour

celui qui veut saisir l'œuvre du sculpteur à travers un tel cadre

d’interprétation. Ne serait-ce que pour décrire ses compositions, aucune

Page 92: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

72

forme fixe ne semble tenir la route, si bien que ce ne soit toujours par

d'insanes interfécondités du langage que l’on peut en rendre les apparences.

Ainsi, son vocabulaire visuel, symptomatique d'une effarante prolixité,

semble triompher de toute univocité, faisant échouer idée et image d'une

forme unique et distincte. Difficile alors d'établir avec certitude la chose qui

donne naissance à toutes les autres dans l'univers altmejdien. Ni l'animal,

ni le végétal, ni le minéral ni même l'homme ne semblent constituer une

amorce certaine ou faire office d'un pivot potentiel. Nous estimons que le

monde de David Altmejd ne gravite point autour d'un élément central,

essentiel et final et ne peut dès lors s'appréhender par le biais d'une seule

perspective.

Cet aspect est d'une importance toute spéciale puisqu'il s’offre comme

une piste à suivre pour saisir la dynamique qui anime la métamorphose

chez l'artiste. Afin de traiter d’une conception qui refuse le « point de départ »

et dont la genèse n'est point liée à une forme originelle, il faudra tenir compte

que ni le sujet, ni sa représentation ne sont au centre du type de

métamorphose qui nous intéresse ici. Altmejd est lui-même clair à ce sujet

: « [...] j'ai du mal avec l'idée de représentation », dit Altmejd, « C'est personnel

— je n'aime pas l'idée de représenter un corps qui aurait été figé dans le

temps, comme si le temps s'était arrêté, et l’avait congelé, de sorte que vous

avez devant vous une figure figée dans son mouvement105 ». À l'idée de la

représentation, il préfère celle de la complexité : « I really like the idea that

the work is infinitely complex, that you always notice something that you

didn’t the first time you saw it, that it feels like it’s growing and transforming

as you walk around106 ». C'est donc à l'aune de cette complexité qui, chez

l'artiste, semble intrinsèquement liée à la transformation, qu'il nous faut

chercher. Il s'agit, d'une part, d'aborder un langage qui est constamment en

105 Daniel Kunitz, « David Altmejd, Entrevue », ArtInfo, France. http://fr.artinfo.com/node/1847, page consultée le 28 novembre 2011. 106 Louisa Buck, « Biology, nature and evolution turned on their head”, The Art Newspaper, no 195 (octobre 2008), p. 43.

Page 93: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

73

excès sur lui-même, un langage où l'un est impossible pour, d'autre part,

interroger ce que l'artiste transcende en résistant à cette unité.

Cet enjeu, nous l’avons d'ailleurs soulevé en regard de la figure du

loup-garou et de celle du géant abordée dans le chapitre 2. Chacune d'elles

renie, à sa manière, la notion du corps unifié et individué. Pour ce qui est

des lycanthropes, leurs carcasses en décomposition matérialisent une sorte

de retour au chaos, l'état qui précède, mais également promet la création.

La putréfaction y joue un double rôle : elle met le corps en crise en

l'assimilant à l'indétermination et lui permet, par le fait même, de donner

naissance à tous les possibles. Ainsi, il nous semblera que plus les limites

de ces corps s'estompent, plus il s'en libère une « énergie endémique107 »,

pour reprendre l’expression de De Blois. Ils deviennent en quelque sorte des

terreaux fertiles. En ce sens, dans The Index (figures 25 à 29), le spectateur

pourra observer des fragments de loups-garous fusionnés à quelques troncs

d’arbres ou disséminés çà et là, à même certains dispositifs structuraux.

Tandis que les restes de ces créatures sécrètent une matière cristalline,

toujours en reprenant De Blois, une variété de volatiles semblent s'y nourrir

et y « [puiser] des chaînes en or qu'ils étendent dans l'espace de l'œuvre telle

une énergie rhizomatique108 » (nous reviendrons sur la métaphore botaniste

du rhizome plus loin). Ces scènes nous donnent l'impression que les

lycanthropes se désincarnent peu à peu. Mais, en s'absentant de toute

consistance, ceux-ci donnent lieu à une surprenante éclosion. Nous ne

faisons plus face à de simples corps, mais plutôt à quelque chose qui fait

davantage penser à des ouches foisonnantes d'où émergent des colonies

d'espèces invasives et proliférantes.

Nous aurons également cette impression en regard des Géants que

façonne Altmejd. Leur physionomie irrégulière est une étendue agrégeant

107 Ariane De Blois, « Loups-garous, hommes-oiseaux et géants », Notre animal intérieur, L’Harmattan, 2009, p. 117. 108 Ibid.

Page 94: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

74

un métissage des plus extravagants. Selon l'artiste, la figure du géant « n'est

pas seulement un corps », mais elle s'apparente et fonctionne d’une certaine

façon comme « de l'architecture109 ». C'est que, du haut de leur stature

imposante, ces colosses nous dominent. Ils incitent à lever les yeux, hisser

notre regard le long de leur silhouette démesurée. C’est alors que nous nous

heurtons à tant de gisements de détails qui donnent l’impression de dénouer

l’unité formelle de ces personnages. Contaminés d'ouvertures et

d'excroissances multiformes, les titans tels que The New North (figure 16) ou

The Center (figure 18) sont des friches insolites et grotesques dans la mesure

où ils ne démontrent aucune frontière étanche entre le monde extérieur et

leur intérieur. Leur enveloppe corporelle nous est présentée comme étant

ultimement perméable, autorisant les autres règnes d’y circuler

incessamment. Ces personnages ont la caractéristique d'accueillir et de

maintenir une sorte de mouvance des ontologies. Se faisant, ils se

présentent comme des êtres pluriels, aux frontières indéfinies. Ils nous

apparaissent capables de prendre de l’expansion dans l'espace aussi bien

que de se laisser contaminer par des éléments extérieurs110.

Ainsi, à ce stade de notre recherche, il est important de considérer

qu'il n'y a plus de figures ou de corps au sens propre dans la pratique de

David Altmejd. Conséquemment, en regard de la métamorphose classique,

il n'y a plus d'être à partir duquel pourrait s'amorcer la transformation. En

fait, le travail du sculpteur suppose un tout autre processus à travers lequel

l'absence de forme unitaire, à savoir ce goût de la complexité à laquelle cette

absence peut être attribuée, est une manière de mieux déconstruire les

carcans qui séparent les êtres. En n'enfermant point ses créations dans une

« forme » en ne leur assignant aucun « devoir être » (nous y reviendrons), il

scrute les possibilités symbiotiques qui se dégagent de certaines

coexistences. Dès lors, nous pourrions dire qu'au schéma de la droite qui

109 David Atlmejd, correspondance avec l’auteur, Montréal, mai 2009. 110 Mikhaïl Bakhtine, L'œuvre de Franc ois Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1982, p. 315.

Page 95: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

75

est tracée entre deux points que nous retrouvons dans la conception de la

métamorphose classique, Altmejd propose plutôt des œuvres qui agissent

sous le mode de l'intrication au sens warburgien du terme, soit : « Une

configuration où les choses hétérogènes, voire ennemies sont agitées

ensemble : jamais synthétisables, mais impossibles à démêler les unes des

autres, jamais séparables, mais impossibles à unifier dans une entité

supérieure. Des contrastes collés, des différences montrées les unes avec les

autres111 ».

3.3 Hétérogénéité et tensions dans l’œuvre de David Altmejd

Rappelons que le processus de création du sculpteur n'est pas

étranger à cette notion d'intrication. Pousser par l'intuition, Altmejd

s'emploie à confronter des matières ou des objets de nature complètement

hétérogènes qui entrent en contraste les uns avec les autres. Par exemple,

plusieurs œuvres (telles que Loup-garou 2, The Old Sculptor, The Giant 2 ou

The Index (voir les figures 11, 13, 23, 24 et 25 à 29)) allient beauté et laideur,

ne serait-ce que parce que le monstre est paré de bijoux, de paillettes ou de

cristaux ou que la physionomie d'un géant est à la fois constituée d'une

peau raboteuse et de miroirs lisses et scintillants. Par le biais de ce mode de

composition, Altmejd agence et multiplie les rencontres, guidées par le

sentiment qu'en réalisant ces combinaisons antagoniques « quelque chose

va se passer112 ». Ce processus de création intuitif amène ainsi l'artiste à

exploiter les matières, les matériaux aussi bien que les références, sans

aucune hiérarchie de manière à explorer le potentiel dynamique de ces

agencements hétérogènes. Ce qu'il y a de particulier chez Altmejd est que,

certes, les contrastes qu'il conçoit ont un impact formel, en ce qu'ils

111 Aby Warburg, cité dans : Didi-Huberman, Georges, L'image survivante : histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 201. 112 Randy Gladman, « 21st century werewolf aesthetics – an interview with David Altmejd », C Magazine, n° 82 (été 2004), p. 38.

Page 96: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

76

surprennent et attisent le regard, mais ne se constituent pas seulement en

antagonistes de valeur. Ces contrastes vont beaucoup plus loin en ce qu'ils

mélangent, comme nous l’avons mentionné plus haut, les différents règnes,

les différentes catégories : humaine animale, végétale, monstrueuse, etc. Se

faisant, l’artiste joue d’antagonismes également pour défaire certaines

taxinomies, sonder ce qui se passe au-delà des grandes classifications qui

nous servent de repères pratiques et conceptuels.

En abordant ce champ d’exploration à travers ses compositions, ses

architectures ou ses corps, Altmejd incite à penser un monde qui ne répond

guère aux cadres d’une pensée normative héritée de la tradition occidentale.

D'une certaine manière, il y a quelque chose d'ultimement hétérologique, au

sens bataillain du terme, dans cette entreprise visant à faire dialoguer des

éléments qui appartiennent à des catégories exclusives les unes des autres.

Il y avait en fait chez George Bataille cette ambition, voire ce besoin,

d'aménager un espace de réflexion à l'extérieur d’un discours officiel qu’il

considère, à son sens, trop homogène et subjectif. Selon l'auteur français,

les catégories que l'on impose au monde agissent comme une

homogénéisation. Elles tendent à « donner une redingote à ce qui est, une

redingote mathématique113 ». Ainsi, pour Bataille, il est nécessaire de se

défaire de cette redingote héritée du rationalisme, car toute classification se

veut en soi appropriative, elle qui opère tel un système d’assimilation et tend

à occulter ce qui n’est pas à même de s’intégrer à sa structure. L'hétérologie,

c'est-à-dire la « science de ce qui est tout autre114 » incarne pour Bataille le

moyen de contrer ces tares du rationalisme. Il s'agit là d'une tentative

effective de dé-ontologiser la matière, de manière à ce qu’elle en vienne à

acquérir une force active, libre de la logique, des canons, des lois préconçues

113 Georges Bataille, « Informe », Œuvres complètes, Édition I, Paris, Gallimard, 1979, p. 217. 114 Georges Bataille, « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade », Œuvres complètes, Édition II, Paris, Gallimard, 1987, p. 62. Cité dans Rosalind E. Krauss et Yves-Alain Bois, L'informe : mode d'emploi :

[exposition, Paris, espace de la Galerie sud du Centre national d'art et de culture Georges Pompidou, 22 mai-26 aou t 1996], Paris, Centre Georges Pompidou, 1996. p. 49.

Page 97: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

77

bref, de tout « devoir être115 ». Qui plus est, il considère d’emblée l’hétérologie

comme une opération (elle est un mode opératoire)116, elle qui met en crise

les catégories préconçues socialement, politiquement ou idéologiquement de

manière à contrecarrer toute forme de neutralisation117.

D'une certaine manière, nous avançons que les intrications

altmejdiennes où sont confrontés des éléments de nature divergente

œuvrent au sein de l'hétérologie, car elles libèrent les objets qui font partie

de ce « devoir être ». Tout se passe comme si les écarts que l'artiste produit

entre les éléments qu'il agence avaient comme effet de transgresser leur

nature en repoussant les limites de ce qui les définit génériquement. Cela

expliquerait que, lorsque nous sommes, par exemple, devant un corps

façonné par Altmejd, nous avons également cette étrange impression d'être

devant quelque chose de complètement autre : milieu naturel, habitat,

structure… Les références apparaissent, mais ne se fixent point. Le langage

visuel de l’artiste s'attache à désamorcer le rapport de sujétion qui existe

entre l’objet représenté et les conventions logiques qui le déterminent. Ainsi,

l’objet n’existe plus pour lui-même puisque libéré de son ontologie, il existe

désormais en tension ou plutôt dans un rapport relationnel avec les

éléments qui l’entourent, incluant l’observateur. Car, tension ici ne doit être

interprétée comme quelque chose qui fait fuir l'opposé ou qui induit une

résistance. Au contraire, lors de notre entretien avec lui, Altmejd compare

les tensions produites par la rencontre de deux éléments antagoniques à

celles qui se produisent entre les pôles négatif et positif d'un circuit

électrique118. Dans les deux cas, il s'agit de libérer de l'énergie, créer une

interaction – « Things stand to exist when there’s a tension119 », avait-il dit

115 Georges Bataille, « Matérialisme », Œuvres complètes, Édition I, Paris, Gallimard, 1979, p. 179. Cité dans Krauss, Rosalind E., Yves-Alain Bois, L'informe : mode d'emploi : [exposition, Paris, espace de la Galerie sud du Centre national d'art et de culture Georges Pompidou, 22 mai-26 aou t 1996], Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 50. 116 Ibid. 117 Georges Bataille, « Informe, Œuvres complètes, Édition I, Paris, Gallimard, 1979, p. 217. 118 Conversation avec l'artiste, avril 2011. 119 Robert Enright, « Learning from objects: an interview with David Altmejd », Border Crossings, n°

92 (novembre 2004), p. 74.

Page 98: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

78

à Enright. Ainsi, nous devons comprendre les œuvres du sculpteur comme

un véritable circuit à même lequel les différences de potentiel qui surgissent

des éléments qui les composent entretiennent une certaine mouvance.

Bref, en reprenant la métaphore électrique, c'est bien l'idée de circuit

qu'il faut retenir ici, mais ce dernier se doit de rester ouvert. Car si Altmejd

œuvre dans l'hétérogénéité, si les formes et les corps qu'il crée n'ont pas

d'unité propre, il semble que ce soit pour laisser libre court à une sorte de

réseau au sein duquel toute communication, tout rapport, aussi

contradictoires puissent-ils paraître, soient capables d’y prendre place. Les

corps aussi, bien que les compositions qu'il agence sont certes des

intrications, des « polarités en amas », mais ils n'en sont pas moins liés.

Encore ici, ceci nous amène à considérer que si l'artiste se refuse à la

représentation de formes fixes, c'est que la transformation chez lui n’est plus

linéaire, mais, au contraire, engage une sorte d'éclatement. D’une certaine

manière, avec ses modes de composition particuliers, Altmejd fait dévier la

droite à laquelle nous étions habitués, « libère la ligne du point120 » pour

reprendre l’expression de Gilles Deleuze. Ceci permet à n'importe quel

élément d'entrer en relation, voire en communication avec n'importe quel

autre. En explorant le potentiel d'agencement de différents matériaux, en

osant par exemple les effets de la rencontre non orthodoxe d'un ossement,

d'un oiseau et d’une fleur (The Old Sculptor, figure 13), l’artiste se fait

alchimiste et observe les effets de ces contacts. Ultimement, notre

interprétation sur ce point est qu’il rompt définitivement avec le schéma de

la métamorphose classique. Mais bien plus encore, le type de transformation

qu'il propose laisse entrevoir un modèle très particulier. Prêtons un regard

attentif sur certaines de ses productions plus récentes afin de permettre au

lecteur de mieux saisir la dynamique de ce modèle.

120 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 2008, p. 34.

Page 99: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

79

3.4 Le circuit contre la droite

Au printemps 2011, à l’Andrea Rosen Gallery, Altmejd expose

The Vessel (figures 41 à 45), une composition éminemment complexe. Cette

dernière prend place à l'intérieur d'un impressionnant écrin de plexiglas

d’une longueur d’environ six mètres. Lorsque nous nous tenons à la bonne

distance de cette construction, de manière à voir l'une de ses faces dans sa

totalité, nous avons l'impression de contempler quelque chose qui ressemble

à une machine composée de mécanismes abstrus. Les amalgames parallèles

de fils blancs et or qui parcourent les différents compartiments de la

structure transparente font penser à ceux qui traversent les appareils des

filatures anciennes. Si toutefois, dans ces filteries, il est plutôt facile de

discerner dans quelle direction se dirigent les fibres, nous ne pourrions en

dire autant des inventions singulières de David Altmejd.

En fait, lorsque nous observons The Vessel de côté, la configuration

des ficelles semble entretenir l'illusion tantôt d'une vague qui déferle de

l'arrière vers l'avant, tantôt d'ailles grandement stylisées en voie de se

déployer délicatement (figure 41). Mais quand nous nous tenons face à

l'œuvre, une autre scène se donne au regard : les entrailles du contenant

translucide s'exhibent, donnant à voir les méandres d'un réseau vertigineux

(figures 42 et 43). Celui-ci consiste en une myriade de fils immaculés,

lesquels sont regroupés de manière à dessiner dans l'espace les

ramifications d'un circuit quasi délirant. Le résultat revêt un aspect

résolument déroutant, si bien qu'il est difficile d'en décrire l'apparence avec

clarté et concision.

Mais justement, ce que The Vessel a de remarquable, c'est cette

multiplicité quasi démesurée. Le spectateur retrouve d’impressionnants

affûts de filaments qui, réunis, fulgurent tels de petits vecteurs. Ceux-ci,

adoptant une trajectoire cambrée, donnent littéralement l'impression que

nous sommes devant un système en plein mouvement ou du moins propice

Page 100: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

80

à se mouvoir à tout moment. Cette impression se transmet également par le

fait que de multiples mains émergent des lacis. Faites de plâtre, elles

tiennent en leurs doigts ce qui semble être des becs d'oiseaux multicolores

(figure 43). Toutefois, ces spécimens lacunaires, mi-volatiles, mi-humains,

ne sont pas les seuls éléments insolites que nous rencontrons sur les sillons

de ce circuit effervescent. On y retrouve également des oreilles, elles aussi

façonnées de plâtre qui, regroupées, forment de curieux bouquets. Nous

pouvons aussi répertorier nombre de cristaux, des nez aux couleurs criardes

disposés sur le socle de la sculpture et une tête peinte en noir dont le visage

est substitué par une pierre en saillie.

Composée de parties de corps, combinées à diverses d'éléments qui

ne semblent point avoir de lien les uns avec les autres, nous pourrions

penser que l’œuvre The Vessel est un lieu de discordance où règnent

désordre et confusion. Pourtant, il en va tout autrement. Elle laisse le

spectateur avec l’impression qu’elle canalise plutôt une fascinante

harmonie. Les jeux de fils reliés entre eux et connectés aux différents objets

rappellent, d'une certaine manière, des vaisseaux intraveineux, voire la

configuration des fibres musculaires. À bien y réfléchir, l'œuvre d'Altmejd

prêterait moins allégeance à la machine qu'à une sorte de système qui

semble posséder quelque chose d'organique, quelque chose de vivant, de

fluctuant et qui fonctionne selon ses propres lois. Mais de quelles lois

pourrait-il s'agir?

3.5 Le rhizome et ses principes

Nous croyons que la réponse à cette question se trouve à même l'un

des grands attributs (et probablement le plus remarquable paradoxe) du

langage visuel de David Altmejd : la construction de mondes hétéroclites,

mais symbiotiques, c'est-à-dire la mise en œuvre d'univers peuplés d'écarts,

mais qui ne sont pas moins aptes à faire naître des rapports, libérer des

Page 101: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

81

communications, provoquer des ouvertures entre les frontières. D'ailleurs,

en élaborant le type de composition que nous retrouvons dans The Vessel121,

le sculpteur semble délibérément vouloir exacerber cette volonté de mettre

les éléments en communication. Tout se passe comme si l'affluence des fils

incarnait formellement des liens, comme s'ils rendaient visible l'énergie qui

circule entre les divers éléments et éveillaient la possibilité qu'il y ait des

échanges entre eux122. Ce faisant, Altmejd matérialise un réseau, un circuit

pour le moins impressionnant. Mais ce réseau est des plus particuliers : en

fait, la diversité des affluences qui s'y retrouvent aussi bien que la

démultiplication presque infinie de ses jonctions font de lui un véritable

système rhizomatique – métaphore à laquelle nous avons référé plus haut

en citant l’œuvre de De Blois.

Sur ce point, nous établissons un parallèle entre la pratique du

sculpteur et le concept du rhizome tel que théorisé par Félix Guattari et

Gilles Deleuze. Ce concept, qui fait notamment introduction123 à l'ouvrage

Mille Plateaux, écrit conjointement par les deux philosophes français, nous

permet de penser cette prolifération sans direction – ce rapport entre

hétérogénéité et communication qui, chez Altmejd, apparaît comme la clé de

toute transformation. D'ailleurs, notons qu'il n'est pas étonnant que ce

concept de rhizome serve d'ouverture à l'ouvrage de Deleuze et Guattari. En

fait, il se présente, d'une part, comme un schéma d'organisation qui décrit

la structure même de Mille plateaux (livre où la suite linéaire des chapitres

121 Il est également pertinent de souligner qu'un bon nombre d'œuvres, telles que The Orbit (figure 45), Le ventre (figure 46), Le soufflet et la voie (figure 47) sont conçues selon des modes d'organisation formelle similaires à The Vessel. 122 Notons également que les réseaux de fils et dispositifs structuraux (socles, présentoirs, miroirs, etc.) partagent cette même fonction visant à connecter les éléments. À cet effet, Marie Fraser décrit brillamment la portée de ce mode de composition chez Altmejd : « Les nombreux jeux d’échelle (entre le monumental et le microscopique), les perspectives multiples (effet kaléidoscopique des miroirs) ainsi que les divers autres processus qui, s’appelant les uns les autres, obéissent à une logique contextuelle, contribuent à insuffler aux œuvres une énergie vitale. La circulation de cette énergie est

indissociable de la notion de transformation qui caractérise de façon omniprésente le corpus de l’artiste […] ». Marie Fraser et al., Zoo, Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal, 2012, p. 78. 123 Cette introduction fut préalablement écrite par Deleuze et Guattari en 1976 (Rhizome, Paris, France, Les Éditions de Minuit, 1976, 74 pages) pour ensuite être reprise dans Capitalisme et schizophrénie 2, Mille Plateaux en 1980.

Page 102: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

82

laisse place à ce que les auteurs préfèrent appeler des « plateaux », lesquels

peuvent être consultés indépendamment les uns des autres, mais sont

également connexes les uns aux autres124). Tandis que, d'autre part, il se

présente comme un modèle épistémologique pour aborder l'idée qui traverse

tout l'ouvrage, celle de la pensée du multiple, de l'individu – du langage, des

signes, etc. — comme multiplicité, comme pluralité qui se trouve en

constant mouvement, en constant devenir. Dès lors, si le rhizome décrit

dans Mille plateaux a une certaine visée politique, il faut aussi comprendre

qu'il est d'abord – en dessous du texte – un modèle de cette conception du

mouvement comme devenir et c'est selon nous ce modèle qui permet le

mieux de comprendre la transformation et le mouvement à l'œuvre dans la

production de David Altmejd. Avant toute chose, pour interroger davantage

la portée du rhizome et son fonctionnement, il nous faut jeter un regard sur

l'origine même du terme.

En botanique, les plantes à rhizome, par exemple le chiendent, se

distinguent par leurs tiges souterraines munies d'écailles, de nœuds et de

bourgeons, qui produisent des tiges aériennes ainsi que des racines

adventives125. Spécifions d'ailleurs que le propre de ce type de racines est de

se déployer de manière inhabituelle et d'avoir la propension de « [pousser]

sur un point où l'on ne trouve pas d'organe de même nature126 ». Ces

caractéristiques particulières permettent ainsi à ces spécimens de se

ramifier, entraînant la « multiplication végétative » de la plante qui peut alors

devenir « proliférante » ou « traçante127 ». De nature foisonnante et fortement

124 « Nous appelons "plateau" toute multiplicité connectable avec d'autres par tiges souterraines superficielles, de manière à former et étendre un rhizome. Nous écrivons ce livre comme un rhizome. Nous l'avons composé de plateaux. [...] Chaque matin nous nous levions, et chacun de nous se demandait quels plateaux il allait prendre, écrivant cinq lignes, ici, dix lignes ailleurs. Nous avons eu des expériences hallucinatoires, nous avons vu des lignes, comme des colonnes de petites fourmis, quitté un plateau pour en gagner un autre. Nous avons fait des cercles de convergence. Chaque

plateau peut être lu à n'importe quelle place, et mis en rapport avec n'importe quel autre. » Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 33. 125 Jacques Dauta, « RHIZOME », Encyclopædia Universalis. http://www.universalis.fr/encyclopedie/rhizome/, page consultée le 12 mai 2013. 126 Le Grand Robert. 127 Paul Ozenda. Les vege taux : organisation et diversite biologique, Paris, Dunod, 2006, p. 316-318.

Page 103: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

83

vivace, les plantes à rhizome se développent rapidement, mais surtout sans

ordre apparent. Leur organisation générale rappelle celle d'un labyrinthe à

la fois extrêmement expansif et truffé de lacis communicants. À ce sujet,

notons au passage que lorsqu’Umberto Eco définit trois types de labyrinthe,

il décrit celui en rhizome comme un réseau entrelacé de voies sans limites

« où non seulement tout point est connecté à divers autres points, mais où

rien n'empêche l'instauration, entre deux nœuds, de nouvelles liaisons,

même entre ceux qui n'étaient pas reliés avant128 ».

À la lumière de cette courte présentation, nous pouvons déjà identifier

quelques principes que relèvent Deleuze et Guattari à propos du concept du

rhizome, pertinents pour notre recherche. Les deux premiers, qui vont de

pair, sont ceux de connexion et d'hétérogénéité : « […] le rhizome connecte

un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits

ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu

des régimes de signes très différents et même des états de non-signes129 ».

Ainsi, pour les auteurs, le rhizome fonctionne de manière très hétérogène et

non déterminée. Il progresse de manière à mettre librement en relation des

éléments qui ne sont pas nécessairement affiliés, qui n'appartiennent pas à

la même « famille ». Il est ce lieu, mais aussi ce processus par lequel il est

possible d'engendrer un dialogue entre ces différents éléments.

Parallèlement, le lecteur reconnaîtra peut-être ici la nature à la fois

hétéroclite et symbiotique des mondes érigés par David Altmejd –

incroyablement bigarrés, mais liés par une sorte de cohérence

communicative, une « harmonie invraisemblable ». Pensons, par exemple, à

la manière dont les éléments disparates dans The Vessel (figures 41 à 45)

sont connectés les uns aux autres et combien ils semblent former ensemble

une sorte de tout exubérant. Exubérant, mais également déstabilisant car,

d'une certaine manière, la complexité des œuvres du sculpteur leur confère

128 Umberto Eco, « La ligne et le labyrinthe : les structures de la pensée latine », Georges Duby, Civilisation latine, Paris, O. Orban, 1986, p. 43. 129 Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 31.

Page 104: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

84

souvent un caractère labyrinthique, en ce que leur structure ne relève

aucunement de la logique. Une autre particularité non négligeable du

rhizome est qu’il ne provient d’aucune structure prédéterminée130. Ainsi, si

nous nous imaginons y pénétrer, nous devons dès lors nous figurer une

sorte de dédale, non pas conçu de manière à ce qu'il soit potentiellement

possible d'y retrouver son chemin, mais bien au contraire, dont la nature

même réside en ce que l'on s'y perde. Aussi étrange que cela puisse paraître,

là résiderait la force du rhizome tout aussi bien que celle des œuvres du

sculpteur. Car si l'un et l'autre jouissent d'une prolifération sans borne qui

est en soi créatrice et génératrice de fluctuations, ni l'un ni l'autre n'est

configuré de manière à y trouver une sortie, un point terminal où le

mouvement viendrait s’y éteindre. Au contraire, le propre de tout réseau

rhizomatique, tel que présenté par Deleuze et Guattari, est d'engendrer de

nouveaux embranchements, de fuir sans cesse dans de nouvelles directions

et de toujours mener à de nouveaux rapports. C'est d'ailleurs pour cette

raison que, pour eux, le rhizome devient une source de mouvement131,

puisqu'il maintient cette fluctuation, cette « ligne de fuite » qui toujours

fulgure et entraîne de nouveaux agencements.

Cette dernière observation sur l’absence de tout point terminal nous

amène à un autre principe, celui de multiplicité. Cependant, afin de mieux

le comprendre, nous croyons qu'il faut avant tout déceler à quoi ce principe

s'oppose dans la pensée deleuzo-guattarienne. En fait, engagé aux confins

du rhizome, inutile d'y chercher le fil d'Ariane. Ce dernier ne saurait guère

servir dans un espace manifestement insoumis à l'ordre. Car, d'une part, il

ne pourrait y avoir qu'une seule direction à suivre et, d’autre part, le

130 Nous croisons d'ailleurs ici deux autres principes, soit ceux de cartographie et de décalcomanie, selon lesquels le rhizome n'est soumis à aucun modèle structural ou génératif. Il est ainsi totalement dépourvu « d'axe génétique » ou de « structure profonde ». Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 19-22. 131 Deleuze et Guattari parlent à ce sujet de déterritorialisation, de nomadisme, mais posent également la question d’un flux, d’une forme de mouvement que le rhizome libère, mouvement qui « déracine le verbe être » : « Ne semez pas, piquez! Ne soyez pas une ni multiple, soyez des multiplicités! Faites la ligne et jamais le point! La vitesse transforme le point en ligne! Soyez rapide, même sur place! Ligne de chance, Ligne de hanche, Ligne de fuite ». Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 36.

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85

rhizome, véritable « matrice dynamique132 », n'a ni début ni fin.

Conséquemment, selon Deleuze et Guattari, lorsque nous nous y

aventurons, c'est toujours par le milieu133. C'est que le rhizome lui-même

ne prolifère que par le milieu. Comme de la mauvaise herbe, il s'étend à la

manière d'un débordement perpétuel134. C'est alors qu'une pensée toute

particulière qui prend forme ici. Une pensée qui ne va pas d'un point à un

autre, qui ne suit pas d'évolution linéaire, qui ne se profile pas le long d'une

chaîne signifiante, mais qui est capable d'embrasser le multiple. Bref, une

pensée qui passe par la multiplicité. De là, il est important de mentionner

que, chez Deleuze et Guattari, le rhizome est un modèle qui s'oppose

directement à celui de l'arborescence. C'est-à-dire qu'il se distingue

directement de l'« arbre classificatoire » qui toujours possède un tronc

unificateur, qui s'organise et organise le monde par des fils conducteurs

désignant des « liaisons localisables entre points et positions135 ». Pour bien

saisir cette distinction, mentionnons que si, d'un côté, le propre des rapports

arborescents est du type linéaire tel que la filiation, la généalogie ou

l'histoire, de l'autre, ceux proprement rhizomatiques présentés par Deleuze

et Guattari sont plutôt de l'ordre du « parasitage », de la « contagion », de

l'agencement, de « noces illégitimes » (tant de termes utilisés par les auteurs

pour exprimer les rapports aptes à concevoir la multiplicité)136. Ainsi, le

rhizome, par sa nature même, crée la multiplicité. C'est pour cette raison

qu'il serait erroné de dire « être dans le rhizome », puisque l'être tel quel

(l'Être entier137) ne résiste point au rhizome. Pour être plus juste, il faudrait

132 Romain Sarnel, « Lieux de passage et transversalités : pour une dynamique deleuzienne », Le Portique, p. 7, http://leportique.revues.org/index1362.html, page consultée le 18 janvier 2012. 133 Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 36-37. 134 « L'herbe n'existe qu'entre les grands espaces non cultivés. Elle comble les vides. Elle pousse entre, et parmi les autres choses. La fleur est belle, le chou est utile, le pavot rend fou. Mais l'herbe est débordement, c'est une leçon de morale. » Henry Miller, Hamlet, Corrêa, p. 48-49. Cité dans :

Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 29. 135 Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 32. 136 Ces types de rapport (parasitage, contagion, noces illégitimes) sont d’ailleurs mis davantage de l’avant pour expliquer le devenir-animal, objet du 10e chapitre de Mille plateaux. Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 284-380. 137 À ce sujet, comme le fait remarquer Éliane Martin-Haag, il y a dans la philosophie de Deleuze une éthique et une politique de « l’individu sans sujet » influencée de la pensée de Simondon. Elle relève chez Deleuze la nécessité « de repenser un devenir qui défait l’être et ses identités figées afin de

Page 106: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

86

alors dire « faire rhizome138 », et cela ne se fait pas sans que l'unité de l'être

ne soit défaite, qu'elle devienne elle-même multiplicité139. Chez Altmejd,

nous remarquons cette primauté de la multiplicité dans la façon dont ses

personnages aussi bien que ses compositions s’offrent comme le creuset de

rencontres et de mélanges de plusieurs identités, statuts ou règnes. En ce

sens, les modes de composition hybrides et hétéroclites de l’artiste

travaillent sans cesse à la dissolution de l’unité des êtres et des choses.

« Pas d'unité qui serve de pivot dans l'objet, ni qui se divise dans le

sujet. Pas d'unité ne serait-ce que pour avorter dans l'objet, et pour “revenir”

dans le sujet. Une multiplicité n'a ni sujet ni objet, mais seulement des

déterminations, des grandeurs, des dimensions qui ne peuvent croître sans

qu'elle change de nature140. » Et, à ceci, nous pouvons ajouter : elles ne

peuvent croître sans entrer dans un ou des devenirs, car le rhizome appelle

à la transformation perpétuelle. Il est en quelque sorte une matrice

dynamique. Il engage ce mouvement que Deleuze et Guattari nomment « le

devenir ». S'il en est ainsi, c'est que, comme le fait remarquer Maël Le Garrec,

philosophe s’étant intéressé aux travaux de Deleuze, le rhizome est « faculté

de rencontre, terrain d'expérimentation141 ». Dans la conception deleuzo-

guattarienne, il n'y a donc pas de devenir sans qu'il y ait de rhizome. L'un

ne va pas sans l'autre, et le rhizome semble être le champ d'action de toute

transformation142. Transformation susceptible de progresser et de surgir

restituer notre immanence à la vie, au sens d’une vie impersonnelle, inorganique et multiple, dont l’expérience permet de se recréer, en l’affirmant et en la voulant comme source d’une nouvelle individuation ». Éliane Martin-Haag, « Le devenir animal et la question du politique chez Gilles Deleuze », Guichet, Jean-Luc, dir., Usages politiques de l'animalite , Paris, L'Harmattan, 2008, p. 163. 138 Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 19. 139 « L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliances, uniquement constitué d’alliances, l’arbre impose le verbe « être », mais le rhizome a pour tissu la conjonction et… et …et…, Il y a dans cette concoction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être ». Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 36. 140 Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 14-15. 141 Mae l Le Garrec, Apprendre a philosopher avec Deleuze, Paris, Ellipses, 2010, p. 164. 142 « Ce qui est en question dans le rhizome, c'est un rapport avec la sexualité, mais aussi avec l'animal, avec le végétal, avec le monde, avec la politique, avec le livre, avec les choses de la nature et de l'artifice [...] : toute sorte de devenirs ». Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 32.

Page 107: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

87

dans toutes les directions, qui s'opère entre hétérogènes, qui jouit des

infinies possibilités de connexion et qui œuvre au sein de la multiplicité143.

3.6 Pour s’ouvrir au devenir

Nous jugeons que ce rapport entre multiplicité et transformation est

particulièrement important, en ce qu’il permet de comprendre les principes

transformateurs qui traversent les œuvres de David Altmejd. Nous avons

déjà soulevé plus tôt dans ce chapitre combien l'un est impossible dans

l'œuvre du sculpteur. Chaque être, voire chaque objet ne nous semble plus

déterminé par un corps ou une forme propre et unifiée. Au contraire, comme

dans le rhizome, ce qui se profile dans les compositions altmejdiennes, ce

sont des multiplicités. L'artiste compose ses œuvres à la manière de réseaux.

Les éléments qui s'y retrouvent sont directement, mais surtout

spontanément reliés les uns aux autres. Ils ne doivent plus être conçus pour

eux-mêmes, mais en symbiose avec ce qui les entoure. Les composantes de

ses œuvres seraient ainsi comparables à des « agglomérations de

particules », incroyablement malléables et instables. D'ailleurs, cet aspect

devient de plus en plus prégnant dans les plus récentes œuvres du

sculpteur. The Vessel (figures 41 à 45) est un lieu où toutes références

semblent s'évanouir, comme si le réseau délirant de fils qui le parcourt

poussait chaque élément vers un devenir autre. Les membres de l'anatomie

humaine s'y retrouvent radicalement désincarnés. Aux yeux de

l’observateur qui saura les identifier, ceux-ci ne renvoient guère au corps, si

bien qu'une main délicate émergeant des myriades de fils aura davantage

l'essence d'une tête de cygne; un bouquet d'oreilles, lui, lui fera penser à des

fongus; et, un peu plus loin, traversée de mille et un filaments, une dense

agglomération de cristaux lui donnera l'impression de jouir de la légèreté

143 Bernard Andrieu, « Révolution et Hybridité : Le transcorps », Le Portique, http://leportique.revues.org/1360, page consultée le 11 novembre 2011.

Page 108: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

88

d’une plume. Chaque élément acquiert une sorte d’inconstance issue de

l'évanouissement de toute détermination et d’une impureté contagieuse qui

garantit leur puissance de transformation. Pour emprunter les termes de

Deleuze et Guattari, nous pouvons dire qu’ils sont engagés dans une « zone

d'indiscernabilité144 », entre deux règnes, deux natures, deux essences.

Ensemble, ils font rhizome et s'ouvrent au devenir.

Ainsi, la transformation chez Altmejd relève, selon nous, davantage

du principe du devenir deleuzien que de la métamorphose classique. Et force

est de constater que de comprendre la nature transformatrice des œuvres

du sculpteur à l’aune du devenir nous permet d'en déceler la dimension

philosophique. Nous savions déjà qu'il y a, chez Altmejd, une fascination

pour le mouvement, un désir de créer des compositions qui semblent évoluer

de manière autonome, qui sont, d'une certaine manière, vivantes. Mais le

lecteur comprendra, nous l’espérons, que cette énergie qu'il cherche à

libérer dans ses œuvres est peut-être aussi celle qui se dégage, plus

généralement, dans le devenir, c’est-à-dire dans le processus d’une

transformation constante et perpétuelle qui anime le monde.

De prime abord, il faut souligner que, pour Deleuze et Guattari, rien

n'échappe au devenir : « Ce qui est réel, c'est le devenir lui-même, le bloc de

devenir, et non pas des termes supposés fixes dans lesquels passerait celui

qui devient145 ». En fait, pour Deleuze et Guattari, le devenir est la trame

même du réel. C'est la leçon de Bergson, que nous rencontrons ici lorsque,

dans Évolution créatrice, ce dernier rappelle que :

[...] si le langage se moulait ici sur le réel, nous ne dirions pas “l'enfant devient homme”, mais “il y a devenir de l'enfant à

l'homme”. Dans la première proposition, “devient” est un verbe à sens indéterminé, qui sert à marquer l'absurdité où l'on tombe en attribuant l'état “homme” au sujet “enfant” [...] dans la

seconde, “devenir” est un sujet. Il passe au premier plan. Il est la

144 Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 333-350. 145 Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 291.

Page 109: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

89

réalité même; enfance et âge d'homme ne sont plus alors que des arrêts, virtuelles simples vues de l'esprit146.

Soulignons qu’il est ici question d'un phénomène très particulier, et ce, pour

deux principales raisons. Premièrement, comme l'avançait Bergson, le

devenir est immanent. Il est par lui-même. On aurait donc tort de vouloir

l'assujettir à l'évolution d'un sujet, voire à une succession d'états

quelconques, comme nous l’avons constaté dans notre analyse de la

métamorphose classique. De la même façon, nous estimons que l’autre

erreur serait de croire que le devenir fait passer d'un être à un autre et que

ce sont les différents stades par lesquels l'être passe qui constituent le

processus du devenir. En ce sens, nous nous opposons ici à la fois au

principe aristotélicien selon lequel il est question de « quelque chose qui

acquiert ce qu'il n'avait pas147 » aussi bien qu’au principe hégélien selon

lequel « quelque chose [...] devient lui-même autre chose pour d'autant

mieux revenir à soi148 ». Bref, dans la pensée de Deleuze et Guattari, nous

avons affaire à une variation sans substrat préexistant et un mouvement

immanent dans lequel il n'existe ni commencement ni point terminal.

« L'important, c'est de concevoir la vie, chaque individualité de la vie,

non pas comme une forme, ou un développement de forme, mais comme un

rapport complexe entre vitesses différentielles, entre ralentissement et

accélération de particules149 », souligne Deleuze. Nous estimons donc que ce

serait par ces variations de puissance (affects), ces variations d'intensité que

le devenir se propage dans l’œuvre d’Altmejd. Ainsi, quand nous abordons

le devenir, il n'est pas question d'imitation, de « faire comme », pas plus que

de filiation où d'assimilation150. Il s'agit plutôt, en termes deleuziens, de

146 Henri Bergson, « Évolution créatrice », Œuvres : Textes annotés par Andre Robinet; Introd. par Henri Gouhier, Paris, Presses universitaires de France, 1963, p. 759 147 Jérôme Rosanvallon et Benoi t Preteseille, Deleuze et Guattari a vitesse infinie 1 – De la vitesse infinie de l'etre, Paris, Ollendorff et Desseins, 2009, p. 74. 148 Ibid. 149 Gilles Deleuze, Spinoza, Philosophie pratique, Éditions de Minuit, 1981, p. 165. 150 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 2008, p. 8

Page 110: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

90

s'infiltrer à même une « zone de voisinage » qui change et amorce une

variation dans nos rapports de vitesse et de lenteur, d'entrer dans un

rapport symbiotique, dans une « noce contre nature151 ». Il ressort plus

clairement à quel point le modèle du rhizome s'avère essentiel, selon Deleuze

et Guattari, à tout processus de devenir, où devrions-nous dire à tous les

devenirs. En l’utilisant comme lunette d’interprétation, ce modèle opère,

comme le mentionne Anne Sauvagnargues à propos de Deleuze, une « [...]

transformation de l'idée de système, qui ne doit plus être compris comme

une structure homogène rapportant les variables à des constantes

hypostasiées, mais comme un système ouvert, en réseau, connecté et

présentant des règles variables en devenir152 ». Toujours, le rhizome serait

ouvert, selon Deleuze et Guattari, à de nouvelles rencontres, il pousse les

multiplicités vers les bordures, dégage des « lignes de fuite » qui fulgurent

vers des « zones de voisinage », vers un devenir autre. Avec le concept de

devenir et celui de rhizome, les deux philosophes nous permettent

d’appréhender le monde dans sa réalité mouvante153.

Au cœur de la pratique d'Altmejd comme au cœur de la philosophie

de Deleuze et Guattari, nous retrouvons ainsi la même compréhension du

monde ou d'un monde comme système ouvert et proliférant. Toutefois, si

dans les écrits de ces philosophes le rhizome est présenté d'une certaine

manière comme une image du devenir, un modèle qui sert de véhicule au

devenir, notons que les œuvres d’Altmejd lui confèrent quant à eux une

autre dimension, celle-ci beaucoup plus large. Bien plus qu'une image du

151 Ibid. 152 Anne Sauvagnargues, « De l'animal à l'art », Francois Zourabichvili et al., La philosophie de Deleuze, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 157. 153 En ce sens, il faut aussi noter que leur entreprise philosophique fait partie intégrante de l'élaboration d'une métaphysique de l'« immanence pure ». D'un point de vue naturaliste, il s'agit d'une approche où il n’existe « aucune surnature qui transcende la nature, que celle transcendant soit pré-naturelle (divine, essentielle, idéelle, etc.) ou post-naturelle (culturelle, artificielle, mentale, etc.)153. C'est alors en évacuant toute forme de transcendance que l'approche deleuzo-guattarienne s'articule ». Je rome Rosanvallon et Benoi t Preteseille, Deleuze et Guattari a vitesse infinie 1 – De la vitesse infinie de l'etre, Paris, Ollendorff et Desseins, 2009, p. 74.

Page 111: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

91

devenir, ce qui est, selon nous, à l'œuvre dans les compositions du

sculpteur, est sans cesse le rhizome en pleine action, capable de faire sentir

ses multiples fluctuations chez le spectateur, de le faire entrer au cœur du

mouvement. Bien que rhizome et devenir semblent indissociables dans la

pensée deleuzo-guattarienne, dans les œuvres d'Altmejd, le rhizome passe à

l'avant-plan. L'artiste construit ses œuvres d’une façon telle que le

spectateur peut pénétrer à même le rhizome et lui-même expérimenter le

mouvement, la transformation, le devenir.

3.7 Devenir rhizome

Il est vrai qu'en regardant la complexité de structures comme dans

The Vessel, nous avons l'impression d'apercevoir ces « lignes de fuite » qui

parcourent le rhizome. Mais le rhizome chez Altmejd n'apparaît pas

seulement structurellement dans les œuvres où les fils sont utilisés pour

relier les éléments entre eux. Sa portée s'avère selon nous beaucoup plus

étendue, car il est d'une certaine manière mis en jeu et se déploie sous

diverses formes, mais également à travers différents modes opératoires. En

fait, chez Altmejd comme chez Deleuze et Guattari, le rhizome et le devenir

semblent très proches l'un de l'autre. Toutefois, du point de vue de

l'expérience vécue par le spectateur, cette proximité gagne en importance.

Au lieu que le rhizome s’apparente davantage à une matrice formelle et le

devenir à une transformation comme chez Deleuze et Guattari, l'immersion

que proposent les œuvres du sculpteur induit à la fusion de ces deux

dimensions. Attardons-nous à la manière dont cette fusion se présente et

dans quelle mesure elle module l’expérience du spectateur.

Par exemple, dans Untitled, 2007154 (figures 19 à 22), les truchements

et les effets kaléidoscopiques des miroirs provoquent une véritable

154 Précisons que cette œuvre fut postérieurement présentée dans le cadre de l’exposition Star Power: Museum of as body electric au Musée d’art contemporain de Denver en octobre 2008 et qu'elle fut

Page 112: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

92

dynamique rhizomatique. En pénétrant dans la salle qui accueille

l'installation, le spectateur aura d’abord l'impression de s'introduire dans un

étrange palais des glaces. Tapissée de miroirs, la pièce semble se déplier à

l'infini, soulevant une démesure qui la rend presque immatérielle. Mais cette

démesure apparaît aussi par rapport aux curieux gardiens de cet espace :

six géants qui, du haut de leur stature surdimensionnée155, règnent

silencieusement sur ce territoire miroitant. Étant elles-mêmes composées

de mille et une surfaces réfléchissantes, leurs images se propagent

indéfiniment dans l’ensemble de cet « impossible espace que peuplent les

reflets156 », pour reprendre les mots de Jorge Luis Borges.

Bénéficiant chacun d’une apparence distincte, ces gardiens

titanesques nous interpellent tour à tour (figure 22). L’un d’eux se présente

comme un gigantesque prisme décoré de multiples percements – de petites

cavités géométriques – dont les profondeurs rutilantes nous dévoilent autant

d’illusions kaléidoscopiques. Un autre, semblable à une armature ou une

ossature inachevée, s’apparente aussi bien à l’humain qu’à la machine. Sa

tête, explosion de fragments scintillants, est soutenue par une frêle colonne

vertébrale tout aussi lumineuse. Ses minces jambes décharnées pourraient

être celles d’un robot androïde. Un peu plus loin, on aperçoit un troisième

colosse ayant un grand prisme en guise de corps, lequel est surplombé d’un

cube qui, marquant un rapport anthropomorphique, fait office de tête.

L’apparence massive et épurée de ce géant s’oppose à l’aspect inextricable

d’un de ses congénères qui se tient à l’autre bout de la salle. Ce dernier,

véritable silhouette labyrinthique, où s’agence une profusion de dédales

anguleux, n’est qu’un vaste réseau de lacis chatoyants. La forme imprécise

et disséminée de ce spécimen lui donne une allure spectrale, comme s’il

ensuite accueillie au Magasin de Grenoble (Centre National d'Art Contemporain de Grenoble) du 1er février au 26 avril 2009, ainsi qu’aux Abattoirs de Toulouse à l'été 2009. D'ailleurs, en ce qui concerne la description qui suit, nous nous référerons à cette dernière présentation. 155 Certains d'entre eux ont une hauteur pouvant aller jusqu’à 4 mètres. 156 Roland Quilliot, Borges et l'e trangete du monde, Strasbourg, France, Presses universitaires de Strasbourg, 1991, p. 64.

Page 113: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

93

n’était qu’une apparition, une lueur fantomatique. Quant aux deux autres

colosses qui complètent le sextuor, l’un d’eux semble digne d’une création

du docteur Frankenstein. Les deux bras tendus vers l’avant, il apparaît

amorphe et absent comme s’il était plongé dans un état cataleptique. Sa

chair brunâtre et étrangement texturée se rapproche des parois rocheuses

qui parent certaines grottes souterraines. D'ailleurs, de multiples stalactites

pendent en aiguille le long de ses bras et de son entrejambe. Cependant, si

cette matière nous laisse stupéfaits, que dire de la prolifération des formes

prismatiques et miroitantes qui semblent envahir l’organisme de ce curieux

personnage? Le dernier géant est quant à lui constitué entièrement de

miroirs. Au confluent du titan et du super héros, les reliefs qui se dessinent

sur son armure coruscante nous laissent entrevoir une musculature

développée, recouverte par endroits d’un enduit scintillant aux couleurs

pastel. Sur sa jambe gauche s’enroule un escalier à vis, tandis qu’un de ses

bras gît sur le sol. Ces éléments pourraient faire penser que l’étrange

personnage est inachevé, comme si son inventeur avait dû délaisser

temporairement sa conception. Inachevé, mais également imparfait, car,

comme plusieurs des figures conçues par David Altmejd, le corps de glace

porte des marques de cassure, marques intentionnelles et irréversibles

laissées par l'artiste.

Plus le regardeur est captivé par l'observation de ces étranges figures,

plus il sera saisi d'une sorte de vertige. Les effets illusoires des miroirs

déferlent autour de lui. Sa propre image afflue. Cette image démultipliée

indéfiniment devient parcellaire se décomposant, se fractionnant, se

déformant au gré des surfaces réflectives qui sont par moment accidentées,

fissurées ou rendues radicalement kaléidoscopiques. Cette image, qui ne lui

ressemble plus, investit de toute part l’espace, se confondant au corps

étrange des colosses. Progressivement, c'est une déstabilisante ubiquité qui

Page 114: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

94

le gagne, ce sentiment d’être à la fois ici et ailleurs157, mais également d’être

un et multiple. Cette sensation de devenir autre par la multiplicité, de faire

rhizome avec l'espace et ces êtres colossaux.

Pour David Altmejd, le miroir est une matière fructueuse qui lui

permet d'introduire l'infini dans ses œuvres158. L’artiste affirme à ce propos

que lorsqu'il a commencé à utiliser les miroirs dans ses compositions, il

désirait créer des « espaces infinis ». Plus encore, cette manière lui permettait

de créer des espaces, mais également des structures sans fin, qui nous

paraissent animées de toute part : « I like the idea that a sculpture is like a

living organism, like a person – I like that it is infinite in all sorts of ways159 ».

En configurant les surfaces réfléchissantes de manière géométrique, voire

labyrinthique,160 celles-ci deviennent démultiplicatrices d’images,

intensifiant l’opulence et la richesse de la composition. Mais cette

multiplicité, qui sans cesse se prolonge dans un espace spéculaire délirant,

est aussi la condition aporétique par laquelle toute unité possible s'étiole.

En ce sens, nous n'avons qu'à penser, d'une part, à quel point l’éventail de

reflets que le regardeur-acteur crée dans Untitled, 2007 s’acharne à

transfigurer le décor ambiant tout aussi bien que le corps des géants et,

d'autre part, la mesure dans laquelle le décor en lui-même intervient sur sa

propre image, lui conférant contingence et instabilité. Dans les deux cas, la

consistance du réel semble céder du point de vue de celui qui « se » regarde.

Même notre propre reflet n'est plus garant de notre être. Car, si, au

quotidien, les miroirs sont un outil où se réfléchit l'image rassurante de

l'être, où nous nous observons et nous examinons dans notre forme

unitaire; au contraire, dans les œuvres de David Altmejd, les miroirs

157 Jocelyne Lupien, qui s'est penchée sur les différentes implications sensibles du miroir, parle à ce sujet de « l'expérience d'ubiquité » : « [...] être ici et là-bas simultanément, devant, derrière, à l'intérieur [...] et à l'extérieur [...] ». Jocelyne Lupien, Du sens des sens dans l’art actuel, Thérèse St-Gelais et al., L'indecidable : e carts et de placements de l'art actuel, Montre al, E ditions Esse, 2008, p. 93. 158 Michaël Amy, « Sculpture as Living Organism: A Conversation with David Altmejd » Sculpture,

vol. 25, n° 10 (2007), p. 26. 159 Ibid. 160 Voir par exemple les effets de miroir des figures 10 et 28.

Page 115: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

95

deviennent un outil de dissolution. L'image de celui qui s'y regarde

occasionne une curieuse imposture : non seulement elle lui impose de se

démultiplier à l'infini, mais elle l’oblige également à se fondre au monde

aporétique qui l’entoure.

Selon nous, cette forme de dissolution est enjeu important à

considérer dans la transformation chez Altmejd. D'ailleurs, il est intéressant

de noter que ce même enjeu est l'un des effets du rhizome qui induit à une

condition essentielle du devenir. En fait, nous avions déjà avancé que, chez

Deleuze et Guattari, nulle part le devenir n'est pensé à partir de l'être, soit

comme un mouvement centripète qui se résout dans l'être et qui le pousse

à se transformer de manière évolutive. Il s'agit en fait de « ne pas être dans

l'être, mais dans la multiplicité possible [...]161 ». Ne pas partir de l'un, mais

de la multiplicité, car, quand l'esprit détermine un point, n’est-il pas sujet à

s’y arrimer? Tel un sédentaire, l’esprit n’a-t-il pas parfois tendance à

s'attacher à une région bien définie, c'est-à-dire son objet? Tout se passe

alors comme s'il ne suivrait que lui, comme s'ils fusionnaient en quelque

sorte, faisant alors abstraction de ce qui se passe autour, balayant les

événements qui ne s'y rapportent pas directement. Le rhizome tel que

conceptualisé par Deleuze et Guattari, lui, crée la mobilité, manière de dire

qu'il entraîne un certain type de nomadisme. Mais ce qu'il y a de

particulièrement intéressant chez Altmejd est qu'en diluant la consistance

du réel par ces jeux de miroirs et en nous situant au sein d'un monde

rhizomatique, il touche à un aspect peu traité par Deleuze et Guattari, c’est-

à-dire cette possible impression de déroute que peut provoquer le devenir,

mais aussi le rôle émiant que tient cette déroute (cet abandon du je et de

l'image unique) dans le processus de devenir. Bien plus qu'un modèle, le

161 Bernard Andrieu, « Révolution et Hybridité : Le transcorps », Le Portique, http://leportique.revues.org/1360, page consultée le 1er novembre 2010.

Page 116: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

96

rhizome est ainsi véritablement un mode opératoire activement libéré dans

ses compositions.

D'ailleurs, il faudrait encore soulever une autre fonction du miroir

chez l'artiste, quelque chose de puissant dans l'utilisation de cette matière.

En cela, si le miroir détient le pouvoir de démultiplier, d'atteindre une

certaine multiplicité, il ne faut pas oublier qu'il a également la propriété de

capter les bribes de l'espace environnant. Lors de son entrevue avec Altmejd,

Michaël Amy faisait remarquer que le miroir semble fonctionner aussi

comme un conducteur, qui opère les contacts, les fusions entre les différents

éléments, donnant l’impression que les objets se fondent en symbiose les

uns dans les autres162. Dans The Index (figures 25 à 29), cet effet est

récurrent. Si l'installation elle-même se présente comme un métissage

impressionnant où loups-garous, hommes oiseaux, volatiles, écureuils,

moufettes naturalisées, fleurs, végétaux, géants, minéraux et champignons

de formes phalliques habitent le même espace, il se trouve qu’à même les

surfaces des multiples présentoirs miroitant ces divers éléments gagnent en

proximité. Non seulement leur présence se trouve intensifiée par les reflets,

mais ces éléments, maintenant imbriqués à travers les reflets se retrouvent

aussi indissociables les uns des autres, comme parties intégrantes d'une

symbiose généralisée. En fait, les miroirs agissent comme des outils de

capture, au sens deleuzien du terme, en ce qu'ils induisent à des

interfécondités inespérées, créant des « zones de voisinage » entre éléments

hétérogènes, pour reprendre encore une fois l’expression de Deleuze et

Guattari163. Ce faisant, non seulement ils ouvrent la porte à des

communications parmi les différentes composantes ou les divers statuts

ontologiques qui habitent l'univers d'Altmejd, mais établissent également un

162 Michaël Amy, loc. cit. 163 Robert Sasso et Arnaud Villani, dir., Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Nice, Centre de recherche d'histoire des idées, 2004, p. 48.

Page 117: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

97

contact lancinant entre le spectateur et cet univers164. Car, nous le savons

maintenant, le spectateur qui passe devant ces surfaces réfléchissantes ne

peut faire autrement que de voir son image s'amalgamer à cet

environnement luxuriant.

3.8 Systèmes proliférants

Ainsi, le rhizome chez David Altmejd n'apparaît pas que formellement

dans ses sculptures. Nous sommes d’avis qu’il serait d'ailleurs erroné de n'y

voir qu'une similitude structurale. En fait, ce qui est particulièrement

intéressant par rapport à son œuvre, c'est qu’elle nous amène au-delà du

rhizome ou, pour le dire de manière plus juste, qu'elle nous fait littéralement

entrer à même le rhizome. S'il en est ainsi, c'est selon nous parce que les

modes de composition de l'artiste (hétérogénéité, contrastes, miroirs...) sont

des moyens qui tendent à déclencher des mouvements d'ordre rhizomatique,

à forger des mondes capables de nous faire sentir le devenir.

Conséquemment, il semble que ce qu’Altmejd rend visible, ce n'est non pas

le rhizome en tant que structure qui supporterait le devenir, mais son

processus même, son pouvoir de prolifération. C'est donc ici le mode

opératoire du rhizome qui est mis de l'avant à travers les microcosmes que

construit l'artiste. Il nous met en contact avec son caractère fluctuant et

mouvant. Ce faisant, il nous amène, nous aussi, en tant que spectateur à

entrer dans ces mondes, à se confondre à lui.

S'égarer : voilà, selon nous, ce à quoi David Altmejd nous invite. Le

rhizome chez lui ne serait non pas une manière de représenter la

métamorphose ou le devenir, mais bien un moyen par lequel il réussirait à

164 À ce sujet, Jocelyne Lupien soutient que le miroir induit une « part d'indécidabilité [qui] réside dans la manière de laisser ouverte la représentation afin que nous puissions y jouer un rôle actif ». Jocelyne Lupien, op. cit., p. 97.

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98

faire sentir le devenir. Pour qu'il se révèle à nous, il faut oser se confondre

à son processus, au risque de se perdre, au risque de dissoudre notre

individualité, il nous faut oser la continuité avec le monde. Il s'agit d'entrer

dans un devenir qui passe « entre les choses », apprendre à se mouvoir

entre165, mais aussi – et c'est peut-être là où le concept de devenir acquière

une portée toute particulière chez lui – de concevoir la possibilité d'une

énergie, d'une puissance globale qui circule entre les êtres : de penser le

monde dans ce qu'il a de plus mouvant en levant le voile des catégories.

Dans la production d'Altmejd, les frontières deviennent nettement poreuses

et elles sont ainsi constamment remises en question, car la transformation

chez lui ne peut se réaliser qu'au prix de cette perte de repères.

À cet égard, peut-être que l’œuvre d’Altmejd trouve justement sa plus

grande force en ce qu’elle possède cette fascinante capacité à nous faire

perdre nos repères. Lorsque nous pénétrons au cœur de ses paysages

bigarrés, nous sommes confrontés à un milieu ultimement irrégulier,

construit de réunions et d’unions inusitées. Il nous est alors donné à voir

des symbioses et des proliférations improbables, dont la viabilité nous

semble, au premier abord, impossible. Impossible, certes dans un monde

que nous appréhendons trop souvent par des taxidermies, impossible dans

un monde divisé par des ontologies figées – scindées, et découpées. Mais

l’univers d’Altmejd lui, est rhizomatique. Il file et fluctue au court des

rencontres qui s’y multiplient, si bien qu’il nous semble inenvisageable de

« figer le devenir » de ses compositions en instants ou en images fixes, en ce

que Maryvonne Perrot nommait « le tout fait » de la métamorphose166. Créant

des espaces qui agissent hors de nos attentes, l’artiste nous propose des

165 « Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l'une à l'autre et

réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emportent l'une et l'autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu ». Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 37. 166 « Nous figeons le devenir de la nature en des instants qui nous empêchent de voir que le réel n’est qu’une incessante métamorphose; nous n’apercevons que des résultats, nous enregistrons le tout fait, nous n’atteignons pas le se faisant. » Maryvonne Perrot, L'homme et la métamorphose, Publications de l'Université de Dijon, 56, Paris, Société Les Belles Lettres, 1979, p. 65.

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99

formes instables, chancelantes, il réussit à nous faire sentir les fluctuations

d’un monde erratique en exposant, pour reprendre l’expression de Perrot,

« le se faisant » de la transformation. Dès lors, nous pouvons envisager que

le langage visuel d’Altmejd nous induise à une compréhension du monde

qui ne reposerait nullement sur des conventions fixes, immuables ou

inflexibles. Ses œuvres luxuriantes nous amènent à penser qu’il pourrait

exister un mode d’appréhension autre du monde.

Étrangement, il y a quelque chose d'extrêmement réaliste dans

l'œuvre du sculpteur. Elle est intrinsèquement liée à la vie, à une réalité de

la vie qui n'est faite que de devenir, pour reprendre les propos de Bergson.

Une vie qui n'est que mouvement. Ce mouvement n’est plus divisible, n’est

plus assignable à des trajets où à des segments et c'est pourquoi il fallait les

distinguer d'une conception classique de la métamorphose pour en saisir

l'essence et toute la portée. Il nous fallait, en ce sens, sortir de la

représentation stricte du phénomène métamorphique pour pouvoir entrer

dans la réalité mouvante que propose Altmejd.

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100

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101

CONCLUSION

Dans l’univers d’Altmejd, la métamorphose n’est point représentée,

elle est créée; elle émerge d’entre les éléments, elle apparaît dans leur

conjonction, dans la possibilité d’une création continue, d'un devenir qui

propulse les formes au-delà de ce qu’elles nous semblent être dans la réalité.

Par sa production singulière, l’artiste démontre que, pour faire sentir la

métamorphose, il ne suffit point d’en exposer les résultats, mais plutôt d’en

exprimer le processus et il n'hésite pas à faire entrer le spectateur à même

ce processus.

S'il en est ainsi, c'est que, comme nous l'avons vu dans le premier

chapitre, David Altmejd conçoit ses œuvres en aménageant des systèmes. À

la base même de son processus de création, il se trouve que c’est le

fonctionnement de ces systèmes qui incarne l'impératif principal167. Il s'en

remet à l'intuition, se soustrayant à toute volonté, pour construire des

sculptures qui agissent comme des organismes vivants. Ce qui l'intéresse,

c'est de réunir divers objets, éléments et diverses références de manière à

créer des compositions complexes, mais qui agissent tels des organismes

autonomes. Comme il le raconte en entrevue : « à un certain moment dans

le processus de création, ce sont les matériaux eux-mêmes qui font leur

propre choix168 ». La sculpture tend à devenir un écosystème où une chose

en amène une autre. Ce qui est étonnant pour un artiste qui se considère

avant tout sculpteur est que, ce qui l’intéresse particulièrement, ce n'est pas

la sculpture en sa qualité d'objet, mais bien la sculpture comme être vivant,

comme organisme capable d'évolution et de transformation.

167 « Ma préoccupation a toujours été d'avoir l'impression de faire quelque chose de complexe qui

peut générer une énergie. Mon défi est de toujours continuer à créer quelque chose de vivant. »

David Altmejd, Éric Simon, « David Altmejd : Le biologiste de la destruction séduisante », ACTUART,

http://www.actuart.org/pages/david-altmejd-6423428.html, page consultée le 12 décembre 2012. 168 David Atlmejd, correspondance avec l’auteur, Montréal, mai 2009.

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102

De plus, si la métamorphose est indissociable de l'œuvre de David

Altmejd, son langage visuel particulier, quant à lui, remet en question le

mode de représentation traditionnel de ce thème. Sa manière d'exploiter et

de développer la figure du loup-garou est d'ailleurs symptomatique de cette

rupture face à la représentation classique de la métamorphose. Quand, pour

représenter le lycanthrope, la tradition, d'ordre général, opère par un

morcellement des différents stades de la transformation de cette figure,

axant le plus souvent sur un moment précis de la métamorphose alors figée

dans le temps, Altmejd, lui, use d'une tout autre stratégie. La transformation

n'est plus évoquée par ce moment précis où l'homme bascule vers l'animal,

mais elle s'inscrit formellement dans la manière dont il met en scène le corps

des bêtes. Ces corps sont abordés comme de la matière vivante, et ce,

quoiqu'ils soient vraisemblablement morts. La force de ce paradoxe est qu'à

travers les corps pourrissants, le sculpteur exploite un état provisoire. Les

cadavres ravagés sont aménagés à la manière de terreaux fertiles. Ils

engagent et font naître une autre forme de vie, celle-ci extrêmement

irrégulière, mais pour le moins virulente. Ainsi, la métamorphose est non

plus pensée par le biais d'une représentation épisodique des changements

que subit le corps, mais par une approche où le corps lui-même devient le

creuset d'infinies possibilités.

Le traitement qui est réservé au corps dans le langage altmejdien est

essentiel pour la compréhension de son approche de la métamorphose. Il

nous fallait donc pousser l'analyse puisque, formellement, les figures que

façonne l'artiste se distinguent également de la tradition en ce qu'ils ne

répondent plus à l'image idéale que l'on peut avoir du corps. En fait, Altmejd

ouvre le corps, il en perce l'enveloppe pour en exposer l’intérieur. Par cette

ouverture, il nous incite à observer ce qui se passe dans l'abysse corporel.

Et alors que, de manière générale, le dépassement de cette frontière

(l'intrusion au-delà de l'enveloppe unificatrice qu'est la peau) mène à rompre

l'intégrité du corps et réfère à un manque face à la viabilité du corps, rendu

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103

abject, les géants issus de l'imagination du sculpteur exposent quant à eux

une physionomie en puissance. L'ouverture du corps chez Altmejd, suivant

notre réflexion, n'éveille donc guère l'abjection, et si l'intégrité de ces figures

est transgressée, il semble que ce soit pour leur garantir une vie corporelle

intarissable et exacerbée. L'anatomie ouverte appelle ainsi à une conception

grotesque du corps au sens bakhtinien du terme. Une conception où le

corps, non plus circonscrit par ses limites physiques – intérieur et extérieur

–, adhère à une existence débordante et mouvante. Encore ici, c'est l'idée de

la sculpture comme organisme vivant et proliférant qui revient en

démontrant que même la figure du corps ne peut jouir d'aucune stabilité.

Elle est toujours « en chantier », puisque l'ouverture laisse présager de

potentielles mutations, évolutions, voire transformations. Pour Altmejd,

ouvrir le corps ne présage en rien une blessure, une tare indélébile qui en

mine le sens et la fonction; il est plutôt question de créer une ouverture pour

laisser passer ou, mieux, produire un corps imparfait, non fermé, de manière

à ce qu'il puisse mieux interagir avec le monde extérieur et se modeler

incessamment au rythme de cette interaction.

L'idée de l'ouverture du corps fonctionne de pair avec l'idée de

sculpture comme système ouvert. Nous avions donc le sentiment qu'il fallait

appliquer cette idée, mais cette fois à la conception même de la

métamorphose. En fait, le phénomène métamorphique qui habite les œuvres

de David Altmejd doit être conçu comme étant aussi instable que l'univers

auquel elles appartiennent. Il nous fallait alors saisir quel type de

mouvements animent ses œuvres et en déceler la nature. Ceci nous a

amenés à opposer la transformation altmejdienne à une conception de la

métamorphose comme passage ordonné d'une forme à une autre, car, chez

Altmejd, nous ne trouvons nulle part cet ordre. De toute évidence, ses

œuvres répondent d’une autre dynamique, niant la simple transition d'une

forme A à une forme B. En fait, nous retrouvions ici l'idée bergsonienne

selon laquelle un mouvement ne peut correspondre à son parcours. C'est-

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104

à-dire qu'il est impossible de soustraire un mouvement à un « espace

parcouru169 » et que c'est le fruit de notre perception qui exerce une « coupe

immobile170 » et abstraite du mouvement, le réduisant à un segment, une

droite que nous pourrions décrire comme allant d'un point A à un point B.

Cette rigidité, cette structure définie entre deux points précis, nous avons

tenté de montrer qu’elle échoue à expliquer la transformation qui se trame

au sein des œuvres du sculpteur, puisqu'il est impossible de déterminer

d'où exactement naît la transformation et où elle aboutit. La prolixité du

langage de David Altmejd rend caduc ce découpage dans la mesure où il est

impossible d’identifier ni forme originelle à partir de laquelle émerge la

transformation ni forme terminale. Dans cet univers, tout se passe comme

si l'un est impossible. Le langage du sculpteur est toujours en excès sur lui-

même. Conséquemment, la conception de la métamorphose à laquelle il

s'adresse devait être abordée selon d'autres paramètres capables

d'embrasser la prolixité, mais également l’hétérogénéité de son travail aussi

bien que la valeur productive de cette hétérogénéité. Ce qui se trame entre

des éléments de différente nature, de différent règne est en quelque sorte la

pierre angulaire de la transformation pour Altmejd. Il s'emploie à exacerber

les rapports et les communications entre ces éléments. Pour lui, il s'agit

d'une question de tension. Il aime créer des contrastes entre les différents

matériaux et objets qu'il emploie pour provoquer ces tensions. C'est le

rapport relationnel entre les éléments, ce dialogue entre antagonismes qui

est la source du mouvement. Son mode de composition est une manière de

mettre les choses en communication, comme dans un circuit ouvert où

l'énergie circule sans cesse. Ainsi, en remplacement du modèle de la droite

où les transformations se font d'un point à un autre, nous avons dû

considérer un autre modèle, celui du rhizome, et plus spécifiquement le

rhizome tel que développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari.

169 Henri Bergson, « Évolution créatrice », Œuvres : Textes annotés par Andre Robinet; Introd. par Henri Gouhier, Paris, Presses universitaires de France, 1963, p. 726. 170 Gilles Deleuze, L’image mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 87, collection « Critique ».

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105

Le rhizome, comme les sculptures d'Altmejd, réfère à un système

fulgurant et proliférant qui permet la création de nouveaux rapports, à

savoir une communication incessante entre différents éléments

hétérogènes. Mais la nature foisonnante du rhizome – qui déborde toujours

sur lui-même – est également d'un intérêt particulier, puisqu'il permet de

penser ces nouveaux rapports par-delà toute taxinomie et par-delà toute

compréhension de la transformation qui ne se ferait qu'à partir de l'être.

Ainsi, il nous a permis de saisir la valeur et la dynamique de cette prolixité

hétérogène qui prend place à même le langage altmejdien. En fait, en

embrassant la multiplicité, il nous plonge à même un système dans lequel

on ne s'adresse pas aux choses (ou aux êtres) selon leur forme, leur corps

ou la catégorie à laquelle elles appartiennent, mais bien selon leur

propension d'échange, de contact, de contagion les unes envers les autres.

Les interrelations que nous y trouvons, la manière dont les éléments sont

reliés les uns aux autres, mènent à une « zone d'indiscernabilité », un

« devenir autre », comme dirait Deleuze et Guattari.

Toute transformation chez Altmejd nous apparaît donc davantage

tributaire de ce devenir que de la métamorphose au sens classique du terme.

Car, pour Deleuze et Guattari, le devenir se propage par contact, par des

échanges créant des « zones de voisinage », une certaine symbiose entre deux

ou plusieurs règnes étrangers. Et c'est exactement cela que construit David

Altmejd. Il conçoit des lieux où les frontières sont éminemment poreuses,

où des éléments de tout acabit cohabitent au terme d'une insolite mais

harmonieuse communion. Il construit des univers rhizomatiques qui

fonctionnent comme des systèmes enclins aux proliférations, aux

contaminations, aux gestations illégitimes.

Toutefois, une particularité que nous relevons dans les œuvres de

David Altmejd est que c'est d’une certaine manière un rhizome en pleine

action que nous y retrouvons et non pas un rhizome comme structure du

devenir, tel qu'il semble être présenté par Deleuze et Guattari. Cela s'affirme

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106

avec d'autant plus d'insistance quand nous considérons le caractère

immersif de son œuvre. L’artiste se plaît à faire pénétrer le spectateur à

même le flux déroutant du rhizome. Confronté à ses compositions aussi

luxuriantes que miroitantes, c'est à la fois l'espace environnant, la sculpture

comme élément physique et notre propre image qui fusionnent, ouvrant à

une intense mobilité. Il s'agit alors de ne faire qu'un avec la multiplicité, de

se trouver dans un espace où s'effrite « la solidité du monde réel », comme

le disait disais Roger Caillois.

Mais, à bien y penser, ce que David Altmejd remet également en

question n'est-ce pas le fait même que ce ne soit que par certaines

conventions abstraites que le réel peut faire preuve à nos yeux d'une

certaine solidité? En fait, par ses œuvres et par la manière dont celles-ci

nous affectent et interagissent avec nous, le sculpteur n'expose-t-il pas cette

mobilité comme étant la trame même de la réalité? Cette mobilité fut et est

encore aujourd'hui une question obsédante tant du point de vue

philosophique que du point de vue scientifique. Chez Henri Bergson, par

exemple, elle fut particulièrement marquante quand il écrivait que le « réel

n'est fait que de mouvement » et expliquait dans une certaine mesure que si

nous n'en sommes point conscients, c’est que notre perception du monde

ne se base pas seulement sur ce qui s'y trouve objectivement, mais

également sur des modèles qui définissent ce qui devrait s'y trouver171. Dans

l'Antiquité, certains mythes (particulièrement ceux qui parlent de la

métamorphose) renvoyaient à une conception fluide, voire mouvante du

cosmos172. Dans le système de croyances de la Grèce antique, nous

retrouvions donc cette genèse perpétuelle où « le naître s’oppose à l’être173 »,

171 Cette idée est la pierre angulaire de l’ouvrage Évolution créatrice. Henri Bergson, op. cit. 172 Francoise Frontici-Ducroux, L’homme cerf et la femme-araignée : figures grecques de la métamorphose, Le temps des images, Paris, Gallimard, 2003, p. 274. 173Michel Jeanneret, Perpetuum mobile : métamorphoses des corps et des œuvres, de de Vinci a Montaigne, Paris, Macula, 1997, p. 38.

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107

et dans lequel l'homme doit trouver sa place, et paradoxalement y ériger ses

propres frontières.

Aujourd'hui, malgré le fait que la science au XXe siècle ait su lever le

voile sur cette mobilité et nous la rende théoriquement plus palpable –

pensons notamment à la mécanique quantique et à la théorie des

probabilités – il semble que se représenter concrètement ce mouvement

perpétuel comme substance même de notre réalité soit encore, pour

certains, un exercice périlleux. Serait-ce là le signe d'une hésitation à se

représenter nous-mêmes comme étant inconstants, pour ne pas dire d’une

hésitation à assumer soi-même cette part d'incertitude de l'être? Science et

philosophie sont des outils qui, en partie, convoquent cette incertitude,

remettant constamment les systèmes existants en question. Et plus que

nous le croyons, l’artiste participe lui aussi à ces grands questionnements.

Je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait le plus, ce n’était pas d’apprendre les codes et un

langage, mais plutôt d’en inventer. Et le seul domaine où l’on encourage cela c’est en art.

David Altmejd

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108

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Lectures complémentaires :

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BARKAN, Leonard. The Gods Made Flesh: Metamorphosis & the Pursuit of Paganism. New Haven, Yale University Press, 1986, 398 p.

BELZANE, Guy. La me tamorphose : Ovide..., Perrault..., Hugo..., Michaux.

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BOREL, France. Le ve tement incarne : les me tamorphoses du corps. Paris,

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CAILLOIS, Roger. Pierres re flechies. Paris, Gallimard, 1975, 161 p.

DELEUZE, Gilles. Différence et repetition. Epimethee. Paris, Presses

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GUILMOT, Marion. Emporte-Moi! : Sweep Me Off My Feet. Québec, Musée

National des Beaux-Arts, 2009, p. 60-79.

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HOLLIER, Denis. La prise de la Concorde; essais sur Georges Bataille. Paris, Gallimard, 1974, 298 p.

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Cambridgeshire, Cambridge University Press, 1988, 298 p.

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UEXKULL, Jacob Von. Mondes animaux et monde humain. Gonthier, 1956, 188 p.

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117

FIGURES

Figure 1 – David Altmejd et Pierre Lapointe. Conte crépusculaire, 2011. Techniques mixtes, 8,5 x 14,5 m.

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118

Figure 2 – David Altmejd et Pierre Lapointe. Conte crépusculaire, 2011. Détail, techniques mixtes, 8,5 x 14,5 m.

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119

Figure 3 – David Altmejd et Pierre Lapointe. Conte crépusculaire, 2011.

Détail, techniques mixtes, 8,5 x 14,5 m.

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120

Figure 4 – David Altmejd et Pierre Lapointe. Conte crépusculaire, 2011.

Détail, techniques mixtes, 8,5 x 14,5 m.

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121

Figure 5 – Gian Lorenzo Bernini. Apollon et Daphné, 1622-1625. Marbre de Carrare, hauteur : 243 cm.

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122

Figure 6 – Giovanni Battista Tiepolo. Apollon et Daphné, entre 1743-1744. Huile sur toile, dimensions : 96 x 79 cm.

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123

Figure 7 – Théodore Chassériau. Apollon et Daphné, vers 1844. Huile sur

toile, dimensions : 53 x 25,5 cm.

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124

Figure 8 – David Altmejd. Loup-garou 1, 1999 (premier plan). Loup-garou 2,

2000 (arrière-plan). Bois, peinture, plexiglas, système d'éclairage, plâtre, miroirs, pâte à modeler, polymère, cheveux synthétiques, acétate, Mylar,

bijoux, brillants, dimensions : 214 x 198 x 244 cm et 243,8 x 182,9 x 213,4 cm.

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125

Figure 9 – David Altmejd. Loup-garou 2, vue d’ensemble, 2000. Bois, peinture, plexiglas, système d'éclairage, plâtre, miroirs, pâte à modeler,

polymère, cheveux synthétiques, acétate, Mylar, bijoux, brillants, dimensions : 243,8 x 182,9 x 213,4 cm.

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126

Figure 10 – David Altmejd. Loup-garou 2, 2000. Détail.

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Figure 11 – David Altmejd. Loup-garou 2, 2000. Détail.

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128

Figure 12 – David Altmejd. The Settler, 2005. Bois, plexiglas, miroir, colle,

poile synthétique, paillettes, argile, fils, styromousse, lumière, dimensions : 142,24 cm x 335,28 cm x 228,60 cm.

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129

Figure 13 – David Altmejd. The Old Sculptor, 2003. Bois, peinture, miroirs,

ciment, résine, cheveux synthétiques, fleurs synthétiques, polystyrène expansé, pâte à modeler, polymère, fil de fer, chaînes, papier, bijoux, perles, brillants, dimensions : 121,9 X 320 X 213,4 cm.

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130

Figure 14 – David Altmejd. Aménagement des énergies, 1998. Table, chaises, plexiglas, bois, peinture, équipement audio, système d'éclairage, détecteur de mouvement, acétate, polyéthylène téréphtalate, polystyrène

expansé, cheveux synthétiques, dimensions variables.

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131

Figure 15 – David Altmejd. L’Université 2 (The University 2), 2004. Bois, peinture, plâtre, résine, verre réfléchissant, plexiglas, fil de fer, colle,

dimensions : 271,8 x 546,1 x 640,1 cm.

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Figure 16 – David Altmejd. The New North, 2007. Bois, styromousse, résine, peinture, Magic-Smooth, époxy, colle, miroir, poils de cheval, quartz, cristal,

fils, dimensions : 368,3 cm x 134,6 cm x 106,7 cm.

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133

Figure 17 – David Altmejd. The Hunter, 2006. Styromousse, époxy, argile,

peinture, poils de cheval, plexiglas, miroirs, branches artificielles, cagoule de cuire, harnais de cuire, écuelles naturalisées, système d'éclairage,

silicone, quartz, pyrite, hémimorphite, aragonite, dimensions : 187,8 x 250 x 250 cm.

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134

Figure 18 – David Altmejd. The Center, 2008. Bois, styromousse, époxy,

argile, résine, poils de cheval, fils de métal, billes de verre, plâtre, colle, plumes, yeux de verre, dimensions : 358,1 x 182,9 x 121,9 cm.

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Figure 19 – David Altmejd. Untitled, 2007. Miroirs, plâtre, résine, paillettes, peinture, styromousse, poils de cheval, dimensions variables selon le lieu

d'installation.

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Figure 20 – David Altmejd. Vues de The Untitled, 2007.

Figure 21 – David Altmejd. Vues de The Untitled, 2007.

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Figure 22 – David Altmejd. Vues de The Untitled, 2007.

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Figure 23 – David Altmejd. The Giant 2, 2007. Styromousse, résine, peinture, verre, miroirs, plexiglas, silicone, oiseaux et animaux naturalisés,

plantes synthétiques, pommes de pin, poils de cheval, toile de jute, chaînes, fils, plumes, quartz, pyrite, autres minéraux, bijoux, billes, paillettes,

dimensions : 254 x 427 x 234 cm.

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Figure 24 – David Altmejd. The Giant 2, 2007. Détail.

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Figure 25 – David Altmejd. The Index, 2007. Bronze, métal, styromousse, peinture, bois, verre, miroirs, plexiglas, système d'éclairage, silicone,

animaux et oiseaux naturalisés, plantes synthétiques, pommes de pin, poils de cheval, cheveux synthétiques, toile de jute, cuire, fibre de verre, chaînes,

fils, plumes, quartz, pyrite, autres minéraux, yeux de verre, vêtement, chaussures, monofilaments, bijoux, billes, paillettes, dimensions : 332,7 x 1297 x 923 cm.

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141

Figure 26 – David Altmejd. The Index, 2007. Détail.

Figure 27 – David Altmejd. The Index, 2007. Détail.

Page 162: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

142

Figure 28 – David Altmejd. The Index, 2007. Détail.

Page 163: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

143

Figure 29 – David Altmejd. The Index, 2007. Détail.

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144

Figure 30 – Hendrik Goltzius. La métamorphose de Lycaon, 1589. Illustration pour le livre I des Métamorphoses d’Ovide.

Page 165: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

145

Figure 31 – Estampe allemande, 1722. Représentation cynocéphalique d’un lycanthrope.

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Figure 32 – Lithographie pour Légende rustique de George Sand, 1858.

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Figure 33 – David Altmejd. The Hole, 2008. Bois, miroirs, colle, plâtre,

styromousse, fils de métal, époxy, argile, résine, peinture, poils de cheval, plantes synthétiques, pommes de pin, verre, bille, quartz, œufs de caille,

brillants, coquilles d'escargot, dimensions : 291,47 x 883,9 x 518,2 cm.

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Figure 34 Sandro Botticelli. La naissance de Vénus, 1485. Tempéra sur toi

le, dimensions : 172,5 cm x 278,5 cm.

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149

Figure 35 – Édouard Manet. Olympia, 1863. Huile sur toile, dimensions : 130 cm x 190 cm.

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150

Figure 36 – Auguste Rodin. Le penseur, 1902. Bronze, hauteur : 490 cm.

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Figure 37 – John Deandrea. Susan, 1985. Polyvinyle/polychrome, grandeur

humaine.

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152

Figure 38 – John Deandrea. Release, 1989. Polyvinyle/polychrome,

grandeur humaine.

Page 173: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

153

Figure 39 – Jean Turco. Enzo. Modèle @rtis, photographie réalisée dans les

studios ITISphoto.

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Figure 40 – Annie Leibovitz. Sting #9/40, 1985.

Page 175: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

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Figure 41 – David Altmejd. The Vessel, 2011. Plexiglas, chaînes, plâtre, bois, fils, monofilaments, peinture, époxy, résine, argile, gèle acrylique, quartz, pyrite, autres minéraux, colle, aiguilles, broche décorative, dimensions :

260,4 cm x 619,8 cm x 219,7 cm.

Page 176: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

156

Figure 42 – David Altmejd. The Vessel, 2011. Détail.

Page 177: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

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Figure 43 – David Altmejd. The Vessel, 2011. Détail.

Page 178: La métamorphose dans l'oeuvre de David Altmejd

158

Figure 44 – David Altmejd. The Vessel, 2011. Détail.

Figure 45 – David Altmejd. The Vessel, 2011. Détail.

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159

Figure 46 – David Altmejd. The Orbit, 2012. Plexiglas, miroirs, chaînes, fils de métal, ficelles, monofilaments, peinture, résine époxy, argile époxy, gèle

acrylique, cheveux synthétiques, yeux artificiels, plâtre, colle, dimensions : 185,4 x 642 x 167,6 cm.

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Figure 47 – David Altmejd. Le ventre, 2012. Plexiglas, résine, noix de coco,

chaînes, fils de métal, ficelles, monofilaments, peinture acrylique, dimensions : 244,5 x 168 x 291,5 cm.

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Figure 48 – David Altmejd. Le souffle et la voie, 2010. Plexiglas, chaîne, fils

de fer, monofilaments, peinture acrylique, argile époxy, gèle acrylique, dimensions : 246,4 x 259,1 x 396,2 cm.