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LA MIXITÉ SOCIALE DANS L'ESPACE SCOLAIRE : UNE NON-POLITIQUE PUBLIQUE Choukri Ben Ayed Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales » 2009/5 n° 180 | pages 11 à 23 ISSN 0335-5322 ISBN 9782021012163 DOI 10.3917/arss.180.0011 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences- sociales-2009-5-page-11.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Le Seuil | Téléchargé le 19/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Le Seuil | Téléchargé le 19/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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LA MIXITÉ SOCIALE DANS L'ESPACE SCOLAIRE : UNE NON-POLITIQUEPUBLIQUE

Choukri Ben Ayed

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2009/5 n° 180 | pages 11 à 23 ISSN 0335-5322ISBN 9782021012163DOI 10.3917/arss.180.0011

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2009-5-page-11.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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11ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 180 p. 11-23

1. Sylvie Tissot, « Une discrimination informelle ? Usages du concept de mixité sociale dans la gestion des attributions de logements HLM », Actes de la recherche en sciences sociales, 159, septembre 2005, p. 54-69.2. Bruno Jobert, Le Tournant néo-libéral

en Europe : idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1994 ; Johann Michel, « Peut-on parler d’un tournant néo-libéral en France ? », Le Sens public, 5, 2008 ; Jean-Pierre Le Goff, La Barbarie douce. La modernisation aveu-

gle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte, 1999.3. Ce tournant libéral interroge inévitable-ment les rapports entre sociologie et politi-que, lorsque le champ scientifique contribue à la diffusion de ces vulgates modernistes ou lorsqu’il leur donne un terrain d’expression

et de légitimation, Franck Poupeau, Une Sociologie d’État. L’école et ses experts en France, Paris, Raisons d’agir, 2003.4. Christian Laval et Louis Weber, Le Nouvel Ordre éducatif mondial. OMC, Banque mon-diale, OCDE, Commission européenne, Paris, Syllepse, 2002.

La mixité sociale dans l’espace scolaire : une non-politique publique

Choukri Ben Ayed

La mixité sociale à l’école s’est imposée avec force dans les débats scolaires au cours de la dernière décennie. Au-delà des intentions affichées, cette préoccupation s’est-elle traduite en politique publique et a-t-elle donné lieu à la production de nouveaux instruments institution nels ? Des travaux ont insisté sur le profond décalage entre le mot d’ordre de la mixité sociale et l’insuffisance des dispositifs prévus à cet effet dans le cadre des politi-ques du logement ; la référence à la mixité sociale y remplit en revanche des fonctions secondaires en imposant une vision ethnicisante des problèmes sociaux et en légiti-mant une sélection des candidats à l’accès au logement, notamment ceux issus de l’immigration post-coloniale1. La mixité sociale dans les politiques du logement s’est ainsi constituée en un nouveau champ de l’action publi-que où se côtoient des logiques de concurrence entre des agents porteurs d’intérêts contradictoires (bailleurs sociaux, municipalités, État). Dans l’espace scolaire, en dépit de la multiplication des travaux consacrés aux ségrégations, les recherches consacrées spécifiquement à la construction politique de l’objet « mixité sociale » manquent encore. En retraçant brièvement l’histoire sociale du credo de la mixité sociale à l’école, cet article cherche à en appréhender les fondements et les fonctions sociales les moins visibles. La rhétorique de la mixité sociale, en apparence généreuse, a en effet contribué à banaliser un discours compassionnel et misérabiliste

sur les écoles de banlieue. Pour la période récente, elle a également constitué la justification principale de l’imposi-tion du libre choix de l’école consacrant ainsi le tournant libéral des politiques éducatives françaises.

Alors que la sociologie critique des années 1960-1970 s’employait à déconstruire le mythe de l’école libératrice, il s’agit aujourd’hui d’analyser la montée en puissance du libéralisme éducatif. Ce tournant libéral n’est d’ailleurs pas propre à l’institution scolaire et concerne tous les services publics qui constituaient les principaux piliers de l’État-providence : protection sociale, santé, logement social. Ce tournant libéral a constitué un mouvement continu depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à nos jours2. Il a connu une brusque accélération au début des années 1980 notamment avec la conversion de la gauche gouvernementale à l’économie de marché et son adhésion aux nouveaux modes de gouvernance inspirés par le modèle de l’entreprise et à la faveur des alternances politiques. Cette nouvelle doctrine de l’action publique a eu de nombreuses implications dans le domaine éducatif. Elle s’est notamment traduite par la diffusion d’un discours managérial qui loue les vertus de l’autonomie et de l’éva-luation des établissements scolaires3. Cette doctrine a été renforcée par la diffusion des vulgates libérales par les organisations internationales qui lient le destin de l’école à celui du développement économique (OCDE, OMC, Commission européenne, Banque mondiale)4.

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5. Christian Maroy, École, régulation et marché : une comparaison de six espaces scolaires locaux en Europe, Paris, PUF, 2006 ; Nathalie Mons, Les Nouvelles Poli-tiques éducatives. La France fait-elle les bons choix ?, Paris, PUF, coll. « Éducation et société », 2007.6. Lucie Tanguy et Monique Segré-Brun, « Quelle unité d’analyse retenir pour étudier les variations géographiques de la scola-risation ? », Revue française de sociologie,

VIII, numéro spécial 1967, p. 117-139 ; Alain Darbel, « Inégalités régionales ou inégalités sociales ? Essai d’explication des taux de scolarisation », Revue française de sociologie, VIII, numéro spécial 1967, p. 140-166.7. Jean Lamoure, « La scolarité en France : de fortes inégalités régionales », L’Orientation scolaire et professionnelle, 3, 1982.8. Alain Léger et Maryse Tripier, Fuir ou construire l’école populaire ?, Paris, Méri-

diens-Klincksieck, 1986.9. Danièle Trancart, « Quelques indica-teurs caractéristiques de collèges publics : évolution de 1980 à 1990 dans sept aca-démies », Éducation et formations, 35(7), 1993 ; Sylvain Broccolichi, « Orientations et ségrégations nouvelles dans l’enseignement secondaire », Sociétés contemporaines, 21, 1995, p. 15-27 ; Jean-Paul Payet, Collèges de banlieue. Ethnographie d’un monde sco-laire, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1995 ;

Agnès van Zanten, L’École de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Paris, PUF, 2001 ; Choukri Ben Ayed et Sylvain Broccolichi, « Hiérarchisation des espaces scolaires, différenciations usuelles et pro-cessus cumulatifs d’échecs », Ville-École-Intégration Enjeux, CNDP, 127, 2001.10. Cette politique fut très controversée. Des tentatives de transposition sont actuel-lement en cours en France dans le cadre du « plan espoir banlieue ».

Le libéralisme éducatif se caractérise à la fois par la remise en cause de la prééminence de l’État et de l’administration centralisée dans la gestion des affaires scolaires, par l’ouverture des financements des écoles aux entreprises et surtout par l’émergence d’un marché scolaire, consé-quence de la libéralisation du choix des écoles. Dans les pays qui ont mis en œuvre cette politique, celle-ci s’est traduite par un recul flagrant de la mixité sociale dans les établissements les moins prisés par les familles5.

L’échec de la mixité sociale en France : un constat tardif

Lorsqu’on évoque le constat de l’échec de la mixité sociale à l’école en France, il convient de distinguer deux temporalités : scientifique et politique. L’absence de mixité sociale à l’école n’a en effet pas toujours été posée comme un problème social majeur. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la scolarisation des enfants du « peuple » était très inégalement répartie entre les établissements de centre-ville et ceux situés à la périphérie des grandes villes ou dans les espaces ruraux. Cette configuration spatiale constituait une survivance de la polarisation sociale propre à l’école élitiste républi-caine, puisqu’elle reproduisait la distinction ancienne entre les premiers cycles des lycées aux recrutements bourgeois et les cours complémentaires aux recrutements populaires. Cet aspect de la reproduction sociale par l’école, en lien avec les disparités territoriales d’éduca-tion, avait été étudié dès la fin des années 1960 par Lucie Tanguy, Monique Segré-Brun et Alain Darbel6. Ce type de recherche n’a pas connu de prolongement jusqu’au début des années 1980 avec les travaux de Jean Lamoure qui insistaient sur le rapport entre inégalités régionales d’éducation et reproduction scolaire7. La prise en compte des déterminants spatiaux des parcours scolaires au cours de cette période était surtout le fait de recherches réalisées à l’échelle « micro » des établissements urbains dans un contexte de massification scolaire et d’intensifi-cation des ségrégations scolaires8. L’étude de ces derniè-res ne se développe néanmoins comme objet propre à la sociologie de l’éducation qu’à partir des années 19909.Si dans le champ scientifique la prise en compte des ségrégations a été tardive, elle l’a été encore davantage

dans le champ politique. Les premiers textes officiels faisant mention des ségrégations scolaires ne sont publiés qu’à partir de 1998. Cette situation est pour le moins singulière, alors que d’autres pays comme les Pays-Bas ou les États-Unis ont adopté beaucoup plus précocement des politiques en matière de déségrégation scolaire. Aux Pays-Bas une politique de discrimination positive visant à favoriser la scolarisation des minorités ethniques dans les écoles privées confessionnelles a vu le jour dès les années 1970. Ce type de politique, plutôt destinée à l’enseignement public, a émergé dès les années 1950 aux États-Unis en imposant par décret des quotas ethniques lors des inscriptions dans les établissements scolaires et un tirage au sort pour les établissements les plus prisés. Le dispositif législatif prévoyait également une diversification du corps enseignant, une formation des personnels éducatifs au multiculturalisme, la création de centres-ressources multiculturels, le recrutement de responsables de la diversité culturelle dans les écoles et les universités et l’instauration de commissions locales chargées du suivi de ces différents dispositifs. La mesure la plus emblématique (qui fut par la suite abandonnée) était celle qui prévoyait le transport des élèves des ghettos ethniques vers les autres écoles de la ville (busing)10. Le non-respect de ces différentes mesures a régulière-ment conduit à la saisie des tribunaux. C’est donc dans les pays où les politiques scolaires sont soumises à une régulation par le marché que la création de dispositifs de lutte contre les ségrégations scolaires a le plus rapidement vu le jour. Ces pays sont également ceux où les ségré-gations scolaires, à caractère ethnique notamment, sont les plus prononcées et ils sont le plus souvent régis par des politiques différentialistes. Dans les pays de tradition universaliste comme la France, la notion de ségrégation scolaire peine à trouver une traduction politique qui ne soit pas en contradiction avec les modes de catégorisation officiels faisant peu de cas des différences d’appartenan-ces. En France, les enjeux politiques qui ont dominé la perception des problèmes éducatifs après 1945 résidaient dans l’objectif d’allongement des études et d’unification du système d’enseignement. Cette recherche d’homo-généisation structurelle de la scolarité a probablement pris le pas sur l’appréhension de la différenciation locale des conditions de scolarisation.

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11. Claude Lelièvre, Les Politiques sco-laires mises en examen. Douze questions en débat, Paris, ESF, 2002.12. Dans le cadre de la généralisation d’une « école moyenne pour tous », pour reprendre l’expression de Claude Lelièvre, ibid.13. Edmond Préteceille, « Lieu de rési-

dence et ségrégation sociale », Cahiers français, 314, 2003, p. 64-70.14. Choukri Ben Ayed, Carte scolaire et marché scolaire, Nantes, Éd. du Temps, 2009 ; Marco Oberti, L’École dans la ville. Ségrégation - mixité - carte scolaire, Paris, Presses Universitaires de Sciences Po,

2007 ; Franck Poupeau et Jean-Christophe François, Le Sens du placement. Ségréga-tion résidentielle et ségrégation scolaire, Paris, Raisons d’agir, 2008.15. Celles-ci concernaient en 1984-1985 les départements de l’Ille-et-Vilaine et de la Côte-d’Or, ainsi que les villes de Dunkerque,

Saint-Étienne et Limoges.16. Les programmes de compensation visent à instaurer des interventions édu-catives précoces notamment pour les élèves issus des minorités ethniques afin de corriger des déficits culturels censés faire obstacle à la réussite scolaire.

Les instruments de la mixité scolaire

Il existe ainsi en France un profond décalage entre la prégnance de la rhétorique de la mixité sociale à l’école et la pauvreté des instruments institutionnels censés la garantir et la préserver. Le seul dont la fonction s’apparente à cet objectif est la carte scolaire. Alors que celle-ci incarne l’idéal d’égalité devant l’école, elle ne se pose paradoxalement ni comme problème public majeur, ni comme un objet scientifique digne d’intérêt durant une longue période. La carte scolaire a vu le jour en 1963 dans le cadre de la politique gaullienne marquée par la planification étatique et par le dévelop-pement des services publics. Comme le souligne Claude Lelièvre : « L’Éducation nationale gaullienne est fondée sur le principe du service public (de l’intérêt général, national) qui n’est pas confondu avec le service du public (de l’intérêt de chacun, pris isolément). L’Édu-cation nationale l’emporte sur le principe commercial, le consumérisme scolaire cher aux libéraux11 ». Dans sa conception, la carte scolaire reposait sur deux princi-pes. Pour l’institution, elle impliquait une obligation de fournir des prestations scolaires égales sur tout le territoire12. Pour les usagers, elle impliquait le respect de la règle d’affectation dans les établissements scolaires selon le lieu d’habitation. Cette double obligation n’a pas été pensée initialement dans un souci de lutte contre les ségrégations scolaires, l’idéal égalitaire véhiculé par la sectorisation étant beaucoup plus diffus comme celui de « l’égale distance » aux équipements scolaires. L’obli-gation pour l’usager de ne pas s’affranchir de la règle d’affectation s’expliquait avant tout par un souci gestion-naire, celui de la maîtrise des flux scolaires en vue de la répartition et de l’allocation des ressources dans les diffé-rents secteurs scolaires, de la planification des besoins en équipements scolaires et en postes d’enseignants.

La double obligation, celle de fournir des prestations scolaires égales et accessibles sur tout le territoire, et celle du respect des règles d’affection, ne pouvait ainsi être dissociée. Si la carte scolaire n’a pas été conçue initialement comme un outil destiné à garantir la mixité sociale, en l’absence de dispositif spécifique, elle a rempli cette fonction par défaut. Sauf dans les cas où la polarisation urbaine est maximale, les secteurs scolaires recouvrent des aires de recrutement aux profils sociaux plutôt contrastés (fractions de grands ensembles, zones pavillonnaires, habitat de centre-ville, regroupements de plusieurs communes en milieu rural). La carte scolaire

fixe la ségrégation urbaine dans les cas où celle-ci s’étend à des aires géographiques très vastes comme c’est le cas dans les « beaux quartiers » ou inversement dans les très grands ensembles d’habitat social fortement enclavés13. Par ailleurs, les travaux de recherche soulignent que ce sont davantage les pratiques de contournement de la carte scolaire par les familles ou les mesures d’assou-plissement qui contribuent à accroître les ségrégations scolaires que la carte scolaire elle-même14. L’accès à l’enseignement privé constitue également un facteur considérable d’exacerbation des ségrégations scolai-res dans la mesure où ce secteur d’enseignement est entièrement dévolu à une régulation par le marché.

La lente émergence du marché scolaire

L’émergence d’un marché scolaire en France renvoie à cette combinaison entre expansion de l’enseignement privé et dérégulation de la carte scolaire dans l’ensei-gnement public. La libéralisation de la carte scolaire est un processus continu depuis le premier septennat de François Mitterrand jusqu’à l’élection de Nicolas Sarkozy. Si les premières mesures de déconcentration de la carte scolaire ont débuté dès 1979 sous la houlette de Christian Bellac, l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République, en 1981, n’a pas mis un terme à ce processus de désengagement naissant de l’État. La politique éducative de ce premier septennat est constituée de mesures aux intentions et aux effets contradictoires. Marquée tout d’abord par l’échec de la tentative d’intégration de l’enseignement privé qui aurait pu mettre un terme au développement du marché scolaire, elle l’a été également par la création des Zones d’éducation prioritaires, par l’émergence de la décen-tralisation éducative et par l’instauration des premières mesures d’assouplissement de la carte scolaire à l’entrée au collège15. La politique des ZEP initiée par Alain Savary visait à corriger les effets de plus en plus visibles des ségrégations scolaires. Le même ministre en instituant, même à faible dose, le libre choix de l’école adopte une disposition de nature à renforcer ces ségrégations. Cette remarque permet de lever une ambiguïté sur le sens de la politique éducative prioritaire française. En Angleterre ou aux États-Unis, les politiques d’éducation prioritaire sont soit des politiques de compensation16, soit des politi-ques de déségrégation, ou une combinaison des deux. En France, la politique éducative prioritaire ne correspond

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17. Roland Bénabou, Francis Kramarz et Corinne Prost, « Zones d’éducation prioritaires : quels moyens pour quels résultats ? », Économie et statistique, 380, 2004, p. 3-30.18. Daniel Sabbagh, « Discrimination positive et déségrégation. Les catégories opératoires des politiques d’intégration aux États-Unis », Sociétés contemporai-nes, 53, 2004, p. 85-99.19. Certaines périodes sont marquées

par une remise en cause partielle de cette politique, notamment en 1997 avec la re-sectorisation des collèges à Paris. Ces mesures locales ne remettent néanmoins pas en cause le mouvement global d’as-souplissement de la carte scolaire.20. C. Ben Ayed et S. Broccolichi, « Hié-rarchisation des espaces scolaires… », op. cit.21. Choukri Ben Ayed, Le Nouvel Ordre éducatif local. Mixité, disparités, luttes

locales, Paris, PUF, 2009.22. Compétence qu’il dispute bien entendu avec celle des chercheurs. Néanmoins nous faisons référence ici aux enquêtes institutionnelles diligentées par l’adminis-tration scolaire elle-même.23. Robert Ball ion et Irène Thierry, « L’assouplissement de la sectorisation à l’entrée en sixième », Rapport d’étude pour le ministre de l’Éducation nationale, Laboratoire d’économétrie de l’École

polytechnique, juin 1985.24. Comité national de coordination de la recherche en éducation.25. Denis Meuret, Sylvain Broccolichi et Marie Duru-Bellat, « Autonomie et choix des établissements scolaires : finalités, modalités, effets », CNCRE, IREDU-CNRS, 2000.

à aucun de ces deux modèles pour une même raison : l’absence d’une vision différentialiste de l’espace éducatif et de l’espace politique lui-même. L’instauration des ZEP constitue certes une entorse au droit commun, mais uniquement à la marge. Roland Bénabou, Francis Kramarz et Corinne Prost ont en effet montré que le surcoût financier des élèves en ZEP est inférieur à 5 %. Ces moyens supplémentaires sont du reste principale-ment consentis pour les primes accordées aux personnels exerçant dans ces zones17. Tant par son ampleur que ses fondements, la politique des ZEP est ainsi très éloignée des dispositifs anglo-saxons de discrimination positive ou d’affirmative action18. Si sur un plan culturel cette posture est louable, sur un plan opératoire elle se traduit par la mise en œuvre d’un dispositif en demi-teinte, sous-administré, sous-financé et incapable d’honorer l’un de ses objectifs fondateurs, celui de la lutte contre les inéga-lités et les ségrégations scolaires. La création des ZEP n’a en effet pas été accompagnée de dispositifs institutionnels de mesure, de contrôle et de rétablissement de la mixité sociale, elle s’est surtout centrée sur l’encouragement aux innovations pédagogiques locales.

Si cette période du début des années 1980 est marquée par un volontarisme mesuré en matière de lutte contre les inégalités scolaires, elle ouvre en revanche une première brèche dans la sectorisation scolaire en brisant le tabou du libre choix de l’école. Dès lors l’assouplissement de la carte scolaire devient un leitmotiv par les différents gouverne-ments qui se succèdent quelles que soient leurs couleurs politiques [voir encadré « Carte scolaire : repères chronolo-

giques », ci-contre]. La politique d’assouplissement de la carte scolaire est poursuivie par Jean-Pierre Chevènement en 1985 puis par René Monory en 198719. On estime qu’en 1990 près de la moitié des collèges français sont concernés par une mesure d’assouplissement de la carte scolaire20. Si la question du libre choix de l’école n’est pas clivante politiquement, elle rencontre en revanche une forte opposition des organisations laïques qui y voient une entorse aux principes républicains d’égalité et de justice. Dans l’espace politique français, le débat sur le libre choix de l’école oppose en effet davantage les partisans de l’école publique et ceux de l’école privée que ceux des écoles « protégées » et des écoles ségrégées, faute de porte-parole pour ces derniers.

Les deux politiques – zones d’éducation prioritaires et assouplissement de la carte scolaire – ont en commun de réduire la question scolaire à sa dimension locale. Cette évolution est problématique car, si l’État délègue au local la mise en œuvre de certaines politiques éduca-tives, il conserve en revanche un pouvoir décisionnel prééminent qui en définit le sens et les contours21. Il conserve également le monopole de la production des outils de connaissance permettant d’en mesurer les effets à grande échelle22. Dès 1985, l’État disposait ainsi déjà d’éléments permettant d’appréhender les effets de l’assouplissement de la carte scolaire par le biais d’un rapport remis au ministre de l’Éducation nationale23. Celui-ci montrait clairement que cette mesure renforce les inégalités scolaires dans la mesure où les conduites de choix sont socialement et localement différenciées. Le libre choix de l’école profite avant tout aux familles initiées aptes à connaître l’existence du dispositif et à faire aboutir leurs demandes. Ce constat n’a donné lieu ni à une remise en cause du dispositif, ni à sa clarifi-cation. Les deux circulaires de 1985 et de 1987, qui étendent l’assouplissement de la carte scolaire, n’intro-duisent que des éléments lacunaires pour encadrer cette politique : commissions locales chargées des arbitrages sans cahier des charges précis, incitation à la « valorisa-tion » des établissements délaissés, obligation d’informa-tions aux parents. Fait troublant, les textes consacrés à la politique d’assouplissement de la carte scolaire ne font jamais mention du problème spécifique des ségrégations scolaires. On constate également de très fortes disparités dans la mise en œuvre de la politique d’assouplissement. Si certaines villes comme Avignon, Clermont-Ferrand ou Périgueux, ont opté pour une désectorisation totale, d’autres comme Paris ont davantage durci leur dispo-sitif. L’assouplissement de la carte scolaire, mené à titre expérimental, s’est pourtant installé dans la durée sans jamais donner lieu à un bilan et un débat public, ni même à une refonte globale du cadre législatif. Les auteurs du rapport réalisé en 2000 : « Autonomie et choix des établissements scolaires : finalités, modalités, effets » pour le compte du CNCRE24 s’étonnent ainsi de n’avoir trouvé aucun texte donnant un fondement légal à l’extension de la politique d’assouplissement de la carte scolaire en France25.

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1963 : Création de la carte scolaire dans les premier et second degrés par Christian Fouchet1979 : Premières mesures de déconcentration de la carte scolaire par Christian Bellac1984 : Premières expériences d’assouplissement de la carte scolaire dans les départements de l’Ille-et-Vilaine, de la Côte-d’Or, dans les aggloméra-tions de Dunkerque, Saint-Étienne et Limoges par Alain Savary1985 : Jean-Pierre Chevènement étend les expériences d’assouplissement à six départements supplémentaires et aux agglomérations de Lyon, Grenoble et Lille1987 : René Monory étend les expériences d’assou-plissement de la carte scolaire à 74 départements1997 : Re-sectorisation partielle des collèges à Paris sous le ministère de François Bayrou1998 : Publication de la circulaire de Claude Allègre qui propose de « mieux équilibrer » la carte scolaire afin d’éviter une « hiérarchisation excessive » des établissements scolaires12 octobre 2000 : Annonce de la suppression des justificatifs de domicile lors de l’inscription dans un établissement scolaire par le ministère de Jack Lang

10 décembre 2000 : Alain Madelin propose la suppression de la carte scolaire22 février 2006 : Nicolas Sarkozy annonce son projet de suppression de la carte scolaireSeptembre 2006 : Gilles de Robien ouvre une concertation sur la carte scolaire à la demande du Président de la République, Jacques Chirac, qui affirme qu’il n’est nullement question de la supprimer3 septembre 2006 : Lors de son déplacement à Florac, Ségolène Royal affirme que « l’idéal serait de supprimer la carte scolaire »13 septembre 2006 : Le sondage de l’IFOP montre que 73 % des Français sont favorables à la suppression de la carte scolaire16 septembre 2006 : Publication de la tribune de Nicolas Sarkozy dans le journal Le Monde où il réitère son projet de suppression de la carte scolaire26 mai 2007 : Après la victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle, Xavier Darcos ministre de l’Éducation nationale annonce un assouplissement massif de la carte scolaire dès la rentrée 2008 et sa suppression totale à la rentrée 2010

Carte scolaire : repères chronologiques

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26. Les données communiquées par la presse sont en effet issues des services statistiques du ministère de l’Éducation nationale (données IPES). 27. Voir notamment l’article publié dans Le Monde du 22 avril 2000, titré « Ces parents qui déménagent pour trouver une meilleure école ». 28. Jean Hébrard, « La mixité sociale à l’école et au collège. Rapport à Monsieur le ministre de l’Éducation nationale », MEN, mars 2002.

Ségrégations scolaires et politique d’État

La question des ségrégations scolaires ne fait son apparition dans les textes officiels qu’à la fin des années 1990. Cette période se caractérise par un essoufflement de la politique d’éducation prioritaire, par la prégnance des inégalités scolaires et par l’émergence des premiers plans de lutte contre la violence scolaire. L’État est ainsi davantage enclin à prêter attention à la question des ségrégations scolaires lorsque celles-ci portent atteinte à l’ordre scolaire. Au cours de l’année 1998, plusieurs rapports sont publiés sur la violence à l’école par des parlementaires ou des universitaires. Cette période est également marquée par un rapprochement entre les chercheurs et le champ politique à l’occasion d’assi-ses ou de colloques. Ce rapprochement ne se traduit néanmoins pas par la production de nouveaux outils institutionnels de nature à rétablir la mixité sociale à l’école. Si une attention plus grande semble être accor-dée à la problématique des ségrégations scolaires, les textes publiés par le ministère de l’Éducation natio-nale ne s’en tiennent qu’à des déclarations de principe. La circulaire n0 99-007 du 20 janvier 1999 consacrée à la relance de l’éducation prioritaire publiée par Ségolène Royal, alors ministre déléguée à l’enseignement scolaire, affirme que la lutte contre les ségrégations nécessite « une volonté politique des collectivités territoriales en matière d’urbanisme et de logement ». En externalisant les sources des ségrégations scolaires, ce texte exonère l’Éducation nationale de ses propres responsabilités. La circulaire du 29 décembre 1998 publiée par Claude Allègre, ministre de l’Éducation nationale, préconisait de « mieux équilibrer » la carte scolaire afin d’éviter une « hiérarchisation excessive entre établissements scolaires » contraire, selon lui, à la mission essentielle du service public d’éducation : « la situation présente est marquée par une hiérarchisation excessive entre établis-sements scolaires et, parfois, par de fortes différencia-tions entre classes au sein même des établissements scolaires. Ces phénomènes aboutissent à une certaine ségrégation sociale, creusent les inégalités des chances, contrairement à l’idéal de l’École républicaine » (circu-laire n0 99-007 du 20 janvier 1999). La suite du texte ne s’en tient qu’à des considérations vagues en faisant uniquement appel à l’éthique et à la déontologie des responsables scolaires. Ce mode opératoire témoigne de l’impuissance de l’État à lutter contre les ségrégations scolaires. La démarche adoptée par le ministère révèle de plus une contradiction fondamentale car s’il se dit préoccupé par la lutte contre les ségrégations scolaires,

il ne remet pas en cause la politique d’assouplissement de la carte scolaire, ni même ne met un terme à la publi-cation des palmarès d’établissements abondamment relayés par la presse26. La politique en faveur de la mixité sociale dans l’espace scolaire français apparaît ainsi comme très fortement sous-administrée. La comparai-son entre les dispositions prises dans le code de l’urba-nisme et dans le code de l’éducation est particulièrement éclairante [voir encadré « Code de l’urbanisme, code de

l’éducation et mixité sociale : des différences notoires », p. 18].

La problématique dominante du « libre choix de l’école »

Jusqu’aux années 1990, l’État, à défaut de manifester un volontarisme fort en matière de lutte contre les ségrégations scolaires, exprimait au moins une certaine compassion. À partir de l’année 2000, s’opère un brusque changement dans la façon d’appréhender ce problème. Sous l’effet conjugué de mesures ambiguës, comme celle proposée par le comité interministériel de la réforme de l’État de supprimer les justificatifs de domicile lors de l’inscription dans un établissement scolaire et d’une médiatisation du sujet de la carte scolaire, la question du « libre choix de l’école » occupe une position centrale dans le débat public éclipsant celle des ségrégations scolaires. Les articles publiés par la presse ou les reportages télévisés font état de nombreux témoignages de familles ayant fui l’établissement du secteur. Les arguments évoqués pour justifier ce choix sont avant tout d’ordre sécuritaire. Les articles rappor-tent de nombreux exemples de familles inquiètes pour la sécurité de leur enfant du fait de la présence massive d’élèves d’origine étrangère dans les établissements situés dans les quartiers populaires27. La question de la carte scolaire trouve également un écho politique lorsque la plupart des grandes organisations politiques se déclarent favorables à un nouvel assouplissement de la carte scolaire, voire à sa suppression. Le RPR plaide pour un mode de pilotage contractualisé avec tous les établissements, y compris en matière de carte scolaire. Le Parti socialiste prend acte de l’ampleur des dérogations scolaires et propose une nouvelle étape de déconcentration de la gestion de la carte scolaire. La publication en 2002 du rapport de l’Inspection générale consacrée à la mixité sociale à l’école28, à la demande du ministre Jack Lang, ne contribue pas à une remise en cause de ce consensus d’ensemble.

Les conclusions de ce rapport sont pourtant sans appel. Celui-ci établit en effet que la concentration des élèves

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29. Le coût renvoie ici à toutes les mesures visant à corriger les effets négatifs des ségrégations scolaires comme les ZEP.30. Initiative Raxen 2, Rapport thématique,

ADRI. Le rapport est rédigé à partir de sources journalistiques et de travaux universitaires.31. Georges Felouzis, Françoise Liot et Joëlle Perroton, L’Apartheid scolaire.

Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Paris, Seuil, 2005.32. Anne Armand et Béatrice Gille, « La contribution de l’éducation prioritaire à l’éga-

lité des chances des élèves », ministère de l’Éducation nationale, octobre 2006.

en difficulté ou de milieux sociaux défavorisés fait « baisser l’efficacité générale du service public de scolarisation tout en augmentant le coût29 ». Le rapport est hostile à une suppression de la carte scolaire, mesure qui serait de nature à « jeter par dessus bord les principes de l’école républicaine ». Le rapport pointe néanmoins ses caren-ces. Dans le premier degré, sa mise en œuvre est trop complexe et doit faire face à des intérêts contradictoires des élus, des parents et de l’administration scolaire. Pour les collèges, la mixité sociale est confrontée à la réparti-tion des constructions qui a suivi l’explosion scolaire dans les années 1960-1970 concentrées essentiellement dans les banlieues déjà touchées par la ségrégation sociale. Les enjeux scolaires étant par ailleurs exacerbés à ce niveau, les familles sont aujourd’hui de moins en moins favorables à la mixité sociale et les enseignants parvien-nent difficilement à y faire face : « Au collège tout joue contre la mixité sociale ». Le rapport précise que c’est à l’État de garantir un degré suffisant de mixité sociale en la rendant « légitime » auprès des familles (assortie d’une égalité des offres scolaires) et « gérable » par les enseignants. Cette publication ne sera suivie d’aucun fait, le ministre ne retiendra aucune de ces propositions [voir encadrés « Les douze propositions du rapport Hébrard »

et « L’hétérogénéité fait peur », p. 19].

La scolarisation entre logique de marché et nouvelles formes de discriminations

Ce rapport de l’Inspection générale n’est pas le seul à avoir alerté le ministère de l’Éducation nationale sur l’importance des ségrégations scolaires et sur leurs consé-quences. Outre la publication d’un ensemble de travaux de recherche, on peut mentionner la parution d’autres rapports comme celui de l’Agence pour le développement des relations interculturelles (ADRI) : « Les discrimina-tions raciales à l’école. Situation française en 200030 ». Ce texte montre comment la discrimination se développe au sein du système éducatif, qu’il s’agisse des débats récurrents concernant la laïcité à l’école, de l’usage de stéréotypes, tels que « beurs » ou « africains » par les personnels scolaires, ainsi que de la sur-représentation des élèves étrangers dans les filières peu prestigieuses ou encore des discriminations pour l’accès aux stages [voir

encadré « La classe n’est qu’une extension de la rue », p. 18].

Ce rapport reflète une profonde transformation dans la façon d’appréhender les questions scolaires. Ce qui est désormais au centre des préoccupations n’est plus l’espoir d’une ascension sociale des classes

populaires par l’école, mais davantage la crainte de leur déclassement. Cette préoccupation est particulièrement vive pour les élèves issus de l’immigration à l’égard desquels s’est instaurée une certaine défiance dans l’espace scolaire. Les travaux de Georges Felouzis, Françoise Liot et Joëlle Perroton insistent ainsi sur le rôle particulièrement décisif de la composition ethni-que des établissements scolaires dans les stratégies de contournement de la carte scolaire par les familles. Cette ségrégation est particulièrement intense pour les élèves du Maghreb, d’Afrique noire et de Turquie31. Les catégorisations ethniques ne se limitent pas qu’aux stratégies de choix des établissements scolaires par les familles, elles sont également présentes au sein de certains rapports officiels comme dans celui publié par l’Inspection générale de l’Éducation nationale en 2006 sur le thème de l’éducation prioritaire32. Ce rapport, particulièrement alarmiste, propose de fermer « les établissements de relégation », c’est-à-dire « ceux où n’existe plus aucune mixité sociale et sans perspective raisonnable d’amélioration de la situation en raison de l’urbanisme, de l’économie et de la structure de la population ». À de nombreuses reprises, le texte décrit la situation des élèves scolarisés dans ces d’établis-sements en des termes misérabilistes [voir encadrés

« Des enfants mal socialisés » et « La réalité des immigrations

et ses conséquences sur l’école », p. 21].

La mixité sociale comme justification de la suppression de la carte scolaire

La question de la carte scolaire fait à nouveau son appari-tion au cours de la campagne présidentielle de 2007. Alors que jusqu’à présent la carte scolaire était plutôt perçue comme un pis-aller en matière de préservation de la mixité sociale, les deux principaux candidats l’accusent à présent ouvertement d’être à l’origine des ségrégations scolaires. Cette position n’est pas totalement nouvelle, le projet de suppression de la carte scolaire ayant déjà été évoqué quelques années plus tôt par certaines organisa-tions politiques. Ce qui est nouveau en revanche c’est le consensus qui se dégage entre les deux candidats, tout au moins en début de campagne. La carte scolaire suscite en revanche des débats intenses dans chacun de leurs rangs. En 2006, lors de la concertation engagée sur le sujet par le ministre de l’Éducation nationale, Gilles de Robien, sa suppression ne figurait pas dans le cahier des charges puisque cette consultation visait à contrer les propositions du candidat Sarkozy. Le gouvernement déclarait ainsi par

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Le code de l’urbanisme érige la mixité sociale au rang d’intérêt général. Sont énoncées un ensemble de procédures réglementaires et législatives en vue d’atteindre cet objectif : principes d’élaboration des documents d’urbanisme, plan local d’urbanisme, part du logement social par communes, droit de préemption, renouvellement urbain, modes d’attri- bution des agréments pour la construction de nouveaux logements, définition des compétences et des objectifs assignés aux bailleurs sociaux, etc.

Ce sont en tout près de 50 dispositions qui sont mentionnées. Le code de l’éducation ne fait pas référence à la mixité sociale. Il fait état en revanche de l’obligation de la participation au financement de la scolarisation d’un élève résidant en dehors de la commune lorsque le motif de changement d’école correspond aux critères suivants : obligations professionnelles des parents, regroupement de fratrie, raisons médicales (Article L212-8).

Code de l’urbanisme, code de l’éducation et mixité sociale :des différences notoires

L’effondrement manifeste de la discipline dans les écoles socialement les plus désavantagées indique que ces dernières ne sont plus capables d’être un lieu “préservé” à l’intérieur même de la société. Mais si la salle de classe n’est qu’une extension de la rue, il est vain d’attendre du système scolaire qu’il soit une enclave égalitaire dans une société inégalitaire. En ce sens, la violence raciale à l’école pourrait être un symptôme des tendances lourdes

de l’inégalité sociale […] Le racisme et les discrimi-nations sont à la fois des phénomènes particuliers, ayant leur dynamique propre qui doit peut-être être abordée dans ses propres termes, et les aspects d’un processus général de stratification sociale dans lequel les victimes du racisme sont en même temps victimes d’une domination de classe. »

Extraits du rapport de l’ADRI, « Les discriminations raciales à l’école. Situation française en 2000 ».

« La classe n’est qu’une extension de la rue »

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« Il ne suffit pas de restaurer la mixité sociale dans les établissements scolaires. L’hétérogénéité fait peur. Elle provoque des réflexes de défense qui conduisent souvent au mépris, à la xénophobie ou au racisme. Les enfants reproduisent rapidement les stéréotypes des adultes et quelquefois les anticipent. Les réactions de rejets sont le plus souvent réciproques. Si l’école faillit à l’apprentissage

patient de l’acceptation de l’autre, c’est-à-dire de la différence, qui pourra prendre en charge la transmission de cet aspect essentiel des valeurs de notre démocratie ? ».

Extraits du rapport de Jean Hébrard, « La mixité sociale à l’école et au collège. Rapport à Monsieur le ministre de l’Éducation nationale », MEN, mars 2002.

1 - Une meilleure gestion territoriale des écoles et des collèges2 - Inscrire la sectorisation dans un dispositif contractuel et partenarial3 - Réviser les critères d’attribution des dérogations4 - Répartir les cycles entre plusieurs écoles du premier degré5 - Mettre au débat le principe de la sectorisation de l’enseignement privé sous contrat6 - Expérimenter de nouveaux types de sectorisation (élargissement des aires de recrutement)

7 - Faciliter le « vivre ensemble » en redéfinissant les droits et les devoirs de chacun, les critères de sanction, de notation et d’orientation8 - Casser la concurrence entre les établissements9 - Amplifier les mesures de prise en charge des élèves en difficulté10 - Améliorer la formation des enseignants11 - Redéfinir la culture scolaire dans une visée intégrative12 - Installer des cellules de veille et de contrôle de la mixité sociale à l’école

Les douze propositions du rapport Hébrard

« L’hétérogénéité fait peur »

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33. Selon un sondage de l’IFOP, publié le 13 septembre 2006, 73 % des Français se déclarent favorables à une suppression de la carte scolaire. Pour une analyse plus approfondie du rôle des sondages durant la campagne présidentielle sur le sujet de la carte scolaire, voir C. Ben Ayed, Carte scolaire et marché scolaire, op. cit. 34. Marc Abélès, « Pour une exploration des sémantiques institutionnelles », Ethnologie française, 29(4), 1999, p. 501-511.

la voix de son Premier ministre, Dominique de Villepin, que la suppression de la carte scolaire serait de nature à « déstabiliser l’ensemble du système éducatif ». La concer-tation aboutit à des décisions en continuité avec les périodes précédentes : nouvelle étape d’assouplissement de la carte scolaire, gestion plus décentralisée, contribution accrue des collectivités territoriales. Étaient également annoncées des mesures visant à accroître l’attractivité des établissements situés en « zones difficiles », en y implan-tant des classes préparatoires aux grandes écoles ou en permettant aux élèves ayant obtenu une mention « très bien » au brevet des collèges de choisir l’établissement de leur choix. Ce type d’orientation tentait ainsi de conju-guer un discours compassionnel à l’égard des « écoles de banlieue » avec des mesures d’inspiration libérale en réactivant de façon exacerbée la référence méritocratique. Ces propositions n’ont pas contribué à mettre un terme au débat sur la carte scolaire solidement ancré dans la campagne électorale. On a même pu assister à une suren-chère dans les prises de position des candidats, comme ce fut le cas dans la tribune publiée par Nicolas Sarkozy dans le journal Le Monde du 16 septembre 2006, où il proposait un alignement de l’enseignement public sur celui de l’enseignement privé, ce dernier étant dispensé de carte scolaire. Ces propositions sont alors confortées par l’abondance des sondages publiés sur ce sujet33 [voir encadré

« La carte scolaire est devenue l’instrument de la ségrégation

sociale », ci-contre].La candidate du Parti socialiste, Ségolène Royal,

défendait au début de la campagne une position proche de celle-ci en affirmant le 3 septembre 2006, que « l’idéal serait de supprimer la carte scolaire » ou de « desserrer les contraintes ». Selon elle la carte scolaire « fige les inégali-tés » et n’est plus en mesure de garantir la mixité sociale [voir encadrés « La carte scolaire fige les inégalités » et « Le libre

choix de l’école est un bon principe », p. 22]. Bien que le Parti socialiste ait engagé, dès les années 1980, un processus d’assouplissement de la carte scolaire, ce type de position en période électorale fut jugé d’inspiration trop libérale. Cette proposition apparaissait également contradictoire de la part d’une ancienne ministre déléguée à l’ensei-gnement scolaire qui, lorsqu’elle exerçait ses fonctions, prônait plutôt le renforcement de la carte scolaire.

Même, si l’on pouvait relever des nuances dans les approches des deux candidats, ils mobilisaient néanmoins des univers sémantiques proches dans leur appréhension de la carte scolaire. La référence à la notion de liberté était récurrente et remplissait une visée nécessairement simplificatrice. La question des sources de la dégrada-tion des conditions de scolarisation dans de nombreux

établissements était totalement délaissée. Dans la mesure où les familles pourraient disposer du choix de leur école, elles seraient à même d’éviter les établissements les plus dégradés. Ce discours esquive bien entendu le fait que ces pratiques de choix sont socialement et géographiquement déterminées. Il désigne en revanche implicitement les familles comme les principales respon-sables du destin scolaire de leur enfant en minorant le rôle et la responsabilité de l’institution scolaire en matière de reproduction des inégalités. Le caractère peu clivant de ce discours entre les deux candidats de l’époque, illustre de façon exemplaire l’évolution du champ politique caractérisé par le déclin de la « rhéto-rique des contraires34 ». Les univers sémantiques et les références idéologiques franchissent en effet allégrement les frontières des formations politiques dominantes. À une opposition classique entre régulation étatique et régulation marchande, se substitue un discours supposé réconcilier des positions antagonistes des différents groupes sociaux en matière d’éducation et de scola-risation. Pour les populations précaires, en proie à la relégation scolaire et urbaine, l’annonce de la suppres-sion de la carte scolaire était présentée comme une main tendue car supposée contribuer à leur désenclavement. Pour les classes moyennes et supérieures, l’annonce de la suppression de la carte scolaire entérine des pratiques déjà effectives et massives de contournement.

L’élection de Nicolas Sarkozy à la Présidence de la République s’est traduite par l’annonce immédiate d’un assouplissement massif de la carte scolaire et par sa suppression définitive à l’horizon 2010. Selon le nouveau ministre de l’Éducation nationale Xavier Darcos, lors de son discours prononcé à l’occasion du 61e congrès de la Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles publiques le 26 mai 2007, le but visé par cette réforme serait « la redéfinition des instruments de mixité sociale ». Cette annonce a donné lieu à de nombreuses contestations émanant de chercheurs, de chefs d’établis-sements ou encore d’associations de parents d’élèves. Les critiques portaient sur le caractère ouvertement libéral de cette mesure et sur le risque de fragilisation des familles les plus démunies, ainsi que sur la nature des critères qui seraient retenus pour sélectionner les élèves à l’accès aux établissements les plus demandés. Beaucoup s’inquiétaient également de l’impact de cette mesure de libre choix de l’école sur les établissements les plus délaissés. Les critères officiellement retenus pour les inscriptions dans les établissements demandés sont d’après le ministère : les situations de handicap, les raisons médicales, l’obtention d’une bourse au mérite

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« Les difficultés sociales ne sont pas sans conséquences sur la vie des enfants (alimentation, sommeil, conditions de travail, etc.) dont la qualité conditionne pour une part la disponibilité face aux efforts à fournir pour réussir à l’école […]. Les apprentissages fondamentaux sont plus difficilement mis en œuvre : beaucoup d’enseignants accueillent maintenant des enfants mal socialisés, nourris d’une seule culture télévisuelle de bas niveau, disposant d’un vocabulaire et d’une syntaxe pauvres, inadaptés à la situation de communication.

C’est vrai pour les primo-arrivants, pour les enfants issus de l’immigration, surtout quand le français n’est pas la langue utilisée à la maison. Mais c’est de plus en plus le cas de familles françaises où l’on ne communique plus, même pendant les repas, où chaque enfant dispose de son téléviseur ou sa console de jeux vidéo. »

Extraits du rapport n o 2006-076 de l’Inspection générale de l’Éduca-tion nationale, « La contribution de l’éducation prioritaire à l’égalité des chances des élèves », ministère de l’Éducation nationale, octobre 2006.

« Quant à la question de l’ethnicité, les débats qu’elle soulève ne relèvent plus de la technique mais de l’éthique politique. Pour autant, il paraît souhaitable de s’interroger clairement à ce sujet même si la réponse ne peut relever d’un rapport technique, particulier à un département ministériel, mais tenir à la décision des plus hautes autorités de l’État. D’un côté, il y a une réalité : celle des immigrations et des conséquences qu’elles ont pour l’école, son modèle, sa culture, son mode de fonctionnement. Tous les établissements scolaires n’accueillent pas les mêmes populations. Qu’on le veuille ou non,

les stratégies d’évitement de bien des établissements relevant de l’éducation prioritaire sont d’abord fondées sur des bases ethniques, fussent-elles cachées sous des vocables ou jugements d’une autre nature (niveau scolaire, violence notamment). Ne pas observer, statistiquement, cette réalité-là, c’est se condamner à ne pas voir ce qui se passe, c’est s’interdire d’agir sur des bases réalistes. »

Extraits du rapport n o 2006-076 de l’Inspection générale de l’Édu-cation nationale, « La contribution de l’éducation prioritaire à l’éga-lité des chances des élèves », ministère de l’Éducation nationale, octobre 2006.

« Des enfants mal socialisés »

« La réalité des immigrations et ses conséquences sur l’école »

« La conséquence logique de ces propositions, c’est le libre choix par les parents de l’établissement scolaire de leur enfant. À partir du moment où chaque établissement propose un projet spécifique, il est normal que les parents puissent choisir l’éta-blissement qui correspond le mieux à leur enfant […] Supprimer la carte scolaire est pour moi un aboutis-sement, pas un préalable. Mon projet n’est pas plus de liberté pour les uns, moins de liberté pour

les autres. Cela, c’est le système existant. C’est au contraire la qualité éducative pour tous, un objectif difficilement contestable. La carte scolaire n’aura alors plus de raison d’être puisque tous les établis-sements seront de qualité. Ceux qui pensent que ça ne peut pas marcher sont tout simplement ceux qui n’ont pas confiance dans la capacité du corps enseignant et de l’école républicaine d’y parvenir. »

Nicolas Sarkozy, Le Monde, 16 septembre 2006.

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« L’égalité des chances est pour partie un leurre et la ségrégation scolaire aggrave les ségrégations sociales et spatiales. Malgré le dévouement des personnels, malgré l’espérance des parents, malgré des réussites qui démentent le déterminisme social. Le scandale n’est pas de le dire mais de

laisser faire. Il faut donc poser sans hypocrisie la question de l’égalité réelle et de la qualité de l’offre scolaire sur tout le territoire. »

Ségolène Royal, Le Nouvel Observateur, 5 octobre 2006.

« Depuis cinquante ans, les choses ont beaucoup changé. Aujourd’hui, la carte scolaire a créé un résultat qui est à l’inverse de celui qui était recher-ché lorsqu’elle a été créée et beaucoup de familles contournent cette carte scolaire pour choisir leur école. Quand on est à gauche, l’objectif n’est pas de réduire les libertés ; c’est se dire que si pour certaines catégories, notamment les mieux informées ou les plus privilégiées, le libre choix d’une école est un bon principe, pourquoi est-ce que ça ne serait pas le cas pour tous les Français ? C’est ça être socialiste, c’est ouvrir l’éventail des choix à tout le monde dès lors que c’est bien pour

certains. Ma proposition, qui est d’ailleurs conforme au projet du Parti socialiste, c’est de permettre le libre choix entre deux ou trois écoles, collèges, lycées, c’est-à-dire d’élargir la sectorisation. Cela donnera à la République l’obligation d’investir massivement dans les écoles les moins attractives, d’y mettre de bons enseignants chevronnés, d’y mettre des moyens, de réduire le nombre d’élèves par classe, d’y mettre des activités d’excellence. »

Ségolène Royal, Les 4 vérités, France 2, 7 septembre 2006.

« La carte scolaire fige les inégalités »

« Le libre choix de l’école est un bon principe »

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35. Jean-Pierre Obin et Christian Peyroux, « Les nouvelles dispositions concernant la carte scolaire », Rapport au ministre de l’Éducation nationale, 2007.

La mixité sociale dans l’espace scolaire : une non-politique publique

ou sur critères sociaux, les élèves qui doivent suivre un parcours scolaire particulier, les élèves dont un frère ou une sœur sont déjà scolarisés dans l’établissement, les élèves dont le domicile est en limite de zone de desserte de l’établissement demandé. Le ministère annonce égale-ment des mesures pour venir en aide aux établissements en difficulté et en perte d’effectif, comme le dédou-blement des classes ou l’encouragement aux innova-tions pédagogiques. Dans les cas les plus extrêmes, la fermeture des collèges « ghettos » est envisagée.

Dès le mois d’août 2008, le ministère de l’Éducation nationale exprime sa satisfaction à l’égard de cette nouvelle étape d’assouplissement de la carte scolaire en précisant que 115 000 demandes de dérogation ont été enregistrées. D’autres informations nuancent ce constat. À Paris la politique du libre choix de l’école est entachée par de nombreux dysfonctionnements administratifs liés à la gestion informatisée des demandes de déroga-tion. Plus d’un millier de demandes n’ont ainsi pu être satisfaites. Le document qui porte le plus sérieusement atteinte à la politique de libre choix de l’école est le rapport de deux inspecteurs généraux, Jean-Pierre Obin et Christian Peyroux35. Ce rapport est rendu public par la presse en juin 2008, alors que le ministère s’était opposé à sa diffusion. Ce rapport était constitué d’une enquête réalisée auprès d’un échantillon de collèges répartis dans 34 départements urbains. Il faisait apparaître que la politique de libre choix fragilise les établissements les moins demandés et renforce les ségrégations scolaires. Le libre choix de l’école apparaît ainsi en contradiction avec l’objectif de mixité sociale : « Il faut convenir, à l’observation des dispositifs mis en place comme au vu des résultats obtenus, que l’objectif d’amélioration de la diversité sociale affirmé dans la note du 4 juin n’a en général pas été l’objet d’une attention prioritaire de la part des responsables académiques. La raison n’est pas leur manque d’intérêt, ni même l’adhésion profonde à cet objectif, mais l’urgence dans laquelle ils se sont trouvés : la gestion efficace de la nouvelle liberté accor-dée aux familles leur est apparue prioritaire, et c’est l’objectif qu’ils se sont d’abord efforcés de satisfaire […] La question de la survie de certains collèges est ouverte-ment posée ». Les conclusions de ce rapport confortent ainsi l’hypothèse selon laquelle l’argument de la mixité sociale a servi d’alibi pour instaurer une politique de libre choix de l’école faiblement régulée. Dans leur conclusion, les auteurs du rapport en appellent d’ailleurs eux-mêmes à un ré-engagement de l’État dans la politique de la carte scolaire. Ils préconisent d’introduire officiellement l’objectif de mixité sociale dans le mode de pilotage du système éducatif. Ils proposent également la création d’un indicateur synthétique de suivi de la mixité sociale assorti

d’une bonification de dotation pour les établissements les plus vertueux, y compris pour les établissements privés. Les conclusions de ce rapport furent largement contestées par le ministre de l’Éducation nationale, Xavier Darcos, estimant que les auteurs n’avaient pas le recul nécessaire pour évaluer l’impact de cette politique et que les établissements les plus en difficulté seront à même de reconquérir un public. Le ministre qualifia même le rapport de « double ânerie ».

Le credo de la mixité sociale à l’école ne s’est pas traduit en France par la constitution d’une politique publique. La mixité sociale à l’école relève en effet davantage de la rhétorique que d’actions institutionnelles durables. La référence à la mixité sociale à l’école a émergé dans un contexte marqué par la persistance des inégalités de scolarisation, par le déclin de la rhétorique des classes sociales et par la spatialisation et l’ethnicisation des problèmes scolaires. Les conditions d’émergence du problème de la mixité sociale à l’école sont très proches de celles qui ont favorisé son apparition dans l’espace urbain. Comme dans celui-ci, la rhétorique de la mixité sociale contribue à occulter les contradictions dont elle est porteuse au profit d’une vulgate en apparence généreuse et consensuelle. La référence à la mixité sociale a en effet favorisé l’émergence du libre choix de l’école. Cette disposition apparaît comme cynique car elle implique une mise en concurrence des établisse-ments scolaires autant que des familles. Les pratiques de choix de l’école étant des conduites socialement diffé-renciées, elles sont de nature à privilégier les intérêts des classes moyennes et supérieures au détriment de ceux des classes populaires. L’instauration de cette politique vise d’ailleurs à convertir ces dernières à la figure de l’homo œconomicus en matière scolaire. Si le libre choix de l’école est apparu, dans sa version officielle, comme une « réponse » au problème des ségrégations scolaires, celles-ci ont souvent été perçues par l’administration scolaire avec un certain fatalisme sociologique – alors qu’elles sont la conséquence d’un ensemble de décisions en matière de politiques éduca-tives, notamment celles relatives à l’assouplissement de la carte scolaire et à l’absence de régulation et de contrôle des migrations d’élèves entre les établissements. Ce laisser-faire apparent est le signe tangible du « tournant libéral » qui s’est opéré au sein des politiques éducatives depuis le début des années 1980. En érigeant le libre choix de l’école comme mode dominant de la régulation du système éducatif, cette orientation marque le renoncement à un certain idéal de l’école pour tous au profit de l’imposition de l’école de la concurrence comme seul horizon éducatif.

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