LA JOUISSANCE DE DIEU

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LA JOUISSANCE DE DIEU

ou le roman courtois de Thérèse d'Avila

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D U M Ê M E A U T E U R

ESSAIS

L'Algérie m a l encha înée , G a l l i m a r d , 1 9 6 1 .

L a j o u i s s a n c e de D i e u ou le r o m a n cour to is de

Thérèse d ' A v i l a , H a l l i e r - A l b i n M i c h e l , 1 9 7 9 .

A u commencement é ta i t le Verbe, G r a s s e t , 1 9 8 0 .

Les vents souffleront sans me causer de peur, Hal l ie r -

A l b i n M i c h e l , 1981 ; A te l i e r des Br i san t s , 2000 .

F u r e u r et Espé rance , écrits po lémiques de P i e r r e

B o u d o t , L a D i f f é r e n c e , 1 9 9 6 ( p o s t h u m e ) .

PHILOSOPHIE

N i e t z s c h e et l ' a u - d e l à de l a l i b e r t é , A u b i e r -

M o n t a i g n e , 1 9 7 1 .

L'ontologie de Nie tzsche , P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e

F r a n c e , 1 9 7 2 .

N i e t z s c h e en miettes, P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e

F r a n c e , 1 9 7 3 e t 1 9 9 3 .

Nie tzsche , la momie et le musicien, J M L , 1981 ;

A t e l i e r d e s B r i s a n t s , 2 0 0 2 .

ROMANS

L a M a t a s s e , G a l l i m a r d , 1 9 6 6 .

Le Cochon s a u v a g e , G a l l i m a r d , 1 9 6 8 .

Le M a l de minu i t , C a l m a n n - L é v y , 1 9 7 2 ; A t e l i e r d e s B r i s a n t s , 2 0 0 2 .

Les Sep t D a n s e s du Tétras , C a l m a n n - L é v y , 1 9 7 2 .

L a Louve , J a c q u e s - M a r i e L a f f o n t ( L y o n ) , 1981 ; A t e l i e r des B r i s a n t s , 2 0 0 2 .

THÉÂTRE

Théâ t re complet, C a h i e r s B l e u s , 1 9 9 8 (Le D o n

J u a n des a r b r e s m o r t s - D o u c e u r - Le J a r d i n d ' H e r c u l a - L a Transverbération de Thérèse d 'Av i l a ) .

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P i e r r e B o u d o t

L A J O U I S S A N C E D E D I E U

ou le roman courtois de Thérèse d'Avila

Préface de Xavier Tilliette

A CONTRARI O

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© 2005 A CONTRARIO - ISBN 2-7534-0032-6 Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction inté- grale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit - photographie, photoco- pie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre - sans le consentement de l'au- teur et de l'éditeur est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

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« Il suffit à la perdrix, pour être fécondée, d 'entendre la voix du mâle

ou son vol au-dessus d'elle. »

ARISTOTE, Histoire naturelle, V, 4, 7

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Préface

Pierre Boudot n'est ni le premier ni le seul qui ait subi la séduction de la grande Thérèse d'Avila. Faut-il rappeler, pour rester dans la proximité, la veillée d'Edith Stein, la longue nuit allemande d'où elle sort bouleversée, la main sur le livre : c'est la vérité. Le livre, c'est l'autobiographie de Thérèse d'Avila. Ou) tout proche encore, le vieux Claudel chérissant sa patronne et sainte préférée, et lui confiant la nef du Soulier de Satin ? Pierre Boudot pâlit auprès de ces grands noms, mais il a mis tant de ferveur, tant de mystique élan dans son essai sur la sainte d'Avila que son rappel n'est pas déplacé à l'ombre des grandes âmes. Il n'était pas un historien de la spiritualité, encore moins un mystique, fût-ce à l'état sau- vage. Mais romancier, et donc intuitif et créateur, il a développé une affinité spontanée autour de personnages fictifs et réels. Les cir- constances l'ont servi. Châtelain de Merzé dans la région de Cluny et de Taizé, il a

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respiré l'atmosphère monastique qui baigne ces paysages verdoyants, et surtout il a fré- quenté le Carmel voisin, le monastère, il a même dispensé aux moniales un enseigne- ment qu'aucun prieur n'aurait désavoué.

Toutefois il n 'a pas traité la grande Thérèse comme un personnage de fiction, il s'est imprégné de ses ouvrages, de ses poèmes, de sa personnalité. De sorte que le livre est une méditation spirituelle. La fondatrice, la visiteuse par monts et par vaux, à pied ou en carriole, parcourant la « peau de taureau» des terres d'Espagne, n'est guère envisagée. La Thérèse qui a fasciné Boudot est celle, pâmée et extasiée, que le Bernin a représen- tée à Santa Maria della Vittoria. Le sous- titre « La jouissance de Dieu ou le roman courtois de Thérèse d'Avila » dit bien qu'il s'agit d'une histoire d'amour. Certes l'idylle pieuse de Pierre, tout intime et littéraire, s'efface devant le brasier de passion qui enflamme la sainte pour son Bien-Aimé. Mais il fallait la sensibilité religieuse de Boudot pour recueillir les étincelles et isoler la fine estafilade qui raye aujourd'hui encore la relique de ce cœur que le dessèchement a étiré. Il parle de ce qu'il sait car à force d'analyser les états mystiques on en sort contaminé. Bien qu'il n'y fasse pas allusion, il aura applaudi de bon cœur à l'élévation de Thérèse au rang et au titre de docteur de

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l'Église. Ainsi le pape Jean-Paul I I avait brisé un préjugé et une coutume ancestrale. Car lorsqu'il s'était agi, déjà dans les années trente, de la même requête et du même geste inhabituel, le Saint-Père Pie XI, dont on connaît le caractère impulsif, avait inscrit en marge de la supplique, d 'un trait énergique : obstat sexus, le sexe s'y oppose. Son succes- seur ne s'est pas senti ligoté pa r le problème, et il a conféré sans broncher le titre tant mérité.

Notre auteur n'hésite pas à comparer l'Éros sacré de Thérèse à l'érotomanie de

Georges Bataille. C'est qu'il y a un abîme entre l'ivresse sensuelle - désordonnée, à la Rimbaud - et la vive flamme d'amour, de l ' amour incombustible qui incendiait le buisson ardent. J ' a i bien connu Boudot, le Boudot prolixe et militaire, impérieux et courtois. Mais j ' avais méconnu le revers caché, l'âme de feu qui résidait sous le panache de Chantecler. Pa r la grâce de Thérèse, il se présente pour être adoubé comme chevalier servant et la nuit qui fut sienne s'éclaire du dedans. Et nox illuminatio mea in deliciis

meis. Certes il l 'a bien méritée, cette lumière du dedans qui aura remplacé pour lui le décanat, l'Académie ou la Légion d'honneur. Il y avait du Quichotte en Boudot, du grand seigneur impérieux et très à l'aise entre Jean Wahl et Gabriel Marcel.

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Thérèse de Ahumeda aura été l 'amour

secret de sa vie, l 'amour d'arrière-saison, le plus trempé d'émotion et de nostalgie. Il était part i d'un si bon pas. Le destin a couru plus vite. Mais pourquoi ne pas le dire ? Le Boudot cinquantenaire, l 'amant de Thérèse, nous est plus émouvant que le jeune flam- bard au verbe impérieux, part i pour conqué- rir le monde et les honneurs.

Lire ce livre, errer d'une demeure à l 'au- tre, c'est déjà devenir meilleur. Non pas à cause de la superposition de l'exégète ravi à la plus grande des saintes après la Vierge Marie. Mais à cause des vestigia flammae que le texte propulse à chaque ligne ou presque. L'écriture est assez transparente pour ne rien perdre, ou presque, du sublime original thérésien. La mort elle-même y recèle toutes les saveurs de l 'amour comblé.

« Mour i r n'est plus mourir, c'est laisser tom- ber les barrières entre lesquelles grelotte notre infini. » (p. 279).

Xavier Tilliette, S.J.

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Au c œ u r à c œ u r de m o n dél ire

THÉRÈSE D'AVILA !

L'exploration des abîmes familiers aux personnages de mes romans m'a dirigé vers elle. Dans l'un d'eux, m'abandonna il y a quatre ou cinq ans une femme née de ma plume, quoique Baldung Grien, dans son tableau de la « Musique », et Titien, dans celui de « Danaé », m'en aient offert le corps. Rien ne peut décrire mon errance d'alors. C'était semblable à un trou d'air dans lequel, sans fin, tomberait un avion.

Le pilote essaie les manettes, perd la représentation et la crainte de la mort. Comme s'il n'y avait nulle terre sur laquelle l'appareil s'écrasera ! Dans cet irréversible, juste avant la résignation, somnolence de l'intelligence ou dureté du cœur, imaginez qu'à la place des tableaux de bord, l'aviateur seul et sans navigateur

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aperçoive un livre. Il le prend, commence à lire. Non-sens pour non-sens, la seule manière d 'oublier qu 'es t folle la méca- nique est d 'exploiter les complicités du hasard. Ainsi ai-je somnolé pendant des jours en feuilletant des pages dont, dans la confusion intermittente, des bribes de phrases me devenaient de plus en plus lisibles. Les Nuits de Jean de la Croix. Je compris qu 'on peut ne pas tomber n ' im- porte comment , que la mor t est parfois complaisance au désastre. Il m ' appa ru t aussi que le métier de l 'écrivain est com- parable à l 'aventure mystique. Jean de la Croix me fit faire l 'économie d 'une psy- chanalyse à laquelle les doctes contempo- ra ins s o u m e t t e n t - en plus des vrais malades - les âmes insolites p o u r les domestiquer. « Rentre dans le rang », crie l 'opinion à l 'artiste qui ne sait ni où est le rang ni ce que c'est.

Alors, la chute n 'est plus la chute ! Il n 'y a pas de différence entre elle et l 'as- cension. Les reliefs sont mouvants. Si le

Mont-Blanc se tenait, comme une toupie, fixé soudain sur sa pointe, qu 'en serait-il de l ' ascension qui condui t d ' une base vers une cime ? Si la cime est en bas, des- cendre c 'es t monte r . Si le volume, la

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matière et la forme bougen t au po in t d'exiger un arrêt de l'intelligence affolée, qu'advient-il de nous et de notre raison- n e m e n t ? N o u s c o n c e v o n s e n c o r e sa

nécess i té mais le ver t ige n o u s p r e n d quand il apparaî t é tranger à la réalité. Nous décrivons correctement la marche

sur le Mont-Blanc-tel-qu ' i l -devrai t -être et cela nous rassure. Des mots photogra- p h i e n t l ' ab sence , d ' a u t r e s l igo ten t le modèle p o u r nier ses mé tamorphoses . « Fou » ! On échappe de justesse au dia- gnostic de ceux qui peuvent encore grim- per sur des montagnes réelles, mais leur effort paraît dérisoire aux naufragés des mots que sont le romancier, le musicien ou le mystique. Ainsi, la chute, c'est du vol à voile imprévu . Il suffit , au bon moment , de se laisser rêver.

Pour en savoir davantage sur les causes sans cause de la chute sans chute, après une dérive de plusieurs années, je dus cependant à nouveau ouvrir les yeux. Je lus Thérèse d'Avila et fus émerveillé.

Thérèse, c'est un corps à l'envers qui dilate à l'infini les formes du corps à l 'en- droit. Ce que donnent nos sens, qui est considérable mais limité, l 'âme et le cœur que nul vivant n'a vus mais dont chacun

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parle sans cesse le proposent en prodi- gieux et infini.

Quand le Doux chasseur Eut tiré sur moi et m'eut enfermée Dans les bras de l'amour Mon âme est tombée Et recouvrant une vie nouvelle J'ai fait un tel échange Que mon Aimé est à moi Que je suis à mon Aimé

Je regardai vivre cette femme, cette car- mélite. Ses années de luttes rencontrent les nôtres, dans la quête du Graal de cette fin du XX siècle dangereux aux démunis, à ceux qui se désencordent alors que tout est nocturne. Thérèse, c'est un corsaire de l'invisible, une aventurière de l'extase. Elle subjugue Dieu en l'entraînant sur son terrain à elle, le « point d'honneur ». Elle le contraint à la volupté, prolongeant ainsi son incarnation dans l'azur qui le cache. « Bas le masque ! » crie-t-elle comme si elle dressait le fier cheval qui l'emporta en caracoles près du carrosse de Charles- Quint. « Bas le masque ! » Nul ne résiste aux mots quand ils sont posés sur la bonne octave, avec la modulation juste. « Bas le masque ! » Antoine dort sur le sein

1. Poésies, p. 1015. (Les citations des œuvres de Thérèse d'Avila sont tirées de l'édition des œuvres complètes publiées chez Desclée de Brouwer.)

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de Cléopâtre, Tristan conçoit des ruses p o u r c o n q u é r i r I seu l t , le c h a n t des oiseaux emporte Roméo sur la couche de Juliette, Perceval retrouve Blanche-Fleur, et Jésus a r r ache à la t e r r e Teresa de Ahumada, née en 1515 à Avila, royaume de Castille. S'élevant du sol juste assez pour y r e tomber avec élégance ou, au contraire, parfois écrasée, comme endor- mie, Teresa force le Christ ressuscité à la pénétrer, comme une foudre tombant sur un volcan éteint en réveillerait la source.

Jamais maî t resse de roi ne fut plus « gueuse » et plus rusée, plus tentaculaire, plus habile en rap t d ' a m a n t que cette moniale dont le monde, aujourd'hui, est amoureux à son insu. Teresa force l 'amour

à prendre corps. Elle injecte la rigueur de l'imaginaire dans l'arbitraire de la raison. Elle fait suffoquer l'invisible.

« Bas le m a s q u e ! » C ' e s t u n cri de guerre quand on le lance à un Dieu. Car Thérèse est guerrière. Ses frères accom- pagnent Pizarro à la conquête du Pérou. Fille d'Avila, en elle, la liberté est cha- touilleuse. Son père n'a pour tant pas pris parti dans le soulèvement des Commu- neros. Plus grave. Le père, pour Thérèse, est sans doute inférieur à l 'amour. Enfant, Thérèse a vu porter le deuil de la tendresse q u ' o n r encon t r a i t s eu l emen t dans les

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romans courtois. « Qui ne porte l 'honneur aux dames a lui-même perdu l 'honneur », répétait Perceval.

Lorsqu 'une fille honnête rêve à un beau garçon, que celui-ci est son cousin ger- main, qu'elle ne le suit pas dans les bois mais lit dans ses yeux, sur le pli de ses lèvres, le plaisir qu'il prit, rêvant d'elle sur le corps d 'une fille de joie, quand cette jouvence l le caresse de ses bouc les le visage de Pedro, elle ne pense pas à mal. Le dés i r i m p o s e sa l imi te au j eune homme. Entre Thé rè se et lui, le po in t d ' h o n n e u r d ' a b o r d , l ' h o n n e u r d ' u n e f e m m e ensui te . T h é r è s e a deviné les

a m o u r s d é f e n d u e s q u a n d les lèvres aimées se faisaient malhabiles en effleu-

rant sa tempe. Elle a seize ans, elle est s u p e r b e et, c o m m e t o u t nob le de l 'Espagne d'alors, ce qu'elle veut, c 'est offrir un Empire à son peuple et au roi. Trop jeune pour agir, son rêve est son action. Elle sait, puisqu 'une fois déjà, elle le vécut et échoua, que vaillance et liberté sont raillées, moquées, méprisées si elles ne s 'appuient sur la force. Cervantès la vengera. Un jour, en effet, elle par t avec son f rère . D e s t i n a t i o n : le pays des Maures. But : mourir pour la gloire. N o m de cette gloire : Jésus. C'est un antitournoi puisque le combattant est femme. C'est le

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premier défi à Dieu : il faut le contraindre à réagir comme un homme de chair. L'adorer, c'est bien, mais l'aimer, c'est plus fort.

L'amour quand il est grand Ne peut demeurer sans agir Ni, s'il est fort, sans combattre Pour l'amour de son chéri 1

L'obéissance dont Thérèse parle plus tard comme de la ruse sublime de l'autorité confiée à l'homme par Dieu pour le forcer dans ses silences, la petite fille n'en a cure. Pendant sa brève absence, sa mère angois- sée fait fouiller le puits au milieu du jardin. Elle, citoyenne enfant d'une ville naguère défendue par une femme déguisée en guer- rier, obéit à ce qu'il y a de plus tragique et doux en elle, à l'instinct de l'éternité. Le grand frère âgé de dix ans la tenant par la main, besace nouée au bout d'un bâton, ils sont déterminés à l'assouvir. Le Paradis en échange de leur tête. Ils ne se cachent pas, ils marchent sur la route en direction de Salamanque. Quand leur oncle les croise et met fin à ce premier voyage, Thérèse com- prend, dans l'ermitage de son jardin, que commence l'aventure intérieure.

«Plaise à Dieu, écrira-t-elle, que nulle

1. Poèmes, p. 1113.

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âme (ne fasse fausse route dès le début) ne se perde pour s'être attachée à ces points d'honneur, faute de comprendre en quoi l'honneur consiste 1 »

Amadis, le beau Damoiseau de la Mer, elle lui donne le visage du Christ. Puisqu'il emplit intelligence et cœur, c'est en eux que le Christ brisera les chaînes. La reine mise à part - et encore -, il n'y a d'ailleurs pas de liberté pour les femmes de ce temps.

Thérèse devient orpheline à treize ans. C'est le deuxième veuvage de son père. Du destin tronçonné de doña Beatriz Thérèse retient au fond d'elle-même que la femme est vouée au rêve. Accorder l'imaginaire à l'amour est la charge de l'épouse dressée contre l'époux dès qu'il se comporte en semeur de la mort. L'existence carcérale et triste donne à la jeune fille le goût de ne pas aimer d'homme qui n'aime courtoisement la liberté d 'une femme. Autant dire que Jésus seul, « représenté sans cesse en son humanité », peut satisfaire cette exigence. À quoi bon vivre s'il s'agit uniquement de couver des enfants pour le roi et de les voir grandir dans un monde mercantile où l'or du Pérou fonde un respect plus fort que les hauts faits du Cid ?

« Dieu vous préserve des nombreuses

1. Le chemin de la perfection, p. 494.

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formes de paix que connaissent les mon- dains; plaise à Dieu de ne jamais vous y faire goûter car elles procurent une guerre perpétuelle 1 »

Thérèse a les yeux ouverts. Elle est beaucoup trop intelligente pour « haïr son père » bien que, se cachant de lui pour lire les mêmes livres que sa mère , elle se substitue à elle. Elle décentre le malheur.

Si elle « remplace » sa mère en se cachant de son père pour vivre un essentiel sem- blable, c'est pour subvertir la relation de tyrannie et vivre ironiquement des colères qui frapperont son ombre. On s 'étonne de la voir plus tard s 'accuser des fautes les plus graves, de « péchés mortels », de pré- senter d'elle-même l'image d 'une femme perdue. « Je commençai donc, de passe- t e m p s en p a s s e - t e m p s , de van i t é en vanité, d 'occasion en occasion, à m'expo- ser à de si grands dangers... que j'eus dés- o r m a i s h o n t e d e m ' a p p r o c h e r d e D i e u 2 »

Ce n'est pas habileté de sa part. Elle est, en son époque, coupable du cr ime de lucidité. Le seul qui soit irrémissible, le seul capable de nour r i r le désir d ' u n e révolution pacifique. Elle est coupable d'avoir, en son adolescence, eu plaisir à imiter sa mère, l 'une et l 'autre grisées par

1. Pensées sur l'amour de Dieu, p. 567. 2. Autobiographie, p. 43.

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un galop aux côtés du Damoiseau de la Mer. Désobéir en aimant la cause de son

acte, elle a vécu cela comme un acte luci- férien. « Je considérais le bon plaisir de ma sensualité et de ma vanité plutôt que ce qui convenait à mon âme . »

De là vient qu'ensuite, carmélite, elle fasse de la soumission aux porteurs de l 'autorité le secret de la métamorphose. (La désobéissance aux supérieurs, elle en fait « la faute la plus g r a v e C'est à la Vierge qu'elle se confie. « Je la suppliai d 'ê tre ma mère, avec beaucoup de lar- mes. » De son enfance mutilée par une société tyrannique, elle garde le goût de la famille. Elle fait ce qu 'une femme fait à l 'égard de son mari quand elle l 'aime tota- l ement : elle adop te les siens. Ainsi, à l 'égard de Jésus ! Marie , Joseph, Anne qu'elle appelle « la grand-mère », les voici autour d'elle. Ils remplacent les chevaliers a c c o m p l i s que les r i chesses des Amériques et les faiblesses des politiques expulsent peu à peu d'Espagne. Le souve- nir de ses ruptures accompagne en elle la montée de tendresse. Parce que sa mère fut un fantôme et son père, l ' intendant de

1. Autobiographie, p. 22-23. 2. Les Constitutions, p. 154

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sa fortune, parce que ses frères, sous le beau nom de conquérants, ne sont que des aventuriers dissimulant leur égoïsme der- rière le service du roi, Thérese n'a pas de modèle. Il y a elle en avant d'elle-même. Seule la médiocrité lui est insupportable. On guérit plus aisément d ' un père mor t que d 'un père incomplet.

Pire encore ! Quand le père a « tué » votre mère et qu'avec la bénédiction de ses confesseurs, il est absous de meurtre et encouragé comme exploitant de famille nombreuse, s'il traite ses filles comme les futures juments de seigneurs plus intéres- sés par la dot que par le génie des femmes, que peuvent faire ces dernières ? Tel le b a n d i t qui r é p a r t i t ses vols dans des cachettes connues de lui, Thérèse édifie sa na tu re c o m m e re fuge inviolable. Elle enferme seu lement Dieu par méga rde avec elle. Les voici ensemble. Jésus enri- chit son caractère en lui donnant le secret

du « non », pour que ce « non » affirme, soit étranger à celui qui fit tomber les Anges. Puisque c'est de son humanité qu'elle est d 'abord amoureuse ce sera, petit signe, au couvent de « l ' Incarnation » qu'elle se don- nera à lui. Reconnaissante, elle dédiera sa première maison au père de son amant : Joseph. Tout est déjà en place : quel que soit l 'objet de son amour, c'est Dieu qui

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en est le mouvement. Les ennemis de son adolescence harmonieusement sensuelle

sont combat tus par exigence d 'amour . Les adversaires de son âge mûr, momies dépourvues de sens prophétique, elle les assiègera de même avec les fureurs de l 'amour entravé.

Ce en quoi elle se voit coupable, elle, à ses propres yeux, marginale 1 est aussi ce qui explique les échecs de la vie. Le déca- lage entre ce qu 'on veut et ce qu 'on peut, voilà le Mal. La volonté vers la puissance est divine mais la puissance reine du vou- loir est démoniaque. La fessée qui rem- plaça la mort héroïque chez les Maures, elle y songe peut-être quand, quarante ans après, elle écrit : « Voici le piège que tend le démon : lorsqu 'une âme se voit si pro- che de Dieu, lorsqu'elle voit la différence entre les biens du ciel et les biens de la terre... il naît de cet amour la confiance et

la certitude de ne pas tomber du haut de la joie où elle est élevée... le démon lui fait oublier qu'elle ne doit guère se lier à elle...

1. Elle se fait traiter de « p... » par un brutal qui la bouscule à la porte d'une église. « Eh! que sommes-nous d'autre ? » répond-elle à ses compagnes scan- dalisées. Quatre cents ans avant elle, Héloïse empruntait ce mot (weretrix) à saint Jérôme [que Thérèse admire] pour assurer qu'elle aurait préféré être « la prostituée d'Abélard que la maîtresse d'Auguste ». Héloïse est bénédictine et abbesse du Paraclet quand, en son clair langage, elle attire Dieu dans la mémoire de son amour humain. Thérèse suit le chemin contraire.

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elle commence à donner des fruits sans mesure, croyant n'avoir plus rien à redou- ter de soi... Elle n'y met pas d'orgueil... elle peut sortir du nid, Dieu l'en sort, mais elle n'est pas capable de voler... elle n'a pas non plus l'expérience du danger, de même qu'elle ignore le tort que fait la confiance en soi. C 'es t ce qui m'a détruite 1 » Vingt ans de plus et Montaigne semble commenter ce réalisme. « C'est une hardiesse dangereuse et de consé- quence, outre l 'absence de témérité qu'elle traîne quant à soi, de mépriser ce que nous ne concevons pas... La gloire et la curiosité sont les deux fléaux de notre â m e Cette gloire, chaque mâle espa- gnol la cherche. Sa véritable épouse, c'est elle. Cette curiosité, ce fut celle de Christophe Colomb. Mais le revers de la médaille s'appelle génocide, conversions forcées, cupidité, peur de déchoir.

La solitude des jeunes filles, compara- ble en Castille à celle des femmes de l'Islam, ne laisse donc place qu'à la rêverie. Les meilleures ne l'accueillent pas passive- ment. Elles la rencontrent au hasard d'un soupir et, devinant en elle l'essentiel de leur vie, elles en font désormais leur but. Alors, tout change. Ce qui, chez les plus

1. Autobiographie, p. 127-128. 2. Montaigne, Essais, 1, chap. XXVII.

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faibles, suscite « Mélancol ie » (en quoi T h é r è s e voyai t caresse du d iab le ) , devient, chez les plus fortes, amour de l'invisible. Plus tard, quand Thérèse ana- lyse la tristesse 1 elle voit en elle la cause d 'une anarchie de la raison ou le maître

d ' œ u v r e d ' u n i nconsc i en t d é c o m p o s é derr ière une façade raisonnable. C 'es t a lors que les pa s s ions d e v i e n n e n t malades. « Une fois que la raison est obs- curcie, que ne feront pas les passions?... La mélancolie est capable de ligoter la rai- son et celles [c'est à des moniales cloîtrées qu'elle s'adresse] qui en sont atteintes ne sont pas plus coupables de leurs extrava- gances que ne le sont les fous... » Alors, il faut tenter de « maîtriser » les passions par les paroles d'abord, puis par une pédago- gie de la responsabi l i té , enf in par u n recours à l ' au tor i té capable d ' insp i re r confiance et de sécuriser. Quatre siècles avant Freud, avec une raison fécondée par l ' imagina i re de Dieu , T h é r è s e a lu la détresse comme le non-dit d 'une épouvante et le mystère d 'une angoisse mortelle.

Pour l 'heure le roi colonise, ce qui dif- fère d ' u n r ègne le d é b u t de l ' ennu i . Comment d'ailleurs ces familles actives

d 'une Espagne victorieuse des Maures, d 'une Espagne résistante et fière de la

1. Livre des Fondations, chap. VII, p. 646 sq.

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« Reconquête », d 'une Espagne militante, et qui s'offre les océans, les Amériques devineraient-elles que posséder le bien des autres détruit la personnalité et la civi- lisation ? Comment par ailleurs des fem- mes nobles et fières entourées de héros

souvent épuisés dont elles se protègent à travers leur fidélité même pourraient-elles vivre sans donner le visage de Jésus aux tourments magnifiques de l 'amour ?

L ' imaginai re est d ' a b o r d en effet le libertinage des pauvres. Le vrai clivage entre les classes sociales ne passe pas par les signes de richesse mais par les exigen- ces des cœurs. Thérèse d'Avila le com-

prendra en ouvrant les Carmels aux filles pauvres, en mouran t en 1582 dans les bras d ' A n n e de S a i n t - B a r t h é l e m y , converse, à laquelle il faudra imposer le voile de chœur quand, à son tour, elle deviendra fondatrice. Oui, l ' imaginaire est le continent d 'une tendresse auquel abordent et sur lequel, mystérieusement, se retrouvent les affamés de l 'amour hors

classes d 'argent, hors apparences mon- daines. Aujourd'hui, les hommes, sur ce plan, sont d'ailleurs aussi misérables que les femmes. On appelle progrès de la civi- lisation cette similitude des condi t ions

dans le r ien ! Alors, les f emmes é tan t seules concernées, Thérèse, c'est Lysistrata

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qui ne se contente pas de faire faire la grève de l 'amour aux épouses abandon- nées par les guerriers. Elle demande son alliance au divin objecteur de conscience. Dans ses Carmels, contestant sans dis- cours fracassant les conceptions de son temps, elle crée la situation neuve permet- tant à Tit ien de remplacer Dürer, à l 'hu- mani té joyeuse de chasser la t rag ique « Melancholia ». C'est ainsi qu'elle gagne cont re l ' i r réversible, dép laçan t vers la création le lieu de la gloire et des combats. Elle montre comment Dieu devient com-

plice du passage de la soumission à la liberté. Avant d'être éthique ou mystique, son cho ix est p h y s i q u e , déc i s ion de nature, exaltation et métamorphose en lai d ' amour divin des énergies du corps.

« Si seulement je n'étais pas femme, si j ' avais ma l i be r t é . . . » , « Moi, p a u v r e femme.. .», «Je ne suis qu 'une femme », cent fois, on trouve cette affirmation sous sa p l u m e . « C a p t a t i o b e n e v o l e n t i a e » nécessaire, puis les premiers lecteurs de ses « samizdats » sont en cheville avec

l 'Inquisition. Elle ne veut pas non plus suggérer par antiphrase. «J'ai réussi le tra- vail d ' un homme. J'ai décidé, conquis, créé et t r i o m p h é . » La d ia l ec t ique archaïque du mascul in / féminin lui est étrangère. On sait aujourd'hui que l'élan