La Lutte pour la reconnaissance et l'économie du don;...

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Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l'UNESCO. Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de l'UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.

Publié en 2004 par : Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture Secteur des sciences sociales et humaines 7, place de Fontenoy, 75350 Paris 07 SP Sour la direction de Moufida Goucha, Chef de la Section de la philosophie et des sciences humaines, assistée de Mika Shino et de Feriel Ait-Ouyahia

O UNESCO Imprimé en France

Introduction

L‘Institut international de philosophie (1.I.P) est la plus ancienne des institutions philosophiques internatio- nales. I1 a été fondé en 1937 à Paris à l’occasion du Congrès Descartes, à l’initiative d‘Émile Bréhier et du philosophe suédois &e Petzall. Placé dès sa fondation sous le patronage du Président de la République française, il s’est d‘abord appelé Institut international de collabora- tion philosophique. I1 s’est donné pour mission, dès sa création, à une époque de fortes tensions idéologiques, de rassembler des représentants qualifiés de la commu- nauté philosophique internationale pour sauvegarder l’exercice de la pensée, la possibilité d’une réflexion cri- tique et la liberté d’expression. Dans une époque plus normale, il a pris pour tâche de favoriser l’échange des informations et des idées, de promouvoir les droits de la raison et l’idéal de tolérance, de pratiquer et dencoura- ger l’ouverture mutuelle des cultures, des mentalités et des traditions. Reconnu par l’UNESCO comme repré- sentatif de la communauté philosophique mondiale,

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regroupant des philosophes de toute nationalité et de toutes tendances, il met à l'œuvre à l'échelon internatio- nal des programmes de recherche, publie plusieurs col- lections et un périodique la Bibliographie de la philoso- phie, constamment mise à jour par 260 collaborateurs dans 55 pays. I1 organise chaque année des Entretiens, où des philosophes de réputation internationale débattent des problèmes actuels de la philosophie, en accordant une particulière attention aux méthodes mises en œuvre et aux perspectives de solution. Les derniers Entretiens ont eu lieu à New Delhi en 2000 sur la globalisation, en 2001 à Helsinki et à Tartu (Estonie) sur la méthode d'in- terrogation, en 2002 à Madrid sur les problèmes ouverts en histoire des concepts.

L'Institut international de philosophie dont, par droit de fondation, le siège social est à Paris, est actuellement présidé par Anne Fagot-Largeault, professeur au Collège de France. Son secrétaire générai est Pierre Aubenque.

L'Institut international de philosophie a demandé à deux de ses anciens présidents, Paul Ricœur et Jaakko Hintikka, de présenter au public des aspects de leurs réflexions actuelles. O n ne saurait prétendre épuiser, avec ces deux noms prestigieux, tout l'éventail de la réflexion philosophique contemporaine. Mais l'un et l'autre phi- losophes en représentent de façon exemplaire deux des courants les plus vivants et les plus féconds.

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Paul Ricœur est reconnu comme l’un des principaux phénoménologues et herméneutes de notre temps ; plus exactement, il a su féconder l’une par l’autre ces deux approches que sont la phénoménologie, science des phé- nomènes psychiques, er l’herméneutique, science de l’in- terprétation, notamment des mythes et des symboles religieux. Plus récemment, il s’est consacré à l’élucidation de questions éthiques, comme celle de la responsabilité et du bon usage de la mémoire.

Jaakko Hintikka, représentant majeur du courant analytique, a travaillé dans le domaine de la philosophie du langage, de la logique mathématique et philoso- phique. I1 a proposé une nouvelle définition de la vérité, qiii lui a permis de résoudre le difficile problème de la vérité des propositions futures. Il s’est également intéressé à ceux des philosophes du passé, d’Aristote et Descartes à Frege et Wittgenstein, qiii ont ouvert la voie aux appro- ches contemporaines.

Pierre Aubenque, Profissew hoizortlire à L’Uniuersité Pm‘s-IV

Secrétaire gédraL de I7.I.P

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La lutte pour la reconnaissance et l’économie du don

Paul Ricœur

Le titre de cette conférence, La luttepour la recon- naissance et l’économie du don, semble marier l’eau et le feu, le mot (( lutte )> et le mot (( don )) ; mais ce qui est en jeu c’est le mot (( reconnaissance », la reconnaissance mutuelle ; ce travail fait partie dune tentative plus vaste de donner au concept de (( reconnaissance )) une dignité philosophique qu’il n’a pas, comparé au mot (( connais- sance )) ; il y a des théories de la connaissance, des traités de la connaissance, mais, selon mon information, nous n’avons pas de grand livre qui porterait le titre D e la reconnaissance ; je ne suis pas sûr qu’on puisse l’écrire et je n’en présente que des fragments. C’est le fragment ter- minal de cette recherche que je présente ici.

Le concept de reconnaissance est entré dans la philo- sophie grâce essentiellement au philosophe allemand Hegel, presque au début de son œuvre philosophique, à

Iéna entre 1802 et 1806. Le thème de la reconnaissance n’est pas inconnu du public de langue française, grâce au travail de Kojève sur le grand livre de Hegel qui suivit cette période de préparation, Lu Phénoménologie de L’Erprit ; le noyau de cette œuvre est la lutte pour la reconnaissance précisément, mais autour d’un thème qui m’a paru un peu réducteur, la lutte du maître et de ïes- clave, et qui en effet, dans ce livre, ne peut se terminer que par un renvoi en quelque sorte dos-à-dos du maître et de l’esclave qui se reconnaissent tous deux comme par- tageant la pensée. La sortie de la lutte pour la reconnais- sance dans La Phénoménologie de l’Esprit, c’est donc le stoïcisme, où un maître et un esclave, un empereur et un esclave, disent tous deux (( nous pensons )) ; et comme tous les deux pensent, ils sont indifférents, maître ou esclave. Le stoïcisme produit donc le scepticisme. J’ai alors suivi les travaux dune autre génération de cher- cheurs, qui remontaient plus haut que cet ouvrage très achevé, admirable, de La Phénoménologie de I‘Eprit, à la période d‘Iéna, où des ouvrages fragmentaires inachevés mettent en chantier l’idée de la lutte pour la reconnais- sance, mais avec un horizon beaucoup plus prometteur de développements ultérieurs que cette espèce de ferme- ture que j’indiquais sur le stoïcisme et le scepticisme. Dans ces écrits et surtout dans leur réactualisation en Allemagne principalement autour de jeunes chercheurs,

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et aussi à Louvain-la-neuve autour de Taminiaux, l’idée généralement exposée est la suivante : si nous restons seulement dans l’horizon de la lutte pour la reconnais- sance, nous créerons une demande insatiable, une sorte de nouvelle conscience malheureuse, une revendication sans fin. C’est pourquoi je m e suis demandé si nous n’a- vions pas par ailleurs, dans notre expérience quotidienne, l’expérience d’être reconnus, d’être effectivement recon- nus, dans un échange qui est précisément l’échange du don. C’est donc une tentative dont j’ignore le succès, mais dont je suis certain qu’elle est féconde, pour com- pléter et corriger l’idée finalement violente de lutte par l’idée non violente de don. Voilà donc la ligne générale de m a présentation.

Pour dire quelques mots de l’œuvre de Hegel à Iéna, je veux désigner quel est l’adversaire permanent que la philosophie politique a tenté de combattre et d‘exclure : il s’agit du Hobbes du Léviathan. O n peut dire que toute la tradition du droit naturel, de Grotius, Pufendorf, Locke, Leibniz, er jusqu’à Fichte, tend à réfuter Hobbes. L‘idée de Hobbes, chacun le sait au moins très sommai- rement, c’est que dans l’état qu’il appelle de nature - c’est une sorte de fable de l’origine, et qui est d‘ailleurs par- faitement reconstruite par une description empirique d‘état des choses - les hommes ne sont conduits que par la peur de la mort violente, de la main d’un autre. Les

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passions qui règnent sur cette peur sont la compétition, la défiance, (( defidence )) et la gloire. Au fond, c’est autour de l’idée de défiance que nous allons tourner puisque la reconnaissance que nous allons voir est la réplique à cette défiance pour sortir de l’état de nature ainsi présenté par Hobbes. La solution est un contrat, mais un contrat entre des hommes noués par la peur et qui s’en remettent à un souverain qui, lui, ne contracte pas, ne participe pas comme contractant au contrat ; si bien qu’un artifice, l’État, est représenté par le gros ani- mal dont il est question dans le livre de Job : le Léviathan, c’est la grosse bête en quelque sorte. Le pro- blème qui a été posé à Hobbes et à tous ses successeurs est de savoir s’il y aurait un fondement moral distinct de la peur, un fondement moral dont on peut dire qu’il donne la dimension humaine, humaniste à la grande entreprise politique. C‘est dans cette ligne que le jeune Hegel se situe ; mais il a derrière lui des appuis considé- rables, des anti-hobbésiens si j’ose dire, c’est-à-dire la tra- dition, assez mai définie il faut dire, du droit naturel, avec l’idée qu’il y a une marque morale originaire sur l’homme que vous trouvez chez Grotius dans cette (( qua- lité morale de la personne )) - c’est une expression de Grotius : (( qualitas, moralis personae )) - en vue de quoi on peut légitimement posséder, faire et agir ; c’est le pre- mier relais. Le deuxième relais, c’est bien entendu Kant,

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avec son idée de l’autonomie, c’est-à-dire au sens propre du mot que le soi et la norme forment un lien absolu- ment primitif; un impératif catégorique s’ensuit et il n’y a pas de problème dérivé de la peur : c’est une fondation primordiale de la moralité ; mais le problème est de tirer une philosophie politique du principe d’autonomie, et c’est à ce stade qu’intervient le dernier relais, le grand philosophe peut-être le plus difficile à lire de toute la philosophie allemande, Fichte. C’est lui le premier qui a lié l’idée de réflexion sur soi à une idée de l’orientation vers l’Autre ; cette détermination réciproque de la cons- cience de soi et de l’intersubjectivité, c’est l’œuvre de Fichte, et en ce sens, dans cette période au moins, Hegel est un Fichte ; j’ajouterai à ces motivations une admira- tion sans bornes pour la Cité grecque et l’idée de retrou- ver la belle Cité dans les conditions de la modernité : c’est donc la tâche que s’assigne Hegel. Les deux ouvra- ges, ou plutôt les deux fragments sur lesquels je vais m’appuyer et dont je vais faire une très brève présenta- tion sont le Système de La vie éthique de 1802 et la Real philosophie, philosophie de la vie réelle, des années 1804- 1806 ; nous avons employé en français (( vie éthique )) pour traduire un mot allemand de grande portée qui est le mot G Sitten )) : les mœurs ; c’est-à-dire qu’au lieu de partir de l’idée abstraite du devoir moral, de l’obligation, on part de la pratique des mœurs ; il y a là une sorte d’é-

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Cho à Aristote qui précisément a écrit une éthique à par- tir du mot (( ethos », les mœurs ; donc comme on ne pou- vait pas employer le mot (( mœurs )) en français comme l’allemand emploie (( Sitten », on a traduit par éthique ; dans le mot vie éthique, il y a une volonté de concrétu- de de la pratique des hommes et pas seulement de leurs obligations abstraites morales. Sur ce projet se greffe une méthode qui est de faire apparaître la négativité - c’est- à-dire tout ce qui, dune façon ou dune autre, nie - comme le moteur dynamique de l’avancée des idées et des pratiques. La sortie de la vie naturelle d’être simple- ment là, (( da sein )) comme on dit en allemand, se fait par le négatif qui pousse toujours plus loin. Le projet hégé- lien - qui au fond ne changera pas jusqu’à l’accomplisse- ment le plus convaincant de l’œuvre hégélienne dans cet ordre pratique, à savoir Les Principes de La philosophie du droit - consiste dans un parcours de niveaux et d’institu- tions où, par la multiplication des négations, se construit peu à peu un ordre humain. L‘origine du politique, c’est donc la sortie de la peur par cette poussée spirituelle qui, sous le vide de la négativité vive et vivante, produit des institutions de plus en plus riches qui, dans le dernier grand ouvrage des Principes de La philosophie du droit, s’organiseront autour de la famille, de la société civile et culmineront dans la société politique où les hégéliens tentent de retrouver l’équivalence de la belle Cité

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grecque, mais à partir de l’individualité née à la Renaissance, dans la période des Lumières et à travers la philosophie kantienne et fichtéenne. Quant au deuxième ouvrage, Realphilosophie, le terme (c real )) indique qu’il s’agit de dire comment l’esprit, le Geist, entre dans l’Histoire, entre dans la réalité historique, comment la liberté qui est d’abord une idée abstraite devient histo- rique. C’est donc à travers toute une histoire des conquê- tes pratiques, pragmatiques et institutionnelles de I’hom- m e que se construit ce destin - politique finalement, politique au sens large - de vivre ensemble dans des lois et des institutions. Hegel parcourt trois modèles de reconnaissance : le premier, sous l’égide de l’amour (ce qui était déjà un grand mot hégélien), l’affectivité sous la forme aussi bien de la sexualité et de l’érotisme que de l’amitié et du respect mutuel : le mot amour est un mot qui définit toutes les relations proches des hommes qui sont engagés affectivement ; un deuxième niveau, juri- dique, est celui du droit où règnent généralement des rapports contractuels - mais les rapports contractuels pour Hegel sont toujours des rapports de faible qualité humaine, parce que dans le rapport de contrat, principa- lement autour de la propriété, on sépare plutôt que l’on unit le <( ceci est à moi )) de (( ce qui est à toi )) : et la sépa- ration du mien et du tien n’est pas un acte de reconnais- sance, on peut dire d’une certaine faaçon qu’il reste un

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élément de défiance dans la relation contractuelle. Je crois qu'il est très important de dire la permanence de I'anti-contractuaiisme dans toute l'œuvre de Hegel : le contrat est un rapport abstrait et qui est d'ailleurs sanc- tionné par lui-même, à savoir qu'il produit l'infraction. Hegel magnifie un peu ce concept d'infraction par celui de crime ; et le plus surprenant à la lecture de ces cieux essais est, je ne dirai pas une apologie du crime, mais une tentative pour comprendre comment le crime contribue à la progression du rapport humain en ébranlant le rap- port simplement juridique qui est en quelque sorte dénoncé de pauvreté spirituelle ; je me permets de dire en passant que lorsque effectivement dans une société il y a destruction de tous les rapports humains véritables liés à la société civile, à la société politique, nous retom- bons tout simplement sur des rapports de droit, et c'est la criminalité qui en quelque sorte révèle l'inhumanité profonde de relations qui ne seraient que des relations juridiques. Au-dessus de ce rapport simplement abstrait, purement juridique, contractuel, dénoncé par la crimi- nalité, il y a la recherche d'un lien communautaire qui pour Hegel est l'État (c'est le troisième niveau). C'est un sujet de grande controverse de savoir si la description et la construction de l'État hégélien ne sont pas encore chargées de défiance mutuelle ; je voudrais dire quelques mots sur les tentatives contemporaines de ré-appropria-

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tion et de réactualisation de la philosophie du jeune Hegel, reconstruisant, recherchant quels seraient les équivalents concrets, dans notre expérience, du négatif hégélien ; c’est dans son livre La Luttepour la reconnais- same que se trouve l’idée-clé que j’ai maintenant repré- sentée, à savoir que c’est par des expériences négatives de mépris, (( Missachtung », que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de recon- naissance est né de la dis-satisfaction ou du malheur du mépris ; c’est toute une phénoménologie du mépris qui guide la reconstruction par Alex Honneth de l’héritage du jeune Hegel. I1 le montre aux trois niveaux parcourus par Hegel dans son œuvre ; je suis très intéressé surtout par le premier et le dernier de ces niveaux car sur le jeu éthique maintenant nous sommes abondamment pour- vus de commentaires et de ré-interprétations ; mais le juridique n’occupe pas toute la place : il est encadré par quelque chose qui est du pré-juridique et quelque chose qui est du post-juridique, et c’est successivement dans le pré-juridique et le post-juridique que Honneth voit opé- rer le mépris et la provocation à surmonter le mépris par la reconnaissance ; cette mise en couple de l’idée de mépris et de l’idée de reconnaissance me paraît être l’ac- quis principal de cette réactualisation. Voici quelques exemples : le modèle premier - puisque Honneth nous présente en somme trois modèles de reconnaissance, au

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niveau des affects (des affections comme on disait au XVIII‘ siècle ), au niveau juridique et au niveau politique - le modèle premier donc couvre la gamme des rapports érotiques, familiaux, amicaux, c’est-à-dire (je cite Honneth) impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes ; le pré-juridique méri- te d‘être parcouru dans toutes ces dimensions par la richesse extraordinaire des sentiments négatifs qu’il com- porte. Aujourd’hui nous avons certainement des échos très riches de ces composants négatifs de l’affectivité pre- mière dans la psychanalyse, dont bien sûr Hegel n’avait pas le moindre pressentiment ; Honneth s’intéresse sur- tout à la psychanalyse post-freudienne de tous les senti- ments d’abandon, de détresse, de malheur de la prime enfance, qui précèdent l’entrée dans le complexe d‘û3dipe et qui paraissent être des commentaires possi- bles de la négativité : l’enfant cherche, dans le besoin dê- tre rassuré, la confiance dans la vie, ou dans le fait de n’ê- tre pas confirmé, de ne pas être approuvé, l’acquisition de la capacité de la solitude ; cette acquisition de la capa- cité de solitude à partir de l’abandon et de la menace d’a- bandon constituerait, pour Honneth, le meilleur équiva- lent contemporain, moderne, de l’analyse hégélienne.

Je me porte dun saut à l’autre extrémité de la recon- naissance conflictuelle ; on peut dire que toute l’entre- prise d’Honneth à la suite de Hegel c’est justement la

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notion de conflit destructeur de reconnaissance, car c’est là que cette phénoménologie atteint peut-être sa limite et appelle une remise en question du rôle quasi fondateur attribué à la notion de conflit et de lutte ; ce qui est en question, c’est l’au-delà de la reconnaissance juridique que l’auteur caractérise ainsi. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteurs de droits que si nous avons en même temps connaissance des obligations normatives auxquelles nous sommes tenus à l’égard d‘autrui ; nous ne sommes nous-mêmes qu’à condition d’entretenir avec autrui des rapports de construction mutuelle, comme dans la prime enfance la capacité d’être seul pour sortir des menaces d’abandon. Ici c’est le mépris social qui est la forme négative nouvelle. O n pourrait dire que les malheurs de nos sociétés, que Hegel avait parfaitement anticipés dans son analyse de la société civile, viennent de ce que la société civile, marquée essentiellement par l‘industrialisation, par la maîtrise de ce qu’il connaissait déjà à l’époque des relations industrielles, produit en même temps la pauvreté ; il y a un lien étrange entre la production de richesse et la production d’inégalités - mais nous vivons de cela, n’est-ce pas, cruellement. O n pourrait dire que la contradiction qui est source de méconnaissance, dénis de reconnaissance, c’est dans nos sociétés la contradiction profonde qu’il y a entre une attribution égale de droit (en principe nous sommes

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égaux comme citoyens et comme porteurs de droits) et l’inégalité de la distribution de biens : c’est-à-dire que nous ne savons pas produire des sociétés économique- ment et socialement égalitaires alors que la fondation juridique de nos sociétés est le droit égal à l’accès de tou- tes les sources de la reconnaissance juridique. C’est ce conflit entre attribution de droits et distribution de biens qui est en quelque sorte la limite indépassable de nos sociétés contemporaines et démocratiques. Celui qui est reconnu juridiquement et qui n’est pas reconnu sociale- ment souffre d’un mépris fondamental qui est lié à la structure même de cette contradiction entre attribution égale de droits et distribution inégale de biens ; dans le livre de Honneth, un chapitre entier est consacré aux figures contemporaines du déni de reconnaissance, avec des sentiments comme la honte, la colère, l’indignation, la révolte, etc. Les formes de reconnaissance relevant de l’estime sociale concernent le nœud le plus dissimulé entre l’universalisation liée à la conquête du juridique et la personnalisation par la division du travail ; et c’est ce nœud dissimulé qui est source de mépris et de déni de considération sociale, où le défaut de considération publique et le sentiment intime d‘atteinte à l’intégrité vont de pair. C’est sur cette frontière indécise du manque de reconnaissance sociale par la multiplication des inéga- lités dans des sociétés de droit égal que je me pose la

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question de savoir si l’idée de lutte est alors la dernière idée. La relecture des textes de Hegel à Iéna et leur ré- interprétation contemporaine m’ont conduit à un point de perplexité que je résume ainsi : l’« être reconnu )) de la lutte pour la reconnaissance n’est-il pas l’enjeu d’une demande indéfinie, faisant figure de (( mauvais infini )) ? C’est une expression hégélienne, que ce soit sous les traits négatifs d’une négation insatiable ou positifs d’une revendication sans limite, donc une sorte de malheur de la conscience comme produit de la civilisation. Pour conjurer ce malaise de la conscience malheureuse moder- ne et le péril des dérives qui en découlent je m e suis pro- posé de mettre en couple les motivations d’une lutte interminable au sens où Freud parle d’une analyse inter- minable avec des expériences sans doute rares mais pré- cieuses, effectuations heureuses de la reconnaissance ; ce sont les formes non violente de la reconnaissance que je voudrais mettre en face de la forme conflictuelle de la reconnaissance, qui est le grand héritage hégélien. C’est pour cette raison que j’ai rouvert le dossier du don à un moment on peut dire inattendu de mon analyse, et je suis très conscient de l’espèce d’hiatus que je crée dans mon propre discours en passant de l’idée de lutte à l’idée de don.

Une grande œuvre publiée par Marcel Mauss s’ap- pelle LEjai sur le don, sous-titrée Forme et raison de l’é-

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change dans les sociétés archaïques ; Marcel Mauss parle de sociétés (( archaïques )) non pas au sens barbare du terme, mais voulant dire qu’elles ne sont pas entrées dans le mouvement général de la civilisation - une société poly- nésienne ou d’Amérique. Ceci est important parce que mon problème sera de savoir si le don reste un phéno- mène archaïque et si nous pouvons retrouver des équiva- lents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme (( économie du don )) ; mais pour Mauss il s’agit d’une économie, c’est-à-dire que le don se place dans la même lignée que l’économie marchande. La relecture qui est faite aujourd’hui de Marcel Mauss est présentée dans le livre de Jacques Hénaf intitulé (je vais expliquer plus loin la raison de ce titre) Le Prix de la vérité, en sous- titre Le don. C’est une tentative de ré-interprétation de la dialectique de l’échange du don pour le sortir de son archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu qu’il y avait quelque chose d‘étrange dans ces pratiques archaïques et qui ne le mettait pas sur le chemin de l’é- conomie marchande, qui n’était pas un antécédent ou un précédent, donc une (( forme primitive », mais qui était situé sur un autre plan. C’est sur le caractère cérémoniel de l’échange que je veux insister : la cérémonie de l’é- change ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges marchands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de l’achat et de la vente

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avec quelque chose comme une monnaie. Hénaf souli- gne que le don, la chose donnée dans l’échange, n’est pas du tout une monnaie ; ce n’est pas une monnaie d’é- change, c’est autre chose, mais alors quoi ? Reprenons l’analyse de Mauss au point où il s’arrête - sur une énig- me, l’énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel Mauss n’est pas du tout (( pourquoi faut-il donner ? )) mais (( pourquoi faut-il rendre ? ». C’est donc le retour du don qui est pour Marcel Mauss la grande énigme. La solution qu’il en donnait était d‘assumer l’explication apportée par ces populations elles-mêmes ; et c’est d’ailleurs ce que Lévi- Strauss, dans Le Système deparenté, et dans le reste de son œuvre, a critiqué : le sociologue ou l’anthropologue assu- me ici les croyances de ceux qu’il observe. Or que disent ces croyances ? Qu’il y a dans la chose échangée une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en retour, c’est faire revenir la force contenue dans le don à son donateur. L‘interprétation que Jacques Hénaf nous propose (et que je prends à mon compte) est que ce n’est pas une force magique, qui serait dans le don, qui contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La chose donnée, quelle qu’elle soit - des perles ou des échanges matrimoniaux, n’importe quoi qui peut être le présent, le don, le cadeau - n’est rien que le subsitut d’une reconnaissance tacite ; c’est le

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donateur qui se donne lui-même en substitut dans le don et en même temps le don est gage de restitution ; le fonc- tionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite symboliquement figurée par le don. C’est cette idée d’une relation de reconnais- sance symbolique qui va être pour moi l’objet de la confrontation avec les analyses de la lutte issues de Hegel. I1 me semble que ce n’est pas la chose donnée qui par sa force exige le retour mais c’est l’acte mutuel de reconnaissance de deux êtres qui n’ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la gestuelle de la recon- naissance, c’est un geste constructif de reconnaissance à travers une chose qui est symbolique, qui symbolise le donateur et le donataire. C e qui justifie cette interpréta- tion, c’est qu’on peut la mettre en rapport avec une expé- rience qui n’est certainement pas archaïque : nous avons une expérience de ce qui n’a pas de prix, la notion du (( sans prix ». Dans la relation de don entre les (( primi- tifs », comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l’équivalent de ce que pour nous a d’abord été dans l’ex- périence grecque la découverte du (( sans prix )) lié à l’i- dée de vérité - d‘où le titre du livre de Hénaf, Le Prix de kz vérité : en réalité, c’est le (( sans prix )) de la vérité. L’expérience fondatrice ici c’est la déclaration de Socrate face aux sophistes : (( moi j’enseigne la vérité sans me

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faire payer N ; ce sont les sophistes qui sont des profes- seurs que l’on paye - nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate. Un problème a été posé à l’origine, c’est le rapport entre la vérité et l’argent, un rapport on peut dire d‘inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme vérité et enseigné comme vérité) et l’argent a elle-même une longue histoire - et le livre de Hénaf est en grande partie une histoire de l’ar- gent face à la vérité. En effet l’argent, de simple indice d’égalité de valeur entre des choses échangées, est devenu lui-même une chose de valeur, sous la forme d’un capi- tal ; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la façon dont la valeur d‘échange est devenue plus-value et, à partir de là, mystification, au sens que l’argent devient mystérieux puisqu’il produit de l’argent alors qu’il ne devrait être que le signe d‘un échange réel entre des choses qui ont leur valeur soit par la rareté, soit par le travail qui y est inclus, soit par la plus-value de la mise à la disposition d’un consommateur ; que de mys- tification l’argent soit devenu la chose universelle qu’il est devenu, marque le comble du conflit entre la vérité et l’argent. A cet égard, Hénaf renvoie au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin xrr-début me), dans lequel il fait l’éloge de l’argent en comprenant sa place dans la civilisation comme universel échangeur ; l’argent est donc titulaire en quelque sorte de tous les processus

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d’universalisation - ce que nous vivons actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globali- sation, c’est la circulation de l’argent ; et Simmel va même jusqu’à dire qu’il est symbole de liberté en ce sens qu’on peut acheter n’importe quoi avec l’argent, on a donc la liberté de choix. Mais Simmel, qui est en même temps un moraliste néo-kantien, montre quelque chose de monstrueux, que Socrate avait prévu : le désir d’argent est une soif illimitée ; on pense au mot d’Horace (( auri sacra fames », la faim sacrée de l’or. O n retrouve ce que tous les moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté d’avoir trop, la (( pléonexia », l’insatiable. L‘insatiable, c’est à la fois l’in- fini et l’insaisissable, d‘où la signification libératrice du rapport avec les biens non-marchands - le titre d’une livraison récente de la revue Esprit se présentait sous la forme d‘une interrogation inquiète : (( Existe-t-il encore des biens non-marchands ? ». M a suggestion est que, dans les formes contemporaines et quotidiennes de ïé- change cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle dune pratique de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait alors un travail à faire, qui serait la réplique du travail d‘Honneth sur les formes du mépris, une enquête sur les formes discrètes de recon- naissance dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la différence entre les jours ouvrables, comme nous

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disons, et les fêtes ne garde pas une signification fonda- trice, comme s’il y avait une sorte de sursis dans la course à la production, à l’enrichissement et qui fait que le fes- tif serait pour ainsi dire la réplique non violente de notre lutte pour être reconnu ? En effet, on peut dire que dans un rapport de cadeau, d’échange, de bienfait, nous avons une expérience vive de reconnaissance ; nous ne sommes plus en demande d‘insatiable mais nous avons en quelque sorte le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être reconnu. Soulignons le fait qu’en français le mot reconnaissance signifie deux choses, être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi éprou- ver de la gratitude - il y a, on peut le dire, un échange de gratitude dans le cadeau.

Je termine sur l’interrogation qui est la mienne : jus- qu’à quel point peut-on donner une signification fonda- trice à ces expériences rares ? Cependant je tendrais à dire que tant que nous avons le sentiment du sacré et du caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans l’échange sous son aspect cérémoniel, alors nous avons la promesse d’avoir été au moins une fois dans notre vie reconnu ; et si nous n’avions jamais eu l’expérience d’être reconnu, de reconnaître dans la gratitude de l’échange cérémoniel, nous serions des violents dans la lutte pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de Hobbes.

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Présentation de l’auteur

Paul Riceur, l’un des plus grands philosophes fran- çais, est reconnu comme l’un des plus importants phé- noménologues aujourd’hui. Né en 1913, Paul Ricceur est Professeur honoraire et

ancien Doyen de l’université Paris X-Nanterre, Professeur honoraire de l’université de Chicago et Président honoraire de l’Institut international de Philosophie.

Ses ouvrages couvrent un large éventail de thèmes, de l’histoire de la philosophie à la métaphysique, en passant par la critique littéraire et esthétique, l’éthique, le struc- turalisme linguistique, la philosophie de la psychanalyse, le marxisme ... Sa contribution la plus importante à la philosophie moderne se situe dans le champ de l’hermé- neutique, c’est-à-dire la science de l’interprétation, et en particulier l’herméneutique des symboles religieux.

D e nombreux Prix ont récompensé ses travaux, dont le Prix Hegel (Stuttgart), Karl Jaspers (Heidelberg), Léopold Lucas (Tübingen), le Grand Prix de l’Académie

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française, le Balzan Prix pour la Philosophie (Suisse, 1999) et le Prix Kyoto des arts et philosophie (2000). Parmi ses principaux ouvrages : La mémoire, l’histoire,

l’oubli (Le Seuil, 2OOO), Soi-même comme un autre (Le Seuil, 1990), Temps et récit, 3 tomes (Seuil, Points, 1983- 1985), La Métaphore (Le Seuil, 1975), Le Conflit des interprétations (Le Seuil, 1969), Philosophie de la volonté 1-111 (Aubier, 1950/1960).

Paul Ricœur a obtenu sa licence en philosophie en 1933 à Rennes. Inscrit à la Sorbonne l’année suivante, il a été reçu à l’agrégation en 1935. Il a enseigné dans divers lycées, en particulier au collège Cévenol. Après avoir collaboré au CNRS pendant trois ans, il a enseigné de 1948 à 1957 comme Professeur d‘histoire de la philo- sophie à l’université de Strasbourg et de 1957 à 1967 comme Professeur de philosophie générale à l’université de Paris Sorbonne. D e 1967 à 1987, Paul Ricœur a enseigné à la Faculté des lettres de l’université de Paris Nanterre, dont il a été le Doyen de 1969 à 1970. En 1970, il a été appelé dans la chaire du théologien Paul Tillich à l’université de Chicago.

Parmi ses responsabilités éditoriales, retenons qu’il a été membre du comité des revues Esprit et Christianisme social, qu’il a été directeur de la Revue de Métaphysique et de Morale, qu’il dirige, en collaboration avec François Wahl, la collection L‘Ordre philosophique (éditions du

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Seuil) et qu’il a été responsable des rubriques concernant la philosophie pour 1’Enryclopaedia Universalis.

Pour Paul Ricœur, penser, c’est dialoguer : dialoguer avec les vivants, avec les morts, avec les philosophes, avec les autres savants. I1 y a du Socrate chez lui ; à cela près qu’il n’adopte jamais la fameuse ironie de l’Athénien, cette distance un brin sceptique à l’égard du tout savoir : (( Je sais que je ne sais rien. )) La modestie, chez Ricœur, n’empêche pas l’ambition : la philosophie, même si elle n’a pas réponse à tout, peut apporter quelques réponses, et pas seulement entasser les questions. C’est pourquoi son travail se situe à égale distance de la prétention de <( faire système )) et de la fausse modestie du sceptique. Le dialogue, selon Ricœur, est l’unique planche de salut du philosophe, mais aussi de l’homme moderne, dans un monde dépourvu de repères certains. Cette conviction donne sa marque à son œuvre philosophique et à son parcours intellectuel.

Penseur et passeur Il se définit comme un (( esprit curieux et inquiet ». La

curiosité le plonge dans les livres, mais également dans l’inquiétude, en mettant en concurrence sa formation intellectuelle et son éducation protestante. Cet engage- ment religieux ne sera pourtant jamais renié. Il se fonde sur la conviction intime que {( kzparole de homme estpré-

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cédée par la parole de Dieu n, mais qu’une stricte division du travail s’est opérée afin de ne pas mélanger les genres : l’exégèse biblique est une chose, le travail philosophique en est une autre. La seconde révélation vient de la classe de philoso-

phie (1929-1930), qui représentait à l’époque un autre regard sur des (( humanités )) déjà assimilées par les élèves : les Grecs et les Latins, les Classiques et les Lumières, tout cela était revu en profondeur, en conflit et en critique. Le jeune Ricœur s’engage alors dans des études de philoso- phie marquées par le spiritualisme français. Devenu pro- fesseur dans un lycée, la guerre le surprend à Munich, lors dun cours de perfectionnement de langue allemande : (( Je$s tour à tour civil mobilisé, puis combattant vacant, enfin combattant vaincu et oficier prisonnier. )) Les années de captivité sont consacrées à approfondir la philosophie allemande, et c’est après la Libération que Ricœur com- mence son formidable travail de passeur intellectuel : c’est par lui que Jaspers, Husserl et d’autres furent intro- duits en France. En 1948, il est nommé à l’université de Strasbourg, puis en 1956 à la Chaire de philosophie générale de la Sorbonne.

Durant cette période, la réflexion de Ricœur semble en marge de l’actualité intellectuelle : il ne prend pas part à la frénésie structuraliste, même s’il en partage l’intérêt pour le langage et la psychanalyse. La fidélité à la démar-

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che et à l’héritage philosophiques alors si décriés au nom des sciences humaines en est la principale raison. Mais il y a aussi son désintérêt pour la polémique. (( Je mesure mon travail, dit-il, à sa propre ambition, et non par rap- port à lkir du temps. )) Sur chaque question, Ricœur pro- cède toujours par un repérage des argumentations concurrentes, avant de tracer son propre sillon.

En 1967, il participe à la création de l’université de Nanterre. (( Jkvais l’espoir, écrit-il, que ln taille de l’insti- tution permettrait dlnstaurer des rapports moins aiionymes entre enseignants et enseignés, selon l’idée ancienne de la com- muiiauté des maîtres et des disciples. )> Choix lucide et cou- rageux, puisqu’il anticipait Mai 68, mais finalement funeste : en 1970, alors que, devenu Doyen de la Faculté de lettres, il tente de remettre l’université en marche, il est harcelé par les plus radicaux des contestataires. Le 26 janvier, il est pris à partie dans un couloir et coiffé d’une poubelle !

L‘affaire fait la une des journaux. Ricœur est profon- dément blessé par l’échec du dialogue qu’il avait tenté, jusqu’au bout, de préserver. I1 quitte alors Nanterre pour l’université catholique de Louvain. Parallèlement, il donne un enseignement de plusieurs semaines par an à l’université de Chicago, ce qui lui permet d‘établir là encore un pont entre deux traditions de pensée : la phi- losophie analytique anglo-saxonne et la phénoménologie

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continentale. Revenu à Nanterre en 1975, il y termine sa carrière académique en 1981. A ce moment, son travail philosophique trouve sa pleine consécration publique, en France et à l’étranger. D e cette œuvre riche et variée on peut retenir une idée qui en constitue sans doute le cœur et un des principaux apports : l’identité narrative.

L‘identité narrative Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Toute réflexion

individuelle ou collective sur cette question semble vouée à produire une antinomie. D’un côté, l’identité personnelle (le cher Moi) ou collective (par exemple la Nation) semble si profondément inscrite en nous qu’elle ne paraît souffrir aucune discussion. Mais, dès lors qu’on tente de lui donner un contenu, c’est l’impasse ; toute définition paraît réductrice, infidèle ou exclusive : le cher Moi devient égoïsme ou mauvaise foi ; l’appartenance nationale devient nationalisme, voire chauvinisme. Bref, l’identité est soit trahie, soit néfaste quand on tente de l’identifier. D’où une seconde attitude possible : le scep- ticisme. Ce moi profond, pourtant si évident et si intime, est en réalité opaque et inconnu. N’est-ce pas une illu- sion ? Mais comment pourrais-je y renoncer ? Cet affrontement entre un dogmatisme du Moi, bien

fâcheux, et un complet scepticisme, bien difficile à tenir, a traversé toute l’histoire de la pensée. Héraclite y voyait la tâche même de la philosophie : (( /e me suis cherché

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moi-même », écrivait-il, avant le fameux (( Connais-toi toi- même )) socratique et l’interpellation inquiète de saint Augustin dans ses (( Confessions )) : (( Que suis-je, mon Dieu ? )) Cette interrogation trouve de nos jours une urgence plus grande et peut-être plus décisive : dans nos sociétés individualistes, en effet, l’exigence d’être soi- même est devenue plus impérative que jamais. Être soi- même ! Sans doute, encore faut-il savoir quel est ce moi que l’on doit être.

La notion d‘identité narrative que thématise Paul Ricœur représente une solution élégante et réellement profonde à cette cruciale perplexité. O n peut la résumer en une formule : (( /e suis ce que je me raconte. )) Qu’apporte le récit à ce problème ? Beaucoup, en vérité. D’abord, il nous sort d’une conception fixiste ou figée de l’identité : celle-ci n’est ni totalement à découvrir (comme une chose pré-donnée) ni seulement à inventer (comme un artifice), elle réside dans un mélange de détermination, de hasard et de choix, de mémoire, de rencontres et de projets. Le récit a cette vertu de remett- re tous ces éléments en mouvement et en relation afin d’en faire une trame. Ensuite, un récit ne se contente pas en réalité de raconter des faits. I1 les interprète, les argu- mente, les reconstruit. I1 sélectionne et travaille les moments pour en faire une histoire qui a un sens et une efficacité.

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L'identité produit de l'histoire et en est le produit. Bref, en m e racontant, je m e découvre moi-même à la fois même et autre.

Chacun en conviendra, ce concept d'identité narrative est une de ces bonnes idées de philosophes qui permettent de comprendre et de clarifier bien des expériences vécues. Quand, fatigués d'être nous-mêmes, comme le dit le socio- logue Alain Ehrenberg, nous entamons ce salvateur (( tra- vail sur soi », c'est souvent le récit de soi qui offre la pre- mière bouffée d'oxygène; quand, en situation de transition professionnelle, nous nous interrogeons sur notre véritable vocation, c'est encore le récit qui nous réinscrit dans un tra- jet cohérent d'existence. Et, lorsque la disparition des êtres chers et âgés se profile, que cherche-t-on à conserver, sinon une trace de leur mémoire pour maintenir le lien familial ? Et même, quand il s'agit de souder l'esprit d'entreprise, ne tente-t-on pas de recueillir les témoignages des employés pour identifier les (( valeurs fondatrices de la maison >) ? LES récits de vie connaissent aujourd'hui un succès considéra- ble. A une époque où l'identité n'est plus héritée dune appartenance lignagère, ni fournie d'emblée par un régime institutionnel et professionnel, chacun s'en ressent le dépo- sitaire fragile et le responsable inquiet. Paul Ricœur nous offre ici une catégorie tout à fait essentielle pour penser ce qui peut encorefdire Lien dans une société d'individus. Une manière, là encore, de faire penser le dialogue.

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Principaux ouvrages

Paul Ricœur est l’auteur de très nombreux ouvrages et articles dans le monde entier. En plus de ses livres, il a écrit plus de 500 essais, les plus importants sont rassem- blés dans dix volumes, dont beaucoup ont déjà été tra- duits en anglais, et d’autres sont à suivre. Pour la plupart ses écritures concernent le développement d’une anthro- pologie philosophique. Cette anthropologie, qu’il est convenu d’appeler anthropologie de la personne (( capa- ble », a pour objectifs de faire un exposé des possibilités et des vulnérabilités fondamentales que les êtres humains montrent dans les activités qui composent leurs vies. Bien que l’accent soit toujours mis sur la possibilité de comprendre l’individu, Ricœur rejette uniformément n’importe quelle réclamation de Cartésienne pour un transparent absolu de l’individu à lui-même qui rendrait la connaissance de soi indépendante de n’importe quel genre de connaissance du monde.

Au cours du développement de son anthropologie, Ricceur a fait un décalage méthodologique important. Sa propre écriture avant 1960 était dans la tradition de la phénoménologie existentielle. Mais pendant les années 1960, Ricœur a conclu cela correctement pour étudier la réalité humaine et a dû combiner la description phéno- ménologique avec l’interprétation herméneutique. Pour les herméneutiques, celui qui est intelligible, est accessi-

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ble à tous, dans, et par la langue ; et tous les déploie- ments de la langue réclament l'interprétation. L'analyse herméneutique ou linguistique de Ricœur n'a pas exigé de lui de désavouer les résultats de base de ses premières investigations. I1 l'a cependant mené non seulement à les revisiter, mais à voir également plus clair dans leurs implications.

Extraits : Pierre-Henri Tavoiilot (Université Paris-Sorbonne)

Paul Ricœur : Une vie de dialogues O Le Point 17/06/04 - n"l657 - page 96

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Bibliographie

Gabriel Marcel et Karljaspers (Temps présent. 1947) Philosophie de la volonté (Aubier,1350-1961)

tome I. Le volontaire et l’inuolomaire tome II. L‘hommefaillible tome III. La symbolique du mal

Histoire et vérité (Histoire, 1955) De l’inteiprétution, essui sur Freud (Seuil, 1965) Entretiens sur lizrt et lu psychanalyse (Mouton, 1968) Le conflit des interprétations (Seuil, 1969) La métaphore vive (Seuil, 1975) ?he et croire, chemin de sérénité (Cerf, 1975) La sémuritique de l’action (Seuil, 1978) La narrativité (CNRS, 1980) Être, essence et substance chez Pluton et Aristote

(SEDES, 1982) Tpmps et récit (SeuilIPoints Essais, 1983, 1984, 1985)

tome I. L’ordrephilosophique ( Seuil, 1983) tome II. La conJigzirution dnns le récit dejction (Seuil, 19 84) tome III. Le temps raconté (Seuil, 1985)

Du texte à l’action )> (SeuilIEsprit, 1986) Soi-même comme un autre (SeuilIPoinis Essais, 1990) Lectures I (Seuil, 199 I) Lectures II (Seuil, 1992)

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Phénoménologie et théologie (Critérion, 1992) Lectures 111 (Seuil, 1993) Le juste (Édition Esprit, 1995) Reyeexio n jzite. Autobiographie intellectuelle

(Éditions Esprit, 1995) Entretiens : la critique et la conviction

(Calmann Lévy, 1995) Autrement. Lecture d’autrement qu’être ou au-deb

de l’essence dEmrnanuel Lévinas (PUE 1997) L’idéologie et l’utopie (Seuil, 1997) La nature et la règle (avec Jean-Pierre Changeux,

Penser la Bible (avec André Lacoque, Seuil, 1998) La Mémoire, l’histoire, l’oubli (Seuil, 2000) L‘herméneutique Biblique (Cerf, 200 1) Pdrcours de la reconnaissance ( Plon,2004) Sur la traduction (Bayard, 2004)

Odile Jacob, 1998)

Ouvrages sur Paul Ricœur

Paul Ricœur, les sens d’ztne vie de François Dosse

Cahiers de l’Herne dir. E Azouvi et M. Revault d‘Allonnes (La Découverte Poche, 200 I)

(2004)

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Dumas-Titoulet imprimeurs 42100 Saint-Etiennr

Dépôt légal : novembre 2004 No d'imprimeur : 41527 A

Iinprimé en Fraiire