La liberté religieuse

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M. Jacques Robert

La liberté religieuseIn: Revue internationale de droit comparé. Vol. 46 N°2, Avril-juin 1994. pp. 629-644.

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Robert Jacques. La liberté religieuse. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 46 N°2, Avril-juin 1994. pp. 629-644.

doi : 10.3406/ridc.1994.4893

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ridc_0035-3337_1994_num_46_2_4893

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R.I.D.C. 2-1994

LA LIBERTE RELIGIEUSE

Jacques ROBERT

Professeur de droit public à l'Université de Panthéon-Assas (Paris 2)

Membre du Conseil constitutionnel Président du Centre français de droit comparé

Dans la catégorie — aujourd'hui classique — des « libertés de l'esprit », la liberté religieuse ou « liberté de la foi » occupe une place particulière en raison même de son contenu à la fois très proche de l'intimité personnelle de chacun et chargé d'une lourde histoire complexe, dramatique et heurtée.

La liberté religieuse, qui n'est qu'un aspect particulier de la liberté d'opinion (elle s'intègre en effet en elle en même temps qu'elle la dépasse) réunit en effet deux éléments :

Elle est d'abord une liberté « individuelle » puisqu'elle consiste, pour l'individu, à donner ou non son adhésion intellectuelle à une religion, à la choisir librement ou à la refuser.

Mais elle est aussi une liberté « collective » en ce sens que, ne s 'épuisant pas dans la foi ou la croyance, elle donne nécessairement naissance à une « pratique » dont le libre exercice doit être garanti. Il faut en effet assurer le libre exercice des cultes si l'on veut pleinement garantir la liberté religieuse. Ce qui suppose que tout mouvement religieux doit être maître de son activité, donc posséder le droit de s'organiser librement.

Cette libre organisation pose inévitablement le problème délicat des rapports des religions — ou des églises — avec l'Etat (1).

(1) V. Jacques ROBERT avec coll. Jean DUFFAR, Droits de l'homme et libertés fondamentales, 5e éd., Paris, Montchrestien, 1993, 808 pages.

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II convient de noter tout de suite ici qu'il n'y, a point d'étroite concordance entre tel système de rapports entre les Églises et l'État et le respect ou la méconnaissance de la liberté religieuse. Simplement, telle formule de relations peut aller davantage de pair — que telle autre — avec le respect de la liberté religieuse — ...

On peut en effet parfaitement imaginer qu'un État qui entretient avec telle ou telle religion des rapports particulièrement étroits, voire même qui s'identifie avec une Église donnée, soit d'une totale tolérance à l'égard des autres confessions. Chacun a présent à l'esprit l'exemple d'États qui, privilégiant la place et le statut d'une religion déterminée, admettent avec un grand libéralisme la présence et l'exercice d'autres cultes... L'identification d'un État à telle religion n'est donc nullement — au plan conceptuel — synonyme d'intolérance à l'égard des autres.

La France, pour sa part, a expérimenté, tout au long de son histoire, à peu près toutes les formules de rapports entre les religions et l'État et si elle a finalement opté pour le régime dit « de laïcité », c'est qu'elle l'a trouvé, au début du XXe siècle, plus conforme que d'autres à sa vocation et à ses idéaux.

Après la longue expérience de la religion d'État pratiquée sous l'Ancien Régime qui, en contrepartie de la situation privilégiée reconnue à l'Église catholique, réservait à l'État d'importants droits sur elle, la France tenta, sous la Révolution la formule — vite avortée — de la « francisation » de la religion catholique et des « cultes nationaux », avant d'évoquer, pour la première fois dans son histoire et d'ailleurs bien timidement (dans la Constitution de l'An III), l'idée que nul ne devrait être forcé de contribuer aux dépenses d'un culte, la République n'en salariant aucun.

Promulgué par la loi du 18 Germinal AnX et complété par des articles organiques, le Concordat de 1801 régira ensuite les rapports entre les Églises et l'État pendant un siècle jusqu'à l'adoption de la loi de séparation en 1905.

Le principe général du régime concordataire est déjà celui de la liberté des cultes et des religions mais certains bénéficient d'une reconnaissance officielle alors que d'autres sont simplement licites, les premiers seuls étant érigés en services publics.

C'est par la loi du 9 décembre 1905 que la France allait définitivement sortir de ce régime concordataire de « publicisation » des cultes pour adopter le régime — qu'elle connaît encore aujourd'hui — de la « séparation », qualifié plus généralement de « régime de laïcité ».

La conception actuelle de la liberté religieuse en France se trouve ainsi — au plan juridique — tout entière incluse et exprimée par les deux articles de la loi du 9 décembre 1905 portant séparation de l'Église et de l'État :

— Article 1er : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantie le libre exercice des cultes, sous les restrictions éditées dans l'intérêt de l'ordre public ».

— Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».

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De ces deux articles découle tout le régime juridique des cultes en France. C'est dans leur cadre que s'est déployée depuis près d'un siècle, en France, la liberté religieuse.

Mais, sous la pression, soit de nouveaux mouvements religieux, soit d'anciennes confessions renaissantes, soit de groupes sectaires ou scissionnistes qui radicaliseraient leur doctrine, n'assistons-nous pas aujourd'hui, en France, à l'éclosion et au développement d'une nouvelle conception de la laïcité ?

I. LA LIBERTÉ RELIGIEUSE TRADITION DE LA FRANCE RÉPUBLICAINE

La loi du 9 décembre 1905 est très explicite. Elle affirme à la fois la neutralité de l'État et le respect de la liberté de conscience.

A. — La neutralité de l'État

Le fait que la République ne reconnaisse plus aucun culte ne signifie point que l'Etat méconnaisse l'existence de religions, d'Églises ou de mouvements cultuels. Cela veut seulement dire qu'est définitivement abandonné le système dit des « religions reconnues ». La République a voulu effacer toute distinction entre les anciens cultes reconnus (le culte catholique, les deux principales Églises protestantes, le culte israélite) et les autres. Elle les met désormais tous sur le même plan.

La « non-reconnaissance » ne signifie point non plus que l'État ne souhaite pas entretenir de bonnes relations avec les religions. La non- reconnaissance n'est pas une attitude d'hostilité ou de méfiance. Elle implique que le fait religieux, contrairement aux solutions concordataires, cesse d'être un fait public.

La conséquence inéluctable en est que la République ne peut plus salarier ni subventionner un culte.

Les implications de la suppression du service public de l'Église ont été à l'origine nombreuses : disparition du ministère et du budget des cultes ; suppression des traitements octroyés aux ministres des cultes ; cessation de l'intervention de l'État dans l'organisation des cultes, en particulier dans la nomination des dignitaires ecclésiastiques...

Dès l'instant, par ailleurs, que les Églises n'accomplissent plus une mission de service public, il n'y a plus d'organisation « publique » des cultes et donc plus de droit de regard « institutionnel » de la puissance publique sur leur exercice, même si un service chargé des cultes existe toujours, en France, au ministère de l'Intérieur...

Le corollaire de cette suppression du service public de l'Église, c'est la liberté totale laissée à l'Église — à toutes les Églises — de s'organiser et, par là, d'interpréter leurs règles internes. Mais n'y a-t-il pas contradiction dans le fait de rejeter dans le « privé » les religions naguère investies d'une mission de service public, et de ne point parallèlement admettre que, soumises désormais au droit commun, elles puissent voir leurs règles

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d'organisation interprétées et appliquées par les tribunaux judiciaires ordinaires ?

La jurisprudence des tribunaux — judiciaires et administratifs — français témoigne de leur prudence à s'immiscer, en ce domaine, dans un droit qui n'est pas le leur (2) et de leur souci de se garder d'interpréter eux-mêmes des règles qu'ils estiment n'intéresser que l'organisation interne des Églises... et donc soumises uniquement à l'appréciation d'autres autorités.

On notera qu'au plan financier, la loi de séparation n'interdit que « l'inscription de crédits en vue de subventionner à titre permanent et régulier le service des cultes ». On peut donc en conclure que la loi de 1905 admet :

— la possibilité pour l'État de subventionner des activités qui présentent un caractère général bien que s 'exerçant dans un cadre confessionnel : hospices, hôpitaux, crèches, œuvres de bienfaisance...

— la prise en charge directe par les collectivités publiques de certains services religieux (aumôneries dans les établissements publics tels que les lycées, les collèges, les hôpitaux, asiles ou hospices, les prisons...) dès l'instant que leur organisation est indispensable pour assurer à tous le libre exercice du culte ;

— la rémunération des ministres du culte quand ceux-ci rendent des services aux personnes publiques (cérémonies religieuses nationales, prestations dans les media...).

Par contre, les tribunaux exercent une certaine surveillance — quand ils sont saisis — sur les « subventions déguisées », encore que souvent leur jurisprudence apparaisse indulgente (3).

Cette séparation institutionnelle des Églises et de l'État, voulue en 1905, qui — on vient de le voir — implique que la République, non point méconnaisse les religions, mais cesse de les reconnaître et, partant, de les salarier ou de les subventionner, s'accompagne de l'obligation qui lui incombe d'être, en ce qui la concerne, « religieusement neutre ».

Mais cette neutralité est à la fois « négative » et «positive » (4). Négative parce que la République qui admet toutes les manifestations

diverses de la pensée, qui ne rejette aucune idéologie, qui les accueille toutes, ne saurait en choisir une dont elle se ferait officiellement le champion et dont elle s'instituerait la propagandiste. Cela ne signifie certes

(2) V. CE., 8févr. 1908, Abbé Deliard, Rec, p. 128 ;^C. cass., 6 févr. 1912, S. 1912.1.137 ; CE., 16 févr. 1923, Association presbytérale de l'Église réformée, Rec. p. 115 ; 25 janv. 1943, Église réformée de Marseille, Rec. p. 116 ; Trib. gr. inst. Paris, 29 oct. 1976, Sovevoca et Assemblée consistoriale Israélite de Paris, J.C.P. 1977, n° 18664, note Jean CARBONNIER ; C. cass. civ., 17 oct. 1978, Abbé Coache c/ Abbé Bellego, D. 1979.120, Bull. civ. I, 308.

(3) V. CE., 28 nov. 1913, Commune de Chambon, Rec. p. 1164 ; CE., 26 janv. 1914, Préfet du département des Hautes-Pyrénées, Rec. p. 774 ; CE., 16 mai 1919, Commune de Montjoie, Rec. p. 429.

(4) V. Jean RIVERO, « La notion juridique de laïcité », D. 1949, chron. p. 137 ; J. B. TROTABAS, La notion de laïcité dans le droit de l'Église catholique et de l'État républicain, Paris, L.G.D.J. 1960, p. 223 ; J. COULOMBEL, « Le droit privé français devant le fait religieux depuis la séparation de l'Église et de l'État», R.T.D. Civ. 1956, p. 7.

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point que l'État ne puisse avoir lui-même ses secrètes préférences. Mais il doit se garder de les afficher, de soutenir ceux qui les partagent ou de tenter de les imposer aux autres par la pression.

Deux textes méritent ici d'être rappelés : — l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen

qui dispose que nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses...

— l'article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 aux termes duquel la France est une République... « laïque »... qui « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion... ».

Ces deux textes font parfaitement le lien entre la notion de neutralité négative qui suppose la « discrétion » de l'État et celle de neutralité «positive » qui implique l'engagement de l'État d'assurer pratiquement, à chacun, dans sa quotidienneté vécue, le libre exercice de sa religion, c'est-à-dire de mettre à sa disposition, si la nécessité l'impose, les moyens lui permettant d'en observer les règles. De cette expérience découlent notamment, en France, le statut des aumôniers, la réglementation des conditions d'abattage des animaux de boucherie et la reconnaissance de l'objection de conscience...

C'est par là-même solennellement démontrer que la « neutralité » — positive ou négative — de l'État ne peut aller sans le respect de la liberté de conscience.

B. — Le respect de la liberté de conscience

La non-confessionnalité de l'État met les citoyens sur un pied d'égalité morale rigoureuse en face de l'État du fait que celui-ci entend ne professer aucune foi au nom de la nation. Il n'y a donc pas place pour des citoyens de « seconde zone » à raison de leurs convictions religieuses. La volonté de l'État de ne pas connaître du spirituel est, de ce fait, une garantie de liberté pour les diverses confessions religieuses (5).

L'État « indifférent » n'a pas à se demander ce qu'est une religion puisque, par principe, il n'en professe ni n'en connaît aucune. Le principe de la liberté religieuse n'exclut-il pas d'ailleurs d'opérer une quelconque distinction entre les cultes, selon qu'un culte serait pratiqué par une « secte » ou par une Église traditionnelle ? On retrouve ici les applications principales de la liberté religieuse que sont les principes d'égalité et de non-discrimination entre les cultes. Or le principe de la non-discrimination entraîne lui-même une attitude positive de la part de l'État : celui-ci doit protéger les cultes minoritaires, au nom même de la liberté religieuse.

L'affirmation que la République garantit la liberté de conscience signifie en effet non seulement que l'État s'oblige à respecter lui-même cette liberté, mais s'engage à en prévenir les violations par quiconque (6).

(5) V. L. de NAUROIS, « Aux confins du droit privé et du droit public », R.T.D. Civ. 1962, p. 242.

(6) V. Y. GERALDY, La religion en droit privé, thèse droit Limoges 1978.

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Le principe de la liberté de conscience est d'ailleurs sanctionné pénalement. La loi de 1905 crée le délit d'atteinte à la liberté de conscience en punissant (art. 31) ceux qui, par voie de fait ou violence ou menace contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi, soit en exposant à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l'aurait déterminé à exercer ou à s'abstenir d'exercer un culte.

D'une manière plus large, le respect de la liberté de conscience est affirmé par la reconnaissance d'un caractère illicite à toute attitude cherchant à créer des discriminations sur la base de croyances exprimées ou supposées et à inquiéter d'une manière quelconque une personne en raison de ses opinions (7).

Ainsi est notamment assuré par cette jurisprudence le respect de la croyance d' autrui dans les rapports privés. Sera par exemple considéré comme une injure grave justifiant le divorce, le refus par l'un des époux de consentir à la cérémonie religieuse du mariage ou du baptême des enfants ; à l'inverse, un mari ne pourra invoquer, comme cause de divorce, l'adhésion de sa femme à telle ou telle religion, mais les convictions religieuses excessives d'une épouse peuvent non seulement blesser son époux mais contribuer à rendre intolérable le maintien du lien conjugal... Constituera, bien entendu, une offense aux convictions religieuses du conjoint le fait pour l'autre conjoint de dissimuler au moment de son mariage l'existence d'un premier mariage religieux non encore dissous...

Par contre, sera débouté de sa demande en divorce, aux torts exclusifs de sa femme, l'époux qui n'établit pas à suffisance que l'adhésion de son épouse aux « Témoins de Jéhovah », expression de sa liberté de conscience, ait eu des répercussions néfastes sur la vie de famille, et se soit traduite par des actes fautifs ayant entraîné la dissociation du ménage (8).

S 'agissant toujours des Témoins de Jéhovah, on notera une décision du Conseil d'État du 24 avril 1992 (Département du Doubs c/ M. et M™6 Frisettï) dans laquelle la Haute juridiction administrative a estimé que n'avait pas fait une inexacte application de l'article 63 du Code de la famille et de l'aide sociale et des dispositions du décret du 23 août 1955 relatif à l'agrément des personnes qui souhaitent adopter un pupille de l'État, le président d'un Conseil général qui avait rejeté la demande d'agrément d'un couple qui avait fait connaître sans ambiguïté qu'il adhérait à la doctrine des Témoins de Jéhovah en matière de transfusion sanguine et qu'il était opposé à cette méthode thérapeutique. Le Conseil d'État n'a pas fondé sa décision sur la seule appartenance du couple à

(7) V. CE., 9 juil. 1943, Ferrand, CD. 1944, p. 150, note CARBONNIER ; CE., 28 avr. 1938, Dlle Weiss, R.D.P. 1938.553 ; Due Pasteau, 8 déc. 1948, R.D.P. 1949.73 ; C. cass., 19 juil. 1898, D. 1898.1.424 ; Trib. civ. de la Seine, 3 mars 1933, S. 1934.2.67 ; Trib. civ. de la Seine, 18 juin 1945, Gaz. Pal. 1945.2.38 ; C. appel Amiens, 3^ mars 1975, Guy Ferchault c/ Marcelle Bascot épouse Ferchault, D. 1975, p. 706, note GÉRALDY ; v. sur tous ces points, Jacques ROBERT, La liberté religieuse et le régime des cultes, coll. « S.U.P. », Paris, P.U.F. 1977, p. 109 et s.

(8) C. appel Grenoble, 4 juin 1991, G... c/ G..., J.C.P. 1991.11.21744, note Jean HÄUSER.

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la secte mais sur la confirmation donnée par le couple qu'il s'opposait, s 'agissant de l'enfant, à toute transfusion sanguine.

Cette interdiction de toute attitude nuisible à l'égard de telle ou telle religion s'impose à tous, au particulier, aux Églises et à l'État.

Neutre et laïc, ce dernier ne saurait pratiquer la moindre discrimination à l'égard de tel ou tel mouvement religieux ni favoriser telle ou telle propagande qui pourrait nuire à l'un d'eux, dans la mesure, bien entendu, où chacun respecte, dans sa manifestation sociale, les prescriptions étatiques de l'ordre public.

Les textes français ont toujours — et à bon droit souvent — lié ordre public et liberté religieuse.

On a déjà noté la formule ambiguë de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». Et l'on rappellera que si notre première Constitution (3 septembre 1791) considère bien comme « droit naturel et civil » la liberté conférée à tout homme d'exercer le culte religieux auquel il est attaché, son titre premier consacré aux « Dispositions fondamentales garanties par la Constitution » n'en précise pas moins que la liberté ne consiste qu'à pouvoir faire tout ce qui ne nuit ni aux droits ni à la sûreté publique ; donc que la loi, mais la loi seule, pourra toujours établir des peines contre les actes qui, attaquant ou la sûreté publique ou les droits d' autrui, seraient nuisibles à la société.

Cette référence à l'ordre public qui se trouve également dans la loi de 1905 est récemment réapparue dans l'avis du Conseil d'État du 27 novembre 1989 relatif au port de signes d'appartenance à une communauté religieuse dans les écoles publiques françaises et à sa compatibilité avec le principe de laïcité du service public d'enseignement.

La liberté de conscience que l'État laïque doit reconnaître à chacun s'accompagne-t-elle du droit d'afficher ostensiblement les signes extérieurs de son appartenance à telle ou telle religion ? Pouvait-on, plus simplement, permettre à certaines lycéennes musulmanes le port, à l'école publique, de signes extérieurs d'appartenance à leur communauté ? Ce port était- il compatible avec le principe de laïcité ?

Après avoir rappelé les textes internes et internationaux sur lesquels se fonde ce principe, le Conseil d'État indique très clairement que celui- ci n'est qu'un aspect du principe général de laïcité et de neutralité de l'État et qu'il implique comme tel le respect de la liberté de conscience des élèves, c'est-à-dire l'interdiction de toute discrimination dans l'accès à l'enseignement qui serait fondée sur les convictions ou croyances religieuses des élèves.

La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des

établissements scolaires dans le respect du pluralisme et de la liberté d' autrui ; mais elle ne saurait leur permettre d'arborer des signes d'appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité

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ou la liberté de l'élève ou d'autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l'ordre dans l'établissement ou le fonctionnement normal du service public (9).

Le Conseil d'État a été, depuis cet avis, amené à préciser sa position dans un arrêt du 2 novembre 1992 (M. Kheronoa et M™6 Kachour, M. Balo etAf"e Kizic). Il a estimé qu'étaient illégales les dispositions d'un règlement intérieur d'un collège qui stipulaient que « le port de toute signe distinctif, vestimentaire ou autre, d'ordre religieux, politique ou philosophique est strictement interdit ». Un tel règlement, par la généralité de ses termes, institue en effet une interdiction générale et absolue en totale méconnaissance de la liberté d'expression reconnue aux élèves dans le cadre des principes de neutralité et de laïcité de l'enseignement public. Dès lors, les décisions d'exclusion de plusieurs jeunes filles du collège prises sur la seule base de cette interdiction générale doivent être annulées. Il conviendrait en effet, avant de prendre de telles décisions, d'établir que les conditions dans lesquelles était porté en l'espèce un foulard islamique qualifié de signe d'appartenance religieuse, avaient été ou restaient de nature à « conférer au port de ce foulard par les intéressés le caractère d'un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, ou à perturber l'ordre dans l'établissement ou le déroulement des activités d'enseignement » (10).

On rapprochera de cette décision française, celle — contraire — de la Cour constitutionnelle turque qui a considéré que le principe de laïcité entachait d'inconstitutionnalité une disposition légale autorisant le port du foulard dans les établissements d'enseignement supérieur d'État (11). Mais le brevet de constitutionnalité décerné par le juge turc à l'interdiction du port du foulard allait subir l'épreuve du contrôle de conventionnalité devant la Commission européenne des droits de l'homme, sur requête d'une étudiante turque en pharmacie qui attaquait pour atteinte au droit de manifester ses convictions religieuses, le refus de délivrance de diplôme qui lui avait été opposé par une Université d'État au motif que, contrairement au règlement en vigueur, elle n'avait pas produit une photographie d'identité sur laquelle elle apparaîtrait sans foulard...

Dans une décision rendue le 3 mai 1993, la Commission déclare la requête irrecevable par défaut manifeste de fondement.

Cette décision pourrait donner lieu à différentes interprétations. Certains pourraient penser par exemple que la Commission a voulu assimiler la manifestation extérieure des croyances religieuses par le port du foulard (ou du turban) à une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas la religion musulmane ou qui adhèrent à une autre religion, susceptible de

(9) V. Avis n° 34893, Assemblée générale plénière ; A.J.D.A. 1990, p. 3945, note P. P. C. ; R.F.D.A. 1990, pp. 1-9, note Jean RTVERO.

(10) CE., 2 nov. 1992, Les Petites Affiches, 24 mai 1993, n° 62, v. note Gilles LEBRE- TON, « Port de signes religieux et laïcité de l'enseignement public ».

(11) C. GREWE et Ch. RUMPF, R.U.D.H. 1991, spec. p. 121 et s.

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mettre en cause aussi bien l'ordre public que le respect dû aux opinions d' autrui. D'autres pourront avancer qu'ajuste titre la Commission a considéré qu'un diplôme universitaire ne constitue pas un support adéquat pour la manifestation de convictions religieuses, la photographie qui y est apposée ayant pour seule fonction d'assurer l'identification du titulaire du diplôme...

Dans la réalité, comme on l'a très justement noté (12) la décision de la Commission s'inscrit dans le droit fil d'une politique jurisprudentielle soucieuse de ne pas entraver le fonctionnement des services publics nationaux au nom d'une conception hypertrophiée des exigences inhérentes à la liberté de manifester ses convictions religieuses.

Après tout, le choix d'un étudiant en faveur d'un établissement publique laïque est une décision libre et, pas plus en Turquie que dans d'autres pays européens, il n'existe une obligation de s'inscrire dans une université dont le mode d'organisation et de fonctionnement ne correspondrait pas à ses propres convictions religieuses.

A l'évidence, en refusant de se prêter à une interprétation trop extensive de la liberté religieuse — et plus particulièrement de la liberté de manifester politiquement ses convictions — , la Commission européenne des droits de l'homme a voulu porter un coup d'arrêt à la tendance actuelle que semblent avoir les pays de tradition laïque d'invoquer en toutes circonstances l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme contre la neutralité confessionnelle des services publics.

Le principe de laïcité des administrations publiques ne doit-il pas, en effet, contribuer utilement, de nos jours, à la défense de, la société démocratique ? Mais, ce faisant, n'abordons-nous pas insidieusement les rivages d'une nouvelle laïcité dont l'adoption ne va point sans d'assez fondamentales contradictions ?

IL LA NOUVELLE LAÏCITÉ

Beaucoup insistent, aujourd'hui, sur le visage transformé d'une liberté religieuse confrontée à la prolifération de nouveaux mouvements dont la jeunesse et l'originalité fascinent et inquiètent à la fois. Faut-il, d'abord, qualifier ces nouveaux mouvements de « religieux » pour les faire bénéficier du régime accordé aux religions révélées ? Faut-il aller même jusqu'à les aider davantage pour compenser l'infériorité que leur récente naissance leur donnerait par rapport aux plus anciennes ? Et ce dernier raisonnement ne pourrait- il point également s'appliquer même à des religions beaucoup plus anciennes dès lors que leurs fidèles se multiplient sur le territoire de certains États ?

(12) V. J.-F. FLAUSS, « La Commission européenne des droits de l'homme au secours de la laïcité de l'enseignement public. L'affaire Karaduman c/ Turquie, requête n° 16278/90 », Les Petites Affiches, 26 nov. 1993, n° 142, p. 11 et s.

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A. — Le phénomène sectaire

Dans notre pays, peu habitué au foisonnement des dénominations religieuses que connaissent les sociétés anglo-saxonnes, le mot de secte a une connotation péjorative (13).

Une théorie juridique de la secte s'est ainsi ébauchée, dont on pourrait apercevoir des traces dans quelques décisions (14) : la secte serait distincte de la religion et ne pourrait, dès lors, se prévaloir de la protection que les textes nationaux et internationaux (en première ligne, l'article 2 de la Constitution de 1958) ne confèrent expressément qu'à la religion. Encore faudrait-il, avec précision, déterminer les critères de la secte. Plusieurs ont été avancés.

— D'abord le petit nombre des adeptes. On pourrait ici facilement ironiser sur la contradiction qu'il y a à retenir un tel critère à une époque où le respect des minorités est proclamé comme un principe de morale nationale et internationale ! Mais en se plaçant simplement à l'intérieur de la notion même de religion, on ne peut que remarquer qu'il est des religions, dont le caractère de religion n'est pas ou n'est plus contesté, qui choisissent par exigence théologique d'être religions de professants, non pas de multitude. Sur le simple terrain des faits, il faudrait d'ailleurs s'attendre à bien des déboires dans le maniement du critère quantitatif : pour s'en tenir à un exemple significatif, on constatera qu'aux Témoins de Jéhovah les statistiques attribuent, pour la France, un effectif supérieur à celui des Églises Réformées Évangéliques Indépendantes ! On ajoutera qu'une communauté, numériquement faible dans l'Hexagone, n'est souvent qu'une branche particulière d'un ensemble beaucoup plus considérable dispersé en différents pays.

— On croit trouver ensuite un second critère dans l'excentricité des doctrines et des pratiques. Mais où commence l'excentricité ? Si elle doit être définie par rapport à la raison, il n'est pas de religion qui ne puisse être taxée de secte, car il est de la nature de la foi religieuse d'être, au moins par certains côtés, irrationnelle et mystique. C'est Tertullien, un des Pères de l'Église, qui a écrit : Credo quia absurdum. Et la Cour d'Appel de Paris (15), qui avait à statuer à propos de l'article 901 du Code civil sur le cas-limite du spiritisme, n'avait-elle pas déclaré : « Toutes les croyances religieuses sont essentiellement respectables, pourvu qu'elles soient sincères et de bonne foi, et il n'appartient pas à des juges civils, quelles que soient d'ailleurs leurs opinions ou croyances personnelles, de les railler, critiquer ou condamner » ?

— La nouveauté ? C'est probablement ce critère-là qui, sans être explicite, joue le plus grand rôle, parce qu'il est d'une vérification simple, peut-être aussi parce que le temps est une dimension familière au droit.

(13) V. S. PIERRE-CAPS, « Les nouveaux cultes et le droit public », Revue du droit public et de la science politique, 1990, p. 1073 et s. ; ég. J. B. d'ONORIO, « Les sectes en droit public français», J.C.P. 1988.1.3336.

(14) P. ex. Nîmes, 10 juin 1967, D. 1969.366 ; Trib. Paris, 2 févr. 1977, J.C.P. 1977.2.18636.

(15) 4 déc. 1912, D. 1914.2.213.

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La secte serait au fond une religion « naissante ». C'est faire bon marché de phénomènes analysés en science des religions, tels que dissidence, schisme, hérésie, réforme, qui attestent la possibilité de confessions nouvelles, instantanément dressées. C'est surtout méconnaître la liberté de conscience sous une de ses formes essentielles, en élevant un barrage devant l'expérience religieuse, en interdisant toute créativité à la recherche théologique.

— Il est vrai que l'objection de nouveauté est quelquefois transposée de l'histoire dans la géographie, et devient une sorte d'objection d'extra- néité. Mais c'est un argument inadmissible. En fait, il vaudrait contre plus d'une religion établie, et, à la limite, contre le christianisme tout entier. En droit, il est condamné par un principe de libre communication, aujourd'hui inscrit à l'article 10-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui reconnaît à toute personne la liberté de recevoir ou de communiquer des idées sans considération de frontières. La notion de secte est — on le voit — difficile à cerner.

N'en est-il pas d'ailleurs de même de la religion ? Sait-on aujourd'hui encore très exactement ce qu'est vraiment une religion ? (16).

On pourrait dire que la religion se définit par deux éléments : l'un objectif, l'autre subjectif.

— L'élément objectif est donné par l'existence d'une communauté. Une communauté, ce n'est pas un simple agrégat d'individus ; c'est un groupe cohérent, un « être moral ».

La religion est un phénomène collectif; ce n'est pas nécessairement un phénomène de masse. Il est des Églises qui se veulent nationales ; d'autres qui se reconnaissent minoritaires, voire micro-minoritaires. Notre droit positif s'est très sagement refusé à intégrer la statistique confessionnelle à ses normes. L'article 19 de la loi de 1905 est significatif. Il ne se préoccupe absolument pas, pour la constitution d'une association cultuelle, du plus ou moins grand nombre de fidèles se rattachant à la confession particulière dont il s'agit.

— Le second élément, l'élément subjectif, c'est la foi. La foi a son siège dans la conscience individuelle. Néanmoins, ce n'est pas une conscience solidaire mais la réciprocité des consciences qui fait la religion. En quoi les deux éléments, objectif et subjectif, sont indissociables. // faudra la foi pour donner un sens au groupe, mais il fallait un groupe, si restreint qu'il fût, pour faire sortir la foi d'une intériorité que le droit n 'aurait pu saisir.

C'est d'une foi commune, d'une communion spirituelle, d'un ensemble de croyances, que le groupe tire sa cohérence. Mais comment caractériser la croyance religieuse ?

On pourrait être tenté de la saisir à travers les comportements qui la manifestent : des pratiques et des observances, des rites, des liturgies, des sacrements. Le fait est que ces comportements ont souvent une originalité qui signale la présence d'une religion.

(16) V. Jacques ROBERT, « Accepter la foi », Le Monde des Débats, févr. 1994, p. 9.

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L'argument n'est pas pour autant décisif. Après tout, il est des municipalités qui ont organisé une baptême civique, et la Cour d'assises a son rituel. Les gestes sont des formes vides : seule la croyance qui les anime peut leur insuffler une signification religieuse.

Il faut donc remonter à ce qui est le cœur de la question : l'objet de la croyance. Toute conviction n'est pas une foi : un parti politique, une école philosophique ne font pas une religion. L'essence de la religion, c'est l'appel à une divinité, ou du moins à un pouvoir surnaturel, à la transcendance, à l'absolu, au sacré. Les formules varient.

Tous les cas, néanmoins, ne sont pas également litigieux. Il peut y avoir, par exemple, une zone indécise entre l'invocation du surnaturel — qui est religion — et la spéculation sur la métaphysique — qui n'est que philosophie — . Mais la croyance en un Dieu fait apparaître en général une religion, sans pour autant qu'une exigence quelconque soit requise pour la représentation extérieure de ce Dieu.

— Il n'en demeure pas moins qu'aucun mouvement religieux ne saurait être au-dessus des lois. Chaque Église, association ou secte, doit répondre de ses actes. Le droit français n'entend pas que restent sans sanction les agissements condamnables de tous ceux qui viendraient, dans un but de prosélytisme dévoyé, à enfreindre — volontairement ou non — les prescriptions de la loi et, de ce fait, se situeraient en marge de la société.

Les infractions pénales sont très nombreuses et exactement qualifiées : escroquerie, abus de confiance, violences et voies de fait, séquestration illégale, non-assistance à personne en danger, outrages aux bonnes mœurs, proxénétisme, exercice illégal de la médecine, enlèvement et détournement de mineur...

En dehors même de toute poursuite pénale, l'administration peut, soit constater la nullité d'une « association fondée sur une cause ou en vue d'un objet illicite, contraire aux lois ou aux bonnes mœurs », soit prononcer une dissolution administrative qui pourrait se fonder sur l'ordonnance du 2 octobre 1943 qui autorise la dissolution des groupements et associations « ayant une activité contraire à la liberté de conscience et à la liberté des cultes ».

L'administration pourrait aussi invoquer le texte, modifié en 1972, du 10 juin 1936 relatif aux groupes de combat et milices privées...

S 'agissant des anciennes comme des nouvelles religions, l'État ne saurait, à l'évidence, tolérer le moindre manquement à l'ordre et à la loi.

On ajoutera que, dans le domaine de la prévention privée, il n'est interdit à quiconque, notamment aux familles, de mettre en garde leurs enfants ou leurs proches, les plus vulnérables, contre toutes les tentations ou périls sociaux. Les parents ont, de tous temps, eu l'entière latitude, de protéger leur progéniture contre les mauvaises fréquentations, les séductions perverses, les contagions malfaisantes...

Reste que la notion d'ordre public peut donner lieu à des interprétations différentes.

A l'évidence, l'ordre public et social ne se confond plus aujourd'hui avec l'ordre moral et religieux ; et l'État laïque, depuis 1905, respecte et protège tous les cultes. Mais on ne peut oublier que la pensée judéo-

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chrétienne a forgé la mentalité occidentale et que nous sommes plus familiarisés avec certains cultes qu'avec d'autres qui peuvent nous choquer par leur aspect extérieur, leur ésotérisme, leur adhésion ostensible à des croyances et rites étrangers à notre culture...

Dès lors, une discrimination ne risque-t-elle pas de se produire entre les anciens et les nouveaux cultes dans la mesure où tous n'exercent pas la même influence sur la culture nationale, n'ont pas la même place dans le patrimoine commun ?

Si le droit public ne peut pas ignorer de telles « spécificités religieuses », la connaissance d'une différence entre les cultes ne saurait, en aucun cas, déboucher sur une discrimination entre eux. « L'égalité protectrice de la laïcité ne doit pas s'effacer devant la différenciation ».

Et pourtant, il est permis aujourd'hui de se demander si une sorte de « discrimination à rebours » n'est point en train de s'opérer sous nos yeux qui privilégierait, en quelque sorte, par une compensation implicite, les nouveaux cultes parce que, dans le passé, soit on les aurait ignorés, soit on les aurait négligés...

B. — La laïcité militante

Un phénomène curieux se produirait en France depuis quelque temps. D'aucuns pensent en effet que nous assistons à un lent mais irréversible dépérissement de la laïcité traditionnelle.

Ce dépérissement se manifesterait de différentes façons. En premier lieu, l'abondance des conventions internationales de pro

tection des droits de l'homme auxquelles la France a adhéré (Convention européenne des droits de l'homme ; Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination ; Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques) a « réduit » la notion de laïcité telle qu'elle était traditionnellement entendue. Le « droit à la différence » fort prôné aujourd'hui et que consacre le droit international fournirait, aux yeux de certains, la base conventionnelle qui faisait défaut jusqu'alors au droit national des cultes nouveaux. Ainsi devrait être compris l'avis de l'Assemblée générale du Conseil d'État du 27 novembre 1989 (v. supra) qui reconnaît aux élèves de l'enseignement public une liberté d'extériorisation de leurs conditions religieuses, sonnant ainsi le glas du principe de neutralité dans l'enseignement public en ce qu'il s'imposait aux élèves.

La jurisprudence semble être allée — en second lieu — dans le même sens.

Dans un arrêt du 12 février 1988 (17), le Conseil d'État a considéré que présentait le caractère d'un équipement public, au sens de la législation sur l'urbanisme, la construction par une ville d'un centre culturel islamique qui dissimulait en fait une mosquée, écornant ainsi à l'évidence l'interdiction faite aux collectivités publiques de financer les cultes. Sans doute

(17) Sect. Association des présidences des quartiers Portugal-Italie, J.C.P. 1989.11.21257, note L. FERN ANDEZ-MAUBL ANC.

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voudra-t-on voir dans cette décision un correctif apporté par la haute juridiction aux inégalités inhérentes au principe de laïcité (18). En effet, les édifices cultuels des anciens cultes reconnus appartiennent généralement au domaine public des collectivités territoriales ou de l'État et, de fait, profitent d'un avantage financier dont ne peuvent se prévaloir les nouvelles religions dont les édifices cultuels, immeubles privés, doivent être entretenus au moyen de fonds privés.

Les juridictions administratives semblent, quant à elles, s'en tenir malgré tout — au plan du principe général — à l'interdiction de toute subvention d'une collectivité locale à une association cultuelle en vue de la construction d'un lieu de culte, si l'on en juge notamment par la décision du Tribunal administratif de Grenoble en date du 31 décembre 1991 (Fourel) dans laquelle il a été nettement précisé qu'une subvention accordée par un Conseil municipal à une association cultuelle dans le but d'acquérir un ensemble immobilier pour en faire un lieu de culte porte atteinte au principe de séparation des églises et de l'État tel qu'il est défini à l'article 2 de la loi du 9 décembre 1905.

Le Conseil d'État a confirmé cette jurisprudence restrictive dans un arrêt du 9 octobre 1992(19). Il a rappelé qu'il résulte de l'article 2 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État que les collectivités publiques ne peuvent légalement accorder des subventions à des associations qui ont des activités cultuelles. Il s'agissait, dans l'espèce qui lui était soumise, d'une association qui, ne regroupant en son sein que les personnes professant l'hindouisme, avait pour but de réunir ses membres pour la pratique en commun et l'étude de la religion hindoue ainsi que d'acquérir ou de construire tous bâtiments nécessaires à l'exercice du culte hindou. Le Conseil d'État a estimé que si cette association, qui se consacre également à des activités de caractère social et culturel, ne peut bénéficier du régime prévu par la loi du 9 décembre 1905 en faveur des associations dont l'exercice du culte est l'objet exclusif, elle ne peut, du fait des activités cultuelles qui sont les siennes, recevoir des subventions publiques qui constitueraient des subventions à un culte interdites par la même loi.

Un assouplissement jurisprudentiel ultérieur s' avérant peu probable et une modification de la loi de 1905 impensable, le Conseil d'État ne pourrait-il pas, tout en maintenant une stricte application de la loi de 1905, désavouer, chaque fois qu'il en sera saisi, les assouplissements qui lui ont été apportés ? Encore faudrait-il que le gouvernement donne consigne aux préfets de déférer systématiquement aux tribunaux les délibérations par lesquelles les collectivités locales accordent une aide publique illégale aux cultes... (20).

(18) V. sur ces points l'intéressant article de J.-F. FLAUSS, « Le principe de laïcité en droit français. Évolutions récentes », La vie judiciaire, n° 150, 20 déc. 1990, pp. 10-11.

(19) CE. Sec, 9 oct. 1992, Commune de Saint-Louis c/ Assoc. Siva Soupramanien de Saint-Louis, La Semaine juridique, 1993, n° 24 J. n° 22 068, note A. ASHWORTH.

(20) V. note A. ASHWOTH, précit.

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— On ajoutera enfin qu'apparaissent, en grand nombre, des textes dérogatoires au principe de laïcité.

La loi du 23 juillet 1987 sur le mécénat marque la fin de la laïcité fiscale (21), puisqu'elle institue une déduction fiscale pour les dons consentis à des associations cultuelles dont les activités sont, par définition, liées à l'entretien des ministres du culte, des édifices cultuels et à la prise en charge des frais des cérémonies.

Le principe de la laïcité n'est-il point aussi mis à mal — pensent certains — par tous les accords internationaux conclus par la France avec certains pays méditerranéens aux termes desquels doit être prévu dans le cadre des horaires officiels de l'enseignement dispensé dans les écoles publiques, un cours de « langue et de culture d'origine » au profit des enfants d'immigrés originaires de ce pays, dès lors que cet enseignement semble être en fait l'enseignement du Coran ?

la laïcité aurait-elle donc aujourd'hui un nouveau contenu juridique ? A une laïcité « négative », d'aucuns voudraient à l'heure actuelle

substituer une laïcité positive ou « militante » (22) qui prendrait en compte la totalité du paysage religieux français au nom du respect d'un pluralisme qui devrait en bonne logique déboucher sur un enseignement de l'histoire des religions à l'école publique.

Une telle laïcité impliquerait aussi la promotion de la non discrimination qui devrait parallèlement supposer un aménagement du calendrier scolaire afin de dégager du temps pour les options familiales et individuelles qui relèvent du domaine religieux. Différentes propositions ont été faites (23).

— L'un des défis majeurs d'aujourd'hui consistant à éviter la reconstitution de deux France antagonistes, le débat laïque devrait prendre en charge le besoin maintenant vivement ressenti d'un renouveau des valeurs élémentaires et d'un respect garanti des droits fondamentaux de l'être humain.

— Une des tâches fondamentales de la laïcité d'aujourd'hui est en effet de garantir laïquement la sacralité des droits de l'homme et, à partir des droits de l'homme, de conjuguer ensemble particularité et universa- lisme.

— Le but de la laïcité consiste à éviter tout cléricalisme, non à entretenir des rapports conflictuels avec les religions. Une vigilance s'impose contre toute prétention d'une religion — ou de plusieurs agissant ensemble — à vouloir exercer une sorte de magistère moral sur la société.

— Si les droits de chaque être humain sont sacrés, « tout individu », comme l'écrit Jean Baubérot, « n'existe qu'à travers l'épaisseur profane de ses diverses identités ».

(21) V. O. SCHRAMECK et X. DELCROS, « La fin de la laïcité fiscale », A.J.D.A. 1988, p. 257. t

(22) V. Emile POULAT, Liberté, laïcité. La guerre des deux France et le principe de la modernité!, Paris, Éditions du Cerf, 1988.

(23) V. le remarquable ouvrage de Jean BAUBÉROT, Vers un nouveau pacte laïque, Paris, 1990.

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Pendant des décades, les Français se sont déchirés autour de leurs Églises.

Regroupés, au travers des longs siècles de la France monarchique, dans une allégeance largement majoritaire à l'Église catholique romaine, ils se sont ouverts, avec l'appel d'air de la Révolution française, à des

courants moins anciens qu'ils ont, enfin, avec le temps, pleinement reconnus dans leur richesse et leur diversité.

Quand, au début du XXe siècle, a été votée la loi de séparation de l'Église et de l'État qui mettait un terme à la reconnaissance officielle de certains cultes, les Français ont sans doute cru qu'avec l'affirmation du respect de la liberté de conscience et la non-confessionnalité de l'État, ils avaient atteint l'étape ultime de leur parcours et obtenu, non sans mal, un équilibre harmonieux entre le monde de César et le monde de Dieu.

C'était oublier que la quête de l'absolu est une aspiration constante de l'homme et qu'il n'y a point que les réponses léguées par l'Histoire qui satisfassent l'inlassable recherche du sens de la destinée.

Dans le déclin des idéologies et le crépuscule des fois existantes, devraient inévitablement naître de nouveaux mouvements proposant aux hommes « en attente » d'autres explications de leur condition et d'autres projets... En même temps, la solitude dans laquelle nos sociétés modernes, anonymes, intéressées ou pressées, laissent l'homme que n'ont favorisé ni la naissance ni la fortune, incite chacun à tenter de retrouver dans des expériences collectives et une vie communautaire plus attentive, une chaleur fraternelle que ne semblent plus apporter vraiment, ou alors bien maladroitement, les Églises établies...

Par ailleurs, et dans un mouvement inversé, nombreux paraissent aujourd'hui les fidèles des anciennes religions qui vont rechercher aux origines de leur foi les messages les plus intransigeants et les pratiques les plus rigoureuses.

On assiste ainsi paradoxalement à un « renouveau religieux » qui prend, soit la forme d'une fuite dangereuse vers des appels modernistes, soit la forme d'un refuge vers certains obscurantismes néfastes du passé.

André Malraux disait que le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. A l'évidence, il a d'ores et déjà raison. Le seul problème reste de savoir si le siècle prochain pratiquera plutôt la tolérance ou plutôt l'inquisition.