LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

127
1 Mémoire de fin d’étude Section son promotion 2020 LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE Hippolyte LEBLANC Directeur interne : Sylvain LAMBINET Rapporteur : Franck GILLARDEAUX

Transcript of LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

Page 1: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

1

Mémoire de fin d’étude

Section son promotion 2020

LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU

THEATRE

Hippolyte LEBLANC

Directeur interne : Sylvain LAMBINET

Rapporteur : Franck GILLARDEAUX

Page 2: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

2

Page 3: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

3

Mémoire de fin d’étude

Section son promotion 2020

LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU

THEATRE

Hippolyte LEBLANC

Directeur interne : Sylvain LAMBINET

Rapporteur : Franck GILLARDEAUX

Page 4: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

4

Remerciements

Merci au 6b de m’avoir accueilli.

Merci à DC Audiovisuel.

Merci à Sylvain Lambinet, pour m’avoir soutenu durant ce projet et ces

années passées à l’école.

Merci à Corsin Vogel et Franck Gillardeaux, pour leurs retours et leur

bienveillance.

Merci à Franck Jouanny, pour son aide.

Merci à toute ma promotion, pour ces années passées ensembles.

Merci à Martin, pour son aide et ses conseils techniques.

Merci à Thibaut, pour sa musique et toutes les précieuses discussions en-

trecoupant notre écriture.

Merci à Claire, pour avoir guidé mon texte.

Merci à Sarah, pour lui avoir donné sa première voix.

Merci à toute l’équipe de la Ronde, Mathias, Manon, Arthur, Louise et

Otto, ces poète.sse et amie.s que j’aime et qui m’inspirent tellement.

Merci à Loryne, pour les derniers instants.

Merci à mes parents, pour leurs précieuses relectures et leur amour.

Page 5: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

5

Résumé

Depuis sa naissance, la voix est au cœur du théâtre. Elle véhicule le texte,

définit un personnage, diffuse des émotions. A l’heure où le travail du son au

théâtre se développe en suivant de nombreuses évolutions technologiques, propo-

sons-nous d’étudier la mise en scène de cette part essentielle du son au théâtre

qu’est la voix. Ce travail de recherche s’efforcera de définir les enjeux de la voix

au théâtre, à travers un retour sur ses multiples pratiques historiques et contempo-

raines. A l’issue de cette démarche, nous nous essayerons à une proposition de

mise en scène, investissant dans sa conception, les possibilités dramaturgiques et

sensorielles de l’écriture de la voix.

Mots-clés : Théâtre, voix, mise en scène, sonorisation, monologue

Page 6: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

6

Abstract

Since its birth, the voice has been at the heart of the theater. It conveys the

text, defies a character, spreads emotions. At a time when the work of sound in the

theater is developing by following many technological developments, we propose

to study the staging of this essential part of sound in the theater that is the voice.

This research work will attempt to define the stakes of the voice in the theater,

through a return on its multiple historical and contemporary practices. At the end

of this process, we will try to come up with a staging proposal, investing in its

conception, the dramaturgical and sensory possibilities of voice writing.

Keywords: Theater, voice, stage direction, sound system, monologue

Page 7: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

7

Sommaire

REMERCIEMENTS

RESUME

ABSTRACT

INTRODUCTION p.10

1) HISTORIQUE DE LA VOIX AU THEATRE p.12

1.1 Les sons du théâtre p.12

1.1.1 Les sons du lieu et les sons de production p.12

1.1.2 Création sonore et « bande-son » p.15

1.1.3 La voix et le corps p.16

1.2 Le système vocal p.18

1.2.1 Physiologie p.18

1.2.2 La prosodie p.21

1.2.3 La prosodie du théâtre p.23

1.3 La voix au théâtre pré-sonorisation p.27

1.3.1 Théâtre antique et les voix multiples : Héros,

Peuple et Dieux p.27

1.3.2 Théâtres classique et romantique : de la

vraisemblance au réalisme p.29

1.3.3 Théâtre de rue et avants-gardes : Les voix

sortent de scène p.32

1.4 La voix au théâtre sonorisé p.35

1.4.1 Le phonographe et le théâtre aveugle p.36

Page 8: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

8

1.4.2 Henri CHOPIN et « La Poésie sonore » :

Reproduction sonore et corps multiples p.40

1.4.3 Système de sonorisation fixe : recherche de

transparence p.44

1.4.4 Perspectives contemporaines de la voix

sonorisée p.47

2) VOIX SONORISEE : LA DISSOCIATION

VOIX/CORPS p.50

2.1 Interactions entre comédien.ne, personnage

et public p.50

2.1.1 Le double sonore p.50

2.1.2 La dissociation voix/corps et le.la comédien.ne p.52

2.1.3 La dissociation voix/corps et le public p.54

2.2 Microphonie et traitements :

matière sonore de la voix dans la

dissociation voix/corps p.57

2.2.1 Quel dispositif microphonique pour quel

corps sonore ? p.57

2.2.2 Filtres, dynamique et intensité sonore :

traitement de la matière sonore textuelle ? p.65

2.2.3 Effets sonores destructifs : la voix comme

matière sonore sensorielle p.69

2.3 Paramètres spatiotemporels de la dissociation

voix/corps p.72

2.3.1 Implantation des enceintes et localisation

du corps sonore p.72

2.3.2 Sonorisation et nouveaux espaces p.75

Page 9: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

9

▪ 2.3.3 Dissonances spatiotemporelles : transformation

des corps p.77

3) CREATION THEATRALE : LA RONDE p.80

3.1 Elaboration du projet p.80

3.1.1 Introduction au projet p.80

3.1.2 Ecriture p.82

3.1.3 Travail préparatoire avec le comédien p.83

3.1.4 Partition de mise en scène de la voix p.86

3.2 Réalisation du projet p.87

3.2.1 Contexte et lieu p.87

3.2.2 Equipe p.88

3.2.3 Scénographie et lumière p.89

3.2.4 Dispositif audio p.90

3.2.5 Répétitions et représentation p.93

3.3 Retours d’expérience et perspectives p.96

3.3.1 Retour d’expérience du comédien p.96

3.3.2 Retours d’expérience du public p.97

3.3.3 Retour d’expérience personnel p.98

3.2.4 Perspectives p.99

CONCLUSION p.101

BIBLIOGRAPHIE p.104

ANNEXES p.108

Page 10: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

10

Introduction

Depuis ses origines, le théâtre est un art sonore. Au cœur de celui-ci se place

le personnage, personne fictive incarnée par un.e comédien.ne. Durant le temps de

la représentation théâtrale, le.la comédien.ne va prêter son corps, ses traits et donc

sa voix. C’est l’ensemble de ces différentes composantes physiques qui permettra

l’incarnation d’un personnage. Etymologiquement « personnage » est issu du mot

latin « persona », mot désignant le masque porté par les comédien.ne.s lors des

représentations de théâtre antique. Ce mot est composé du préfixe « per »

signifiant « à travers » et de « sonum » : le son. Ce masque était donc caractérisé

par sa faculté à laisser passer le son du comédien, sa voix. Mieux, certains

archéologues envisagent la possibilité que ces masques soient construits selon un

modèle amplifiant par résonance la voix projetée d’un.e comédien.ne. La voix a

donc toujours eu une place considérable dans l’élaboration du personnage et de

l’art théâtral.

Au XXe siècle, les évolutions technologiques ont permis l’émergence de

dispositifs de sonorisation au théâtre. D’une part, les éléments sonores non vocaux

du théâtre ont pu s’étoffer et devenir un enjeu de mise en scène, jusqu’à

l’apparition d’études universitaires au sujet du son du théâtre ces dernières années.

D’autre part, la voix pouvant être amplifiée en direct, le cadre d’expression de

celle-ci, limité par les capacités physiques d’émission des comédien.ne.s, a pu

Page 11: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

11

évoluer. Cette avancée technologique a en outre permis l’apparition d’ingénieur.e

du son, de créateur.rice sonore, au sein des équipes de mise en scène théâtrale.

Le son du théâtre, et par lui la voix, se trouve au plus près de mutation de

pratiques théâtrales, rendues possibles par différentes avancées technologiques ; et

apparaît comme un extraordinaire champ d’expérimentations.

Dans ce cadre, il semble pertinent de s’interroger sur l’influence de

l’évolution des outils technologiques sur les enjeux de la voix au théâtre à travers

plusieurs questions. Comment peut-on définir la voix théâtrale ? Quelle place a-t-

elle prise historiquement dans la représentation théâtrale ? Pourquoi sonoriser une

voix ? Quelle influence la sonorisation peut-elle avoir sur la perception par le

public de la voix ? Et pour le.la comédien.ne, de sa propre voix ?

Nous tenterons d’apporter des réponses à ces questionnements à travers ce

mémoire. Dans un premier temps, nous reviendrons sur le son ou les sons du

théâtre pour définir l’ensemble des sources en interaction. Ensuite, nous étudierons

les évolutions des enjeux vocaux à travers l’histoire, de la naissance du théâtre aux

débuts de la sonorisation. Par la suite, nous nous concentrerons sur les différents

paramètres participant à la sonorisation et leurs influences sur la perception de la

voix et donc du personnage. Enfin, une proposition sera faite d’une création

théâtrale, investissant les possibilités de mise en scène de la sonorisation de la voix

au centre de sa dramaturgie.

Page 12: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

12

1) HISTORIQUE DE LA VOIX AU THEATRE

1.1 Les sons du théâtre

Le théâtre s’est depuis toujours construit comme un espace intermédial. Il

est avant tout le point de rencontre entre un texte, l’interprétation de celui-ci par

le.la metteur.e en scène, celle de comédien.ne.s, entre approche personnelle du

texte et mise en jeu des directives de mise en scène et la perception d’un public.

Au centre de ce point de rencontre interagissent une multitude d’agents non-

humains du dispositif théâtre : la scénographie, les décors, les costumes par

exemple et l’auralité du théâtre, c’est-à-dire l’ensemble des éléments audibles par

les spectateur.rice.s lors de la représentation théâtrale. La voix est un élément aural

prédominant. Il semble pertinent pour pouvoir construire une réflexion sur celle-

ci de la replacer en premier lieu dans cette auralité théâtrale. Proposons-nous donc

d’explorer succinctement l’auralité théâtrale dans ses différents composants.

1.1.1 Les sons du lieu et les sons de production

Le lieu de la représentation théâtrale n’est pas transparent d’un point de vue

sonore. Chaque scène réunissant comédien.nes et public possède une identité

sonore précédant la mise en scène sonore de la pièce. Prenons par exemple une

salle de théâtre, fermée, composée de gradins et d’une scène, qui est un lieu dédié

au théâtre dans lequel une grande majorité des spectacles se joue aujourd’hui.

Chacune de ces salles se place à un endroit géographique différent et possède un

Page 13: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

13

traitement d’isolation acoustique particulier. Ainsi, malgré une volonté de couper

la salle de l’extérieur, de nombreux éléments peuvent construire une ambiance

sonore spécifique au lieu : circulation, sons de ville, métros ou oiseaux. Des

éléments sonores propres aux bâtiments peuvent également intervenir, comme une

ventilation par exemple. Chaque lieu possède donc un certain nombre de sources

sonores non maitrisables. Cette problématique est d’autant plus importante lorsque

le théâtre sort des salles dédiées. Lors d’une mise en scène de théâtre de rue ou

bien de théâtre déambulatoire comme cela a pu être proposé par Christophe

RAUCK à la Villa Cavrois avec « Un pays lointain, arrangement » début 20201,

la multiplication de ces sources non maîtrisable est telle que le choix du lieu est un

acte de mise en scène influençant directement le jeu des comédien.ne.s et

l’implication physique du public, celui-ci pouvant être amené à se déplacer pour

percevoir la voix.

L’acoustique est un élément central du son d’un lieu. Elle influe sur

l’ensemble des éléments sonores du théâtre, chaque source, volontaire ou non,

étant transformée par celle-ci. Certaines acoustiques facilitent la propagation de la

voix, d’autres amplifient le public, chaque lieu possède une acoustique propre à

l’architecture de la salle, proposant un équilibre sonore différent. A l’instar des

sources non-maîtrisables, les salles dédiées au théâtre sont pensées acoustiquement

1 Christophe RAUCK mise en scène d’après une écriture de Jean-Luc Lagarce, Un pays lointain (arrangement), 11 mars 2020, Villa Cavrois

Page 14: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

14

pour faciliter la transmission de la voix et du jeu de scène en général. L’acoustique

devient souvent plus problématique dans des lieux non-dédiés : les églises par

exemple, où la réverbération longue perturbe l’intelligibilité du texte. En observant

les évolutions architecturales des théâtres, il est intéressant de remarquer que les

questions d’acoustique sont concomitantes avec l’apparition du théâtre et

continuent à se poser de nos jours. Très souvent l’enjeu principal de ces travaux

architecturaux sera de rendre la transmission de la voix au public la plus efficace

possible, comme nous le verrons plus loin.

Durant la représentation certaines sources sonores ne font pas partie de la

mise en scène sonore mais sont issues de la mise en scène globale : décors mobiles,

machinerie, fumée, lumières… Ces sons dits « de production » au même titre que

les sons venant du public, font partie intégrante de l’auralité du moment théâtral et

non pas simplement du lieu.

L’ensemble de ces éléments est la matière sonore indépendante de la

création sonore de la pièce. Lors d’une création théâtrale, on cherchera souvent à

diminuer cette matière sonore de manière à la rendre la plus négligeable possible

par rapport aux éléments sonores relevant de la création ou de l’expression des

comédien.ne.s. (DESHAYS, 2006)

Page 15: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

15

1.1.2 Création sonore et « bande-son »

Proposons-nous ici de distinguer la matière sonore issue d’une volonté de

mise en scène en deux catégories : les sons issus des comédien.nes et les sons de

sources indépendantes.

Ces sources indépendantes sont multiples et ont évolué avec les

progressions technologiques. Dès la renaissance, la musique prend une place

importante lors des représentations théâtrales ; en dehors de la voix, seuls quelques

bruitages (des pas pour les entrées de scène par exemple) sont à retenir. Au départ,

jouée systématiquement en directe, elle n’a jamais cessé d’être utilisée jusqu’à nos

jours où elle est régulièrement enregistrée et diffusée. Avant le XXe siècle, la

musique occupe principalement deux fonctions : elle est illustrative ou incarne le

divin. Lorsqu’elle est illustrative, elle accompagne de mélodies les événements et

émotions prenant place sur scène. Elle est souvent non-écrite et changeante d’une

représentation sur l’autre, à l’instar des musiciens accompagnants les débuts du

cinéma. L’incarnation divine passe par l’utilisation de chœur, comme voix

désincarnée sur scène, commentant les actions ou s’adressant aux personnages.2

A partir du début du XXe siècle, la musique théâtrale s’inspire des avant-

gardes et se diversifie, s’orientant parfois vers le bruitisme. Cenci d’Antonin

ARTAUD en 1933 par exemple, cherche à isoler les sonorités non-musicales des

2 PIGNARRE Robert, Théâtre occidental - Histoire, Encyclopædia Universalis

Page 16: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

16

différents instruments pour créer des sons ayant une influence directe sur la

sensibilité des spectateur.rice.s, pouvant même les brusquer par une forte intensité

sonore ou des dissonances. Comme le souligne Bénédicte BOISSON (2016) dans

Le son du théâtre (XIXe-XXIe siècle), il est intéressant de voir que cette évolution

musicale va de pair avec l’apparition de sons pré-enregistrés et diffusés en

stéréophonie, se mêlant avec cette nouvelle forme de musique. Bien

qu’anachronique dans la terminologie, Bénédicte BOISSON y voit l’apparition des

« bandes-son » mêlant sons directs, ici musicaux et vocaux, et sons pré-enregistrés.

A partir des années 50, ces pratiques se démocratisent multipliant les possibilités

de mise en scène sonore. Ainsi les bandes-son mêlent aujourd’hui musique,

bruitages, sound design et occupent des rôles très variés allant de l’illustration à

l’outil sensoriel en passant par l’accessoire d’interaction avec les comédien.ne.s.

Au gré de ces évolutions l’appréhension du son vocal va également se

transformer, passant d’unique élément sonore à composante d’une matière

multiple et complexe.

1.1.3 La voix et le corps

Le.la comédien.ne est au centre de l’acte théâtral. Certaines pièces encore

aujourd’hui se limitent, au niveau sonore, aux sons vocaux et corporels produits

par le.la comédien.ne sur scène. Le son des corps ancre le personnage dans l’espace

de la scène et dans ses interactions avec les autres protagonistes. Des pas lourds

ou légers, par exemple, donneront une indication sur le personnage et prolongeront

Page 17: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

17

le jeu visuel du comédien ou de la comédienne. Anne PELLOIS (2016) expose

dans Le son du théâtre (XIXe-XXIe siècle) que la voix est à la fois porteuse du

texte, grande part du jeu du.de la comédien.ne et, à travers les âges, la principale

source sonore du théâtre. De ce fait, l’essentiel de la littérature sur le théâtre

évoquant le son avant le XXe siècle traite de la voix. A la fois principale expression

du jeu et élément de perception prédominante du public, la voix est centrale dans

l’espace d’intermédiation théâtrale. Par conséquent, elle va être au cœur des

évolutions théâtrales, notamment sonores, évoquées plus tôt. La voix va s’intégrer

à la complexification du son du théâtre en faisant évoluer ses techniques et ses

enjeux : écriture, technique vocale, in ou off, sonorisée, directe ou enregistrée,

unique ou multiple…

C’est pourquoi il est intéressant d’étudier plus particulièrement les

composantes de celle-ci, ainsi que les évolutions historiques de son approche.

Page 18: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

18

1.2 Le système vocal

1.2.1 Physiologie

Jean ABITBOL et Bernard VALLANCIEN divisent dans un article de

l’Encyclopædia Universalis3 l’appareil vocal humain en trois parties : la soufflerie

issue de l’appareil pulmonaire qui fournit l’air à une pression nécessaire à la

formation de son, le larynx où se trouvent les cordes vocales déterminant la hauteur

fondamentale du son émis et les résonateurs qui vont amplifier et moduler

harmoniquement ce son.

Soufflerie pulmonaire

La soufflerie pulmonaire suit les deux temps de la respiration : l’inspiration

et l’expiration. L’expiration alimente l’émission sonore et doit être contrôlée pour

pouvoir gérer le rythme de l’expression orale. Pour maîtriser cette expiration, nous

nous servons de la musculature de l’abdomen qui vient actionner le diaphragme

qui chasse l’air des poumons vers la trachée puis le larynx au débit désiré. La

gestion de la respiration est donc essentielle à notre expression orale.

Le larynx

Le larynx est un assemblage de cartilages articulés dans la prolongation de

la trachée. Les principaux sont :

3 Jean ABITBOL et Bernard VALLANCIEN, VOIX, Physiologie, Encyclopædia Universalis

Page 19: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

19

- La cricoïde, anneau uni à la trachée

- Les aryténoïdes, petites pyramides pivotantes, point d’attache postérieur des

cordes vocales

- La thyroïde, grand cartilage en forme de livre ouvert posé à l’avant du larynx,

sa saillie sous le menton forme la pomme d’Adam. C’est le second point

d’attache des cordes vocales, à l’avant.

Figure 1 : Représentations du

larynx

Page 20: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

20

L’articulation entre ces trois éléments vont permettent l’action des cordes

vocales sous l’influence des muscles et du système nerveux laryngé. Les

aryténoïdes en pivotant sur elles-mêmes vont pouvoir écarter plus ou moins les

cordes vocales entre elles. La thyroïde peut basculer vers l’avant par rapport à la

cricoïde, éloignant les deux points d’attache des cordes vocales et les mettant donc

en tension.

Lors de l’inspiration, les cordes vocales sont écartées pour laisser passer

l’air. Lors de l’expiration elles sont en contact. L’air remontant de la trachée fait

pression sur celles-ci. Les cordes n’étant pas rigides elles laissent passer face à

cette pression de petites quantités d’air régulières. Elles s’entrouvrent et se

referment à la manière d’une valve des centaines de fois par secondes. Découpée

ainsi, l’afflux d’air évolue en « vibrations » entrainées vers les résonateurs. Selon

la tension des cordes, l’harmonique fondamentale du son produit va évoluer : plus

la tension est grande plus le son est aigu.

Les résonateurs

Les résonateurs vont venir amplifier et moduler les vibrations à partir de

leur fréquence de résonance propre. En créant différents harmoniques, les

résonateurs forment aussi le timbre de la voix. Le larynx, en tant que cavité, est

certainement le premier d’entre eux, viennent ensuite les résonateurs principaux :

les cavités pharyngée, buccale et nasale. De nombreux éléments vont venir

déterminer la taille et la forme de ces cavités :

Page 21: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

21

- La forme du larynx

- Le voile du palais, dirigeant l’air ou non vers la cavité nasale, influençant la

taille des cavités buccale et pharyngée

- L’ouverture de la mâchoire

- La langue et les lèvres, jouant sur la taille et la forme des cavités buccale et

pharyngée

La combinaison de ces paramètres permet la création d’une multitude de

sons et une unicité du timbre d’un individu.

1.2.2 La prosodie

Le système physiologique décrit précédemment offre un large champ de

sonorités possibles divisé en deux grandes familles :

- Les voyelles qui sont les sons harmoniques formés d’une combinaison des

premiers harmoniques d’une fondamentale donnée par la fréquence

d’ouverture/fermeture des cordes vocales.

- Les consonnes s’apparentant à du bruit : les plosives, les sifflantes… On ne

peut identifier de note fondamentale.

Les combinaisons entre ces types de sons permettent de créer des syllabes,

mots, phrases, langage. Ces langages sont multiples et ne dépendent pas

uniquement des mots utilisés par une langue. Le rythme des mots, la longueur des

Page 22: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

22

phrases, les accents, l’intonation sont autant d’éléments constitutifs d’un langage

qui doivent être maîtrisés pour transmettre de la meilleure des manières le message

souhaité. L’ensemble de ces éléments relève de la prosodie.

La prosodie est définie par l’Encyclopédie Universalis comme « la musique

du langage ».4 Le théâtre, comme tout langage, possède une ou des prosodies

spécifiques. Pour l’étudier, il est intéressant de définir différents paramètres

construisant une prosodie. Les exemples d’influence de ces paramètres seront pris

pour la langue française, chaque langue possédant des codes différents.

La mélodie vocale est un premier élément relevant de la hauteur des sons et

plus précisément des variations de hauteurs. Cela peut-être un marqueur de sens

(interrogation, affirmation) à l’échelle d’une phrase ou bien un vecteur d’émotions

variables pouvant donner un effet chantant, joyeux à une phrase. Ce paramètre

correspond à l’étude de la fréquence fondamentale.

La rythmique est un autre de ces éléments. Elle intervient à plusieurs

échelles : un mot, une phrase, un discours… La rythmique dépend à la fois de la

longueur des sons, de celle des silences et de l’alternance entre différentes durées.

Elle joue principalement sur l’émotion et l’intelligibilité.

L’intensité et la dynamique est un troisième élément. L’intensité moyennée

est un élément de communication lié évidemment à l’émotion (forte intensité pour

4 Pauline WELBY, Prosodie, Encyclopædia Universalis

Page 23: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

23

la colère par exemple). La dynamique à l’échelle d’une phrase ou d’un discours

permet de donner des indications de sens avec par exemple un appui(e) fort sur le

mot essentiel d’une phrase. Ce paramètre peut être mesuré en décibels.

Le timbre est une qualité sensible du son. Il dépend des composantes

harmoniques de ce dernier. C’est un élément propre à chaque individu que ce

dernier peut transformer pour porter du sens et de l’émotion. L’étude du spectre

harmonique d’une voix permet de mesurer ce paramètre. Les mondes de la

musique, du cinéma ou du théâtre, utilisent différents termes pour le définir :

chaude, stridente, voix blanche, pure, cassée… Chaque type de voix peut être

associé à différentes attitudes ou sensibilité. Ce dernier paramètre est très travaillé

par les comédien.ne.s pour interpréter différents personnages et s’approcher de

certains archétypes : la voix pure d’une jeune première dans le théâtre classique

par exemple.

Chacun de ces éléments sont interdépendants et différentes combinaisons

permettent de travailler une prosodie. C’est au cœur de la technique vocale de jeu

d’un.e comédien.ne.

1.2.3 La prosodie du théâtre

Anne PELLOIS (2016) dans Le son du théâtre (XIXe-XXIe siècle) étudie

des critiques de théâtre datant du XIXe siècle, pour tenter de définir les enjeux

vocaux du théâtre pré-sonorisation. Elle relève dans ces critiques de nombreuses

Page 24: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

24

métaphores musicales grâce auxquelles nous pouvons directement faire le lien

avec la notion de prosodie comme vu plus haut : la prosodie comme musicalité de

la langue. De même Olivier NEVEUX écrit dans son article La diction théâtrale :

« La diction est l'un des éléments du jeu du comédien caractérisant

l'énonciation d'un texte. Elle prend en compte l'intonation, le débit, l'articulation,

la prononciation, le volume sonore, etc. Souvent associée à la versification, elle

déborde cependant le seul cas de l'alexandrin (« diction classique ») : tout acteur

confronté à un texte travaille sa diction. »5

D’après les éléments énumérés cette diction est donc bien une prosodie

spécifique au théâtre. Anne PELLOIS s’appuie sur les travaux de Julia GROS de

GASQUET dans En disant l’alexandrin : L’acteur tragique et son art, XVIIe-XXe

siècle, compare la voix théâtrale et la musique en les liant par leurs « qualités

techniques impeccables avec une expressivité authentique, c’est-à-dire une diction

irréprochable répondant à des canons esthétiques en termes harmoniques avec un

réalisme psychologique propre à émouvoir le public. » (Anne PELLOIS, 2016).

La prosodie théâtrale doit donc assurer deux enjeux : une intelligibilité (souvent

confondu dans les termes avec l’audibilité à l’époque) à toute épreuve et une

expressivité émotionnelle efficace.

5 Olivier NEVEUX, Diction théâtrale, Encyclopædia Universalis [en ligne],

Page 25: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

25

Anne PELLOIS relève une critique, de Fransisque SARCEY à propos de

FEBVRE dans Dalida d’Octave FEUILLET, éclairante sur les attentes du public

et des critiques à propos d’une voix théâtrale :

« La scène a été également bien rendue par Febvre, dont l’énergie sombre

est de mise dans ces situations violentes. Mais nous ne saurions trop répéter à

Febvre qu’il n’arrivera jamais à rien au Théâtre-Français s’il n’apprend pas à

dire. Ce n’était qu’un cri l’autre jour : on n’entend pas ! Songez que toute la fin

du premier acte lui appartient et qu’au commencement du troisième, il a un long

récit à faire, et que le spectateur, sans être même placé très loin, perd un bon tiers

de tout ce qu’il dit. Ce n’est rien dans les scènes pathétiques, où la voix s’élève,

où le geste supplée, dans une certaine mesure, aux membres de phrases étouffées.

Mais quand il ne s’agit que de conter une histoire, ou de débiter paisiblement les

lieux communs de la conversation, c’est un supplice que de ne pas entendre. »

(Anne PELLOIS, 2016)

En premier lieu nous voyons ici la critique d’un défaut technique, Febvre

passe sous le seuil d’audibilité du texte ce qui rédhibitoirement fait défaut à son

interprétation : la voix est prioritairement porteuse du texte. En revanche, il est

noté que l’association du geste et d’une interprétation « réaliste » de l’émotion

pathétique, bien que peu intelligible, emporte par instant le public. Voilà résumé

l’enjeu de voix non amplifiée du théâtre textuel : un compromis entre émotion et

compréhension.

Cela entraîne certains éléments prosodiques. Pour assurer l’intelligibilité,

des constantes d’intensité, de rythme et de dynamique sont indispensables. La voix

Page 26: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

26

doit être forte. Les consonnes doivent être très claires imposant une diction

saccadée quand la voix parlée peut supporter quelques glissements. Enfin, les mots

ou syllabes porteuses de sens doivent ressortir sans que l’on perde la

compréhension du reste, imposant une plage dynamique restreinte mais

comprenant de nombreux pics d’intensité. Ces éléments limitent l’espace de liberté

interprétative. L’émotion ne peut passer que principalement par la mélodie et le

timbre. Les changements de hauteur sont très marqués pour exprimer des émotions

sans changement d’intensité ou de dynamique. Cette technique appelée chanté-

parlé (Julia GROS de GASQUET, 2016) est très caractéristique de la tragédie. Les

changements de timbre sont également importants. Un excellent exemple est la

représentation du chuchotement ou du murmure. L’acteur.rice va venir transformer

son timbre de voix sans en diminuer l’intensité et l’intelligibilité, deux éléments

pourtant caractéristiques d’une voix murmurée.

Cette prosodie particulière limite les possibilités des comédien.ne.s.

Certains spectateur.rice.s contemporain.e.s peuvent même percevoir une gêne, une

distance, habitué.e.s aux prestations cinématographiques ne souffrant pas des

mêmes contraintes. La sonorisation va ouvrir des réflexions sur cette question,

qu’il sera intéressant d’étudier.

Page 27: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

27

1.3 La voix au théâtre avant sa sonorisation

Pour comprendre les enjeux de la sonorisation vocale, il est important de se

pencher sur les problématiques et enjeux vocaux pré-sonorisation pour dégager les

questionnements auxquels la sonorisation peut répondre.

1.3.1 Théâtre antique et les voix multiples : Héros, Peuple et Dieux

Il est intéressant de se pencher sur la voix lors de la naissance du théâtre en

Grèce au Ve siècle avant J-C. Les représentations ont lieu dans le cadre de

cérémonies religieuses notamment les Dionysies et les Lénéennes, fêtes en

l’honneur du dieu Dionysos. Elles se tiennent dans des lieux dédiés pouvant

accueillir dès l’origine de nombreux spectateurs, le théâtre d’Epidaure par exemple

pouvait contenir jusqu’à 14000 personnes. La voix y occupe une place

prépondérante et l’architecture du lieu, bien qu’en extérieur, est pensée en ce sens

acoustiquement. En effet, comme Benoit BECKERS et Nicoletta BORGIA (2006)

décrivent dans Le modèle acoustique du théâtre grec6, les lieux de représentation

sont construits en forme circulaire souvent à flanc de colline pour bénéficier de

gradins qui se surélèvent en s’éloignant, réduisant la distance entre les spectateurs

les plus éloignés et la scène par rapport à une salle rectangulaire. Au centre de ces

gradins circulaires en demi-cercle se trouve l’orchestra, zone plane à hauteur de

sol sur laquelle se tient un groupe d’acteurs, appelé chœur. Lorsqu’elle est vide,

6 Benoit BECKERS et Nicoletta BORGIA , Le modèle acoustique du théâtre grec , Université de

Technologie de Compiègne

Page 28: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

28

cette dernière entraîne des premières réflexions bénéfiques acoustiquement en

termes de transmission vocale. Accolé à l’orchestra se trouve, légèrement

surélevé, le proskenion, scène peu profonde derrière laquelle se trouve la skene qui

est le mur de fond de scène. Pour BECKERS et BORGIA les capacités acoustiques

de ces lieux permettant d’accueillir un grand nombre de personnes sans

amplification de la voix relèvent d’un choix d’endroit tout d’abord très calme, mais

surtout construit selon des proportions entraînant des réflexions sur le proskenion

et la skene, puissantes et suffisamment proche(s) dans le temps du son direct

(moins de 50ms) pour ne pas subir d’effet d’écho. Nous sommes face à une

amplification acoustique naturelle. L’enjeu de la « diffusion vocale » remonte donc

à la naissance du théâtre.

Les pièces tragiques s’articulent autour de deux corps : le chœur dirigé par

le coryphée placé dans l’orchestra et trois comédiens évoluant sur le proskenion,

un principal et les deux autres interprétant l’ensemble des autres personnages. Le

chœur incarnait un groupe collectif (population d’un village par exemple) et

psalmodiait son texte, le coryphée seul s’adressait aux personnages sur scène. Il

conseillait et commentait l’action. Peu visible au milieu du chœur, cette voix était

désincarnée corporellement et pouvait s’apparenter à une voix d’autorité, divine.

Les acteurs sur scène, uniquement masculins, portaient des masques, chaque

masque symbolisant un personnage. Ces masques comportaient un second intérêt ;

une ouverture conique au niveau de la bouche permettait une projection directive,

Page 29: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

29

vers le public, de la voix des acteurs. Face à ce théâtre symbolique, nous voyons

émerger les enjeux de dissociation entre la voix et le corps : les voix

n’appartiennent pas à un personnage mais à un comédien symbolisant un

personnage archétypal à travers un masque pour les rôles secondaires. Mieux,

l’absence de corps identifiable à une voix dans le cas du coryphée est porteuse de

sens : l’autorité divine. Seul le personnage principal s’incarne en une voix unique

associé à un corps : le héros. A travers ces trois registres différents de rapport entre

voix, corps et personnage, le théâtre antique proposait une première réflexion sur

le rapport entre le corps et la voix au théâtre, bien avant l’apparition de la

sonorisation.

1.3.2 Théâtres classique et romantique : de la vraisemblance au réalisme

Jusqu’au XVIIIe siècle, ces enjeux sonores ne vont pas évoluer.

Architecturalement les lieux de représentation vont devenir fermés mais

s’inspirent en partie des constructions acoustiques des théâtres antiques, comme

l’exposent WEINZIERL et BÜTTNER (2016), par l’exemple des théâtres italiens

du XVI siècle. La production théâtrale à travers notamment le classicisme français

s’inscrit comme un héritage de la tragédie antique7. Les comédien.ne.s ont perdu

leurs masques mais incarnent toujours des héros mythologiques, les textes sont

écrits en alexandrins, et bien qu’ayant perdu son aspect religieux, la représentation

garde son rôle d’événement social réunissant la noblesse d’une cité. Le chœur

7 PIGNARRE Robert, Théâtre occidental - Histoire, Encyclopædia Universalis

Page 30: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

30

chanté accompagné d’instruments a remplacé le chœur psalmodié, mais son rôle

« divin » reste le même.

Le XVIIIe siècle apporte son lot de changements passant de la

vraisemblance classique à la recherche de réalisme à travers notamment les

recherches de BEAUMARCHAIS qui propose une recherche de la vérité contre la

vraisemblance dans Essai sur le genre dramatique (1767). DIDEROT, de son côté,

théorise le quatrième mur dans Le discours sur la poésie dramatique (1758), en

ces termes :

« Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du

parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas. »

Autrement dit, une séparation entre public et scène symbolisée par un mur

à travers lequel on voit la fiction prendre place. Matériellement on assiste à la

suppression des siège latéraux pour un public exclusivement frontal à la scène.

Pour les comédien.nes, il s’agit de faire abstraction du public pour chercher à

rendre le plus précisément possible les sentiments du personnage et pousser le.la

spectateur.rice à la plus grande identification au personnage possible. Les

personnages symboles du classicisme disparaissent, les rôles se diversifient et

deviennent réalistes et les comédien.ne.s doivent se fondre en eux. La voix des

acteur.rice.s devient la voix des personnages. Chaque personnage est interprété par

un comédien différent. Comme le souligne Anne PELLOIS, on demande au

comédien d’adopter la manière de parler du personnage répondant à un archétype.

ARISTIPPE en fait une liste non exhaustive dans sa Théorie de l’art du comédien :

Page 31: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

31

« Selon le caractère ou l’état de son personnage, le comédien doit avoir une

voix douce, forte, majestueuse, pathétique, imposante, faible, grêle, aiguë, aigre,

haute, basse, plaintive, mourante, cassée, usée, éteinte, enrouée, harmonieuse,

sonore, bonne, belle, rude, articulée, inarticulée, discordante, flûtée, sourde,

pleine, caverneuse, sépulcrale, fraîche, commune, familière, flexible, entrecoupée,

grande nette, juste, empathique, etc. » (Anne PELLOIS, 2016)

La voix n’est plus ici uniquement un vecteur d’émotion et porteuse du texte,

elle devient un élément de la création d’un univers fictionnel réaliste. Les

comédien.ne.s ne sont plus interchangeables et doivent correspondre, tant

physiquement que vocalement, à leur personnage, comme nous le confirme

l’article « Organe » du Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts

qui s’y rattachent d’Arthur POUGIN (1885) :

« La nature de l’organe 8 doit d’ailleurs s’approprier à la nature de

l’individu ainsi qu’au caractère de son emploi : une ingénue qui aurait une voix

de stentor serait aussi ridicule qu’un hercule avec une voix d’enfant. »9

Concernant la mise en scène, l’espace fictionnel dépasse le simple cadre de

la scène donnée. Les personnages peuvent s’exprimer hors scène en off, soit pour

annoncer leur arrivée dans le lieu, soit pour signifier une dissimulation par

exemple. La voix prolonge le corps et incarne le personnage de fiction hors du

cadre donné à voir au spectateur.

8Comprendre ici voix. 9 Ibid, p.422

Page 32: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

32

Ainsi, avec le développement du théâtre réaliste, voix, corps et personnage

deviennent extrêmement liés, la voix pouvant même servir de synecdoque de cet

ensemble. Le corps, visible ou non, est la source vocale. Le timbre devient très

important dans le jeu dramatique et les nouvelles attentes à propos de la

performance des comédien.ne.s mettent en exergue les problématiques de la

prosodie théâtrale.

1.3.3 Théâtre de rue et avants-gardes : Les voix sortent de scène

Nous nous sommes penchés jusqu’ici sur les expressions théâtrales se

représentant sur une scène frontale et délimitée, face à un public assis et statique.

Dès le XVIIe siècle en parallèle du théâtre « établi » évoqué plus haut, des artistes

occupent la rue à travers des propositions théâtrales comiques. Juchés sur des

tréteaux ou à même le sol, les limites scéniques de leurs farces sont floues. Ils

interagissent avec le public qui leur répond, créant ainsi une nouvelle voix

imprévisible : celle du peuple se substituant au chœur antique. Le public est acteur

du spectacle au sens premier du terme : il donne de la voix. De plus, les comédiens

peuvent traverser le public, venir de derrière, surgir d’un côté ou se révéler être

cachés dans le public. La voix peut émerger de partout. Voici un nouvel enjeu de

celle-ci : la spatialisation du spectateur dans l’espace scénique. Le champ visuel

d’un.e spectateur.rice est limité. Il.elle a besoin d’indices pour diriger son attention

sur une zone. En l’absence de scène balisée, les interventions vocales vont

permettre d’orienter cette attention. Mieux, si nous plaçons, par exemple, de part

Page 33: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

33

et d’autre d’un public deux personnages s’opposant, les indices sonores de

spatialisation placent le public au centre de la querelle. Charge au spectateur de

focaliser son attention visuelle et auditive à sa guise. On peut même envisager dans

le cadre d’un public mobile que l’on puisse s’approcher d’un des protagonistes.

On gagne alors en intensité d’un côté et l’on en perd de l’autre. Les comédiens

peuvent se permettre de jouer avec leur dynamique en s’adressant en aparté à une

partie du public suffisamment proche, créant de l’attente et une distance avec le

reste de l’assemblée. En définitive, avec cette spatialisation complexe, ce dispositif

permet de donner une place au spectateur.rice dans l’espace fictionnel. Entre cette

spatialisation et sa possibilité d’intervention personnelle du public, la voix est ici

un vecteur d’immersion.

Au XXe siècle, loin des farces légères de la Renaissance, le théâtre avant-

gardiste s’empare de ces questionnements de spatialisation et d’immersion. Max

REINHART dont nous parle Marielle SILHOUETTE dans La révolution mise en

scène (2012), est un excellent exemple. Il met en scène en scène Danton de Romain

ROLLAND en 1920 au Großes Schauspielhaus à Berlin, ancien cirque de cinq

mille personnes construit en cercle à l’instar des théâtres antiques. Dans sa mise

en scène lors du troisième acte représentant le procès de Danton, la scène à

proprement parler était occupée par Danton et « le juge », tandis qu’éclatés au

milieu du public, assis avec eux, des comédiens prenaient la parole pour

commenter et orienter le procès, poussant les simples spectateur.rice.s à les

Page 34: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

34

soutenir. L’ensemble du public est donc intégré à la scène, poussé à rentrer lui-

même comme entité dans la fiction. Nous assistons au phénomène exposé plus

haut, la spatialisation des sources dans les gradins, parfois impossible à voir selon

le placement et la possibilité d’intervention personnelle, confèrent une fois de plus

aux voix une dimension immersive. Ici cela permet même l’intégration du « corps

public entier » à la fiction et certains spectateurs préféreront sortir de la salle plutôt

que d’adhérer à ce corps.

D’autres expérimentations sur la spatialisation des sources seront explorées

en ce début de XXe siècle, parfois à l’inverse. Dans les exemples précédents, la

multiplication des sources dépassait les possibilités de couverture du champ visuel,

chaque voix suggérant un corps invisible à un moment donné. En 1894, à la

création de La Gardienne d’Henri de Régnier, LUGNE-POE propose de fixer la

source sonore en un point invisible, devant la scène. Pendant ce temps, nous

voyons évoluer des corps, eux en mouvement sur scène. Il y a ici une dissociation

volontaire du corps et de la voix sans micros, troublant profondément le public.

Arnaud RYKNER évoque dans Dispositifs sonores corps, scènes, atmosphères, les

propos du Journal des débats du 21 juin 1894 qui écrit :

«[…] tandis que derrière un tulle de gaze les personnages se mouvaient

lentement, M. Lugné-Poë et Mlle Lara, tapis dans les profondeurs de l’orchestre,

parlaient pour eux. Ainsi, au lieu qu’on dit des autres comédiens qu’ils ont leur

voix dans la tête, ou dans la gorge, ou dans le ventre, ceux-là avaient leur voix

Page 35: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

35

dans la salle, et c’est assurément là une grande bizarrerie physiologique».

(Arnaud RYKNER, 2019)

Cette dissociation pousse le spectateur à la réflexion sur l’état des

personnages, leur existence. On crée une dissonance dans la représentation, qui se

répercute sur l’espace fictionnel. Celui-ci passe alors de cadre de réflexion à sujet

de réflexion.

L’ensemble de ces exemples pose la question de la spatialisation de la voix

et, à travers elle, de la dissociation entre la voix et le corps. Des réponses

différentes sont proposées en fonction de l’enjeu de mise en scène : recherche

d’immersion dans la fiction ou, au contraire, mise à distance et interrogations sur

les existences physiques et spirituelles des personnages. Quoi qu’il en soit, la

spatialisation vocale est un paramètre important et interroge l’adhésion à l’espace

fictionnel, mais également la relation entre voix, corps et personnage : toute voix

invisible dans la foule devient-elle personnage ? Une voix et un corps dissociés sur

scène en sont-ils toujours un ?

1.4 La voix au théâtre sonorisé

Au début du XXe siècle, l’apparition de la sonorisation va faire émerger de

nouveaux outils de mise en scène. Cependant, nous avons vu qu’avant même

l’apparition de la sonorisation la voix théâtrale fut traversée par nombre de

questionnements sur ses enjeux en mobilisant différents aspects de mise en scène :

Page 36: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

36

l’architecture, la prosodie, la spatialisation… Cherchons à présent à étudier les

réponses proposées à certains enjeux vocaux et l’émergence de nouvelles

problématiques à la suite de cette évolution technologique.

1.4.1 Le phonographe et le théâtre aveugle

A la fin du XIXe siècle apparaît le phonographe, premier appareil de

reproduction sonore sur cylindre de cire. Bien que cet appareil ne fût utilisé dans

la création théâtrale, il y est très lié à plusieurs titres. Avec cette technologie

émergent les pièces phonographiques. Au départ, ce sont des reproductions de

spectacles théâtraux pré-existants. Patrick FEASTER donne dans Dispositifs

sonores corps, scènes, atmosphères l’exemple de la pièce The Shipmates de la

Compagnie Edison avec les acteurs comiques Billy GOLDEN et Joe HUGHES.

La publicité présente la pièce comme « un sketch original dans lequel ce duo

renommé avait remporté un grand succès sur une scène de vaudeville » (Patrick

FEASTER, 2019), confirmant la porosité entre les deux types de pièces. Les textes

sont repris à l’identique par les comédiens ainsi que les bruitages émergeant

traditionnellement de l’arrière-scène. Ces bruitages, dont la source est dissimulée,

sont présents depuis longtemps au théâtre, s’emparant des possibilités du son

acousmatique, comme avec le fameux son de cheval au galop signifié par des noix

de cocos s’entrechoquant par exemple. Au théâtre, il y avait certes une différence

entre son acousmatique et son « visualisé », son « d’avant-scène » et « d’arrière-

scène ». Mais celle-ci, ne souffrant d’aucune comparaison, n’était pas

Page 37: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

37

conscientisée et ne freinait en aucun cas les spectateur.rice.s dans la construction

d’un univers fictionnel cohérent. Avec l’apparition du phonographe, l’ensemble

des indices visuels disparaissent. Comme l’énonce FEASTER, ce théâtre invisible

efface la distinction « avant-scène/arrière-scène » en « cachant à la vue la source

de tous les sons enregistrés, rendant ainsi la concomitance visuelle de tous les sons

produits pour le phonographe aussi dénuée d’importance que la dissemblance

visuelle entre une paire de coquilles de noix de coco et un cheval au galop. »

(Patrick FEASTER, 2019)

Le phonogramme propose une nouvelle fenêtre sensorielle sur l’espace

fictionnel : d’une part l’ensemble des indices visuels sont supprimés, d’autre part

l’ensemble des éléments sonores émergent d’une même source physique,

l’enceinte. Il y a une homogénéisation des sources sonores en timbre (influence de

support), spatialisation et dynamique (dynamique réduite du support). Par

conséquence, il y a une grande cohérence des indices sensoriels mis à disposition

de l’auditeur.rice pour se constituer l’espace fictionnel. Cette nouvelle

configuration permet d’allouer une grande place à la construction de l’imaginaire

propre à chaque spectateur.rice.

De plus, les conditions de création de ces œuvres ouvrent des perspectives

de matière sonore inédites et spectaculaire. Les phonogrammes sont enregistrés à

un endroit unique une seule fois : la session d’enregistrement studio. Cette unité

de temps et de lieu permet de mettre en œuvre des dispositifs techniques créatifs

Page 38: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

38

complexes et encombrants, n’ayant pas comme enjeu d’être reproduits. FEASTER

rapporte le témoignage du journaliste Jonathan STERNE lors d’un enregistrement

en 1893 :

« La méthode utilisée par M. Holding pour donner l’alerte nocturne est

simple. Pendant que l’orchestre jouait, quatre ou cinq hommes se sont mis à crier

«Au feu! Au feu!». Les musiciens ont alors arrêté de jouer et ont commencé à

courir comme des fous dans la pièce pour simuler la panique. Ils parlaient tous,

ce qui a créée le bourdonnement de voix entendu dans le phonographe. Une petite

cloche a servi à sonner le tocsin. Le son des sabots des chevaux a été produit par

un homme cognant sur une pierre avec deux maillets, tout d’abord faiblement, puis

de plus en plus fort à mesure que les chevaux étaient supposés se rapprocher du

lieu de l’incendie. Pendant que cet homme cognait sur la pierre, un autre donnait

des coups de gong. Un troisième homme faisait tournoyer une crécelle de policier

pour imiter le grondement des roues de la pompe à incendie. Il s’est d’abord tenu

à un peu plus de trois mètres du phonographe, puis il s’est rapproché quand

l’homme aux maillets s’est mis à taper plus fort. Ces trois hommes ont agi de

concert, en augmentant uniformément le bruit, et ils se sont arrêtés quand celui-ci

était au plus fort, au moment où la pompe était censée arriver sur les lieux…

Quelqu’un se tenant au milieu de la salle se serait cru dans un asile de fous. […]

C’était tellement astucieux que les gens imaginaient plus qu’ils ne percevaient, et

beaucoup affirmaient qu’ils entendaient le moteur tourner, la vapeur s’échapper

et l’eau jaillir de la lance à incendie. » (Patrick FEASTER, 2019)

Cet exemple reflète toutes les possibilités du phonogramme : grand nombre

de participants, bruitages traditionnellement acousmatiques mêlés à des voix dans

un même espace, effets d’éloignement et de rapprochement par rapport au

Page 39: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

39

phonographe spécifiques de ce support… La proposition est marquée de succès, le

public se représentant même des éléments non suggérés sonorement.

Ce nouveau média crée un premier élément de comparaison pour le théâtre.

D’une part les univers sonores riches du phonogramme peuvent affadir les

« bandes-son » composées de quelques bruitages du théâtre et d’autre part la

dissonance entre sons entre son acousmatique et son « visualisé » devient

remarquable au regard de l’expérience éprouvée avec les phonogrammes.

Ces problématiques vont structurer tout un pan des réflexions du théâtre

sonore contemporain. Les bandes-son vont assez vite comporter de la diffusion de

sons pré-enregistrés pour bénéficier de la liberté de création issue du

phonogramme. La part acousmatique du son théâtral va donc se développer

considérablement. Le son de « l’arrière-scène », des coulisses, va devenir peu à

peu le son des haut-parleurs. Le rôle grandissant du son acousmatique comme

vecteur d’espace sensoriel complexe va mettre en exergue la voix du corps sonore

des comédien.ne.s, comme unique source sonore visible. Nous sommes face à une

dissonance sonore renforcée, ayant une influence certaine sur la construction de

l’espace fictionnel « réaliste ». La place de la voix dans cet espace est donc un

enjeu très important de ce nouveau théâtre. Nous verrons quelles réponses ont pu

être apportées à cette question, avec par exemple la sonorisation de la voix.

Page 40: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

40

1.4.2 Henri CHOPIN et « La Poésie sonore » : reproduction sonore et corps

multiples

Le milieu du XXe siècle va être marqué par l’apparition de performances

artistiques en marge du théâtre, influençant durablement l’appréhension de la voix.

L’un des grands acteurs de ce nouveau cadre d’expérimentation est Henri CHOPIN

à travers sa poésie sonore. Traumatisé par la guerre, durant laquelle il fût

emprisonné en camp de travail et fut confronté à de multiples langues, il développa

une pensée sur la voix dépassant la transmission du texte. Il déclara à propos de

ses rencontres polyglottes :

« Avec eux, je sais que l’écriture pour l’écriture ne comprend que peu de

pourcentages et que les voix et la VOIX sont plus majeures que les livres et les

espaces littéraires. Dès lors, je veux accentuer le verbe lui-même en le situant hors

des Tables, et ce goût devient impératif. » (Cristina DE SIMONE, 2019)

Il oppose à la voix du « Verbe », comme langage écrit et établi, la voix dont

le commencement serait le « Corps ». Cristina DE SIMONE le cite à ce propos

dans Dispositifs sonores corps, scènes, atmosphères :

« Au commencement était le corps. […] Je l’affirme parce qu’il me semble

curieux qu’en dépit des richesses expressives de l’homme on ait pu le croire

inséparable du livre, alors qu’il est surtout inséparable du corps, des sens, de la

respiration, du sexe, de la chaleur, des ondes, des forces physiques, des jeux, des

jouissances, etc. » (Cristina DE SIMONE, 2019)

Ainsi, les travaux de CHOPIN sur la voix s’affranchissent totalement de la

compréhension d’un quelconque texte, se libérant ainsi de la contrainte des outils

Page 41: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

41

prosodiques utilisés jusqu’ici par l’ensemble des comédiens et performateurs.

L’abandon de cet outil se fait au profit d’une technologie nouvellement

démocratisée : le magnétophone. A travers celui-ci, selon CHOPIN, la voix émerge

comme matière en soit pouvant être travaillée. Ce travail prend place dans le cadre

de ce qui est appelé « la poésie sonore ». Cristina DE SIMONE décrie la poésie

sonore comme le champ où la voix et l’emploi des technologies sonores sont

respectivement la matière et les instruments qui la définissent.» (Cristina DE

SIMONE, 2019)

Les travaux de CHOPIN marquent en premier lieu une redéfinition de la

voix par son « auscultation microphonique ». CHOPIN élabore des

« audiopoèmes » en suivant un protocole précis. Dans un premier temps il

enregistre sur une première piste mono un ensemble d’expérimentations vocales se

servant du microphone comme d’une sonde. Il place le microphone à divers

endroits (gorge, intérieur de la bouche, ultra-proximité, lointain dans une pièce) en

produisant un ensemble de sons phonatoires : parfois des morceaux de texte, des

mots, mais surtout des cris, souffles, chuchotements, sons buccaux, vibrations de

gorge… Il travaille également en direct sur des variations de vitesse de bandes, ou

des réverbérations et échos. A l’issu de cet enregistrement, il profite des

possibilités de montage de la bande pour couper les défauts techniques et de

performances. Ainsi, il propose une redéfinition de la voix. Il propose de redonner

une place à l’ensemble des sonorités corporelles ayant été exclues du système de

Page 42: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

42

transmission de sens du langage et, par la même occasion, effacées du champ de

la conscience auditive. Cette matière vocale propose à l’auditeur.rice de

s’approcher d’une intimité corporelle et physique nouvelle. Au sens textuel

CHOPIN substitue un discours sensoriel. Ces propositions font émerger de

nouvelles possibilités de mise en scène : mettre à nu le corps en laissant entendre

son bruit, « le vacarme du dedans ».

A la suite de ces deux étapes, CHOPIN va venir écouter et apprendre cette

première bande son dans un but de reconstitution, couchée sur la seconde piste.

Pour CHOPIN l’utilisation du microphone et de l’enregistrement permet de

s’affranchir de la langue car elle permet au créateur d’entendre pour la première

fois sa voix :

« L’électronique nous a rendu caduques les anciennes mesures de prosodie,

de règles grammaticales, de la voix en elle-même qui n’a plus à obéir aux

propriétés du phrasé, du moulé pour la diction, tels qu’ils sont connus par les

comédiens, les professionnels, aussi chez les phonétistes qui de leur côté n’eurent

que l’alphabet comme imagination. » (DE SIMONE, 2019)

Par la découverte de sa propre voix, de nouveaux axes de travail et de

nouvelles méthodes d’expression s’ouvrent aux comédien.ne.s ainsi qu’un champ

d’exploration de mise en scène inédit. DE SIMONE appuie sur l’influence de cette

avancée majeure sur la scène contemporaine :

« En opérant au cœur du rapport entre corps vivant et technologie, les

travaux de Chopin seront une source d’inspiration importante pour des artistes de

la scène contemporaine comme Romeo Castellucci et la Socìetas Raffaello Sanzio:

Page 43: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

43

une source d’inspiration pour le théâtre dont la généalogie et les répercussions

théoriques pratiques sont encore à retracer. » (DE SIMONE, 2019)

En outre, l’adaptation de ces audiopoèmes sur scène, par CHOPIN lui-

même, ouvrent de nouvelles réflexions sur la voix sonorisée.

En 1969, CHOPIN donne des représentations de son audiopoème Vivre

pour vivre II. Le dispositif scénique est le suivant : CHOPIN se place au centre

d’enceintes placées en cercle diffusant les sons phoniques précédemment

enregistrés par lui-même. Equipé d’un microphone, il reproduit en direct cette

bande-son dans le même dispositif de diffusion. En insérant les sons du corps

visible à la bande-son de ses corps passés invisibles, CHOPIN travaille sur deux

interactions : celle entre le visible et l’invisible, et celle entre le passé et le présent.

Plusieurs temporalités cohabitent en une même matière sonore. Le corps visible se

fait image de l’ensemble des corps passés. Nous assistons à l’interaction de

différents états d’un personnage dans le temps en un seul instant. Le visible et

l’invisible d’une voix identifiée comme appartenant à un unique personnage dans

un même espace et un même temps permet de transcender les limites spatio-

temporelles de l’espace fictionnel. La sonorisation permet ici l’apparition du

personnage aux voix multiples qui remet totalement en question le cadre spatio-

temporel fictionnel établi.

A travers CHOPIN, nous voyons que les outils de sonorisation ont permis

à des artistes à repousser les limites de la représentation vocale. Pour DE SIMONE

celle-ci « permet de réélaborer la « présence » et de remettre en jeu la relation

Page 44: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

44

entre la scène et la salle. » (Cristina DE SIMONE, 2019). La sonorisation apparaît

donc ici comme un outil de recherche sur les enjeux de la voix théâtrale.

1.4.3 Système de sonorisation fixe : recherche de la transparence

A partir de la seconde moitié du XXe, siècle la sonorisation se démocratise.

Jusque-là les systèmes de sonorisation étaient créés spécifiquement pour les

spectacles s’emparant de cette technologie. A présent, les salles rénovées

implantent un système de sonorisation à leur installation. Les systèmes de

sonorisation ne supportent plus simplement une ambition créatrice spécifique, ils

deviennent un élément du dispositif sonore de la salle au même titre que son

acoustique. Mieux, comme le démontre Marie-Madeleine MERVANT-ROUX

dans Le son du théâtre (XXe-XXIe siècle) un glissement sémantique s’opère. Elle

prend comme exemple les travaux de rénovation du TNP de la Comédie Française

en 1956, décrits comme « une correction acoustique » effectuée au moyen d’un

« système électro-acoustique » (Marie-Madeleine MERVANT-ROUX, 2016). La

sonorisation devient donc un moyen technique de correction des salles. Le premier

enjeu de ces travaux est de résoudre un problème d’intelligibilité à certains endroits

de la salle. Des « colonnes acoustiques » qui sont des séries de haut-parleurs

verticaux seront utilisées en renforts à des endroits stratégiques. De plus « une

réverbération artificielle » (delay dans les différentes enceinte) est mise en place

pour « créer une acoustique de cathédrale par exemple » (Marie-Madeleine

MERVANT-ROUX, 2016). Dans une interview pour Théâtre. Drame, musique,

Page 45: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

45

danse, en 1960 dans la rubrique « Théâtre et Techniques », M. Malin, directeur des

travaux, déclare « qu’une bonne sonorisation est celle que l’on ne soupçonne

pas ». Plusieurs choses sont à noter ici. Tout d’abord, la prédominance de l’enjeu

d’intelligibilité de la voix restant une qualité indispensable. Ensuite, nous

remarquons qu’alors qu’auparavant cette qualité était à la charge de l’acoustique

et des comédiens, le dispositif de sonorisation s’impose comme une condition

essentielle à celle-ci dans ces salles. Le dispositif se doit d’être une correction

transparente, se comportant comme ce qui, quelques années avant, aurait été une

correction acoustique. Dans ce cas la sonorisation n’est plus comme chez CHOPIN

un outil de création mais un moyen technique de transmission vocale tendant vers

la transparence.

Une démocratisation des systèmes de sonorisation s’opère. Le son d’une salle se

caractérise peu à peu par l’environnement sonore évidemment mais également par

le couple acoustique/système de sonorisation offrant un éventail de possibilités

propre à chaque salle auquel le.la metteur.euse en scène doit réfléchir dans le cadre

de sa création. Par ailleurs, ces systèmes de sonorisations permettent le

développement de nouvelles architectures de salle et d’espace comme, par

exemple, de grandes scènes éphémères en extérieur.

Par ailleurs, certaines salles se dotent également de multiples haut-parleurs

d’ambiance tout autour de la salle et de stéréophonie pour permettre « une vaste

mise en scène sonore. A la suite du phonographe, les possibilités d’enregistrements

Page 46: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

46

et de diffusion d’ambiances, bruitages, d’événements sonores nous amènent à ce

terme nouveau de mise en scène sonore. Ceci est illustré par un nouvel article de

Théâtre. Drame, musique, danse en 1959 :

« Il ne s’agit plus vraiment de bruitage. […] Le son accompagne le jeu

scénique, le soutient, le renforce, crée l’ambiance au même titre que la lumière,

enserre le spectateur dans l’atmosphère voulue. » (MERVANT-ROUX, 2016)

On remarque que « le son » du spectacle ne désigne bientôt plus que ce qui

a été fixé par les techniciens et diffusé lors de la représentation. Les

« améliorations sonores » de la Comédie Française vont dans ce sens, dans le

même article de Théâtre. Drame, musique, danse il est dit qu’il fallait modifier

artificiellement ses caractéristiques acoustiques en vue de reproductions

musicales ou d’effets sonores. Ainsi, les créations sonores pouvaient s’intégrer

dans une nouvelle acoustique artificielle de plus en plus immersive par la

multiplication des enceintes. La place de la voix dans cette nouvelle acoustique se

pose. Privilégier la cohérence acoustique en traitant la voix à travers cette même

acoustique ? Construire une dissonance entre la voix – non sonorisée et

s’inscrivant dans l’acoustique de la salle – et la création sonore ?

La construction des salles encourage donc le développement de cette mise

en scène sonore, s’éloignant d’une écoute globale non amplifiée. Cette

démocratisation des dispositifs de diffusion entraîne l’émergence d’un potentiel

créatif énorme, sur les « bandes-son » bien évidemment mais également sur la

Page 47: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

47

voix. Elle ouvre également un autre champ d’exploration permettant de déplacer

l’acte théâtral vers de nouveaux lieux, mais également l’amélioration des

conditions d’écoute de lieux préexistants.

1.4.4 Perspectives contemporaines de la voix sonorisée

A l’issu du XXe siècle, la sonorisation vocale est un outil très largement

répandu chez les metteur.euse.s en scène contemporain.e.s. La plupart des lieux du

théâtre sont équipés de dispositifs de sonorisation comprenant une façade et des

enceintes d’ambiance, suivant le modèle de la diffusion en multicanal du cinéma.

Il est intéressant de voir que les problématiques soulevées par ces sonorisations

s’inscrivent dans la lignée des enjeux vocaux ayant émergé au cours de l’histoire.

L’intelligibilité est toujours un enjeu crucial de la voix. De nombreux.euses

metteur.se.s en scène se servent de la sonorisation vocale pour libérer les

comédien.ne.s des contraintes prosodiques du théâtre non-sonorisé et développer

de nouvelles techniques de jeu. Par exemple Denis MAILLEFER parle en ces

termes de son choix, pour la mise en scène de Quand Mamie de Noëlle REVAZ,

en 2009 :

« Des micros HF, pour entendre le grain, la nuance, la douceur de la voix,

sans devoir la porter ; pour jouer sans jouer, apparemment, pour ne pas entendre

les voix du théâtre, trop fortes et désincarnées. » (RYKNER, 2019)

La sonorisation est ici un outil à la disposition du texte et du jeu.

Page 48: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

48

Nous pouvons également penser à d’autres propositions comme celle de

Vincent MACAINGNE avec « Je suis un pays »10. Ici les voix sont sonorisées très

fortes avec une faible dynamique au milieu d’effets sonores explosifs. Associé à

de la vidéo directe, ce dispositif éreintant pour le public, n’est pas sans rappeler les

procédés sonores télévisuels. Cela accompagne la représentation sur scène, d’un

show télévisuel composé par un l’ensemble des protagonistes habituels de ce genre

de contenu (présentateur, participant, ect). Ici, le dispositif sonore place le public

dans l’espace fictionnel : spectateur de ce show, avec toute la distance que cela

engendre. Lorsque, durant le spectacle, la caméra se coupe et que la mise en scène

télévisuel s’interrompt, la persistance du dispositif sonore suffit à laisser le public

dans un état similaire : spectateur d’un show, témoin d’une artificialité. Nous

sommes face ici à une nouvelle forme d’interaction entre deux médias sonores,

l’écoute télévisuelle étant invoquée au théâtre par l’utilisation de ses

caractéristiques spécifiques. La sonorisation est ici un élément participant à

l’immersion des spectateur.rice.s dans un espace fictionnel précis, à savoir dans ce

cas une certaine distance des personnages et actions.

Dans la droite lignée des travaux de CHOPIN, des mises en scène

réinvestissent le personnage aux voix multiples comme Philippe QUESNE dans

L’effet de Serge dont parle Arnaud RYKNER dans Dispositifs sonores : Corps,

Scène et Atmosphères. (2019). Il met en scène un unique comédien alternant voix

10 Vincent MACAIGNE, Je suis un pays, représentation du 31 mai au 14 juin 2018, salle Grand Théâtre

de la Coline, Paris.

Page 49: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

49

amplifiée le visage masqué, voix pré-enregistrée à visage découvert et voix non

amplifiée. La voix est cette fois-ci textuelle. Cependant, de la même manière

différentes temporalités et différentes existences du personnage cohabitent. Il

propose ainsi différents niveaux de représentation de ce personnage, passant de

l’adresse directe au spectateur en voix non amplifiée au commentaire sur son

propre personnage amplifié. Cela entraîne le spectateur dans un cadre

spatiotemporel étendu, au sein duquel un discours introspectif peut se construire.

En définitive, la voix se place au carrefour de réflexions sur le personnage,

son corps et un espace fictionnel au sein duquel le.la spectateur.rice s’inscrit. Ces

problématiques sont au cœur de l’élaboration de la voix théâtrale depuis

l’apparition du théâtre et la sonorisation propose de nouvelles possibilités de

réponses. Il me semble pertinent d’explorer les différents paramètres à travers

lesquels la sonorisation peut participer à la mise en scène de la voix. Il s’agit donc

d’étudier les possibilités qu’ouvrent la sonorisation à propos des interactions entre

public, espace fictionnel, comédien.ne.s et peut-être plus encore personnage, corps

et voix.

Page 50: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

50

2) VOIX SONORISEE : LA DISSOCIATION

VOIX/CORPS

2.1 Interactions entre comédien.ne, personnage et public

2.1.1 Le double sonore

Des différentes interactions évoquées plus haut, celle entre personnage et

public me semble prédominante. En effet, celle-ci est essentielle à la construction

d’un espace fictionnel, le personnage étant le principal vecteur de sens et

d’émotion de l’acte théâtral. Le.la comédienne incarnant physiquement le

personnage, une partie de l’interaction entre personnage et public repose sur celle

qui a lieu entre comédien et personnage. Pour pouvoir envisager les variations de

paramètres sonores engageant des enjeux conscients de mise en scène, il est

important de définir les influences systématiques de la sonorisation de la voix sur

ces interactions.

Daniel DESHAYS s’interroge en ce sens dans Le son du théâtre (XIXe-XXIe

siècle) (2016). En premier lieu, si l’on se penche sur l’incarnation physique du

personnage — le corps sonore du.de la comédien.ne — il apparait une distinction

entre corps sonore amplifié et corps sonore non-amplifié. Une première dislocation

de l’unité du personnage apparait, et redéfinit le corps de ce dernier. En amplifiant

une partie du corps sonore, on transforme l’équilibre entre ce corps amplifié et le

reste des sons de ce corps, la part non amplifiée du corps devenant plus faible,

Page 51: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

51

voire muette. DESHAYS souligne que cette distinction s’effectue très souvent en

une amplification de la voix comme porteuse du texte au détriment de la voix du

corps théorisée par CHOPIN.

Un second point peut sérieusement entamer l’unité du personnage : la

délocalisation du corps sonore. En fonction du système de diffusion, du placement

du.de la comédien.ne et du point d’écoute d’un.e spectateur.rice, le corps sonore

peut être localisé en de multiple endroits. Ces localisations peuvent aller de la

position du.de la comédien.ne sur scène (grâce à la WFS sur laquelle nous

reviendrons par exemple), à un point source fantôme ou non manifestement

différent de la position du.de la comédien.ne. Ce paramètre de dissociation spatiale

entre le corps sonore amplifié – la voix – et le corps du.de la comedien.ne, va

également redéfinir la perception du corps du personnage.

Ces deux éléments poussent DESHAYS à proposer la notion de « double

sonore ». Le « haut-parleur »11 devient ici un deuxième espace-corps, un corps

mécanique autonome. Le personnage serait alors divisé en deux : le corps sur scène

du.de la comédien.ne et le double sonore issu de l’enceinte. Ne pouvant plus

considérer le personnage comme une unité physique, l’interaction entre corps

scénique et double sonore devient un élément décisif dans l’ensemble des

interactions entre personnage, comédien.ne et public. En considérant le corps

11 Nous comprenons ici haut-parleur comme synecdoque de l’ensemble du système de diffusion, duquel émerge le double sonore.

Page 52: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

52

amplifié – le double sonore – comme la voix textuelle, l’ensemble de ces

interactions vont dépendre de ce que l’on appele la dissociation voix/corps du

personnage.

1.2.2 La dissociation voix/corps et le.la comédien.ne

Intéressons-nous en premier lieu à l’impact de la dissociation voix/corps sur

le rapport du comédien à sa performance, c’est-à-dire son incarnation du

personnage, et au public. DESHAYS considère que « le fondement du théâtre

nécessite de se placer […] au lieu même de l’incertitude et de la fragilité,

l’incertitude d’émettre pour l’acteur […] » (2016). A sa bouche, comme endroit

seuil de l’apparition du son, « comme lieu de création, c’est-à-dire lieu

d’incertitude » comme le dit DESHAYS, le.la comédien.ne voit se substituer

l’enceinte. Cela engage plusieurs choses. Tout d’abord une écoute particulière de

sa propre voix. Se mêlent ici la perception habituelle de sa propre voix à travers

les différents filtrages provoqués par notre boîte crânienne et les transmissions

osseuses d’une part, et la voix émise à travers l’enceinte et l’ensemble de la chaîne

audio d’autre part. Ensuite le.la comédien.ne ne doit plus s’exprimer de son

endroit, de son corps sur scène. Il doit s’exprimer de la place d’où s’élève la voix

de son personnage, au point de rencontre entre son corps scénique et son double

sonore. Cette place peut être multiple, à l’intersection de différents paramètres de

diffusion (intensité, spatialisation, matière sonore « du double » …). Dans le cadre

Page 53: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

53

d’une sonorisation comme simple soutien électro-acoustique adapté à une salle12,

l’endroit d’expression de la voix du personnage peut se mêler à celui du.de la

comédien.ne, ne bouleversant pas la perception du.de la comédien.ne de sa propre

performance vocale. Mais si nous prenons, par exemple, le cas où un

chuchotement amplifié peut être entendu au dernier rang de la salle, le premier

rang serait bien incapable à ce niveau d’entendre ce même chuchotement non

amplifié. Quel est donc à ce moment la nature de l’espace-corps de ce double

sonore ? Gigantesque, à une nouvelle échelle, celle de la salle, quand le corps

scénique du.de la comédien.ne est lui fixé à sa taille humaine. On a coutume de

dire qu’un.e comédien.ne non-amplifié s’adresse au rang le plus lointain de la

scène, ici à qui s’adresse-t-il.elle ? Pour DESHAYS ici, « L’adresse est vouée au

nombre : « public-adress ». C’est-à-dire au public comme masse […]. » (Daniel

DESHAYS, 2016). L’adresse du.de la comédien.ne se transforme et donc son jeu

évolue. A travers ces changements, nous voyons émerger une nouvelle gamme

technique : murmure, filet de voix, sanglots étouffés… Le travail sur les timbres

peut être très poussé, les problématiques de dynamique et d’intensité reliées

pouvant être résolues par les systèmes de compression intégrés aux systèmes de

sonorisation. Le jeu corporel va être également influencé par ce type de

sonorisation. Les problématiques d’échelles soulevées vont intervenir : comment

faire interagir le corps scénique avec l’espace corps du double sonore lorsque

12 Voir : 1.4.3 Système de sonorisation fixe : recherche de la transparence

Page 54: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

54

celui-ci est à une échelle différente ? Face à cette question, la réponse de la vidéo

est parfois proposée. Le grossissement sonore s’accompagne d’un zoom visuel.

Un média en appelle un autre.

Les comédien.ne.s doivent également apprendre à appréhender ces

technologies. Chaque dispositif de sonorisation, des micros aux enceintes, est

spécifique. Par exemple, tous les micros possèdent des caractéristiques variables

(sensibilité, réponse en fréquence…) et de multiples possibilités de placement

influençant grandement le signal amplifié. Cela demande une certaine habitude de

ces technologies aux comédien.ne.s pour contrôler au mieux leurs émissions

sonores. Il s’agit d’avoir conscience de son corps amplifié pour ainsi pour pouvoir

maitriser la voix du personnage.

La dissociation voix/corps transforme donc radicalement l’interaction entre

comédien.ne.s et personnages mais aussi l’interaction entre comédien.ne.s et

spectateur.rice.s : le comédien n’incarne plus un personnage s’adressant aux

différents spectateur.rice.s mais il construit la voix qui délivre à travers les

enceintes, la parole, le texte, d’un personnage à un public.

1.2.3 La dissociation voix/corps et le public

Amplifiée, la voix rejoint l’ensemble des éléments sonorisés du théâtre

(effet, ambiance…) ce que Marie-Madeleine MERVANT-ROUX appelle le décor

spatial sonore, à savoir « le son spécialement produit pour et par la mise en

Page 55: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

55

scène ». (2016) Ici l’approche sonore du théâtre, privilégie la possibilité de la

création d’un espace sonore propre à « l’œuvre » d’un.e metteur.e en scène, à

l’écoute globale d’un événement théâtral à échelle humaine ; c’est-à-dire au

partage du même espace sonore entre le.la spectateur.rice et le.la comédien.ne.

Cette problématique est posée en d’autres termes par Daniel DESHAYS se posant

la question de l’attente du.de la spectateur.rice face à une représentation théâtrale :

Cherche-t’on à « recevoir de l’art dramatique pur jus envoyé dans un tuyau,

est-ce que l’on vient prendre sa dose de récit, ou bien vient-on pour être tenu

durant peu de temps – quelques fois même un/des très cour(s) instant(s) – dans la

sensation de se trouver au plein centre de l’espace d’une expérience de partage,

partage avec et parmi cette collectivité assemblée ? » (Daniel DESHAYS, 2016)

Il serait faux, même dans ce cas, de considérer le public comme une masse

indivisée. Le double sonore du personnage parle d’une place dans un espace sonore

perçu de manière individuelle par chaque spectateur.rice en fonction de son

placement et de la subjectivité de son écoute. DESHAYS prend comme exemple

une sonorisation de façade via deux enceintes de part et d’autre de la scène :

« Lorsque spectateur, j’occupe une place située sur un côté de la salle, la

séparation est d’autant plus marquée que j’entends essentiellement le haut-

parleur situé de mon côté et que celui-ci peut très bien me faire entendre un acteur

se trouvant de l’autre côté de la scène. » (Daniel DESHAYS, 2016)

Page 56: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

56

Ce phénomène s’explique par l’effet HAAS. 13 Chaque technologie et

chaque place d’écoute aboutira à une perception de la place d’expression du double

sonore différente et donc à un rapport d’éloignement, entre corps scénique et

double sonore, différent. Chaque spectateur.rice se trouve donc dans une position

de reconstitution entre le corps scénique et le corps sonorisé. L’un des enjeux de

du dispositif de sonorisation pourra être de simplifier cette reconstitution, jusqu’à

placer la source du double sonore et corps scénique au même endroit (par

l’intermédiaire de WFS ou l’utilisation de léger retard sur les enceintes).

Au contraire, plutôt que d’essayer d’effacer cette dissociation voix/corps,

son interrogation, sa mise en scène, peut devenir un nouveau terrain d’expression

théâtral. L’espace de reconstitution du corps, manifestement transformé, par le.la

spectateur.rice peut devenir un espace sensoriel et sensible propre à chaque

individu. La fragmentation du corps du personnage peut se développer comme un

enjeu dramatique majeur.

Nous allons interroger cette dissociation voix/corps comme enjeu de mise

en scène à travers différents paramètres sonores influençant la perception de cette

dernière. En premier lieu, nous chercherons à répondre à la question suivante : de

quelle matière sonore se compose le double sonore et pour quel effet sur la

dissociation voix/corps ? Ensuite nous étudierons les problématiques

13 Lorsqu’un son est suivi d’un autre séparé par un délai suffisamment court (environ 50 ms), les auditeurs perçoivent un seul événement auditif ; la localisation de la source de ce son est celle du premier son perçu. Ce phénomène est effectif jusqu’à 10 dB d’écart de niveau entre les deux sources.

Page 57: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

57

spatiotemporelles de la (des) source(s) d’émission de cette matière et leurs

influences sur cette dissociation.

2.2 Microphonie et traitements numériques : matière sonore

de la voix dans la dissociation voix/corps

La sonorisation fait intervenir l’ensemble d’une chaîne audio, du

microphone à l’enceinte, à travers laquelle différents paramètres, maîtrisables par

l’ingénieur.e du son, vont former la matière sonore perçue par les spectateur.rice.s.

Essayons de faire émerger les différentes étapes cruciales dans la formation de

cette matière sonore et leurs implications sur la dissociation voix/corps.

2.2.1 Quel dispositif microphonique pour quel corps sonore ?

Depuis le microphone « sonde » auscultant le corps de CHOPIN, la

technologie microphonique s’est développée proposant des outils variés. Pourtant,

l’enjeu est resté le même : qu’amplifions-nous ? Quel corps sonore ? Que doit-on

entendre ou passer sous silence ? Pour répondre à ces questions deux premiers

outils décisifs s’offrent à la mise en scène : quel(s) microphone(s) et où est-il (sont-

ils) placé(s). Un choix microphonique se fait en fonction de ses caractéristiques :

sensibilité, discrétion, réponse fréquentielle et directivité… Ces différents

paramètres doivent répondre à des enjeux de mise en scène, il n’existe donc pas de

dispositif microphonique idéal au théâtre. Chaque création doit être le lieu de

Page 58: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

58

réflexion d’un dispositif spécifique adéquat. Néanmoins, nous pouvons observer

trois grands dispositifs fréquemment utilisés au théâtre : le microphone électro-

statique, le microphone dynamique dit micro-main, et le microphone miniaturisé

à électret, ou même de contact (piezo-électrique par exemple…).

Les microphones électrostatiques possèdent généralement une haute

sensibilité (environ 20 mV/Pa), un excellent rapport signal/bruit, et une courbe de

réponse fréquentielle relativement plate. Ces caractéristiques nous intéressent en

deux endroits : la haute sensibilité permet un placement éloigné du micro à sa

source et la réponse fréquentielle plate donne une restitution fidèle du timbre et de

l’acoustique de la scène, grâce à une certaine précision dans les hautes fréquences.

Le signal étant amené à être amplifié, des précautions doivent être prises face à

l’effet larsen. Cet effet intervient lorsque le signal amplifié par le haut-parleur est

capté par le microphone entrainant une boucle rétroactive. Cela crée un signal

ondulatoire augmentant progressivement en intensité, le plus souvent sous la forme

d’un sifflement. Par conséquent la directivité d'un tel microphone, son placement

et le type d’amplification sont à prendre en considération pour éviter ce

phénomène. Ces microphones sont utilisés dans le but d’une amplification globale

de l’espace scénique. Dans les années 60, avant l’apparition des micros-cravates,

la scène était truffée de micros dissimulés pour que « l’acteur trouve un

microphone en chacun des lieux où il évolue » comme nous l’explique M. Malin

dans Théâtre. Drame, musique, danse de 1960. Ceux-ci étaient modulés en

Page 59: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

59

intensité par un opérateur son pour éviter au maximum les effets d’éloignements.

Plus tard des « rampes » de microphones le long de la scène pointés vers le fond

de celle-ci, furent mis en place pour sonoriser l’ensemble de l’espace scénique.

Dans ces cas, la sonorisation se veut comme une amplification « fidèle » de

l’ensemble de l’espace sonore scénique. Ici, l’enjeu ne se porte pas sur le double

d’un sonore d’un corps mais le double sonore d’une scène. Nous sommes face à

une sonorisation répondant à des problématiques principalement acoustiques, à

savoir faire entendre au plus grand nombre à travers une représentation sonore

médiatisée. Ces dispositifs sont donc d’un intérêt limité dans notre problématique

de dissociation voix/corps mise en scène. Les dispositifs de micros-mains et

micros-cravates vont, en se rapprochant physiquement des corps, s’approcher

également de notre problématique.

Le microphone dynamique est caractérisé par sa faible sensibilité (environ

5 mV/Pa). Nous pouvons relever plusieurs conséquences à cet aspect. Tout d’abord

ce microphone peut être utilisé en grande proximité de sa source et discriminer

l’ensemble des autres éléments sonores (l’acoustique par exemple). Par ailleurs,

ce microphone peut être manipulé sans sons parasites, et est donc souvent utilisé

en « micro-main ». (Nous nous plaçons donc dans cette situation : le.la

comédien.ne porte dans sa main le micro en question.) Cette particularité porte un

enjeu fort : le.la comédien.ne est maître du placement du microphone en temps réel

et donc a une grande influence sur son corps amplifié. On rejoint ici le concept de

Page 60: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

60

micro-sonde de CHOPIN. Si CHOPIN s’en servait dans le cadre de l’élaboration

de « la voix phonique » sur lequel nous ne reviendrons pas ici (voir 1.2.4), des

implications très similaires sont à trouver dans la construction d’une voix du texte.

Prenons, par exemple, le stand up one-wo.man show comique où le.la comédien.ne

s’adresse directement aux spectateur.rice.s. Le spectacle Pulsions de Kyan

KHOJANDI donne un bon aperçu de l’utilisation du micro-main dans ses seuls en

scène. Le micro sert le rythme de la parole : en approchant ce denier de la bouche,

il annonce le début de sa parole. (L’approche de ce dernier de la bouche précède

l’énonciation de cette parole.) Ainsi, le comédien vient couper son discours en

arrêtant de parler mais aussi en éloignant le micro de sa bouche. Tant que ce micro

ne s’approche pas de la bouche, la phrase est en suspens, le corps sur scène devient

muet, on attend la chute de la blague. Conscient.e du phénomène, le.la

comédien.ne vient approcher le micro lentement et attend quelques instants avant

de parler, voir même baisse et monte le micro plusieurs fois. Cela crée une attente

chez le.la spectateur.rice. En outre, le comédien explore les possibilités de la voix

phonique et du corps dans ce spectacle. Plusieurs fois il illustre son discours par

des bruitages corporels amplifiés : onomatopées, sons gutturaux avec le micro

posé sur la gorge, imitation d’alarme en approchant et éloignant le micro grimant

ainsi l’effet doppler, coup sur le micro profitant de sa capacité à « encaisser » de

forts niveaux pression…

Page 61: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

61

Le micro-main joue ici un double rôle. Le premier rejoint les

expérimentations de CHOPIN, le comédien a ici la possibilité d’effectuer une

discrimination d’un élément du corps sonore évoluant de la simple parole à

l’exploitation imitative de l’ensemble du dispositif phonique. Il permet de

reconfigurer le corps sonore dans le temps, dans notre cas à des fins humoristiques.

Le second rôle repose sur la visibilité du dispositif. Le microphone se substitue à

la bouche comme source d’émission sonore. L’ouverture des lèvres comme endroit

seul d’émission est remplacée par la proximité du micro à la source sonore. Il peut

apparaître un décalage entre cette proximité, signal visuel d’émission, et

l’émission en elle-même. Cette tension appelant une résolution devient un espace

d’expression, dans notre cas décuplant la construction amorce/chute d’une blague.

La visibilité du microphone entraine une révélation des subterfuges imitatifs

phoniques dans le cas des bruitages vocaux. L’aspect virtuose du comédien et

l’aspect comique n’en sont que renforcés.

En définitive l’utilisation du micro-main, par sa visibilité et ses aptitudes

discriminatives, est un outil très intéressant vis-à-vis de la dissociation voix/corps.

Il donne à voir le processus de création du double sonore du.de la comédien.ne. Il

est intégré comme une prolongation du corps sur scène, comme un outil de

reconfiguration du corps sonore en évolution constante. La construction du corps

sonore est associée à un geste, un signal visuel : le placement du microphone par

rapport à sa source en évolution. Cette logique peut apparaître différemment dans

Page 62: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

62

le cas où un microphone visible est fixe sur scène et que le.la comédien.ne interagit

avec lui en choisissant des moments spéciaux. Une autre possibilité est celle d’un

microphone perché dynamiquement venant révéler une parole spécifique. On peut

penser à une scène proposant différents personnages parlant simultanément, au

sein de laquelle le microphone viendrait focaliser l’écoute sur une unique parole.

Que ce soit dans un but exploratif – de réflexion sur le corps sonore même,

comme CHOPIN – ou bien dans une volonté de dissociation comique (corps

racontant, illustrant, réagissant, dans un même temps à un discours), la mise en

scène de la dissociation voix/corps repose ici sur une maîtrise d’un corps

fragmenté et/ou augmenté ; maîtrise dont les spectateur.rice.s peuvent témoigner,

notamment par l’intermédiaire d’un indice visuel.

A contrario le microphone miniaturisé est fixé en grande proximité sur les

comédien.ne.s. Ces microphones sont habituellement électrostatiques à électret,

d’une haute sensibilité, avec une capsule de très petite taille. Ils sont associés à un

système d’émetteur/récepteur hautes fréquences « HF », dissimulés sur le.la

comédien.ne. Ce type de liaisons comporte ses propres limites en termes de

dynamique et d’amplification. Un soin tout particulier sera donc apporté à son

paramétrage en fonction de l’intensité et de la dynamique vocale du comédien.ne.

Très sensible aux frottements et au contact, le placement de la capsule est souvent

fixe tout au long de la performance. Par conséquent l’enjeu principal lors de

l’utilisation de ces micros sera le choix de ce placement. La proximité à la source,

Page 63: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

63

permise par la taille de ce microphone, rend possible une grande discrimination

des éléments du corps sonore. L’inertie du micro par rapport à la source, pouvant

être mouvante, peut engager des effets d’éloignement parasites. Par exemple un

microphone fixé sur le haut du torse, verra son éloignement à la bouche évoluer en

fonction des mouvements de la tête, entrainant un détimbrage. Indépendamment

de ces problématiques impliquant le mouvement de la source, le placement du

micro va influencer le timbre de la source sonore14. Ces microphones peuvent être

associés à un tour de cou, objet permettant, grâce à une tige rigide fixée aux

oreilles, de placer la capsule à proximité de la bouche du.de la comédien.ne. Ce

dispositif nous affranchit des problématiques de détimbrage (le microphone

suivant le mouvement de tête) et place le microphone à une place idéale pour

transmettre une voix parlée. En fonction des voix et des envies du rendu sonorisé

mais aussi des costumes et coiffures, le placement de micros pour la voix parlée

sera donc spécifique. De plus la sensibilité de certains microphones permet

d’atteindre des voix soufflées, murmurées. Si nous sortons du cadre de la voix

« textuée », la petite taille de ces microphones et leur sensibilité permettent

d’accéder à des sons corporels inaccessibles pour un micro dynamique (battements

de cœur par exemple) ouvrant de nouvelles possibilités de corps sonores. Les

microphones de contact, captant les vibrations de matériaux solides, peuvent

14Par exemple, un microphone placé à hauteur du front dans les cheveux va amplifier une zone fréquentielle dans les haut-medium (1-2 kHz) tandis ce qu’un micro placé sur la poitrine gonflera légèrement une zone bas-médium (250-500 Hz). Des corrections pourront être apportées par filtrage si le besoin s’en fait sentir.

Page 64: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

64

également proposer de nouvelles sonorités (on peut penser par exemple à un micro

posé sur la gorge). On peut imaginer, pour s’affranchir en partie de la contrainte

de fixité du micro, d’en poser plusieurs sur un seul corps. Charge ensuite à

l’ingénieur.e du son de faire évoluer le corps sonore au gré de la dramaturgie. Nous

pouvons donc avoir accès à un corps sonore d’une grande proximité, intime,

potentiellement multiple.

La particularité de ce dispositif est d’être discret, qu’il soit dissimulé, et

donc invisible, ou simplement fixe à proximité de la bouche du.de la comédien.ne.

Ainsi, contrairement au micro-main proposant un indice visuel, seul le corps

scénique dans son incarnation, dans ses mouvements, peut faire le lien entre lui-

même et son double sonore. C’est à cet endroit que se joue la dissociation

voix/corps. Le.la comédien.ne n’est plus acteur.rice de la reconfiguration de son

corps sonore, il.elle est, ainsi que le personnage, ce corps fragmenté. Il y a une

tension entre indices visuels et indices sonores du corps du personnage. Par cette

fragmentation de nouveaux corps sonores peuvent évidemment s’ériger mais les

corps scéniques peuvent également évoluer. Nous pouvons penser à la mise en

scène de Christophe RAUCK d’Un pays lointain, déjà abordé plus tôt. Au début

de sa pièce, une femme seule dans la pénombre est simplement éclairée d’une

petite lampe tenue par un autre comédien. Sa voix est amplifiée. Elle parle de

l’écriture d’une pièce. Soudain le comédien tenant la lampe s’approche, colle son

corps contre le sien et parle dans son micro cravate, continuant son fil de pensée.

Page 65: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

65

Ici, les corps scéniques sont dans la pénombre, leurs traits sont flous. En partageant

le même micro invisible ces deux corps tenant un unique discours semblent s’unir

en un seul. Par la dissociation « voix/corps » la sonorisation peut donner lieu à des

évolutions des corps sonores mais également scéniques, visuels. Nous nous

intéresserons dans la suite uniquement à ce dispositif de microphonie cravate fixe.

2.2.2 Filtres, dynamique et intensité sonore : traitement de la matière sonore

textuelle

À la suite de la captation par le microphone, le signal sonore existera sous

sa forme électrique (il pourra éventuellement subir une conversion

électrique/numérique). Sous cette forme un certain nombre d’outils de traitement

vont être accessible à l’ingénieur.e du son pour faire évoluer la voix.

Le premier de ces outils est le filtrage. Le filtrage est un traitement

fréquentiel. L’ingénieur.e du son peut augmenter ou au contraire baisser l’intensité

sonore dans une zone fréquentielle spécifique. Le filtrage pourra être utilisé pour

transformer le timbre de la voix.

Dans un cadre d’éléments phoniques non textuels il pourra être intéressant

de venir « sculpter » fréquentiellement afin de mettre en valeur certaines zones

caractéristiques. Par exemple venir gonfler la zone de résonnance (120-250 Hz),

sonorité particulière émergeant de la poitrine.

Page 66: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

66

Dans le cadre d’une voix textuelle, nous avons de la même manière la

possibilité de transformer la voix du.de la comédien.ne dans un but « d’aide au

jeu » : dégager le haut du spectre pour favoriser l’intelligibilité ou au contraire

rendre une voix moins agressive. Au-delà de ces problématiques « techniques », le

filtrage peut changer le timbre d’une voix pour caractériser un personnage. Si nous

reprenons les termes d’ARISTIPPE, ajouter légèrement de bas-médium (250-500

Hz, zone de présence) peut aider à l’élaboration d’une voix caverneuse 15 . Le

filtrage peut également prendre part à des effets de reconfiguration de l’espace

(réduction de hautes fréquences pour éloigner la source, par exemple), ou bien des

effets radio ou téléphones en appliquant un passe bande médium (1kH – 5 kHz,

par exemple).

Le filtrage nous donne donc de nombreuses possibilités d’action sur le

timbre de la voix.

La dynamique et l’intensité sonore sont d’autres paramètres intéressants à

traiter de front. La dynamique se définit comme le rapport entre les sons les plus

forts et les plus faibles d’un signal sonore. Nous pouvons distinguer deux

traitements de la dynamique : le traitement de la dynamique instantanée et le

traitement de la dynamique globale. La dynamique instantanée concerne la

dynamique sur un temps très court, à l’échelle d’une syllabe par exemple. A l’aide

d’un compresseur réglé avec un faible temps d’attaque, on peut la diminuer.

15Voir p.18

Page 67: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

67

Réduire cette dynamique permet de rendre la voix « compacte », de pouvoir

augmenter son intensité de diffusion sans risquer de passer au-dessus d’un seuil

au-delà duquel l’écoute sera douloureuse. La dynamique globale relève elle de la

dynamique sur une échelle de temps plus longue, à l’échelle d’une pièce par

exemple. L’enjeu principal de l’évolution de cette intensité sonore va reposer dans

son lien avec le registre de jeu des comédien.ne.s. Prenons une fois de plus

l’exemple d’une voix murmurée, par conséquent à un faible niveau d’émission par

la bouche. Une forte amplification de cette voix aboutit comme nous l’avons vu à

une tension entre l’intensité de la voix perçue, son timbre et la distance au corps

visuel considéré comme émetteur. Ce lieu de tension est intéressant et peut plonger

le.la spectateur.rice dans une intimité du corps sonore inédite, une mise à nu, ou au

contraire une sensation d’intrusion du.de la spectateur.rice. Cependant, il est

intéressant de penser cette tension liée à l’intensité de manière relative. Si par

ailleurs une voix, que les indices de timbre et de corps scénique nous indiquent

comme portée ou même criée, est perçue au même niveau d’intensité sonore par

les spectateur.rice.s, les tensions étudiées risquent de s’atténuer, le niveau sonore

établissant un nouveau régime normé de transmission vocale. Nous nous

retrouvons dans une situation similaire à la prosodie du théâtre non sonorisé, le

paramètre d’intensité n’étant plus support de discours, mais un paramètre fixe

normalisé. DESHAYS va plus loin supposant que ce nouveau régime, dans le cadre

d’une voix textuelle, détruit un des fondement du moment théâtral, à savoir

l’incertitude d’émettre pour le.la comédien.ne et de percevoir pour le.la

Page 68: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

68

spectateur.rice. Cette incertitude est pour lui l’endroit de création du désir : « désir

que cela continue de nous faire désirer d’écouter ».

Ce nouveau régime peut être partie prenante du discours. Deux possibilités

s’offrent à nous. La première est de faire évoluer, dans le temps et entre les

personnages, les paramètres de diffusion : voix chuchotée, forte puis plus faible,

obligeant à tendre l’oreille, voix amplifiée puis non-amplifiée… De multiples

combinaisons sont possibles et à travers elles peuvent se reformer les incertitudes

chères à DESHAYS, notamment celle de percevoir la parole émise. Le corps

sonore et son rapport au corps scénique peuvent évoluer : filet de voix envahissant

la salle entière ou voix portée peinant à émerger. Ces évolutions sont d’autant plus

marquantes qu’elles ne sont associées à aucun signal visuel, les traitements utilisés

étant invisibles et indépendants des comédien.ne.s.

La seconde possibilité est de construire le nouveau régime d’émission

vocale comme part du discours, comme objet sémantique. L’exemple de la mise

en scène de Roméo et Juliette de Carmelo BENE en 1977, évoquée par DESHAYS

dans Le son du théâtre (XIXe-XXIe siècle), peut nous servir d’exemple. Les

personnages prennent place dans un décor dont les éléments connus du public sont

gigantesques. Les corps sur scène étaient installés dans des débris d’assiettes,

servant de fauteuil à cette échelle. Leurs voix chuchotées dans un microphone

cravate étaient fortement amplifiées. Ici, le nouveau régime d’expression vocal

était composant d’un ensemble d’indices dont faisait partie par exemple le décor,

Page 69: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

69

plongeant les spectateur.rice.s dans un univers à échelle atypique. DESHAYS

résume cet enjeu en ces mots : « L’amplification était en quelque sorte une façon

de mettre les voix des acteurs à l’échelle du décor : aux corps lilliputiens

chuchotant correspondaient des voix majuscules entendues dans un décor de

géant. » (Daniel DESHAYS, 2016). Par ailleurs, nous pouvons de nouveau penser

au spectacle de MACAIGNE Je suis un pays. Comme nous l’avions évoqué, la

dynamique est très faible, cela permet une diffusion à un niveau sonore très élevé.

D’une part ce régime réinvestit les codes d’un autre média (la télévision), portant

ainsi un premier discours. D’autre part, ce nouveau régime épuise sensoriellement

les spectateur.rice.s, compliquant la compréhension du texte. Cette voix criée,

forte, est violente, difficilement soutenable, imposée, à la limite de « l’audible ».

L’enjeu ici n’est plus celui de la compréhension du texte, mais bien un enjeu

sensoriel. Un discours sensible est construit.

Dans ces cas, les traitements deviennent un enjeu esthétique à part entière,

pouvant aller jusqu’à l’altération de la compréhension du texte. Un certain nombre

d’effets peuvent participer à cette altération faisant évoluer la voix de support du

texte à matière sonore.

2.2.3 Effets sonores destructifs : la voix comme matière sonore sensorielle

Dans ce cadre, s’affranchissant de la compréhension du texte comme

condition primordiale à la construction du corps sonore, les outils pouvant sculpter

la matière sonore se multiplient. Les outils de traitement de la dynamique et du

Page 70: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

70

filtrage peuvent être utilisés dans de nouvelles conditions. Nous pouvons pousser

ces outils jusqu’à dénaturer, altérer volontairement les composantes de la voix

du.de la comédien.ne. En plus de ces outils déjà étudiés, des traitements dits

d’effets (souvent issus de la production musicale) en utilisant distorsion,

saturation, chorus, transposeur… Ces outils peuvent transformer radicalement

l’ensemble des paramètres de la voix, en premier lieu le timbre. Chaque outil offre

une coloration particulière. Ne cherchons pas ici à en faire une liste exhaustive,

mais considérons que le choix de l’utilisation de chacun d’entre eux relève d’une

transformation explicite de la matière composant le corps sonore. Cette matière va

trancher avec les attentes des spectateur.rice.s vis-à-vis des indices visuels à sa

disposition. À un corps scénique vocalisant, on associera un corps sonore d’une

matière sortant du cadre des sonorités possibles par le seul corps humain.

Deux cadres d’utilisation retiennent notre attention. Tout d’abord, la

redéfinition simple du corps du personnage. Ce corps se voit affublé de possibilités

d’expressions vocales inhumaines ou surhumaines. Les indices de compréhension

du discours sonore ne s’intègrent plus dans notre grille de lecture de la parole

adressée. Une nouvelle écoute se construit, autour de contenus mélodiques,

fréquentiels, dynamiques… Cette écoute peut invoquer celle d’un paysage sonore,

de la musique par exemple. Le.la spectateur.rice pourra en tirer différentes

sensations : agréable, agressif, apaisant, strident, suave…

Page 71: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

71

Le second cadre d’utilisation s’inscrit dans une mise en scène de la

médiatisation de la voix. Un exemple peut être celui d’un personnage au téléphone.

A travers un filtrage spécifique, une faible dynamique et un effet de distorsion, on

peut attribuer au corps sonore les caractéristiques d’une voix écoutée à travers un

téléphone. Nous avons déjà vu que MACAIGNE utilise ce dispositif d’indices

sonores inscrivant la voix dans un cadre de médiatisation connu. « Les

déplacements du problème », de la compagnie GRAND MAGASIN, propose aussi

une mise en scène de la médiatisation de la voix avec un objectif particulier,

comme l’expose le dossier de présentation du spectacle de la pièce :

« utilise[r] les techniques de transformation et de diffusion du son pour

multiplier expérimentalement […] les problèmes que rencontre quotidiennement

la communication. » (SERMON, 2016)

Ici une réflexion se construit sur la communication : qu’entend-on et que

comprenons-nous ? Pour répondre à cette question, le décor est découpé en zones

comportant chacune un traitement sonore particulier. Ces traitements relèvent à la

fois d’artifices de jeu (zone absorbante par exemple ou les comédien.ne.s ne

portent pas leur voix), mais également de solutions techniques comme la zone

d’écho inversée où la voix des comédien.ne.s pré-enregistrée est diffusée en amont

de la prise de parole et est imitée en direct par le.la comédien.ne. Julie SERMON

dans Le son du théâtre (XIXe-XXIe siècle) analyse justement les enjeux de cette

pièce :

Page 72: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

72

« Le « déplacement du problème » principal auquel le son se voit livrer

n’est pas celle, esthétique, « qualitative », de la résonance du son (que me fait-il

percevoir, éprouver, imaginer ?), mais celle, pragmatique, « quantitative », de sa

nuisance ou de ses déficiences (est-ce qu’on entend ou est-ce qu’on n’entend pas,

dans quelle mesure ce qu’on entend perturbe-t-il la compréhension ?). »

(SERMON, 2016)

Ainsi, ces effets peuvent expliciter la dissociation voix/corps et inscrire au

sein même de celle-ci une réflexion sur la teneur de la communication à l’œuvre.

A travers ces exemples, nous voyons, qu’en de nombreux points, la question

de la matière sonore du corps offre donc matière à de nombreux discours, lorsque

l’interaction même entre corps scénique, attentes des spectateur.rice.s et corps

sonore, relève d’une mise en scène.

2.3 Paramètres spatiotemporels de la dissociation voix/corps

Nous allons à présent nous pencher sur le cadre spatiotemporel de

l’expression de la matière sonore du double. D’où et quand émerge le corps

sonore ? Quelle relation pouvons-nous construire entre les indices spatiotemporels

du corps sonore et du corps scénique ?

2.3.1 Implantation des enceintes et localisation du corps sonore

La localisation du double sonore, et par là l’implication sur son interaction

avec le corps scénique, va dépendre de sa source d’émission physique et donc de

Page 73: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

73

l’implantation des enceintes. Cette implantation et l’ensemble du dispositif dépend

à la fois des envies de mise en scène mais également du lieu et du public au sein

de celui-ci. Nancy TOUBIN développe, par exemple, une méthode d’amplification

(TOUBIN, 2019) dans l’optique « d’une voix liée au corps au corps de

l’interprète ». Elle établit un dispositif au sein duquel un haut-parleur posé au sol

devant la scène diffuse la voix. Elle introduit à ce dernier un retard calculé pour

qu’en tout point de la salle la voix du.de la comédien.ne précède légèrement la

voix amplifiée. C’est une illustration de l’effet HAAS (voir 2.1.2). Nous pouvons

imaginer de multiples enceintes retardées chacune spécifiquement à travers la

salle, permettant d’obtenir une localisation homogène sur l’ensemble du public.

TOUBIN relève toutefois une limite à cette méthode : le niveau de la voix en direct

du.de la comédien.ne doit être suffisamment élevé (moins de 10 dB d’écart avec

la source amplifiée) pour que l’effet de localisation fonctionne. Selon le jeu du.de

la comédien.ne et la taille de la salle nous nous confrontons donc à un risque de

perception très différente entre spectateur.rices.

Un autre dispositif permet aux spectateur.rice.s de placer la source sonore à

l’endroit du corps scénique : la wave field synthesis (WFS).

Ce dispositif s’appuie sur le principe acoustique de front d’onde : chaque

source acoustique produit un certain front d’onde. C’est à partir de ce front d’onde

défini par différents paramètres (contenus fréquentiels, intensité…) qu’un.e

auditeur.rice pourra localiser la source de ce stimulus. La WFS consiste, à l’aide

Page 74: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

74

de nombreux haut-parleurs diffusant une multitude de sources secondaires

spécifiques, à recréer par synthèse de front d’onde, une source primaire localisée

en un point n’étant plus rattachée directement aux hauts-parleurs. Chaque source

secondaire est associée à un DSP appliquant des retards, gains et filtrages, afin de

composer les différentes caractéristiques du front d’onde souhaité. Ce dispositif

permettrait donc de placer la source « fantôme » d’émission de la voix sur le corps

du.de la comédien.ne et donc de faire disparaître la différence de localisation entre

le corps sonore et le corps scénique. L’avantage de ce dispositif par rapport au

premier évoqué est que le.la spectateur.rice n’a pas besoin d’entendre la source

directe pour percevoir le double sonore et scénique au même endroit. Ainsi la

perception de localisation de la source sera similaire pour l’ensemble des

spectateur.rice.s. Ce dispositif se révèle donc très intéressant dans de grandes salles

ou dans le cadre d’une mise en scène proposant une importante amplification de la

voix.

A travers ces deux exemples de dispositifs16, nous pouvons voir que des

propositions techniques propres à chaque situation (mise en scène, salle,

économie…) sont intéressantes dans l’optique d’une association voix/corps.

Cette association spatiotemporelle peut être très intéressante lorsque la

matière du corps sonore est porteuse de discours comme nous avons pu le voir.

16 D’autres solutions pourraient exister, comme par exemple, la présence d’une enceinte d’appoint sur scène au niveau du.de la comédien.ne.

Page 75: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

75

Dans ce cas, l’association permet de faire évoluer l’intégralité de la perception du

corps du personnage.

L’ensemble de ces dispositifs peuvent par ailleurs être investis dans un

objectif de mise en scène très différent. Nous pouvons envisager, par exemple, une

utilisation de la WFS (et son homogénéité de localisation de source à l’échelle d’un

public) dissociant spatialement volontairement le corps scénique et le double

sonore. A ce moment, nous voyons apparaître une tension entre deux cadres

spatiotemporels visuel et sonore et à travers celle-ci, un potentiel espace de

création.

2.3.2 Sonorisation et nouveaux espaces

Un premier lieu de tension entre espace spatiotemporel visible et sonore est

l’utilisation de voix off. La voix off ne relève pas nécessairement de la

sonorisation. Historiquement, elle était proclamée des coulisses, en opposition à la

voix déclamée sur scène. Les espaces sonores de ces deux voix étaient donc

manifestement différents. Les corps, à la fois sonore et visuel, n’appartenaient pas

à un même espace. Sonoriser la voix d’un.e comédien.ne et une voix off par le

même dispositif de diffusion redéfinit cette séparation. Prenons, par exemple, le

cas d’une voix in et une voix off diffusées au même niveau par une même enceinte

centrale, les voix seront localisées comme issues de la même source de diffusion.

Elles sembleront donc appartenir à un même espace sonore cohérent. Cet espace

permet l’émergence d’un dialogue entre visible et invisible : présence

Page 76: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

76

fantomatique, divine, intérieure… Les possibilités de mise en scène de nouvelles

interactions deviennent possibles. DESHAYS crée un tel espace dans The Tin Can

People de BOND (DESHAYS, 2016). Valérie DREVILLE incarne un personnage

seul en scène s’enfonçant dans la folie, portant un très jeune enfant, enroulé dans

un drap, avec lequel elle va converser. Une enceinte était dissimulée dans ce drap

diffusant la voix pré-enregistrée de cette même actrice incarnant l’enfant. Ainsi,

une source mobile figurait le corps sonore de l’enfant à l’endroit même de son

« corps » scénique. D’une part, l’utilisation de la voix de la même actrice est ici

un endroit fort de caractérisation de la folie du personnage. D’autre part, nous

sommes bien face à l’élaboration d’un nouvel espace d’interaction vocale entre

deux corps, ce qui est impossible dans un cadre non sonorisé.

Un autre lieu de la création espace sonore par la sonorisation est

l’élaboration d’un décor acoustique par l’utilisation de réverbération artificielle.

La proximité du microphone à la bouche, dans le cas d’un microphone cravate,

isole la voix du.de la comédienne de l’acoustique de la scène. Nous pouvons

choisir de transformer cette voix « sèche » et de la placer dans une acoustique

artificielle, à l’aide de réverbération. En fonction de différents paramètres (taille

de salle, temps…), la voix réverbérée semblera être émise dans des espaces aux

propriétés acoustiques particulières. Ces espaces acoustiques pourront

éventuellement nous rappeler des lieux spécifiques à l’acoustique créée : église,

hall, salle de bain… Le personnage peut ainsi évoluer dans différents espaces

Page 77: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

77

dépassant le cadre de la salle. Ces espaces peuvent être cohérents ou non avec le

décor visuel et ainsi jouer sur le réalisme du lieu de l’action : petite maison à

l’acoustique de cathédrale ou hangar d’une étrange intimité. Dans Mes souvenirs

d’après Herculine Barbin d’Alain FRANCON, Daniel DESHAYS se sert très

subtilement de ces possibilités d’évolution acoustiques. Dans cette pièce l’héroïne

traverse de nombreux lieux aux sonorités très différentes. La voix était captée par

un microphone cravate et passée dans plusieurs systèmes de réverbération. Seule

la voix réverbérée était diffusée. Le public percevait à la fois la voix non-sonorisée

de la comédienne et la réverbération. Ainsi, la localisation de la source restait très

précise tout en invoquant l’acoustique des lieux traversés. Pour DESHAYS, dans

Le son du théâtre (XIXe-XXIe siècle) :

« Il ne s’agissait nullement d’illustrer, mais de nous placer dans la

sensation, en nous déplaçant dans les différents espaces, afin de rallumer notre

mémoire sonore individuelle et de rompre avec la lassitude d’écoute liée à l’unique

lieu acoustique représenté par le plateau. » (DESHAYS, 2016)

La sonorisation permet donc de sortir de l’espace borné par la scène où se

tient le.la comédien.ne. Le corps sonore permet de suggérer un ailleurs ou même

de rendre possible des interactions entre plusieurs formes d’existences visibles et

invisibles.

2.3.3 Dissonances spatiotemporelles : transformation des corps

Indépendamment des espaces construits, les personnages peuvent, à travers

les paramètres spatiaux et temporels, s’intégrer de multiples manières dans ceux-

Page 78: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

78

ci. Nous pouvons imaginer des dispositifs où l’association n’opère plus du tout, où

corps sonore et scénique existent comme éléments distincts d’une même entité.

Tout d’abord, nous pouvons imaginer sortir de la diffusion de façade et ainsi

élaborer une dissociation spatiale. La voix pourrait être émise des enceintes

d’ambiance (sur les côtés et à l’arrière de la salle) tranchant avec la frontalité

visuelle. Le corps sonore pourrait également être en mouvement, panoramique par

exemple, face à un corps scénique fixe. Le corps du personnage peut alors paraître

« augmenté », communiquant de lieu impossible, tendant vers l’omnipotence ; ou

au contraire fragmenté, disloqué, recherchant une unité inatteignable.

Des dissociations temporelles sont également envisageables. Des retards de

corps sonores sur le corps scénique, dans une désynchronisation volontaire,

pourrait servir à une dislocation du corps et de son discours. Des répétitions, des

boucles, pourraient dilater la perception temporelle du corps sonore

indépendamment du corps scénique. Plusieurs temporalités se confrontent alors.

Cela nous rappelle les expérimentations de CHOPIN, superposant voix pré-

enregistrées et reproduction directe faisant cohabiter plusieurs temporalités du

corps, interrogeant la mémoire de ce dernier.

Il ne s’agit pas de faire ici une liste exhaustive de techniques et

d’implications esthétiques autour de ces effets relevant de paramètres

spatiotemporels, nous pourrions envisager une multitude d’autres possibilités et

d’intérêts de mise en scène. Il nous semble en revanche pertinent de souligner que

Page 79: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

79

ces endroits de tension, de dissociation voix/corps, peuvent devenir des outils de

discours et de définition de personnages, extrêmement riches. Ces effets relevant

de sensation de tension prennent un intérêt supplémentaire dans une utilisation

dynamique. En effet, la sensation de dissonance, produite par un personnage seul,

dont chaque prise de parole serait retardée dans le temps par exemple, s’atténuerait

dans le temps sur l’ensemble d’un spectacle. Il y aurait une nouvelle fois

l’apparition d’un nouveau régime d’écoute. Un traitement spécifique à chaque

personnage par exemple, entraînerait une caractérisation intéressante des

interactions entre eux. L’évolution de traitement spatiotemporel du corps sonore

d’un unique personnage peut lui, tout à fait participer à sa trajectoire dramatique.

Il nous faut penser la dissociation entre le corps scénique et la voix – comme un

lieu de variations de dissonances, de temps, d’espace et de matière sonore, pour

nous ouvrir un nouveau champ d’exploration de mise en scène et de discours.

Page 80: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

80

3) CREATION THEATRALE : LA RONDE

3.1 Elaboration du projet

3.1.1 Introduction au projet

Une nuit. Un homme s’enfonce seul dans les rues parisiennes, sans but ap-

parent, une bouteille à la main. Tandis que son corps avance, son esprit déambule

en silence.

Lorsqu’a débuté mon travail sur ce projet autour de la mise en scène de la

voix, cette image m’est rapidement apparue, au croisement de différentes ré-

flexions. Tout d’abord, la période du confinement – statique, arrêtée – et pourtant

bouillonnante pour moi, d’un point de vue intellectuel, m’a amenée à fantasmer ce

mouvement de marche nocturne impossible. Dans cette immobilité, une pensée

retient mon attention, celle de Philippe MIKRIAMMOS, rapporté par Cristina DE

SIMONE :

« La voix doit, obscurément, sortir du corps parce que le bruit, en vérité,

est dedans et le silence dehors, et non le contraire comme il apparaît communé-

ment. Dedans, le vacarme est continu; il n’y a pas de silence intérieur […] » (DE

SIMONE, 2016)

MIKRIAMMOS parle ici notamment de l’ensemble des bruits du corps (or-

ganes, respiration…) mais le vacarme de l’intérieur m’a semblé plus évident,

comme l’ensemble des pensées s’entrechoquant, particulièrement dans ce temps

Page 81: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

81

arrêté. Cette sensation s’est accompagnée d’une réflexion complexe : comment

exprimer, évacuer ce vacarme envahissant, comment dire pour faire sortir le bruit

du corps ?

Une seconde lecture m’a intéressé alors. Celle de LUPA, à propos de sa

méthode de direction d’acteur passant par le monologue intérieur. Cette méthode

est en réaction au constat suivant :

« Avec le texte, nous arrivons souvent à mentir. Lorsque nous parlons, nous

n’arrivons pas toujours à exprimer concrètement ce que nous voulons, ou bien

nous nous laissons soumettre à la pression du dialogue. Autrement dit, nous ne

disons pas ce que nous voulons dire mais ce à quoi nous sommes forcés par l’en-

chaînement du dialogue. »

Il propose alors un nouvel espace de travail :

« Chaque acteur écrit un ou plusieurs monologues intérieurs, et

nous pouvons considérer l’ensemble de ces monologues comme un torrent d’évé-

nements psychiques, les uns clairement perçus, les autres moins explicites.

[...]Ecrire un monologue, c’est expérimenter à la fois un chemin et une technique

de l’inspiration [...]. Ainsi, au fur et à mesure que l’on écrit le monologue, on

explore divers chemins et l’on acquiert différentes choses dont nous ne prendrions

jamais conscience par la seule analyse de la situation. [...] Quand on écrit, la

pensée se précise, la formulation s’intensifie et a le pouvoir de s’imposer. L’écri-

ture est une provocation à aller plus loin. » (LUPA, 2004)

Page 82: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

82

Un homme marche seul dans la nuit. Il ne parle pas mais écrit sa pensée.

Elle prend plusieurs chemins, elle se précise, elle se reformule, elle est une provo-

cation à aller plus loin, elle se répète.

Dans ce temps arrêté, jusqu’où peut-elle aller ? Quand commence-t-elle ?

Arrive-t-elle quelque part ? Se referme-t-elle ? Peut-elle s’exprimer ?

C’est à travers ces différentes réflexions que j’ai commencé à travailler sur

La Ronde. Ronde comme danse circulaire, sans début ni fin.

Avec ce projet, j’espère proposer, à travers la mise en scène de la voix, un

voyage suivant la pensée de cet homme déambulant, à travers son vacarme du

dedans.

3.1.2 Ecriture

La première étape de mon travail a été l’écriture du texte de cette création.

J’ai d’abord décidé d’écrire une trame très simple à partir de la situation d’un per-

sonnage déambulant la nuit.

A une heure bien avancée de la nuit, un jeune homme habillé d’un

long manteau noir passe une soirée avec ses amis proches. Pensif et mal

à l’aise, il ressent l’envie de marcher seul et s’éclipse. Il entame alors

une marche suivant la Seine dans la direction de son domicile lointain.

Il achète de l’alcool et commence à boire seul. Insomniaque, il espère

trouver le sommeil à l’issue de ce trajet. L’ivresse monte tandis que les

boulevards défilent, il croise différents inconnus sans jamais leur adres-

ser la parole. S’approchant de son domicile, on essaye de lui faire les

Page 83: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

83

poches, celles-ci sont vides. Titubant, il parvient jusqu’à chez lui. Ivre

mort, il finit par s’endormir.

J’ai considéré cette trame comme l’ensemble d’événements concrets réali-

sés par le personnage. Je me suis ensuite efforcé, tout d’abord sans rien corriger,

d’écrire l’enchaînement de pensées traversant le personnage au fur et à mesure de

ce voyage. A l’issue de cette écriture, quasi-automatique, plusieurs aspects se sont

dégagés : des répétitions (à l’échelle de l’ensemble du texte ou d’une simple

phrase) et variations comme une recherche de précision de la pensée, différents

segments, plus ou moins cohérents, très souvent déclenchés par l’évocation d’un

mot ou d’une observation, différents « niveaux » de réflexions (observation sen-

sorielle, souvenirs, construction de théorie sur de multiples sujets comme le lan-

gage par exemple) s’entremêlant à mesure que le personnage s’enivre.

Ces observations faites, j’ai procédé à des réécritures pour préciser ces élé-

ments qui me semblaient intéressants, utilisant notamment une mise en page spé-

cifique comme indication de rupture dans ce flux de pensées. J’ai abouti au texte

placé en annexe.

3.1.3 Travail préparatoire avec le comédien

J’ai sollicité mon ami comédien et metteur en scène Mathias ZAKHAR

pour collaborer avec moi sur ce projet. Nous avons fait 3 séances de travail sur le

texte « à la table17 ». A travers ces discussions, certaines intuitions d’écriture se

17 Terme théâtral désignant le travail précédant la mise en scène au plateau.

Page 84: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

84

sont confirmées. Nous avons effectivement identifié différents blocs de pensées

dessinant une trajectoire. Certains blocs sont sensoriels. Par exemple :

« J'en viens à apprécier le breuvage. Cette chaleur. Elle devient

douce. En premier, elle submerge ma bouche. Maintenant je prends

mon temps. Il n'y a plus de risque, ça ne brûle plus. Je profite de cette

chaleur. Maintenant elle a même un goût. Frais. Quelques herbes. Co-

riandre, écorces d'orange, baies de genièvre. Une touche d'angélique.

Maintenant elle a un goût. Un goût coûtant très exactement 15 euros

et 10 centimes le litre. Maintenant je m'en rends compte. Je laisse la

chaleur, non pas quitter ma bouche. C'est un flux. Je laisse cette cha-

leur s'approcher de mon cœur. Doucement. »

Ici, le discours se construit à partir de sensations physiques : la chaleur de

l’alcool dans la bouche ou la lecture de l’étiquette de la bouteille. C’est une pensée

de la sensation au présent.

D’autres segments relèvent de la projection :

« Avant même la première gorgée c'est trop tard. Demain je

pourrai dire que ça a dérapé, que j'ai déconné, que j'ai pas fait gaffe.

Demain je pourrai. Demain je pourrai parler d'hier. Y aura un hier.

Pas un « tout à l'heure »,

pas un « cette nuit ». […] »

D’autres endroits semblent s’éloigner du corps, s’orientant vers la recherche

de sens, plus conceptuels :

Page 85: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

85

« Un fleuve ça ne s'arrête pas, ça se jette. Ça disparaît un fleuve.

Quand on pense arriver au bout ça n'existe déjà plus, l'océan l'a déjà

avalé. Rien n'existe face à l'océan. Un fleuve c'est ça. C'est un truc qui

bouge, tout droit, sans se poser de question. Ça meurt jamais, ça

ralentit jamais, ça bifurque pas, ça va nulle part. C'est ça, ou ça n'existe

plus – pas. »

Certaines phrases, enfin, semblent interrompre le flux de pensées, couper le

mouvement :

« À cet instant, ils sont encore trop proches. Ils pourraient

presque parler. Un simple murmure et je me retourne encore. »

Cette lecture amorça différentes réflexions sur la direction d’acteur. Un ob-

jectif nous est apparu : mettre en exergue ce foisonnement de pensés hétérogènes,

tout en présentant un flux continu, un torrent d’événements psychiques. Nous

avons travaillé sur une palette de variations de tons de jeu, par exemple : interpré-

tation lyrique sur quelques mots18, exposition protocolaire de la description d’une

première gorgée19. Le personnage tente de se frayer un chemin à travers ses pen-

sées. Quelques fois, il les regarde avec emphase, d’autre fois il les subit. A cet

endroit la question de l’adresse se pose. Comment considérer le public ? Comme

voyeur d’une pensée intime interdite ou auditeur d’un argumentaire exposé ? En-

fin, s’est posée la question de l’ivresse. Il nous a semblé pertinent de ne pas jouer

18 « Tous les autres te reflètent et me hantent. (Toi) Lune de midi. » 19 « Ce que je fais demande un protocole. Une précision redoutable. De l'expérience aussi. Il y a beaucoup d'écueils possibles […] »

Page 86: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

86

l’ivresse physique mais plutôt de dessiner une trajectoire passant par différentes

phases de sensations nous rappelant des sensations d’ivresse personnelles : excita-

tion, énervement, clairvoyance … Cela jusqu’à l’épuisement.

L’ensemble de ces réflexions m’ont permis de nourrir mes envies de mise

en scène de la voix pour ce projet. Cela a abouti sur une « partition » de cette mise

en scène.

3.1.4 Partition de mise en scène de la voix

Tout d’abord ma réflexion s’est portée sur une écriture d’ensemble de la

voix dans l’optique de construire une trajectoire. J’ai voulu considérer la matière

vocale comme un flux bruyant à travers laquelle le personnage cherche un chemin

dans son ivresse. De part cette recherche du personnage, j’ai souhaité ce flux

comme polyforme et mouvant. Il m’importait donc que le spectateur ne puisse pas

s’habituer à un régime d’écoute mais qu’il suive l’évolution de ce flux. Le person-

nage finit par interrompre sa parole – et sa recherche – par épuisement, comme un

aveu d’échec, devant le public témoin. C’est pourquoi, j’imaginais la fin comme

une simple parole adressée au public, comme seule voix sortant réellement du

corps du personnage.

J’ai ensuite cherché une palette d’outils à intégrer à mon écriture, pour venir

dessiner les enjeux et les variations de chaque segments. Tout d’abord j’ai déter-

miné un dispositif de diffusion en 5 enceintes : une stéréo et une enceinte centrale

en hauteur à l’avant-scène, et une stéréo derrière le public. Avec ce cercle j’ai

l’ambition d’immerger totalement le public dans un flux sonore.

Page 87: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

87

Je décide de me pencher sur différents traitements pour construire ce dis-

cours :

- L’utilisation de voix off comme pensées incontrôlées venant perturber le

discours par exemple.

- Spatialisation, considérée comme une quadriphonie entre les stéréos avant et

arrière, avec une voix mouvant comme la trajectoire heurtée de l’ivresse.

- Transformation du timbre de la voix, comme indicateur de réflexions

dépassant le personnage.

- Boucle et retard, comme blocage obsédant sur certaines questions ou

décalage entre pensée et réel.

- Equilibre variant entre la voix directe du comédien et la voix amplifiée

comme endroit de dissonance d’instabilité.

L’ensemble de ces pistes m’ont poussé à rédiger le document en annexe 2.

Ce dernier associe le texte aux différentes évolutions du traitement de la voix.

3.2 Création de la pièce

3.2.1 Contexte et lieu

J’ai commencé une recherche de lieu de répétitions et de représentation à la

rentrée 2020, dans le contexte très particulier de l’épidémie de Covid. Le lieu

Page 88: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

88

associatif du 6b, implanté à Saint-Denis, fut le seul à répondre favorablement à

mes demandes. Ce lieu accueille de nombreux artistes en résidences de création

dans de nombreux domaines depuis 2010. Ils m’ont proposé d’investir cinq jours

du 23 au 28 octobre la salle de danse. Cette salle mesure 10m sur 5m. L’un des

murs de 5m est vitré. Le protocole sanitaire ne nous permettait cependant pas avec

assurance d’organiser de représentation. A l’issue de la résidence quelques

personnes furent autorisées à venir voir une restitution par groupe de 10-15

personnes. Nous avons fait 3 représentations. L’autorisation ayant été obtenue le

27 aucune communication n’a pu être faite sur ce projet.

3.2.2 Equipe

Pour ce projet en plus de Mathias ZAKHAR j’ai sollicité quatre personnes.

Martin GUESNEY, camarade de promotion son (Promotion 2020), m’a aidé à

l’installation du dispositif de sonorisation. J’ai proposé à Manon SABATIER et

Arthur CHRISP, étudiant.e.s en cinéma à Louis Lumière (Promotion 2020), de

prendre part à la création de la scénographie et de la lumière. Par ailleurs le premier

jour, j’ai pris conscience que je ne pouvais pas assurer entièrement la manipulation

du dispositif technique sonore, tout en m’épanouissant dans mon rôle de directeur

d’acteur et de metteur en scène. C’est pourquoi j’ai demandé à Louise BUCHART,

ancienne étudiante de Louis Lumière en son (Promotion 2019), de prendre le rôle

de régisseuse son.

Page 89: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

89

3.2.3 Scénographie et lumière

La scénographie s’est construite autour des contraintes du lieu. Nous avons

décidé de placer la scène devant le miroir. D’une part, la figure du miroir est très

présente dans le texte, ensuite, il me semblait intéressant les jeux possibles du per-

sonnage se regardant littéralement durant le voyage introspectif qu’il traverse. J’ai-

mais également l’idée qu’une fois les lumières allumées en fin de pièce les spec-

tateur.rice.s se voient.

Par ailleurs nous avons décidé d’encadrer la scène de rideaux rouges. J’as-

socie cela à l’imagerie du cabaret et de ses freaks show. Cela permet d’appuyer le

sentiment de décalage, d’incompréhension, vécu par le personnage dans ses inte-

ractions sociales.

Nous avons décidé de plonger la salle dans le noir complet et de n’avoir

qu’une source lumineuse : un petit lampadaire perché. Nous voulions une lumière

en réaction au personnage, comme seul élément visuel de sa construction mentale.

La forme du réverbère a été choisi pour sa représentation de la lumière d’une ville.

Cette source lumineuse était perchée sur scène par Manon dissimulée dans une

combinaison intégrale noir (zentai). Sa forme évoque celle d’une ombre, nous pou-

vons penser à celle du personnage. Ce dispositif permettait de nombreux mouve-

ments et par là nous pouvions structurer de multiples espaces au sein duquel le

personnage évoluait. Ainsi nous pouvions assurer un mouvement perpétuel au per-

Page 90: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

90

sonnage malgré les limites de l’espace scénique. Enfin, une unique source permet-

tait de travailler sur des ombres marquées, dans une inspiration claire-obscure.

Après son ultime parole, le personnage lui-même dissimule la lumière. Il s’éteint.

3.2.4 Configuration audio

Franck JOUANNY m’a gracieusement prêté 3 enceintes Behringer B208D,

2 enceintes Yamaha Dbr 12 et une console compacte Allen & Heath QU-PAC.

J’aurais aimé avoir 5 enceintes identiques mais les circonstances ont rendu cela

impossible. J’ai fait le choix de placer les 3 enceintes Behringer à l’avant, accro-

chées à un pont, et les 2 enceintes Yamaha à l’arrière sur pied. Voici un schéma

d’implantation :

Figure 2 : Schéma d’implantation des enceintes

Page 91: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

91

La première étape était donc d’effectuer un calage des enceintes en timbre

et intensité.

J’ai loué chez DC Audiovisuel, deux microphones (un DPA 4060 et un

DPA 4088) ainsi qu’un ensemble émetteur/récepteur lectrosonics SSM/SRc. Le

DPA 4060 est un microphone cravate omnidirectionnel et le 4088 est un micro-

phone cardioïde monté sur un tour de cou. Nous avons testé les deux microphones

avec la voix de Mathias. Le 4060 était dissimulé dans les cheveux et le 4088 placé

à proximité de sa bouche. Etant donné la taille de la salle et la disposition des

enceintes, le 4060 à forte amplification déclenchait des larsens. Mon choix s’est

dont porté sur le 4088.

Le signal du microphone transmis en HF à la console QU-PAC. Ce signal

est ensuite transmis à Ableton Live 10 sur PC Asus.

Dans Live j’ai décidé de procéder dans une logique d’envoi dans différents

rack d’effets. J’ai utilisé la suite FabFilters pour les effets de filtres, réverbération

et de distorsion. J’ai utilisé un surround panner de Max for live pour la spatialisa-

tion en quadriphonie. Les autres effets étaient internes à Live.

Je sortais de Live cinq canaux vers la console qui redistribuait ces canaux

dans les cinq enceintes.

Je contrôlais en midi Ableton Live grâce au clavier contrôleur Arturia Key-

lab MKII 49.

J’ai, après différents test, choisi un buffer de 256 échantillons pour une la-

tence de 10 ms.

Page 92: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

92

Figure 3 : Session Ableton Live

Page 93: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

93

3.2.5 Répétitions et représentation

Le premier jour de résidence a été alloué au montage du dispositif et à des

calages techniques. Nous avons fait une première phase de travail de jeu sans so-

norisation sur le plateau. L’enjeu était de définir un rythme de parole mais surtout

d’associer celui-ci à un travail de corps, de mouvement. Il s’agissait de définir dans

le corps le voyage effectué par le personnage. Ce travail a permis de construire une

base de travail au sein de laquelle la lumière et le son pourraient venir sculpter.

Ensuite, nous avons travaillé un à un chaque segment d’un point de vue

sonore en suivant la partition écrite. Cette phase était un réel moment de recherche.

Nous en avons profité pour enregistrer les voix off avec le même dispositif micro-

phonique. Chaque effet se construisait en plusieurs étapes. D’abord un essai

« grossier ». Nous appliquions le traitement envisagé sur la simple parole de Ma-

thias fixe, en boucle. Cela jusqu’à trouver une proposition satisfaisante. Ensuite

commençait un travail d’équilibre avec Mathias. Le jeu, plus investi, venait préci-

ser les paramètres des effets cherchés. Il fallait trouver un dosage, un équilibre

entre la voix direct de Mathias et la voix sonorisée d’un point de vue acoustique.

Il fallait également repenser les intentions de jeu parfois redondante avec l’écriture

de la matière vocale. Un travail de perception de sa propre voix était aussi néces-

saire à Mathias de manière à interagir au mieux avec la voix reçue par le public.

Durant ces premières étapes j’étais principalement derrière l’ordinateur

pour participer techniquement à cette recherche. Passé ces premières ébauches je

me plaçais à la place du public, ou même parfois sur le plateau, pour évaluer les

Page 94: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

94

différents points d’écoute possibles (celui du public, celui du comédien). Cette vue

d’ensemble me semblait nécessaire, pour délivrer des indications pertinentes en

termes de jeu et de son.

Ces premières recherches passées, nous avons cherché avec Louise à opti-

miser nos mécanismes d’action sur le son. Il nous est apparu que les effets devaient

être le moins automatisés possible. Il fallait que les actions de Mathias et de Louise

s’effectuent en simultané, se nourrissant les unes et les autres, pour que la sensation

de cheminement de pensées tortueux existe.

Par la suite, nous avons intégré la lumière à ces différents segments. Ce

nouvel élément est, lui aussi, venu redéfinir les différents équilibres et les interac-

tions présent.e.s.

Ces différents blocs constitués, l’enjeu de continuité émergea. Nous avons

alors travaillé sur l’ensemble de la pièce. Les transitions entre ces différents seg-

ment étaient les plus délicates, que ce soit au jeu ou au son. Un travail spécifique

fut apporté sur celles-ci dans l’optique de ne surtout pas perdre la continuité du

discours. De plus, à l’instar du besoin de répétitions du jeu de Mathias, il fallait

que Louise et moi puissions pratiquer les outils et enchaînements d’effets pour

gagner en liberté et fluidité.

A la dernière minute, nous avons pu convier quelques spectateur.rice.s à

une restitution de ce travail. Trois représentations ont eu lieu, chacune proposant

un voyage inédit d’une trentaine de minute. Une captation a été réalisée de la der-

nière. L’image a été priseavec un camescope numérique par Arthur et Thibaut

Page 95: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

95

HAAS (camarade de promotion son 2020) a enregistré à l’aide d’un enregistreur

de poche un deux pistes stéréo.

3.3 Retours d’expérience et perspective

3.3.1 Retour d’expérience du comédien

A la suite de cette création j’ai pu longuement échanger avec Mathias sur

son expérience vécue.

Au premier abord le dispositif a été désarçonnant. Le jeu sonorisé était une

première pour lui. Dans ces conditions, indépendamment des volontés d’interpré-

tation, le placement vocal habituel est impossible. Il a remarqué une évolution dans

l’écoute de sa voix au fur et à mesure de la résidence. Au départ, il essayait de se

concentrer le plus possible sur la perception de sa voix nue, cherchant à se rappro-

cher de son écoute habituelle sur scène. Peu à peu il dit avoir réussi, sans perdre

tout à fait ce système d’écoute familier, à intégrer la perception de sa voix sonori-

sée, ouvrant ainsi une plus grande maîtrise de son corps sonore.

Par ailleurs, l’une des discussions ayant animé notre travail à la table est

celle de l’interprétation pour un.e comédien.ne. Pour lui, le jeu d’un.e comédien.ne

sur scène est « nourrie » par la présence de partenaires de jeu : un regard, une ré-

plique. Dans l’exercice du monologue seul en scène, ce soutient, cette stimulation

n’existe pas. A certains moments, les effets sur la voix sonorisée étaient tels,

qu’une dissociation suffisamment grande entre son double sonore et lui-même, lui

Page 96: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

96

permettait d’accéder à une interaction similaire à celle d’un.e partenaire de jeu.

Nous pouvons prendre comme exemple de ce phénomène, le segment décrit en 14

de l’annexe 2 : la boucle cacophonique à propos du langage. Ici, l’augmentation

en volume et en agressivité de la matière sonore le rendant inaudible, l’entraine à

se placer à un endroit de jeu très juste pour pouvoir hurler son constat de la mort

du langage.

Ces observations ayant émergées après une résidence relativement courte

(4 jours de jeu avec le dispositif de sonorisation), de nombreux questionnements

subsistent sur les évolutions d’appréhension possibles d’un tel dispositif sur un

temps long. Il serait intéressant de voir quelles évolutions et subtilités de jeu, en

interaction avec la voix sonorisée, pourraient émerger de la maîtrise d’une telle

écriture de la voix.

3.3.3 Retour d’expérience du public

A l’issu de la journée de représentation, 27 personnes ont pu voir la pièce.

Le public était composé de connaissances proches étudiant.e.s à Louis Lumière,

amis du monde théâtral ou famille. Ces représentations ayant été, jusqu’au dernier

moment, incertaines et les rassemblements après représentation limités par le con-

texte sanitaire, je n’ai eu que des retours succins d’une majorité du public mais j’ai

pu organiser une dizaine d’entretiens plus détaillés les jours suivants. Plusieurs

points ont émergé de ces discussions.

Page 97: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

97

L’ensemble des personnes interrogées ont remarqué un travail effectué sur

la voix et l’ont perçu comme un enjeu fort de mise en scène.

Six personnes ont évoqué des moments de détachement du texte. Pour l’une

d’entre elle cela a été perçu comme dommageable. Elle eut l’impression de

« perdre vite le fil ». Elle considère qu’elle a été déstabilisée dès le départ par le

traitement de la voix et n’a pas réussi à saisir le discours. Les cinq autres, décrivent

des moments épars de détachement du texte, se laissant guider par des sensations.

Cela n’a pas été perçu comme dérangeant à l’appréciation de l’expérience.

L’ensemble des personnes interrogées ont considéré la pièce comme senso-

rielle. La sensation d’oppression a été mentionnée cinq fois. Deux personnes l’ont

justifié par une proximité dérangeante au personnage. Les autres n’ont pas identifié

de justification.

Huit personnes ont été marquées par des événements spécifiques. Les deux

autres considéraient cela comme une évolution n’ayant pas retenu d’effet particu-

lier.

Trois moments reviennent majoritairement : les 9, 14 et 18 de l’annexe 2.

Deux remarques peuvent se faire : ces trois moments sont à volume élevé et ces

trois moments font intervenir la voix directe non amplifiée du comédien.

Il apparait que les effets les plus retenus sont ceux jouant sur le volume, les répé-

titions et les timbres, plutôt que sur la spatialisation.

Page 98: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

98

Le début a été mentionné deux fois comme déstabilisant, étrange. La voix

bougeant latéralement est perturbante pour un départ, il peut être complexe de ren-

trer dans la pièce.

La coupure des enceintes à la fin a été mentionnée deux fois comme mar-

quante également. L’une des raisons avancées : « le comédien semble d’un coup

s’adresser directement à nous, cela met mal à l’aise ».

La pièce a donc semble-t-il provoqué des sensations. Il est intéressant que

le champs lexical du malaise, de l’oppression revienne régulièrement. L’écoute est

inhabituelle, le rapport de distance au personnage également.

Il est difficile de tirer des conclusions d’efficacité d’effets spécifiques à tra-

vers ces discussions. Nous pouvons retenir que la pièce a été vécue comme senso-

rielle. Également il est pertinent de souligner que le texte a pu ne pas être toujours

compris mais que majoritairement cela n’a pas été considéré comme dérangeant,

la voix prenant sens à une autre dimension à ce moment, un sens apparemment

sensoriel.

3.3.3 Retour d’expérience personnel

C’était pour moi une première expérience de mise en scène théâtrale. Le

premier point qui m’apparait est la difficulté d’opérer à la fois en temps que met-

teur en scène et opérateur son. Ces deux postes demandent deux énergies et dé-

marches tout à fait différentes.

Page 99: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

99

Par ailleurs, il a été intéressant de voir l’évolution entre mes projections, au

moment de l’écriture de ma partition sonore, et leur réalisation. L’interdépendance

des différentes forces en présence (comédien, lumière, son…), entraine une évo-

lution constante des enjeux créatifs. Bien que précisément préparée, la pièce ne

peut s’écrire, réellement, que sur le plateau.

En cela, différents regrets subsistent. Tout d’abord une question de temps.

Je me rends compte a posteriori que cinq jours de résidence n’étaient pas suffisants.

Je trouve les transitions entre différents segments trop marquées et certains outils

utilisés pour le moment trop grossièrement. De plus j’aurais aimé pouvoir me pen-

cher avec plus de précision sur les interactions fines entre jeu, lumière et son. J’au-

rais, également, aimé pouvoir effectuer des tests de matériel dans la salle, en amont

de la résidence. Beaucoup de choix ont été faits dans la précipitation et par défaut :

choix du micro, implantation des enceintes…

Néanmoins, cette expérience était extrêmement enrichissante. De plus, les

différents retours positifs, notamment de specateur.rice.s du monde du théâtre,

m’encouragent à penser qu’une telle mise en scène de la voix peut être intéressante.

3.3.4 Perspectives

A la suite de cette expérience de nombreuses perspectives s’ouvrent.

Tout d’abord d’un point de vue technique. Le choix du dispositif technique

effectué ici, est relativement rudimentaire, au regard des technologies existantes.

Par exemple, une des limites de notre proposition est l’hétérogénéité de perception

Page 100: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

100

de la spatialisation entre les différents spectateur.rice.s. On pourrait imaginer l’uti-

lisation d’un dispositif en WFS résolvant ce problème.

Par ailleurs, le choix a été fait ici de proposer une bande composée de voix

uniquement. Une prolongation éventuellement de ce projet serait d’intégrer une

création sonore non vocale à la mise en scène. De nouvelles questions s’ouvrent.

Comment inscrire la voix dans la ville par exemple. Comment le son de la ville

peut participer au mouvement ? Ou répondre aux questionnements intérieurs ?

Une dernière question peut être celle des multiples personnages. L’écriture

proposée est pensée pour un seul en scène. Quelle mise en scène de la voix spéci-

fique pourrait venir nourrir une scène chorale par exemple ?

Page 101: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

101

Conclusion

A l’issue de ces recherches théoriques et pratiques, quel bilan pouvons-nous

tirer ?

La voix a toujours été un enjeu de mise en scène du théâtre. Elle émergeait

au croisement de techniques acoustiques, de jeu, d’écriture d’un texte… Certaines

grandes questions de sa construction ont traversé les âges. Quelle interaction entre

la voix d’un personnage et le corps d’un.e comédien.ne ? Quels sont les enjeux de

la voix vis-à-vis du texte ? Vis-à-vis de la transmission d’émotions ? Des réponses

tout à fait différentes ont été apportées à ces questions en fonction des périodes.

D’ailleurs, j’ai décidé de me pencher ici sur le théâtre occidental mais des réponses

très singulières et intéressantes ont été proposées à ces questions, entrainant un

dispositif vocal spécifique (Nous pouvons penser au théâtre Nô travaillant, sur une

respiration particulière, et l’utilisation de timbres inhabituels, très élevé ou très

graves, pour caractériser les personnages par exemple20). Car sonorisée ou non, la

voix au théâtre est bien un dispositif composé d’agents multiples dont l’outil de

sonorisation peut faire partie. Se pencher sur cet outil en particulier était intéres-

sant, car relativement récent à l’échelle du théâtre. Ainsi l’utilisation de celui-ci

par les metteur.euse.s en scène de théâtre en est encore à ses balbutiements.

20 PORTE Jacques, TRAN VAN KHÊ, « VOIX, esthétique », Encyclopædia Universalis [en ligne]

Page 102: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

102

Quel que soit l’angle d’attaque de la question de la voix au théâtre, il appa-

rait qu’il n’y pas UNE voix mais DES voix du théâtre. Ainsi, il est compliqué de

tirer une conclusion sur la pertinence généralisée d’un dispositif vocal spécifique,

celui-ci ne pouvant être analysé qu’au regard d’une volonté de mise en scène. J’ai

donc cherché à réfléchir à différentes ouvertures possibles, à travers la manipula-

tion des paramètres de la voix sonorisée, comme une palette de couleur pouvant se

combiner et s’élargir au gré des envies de mise en scène.

A travers la Ronde, j’ai cherché à explorer une petite partie de cette palette

pour construire un discours, un personnage que j’ai écrit. J’ai cherché à construire

ma trame sonore comme la plus porteuse de sens possible. A l’issue des différents

retours, il a été difficile d’évaluer une véritable compréhension sémantique de la

mise en scène de la voix. En revanche les spectateur.rice.s relèvent une expérience

sensorielle. Ils se sont laissés happer par un voyage tortueux parfois douloureux

mais intime.

A titre personnel, ces recherches ont été extrêmement enrichissantes. D’une

part les différentes problématiques soulevées m’ont mené vers des réflexions dé-

passant le cadre de mon mémoire mais relevant de la philosophie, de l’histoire, de

la sociologie, de la dramaturgie. Chacun de ces aspect pourrait donner lieu à un

nouvel angle de lecture passionnant sur ce sujet. D’autre part lorsque j’ai entamé

ce travail, je commençais également ma première création sonore théâtrale pour

une pièce de mon ami Mathias. Ce mémoire m’a énormément inspiré dans mes

Page 103: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

103

réflexions de création pour cette pièce. Cela me donne envie d’approfondir l’en-

semble de ces pistes sur la voix, et plus généralement le son au théâtre dans ma

pratique professionnelle.

La phrase d’une spectatrice à l’issu de la pièce m’a interpellé : « C’est fina-

lement court. J’aimerais pouvoir entrer dans la tête de plusieurs personnages

comme cela. C’est une approche super originale. » L’expérience de création vécue

avec mon équipe associée à ces retours positifs me poussent à vouloir approfondir

cette création. J’envisage de continuer la création de cette Ronde, à travers de nou-

veaux personnages et en explorant l’écriture de nouveaux chemins de pensées so-

nores.

Page 104: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

104

Bibliographie

Ouvrages :

ABITBOL Jean, VALLANCIEN Bernard, « VOIX, physiologie », Encyclopædia

Universalis [en ligne], consulté le 17/06/2020

URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/voix-physiologie/

ARISTIPPE Félix Bernier de Maligny, Théorie de l’art du comédien, A.Leroux,

1826

BECKERS Benoit et BORGIA Nicoletta, Le modèle acoustique du théâtre grec,

Université de Technologie de Compiègne, document en ligne, 2006, consulté le

18/07/2020

URL : http://www.heliodon.net/downloads/Beckers

CHOLLET Jean, Théâtre occidental, Le mélange des genres, Encyclopædia

Universalis [en ligne], consulté le 13/07/2020

URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/theatre-occidental-le-

melange-des-genres/

DESHAYS Daniel, Pour une écriture du son, Klincksieck, 2006

GROS de GASQUET Julia, En disant l’alexandrin : L’acteur tragique et son art,

XVIIe-XXe siècle, Honoré Champion, 2006

Page 105: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

105

HENDRICKX Etienne, PASQUIER Mathieu, KOEHL Vincent et PALACINO Julian,

Effet ventriloque pour les sources sonores variant simultanément en azimut et

élévation, CNSMDP, 2016

LARRUE Jean-Marc (dir), MERVANT-ROUX Madeleine (dir), BOISSON

Bénédicte, SERMON Julie, PELLOIS Anne, DESHAYS Daniel, Le son du théâtre

(XXe-XXIe siècle), CNRS Edition, 2016

LARRUE Jean-Marc (dir), PISANO Giusy (dir), QUEINNEC Jean-Paul (dir),

RYKNER Arnaud, FEASTER Patrick, DE SIMONE Cristina, TOBIN Nancy,

Dispositifs sonores : Corps, Scène et Atmosphères, Les presses de l’université de

Montréal, 2019

LARRUE Jean-Marc (dir), PISANO Giusy (dir), Les archives de la mise en scène :

Hypermédialité du théâtre, Les presses de l’université de Montréal, 2014

LARRUE Jean-Marc (dir), Théâtre et intermédialité, Presse Universitaire du

Septentrion, 2015

LE PORS Sandrine, Le théâtre des voix, Presse Universitaire de Rennes, 2011

MAIER-SCHAEFFER Francine (dir), PAGE Christiane (dir), VAISSIE Cécile

(dir), SILOUHETTE Marielle, La révolution mise en scène, Presses universitaires

de Rennes, 2012

NEVEUX Olivier, Diction théâtrale, Encyclopædia Universalis [en ligne],

consulté le 06/07/2020

Page 106: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

106

URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/diction-theatre/

PIGNARRE Robert, Théâtre occidental - Histoire, Encyclopædia Universalis [en

ligne], consulté le 02/07/2020

URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/theatre-occidental-histoire/

PORTE Jacques, TRAN VAN KHÊ, « VOIX, esthétique », Encyclopædia

Universalis [en ligne], consulté le 04/10/2020.

URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/voix-esthetique/

POUGIN Arthur, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui

s'y rattachent: Poétique, musique, danse, pantomime, décor, costume, machinerie,

acrobatisme, Firmin-Didot et cie, 1885

THIBAUDAT Jean-Pierre, Krystian Lupa, Actes Sud, 2004

WELBY Pauline, Prosodie, Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le

11/07/2020

URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/prosodie/

Page 107: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

107

Mémoires :

GOTTELAND Estelle, Dispositifs sonores immersifs pour le spectacle vivant :

quels modes de jeu pour quels enjeux ? Mémoire ENSATT, 2014

LEMBERT Estelle, Voix seules, solitude des voix, Mémoire ENSATT, 2016

MAFRANT Baptiste, Elaboration d’un logiciel de synthèse de front d’onde,

Mémoire ENS Louis Lumière 2016

Spectacles :

MACAIGNE Vincent, Je suis un pays, représentation du 31 mai au 14 juin 2018,

salle Grand Théâtre de la Coline, Paris.

RAUCK Christophe mise en scène d’après une écriture de Jean-Luc LAGARCE,

Un pays lointain (arrangement), du 25 février au 1er mars, Théâtre 71, Malakoff.

QUESNE Philippe, L’effet de Serge, Menagerie de Verre, 2007

Page 108: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

108

Annexes

Annexe 1

La Ronde

« Comment tu rentres ? » Ça commence toujours ainsi. Je ne

comprends pas la question. Je ne connais plus les réponses. Alors je

marche. Droit devant. Paris est une ville qui a la délicatesse de ne

jamais te demander de direction. Les boulevards qui se succèdent sont

suffisamment longs pour que l'arrivée ne soit jamais une question.

Un fleuve.

Un fleuve ça ne s'arrête pas, ça se jette. Ça disparaît un fleuve. Quand

on pense arriver au bout ça n'existe déjà plus, l'océan l'a déjà avalé.

Rien n'existe face à l'océan.

Un fleuve c'est ça. C'est un truc qui bouge, tout droit, sans se poser de

question. Ça meurt jamais, ça ralentit jamais, ça bifurque pas, ça va

nulle part. C'est ça, ou ça n'existe plus – pas. Ça commence toujours

ainsi.

Je plonge dans un fleuve.

Avant même la première gorgée c'est trop tard. Demain je pourrai dire

que ça a dérapé, que j'ai déconné, que j'ai pas fait gaffe. Demain je

pourrai. Demain je pourrai parler d'hier. Y aura un hier.

Pas un « tout à l'heure »,

pas un « cette nuit ».

Un vrai hier. Celui qui a une fin.

Un dernier temps. Celui qui est mort.

Dormir.

Celui que j'ai le droit d'oublier.

Au moins un temps.

Elle ne me regarde plus.

Page 109: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

109

Celui que j'avais oublié.

Enfin le noir.

Son immense œil s'est fermé.

Celui qui me recouvre d'une nuit sans lune.

Si elle s’éteint je pourrai me réveiller.

Demain je pourrai me réveiller.

Demain je pourrai parler d'hier.

Je pourrai dire que j'ai déconné. Je pourrai mentir. Je ne déconne pas

du tout. Loin de là. Au contraire. Ce que je fais demande un protocole.

Une précision redoutable. De l'expérience aussi. Il y a beaucoup

d'écueils possibles.

Dès la première gorgée, on peut se rater. Le bouchon craque lorsqu'on

le dévisse. On porte le goulot à sa bouche comme un premier baiser.

Presque sensuel. Prendre le temps de voir, de toucher, de sentir son

corps. Nous allons faire de grandes choses ensemble ce soir. C'est la

moindre des politesses. Saluer avant de danser. La première gorgée

doit être la plus précise. Pas trop grande non.

Il commencerait à se débattre.

Ce corps.

Relent mal venu, quinte de toux, jambes flageolantes. Ou pire l'envie

irréversible d'en finir trop vite : le vomi express, la chute précoce. Le

dérapage. C'est bien loin du projet. Le contrôle est de mise.

Pas trop légère non plus, il faut savoir se laisser aller. Cette grande

carcasse est capricieuse, si elle s’impatiente trop elle pourrait décider

de s'arrêter.

Surtout ne pas s'arrêter.

Continuer d'avancer.

À cet instant, ils sont encore trop proches. Ils pourraient presque

parler. Un simple murmure et je me retourne encore.

Continuer d'avancer. Garder les yeux grands ouverts pour ne rien voir.

Lampadaires, phares, néons pleurant leur alimentation sur les

Page 110: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

110

vitrines, phares encore : une fois, deux fois, trois fois, pas de

quatrième juste le rouge, pas encore de vert, lampadaire plus fort. Et

plus longtemps cette fois. Tenir encore. Jusqu'au dernier moment.

Jusqu'au basculement vers le blanc. Se cramer la rétine. Se cramer la

rétine pour cracher des étoiles sur le bitume.

Puis les piétiner.

Minuscule contentement.

Un pas

Puis l'autre

Puis le même

Encore

Ils sont toujours là, derrière moi. Les rires peuvent encore m'attraper.

Continuer d'avancer.

Un pas

Puis l'autre

Puis le même

Encore

Soudain je plante mon regard dans le sien, surface plane, lisse, vide,

vierge.

Un instant seulement. Sa figure disparaît déjà. J'aime ces visages

inconnus qui ne veulent pas regarder. J'aime ces visages où je ne suis

pas là.

Pas encore.

J'aime ces visages qui n'auraient pas dû regarder.

J'aime leur barbe presque mal taillée, leur rouge à lèvre pas encore

écaillé, les cheveux sur leur nuque pas tout à fait trop longs, leur

frange un poil trop courte. J'aime leur chemise un peu trop serrée,

leurs lunettes presque pas de travers,

leur téléphone à peine trop cher,

leur téléphone pour ne pas voir,

Page 111: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

111

pour baisser les yeux,

leur montre trop lourde, tic-tac,

tic,

déjà en retard.

J'aime qu'ils soient à l'heure, qu'ils marchent à droite, qu'ils aient des

Kleenex dans la poche gauche. J'aime qu'ils lisent les infos, pas un

journal, les infos. J'aime qu'ils aient un compte Uber, un compte pro,

un pied à terre, un restau préféré, un parc à côté, une alarme, des

enfants, un divorce, un ostéo, un dossier à rendre, bientôt une

promotion, peut-être un héritage, un nouveau collègue, un after-work,

un coup dans le nez, une soirée foot, un dernier crush, une affaire en

or, envie de partir, envie de plus grand, des bonnes raisons, des

principes.

J'aime leur mépris.

J'aime qu'ils détournent le regard, sentir leur dégoût.

Ça ne leur arrive jamais,

non,

ça ne leur arrivera jamais.

J'aime ces masques inconnus qui ne veulent pas regarder.

J'aime être ce miroir qu'ils n'auraient pas dû regarder.

Plane.

Lisse.

Vide.

Vierge.

J'aime être un miroir, tous les autres m'éblouissent.

Tous les autres te reflètent et me hantent.

(Toi )Lune de midi.

Un à un je les entends se taire.

Avancer devient simple. Boire aussi.

Page 112: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

112

J'en viens à apprécier le breuvage. Cette chaleur. Elle devient douce.

En premier, elle submerge ma bouche. Maintenant je prends mon

temps. Il n'y a plus de risque, ça ne brûle plus. Je profite de cette

chaleur. Maintenant elle a même un goût. Frais. Quelques herbes.

Coriandre, écorces d'orange, baies de genièvre. Une touche

d'angélique. Maintenant elle a un goût. Un goût coûtant très

exactement 15 euros et 10 centimes le litre. Maintenant je m'en rends

compte. Je laisse la chaleur, non pas quitter ma bouche. C'est un flux.

Je laisse cette chaleur s'approcher de mon cœur. Doucement. Elle

continue sa course jusqu'au creux de mon ventre. Plus intense. Je

peux la sentir dans la plante de mes pieds. Jusqu'au bout de mes

doigts serrant le goulot collé à ma bouche. Une boucle. Je marche

droit. C'est un flux en circuit fermé. Rien ne sort. C'est un flux qui

étouffe tous les autres. Tout est calme. Je maîtrise.

Ils se sont arrêtés. Je le sens vous vous êtes arrêtés. Je pourrais vous

voir.

Je ne dis rien.

Le vide des mots n'est plus un problème.

C'est toujours ainsi que ça commence.

Mes mots deviennent trop petits. Je les poussent, je les tords, les étire,

les échange, les bouffe, les écorche...

Alors ils explosent. Disparus. Impossible à retrouver.

Ou bien ils se ferment. Je ne sais pas trop.

Ils se ferment. Hermétiques. Vides. Inutilisables.

C'est toujours ainsi que ça commence.

C'est comme devoir partir en voyage. Il faut imaginer deux pièces.

L'une remplie de valises vides de toutes formes, toutes tailles ; l'autre

débordante d'affaires en tout genre. Aucune valise ne peut s'ouvrir.

Aucune. A quoi bon choisir. Comment choisir, elle serait quoi qu'il en

soit de trop. Alors on tente de partir avec notre bric-à-brac sur le dos.

Un pas et on tombe. On se relève en réfléchissant à quoi laisser.. Et on

ne part jamais.

Page 113: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

113

C'est toujours ainsi que ça commence.

Mort du langage.

J'aimerais alors enlacer.

Étreindre.

Embrasser.

Caresser.

Toucher.

Effleurer.

Regarder.

Partager avec des gestes ce que mes mots ne veulent plus contenir.

Une main agrippe mon épaule doucement.

Faible pression. Chaque phalange s'imprime sur ma peau.

Une main descend mon dos. Forte pression.

Deux corps dans la nuit fusionnent. Inconnus.

Une main explore ma poche. L'autre ouvre ma veste.

Langue inintelligible. Rires étouffés.

Rien qu'une danse. Une danse pour éprouver. Il n'y a rien à dire.

Une danse sans aucun temps. Une danse pour arrêter. Une danse sans

musique, sans bouger. Une danse sans danser.

Je cherche le souffle. Je cherche les yeux. Le visage. Plane, lisse,

vierge, vide.

Une main me repousse,

Une main me menace,

Une main me méprise.

Une bouche crache.

Les poches étaient vides. Il n'y a rien à voler.

Je n'ai plus rien à donner. Rien d'acceptable.

Je ne connais pas le mot.

Page 114: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

114

Je vais le frapper, l'écorcher, l'enterrer.

Je ne peux pas le donner.

Il a pourtant une forme, des contours, un concept. Même des règles.

Une vie propre.

L'amour

L'amour va mourir.

Je vais le tuer.

Je ne sais pas dire ce mot.

Vide

Hermétique.

Je ne peux pas le remplir. Je ne veux pas le remplir.

Il en faut d'autres. Des nouveaux. Des dizaines de mots, des centaines

de mots qui giclent, qui coulent, qui n'existent pas, qui ne veulent rien

dire. Des qui se crient, qui se prononcent pas. Il en faut d'autres. Je

veux en dire d'autres. Des dizaines, des centaines ou aucun.

Je n'ai plus rien à vous donner.

J’entends vos rires. Je veux reconnaître vos voix.

Je sens tous vos regards. Je veux voir vos yeux. Je ne les vois plus.

Je vois les miens encore. Et la lune. Plane, lisse, vierge, vide. Miroir.

Maintenant je peux m'approcher. Je peux tendre l'oreille. Il y a la

chaleur.

Restez.

Je veux prendre aussi. Recevoir. Réapprendre à recevoir pour pouvoir

donner.

Toucher

Je veux vous enlacer.

Je veux vous étreindre.

Je veux vous embrasser.

Je veux vous caresser.

Page 115: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

115

Je veux vous toucher.

Je veux vous effleurer.

Je veux vous regarder.

Tous.

Vous voir. Le visage. Plus de miroir. Plane, lisse, vierge, vide. Je ne

veux plus de mon reflet.

Je frappe. 1 fois, 2 fois, 3 fois,

Encore, je veux vous voir.

Encore. Je veux te voir.

Encore. Je veux voir.

Encore

Encore

Encore

Encore

Arracher ce masque.

Exploser ce reflet.

Éteindre, atomiser cette lune.

Tout éteindre pour murmurer dans le noir.

Se dissoudre en aimant.

Me noyer finalement.

J'y suis presque. Frapper jusqu'à disparaître.

Encore.

Je tombe.

Je suis arrivé.

Ce n'est plus plane, lisse, vierge, vide.

De longues fissures. Je ne vous vois pas.

Je ne vous entends plus du tout. Je n'entends plus rien.

Ça me brûle. Mon visage est laid. Déformé. Balafré.

Page 116: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

116

Mon reflet n'a pas disparu. Il dégueule.

Je dégueule.

Je suis arrivé.

Ça commence toujours ainsi.

Page 117: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

117

Annexe 2

Partition de mise en scène vocale

1 - Panoramique latéral

Le personnage entre à jardin et marche circulairement, lentement, sur l’ensemble

de la scène. Mathias ne projette pas sa voix. Sa voix fortement amplifiée précède

son mouvement : elle se déplace vers la gauche quand le personnage va vers la

droite et vice versa. Ce mouvement se limite aux enceintes frontales gauche et

droite. On cherche un début instable en mouvement. Il est important qu’on sente

immédiatement un décalage entre la voix et le corps, pour placer la.e

spectateur.ice dans une écoute inhabituelle.

« Comment tu rentres ? » Ça commence toujours ainsi. […] Ça meurt jamais, ça

ralentit jamais, ça bifurque pas, ça va nulle part. C'est ça, ou ça n'existe plus – pas.

Ça commence toujours ainsi.

2 - Stable au centre

La voix n’est toujours pas projetée. La voix est amplifiée au même niveau mais au

centre, frontale. Le personnage se projette, affirme une première fois avant de

boire. La voix se stabilise, comme suivant une direction facile, évidente en con-

traste avec l’ouverture de la pièce.

Je plonge dans un fleuve.

[…]

Un dernier temps. Celui qui est mort.

Page 118: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

118

3 - Direct centre, off arrière et réverbération

Des pensées obsessionnelles viennent s’insinuer et perturber son fil de réflexion (à

droite et en italique dans le texte). Celles-ci sont off et provenant des arrières,

réverbérées (réverbération à temps long), comme émergeant d’endroits cachés,

enfouis. Le personnage ne veut pas y prêter attention. En parallèle, son

raisonnement se poursuit (à gauche dans le texte), toujours frontal et au centre. Le

rythme de celui-ci se ralentit, perturbé. Deux facettes et discours du personnage se

superposent. J’aimerais pour le public que l’un paraisse mystérieux et enveloppant

(le off) à la limite de l’intelligible, quand l’autre reste dans la continuité de la parole

précédente mais commence à se fragiliser. J’imagine mon personnage comme

fuyant ces pensées.

Dormir.

Celui que j'ai le droit d'oublier.

Au moins un temps.

Elle ne me regarde plus.

[…]

Demain je pourrai me réveiller.

4 - Voix comédien fort, voix amplifiée très mouvante autour du public

(quadriphonie)

Le personnage commence à mettre en scène son ivresse. Le comédien est très

mobile sur scène. Il tente de reprendre un contrôle artificiel sur son flux de pensées,

un temps perturbé. La voix du comédien est portée, le public doit pouvoir

Page 119: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

119

l’entendre en direct. Par ailleurs, sa voix amplifiée de déplace brusquement et de

manière désordonnée, tout autour du public, en quadriphonie. En fonction des

déplacements de cette voix amplifiée, la sensation de fusion, ou au contraire de

dissociation totale, entre voix directe et amplifiée évolue chaotiquement. Je

cherche une dissonance entre la démarche assurée et protocolaire du personnage

et une sensation de désordre auditif.

Demain je pourrai parler d'hier.

Je pourrai dire que j'ai déconné. Je pourrai mentir. Je ne déconne pas du tout. Loin

de là. […] Cette grande carcasse est capricieuse, si elle s’impatiente trop elle

pourrait décider de s'arrêter.

Surtout ne pas s'arrêter. Continuer d'avancer.

5 - Voix off arrière, réverbération

Cette tentative de contrôle apparaît comme vaine, les obsessions refont surface.

Ces phrases en italique sont traitées comme les précédentes à l’arrière, en off et

réverbérées.

À cet instant, ils sont encore trop proches. Ils pourraient presque parler. Un simple

murmure et je me retourne encore.

Page 120: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

120

6 - Voix au centre, rapport voix direct voix amplifiée s’équilibre au fur et à

mesure.

J’imagine une nouvelle recherche de contrôle de la part de mon personnage pas-

sant ici, par une concentration sur ce qu’il voit. Le plus simple et sensoriel pos-

sible. Il se laisse guider par différentes lumières sur son chemin (phares, réver-

bères, ect.). La voix directe est faible au départ. La voix amplifiée est au centre,

forte. Le comédien avance du lointain vers l’avant-scène, sa voix est de plus en

plus portée. On finit par entendre la voix amplifiée et non amplifiée. La parole de

plus en plus instable, fragile.

Continuer d'avancer. Garder les yeux grands ouverts pour ne rien voir. […]

Se cramer la rétine pour cracher des étoiles sur le bitume.

Puis les piétiner. Minuscule contentement.

7 - Boucle et delay

Ici un jeu temporel s’opère. Le personnage se concentre sur son action de marche,

de mouvement. Une ellipse s’opère à travers la répétition de ce mouvement. La

voix amplifiée reste au centre. Celle-ci est ensuite répétée dans les enceintes fron-

tales gauche et droite puis dans les arrières, avec un intervalle de 6 secondes. Ces

répétitions viennent se superposer. Au fur et à mesure, les répétitions dans les ar-

rières, se bouclent elles même et s’autoalimentent. Simultanément, nous coupons

le direct amplifié au centre, et ainsi un lien audiovisuel entre le corps sur scène et

l’enchevêtrement de voix se met en place. Au milieu de ces boucles hypnotiques,

Page 121: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

121

un off (en italique) émerge à peine, comme étouffé par le systématisme du mou-

vement.

Un pas

Puis l'autre

Puis le même

Encore

Ils sont toujours là, derrière moi. Les rires peuvent encore m'attraper.

Continuer d'avancer.

Un pas

Puis l'autre

Puis le même

Encore

8 - Augmentation du volume et multiplication des sources

Le soudain interrompt la boucle et la marche. Le personnage croise le regard d’un

passant pour la première fois. Ivre, une colère monte vis-à-vis de ce regard. La

voix commence au centre, au fur et à mesure le volume de cette voix amplifiée

augmente. Progressivement, la voix amplifiée est diffusée également sur les en-

ceintes droite/gauche frontales et arrières, augmentant le volume global et multi-

plie la localisation des sources, englobant le public. Le comédien regarde pour la

première fois différentes personnes dans le public.

Soudain je plante mon regard dans le sien, surface plane, lisse, vide, vierge.

Un instant seulement. Sa figure disparaît déjà. J'aime ces visages inconnus qui ne

veulent pas regarder. J'aime ces visages où je ne suis pas là. […]

leur montre trop lourde, tic-tac,

tic,

déjà en retard.

Page 122: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

122

9 - Off en quadriphonie et direct non amplifié

Le comédien s’avance alors hors de scène, s’approchant du public, brisant ainsi la

séparation espace scène/espace public. La suite de son discours accusateur est dif-

fusée en off en quadriphonie. Le comédien, non amplifié, répète quelques phrases

durant ce passage s’adressant directement à différentes personnes dans le public.

La cohabitation de ces deux paroles, indépendamment de l’adresse agressive iné-

dite au public, révèle chez le personnage une réflexion générale et habituelle vis-

à-vis de sa perception de l’autre et l’incarnation de celle-ci dans l’observation de

quelques individus spécifiques. C’est une colère sourde qu’il fantasme d’exprimer.

J'aime qu'ils soient à l'heure, qu'ils marchent à droite, qu'ils aient des Kleenex

dans la poche gauche. […] envie de partir, envie de plus grand, des bonnes raisons,

des principes.

10 - De dos au centre

Le personnage se retourne. Sa voix est très ténue. Elle est amplifiée au centre. Le

public ne peut voir sa bouche au départ. Après ce long passage off, une ambiguïté

demeure sur le direct ou non de ce passage. A la colère succède la tristesse avec

pudeur. Il se retourne pour « lune de midi » comme une acceptation mélancolique

de cette tristesse. Il montre sa parole.

J'aime leur mépris.

[…]

Tous les autres te reflètent et me hantent. (Toi) Lune de midi.

Page 123: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

123

11 - En direct à l’arrière

Pour la première fois, ces paroles en italique sont en direct. Elles gardent leur spa-

tialisation à l’arrière. Le personnage les intègre tout à fait pour la première fois.

Un à un je les entends se taire.

12 - Voix comédien faible, voix amplifiée mouvante mais lente (quadripho-

nie)

Il y a ici un retour de la conscientisation de l’ivresse. Au contraire de la première

fois, celle-ci n’est pas mise en scène mais sensorielle. La voix amplifiée bouge de

la même manière autour du public en quadriphonie. Mais cette fois, elle est plus

lente, elle suit le rythme de la parole. De plus, le rapport entre direct du comédien

et voix amplifiée est différent, on ne perçoit pas la voix directe du comédien. On

cherche à rendre l’expérience sensorielle de l’ivresse consciente.

Avancer devient simple. Boire aussi.

[…] Tout est calme. Je maîtrise.

13 - Interaction entre off et in

Au cœur de cette ivresse, pour la première fois le personnage répond à la voix off

(Simplement : « Ils se sont arrêtés ») qui se rapproche frontalement. Les deux der-

nières phrases sont dites sur le même ton, au centre par le comédien. Différents

événements psychiques se réunissent. Par l’ivresse la pensée se focalise.

Ils se sont arrêtés. Je le sens vous vous êtes arrêtés. Je pourrais vous voir.

14 - Boucle, distorsion, inintelligibilité

Page 124: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

124

Le personnage s’abandonne dans son ivresse à des réflexions qu’il n’osait pas ap-

procher avant. Le mouvement se calme. La voix directe amplifiée est forte, au

centre. En abordant la problématique du langage, il s’enfonce dans une probléma-

tique douloureuse. Les mots qu’il pose sur cette problématique viennent l’envahir

de manière insupportable, ils se répètent (delay avec feedback), déformés et agres-

sifs (distorsion et filtrage), à travers les enceintes gauche/droite frontales et ar-

rières. Ils prennent de plus en plus de place, jusqu’à passer au-dessus du son direct

amplifié qui finit par se couper à « c’est comme partir en voyage ». Alors le per-

sonnage à travers le comédien non amplifié, se débat en essayant de parler de plus

en plus fort, vainement, ne faisant qu’augmenter le volume de la cacophonie le

couvrant. Jusqu’à : « mort du langage » hurlé, et non amplifié venant interrompre

la situation.

Je ne dis rien. Le vide des mots n'est plus un problème.

[…] C’est comme devoir partir en voyage. Il faut imaginer deux pièces.

[…] C'est toujours ainsi que ça commence. Mort du langage.

15 - Intimité, murmure amplifié au centre

Après l’impasse des mots, le personnage murmure, une succession de gestes in-

times et sensoriels. La voix, murmurée et haletante, est amplifiée fortement au

centre.

J'aimerais alors enlacer. […]

Regarder.

Page 125: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

125

16 - Tentative de toucher, décalage

Le personnage croise quelqu’un avec lequel il essaye d’interagir physiquement, ce

dernier tente de lui faire les poches vides et se désintéresse. Il se trouve en décalage

entre ses envies fantasmées et la réalité. Il décrit son fantasme. Nous appliquons

un délai sec à sa voix amplifiée au centre. On cherche une sensation de retard de

dédoublement. Peu à peu seule la voix retardée est amplifiée, on entre dans son

fantasme. La voix directe revient au début de la danse pour révéler le décalage

avec la réalité. Il est repoussé et finalement seul.

Partager avec des gestes ce que mes mots ne veulent plus contenir.

[…]

Je cherche le souffle. Je cherche les yeux. Le visage. Plane, lisse, vierge, vide.

3

17 - Réalisme brutal

Cette solitude se révèle à lui brutalement, en off au centre comme un couperet. Le

comédien est statique, au centre, il regarde le public.

Une main me repousse,

Une main me menace,

Une main me méprise.

Une bouche crache.

18 - Parole débordante, effrayante, déformation de la voix

Jusqu’à la fin, la voix reste au centre. Le comédien reste fixe. Il regarde le public.

Le personnage aimerait communiquer et cherche à s’expliquer. La voix est de

Page 126: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

126

plus en plus portée, au fur et à mesure sa voix amplifiée se transforme : le timbre

est déformé très grave (effet de pitch et de synthèse granulaire). On entend simul-

tanément la voix directe du comédien et ce double déformé. L’explication est dif-

forme, dure à comprendre voire effrayante et violente.

Les poches étaient vides. Il n'y a rien à voler.

[…]

Il en faut d'autres. Je veux en dire d'autres. Des dizaines, des centaines ou aucun.

19 - Demande et mise en espace

Le personnage s’effondre et tente d’appeler à l’aide. Sa voix n’est plus amplifiée.

Simplement nous la faisons passer dans une réverbération longue diffusée en qua-

driphonie. Le personnage tente de parler réellement, d’un nouvel espace, immense

par rapport à la salle.

Je n'ai plus rien à vous donner.

[…]

J'y suis presque. Frapper jusqu'à disparaître.

Encore.

20 - Voix nue

Le personnage arrive chez lui. Epuisé, ivre et sans réponse. Le comédien

s’adresse sans sonorisation au public. Ce sont ses seules paroles véritablement

adressées. J’imagine le reste comme jamais prononcé mais entendu malgré lui.

C’est un constat lucide et amer qu’il partage avec les spectateur.ice.s.

Page 127: LA MISE EN SCENE DE LA VOIX AU THEATRE

127

Je tombe. Je suis arrivé.

[…]

Ça commence toujours ainsi.