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La médecine coloniale, ou la tradition exogène de la médecine moderne dans le Tiers Monde Monique Van Dormael Studies in Health Services Organisation & Policy, 1, 1997

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La médecine coloniale,ou la tradition exogènede la médecine modernedans le Tiers Monde

Monique Van Dormael

Studies in Health Services Organisation & Policy, 1, 1997

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Studies in Health Services Organisation & Policy, 1, 1997Series editors: W. Van Lerberghe, G. Kegels, V. De Brouwere

©ITGPress, Nationalestraat 155, B2000 Antwerp, Belgium. E-mail :[email protected]

M. Van DormaelLa médecine coloniale,

ou la tradition exogène de la médecine moderne dans le Tiers MondeD/1997/0450/1

ISBN 90-76070-01-6ISSN 1370-6462

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Introduction

La médecine moderne dans leTiers Monde est a priori la mêmeque celle pratiquée en Occident.L’approche historique met cepen-dant en évidence une différence detaille: alors que dans les sociétésoccidentales, la médecine a été gé-nérée par des transformations so-ciales qui l’ont précédée, la méde-cine moderne dans le Tiers Mondea été amenée de l'extérieur et gref-fée dans des sociétés fondées surun tout autre imaginaire.

En effet, la médecine moderne aémergé au XIXième siècle dans lespays occidentaux comme une éma-nation de la société. Les mouve-ments de pensée en médecine ysont inséparables des mouvementsde pensée dans la société globale -non seulement parmi l'élite ou lesintellectuels mais aussi dans de lar-ges couches de la populationappartenant ou se référant à laculture de classes moyennes enexpansion (Léonard 1981; Webster1993). Les professions de santémodernes y sont des réin-terprétations de formes tradition-nelles de soins aux malades, et c'estl'existence séculaire d'hospices

caritatifs qui a fourni matière àréinterprétation des hôpitaux com-me lieux de recherche puis desoins. Emanation de la société, lamédecine moderne des pays oc-cidentaux a été très peu planifiéeavant la seconde guerre mondiale,mais s'est plutôt construite petit àpetit - l'Etat n'intervenant que trèstardivement pour réguler lesinstitutions existantes.

Dans les sociétés du Tiers Monde,par contre, la médecine modernen’est pas une émanation de la so-ciété, elle est essentiellement exo-gène. La médecine moderne, com-me savoir et comme pratique, a étéen effet introduite de l'extérieurdans les sociétés de tradition non-occidentale, d'abord dans le cadrede conquêtes coloniales, puis dansle cadre de politiques de santéplanifiées menées par l'Etatcolonial. La “tradition” de lamédecine moderne dans le Tiers-Monde est en quelque sorteenracinée dans la médecine colo-niale. Voilà au moins cent ans quela médecine moderne y a étéintroduite. Des représentations sesont forgées dans la société à pro-pos de cette médecine coloniale etse sont transmises d'une générationà l'autre. Des institutions, desmodèles d'organisation ont été

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créés dont l'existence est devenueincontournable pour penser toutetransformation des systèmes desanté. La médecine coloniale a mo-difié tant les pratiques des popula-tions que les médecines autochto-nes elles-mêmes qui s'y sont adap-tées. Si la tradition est constituéed'éléments du passé qui restent dis-ponibles pour des réinterprétationsfutures, la médecine coloniale estentrée dans la tradition - traditionexogène certes, mais dans laquelleest ancrée la médecine modernecontemporaine.

L’histoire de la médecine occiden-tale "outre-mer" est encore malconnue. Elle a longtemps constituéun domaine inexploré par les histo-riens - si ce n'est en termes de lamarche triomphale de la médecinecontre les pathologies tropicales1.Depuis une quinzaine d'années, lestravaux sur l'histoire de lamédecine moderne dans le Tiers

1 Elle rejoint en cela l'histoire de lamédecine en général - qui ne s'est in-téressée que depuis une trentaine d'an-nées aux interactions médecine - soci-été - ainsi que l'histoire des sociétéscoloniales, quasi inexistante avant lesindépendances si ce n'est sous la formed'apologie de l'oeuvre civilisatrice de lacolonisation.

Monde se multiplient (McLeod &Lewis 1988; Arnold 1988;Janssens, Kivits & Vuylsteke1993), sans que l'on ne disposepour autant de vue d'ensemble surle sujet. Basée sur des sourcessecondaires éparses, la recon-struction qui en est proposée ici estinévitablement fragmentaire, maispermet néanmoins de rendreintelligible dans ses grandes lignescomment le caractère exogène dela médecine moderne dans le TiersMonde en a façonné les pratiqueset les institutions et continue d’yinfluencer le fonctionnement dessystèmes de soins de santé moder-nes dans le Tiers Monde.

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La diversité deshistoirescoloniales

Ce travail ne porte pas sur unesociété particulière mais traite de lamédecine moderne dans le TiersMonde en général, s'exposant ainsiau risque de généralisations inap-propriées. Eriger le "Tiers Monde"en une catégorie homogène pèchepar simplification grossière. Uneraison qui permet de regroupernéanmoins dans une même caté-gorie des régions aussi diverses quel'Asie du Sud-Est, le Maghreb oul'Afrique subsaharienne est lecaractère étranger, exogène qu'y ala médecine moderne. C'estd'ailleurs pour la même raison quel'on peut considérer de manièrequelque peu distincte l'AmériqueLatine, dont l'histoire des rapportsavec la médecine moderne estspécifique. Le rappel de quelqueséléments d'histoire coloniale estdestiné à mieux situer les rapportsde l'Occident avec différentesparties du monde au moment dudéveloppement de la médecinemoderne aux XIXième et XXièmesiècles.

D'importants empires coloniaux sesont constitués entre le XVIème etle XVIIIème siècles - l'Espagne etle Portugal étant les premiers à semanifester comme puissances colo-niales en occupant une grande par-tie de l'Amérique Centrale et duSud. Vers la moitié du XVIIèmesiècle, l'empire colonial britanniqueen est encore à ses balbultiements,avec l'occupation de positions enInde. Mais l'expansion coloniale sepoursuit et les puissances europé-ennes tentent de concrétiser leursintérêts territoriaux et commer-ciaux, notamment en Asie et surles côtes africaines. Cette "premiè-re colonisation" - le cas particulierde l'Amérique mis à part - consisteessentiellement dans la gestion deséchanges commerciaux, dont latraite des esclaves africains repré-sente un des maillons.

Au début du XIXème siècle, lesrapports des puissances coloni-satrices avec leurs colonies chan-gent. Les échanges commerciauxne suffisent plus. Les industries desmétropoles - en particulier enGrande-Bretagne - réclament denouveaux marchés et des matièrespremières. La présence descolonisateurs s'intensifie au coursdu XIXème siècle pour réorienterles activités économiques des

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territoires déjà colonisés (notam-ment à travers les plantations) etl'Europe part à la conquête de nou-velles terres inexplorées - l'Afrique- qui s'annoncent comme de fabu-leux réservoirs de richesses. La co-lonisation s'avère en outre être unmoyen de réduire la pression so-ciale de couches de population ré-duites à la misère en favorisantl'émigration de colons - surtout deGrande-Bretagne mais aussi deFrance. Si le début de la présenceoccidentale varie selon les conti-nents et sous-continents, ce qu'onappelle la "seconde colonisation"est bien un phénomène de laseconde moitié du XIXième sièclequi atteindra son apogée entre1870 et 1914.

L'Afrique du Nord, géographique-ment proche, entretenait des rap-ports très anciens avec l'Europe. Lechangement de cap dans les rap-ports s'est manifesté par la coloni-sation française de l'Algérie dès1830. Par contre l'Afrique sub-saharienne a constitué un enjeuterritorial pour les puissanceseuropéennes bien plus tard que lesAmériques et l'Asie. Au début duXIXième siècle elle est connue desEuropéens par ses côtes, maisl'intérieur du continent restelargement "inexploré". Elle est

réputée dangereuse - "the whiteman's grave" - mais riche en matiè-res premières et deviendra l'enjeud'âpres rivalités entre puissancescoloniales qui se solderont, après laconférence de Berlin en 1885, parle partage sur papier de l'Afrique,puis par la conquête militaire,entre 1885 et 1902, des territoiresainsi négociés entre Européens2.

En Asie, des comptoirs commer-ciaux sont établis de longue date.Les Britanniques s'implantent enInde dès la moitié du XVIIIièmesiècle à travers la East IndiaCompany et y étendent progres-sivement leur contrôle du territoireaussi bien que leur influencecommerciale. En dehors du casparticulier de l'Inde où on note uneprésence militaire plus précoce, lesrelations entre l'Europe etl'Extrême-Orient restent essen-tiellement commerciales jusqu'à lafin du XVIIIième siècle. Ici aussi laprésence européenne se transformeen colonisation au cours duXIXième siècle, et au début duXXième siècle la plus grande partiedu territoire - avec les exceptionsnotoires de la Chine, du Japon etdu Siam - relève de l'admi-

2 Seuls le Liberia et l'Ethiopie ne ser-ont pas colonisés.

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nistration de la Grande Bretagne,de la France, des Pays Bas ou duPortugal.

En Amérique Latine, la présenceeuropéenne est acquise depuislongtemps et des créoles - desblancs de souche latine nés aucolonies - occupent les positionsdominantes. Ce sont eux quianimeront les mouvements delibération nationale au début duXIXième siècle. La décolonisationde l'Amérique Latine s'esteffectuée avant la colonisation del'Asie et de l'Afrique, mais l'in-fluence de la sphère culturelleeuropéenne au XIXième siècle y aété beaucoup plus forte qu'en Asieet en Afrique. Les indépendancesont en effet entériné de manièredurable le pouvoir des descendantseuropéens, dégagés de la tutellepolitique du Vieux Continent. Cesont eux qui gouvernentdésormais, tant dans les zones àforte densité de peuplement indien- les pays andins et l'AmériqueCentrale - que dans les zones àfaible population autochtonecomme l'Argentine ou le Brésil.Des contacts étroits, tant sur leplan économique et commercialque sur le plan culturel, ont étémaintenus avec l'Europe par lesélites latino-américaines au cours

du XIXième siècle, l'influence desEtats Unis d'Amérique devenantprépondérante dans le courant duXXième siècle.

La médecinecoloniale au tempsdes conquêtes

Il est habituellement convenude distinguer deux phases dans lapériode coloniale: une premièrephase d'expansion coloniale, quis'achève avec la première guerremondiale et la stabilisation desfrontières coloniales; une secondephase de consolidation, marquéepar l'intention déclarée de l'Occi-dent d'apporter la civilisation auxpopulations colonisées. Ce n'estque durant la seconde période queles services médicaux à l'intentiondes populations autochtones vontprendre de l'ampleur.

Jusqu'au début du XXième siècle,les conquêtes coloniales se pour-suivent, rencontrant des résistan-ces souvent durement réprimées.Colonisation et présence militairevont de pair, et l'armée jouera unrôle prédominant - surtout dans les

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colonies françaises et allemandes -dans la mise en place de servicesmédicaux. Durant cette périoded'expansion, l'enjeu est double: ils'agit d'abord de chercher àprotéger et de rassurer lesEuropéens en luttant contre lapropagation des maladies et en leuroffrant si possible les rares soinsefficaces alors disponibles; il s'agitensuite de veiller à ce que la maind'oeuvre nécessaire aux travauxdes mines, des plantations ou àl'acheminement des matièrespremières vers les ports ne soientpas décimée par les maladies. Lespouvoirs coloniaux sont conscientsde la dégradation de l'état de santédes populations autochtones etl'attribuent aux mouvements depopulation occasionnés par la"mise en valeur" des colonies,mouvements qui provoquent lapropagation d'épidémies dans derégions antérieurement préservées.Cette interprétation est parfaite-ment conforme à la penséemédicale de l'époque, c'est-à-direune pensée étiologiquemonocausale mettant en cause le"microbe", et est d'ailleurs partiel-lement adéquate en ce qui concer-ne certaines populations isolées quin'avaient effectivement jusque làpas eu de contacts avec le reste dumonde. Mais pour la plupart des

populations colonisées, cette expli-cation est actuellement contestée:ce n'est pas la propagation d'agentscausaux particulièrement virulentsqui explique la dégradation del'état de santé des populationscolonisées au début du XXième siè-cle, mais avant tout la déstructura-tion socio-culturelle et ladiminution de la résistance despopulations à la maladie suite autravail forcé et ses effets de réduc-tion de la production agricole, defamines et d'épuisement (McLeod1988; Lyons 1992).

La naissance de lamédecine tropicale

La "médecine tropicale" émer-ge aux alentours de 1900. Ellerépond aux attentes des coloni-sateurs, soucieux de juguler lesdangers des tropiques. La LiverpoolSchool of Tropical Medicine et laLondon School of TropicalMedicine sont fondées respective-ment en 1898 et 1899, grâce au fi-nancement de compagnies com-merciales et du Colonial Office, pré-occupés par la menace pour l'ex-pansion commerciale et colonialeque constituent, surtout enAfrique, des pathologies mortelles,tantôt inconnues - la maladie du

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sommeil - tantôt peu présentes enEurope - la malaria. En Allemagneet en Belgique - deux pays dont lesambitions coloniales sont aussiprioritairement africaines - desInstituts de Médecine Tropicalesont établis respectivement àHambourg en 1901 et à Bruxellesen 19063. Car c'est surtout l'Afri-que qui est réputée dangereuse, etles taux élevés de mortalité desEuropéens contrarient l'expansioncoloniale4.

Mais ces attentes rencontrent aussil'intérêt scientifique des cher-cheurs: les toutes récentes décou-vertes pasteuriennes semblentmettre à portée de la main lavictoire sur des maladies qui ter-rifient les voyageurs depuis quatresiècles. La séquence habituelle dela recherche pasteurienne consisteà rassembler des observations deterrain (les premiers dépistages demasse seront effectués par deséquipes de chercheurs), à identifier

3 L'Institut de Médecine Tropicale bel-ge sera transféré en 1931 à Anvers.4 Le taux de mortalité des troupes bri-tanniques en Afrique de l'Ouest auXVIIIième siècle est estimé entre 483et 668 pour mille, contre 30 à 75 enInde et 15 dans la métropole (Webster1993 p.34).

l'agent causal de la maladie (entre1880 et 1918, on identifieranotamment l'agent causal de lamalaria, du choléra, de la brucel-lose, de la trypanosomiase, de lapeste, de la leishmaniose), à identi-fier le mode de transmission, puis àtenter de mettre au point un trai-tement et/ou un vaccin. Ces tra-vaux sont le fait de chercheurs eu-ropéens mais aussi latino-améri-cains5. Des centres de recherchesont créés en Afrique et en Asie.La France se dote d'un réseau decentres de recherche - les InstitutsPasteur6 -, la Grande-Bretagnefonde également des instituts derecherche - dont le Central Re-search Institute en Inde en 1907 -et les Etats Unis s'implantent à

5 L'Amérique Latine du XIXième siècleest fortement influencée par l'école demédecine parisienne, puis par les dé-couvertes bactériologiques. Chagasdonnera son nom à la maladie de Cha-gas à la fin du XIXième siècle; CarlosFinley, un Cubain, identifie lesmécanismes de transmission de lafièvre jaune au début du XXièmesiècle.6 La France crée ainsi des Instituts Pas-teur à Saigon (1891), Constantinople(1892), Tunis (1893), Alger (1894),Nha Trang (1895), Tanger (1914),Hanoi (1922), Tananarive et Dakar(1927).

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travers des centres de recherche defondations privées, notamment laRockefeller Foundation7.

Au départ cette recherche médi-cale répond essentiellement à desdemandes militaires et écono-miques, comme en atteste l'impor-tance accordée aux recherchesvétérinaires: la trypanosomiase ani-male, par exemple, était unproblème essentiel à cause de laforte mortalité des bêtes de sommedans les transports commerciaux.Ce n'est qu'à partir de l'entre-deux-guerres que la ”médecine tropicale”apportera des bénéfices auxpopulations des colonies, quideviendront de plus en plussubstantiels après la seconde guerremondiale.

7 Les Etats-Unis ne sont pas une puis-sance coloniale, mais leur influence estloin d'être négligeable. Leurs pro-grammes médicaux sont soutendus pardes soucis d'expansion commerciale etculturelle autant qu'humanitaires,comme en témoigne le titre d'un ou-vrage: Ambassadors in White: TheStory of American Tropical Medicine(Wilson 1942).

Les services médicaux autemps des conquêtes

Les services médicaux des dé-buts de la colonisation restent à lafois limités et marqués par une trèsnette division sociale:

D’une part il y a des services cura-tifs destinés aux Européens et leurpersonnel: les autorités colonialescréent dans les villes des hôpitauxpour les militaires, colons, mar-chands et cadres Européens - ainsique pour le personnel indigène em-ployé par l'armée et l'administra-tion. Assez rapidement lesentreprises et plantations créentégalement des dispensaires poursoigner leur personnel indigène.

D’autre part il y a des mesuresd'hygiène et de prévention menéedans la population autochtone: as-sainissement des villes, ségrégationrésidentielle entre coloniaux etpopulation locale8, tentatives de

8 La construction de quartiers résiden-tiels distincts pour les colons, oucomme en Inde de baraquements mili-taires distincts pour soldats britan-niques et indiens, est généralisée versla fin du XIXème siècle et correspondexplicitement à une mesure adminis-trative de protection sanitaire des Eu-

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vaccination antivariolique (en Indeet en Algérie par exemple dès lapremière moitié du XIXièmesiècle), cordons sanitaires, dépis-tage-traitement de masse de mala-dies spécifiques... Il s'agit, en cesdébuts de la colonisation, au moinsautant de protéger les Européenscontre les maladies transmissiblesque de protéger les autochtoneseux-mêmes.

Il y a eu des exceptions et locale-ment des services curatifs ont étéofferts très tôt aux populations. EnAlgérie, par exemple, les hôpitauxcivils construits dans les années1830 étaient destinés aux colonsfrançais mais furent ouverts (lors-qu'ils n'étaient pas submergés d'Eu-ropéens...) aux populations locales,et en 1835, il y eut une brève expé-rience de service médical itinérantcréé pour soigner les populationsarabes, y compris dans les territoi-res non encore contrôlés: il s'agis-sait de devancer l'armée pour mon-trer aux populations les bienfaits dela civilisation à travers la médecine(Marcovich 1988). En Inde, quel-ques hôpitaux et dispensaires cari-tatifs ont été créés à l'intention despopulations locales au XIXième

ropéens.

siècle (Webster 1993 p59). Maisces expériences limitées datentd'avant l'ère bactériologique, qui vaconsidérablement influencer lapensée médicale et réorienter lesstratégies de lutte contre lamaladie. L'organisation de soinscuratifs pour les populationsautochtones - par ailleurs nondemandeuses et plutôt méfiantessinon franchement hostiles -restera très limitée jusqu'à lapremière guerre mondiale, qui cor-respond aussi à la fin de la périoded'expansion et à la stabilisation desfrontières coloniales.

En Afrique et en Asie, la médecineoccidentale du début du XXièmesiècle reste faiblement développée,se limitant à un petit secteurcuratif réservé aux Occidentaux età leur personnel et des mesured'hygiène et de prévention, ainsique des premières grandescampagnes de masse (en particulierla lutte contre la trypanosomiase)visant les populations autochtones.En Amérique Latine, où lamédecine de tradition occidentaleest présente depuis l'occupationespagnole et portugaise, et où lesélites font une référence constanteà la science et la cultureeuropéenne, les services de santélatino-américains ressemblent

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pourtant peu à ceux des sociétéseuropéennes. En effet on ne trouvepas dans la société latino-américaine de la fin du XIXième,début du XXième siècle des classesmoyennes en expansion four-nissant, comme en Europe, à la foisun nombre croissant de médecinset une clientèle payante à lamédecine.

Les services médicaux latino-américains du début du XXièmesiècle sont principalement urbains;la pratique privée sur le modèle"libéral" se limite à la hautebourgeoisie; faute de classesmoyennes, le modèle européen demédecine de famille n'a pas ma-tière à se développer; les hôpitauxurbains soignent les couchespauvres de la population créoleainsi que la main d'oeuvre indienneoccupée dans les mines et planta-tions. L'OPS - l'Organisation Pana-méricaine de la Santé - est fondéeau début du siècle à des fins decontrôle portuaire des épidémies,susceptibles de porter atteinte auxintérêts commerciaux. Mais lesgrandes campagnes d'hygiène, dedépistage de masse ou d'éradi-cation de certains maladies auniveau des populations rurales nese développeront qu'après la secon-de guerre mondiale. Mutatis

mutandis, la bourgeoisie de soucheeuropéenne est dans un rapport àla médecine occidentale et sesinstitutions très semblable à celuides colons en Afrique et en Asietandis que le rapport à la médecineoccidentale des populations indien-nes, et dans une certaine mesuredes populations créoles pauvres9,est comparable à celui despopulations africaines et asiatiquesautochtones.

Les colonies, terred'élection de la penséebactériologique

On peut diviser l'histoire de lamédecine coloniale - et tout partic-ulièrement la médecine colonialefrançaise - en deux périodes: unepériode pré-Pasteur (correspondantà la colonisation de l'Algérie) etune période post-Pasteur (corres-

9 La médecine occidentale s'est ex-portée en Amérique Latine avec satradition savante dont est issue lamédecine moderne, mais aussi avec sestraditions populaires, herbalistes etmagiques, qui, mêlées aux traditionsindiennes, constitueront longtempsune source importante de soins dansles populations créoles pauvres.

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pondant à la colonisation del'Indochine et de l'Afrique del'Ouest) (Marcovich 1988). L'in-fluence des conceptions pasteur-iennes s'est étendue à la médecinecoloniale dans son ensemble mais aété en effet particulièrement mar-quée dans les territoires sous con-trôle français. Dans la métropolefrançaise, la médecine militaireétait montée aux premiers rangs del'hygiène pasteurienne (Léonard1981). Or la médecine colonialefrançaise est précisément unemédecine militaire.

Les découvertes pasteuriennesôtent aux Occidentaux leurs der-niers doutes quant à la supérioritéde leur médecine (notamment surles "grandes traditions" médicalesarabes et indiennes pour lesquellesils avaient jusque là manifestéquelque intérêt) et déterminenttoute l'orientation de la luttecontre les maladies. L'ennemi -l'agent causal - est désigné, demême qu'un vecteur essentiel dansla chaîne de transmission: l'hom-me. La stratégie adoptée marqueencore aujourd'hui l'organisationdes services de santé dans denombreux pays du Tiers Monde: ils'agit du dépistage de masse et dutraitement des malades en vued'interrompre la chaîne de trans-

mission de la maladie: la luttecontre la trypanosomiase (ou mal-adie du sommeil) en particulier aprofondément influencé la concep-tion des services de santé enAfrique (Lyons 1992). Il faut noterque l'approche par dépistage systé-matique dans des populationsentières a été plus prononcée dansles colonies françaises que dans lescolonies britanniques, où elle seconcentrait sur des groupes plus re-streints considérés "à risques"(Lyons 1992 p104).

Ce sont les conceptions pasteuri-ennes appliquées dans le cadre deformes plus ou moins paternalistesd'autoritarisme politique qui ontdonné à la médecine coloniale sonaspect de "santé publique fondée surdes traitements de masse, des macro-analyses des pathologies, fort éloignéesdu ‘colloque singulier’ du médecin etdu malade"(Hours 1992 p125). Unegrande partie de la population au-tochtone - du moins en Afrique - avécu ses premiers contacts avec lamédecine occidentale à travers cesmesures de "contrôle des maladies",dont la logique n'était pas de soi-gner les malades mais d'éviter lapropagation de la maladie. La mé-decine occidentale ne disposaitd'ailleurs alors que de très peu deremèdes efficaces et ne guérissait

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globalement pas mieux que les pra-tiques traditionnelles. Mais lescampagnes de masse représentaientpour les populations des contrain-tes imposées - parfois par la force10

- par le pouvoir colonisateur, leplus souvent sans bénéfices es-comptés par les populations.

"L'oeuvrecivilisatrice" de lacolonisation

Les services médicaux curatifsdestinés aux populations autochto-nes vont se développer à partir del'entre-deux-guerres, contribuant àfaçonner une image de l'Occidentqui apporte - par ses écoles, ses hô-pitaux, ses routes, son administra-tion - les bienfaits de la civilisation

10 Les observations de terrain liées àl'expédition de recherche sur la try-panosomiase menée en 1903 - 1904dans l'Etat indépendant du Congocomportaient des procédures imposéestelles que ponctions lombaires, autop-sies des malades décédés, ou destruc-tion par le feu des maisons des maladesatteints de trypanosomiase: cfr.Lyons1992 pp.80 sq

aux populations des colonies. C'estl'image qui a dominé lesreprésentations occidentales del'entre-deux-guerres auxindépendances. Une fois stabiliséesles frontières coloniales, ledéveloppement de services de san-té dans les colonies s'inscrit dans ladouble perspective de "mise envaleur" des colonies dont fait partiela santé des populations, mais ausside contribution au bien-être desindigènes en les faisant bénéficierdes bienfaits de la civilisation.

Le rôle de l'Etat et lesspécificités selon lespuissances coloniales

Le rôle des gouvernements co-loniaux est prépondérant dans ledéveloppement de la médecine descolonies d'Afrique et d'Asie. Con-trairement à l'Occident où l'Etats'est jusque là borné à réguler desservices issus d'une longue tradi-tion, dans les colonies il les crée detoutes pièces ou tout au moins sti-mule leur création.

L'intervention directe de l'Etat estparticulièrement marquée dans lescolonies françaises où le servicemédical est caractérisé par sa cen-

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tralisation et dépendance à l'égardde la métropole d'une part, et parl'importance du rôle des militairesdans son organisation et sa direc-tion. Le personnel médical colonialfrançais est constitué de fonction-naires. Formellement le recrute-ment n'est pas limité à des militai-res, mais le rôle prépondérant del'armée est entériné depuis 1903par un "décret d'entente" entre lesMinistres français de la Guerre etdes Colonies (Pluchon 1985). C'estce qui explique par exemple que lesmédecins coloniaux françaisfassent partie du Corps de Santédes Troupes Coloniales et portentdes titres militaires ou que leshôpitaux gouvernementaux dansles colonies françaises soient dirigéspar l'armée. La conjonction de lafoi bactériologique et de lacentralisation s'exprime dans lapersistance des stratégies de dé-pistage-traitement de masse tellesqu'elles étaient organisées au débutd siècle: la structuration du servicede santé à partir d'équipes mobilesparcourant le territoire, spécialiséeschacune dans la lutte contre unemaladie spécifique, s'intensifie dansles années 1930 sous l'appellationde "service des grandes endémies" -qui existent encore aujourd'huidans bon nombre d'ex-coloniesfrançaises. Du fait du caractère laïc

de l'Etat français, le rôle desmissions dans l'organisation desservices de santé sera plus tardif etmoins important que dans lescolonies britanniques.

Dans les colonies britanniques, laplanification étatique reste discrè-te, du moins au début de la périodecoloniale, et l'intervention gouver-nementale qui prend appui sur lesinitiatives locales des missions etdes compagnies privées et a plutôtpour objet de coordonner ce quiexiste11. En Afrique orientale an-glaise, l'armée a eu peu d'influencedans la constitution du service mé-dical colonial et l'Etat colonial in-terviendra d'ailleurs plus tardive-ment dans son organisation. Lespremiers médecins britanniquesn'étaient pas des fonctionnairesmais des missionnaires ou des mé-decins engagés par des compagniesprivées. Les gouvernements colo-niaux britanniques commencent àstructurer le service de santé à par-tir des années 1920, s'appuyant sur

11 Ceci rappelle les politiques non-in-terventionnistes dans la métropole,comblant les lacunes des servicesprivés et coordonnant en entérinantles institutions préexistantes, y com-pris lors de la création du NationalHealth Service.

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les structures de soins des missionsmédicales et des compagnies pri-vées. Durant l'entre-deux-guerres,les hôpitaux urbains se renforcentmais on voit également se multi-plier des hôpitaux de brousse etdispensaires en zone rurale, répon-dant à une demande de soins mé-dicaux modernes qui commence àcroître (Van Lerberghe 1993). Ceciest notamment rendu possible parla formation de personnel indigène.Car une autre caractéristique dupouvoir colonial britannique estd'avoir formé plus tôt en en plusgrand nombre du personnel desanté autochtone, ainsi que de ma-nière générale des cadres et fonc-tionnaires: il est généralement ad-mis que, parmi toutes les puissan-ces coloniales, ce sont les Britanni-ques qui ont légué à leurs coloniesles services et administrations lesmieux organisés, pourvus de cadresbien formés, nombreux et expéri-mentés.

La médecine moderne s'est doncconstruite, du moins en Asie et enAfrique, dans le cadre du secteurgouvernemental colonial. Vu l'ab-sence de marché solvable, la pra-tique privée s'est très peu dévelop-pée, et uniquement là où lapopulation européenne aisée étaitimportante - avec éventuellement,

comme au Zimbabwe (Woelk1994), un système de contributionsà des assurances santé.

Le rôle de l'Etat latino-américainest resté faible jusqu'aux années1930-1940. La profession médicales'était exportée d'Europe avec sesmodes de pratique, et avait acquisune dynamique propre avant quel'Etat n'intervienne en matière desanté. Néanmoins, du fait de larareté de clientèle payante, lesmédecins ont très tôt recherchédes postes salariés dans lesinstitutions municipales et caritati-ves.

A partir de l'entre-deux-guerres,on a vu se créer des Ministères dela Santé et l'Etat a commencé àintervenir de manière plus cen-tralisatrice - notamment en termesde reprise en main des hôpitaux etdispensaires existants: la fonctionpublique est devenue la règle pourles médecins. La pratique privée nes'est développée dans les annéesd'après-guerre que dans la mesuredu développement de la SécuritéSociale - comme par exemple enArgentine.

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La conception desservices vers la fin de lapériode coloniale

Les principales composantesdes services de santé coloniaux telsqu'ils existent au moment des in-dépendances - c'est-à-dire lesannées 1950 pour l'Asie, les années1960 pour l'Afrique - sont lessuivantes (Van Lerberghe 1993):

* Les services de lutte contre cer-taines maladies spécifiques fonc-tionnent au départ d'équipes mobi-les qui sillonnent le territoire pourvacciner, dépister et traiter, ouencore lutter contre les vecteurspar des mesures d'assainissement.Cette approche est plus prononcéedans les colonies françaises, maisaprès la seconde guerre mondialeelle est amplifiée dans tout le TiersMonde par des grandes campagnesorganisées sous l'égide d'organismesinternationaux, et notamment del'OMS créée en 1948 (cfr les cam-pagne d'éradication de la malariaou de la variole).

* Les hôpitaux urbains constituentles principales institutions de soins,et sont conçus sur le modèle eu-ropéen: dans les colonies commedans les métropoles les hôpitaux

sont considérés comme lieux desoins de qualité par excellence.

* Des dispensaires et petits hôpi-taux ruraux existent également,davantage dans les coloniesbritanniques que dans les coloniesfrançaises: ils ont été créés par desmissions, des oeuvres philanthropi-ques, des plantations, des compa-gnies commerciales et autres entre-prises privées, ou encore, plus tar-divement, par le gouvernement co-lonial; ces dispensaires sont avanttout destinés à améliorerl'accessibilité des soins, ils n'ont pasde fonctions que n'aurait pasl'hôpital dont ils sont considérés,en quelque sorte, comme desextensions.

Ce sont les hôpitaux urbains et lesservices des grandes endémies quiabsorbent la plus grande part del'attention et des budgets des auto-rités coloniales. La médecine cura-tive extra-hospitalière est peu dé-veloppée au niveau des dispensai-res qui se bornent souvent à unegamme limitée de soins. Les mis-sions remplissent des fonctions sa-nitaires non-négligeables dans leszones rurales. Mais la médecinegénérale ambulatoire est à ce mo-ment peu valorisée en Occident eton ne songe pas à la promouvoir

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délibérément, et d'ailleurs le nom-bre de médecins - généralementeuropéens12 - est trop restreint pourles disperser hors des hôpitaux .

En Amérique Latine, les servicesmédicaux des années 1950 - 1960sont essentiellement hospitaliers eturbains. L'accent sur les campagnesverticales est moins prononcéqu'en Afrique et en Asie, et lesservices ruraux sont très peudéveloppés: il n'y a pas eud'équivalents, en Amérique Latine,aux dispensaires ruraux organiséspar les missions en Afrique, et laconception dominante a orientétoute l'attention et les ressourcesvers les hôpitaux urbains.

Les assistants médicaux

Pour faire face au manque demédecins diplômés, surtout dansles zones rurales, certains gouver-nements coloniaux ont créé unecatégorie de praticiens admini-

12 La formation de personnel auxiliaireindigène se développe dans les années1930; mais la formation de médecinsautochtones sera plus tardive, en par-ticulier dans les colonies françaises etbelges.

strativement inférieure et subor-donnée aux médecins diplômés.Ainsi au Congo Belge, le gouver-nement colonial a créé la premièreécole pour assistants médicaux àLéopoldville en 1935. Uneformation de medical assistants estinstaurée au Nigéria dans lesannées 1930. Au Kenya, une for-mation de trois ans pour medicalassistants est organisée en 1939 etintensifiée dans les années 1950.Mais ces conceptions ne se limitentpas à l'Afrique: une licence enmédecine d'une durée de 5 ans estcréée en Inde dans la même lo-gique.

Les assistants médicaux, solide-ment formés13 et jouissant généra-lement d'une excellente réputationauprès des populations aussi bienque des médecins, travaillaientsouvent dans des dispensaires

13 Les assistants médicaux du CongoBelge recevaient, après les cycles pri-maire et secondaire, une formation desix ans, comportant moins d'enseigne-ment en sciences de base que lesétudes de médecine, mais beaucoup declinique: les deux dernières annéesconsistaient en stages supervisés enmédecine interne, chirurgie et gyné-cologie-obstétrique: cfr De Craemer&.Fox 1968.

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ruraux où ils recevaient la visited'un médecin une ou deux fois parmois. Aptes à traiter selon les nor-mes médicales en vigueur les pro-blèmes médicaux courants de lapopulation rurale qu'ils desser-vaient et à faire face aux urgences -ils étaient souvent éloignés desstructures hospitalières - ils rem-plissaient, mais sous l'autorité d'unmédecin diplômé, une fonction trèssemblable à celle des médecinsgénéralistes en Europe14.

Ce modèle de fonctionnement dedispensaires et centres de santé oùdes soins de médecine généraleétaient dispensés par des assistantsmédicaux15 constitue un champ

14 L'étude de De Craemer & Fox(1968) fournit, à travers des interviewsréalisées auprès d'assistants médicauxde l'ex-Congo Belge, une approche desreprésentations que ces assistantsmédicaux avaient de leur fonction,mais aussi de leur position dans la so-ciété coloniale.15 Cette catégorie professionnelle auxcontours flous a eu des appellationsdifférentes selon les régions et puis-sances coloniales. En Afrique françaiseil y a eu des "médecins africains", et les"infirmiers diplômés d'Etat" avaienteux aussi une formation plus prochede la médecine générale que des soinsinfirmiers.

d'investigation dont une plus am-ple connaissance serait utile pourcomprendre certaines des racinesdes services contemporains. SelonGish, il se se limite à une demi-douzaine de pays d'Afrique de l'Estet Centrale - dont le Congo Belge -ainsi que dans quelques paysd'Afrique francophone (Sénégal,Madagascar) (Gish 1979). Ailleurs,les infirmiers des dispensaires n'ef-fectuaient que certains soinslimités et des soins curatifsn'étaient disponibles que là où setrouvait un médecin diplômé.

Les politiques colonialesde formation de médecins

Ces médecins étaient le plussouvent des Européens - et le videcréé par leur départ sera un desproblèmes les plus urgents à résou-dre au moment des indépendances.L'accès des autochtones à des étu-des de médecine était subordonnéà l'éducation de base, primaire etsecondaire, largement dépendantedes missions dans beaucoup de co-lonies. Les écoles secondaires for-maient une élite cultivée, "évo-luée"16, jugée sur base de sa proxi-

16 Au Congo Belge, un "évolué" était

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mité avec la pensée occidentale.Selon Adu Boahen, l'accès aux pri-vilèges relatifs de la proximité dupouvoir colonial en Afrique étaitsubordonné au renoncement auxvaleurs traditionnelles, créant parlà au sein de la société colonialeune hiérarchie avec à son sommetles Européens, mais où les élitesautochtones étaient, dès la périodecoloniale, socialement et culturel-lement distinctes des masses popu-laires (Adu Boahen 1989 p529).

Il n'existe à notre connaissance pasd'études sur la position des raresmédecins nationaux dans les socié-tés coloniales. Entretenaient-ils les

un Congolais dont les attitudes et lemode de pensée était proches du systè-me de valeurs de la classe moyennebelge. Une "carte de mérite civique"pouvait être attribuée aux "meilleursde nos pupilles, ceux dont le standingde vie s'apparente le mieux au nôtre etdont l'éducation et le mode de vie per-sonnel, familial et social témoignentd'une évolution réelle" (Circulaire duGouverneur Général, 10 août 1948,cité in De Craemer &.Fox 1968 p.92).Le candidat désireux d'obtenir sonimmatriculation devait "justifier par saformation et sa manière de vivre d'unétat de civilisation impliquant l'apti-tude à jouir des droits et à remplir lesdevoirs prévus par la législation écrite".

mêmes rapports avec les popula-tions que les médecins européens ?Leur origine culturelle favorisait-elle l'établissement d'un rapport deproximité avec les populations?Bornons-nous à soulever la ques-tion, tant nous manquons d'étudesen la matière d'une part, tant laquestion doit être inscrite dans lecontexte de chaque société colo-niale particulière avant de préten-dre à la généralisation.

Les différentes puissances colonia-les ont adopté des politiques deformations différentes, et variablesselon les régions colonisées. Maisde manière générale ce n'estqu'après les indépendances que laformation des médecins s'est réel-lement développée. En Inde lesMedical Schools se sont multipliéesaprès 1918 (800 diplômes de méde-cine décernés en 1905, 2000 en1934); toutefois le niveau deformation était considéré commeinférieur, et le General MedicalCouncil Britannique n'a acceptéd'en reconnaître les diplômes qu'en1930. Parallèlement un nombrecroissant d'Indiens venaientétudier la médecine en Grande-Bretagne (Webster 1993). Dans lesterritoires français d'Afrique duNord, la formation de médecinsautochtones a aussi été

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relativement précoce, la proximitégéographique avec la métropolefacilitant la formation de médecinsdans les Universités françaises.Une école pour médecins arabesest ouverte en 1875 à Alger (Mar-covich 1988). Le premier médecintunisien formé à la médecinefrançaise entre en fonction en1894, et en 1928 ils étaient dixmédecins tunisiens formés selon lesprogrammes français (Gallagher1983). En Afrique subsaharienneen revanche, il existait peu deFacultés de Médecine avant lesindépendances. Au Nigéria,quelques médecins autochtonesont été formés en Grande-Bretagneà partir de l'entre-deux-guerres, etle premier University College andMedical School sur le territoirenigérian a été fondé en 1948 àIbadan, proposant les mêmesprogrammes et décernant lesmêmes diplômes que l'Universitéde Londres (Ransome-Kuty1989)17. Le Makerere College deKampala en Ouganda existaitégalement avant l'indépendance,de même que la Faculté deMédecine de l'Université de Dakar

17 Au Ghana - anciennement la GoldCoast - il y a en 1964 - càd 5 ans aprèsl'indépendance - environ 700 méde-cins ghanéens (cfr Twumasi 1981)

au Sénégal, et l'Université deLovanium à Léopoldville ouverteen 195418 qui s'enorguillissait dedécerner des diplômes reconnuscomme équivalents aux siens parl'Université de Louvain. Si les Bri-tanniques ont formé plus de mé-decins que les Français ou les Bel-ges, le nombre de médecins au-tochtones est globalement restélimité.

Une fois encore l'Amérique Latineoccupe ici une place distincte. Il ya certes parmi les médecins des Eu-ropéens, mais il s'agit de nouveauximmigrants plutôt que de représen-tants d'un pouvoir colonial, et laplupart des médecins sont natio-naux, originaires à cette période dela haute bourgeoisie. Une forma-tion médicale occidentale s'estdéveloppée dès les XVIème etXVIIème siècles, et après les in-dépendances du début du XIXèmesiècle, la formation de médecinsnationaux s'est amplifiée dans desFacultés de Médecine nationales,s'inspirant jusque dans les années1930 des programmes de formationfrançais, et ensuite de la réforme

18 Ce qui explique que les deux pre-miers médecins congolais aient obtenuleur diplôme un an après l'indépen-dance.

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Flexnerienne et des programmesnord-américains (de Urioste 1989;de Urioste 1991). Les médecins na-tionaux (de souche créole) ontdonc été plus nombreux plusprécocément qu'en Afrique et enAsie.

Un recours croissant despopulations à la médecinemoderne

Dans l'entre-deux-guerre, lamédecine occidentale commence àêtre appréciée des populations au-tochtones, surtout pour l'efficacitéde ses médicaments pourtant en-core peu nombreux. L'arsenal thé-rapeutique de l'entre-deux-guerrese limitait, en gros, à la quininepour traiter la malaria, lesarsénicaux pour la trypanosomiase,les bismuths pour les affections dusystème digestif et le chloroformepour l'anesthésie (Van Lerberghe1993). Après la guerre, l'efficacitédes médicaments va augmenteravec l'apparition des antibiotiques.Selon certains historiens, les résul-tats spectaculaires obtenus dans letraitement des maladies vénérien-nes et du pian auraient été déter-minants dans l'acceptation de lamédecine moderne par les popula-

tions autochones.

Mais il ne faudrait pas en conclurepour autant que les populationsaient substitué la médecine occi-dentale à leurs pratiques antérieu-res. Il s'agit plutôt d'une réinter-prétation qui s'inscrit dans le cadrede recours simultanés à plusieurstypes de thérapies. Les populationsréinterprètent les pouvoirs des mé-dicaments des Blancs et les combi-nent avec leurs pratiques tradition-nelles dans des itinérairesthérapeutiques adaptés à chaquesituation. Chez les Bisa duBurkina-Faso, "l'introduction de lamédecine occidentale... ne perturbe enrien les représentations de la maladieet les procédures de résorptions dumal. En particulier, elle ne bouleverseaucunement le système des stratégiesdes malades, si ce n'est pour lecomplexifier..." (Fainzang 1985p108)

Pris globalement, les services médi-caux coloniaux des années 1930-1950 étaient donc appréciés. EnAfrique, la période coloniale estparfois désignée aujourd'hui dansles populations comme le temps"où il y avait des médicaments"(Hours 1992) - observation àmettre en rapport avec ledémantèlement des services de

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santé gouvernementaux depuis lacrise des années 1970. On peutrappeler à cet égard que la gratuitédes soins et des médicaments étaitune constante dans les servicescoloniaux gouvernementaux - unecontribution étant parfois deman-dée dans les services des missions,mais modique et ne couvrant pasles frais réels.

L'exportation desconceptionsdominantes

Il ne faudrait donc pas tomberdans le piège d'une "visionsimplificatrice d'une sous-médecinepour les colonies" (Hours 1992p.126). Les différences entre lamédecine moderne telle qu'organi-sée dans les métropoles et lescolonies ne résident pas tant dansdes différences de conceptions quedans le fait que les servicescoloniaux sont créés de toutespièces et planifiés selon les con-ceptions en vigueur, tandis quedans les métropoles, ils s'organisentautour des institutions héritées dupassé.

Hospitalocentrismecuratif et préventioncommunautaire

Les services de médecine colo-niale mis en place dans les années1930 à 1950 correspondent en effetaux conceptions métropolitainesde l'époque. La médecineoccidentale est sûre d'elle, et sespromesses sont amplifiées par unclimat général de réformes sociales.Comme dans les métropoles, la"bonne médecine" est de plus enplus définie comme hospitalière ettechnicienne, la spécialisationcommence à être valorisée. Ledéveloppement de la médecinecoloniale curative à travers leshôpitaux illustre bien les représen-tations dominantes19. Cette imagede l'hôpital comme le lieu le plusadéquat pour les soins curatifs sedouble d'exigences de promouvoir

19 A la même époque les mouvementsouvriers des métropoles revendiquentpour la classe ouvrière l'accès à latechnologie médicale réservée auxnantis. Le principal problème débattudans les années 1930 en Grande-Bretagne est celui de l'accessibilité auxsoins hospitaliers - l'accès à la generalpractice ayant été partiellementinstauré en 1911.

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dans la population des services so-ciaux et préventifs, qui ne sont passpécifiques des colonies: des servi-ces de lutte contre la maladie sesont développés dès le début duXXième siècle dans les métropoleset continuent à y être présents àtravers les consultations des nour-rissons, les dispensaires de tubercu-lose, ou les cliniques pour maladiesvénériennes.

Si les différences entre médecinemétropolitaine et coloniale à l'apo-gée de la période coloniale sontindéniables, c'est essentiellementen raison de l'importancenumérique des médecins de familleextrahospitaliers en Occident. Lenombre de médecins y estbeaucoup plus élevé qu'il n'y a depostes hospitaliers à pourvoir. Onpeut rappeler par exemple qu'en1939, il y avait en Angleterre 6 ou7 fois plus de general practitionersque de spécialistes (Stevens 1966).La médecine générale ambulatoireconstitue de fait, et malgré sa faiblelégitimité dans les milieuxmédicaux, la source la plusimportante de soins médicaux mo-dernes. Il faut souligner que cettesituation ne résulte en rien d'uneplanification, mais plutôt d'un héri-tage du passé dont il faut bien s'ac-commoder, héritage d'ailleurs jugé

bien encombrant par certains qui,dans les années 1930 à 1950, s'in-terrogent sur les réorientations àdonner à la médecine générale. EnGrande-Bretagne, après s'être de-mandé si la general practice n'étaitpas simplement vouée à disparaîtreface à la montée de la médecinespécialisée hospitalière (Armstrong1983), on préconise pour lesgeneral practitioners un rôle social etpréventif au niveau de lacommunauté, tandis que les generalpractitioners eux-mêmes reven-diquent des postes hospitaliers(Honigbaum 1979). Si lesmédecins généralistes occidentauxont survécu aux années 1930 -1950, c'est parce qu'ils étaient pré-sents et qu'ils étaient nombreux,mais personne à ce moment n'au-rait songé à les promouvoir délibé-rément. La médecine de familleexistait de fait, mais n'avait pasd'identité ni de légitimité suffisantepour que l'on songe à l'exporter.

La non-exportation de lamédecine générale

Ainsi la médecine de famillen'a pas été exportée. Certes elles'est développée sous la formed'une médecine privée pour colonset élites - phénomène qui est peut-

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être à l'origine de la confusionpersistante entre médecine defamille et médecine privée dans leTiers Monde. Mais, à l'exceptiondes assistants médicaux qui enconstituent les équivalents les plusproches, elle n'a pas été intégréedans les services de santé gouver-nementaux qui dispensaient lessoins modernes à l'écrasante majo-rité de la population.

Les services de santé coloniaux ontété conçus et créés de toutespièces, pas tellement en fonctionde ce qui existait en Occidentqu'en fonction de ce qui correspon-dait, dans les représentations del'époque à de la "bonne médecine": des hôpitaux et de laprévention20. L'Etat colonial n'a pasmis l'accent sur des serviceséquivalents au "médecin defamille" occidental parce qu'ilsn'étaient pas considérés à cemoment comme ce que la méde-cine occidentale avait de mieux àoffrir. La médecine curative a doncété d'emblée hospitalière (les

20 La priorité accordée à la préventionest dans les années 1930 - 1950 uneidée très "sociale", qui sera d'ailleursreprise en République Populaire deChine et par les mouvements indépen-dantistes indiens.

dispensaires ruraux constituant dessolutions de second choix lorsquel'hôpital ne pouvait être renduaccessible) et les fonctions sociales,préventives, promotionnelles ontété confiées en partie à desdispensaires et en partie aux équi-pes mobiles spécialisées, dont onespérait une plus grande efficacitétechnique dans la lutte contre cer-taines maladies.

Il ne faudrait cependant pas tom-ber dans le piège d'une autre visionsimplificatrice, à savoir que lecaractère "impersonnel" de lamédecine moderne dans le TiersMonde résulterait d'une médecineplanifiée par l'Etat. Certes enAfrique et en Asie, la médecine seprésente d'emblée comme unemédecine d'institutions: hôpital,mission, entreprise. La médecinecoloniale ne reproduit pas latradition du "colloque singulier";les campagnes d'hygiène ou dedépistage de masse lui donnent desallures bureaucratiques. Mais lestatut collectif du malade des colo-nies et cet aspect de médecine demasse ne viennent pas du fait quec'est l'Etat qui a fondé la médecinedans les colonies, car rien n'exclutdans l'absolu que l'Etat organiseune médecine curative individuellede type "médecine de famille".

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Le caractère impersonnel de la mé-decine coloniale résulte avant toutdu caractère exogène de la méde-cine coloniale: lors du transfert,une partie des ingrédients de lamédecine occidentale a éténégligée voire totalement mécon-nue, et on n'en a retenu que sesdimensions scientifiques et objecti-vantes.

La foi dans la science

La période coloniale a en effetcoïncidé avec un moment d'exal-tation du progrès scientifique et decertitude intense que la médecineétait une science objective et uni-verselle et devait donc pouvoirs'appliquer à tous les êtres humainsindépendamment du contexte so-cial, politique et culturel. La méde-cine occidentale a été importéedans les sociétés coloniales dans laméconnaissance de ses relationsavec la tradition occidentale et deses dimensions culturelles etsubjectives. Alors qu'en Occident,elle s'était construite en continuitéavec ses traditions, il y a eu dans leTiers Monde discontinuitécomplète avec les systèmestraditionnels existants: la médecinemoderne est venue de l'extérieur sesurimposer ou se juxtaposer aux

médecines traditionnelles.

Les services médicaux du TiersMonde n'ont pas reçu en héritageuniquement la science, des tech-niques et des modèles d'organisa-tion, ils ont aussi hérité - ce quenous avons tendance à oublierparce que nous n'en sommes pasnous-mêmes conscients - de l'oc-cultation par la médecine desdimensions symboliques de la mal-adie et de la pratique de lamédecine. Est-ce à dire que l'arti-culation spontanée que produisaitle médecin généraliste entre sonsavoir objectivant et les représenta-tions culturelles partagées était in-opérante dans les colonies? Il sepeut que la bonne réputation desassistants médicaux ait été liée àleur capacité de produire une tellearticulation. D'autre part, tant lespopulations que leurs guérisseurs -avec lesquels une division implicitedu travail s'était instaurée -vivaient dans un mondehautement symbolisé et la réarticu-lation en question était au plus unproblème concernant le médecinmais non ses patients.

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Les services de santéaprès les indépen-dances

Tant les représentations d'unemédecine scientifique que la con-ception des services de santé baséesur l'hôpital d'une part, les campa-gnes de masse d'autre part serontreprises par les dirigeants des nou-veaux Etats au lendemain desindépendances: il s'agit d'étendre àtoute la population des soins tech-niques de haut niveau. Mais lesmoyens financiers ne seront pas àla hauteur des ambitions, et àpartir de la crise des années 1970les services de médecine modernene feront que stagner ou régresser.

Les projets desmouvementsindépendantistes

Dans la période précédant lesindépendances et dans les tempsqui les suivirent immédiatement,les mouvements nationalistes re-groupèrent de larges coalitions depopulations dont l'identité collec-

tive se concevait en opposition àl'occupant colonial. Il n'était pasquestion de rejeter la médecinemoderne, reconnue comme "scien-ce internationale". En Inde, pasexemple, l'un des leaders médicauxdu mouvement indépendantistedéclarait en 1949 que "its positionof utility to mankind and the commonfeatures all over the world despiteother differences compel us torecognize that as a scientificphenomenon there can be only onemedical system" (Banerji 1986 p23).Il ne s'agissait pas non plus decontester le rôle prépondérant del'Etat - mais désormais ce seraitl'Etat indépendant qui remplaceraitl'Etat colonial pour organiser unsystème public de services de santéplus proche des populations. Il nes'agissait pas tant de faire autrechose que de le faire soi-même.

En Inde, les nouveaux dirigeantsmirent en place des commissions,inspirées de la tradition britanni-que de l'entre-deux-guerres, pourdéfinir un cadre aux services desanté qui se démarque du cadrecolonial. L'accent était placé sur leservice public et sur le développe-ment communautaire incluant lemeilleur accès à la médecine pourles populations rurales, à travers lacréation de centres de santé et la

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formation de community health wor-kers qui assisteraient les commu-nautés villageoises en matière d'hy-giène, de premiers soins et de trai-tements médicaux simples. LeBhore Committee décrit le rôle dumédecin dans les termes suivants:"(He) must be a scientist and a socialworker, ready to cooperate in teamwork, in close touch with the peoplehe disinterestedly serves, a friend anda leader, he directs all his effortstowards the prevention of disease andbecomes a therapist when preventionhas broken down, the social physicianprotecting the people and guidingthem to happier and healthier life... Ahealth organization enriched by thespirit of such a medical profession willnaturally work towards the promotionof closest cooperation of the people. Itwill recognize that an informed publicopinion is the only foundation onwhich the superstructure of nationalhealth can safely be built". (Banerji1986 pp24-25).

Les mouvements nationalistes afri-cains réfléchissaient aussi en ter-mes d'amélioration prioritaire de lasanté des populations rurales - lesplus nombreuses - à travers des ré-seaux de centres de santé. En1946, le Rassemblement Démocra-tique Africain avait inscrit lagratuité des soins et une extension

du réseau de services et de dispen-saires parmi ses revendications debase (Van Lerberghe 1993).

La médecine moderne était appré-ciée, mais il fallait la rendre pluséquitable et surtout cesser de dé-pendre de l'Occident pour la prati-quer. Les dirigeants des mouve-ments d'indépendance partageaientl'image d'une médecinesocialement et culturellementneutre - d'une "science interna-tionale". Il s'agissait d'étendre àtoute la population des soins médi-caux de "haut niveau", la qualitédes soins étant essentiellement dé-finie en termes de technologie. Lahiérarchie entre services hospita-liers de pointe et spécialisés d'unepart, dispensaires d'autre part futmaintenue voire renforcée.

Le destin des assistantsmédicaux

Suite au départ de nombreuxmédecins européens, il fallait d'ur-gence former du personnel desanté national et en particulier desmédecins. Certes des médecinscoopérants prirent rapidement lerelais des médecins coloniaux, maisil y avait unanimité pour constituerune profession médicale nationale.

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Dans l'immédiat la formation d'uneprofession médicale nationale n'ap-paraissait d'ailleurs pas seulementcomme une nécessité d'un point devue sanitaire, mais aussi comme unsymbole de l'indépendance et de lavolonté d'autonomie des jeunesnations. Les "sous-statuts"médicaux furent associés au colo-nialisme. La licence de 5 ans enmédecine fut abrogée aulendemain de l'indépendance indi-enne (Banerji 1986 p124)21. Lemodèle africain d'assistant médical- l'assistant noir du médecin blanc -fut interprété exclusivementcomme instrument de sujétioncoloniale, perdant son sens avecl'indépendance. Lorsqu'en 1964,un groupe d'assistants médicauxde l'ex-Congo Belge rentra deFrance après y avoir acquis le di-plôme de docteur en médecine, la

21 Les licenciés en médecine qui tra-vaillaient avec relativement peu demoyens dans des dispensaires colo-niaux étaient en fait souvent bien in-tégrés dans leur communauté; lesmédecins dont le nombre s'est accruaprès l'indépendance, bien que dotésd'un niveau de formation supérieur ettravaillant dans des nouveaux centresde santé bien équipés, n'établissaientpas le même type de contacts "em-pathiques" avec la population.

presse se réjouit: ”Hier des assistantsmédicaux dans un pays colonisé; au-jourd'hui des docteurs en médecinedans un pays indépendant, la Répu-blique du Congo. Le médecin, précé-demment assistant médical, est in-discutablement un résultat positif duprocessus irréversible de libération denotre pays”22. La dernière école d'as-sistants médicaux congolais fut fer-mée en 1965.

Une formation médicalecalquée sur l'Occident

Pour rendre accessible les soinsmédicaux à toute la population, ilfallait former un grand nombre demédecins. Calquée sur le modèledes Facultés de Médecine euro-péennes et américaines, cette for-mation impliquait la constructionde grands hôpitaux universitaires.Pour ne pas être en reste à l'égarddes puissances occidentales, l'onveilla à ce que les standards de laformation soient comparables auxstandards occidentaux23, des "cen-

22 Le Courrier d'Afrique, 29 janvier1964 p.3, cité in De Craemer & Fox1968 p.223 avec pour résultat par exemple queles médecins étaient formés pour lespathologies chroniques de l'Europe,

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tres d'excellence" furent créés quidevaient pouvoir rivaliser avecl'Occident et étaient donc conçussur base des critères occidentaux.Or, à cette époque, l'Occidentavait abandonné ses anciensprogrammes qui formaient desmédecins généralistes: laspécialisation ne consistait plus àajouter un savoir spécialisé à cettemédecine générale, mais àd'emblée concevoir cette les pro-grammes comme juxtaposition desavoirs spécialisés enseignés par desprofesseurs spécialisés. C'est le plussouvent ce modèle qui a été im-porté lors de la création desnouvelles Facultés de Médecinedans les Etats indépendants. Onpeut se demander - et la réponsesera certainement variable selon lespays - dans quelle mesure il existedans le Tiers Monde une traditionde formation à la médecinegénérale.

Il s'est avéré rapidement que la pa-thologie enseignée dans les pro-grammes importés de l'Occident necorrespondait pas aux problèmesde santé des populations locales.Les médecins étaient en outreformés à utiliser un équipement

mais pas pour les problèmes spécifiquesdu pays.

technique qu'ils ne retrouveraientplus par la suite dans les services deprovince où ils seraient affectés.Les soins curatifs individuelsabsorbaient toute l'attention desfuturs médecins, sans interrogationà propos de l'organisation des soinsde santé ni sur l'utilisation la plusadéquate des ressources localespour répondre aux besoins de santédes populations locales24. Pourtantles jeunes professions médicales na-tionales étaient peu enclines àparticiper à la transformation descurricula: l'attachement à la recon-naissance internationale des diplô-mes des médecins formés dans lesUniversités nationales, qui permetnotamment l'émigration, a consti-tué un obstacle important à l'adé-quation des programmes de for-mation nationaux aux besoins despopulations (Ransome Kuty 1990).

De nombreux étudiants en méde-cine - surtout d'Asie - furent égale-ment envoyés aux USA et en Eu-rope25 grâce à des bourses d'orga-

24 Ces problèmes ont été soulevés àpropos de la formation des médecinsoccidentaux également.25 Et bon nombre s'y installèrentdéfinitivement: il y aurait 14.000 mé-decins philippins aux USA, et les mé-decins d'origine africaine et asiatique

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nismes internationaux et de coopé-ration bilatérale. Le contexte deguerre froide ayant obligé les paysdu Tiers Monde à choisir leurcamp, les pays socialistes (URSS,Cuba, Roumanie ...) ont égalemententrepris de former un grand nom-bre de médecins du Tiers Monde.

De ces efforts de formation a ré-sulté un accroissement numériqueconsidérable de médecins. Néan-moins, les différences en matièrede densité médicale entre pays etentre régions restent trèsimportantes (World Bank, 1992).

Constitution deprofessions médicalesnationales

La médecine moderne du TiersMonde n'a pas retenu de la méde-cine occidentale qu'un corpus desavoirs et de techniques; elle en aégalement retenu les pratiques so-ciales. La profession médicale s'esten effet organisée sur des modèlestrès semblables à ceux en vigueurdans les sociétés occidentales, re-prenant parfois tels quels les mod-

sont nombreux en Grande-Bretagne(Webster 1993).

èles de l'anciennes métropole. Ou-tre le transfert des programmes deformation universitaires, les législa-tions de protection de l'art de gué-rir qui avaient été instaurés durantla période coloniale ont été recon-duites, des structuresprofessionnelles se sont calquéessur les modèles occidentauxd'Ordre des Médecins ou deMedical Council, des rituels tels quela prononciation du sermentd'Hippocrate ont été adoptés ouperpétués. L'accent a été placé surl'homogénéité d'une professionmédicale "cosmopolite" qui s'ap-propriait les attributs des profes-sions tels qu'ils s'étaient élaborés auXIXième siècle en Occident et quireprenait aussi, en même tempsque les savoirs scientifiques, descroyances médicales partagées

Les "standards internationaux",dans les années 1960, sont de plusen plus technologiques et spécia-lisés. La qualité et le contenu d'en-seignement médical a sans doutevarié considérablement d'un pays àl'autre. Mais on peut se demanderde quel poids a pesé le fait que lesprofessions médicales nationales,calquant les modèles professionnelsoccidentaux, aient pris leur essorprécisément au moment où la mé-decine générale était en Occident

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en pleine crise d'identité et au mo-ment où la technologie et laspécialisation étaient exaltées.L'Occident a pu ressusciter par lasuite l'ancien modèle de médecinde famille et l'enseignementclassique par des "grandsprofesseurs" de médecine générale.Dans quelles traditions lamédecine du Tiers Monde peut-elle puiser ?

Maintien etrenforcement des serviceshérités

Les populations plaçaient desespoirs immenses dans les politi-ques des nouveaux Etats indépen-dants, dont elles attendaient uneamélioration de leurs conditions devie et notamment des soins desanté. Mais dans les faits les indé-pendances entraînèrent peu de ré-orientations des systèmesnationaux de santé, et eurentnotamment peu d'effets sur lessoins de santé en milieu rural. Sansque cela ne résulte d'une planifica-tion délibérée, les hôpitaux urbainset les campagnes verticales furentrenforcés, et les services rurauxrestèrent non-prioritaires (VanLerberghe 1993).

Les grands hôpitaux universitaireset leurs frais récurrents absorbaientune grosse partie des dépenses, demême que l'importation de tech-nologie thérapeutique et diagnos-tique26 et de médicaments. Les dis-cours prônaient la santé rurale,mais la masse des dépenses étaitconsacrée aux hôpitaux urbains -ce qui explique que les réseaux dedispensaires ruraux se soientdéveloppés dans une bien moindremesure.

Les grandes campagnes verticalesfurent également renforcées, enbonne partie sous l'influence de di-verses agences internationales etde coopération, qui préfèrentfinancer la lutte contre une ma-ladie bien précise plutôt que lerenforcement des services de santégénéraux. Les gouvernementsnationaux, demandeurs de finan-cements externes qui profitentgénéralement tant économique-ment que politiquement aux élites,ont orienté leurs politiques de

26 Lorsque la technologie faisait défaut,les malades pouvaient même êtretransférés en Europe: en 1971, leMinistère de la Santé du Burkina Fasoa dépensé un demi million de dollarsen transferts de malades vers Paris (cfrVan Lerberghe 1993).

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santé pour se conformer aux exi-gences des agences d'aide au déve-loppement.

Quels facteurs permettent de com-prendre pourquoi les jeunes Etatsnationaux n'ont pas profité de l'op-portunité historique qui leur étaitdonnée de transformer leur sys-tème de santé ?

A l'intérieur des sociétés en ques-tion, les nouvelles élites se sonttrès rapidement coupées des mas-ses, et dans de nombreux pays lesgouvernements se sont trouvésdissociés de la société où ils netrouvaient plus appui. Elles ontspontanément privilégié les struc-tures urbaines qui leur étaientnécessaires, les services rurauxpassant au second plan dans lespriorités28. Au départ les ambitionspersonnelles des médecinsn'apparaissaient pas en contradic-tion avec les idéaux de libérationnationale, que du contraire. Mais ils'est avéré qu'il ne suffirait pas deremplacer le médecin européen parun médecin national pour mieuxservir le peuple. De Craemer etFox ont montré le dilemme decertains médecins congolais de lapremière génération qui, en 1965,tout en restant attachés à leursidéaux patriotiques de service à la

population, ont commencé àsoigner en privé la bourgeoisieurbaine afin de couvrir les frais descolarité de leurs enfants (DeCraemer & Fox 1968). La for-mation des médecins - conçue audépart en termes idéalistes commeun service aux masses rurales - s'estrapidement avérée être un moyend'ascension sociale pour lescouches de la population dontétaient issus les dirigeants; lesidéaux d'une "médecine sociale"n'ont pas résisté à l'attrait de laspécialisation dans les grandshôpitaux urbains.

De plus la dépendance à l'égard deplanificateurs occidentaux s'estmaintenue, même si elle s’inscri-vait dans un cadre nouveau del'aide au développement. Or cetteplanification, largement orientéepar les experts occidentaux, étaitdéfectueuse. Ne tenant pas comptedes ressources limitées, elle aabouti à ce que les budgets santésoient quasi complètementengloutis par les méga-construc-tions hospitalières en milieu urbainet leurs frais récurrents (Gish1979). L'idée qui dominait alorsétait celle d'une croissance écono-mique sans fin qui permettrait defaire accéder progressivementtoutes les couches de la population

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à ces soins de haute technologie.L'illusion allait bientôt s'effondrer.

La crise du modèle hospi-talocentrique et les soinsde santé primaires

Vers la fin des années 1960 -dès avant la crise mondiale - lescritiques à l'égard des modèleshospitalocentriques se multiplient:alors que la majorité despopulations du Tiers Monde viventen région rurale et meurent demaladies qui pourraient êtreprévenues ou traitées par desmoyens simples et peu coûteux, laplus grosse partie des dépenses desanté est consacrée à soigner labourgeoisie des villes dans leshôpitaux urbains.

Contrairement aux attentes,l'augmentation du nombre de mé-decins n'a pas eu pour effet de dé-verser le trop-plein vers les régionsrurales, et bénéficieessentiellement aux populationsurbaines.

A la prise de conscience de la con-tradiction entre l'idéal de l'accèsaux soins pour tous et des politi-

ques hospitalocentriques s'ajoute lacrise économique des années 1970qui bat en brèche l'illusion d'unecroissance économique sans fin.Car à partir des années 1970 il de-vient évident que l'Etat n'est pluscapable de poursuivre l'extensionde la couverture des soins de santé.Partout dans le Tiers Monde, lesservices de santé ruraux se mettentà stagner ou régresser.

La déclaration d'Alma Ata sur lessoins de santé primaires, adoptéepar la plupart des pays du TiersMonde représente une reconnais-sance officielle de politiques pre-nant leurs distances par rapport àla vision hospitalocentriqueurbaine. Le résultat immédiat en aété une multiplication de petitsprojets peu coûteux mais troplimités pour avoir un effet globalsur les politiques, tandis quel'allocation préférentielle desressources nationales vers lesgrands hôpitaux urbains restaitinchangée. Dans leur méfiance vis-à-vis des hôpitaux, les interpréta-tions données aux soins de santéprimaires ont eu, dans un premiertemps, tendance à vouloir ignorerles hôpitaux, qui ont continué àfonctionner en autosuffisance plu-tôt que d'intervenir en soutien desservices plus périphériques, et le

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manque de ressources a continué àempêcher le bon fonctionnementdes dispensaires.

Cependant certaines les interpréta-tions ultérieures des soins de santéprimaires dans le cadre de politi-ques de santé de district ouvrent lavoie à la prise en compte simulta-née et l'articulation de ces deuxpôles trop souvent conçus commeexclusifs l’un de l’autre, à savoir larationalité scientifique et organi-sationnelle des réponses à des be-soins de santé objectivés d’unepart, et la participation desindividus et communautés localessur base de leurs systèmes devaleurs et de significations. Car,alors que dans la pensée médicaleobjectivante et techniciste impor-tée dans le cadre de la médecinecoloniale, les individus et com-munautés sont objets de soins, lessoins de santé primaires les consi-dèrent comme sujets de leur santé,réhabilitant le potentiel des savoirspopulaires et comportementsspontanés dans l’amélioration de lasanté et du bien-être.

Conclusion

La médecine moderne s’est

longtemps prétendue socialementet culturellement neutre et étran-gère aux questions de sens, et s’estmême parfois fixé pour idéal le dé-tachement de tout reliquat symbo-lique. Or en réalité elle n’a jamaispu expurger les significations et lespratiques socialement construites.Si elle a pu s’en donner l’illusion enOccident, c’est du fait que cettemédecine s’adossait sans le savoirsur des valeurs et traditions de lasociété dont elle émanait. Il n’enreste pas moins que, dans les paysoccidentaux également, le fossé en-tre la science et le social s’élargit,et appelle la médecine àreconnaître le monde dessignifications pour davantage entenir compte.

Ce fossé est d’autant plus marquédans les pays du Tiers Monde quela médecine moderne y a étéimportée de l’extérieur, sans recon-naître à quel point elle était em-preinte de valeurs et de traditionsoccidentale. Ce caractère exogènede la médecine ne constituetoutefois pas un obstacle à sonappropriation par la société, maissuppose que l’on admette qu’il nes’agit pas d’un pur transfert descience et de technique, et que desponts doivent s’établir avec lesocial.

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Or l’amalgame, sous l’aura de laneutralité scientifique, entre prin-cipes scientifiques universellementvalables et pratiques et représen-tations construites dans le contexteoccidental continue de produire seseffets. La médecine telle que pra-tiquée en Occident demeure large-ment la référence de bonne pra-tique pour bon nombre de profes-sionnels de santé du Tiers Monde.Leur formation d'inspiration occi-dentale est généralement étrangèreaux logiques propres de la société àlaquelle ils appartiennent. A défautde modèles de pratique adaptésaux particularités historiques,socio-économiques etanthropologiques des populationsconcernées, on constate souventchez les professionnels de santéune difficulté de concilier leuridentité professionnelle fondéedans des représentationsempruntée à l'Occident, et leuridentité sociale telle que définiepar la société (Jaffré & Prual1993). Cette double identité n'estpas inéluctable, mais son dépas-sement exige l'invention de pra-tiques établissant explicitement desliens entre la science et le social.Plutôt que de penser le développe-ment de la médecine moderne entermes de déculturation-accultura-tion, il s’agit de l'inculturer. C’est

ce que rendent possible les soins desanté primaires.

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Table des matièresIntroduction 1La diversité des histoires coloniales 3La médecine coloniale au temps des conquêtes 5La naissance de la médecine tropicale 6Les services médicaux au temps des conquêtes 8Les colonies, terre d'élection de la pensée bactériologique 10

"L'oeuvre civilisatrice" de la colonisation 12Le rôle de l'Etat et les spécificités selon les puissances coloniales 12La conception des services vers la fin de la période coloniale 15Les assistants médicaux 16Les politiques coloniales de formation de médecins 17Un recours croissant des populations à la médecine moderne 20

L'exportation des conceptions dominantes 21Hospitalocentrisme curatif et prévention communautaire 21La non-exportation de la médecine générale 22La foi dans la science 24

Les services de santé après les indépendances 25Les projets des mouvements indépendantistes 25Le destin des assistants médicaux 26Une formation médicale calquée sur l'Occident 27Constitution de professions médicales nationales 29Maintien et renforcement des services hérités 30La crise du modèle hospitalocentrique et les soins de santé primaires 32

Conclusion 33Bibliographie 35

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