La Main gauche de Jean-Pierre Léaud

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André HABIB La Main gauche de Jean-Pierre Léaud C O L L E C T I O N L I B E R T é G RA N D E BORéAL

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Il y a les cinémathèques pour les conserver et les programmer, mais qu’est-ce qui demeure en chacun de nous des films que nous avons vus pour la première fois au cinéma ? Que reste-t-il de nos amours cinématographiques ? André Habib se livre à une exploration docte et maniaque de ces restes de cinéma qui s’accu-mulent, en désordre, dans la mémoire du ci-néphile, la sienne et celle d’une vingtaine d’autres fous de cinéma qu’il a interrogés et pour qui le septième art est une passion, un vice impuni. Universitaire mais mordu, il signe un essai sur la cinéphilie qu’il consi-dère comme une discipline anarchique.

La Main gauche de Jean-Pierre Léaud

André HABIB

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

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La Main gauche de Jean-Pierre

Léaud

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du même auteur

Chris Marker et l’imprimerie du regard (codirigé avec Viva Paci), L’Harmattan, coll. «Esthétiques», 2008.

L’Attrait de la ruine, Yellow Now, coll. «Côté Cinéma / Motifs», 2011.

L’Avenir de la mémoire. Patrimoine, restauration et réemploi cinématographiques (codirigé avec Michel Marie), Presses universitaires du Septentrion, 2013.

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André Habib

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© Les Éditions du Boréal 2015

Dépôt légal: 3e trimestre 2015

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada

Habid, André, 1975-

La main gauche de Jean-Pierre Léaud

(Collection Liberté grande) Comprend des références bibliographiques

isbn 978-2-7646-2409-8

1. Cinéma – Appréciation. I. Titre. II. Collection: Collection Liberté grande.

pn1994.h32 2015 791.4301’5 c2015-941797-X

isbn papier 978-2-7646-2409-8

isbn pdf 978-2-7646-3409-7

isbn epub 978-2-7646-4409-6

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Pour Lou et Monica

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Écrire sur le cinéma ne serait pas autre chose ici que s’enfoncer dans ces ténèbres éclairées par des points changeants, et parvenir au moment où cette nuit-là se fait en nous.

jean louis schefer, L’Homme ordinaire du cinéma

Écrire, c’est reconnaître ce qui s’est déjà écrit. Dans le film (le film comme dépôt organisé de signes) et dans moi (organisé par un dépôt de traces mnésiques qui, à la longue, constituent aussi mon histoire).

serge daney, L’exercice a été profitable, Monsieur

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J’ai toujours beaucoup gesticulé, parlé avec les mains, comme on dit. Je ne sais pas exactement d’où ça me vient. Peut-être de mon bégaiement. De la peur que

les mots ne suivent pas le fil de la pensée qui se forme tant bien que mal, trébuchent en traversant les dents, les lèvres, bloquent à la sortie du palais. Donc on y entre-mêle des battements de doigts, des gestes du coude, une torsion du poignet qui confèrent tous ensemble une impression de fluidité à un enchaînement de phonèmes parfois cahoteux. On dit parler avec les mains, mais ce n’est pas ça. L’expression n’est pas heureuse. Un malen-tendant n’y comprendrait rien, ce ne sont pas des signes, des mots. Ce serait plutôt une manière, si j’y pense, d’ac-compagner (et sans y penser, dans l’action) la naissance d’une idée, souvent sinueuse, empêtrée dans sa nuit, de l’innerver d’un rythme, de l’enfler, de la projeter dans l’espace afin qu’elle puisse s’installer dans le temps, s’ins-crire dans ma mémoire.

Je remarque que je gesticule aussi beaucoup au cinéma. Ce n’est pas que je cherche à communiquer une idée à la personne qui est assise à côté de moi (et puis d’ailleurs je préfère aller au cinéma seul), ces gestes de la main ne sont pas tout à fait une parole, une idée, mais une manière peut-être un peu étrange d’accompagner le film qui se déroule (sa parole à lui), de faire réverbérer les impressions qu’il fait naître à l’instant en moi. Suivre

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un travelling somptueux en lissant l’air du bout des doigts; amortir l’amoncellement de plans d’un montage trop rapide ou un jaillissement subit de couleurs en tapant sur la cuisse avec l’index et le majeur; balayer l’espace du revers de la main dans un effeuillement de doigts, refermer la paume sur la bouche quand soudain ce que l’on voit est trop beau. Et puis montrer du doigt. Se faire l’admoniteur discret de ces ombres qui se déploient sur l’écran au moment où ça se met, soudain, à bouger en nous. Un rai de lumière. Un changement de bobine remarquable. Un corps qui disparaît par une fenêtre entrouverte. Un mouvement de la main. Mon-trer pour tenter de se convaincre que cette chose inouïe a eu lieu et qu’on n’est pas seul. Et puis remarquer parfois que la personne assise trois sièges à votre gauche, à la troisième rangée, vous regarde en opinant, car elle a aussi vu cette chose fabuleuse et banale que votre geste tentait obscurément de recueillir. Parfois elle montrera à son tour l’écran pour te dire: «Tu as vu toi aussi, hein?» Gesticuler pour se dire qu’on a assisté à la naissance de quelque chose. Parfois, plus tard, des années plus tard, revenir sur cela, ce qui en reste, cette impression, la décrire. Retrouver le monde dans lequel cette chose est née, l’invoquer, d’un geste de la main.

Les mains, surtout quand elles ne font rien ou très peu, sont fascinantes à suivre dans une scène de film (de dialogue, par exemple), puisque le cinéaste, comme le spectateur, n’a d’yeux que pour l’expression du visage, parfois le décor, le débit, l’interprétation de l’acteur. Cette zone de l’image (vers le bas, parfois sur les bords, à l’écart) offre ainsi un terrain propice pour capter des choses involontaires que personne ne penserait remarquer. Y apparaît souvent toute une série de petites vibrations, d’erreurs, d’hésitations, de mouvements

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inchoatifs, des possibilités de sursauts, tantôt anticipant la parole et l’action, tantôt décalés par rapport à elles, en particulier chez certains acteurs (les anxieux, les élec-triques, les flegmatiques, les dandys). Les mains font découvrir un appareil parallèle, autonome, rattaché de loin en loin au circuit neuromoteur central du film, mais dans l’indifférence quasi complète de ce dernier, qui devrait nous échapper, mais qui nous ouvre la porte d’un autre théâtre, tout petit, ridicule, où des choses éton-nantes sont stockées; une main courante transcrivant sans penser un autre récit. Des restes de cinéma.

* * *

Cet essai gravite autour de ces restes de cinéma que l’on porte et qui permettent d’inscrire sur le fil du temps notre histoire ordinaire. De la raconter. Pour le dire avec les mots de Godard: «Ce qui est passé par le cinéma et en a conservé la marque ne peut plus rentrer ailleurs.» Le passage par le cinéma a laissé des marques indélébiles, comme des traces de radiation (nous sommes des «mutants», selon la belle métaphore de Schefer), marques que l’on porte comme un secret et une greffe, qui s’agrafent très tôt dans la mémoire, à l’insu de l’en-fant qu’on a été, et qui deviennent indissociables du corps dans lequel elles seront développées, révélées, par à-coups, au cours de la vie. Ce sont des scènes de forma-tion, lumineuses et souvent indéchiffrables, au même titre que toutes les autres qui marquent notre enfance et notre vie adulte, même si elles occupent une place singu-lière, qu’elles sont logées dans un écrin à part des souve-nirs ordinaires; impressions plus intimes – elles sont collées à notre peau, fondues à la trame de notre vie affective –, mais qui déplient la toile d’une espèce d’his-

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toire commune, dans laquelle on peut avoir le désir de se projeter, de se retrouver (comme un figurant anonyme). J’ai cherché à ouvrir et à décrire cet écrin, le plus juste-ment possible. J’ai demandé à d’autres, amis, collègues, de me raconter ce dont ils se souvenaient, le rôle qu’avait occupé le cinéma dans leur vie, les points de bascule, les rencontres, les lieux de cette mémoire, les rites qui l’ac-compagnent. Ce sont des anecdotes, rien de plus, rien de moins. Mais qui nous font goûter cette qualité singulière du temps par lequel le cinéma transite, à chaque époque, dans chaque lieu.

Le choix du parcours, la nature des exemples, la dis-position des citations, des souvenirs et des réflexions qu’ils m’ont inspirées m’ont été dictés, dans le désordre des idées, par le plaisir tout poétique que j’ai pris à les suivre, à les accumuler et à les réinventer, à tenter de dire la beauté, banale ou bouleversante, de ces traversées, de ces débuts, de ces deuils, qui ont eu le cinéma en partage.

* * *

Alors peut-être faudrait-il commencer par une image.

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Une image qui est une énigme de grisaille et de blancheur, une émanation dont on peine à discer-ner le sujet, la cause, le coupable, précipité obscur

d’une concoction où se sont mêlés le volontaire et l’ac-cidentel, le mécanique et le spirituel – quelqu’un a-t-il voulu prendre cette image? –, et en s’y plongeant pour tenter de la lire, mieux, d’imaginer la matière dont elle est faite, le processus dont elle est le dérivé, penser à un décalque échoué du réel, comme à la trace d’un pas-sage (comme on le dit d’une tempête ou d’une tor-nade) qui signale l’évanouissement et l’oubli plus que la présence, puisque tout signe reconnaissable ou manifeste y est paradoxal, incertain, puisque ce qui a été retenu, ce qui s’est accroché dans l’image, nous frappe par sa banalité: une cruche, un abat-jour, un cadran de téléphone; et on se dit tout de même que l’apparition de ces natures mortes planquées dans la périphérie de ces vapes et perceptibles au bout d’un long travail relève assurément du miracle, qu’elles ont dû parcourir un long chemin pour arriver jusqu’à nous, comme ces fresques émiettées qui ont survécu à deux mille ans de sable et de vent, comme un mot, une image, un geste de la main, échoués au fond d’une mémoire, qui décideraient soudain, secoués par on ne sait quel tremblement, en suivant on ne sait quel séisme de la pensée, de remonter à la surface, pour

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grever de leur poids de passé, de leur puissance de reste, le moment présent. Et s’y reposer, immobile.

Après le premier regard, une fois découpés et identifiés, ces spectres d’objets continuent d’inquiéter. D’où viennent-ils, de quel ordre de réalité sont-ils issus? Reparcourir du regard et décrire ce que l’on voit alors, encore, plus large: cette masse nuageuse, au centre, un peu décalée, où à force d’obstination, de temps et d’imagination on peut retracer une espèce de tête de Christ, orbites, pommettes creuses, un front, un menton allongé, une bouche autour de laquelle la chair se serait simplement refermée, en étouffant un cri; à droite, les motifs moirés d’une vieille chute de rideaux, en bas, à gauche, ce vase ou cette cruche à bec, à droite, un téléphone à cadran, tous en suspension dans cette soupe ectoplasmique, pétrifiés. On se dit alors qu’une agitation terrible a dû avoir lieu avant d’atteindre ce point de repos. On décide de s’accrocher à cet étrange abat-jour, en haut, à droite, qui nous apparaît un peu oblique, engoncé lui aussi, avec sa poignée superflue, dans cette matière fantôme, en se demandant s’il nous livre le secret de cette image ou s’il n’est pas plutôt la source de son accident, comme si sa lumière, qu’on aurait pu imaginer douce et apai-sante, s’était échappée en saupoudrant de farine cette salle de séjour désertée depuis un siècle. Imaginer une grand-mère oublieuse, emballée dans un châle poussiéreux, qui est montée se coucher en omet- tant d’éteindre la lampe coupable de cette calamité. Décrire, encore. Revenir sur cette blancheur qui a décidé de s’agglutiner au centre: une série de voiles diaphanes déposés l’un sur l’autre au point de devenir lourds et opaques, étouffant toute possibilité qu’un autre objet, couché sous cette masse, puisse bomber sa

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surface. Cette zone est-elle devenue saturée à force d’absorber des jets de lumière, comme si on décidait de photocopier une image, de la photocopier encore, encore, au point de faire disparaître l’image originale dans le jeu des générations? Promener son regard. Remarquer ces cernes d’ombres qui absorbent les coins et les bordures, ces lignes courbes, ces sortes de boursouflures nébuleuses, en haut, à gauche, qui pei-nent à émerger, qui ont des allures de grandes ailes épinglées, de buste de mannequin sans visage, de masque mortuaire, et toutes ces choses à la fois, dans une confusion de palimpseste, comme si on les avait privées du temps nécessaire pour que leur lumière imprime la surface, impressionne une pellicule, fasse grouiller des sels d’argent, pour qu’elles soient tirées enfin du côté du visible plutôt que de baigner dans leur purgatoire de pâleur indistincte. Et puis il y a cet effet de trame, ces rayures verticales qui trempent, comme un rideau de pluie, ce salon oublié, comme des milliers de cris terrés.

Cette image peut aussi faire penser à la première héliographie de Niepce (Point de vue du Gras, 1826), sur plaque d’étain, où l’on devine un même acharne-ment de ruse et de temps accumulés pour que du jeu de la lumière et de l’ombre émergent des formes, mais stoppées au seuil de leur propre indécision (et il faut, là aussi, pour que quelque chose apparaisse, que quelqu’un vous indique «Voyez ici ce toit, cet horizon, cet arbre, ce muret, ce parapet, c’est une vue, la voyez-vous?»). Elle évoque aussi tour à tour les photo-graphies spirites du xixe siècle qui avaient tant fasciné Walter Benjamin: des dandys ou des dames habillés de tenues charbonneuses avec de vastes volutes de fumée de pipe ou des voiles de mousseline jaillissant

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de leur tête ou de leurs narines. On pense aussi aux folles photographies de traînées de fumée de Marey, cherchant à capter les mouvements de l’air, ou encore au négatif du saint suaire de Turin, pris en 1898 par un photographe italien amateur. Il s’en dégage la même sorte d’horreur sourde mêlant mystère et effet de trucage, fantasmagories et science, appareil technique et croyance dans l’invisible, abstraction et figura- tion, qui se confondent si magnifiquement à la fin de ce xixe siècle et dans le creuset duquel naîtra le ciné-matographe, cristallisation de cette architectonie déli-rante de rêve, de verre, de cendre et de fer, d’une modernité aujourd’hui évanouie. Et c’est donc non sans un sourire incrédule que l’on apprend que cette photo a été réalisée, non pas au milieu du xixe siècle, mais à l’aube d’un autre siècle, en l’an 2000, à l’aide de toute la panoplie sophistiquée que nous propose la technologie numérique.

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