La Jeune Fille et la nuit...euros dans une robe droite en dentelle bleu nuit et en jersey de soie,...

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ÀFlora,ensouvenirdenosconversations,cethiver-là,pendantlebiberon

de4heuresdumatin…

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Leproblèmedelanuitresteentier.Commentlatraverser?

HenriMICHAUX

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Lesentierdescontrebandiers

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LaJeuneFille:Va-t’en,ah,va-t’en!

Disparais,odieuxsquelette!Jesuisencorejeune,disparais!

Etnemetouchepas!

LaMort:Donne-moilamain,douceetbelle

créature!Jesuistonamie,tun’asrienàcraindre.Laisse-toifaire!

N’aiepaspeurVienssagementdormirdans

mesbras.MatthiasCLAUDIUS(1740-1815)

LaJeuneFilleetlaMort

2017PointesudduCapd’Antibes.Le13mai.ManonAgostinigarasavoituredeserviceauboutduchemindelaGaroupe.

La policière municipale claqua la porte de la vieille Kangoo en pestantintérieurementcontrel’enchaînementdecirconstancesquil’avaitconduiteici.Vers 21heures, le gardiend’unedes plus luxueuses demeures duCap avait

téléphonéaucommissariatd’Antibespoursignalerunpétardouuncoupdefeu–entoutcasunbruitétrange–quiauraitététirésurlesentierrocheuxjouxtantleparcdelapropriété.Lecommissariatn’avaitpasfaitgrandcasdel’appeletl’avaitredirigéverslesbureauxdelapolicemunicipale,quin’avaitrientrouvédemieuxquedelacontacterelle,alorsqu’ellen’étaitplusenservice.Lorsque son supérieur l’avait appeléepour luidemanderd’aller jeterunœil

surlesentiercôtier,Manonétaitdéjàentenuedesoirée,prêteàsortir.Elleauraitvoulu lui répondre d’aller se faire voir,mais elle n’avait pas pu lui refuser ceservice.Lematinmême,lebonhommeavaitacceptéqu’elleconservelaKangooaprès ses heures de boulot. La voiture personnelle deManon venait de rendrel’âmeet,encesamedisoir,elleavaitabsolumentbesoind’unvéhiculepouraller

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àunrendez-vousquiluitenaitàcœur.Le lycéeSaint-Exupéry,oùelleavaitétéélève, fêtait sescinquanteanset,à

cetteoccasion,unesoiréerassemblerait lesanciensélèvesdesaclasse.Manonespéraitsecrètementyrevoirungarçonquil’avaitmarquéeautrefois.Ungarçondifférentdesautres,qu’elleavaitbêtement ignoréà l’époque, luipréférantdestypesplusâgésquis’étaienttousrévélésdesombrescrétins.Cetespoirn’avaitrienderationnel–ellen’étaitmêmepascertainequ’ilseraitprésentàlasoirée,et ilavait sansdoute oublié jusqu’à son existence–,mais elle avait besoindecroirequ’ilallaitenfinsepasserquelquechosedanssavie.Manucure,coiffure,shopping:Manons’étaitpréparéetoutl’après-midi.Elleavaitclaquétroiscentseuros dans une robe droite en dentelle bleu nuit et en jersey de soie, avaitempruntéuncollierdeperlesà sasœuretdesescarpinsà sameilleureamie–unepairedeStuartWeitzmanendaimquiluifaisaitmalauxpieds.Juchéesursestalons,Manonallumalatorchedesontéléphoneets’engagea

surlecheminétroitqui,surplusdedeuxkilomètres,longeaitlacôtejusqu’àlaVilla Eilenroc. Elle connaissait bien cet endroit. Lorsqu’elle était enfant, sonpère l’emmenait pêcher dans les petites criques. Autrefois, les gens du coinappelaientcettezonelechemindesdouaniersoudescontrebandiers.Plustard,lelieuétaitapparudanslesguidestouristiquessouslenompittoresquede«sentierdeTire-Poil».Aujourd’hui,ilrépondaitaunomplusplat,aseptisé,desentierdulittoral.Auboutd’unecinquantainedemètres,Manonbutasurunebarrièreassortie

d’unemise en garde : «Zone dangereuse – accès interdit ». Il y avait eu unefortetempêteenmilieudesemaine.Descoupsdemerviolentsavaientprovoquédeséboulementsquirendaientlapromenadeimpraticablesurcertainssecteurs.Manonhésitauninstantetdécidad’enjamberlabarrière.

1992PointesudduCapd’Antibes.Le1eroctobre.Le cœur allègre, Vinca Rockwell sautilla en passant devant la plage de la

Joliette.Ilétait10heuresdusoir.Pourvenirjusqu’icidepuislelycée,elleavaitréussiàconvaincreunedesescopinesd’hypokhâgne,quiavaitunscooter,deladéposerchemindelaGaroupe.Ens’engageantsurlesentierdescontrebandiers,ellesentitdespapillonsqui

volaient dans le bas de son ventre. Elle allait retrouver Alexis. Elle allaitretrouversonamour!Leventsoufflaitàdécorner lesbœufs,mais lanuitétait sibelleet lecielsi

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clairqu’onyvoyaitpresquecommeenpleinjour.Vincaavaittoujoursadorécecoin,parcequ’ilétaitsauvageetneressemblaitpasàl’imageestivalegalvaudéede laFrenchRiviera.Sous le soleil,onétait subjuguépar l’éclatblancetocredesrochescalcaires,etparlesvariationsinfiniesdel’azurquibaignaitlespetitescriques.Unefois,enregardantendirectiondesîlesdeLérins,Vincaavaitmêmeaperçudesdauphins.Pargrandvent,commecesoir,lepaysagechangeaitradicalement.Lesrochers

escarpés devenaient dangereux, les oliviers et les pins semblaient se tordre dedouleur, comme s’ils cherchaient à s’arracher du sol.MaisVinca s’en fichait.ElleallaitretrouverAlexis.Elleallaitretrouversonamour!2017Bordeldemerde!Le talon d’un des escarpins deManon venait de se briser net. Bon sang !

Avantd’allerà sa soirée,elledevrait repasserpar sonappartementet,demain,elleseferaitengueulerparsonamie.Elleenlevaleschaussures,lesglissadanssonsacetcontinuaàavancerpiedsnus.Ellesuivait toujoursletracéétroitmaisbétonnéquisurplombait lesfalaises.

L’air était pur et vivifiant. Lemistral avait éclairci la nuit et constellé le cield’étoiles.Lavueépoustouflantes’étendaitdesrempartsduvieilAntibesjusqu’àlabaie

de Nice en passant par les montagnes de l’arrière-pays. À l’abri, derrière lespins, se trouvaient certaines des plus belles propriétés de la Côte d’Azur. Onentendait les vagues projeter leur écume et on sentait toute la force et lapuissancedesflots.Danslepassé,lelieuavaitétélethéâtred’accidentstragiques.Lahouleavait

déjà emporté des pêcheurs, des touristes ou des amoureux qui venaient sebécoter au bord de l’eau. Sous le feu des critiques, les autorités avaient étécontraintes de sécuriser le chemin en construisant des escaliers en dur, enbalisant le passage et en installant des barrières qui limitaient les velléités desrandonneurs de trop s’approcher du bord. Mais il suffisait que le vent sedéchaînequelquesheurespourquelesiteredeviennetrèsdangereux.Manonarriva justementàunendroitoùunpind’Aleps’était abattu, faisant

sauterlegarde-corpsdelarampeetobstruantlepassage.Impossibled’allerplusloin.Ellepensarebrousserchemin.Iln’yavaitpasâmequivive,ici.Laforcedumistralavaitdissuadélespromeneurs.Barre-toi,mafille.

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Elles’immobilisaetécouta lemugissementduvent.Ilcharriaitunesortedeplainte,àlafoisprocheetlointaine.Unemenacesourde.Bien qu’elle fût pieds nus, elle s’élança sur un rocher pour contourner

l’obstacle et continua sa progression avecpour seul éclairage la torchede sontéléphone.Unemasse sombre se dessinait en contrebas de la falaise.Manon plissa les

yeux.Non,elleétaittroploinpourladistinguer.Elleessayadedescendreavecune grande prudence. Il y eut un craquement. L’ourlet de sa robe en dentellevenaitdesedéchirer,maisellen’yprêtapasattention.Àprésent,ellevoyaitlaforme qui l’avait intriguée. C’était un corps. Le cadavre d’une femme,abandonnésurlesrochers.Pluselles’approchait,pluselleétaitsaisied’horreur.Cen’étaitpasunaccident.Levisagedelafemmeavaitétéfracassépourn’êtreplusqu’unebouilliesanguinolente.MonDieu.Manonsentitquesesjambesnelaportaient plus et qu’elle était sur le point de s’effondrer. Elle déverrouilla sontéléphone pour prévenir les secours. Il n’y avait pas de réseau, mais l’écranindiquanéanmoins:Urgencesuniquement.Elleallait lancer l’appel lorsqu’elleserenditcomptequ’ellen’étaitpasseule.Unhommeenlarmesétaitassisunpeuplusloin.Effondré,ilsanglotait,levisageentresesmains.Manon était terrifiée.À cet instant, elle regretta de ne pas être armée. Elle

s’approchaprudemment.L’hommeseredressa.Lorsqu’illevalatête,Manonlereconnut.—C’estmoiquiaifaitça,dit-ilenpointantdudoigtlecadavre.

1992Gracieuseet légère,VincaRockwellsautaitsurlesrochers.Leventsoufflait

deplusenplusfort.MaisVincaaimaitça.Lahoule,ledanger,lagriseriedel’airmarin, les à-pics qui donnaient le vertige. Rien dans sa vie n’avait été aussienivrantquesa rencontreavecAlexis.Unéblouissementprofondet total.Unefusion des corps et des esprits.Même si elle vivait cent ans, rien ne pourraitjamais rivaliser avec ce souvenir. La perspective de revoir clandestinementAlexis,defairel’amouraucreuxdesrocherslabouleversait.Ellesentaitleventtièdequil’enveloppaittoutentière,soufflaitautourdeses

jambes, soulevant les pans de sa robe, comme un prélude au corps à corpsattendu.Lecœurqui s’emballe, lavaguedechaleurquivousemporte etvoussecoue, lesangquipulse, lespalpitationsquifontfrémirchaquecentimètredevotrecorps.ElleallaitretrouverAlexis.Elleallaitretrouversonamour!

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Alexisétait la tempête, lanuit, l’instant.Au fondd’elle-même,Vincasavaitqu’ellefaisaituneconnerieetquetoutçafiniraitmal.Maispourrienaumondeellen’auraitéchangél’excitationdecemoment.L’attente,lafoliedel’amour,ledélicedouloureuxd’êtreemportéeparlanuit.—Vinca!Soudain,lasilhouetted’Alexissedétachadanslecielclairoùbrillaitunelune

pleine.Vinca fit quelques pas pour rejoindre l’ombre.Dans un clignement depaupières, il lui sembla presque pouvoir ressentir le plaisir à venir. Intense,brûlant, incontrôlable. Les corps qui se mélangent et se dissolvent jusqu’à sefondredanslesvaguesetlevent.Lescrisquisemêlentàceuxdesmouettes.Lesconvulsions,l’explosionquiterrasse,leflashblancetaveuglantquivousirradieetvousdonnel’impressionquetoutvotreêtres’éparpille.—Alexis!Lorsque Vinca étreignit enfin l’objet de son amour, une voix intérieure lui

chuchotaànouveauquetoutfiniraitmal.Maislajeunefillesefoutaitdufutur.L’amouresttoutouiln’estrien.Seulcomptaitl’instantprésent.LaséductionbrûlanteetvénéneusedelaNuit.

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Hieretaujourd’hui

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(NICE-MATIN–lundi8mai2017)

LelycéeinternationalSaint-Exupéryfêteson50eanniversaire

L’établissementpharedelatechnopoledeSophiaAntipolissoufflerases50bougiesleweek-endprochain.Crééen1967parlaMissionlaïquefrançaisepourscolariserlesenfantsd’expatriés,lelycée international est un établissement atypique sur la Côte d’Azur. Réputé pourl’excellence de son niveau, il est organisé autour d’un enseignement en languesétrangères.Ses sectionsbilinguespermettentd’obtenirdesdiplômes internationauxetaccueillentaujourd’huiprèsdemilleélèvesfrançaisetétrangers.Lesfestivitésdébuterontlevendredi12maiavecunejournéeportesouvertesaucoursdelaquellelesélèvesetlepersonnelenseignantprésenterontleurscréationsartistiques– expositions de photos, films, animations théâtrales – réalisées à l’occasion de cetévénement.La fête se poursuivra le lendemain à midi avec un cocktail rassemblant les anciensélèves et personnels de l’école. Au cours de cette cérémonie sera posée la premièrepierred’unnouvelédificebaptiséla«Tourdeverre»,quis’élèverasurcinqétagesenlieu et place de l’actuel gymnase, lequel sera rasé très prochainement. Ce bâtimentultramoderneseradestinéàaccueillir lesélèvesdesclassespréparatoiresauxgrandesécoles (CPGE). Et les promotions 1990-1995 auront l’honneur d’être les derniersutilisateursdugymnase,lesoirmême,lorsdela«boumdesanciens».Àl’occasiondecetanniversaire,laproviseuredulycée,MmeFlorenceGuirard,espèrequelemaximumdemondesejoindraàlacommémoration.«J’invitechaleureusementtous les anciens élèves et lesmembres du personnel à venir partager cemoment deconvivialité. Les échanges, les retrouvailles, les souvenirs nous rappellent d’où l’onvientet sont indispensablespour savoiroù l’onva»,poursuit laproviseuredansuneformulation un peu galvaudée avant de préciser qu’un groupe Facebook a été crééspécialementpourl’occasion.

StéphanePianelli

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FOREVERYOUNG

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1Coca-ColaCherry

Quandonestassisdansunavionquis’écrase,onabeauattachersa

ceinture,çanesertàrien.HarukiMURAKAMI

1.SophiaAntipolisSamedi13mai2017Jegarailavoituredelocationsouslespins,prèsdelastation-service,àtrois

centsmètresdel’entréedulycée.J’étaisvenudirectementdel’aéroportaprèsunvolNewYork-Nicependantlequeljen’avaispasfermél’œil.Laveille, j’avaisquittéprécipitammentManhattanaprèsavoir reçuparmail

un article évoquant le cinquantième anniversaire de mon ancien lycée. Lecourrier m’avait été envoyé via la messagerie de ma maison d’édition parMaximeBiancardini,quiétait autrefoismonmeilleurami,maisque jen’avaispasvudepuisvingt-cinqans.Ilm’avaitlaisséunnumérodeportablequej’avaishésitéàcomposeravantd’admettrequejenepouvaisguèrefaireautrement.—Tuaslul’article,Thomas?m’a-t-ildemandépresquesanspréambule.—C’estpourçaquejet’appelle.—Tusaiscequeçasignifie?Sa voix résonnait des intonations autrefois familières, mais elles étaient

déforméesparlafébrilité,l’urgenceetlapeur.Je n’ai pas tout de suite répondu à sa question. Oui, je savais ce que cela

signifiait.Quec’étaitlafindenosexistencestellesquenouslesavionsconnues.Quenousallionspasserlaprochainepartiedenotreviederrièredesbarreaux.—Il fautque tuviennes sur laCôted’Azur,Thomas,me lançaMaximeau

bout de quelques secondes de silence. Il faut que l’on mette au point une

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stratégiepouréviterça.Ilfautquel’ontentequelquechose.J’aifermélesyeuxenmesurantlesconséquencesdecequiallaitsepasser:

l’ampleurduscandale,sesimplicationsjudiciaires,l’ondedechocserépercutantsurnosfamilles.Aufonddemoi,j’avaistoujourssuqu’ilexistaituneprobabilitépourquece

jourarrive.J’avaisvécuprèsdevingt-cinqans–oufaitsemblantdevivre–aveccetteépéedeDamoclèsau-dessusdelatête.Régulièrement,aumilieudelanuit,jeme réveillais en sueuren repensantauxévénementsqui s’étaientdéroulésàl’époque et à la perspective qu’on puisse un jour les découvrir. Ces nuits-là,j’avalais un Lexomil avec une lampée deKaruizawa,mais il était rare que jeparvienneàmerendormir.—Ilfautquel’ontentequelquechose,répétamonami.Jesavaisqu’ilseberçaitd’illusions.Carcettebombequimenaçaitderavager

lecoursdenosexistences,c’estnousquienavionsétélesartificiers,unsoirdedécembre1992.Etnoussavionstouslesdeuxqu’iln’yavaitaucunmoyendeladésamorcer.

2.Après avoir verrouillé les portières, je fis quelques pas jusqu’à la station

d’essence.C’étaitunesortedeGeneralStoreà l’américaineque tout lemondeappelait « chez Dino ». Derrière les pompes à carburant s’élevait uneconstructionenboispeint,unbâtimentde stylecolonialquiabritaitunepetiteboutiqueetuncaféagréable,avecunegrandeterrassecourantsousunauvent.Je poussai la porte à battant. L’endroit n’avait pas tellement changé et

possédait toujours un petit côté hors du temps. Au fond du magasin, destabouretshautperchésentouraientuncomptoirenboiscéruséauboutduqueldesclochesdeverreservaientd’écrinàdesgâteauxcolorés.Danslerestedelasallese déployaient des banquettes et des tables qui s’échappaient jusque sur laterrasse. Sur le mur étaient accrochées des plaques en émail représentant devieillesréclamespourdesmarquesaujourd’huidisparues,ainsiquedesaffichesde laRivieradesAnnées folles.Pour installerplusde tables,onavait retiré lebillardetlesjeuxd’arcadequiavaienttantdefoisécornémonargentdepoche:OutRun,Arkanoid,StreetFighter II.Seul lebaby-footavaitsurvécu,unvieuxBonzinidecompétitionautapisuséjusqu’àlacorde.Mes mains ne purent s’empêcher de caresser le caisson du baby en hêtre

massif.Àcettemêmeplace,avecMaxime,nousavionsrefaitpendantdesheurestouslesgrandsmatchsdel’OM.Lesimagesmerevenaientenvrac:letripléde

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Papin lors de la coupe de France 1989 ; la main de Vata contre Benfica ;l’extérieur pied droit deChrisWaddle contre leMilanAC, ce fameux soir oùl’éclairageduVélodromeavaitdisjoncté.Malheureusement,nousn’avionspasfêtéensemblelavictoirequenousavionstantattendue–lesacredelaLiguedeschampions en 1993. À cette date, j’avais déjà quitté la Côte d’Azur pourpoursuivremesétudesdansuneécoledecommerceàParis.Jemelaissaigagnerparl’ambianceducafé.Maximen’étaitpasleseulavec

lequel j’avais l’habitude de venir ici après les cours. Mes souvenirs les plusmarquants étaient associés à Vinca Rockwell, la fille dont j’étais amoureux àl’époque.Lafilledonttouslesgarçonsétaientamoureuxàl’époque.C’étaithier.C’étaitilyauneéternité.En avançant vers le comptoir, je sentais les poils demes bras se hérisser à

mesurequedesinstantanésseprécisaientdansmamémoire.JemesouvenaisdurireclairdeVinca,desesdentsdelachance,desesrobeslégères,desabeautéparadoxale,duregarddistanciéqu’elleaffectaitdevouloirposersurleschoses.JemesouvenaisquechezDino,VincabuvaitenétéduCherryCokealorsque,l’hiver, elle commandait des tasses de chocolat chaud avec des petitsChamallowsquiflottaientàlasurface.—J’voussersquelquechose?Je n’en crus pasmes yeux : le café était toujours tenu par lemême couple

italo-polonais – les Valentini – et, dès que je les aperçus, leurs prénoms merevinrent. Dino (bien sûr…) avait interrompu son nettoyage de la machine àexpresso pourme parler, tandis qu’Hannah feuilletait le journal local. Il avaitprisdupoidsetperdusescheveux,elleavaitperdusablondeuretprisdesrides.Mais avec le temps leur couple semblait mieux assorti. C’était l’effetnormalisateurde lavieillesse :elle fanait lesbeautés tropéclatantesetdonnaitparfoisdelapatineetdulustreàdesphysiquesplusbanals.—Jevaisprendreuncafé,s’ilvousplaît.Undoubleexpresso.Jelaissaiflotterquelquessecondes,puisjeprovoquailepasséenconvoquant

lefantômedeVinca:—EtunCherryCokeavecunepailleetdesglaçons.Un instant, jecrusque l’undesValentiniallaitme reconnaître.Monpèreet

mamèreavaientétéproviseursdeSaint-Exentre1990et1998.Luis’occupaitdulycéeetelledesclassesprépaset,àcetitre,ilsbénéficiaientd’unlogementde fonctiondans l’enceintedu campus. J’étais donc souvent fourré ici.ContrequelquespartiesgratuitesdeStreetFighter,j’avaisparfoisaidéDinoàrangersacaveouàpréparersesfameuses frozencustardsdont il tenait la recettedeson

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père.Alors que sa femme avait toujours les yeux rivés à son journal, le vieilItalien encaissamamonnaie etme tenditmes boissons,mais aucune étincellen’illuminasonregardfatigué.Lasalleétaitauxtroisquartsvide,cequiétaitétonnant,mêmepourunsamedi

matin. Saint-Ex comptait beaucoup d’internes et, à mon époque, une bonnepartied’entreeux restaientau lycée leweek-end. J’enprofitaipourmedirigerverslatablequeVincaetmoipréférions:ladernièreauboutdelaterrasse,sousles branches odorantes des pins.Comme les astres se reconnaissent entre eux,Vincachoisissait toujourslachaisequifaisaitfaceausoleil.Avecmonplateaudans lesmains, jem’assis àma place habituelle, celle qui tournait le dos auxarbres.J’attrapaima tasse de café et posai le verre deCherryCoke devant lachaisevide.Lehaut-parleurdiffusaitunvieuxtubedeR.E.M.,LosingmyReligion,dontla

plupart desgens croyaient qu’il parlait de foi, alors qu’il évoquait simplementlestourmentsd’unamourdouloureuxetunilatéral.Ledésarroid’ungarçonquicriaitàlafillequ’ilaimait:«Hey,regarde,jesuislà!Pourquoinemevois-tupas?»Uncondensédel’histoiredemavie.Unpetitventfaisaittremblerlesbranches,lesoleilpoudroyaitsurleslattesdu

plancher.Pendantquelquessecondes,lamagieopéraetmeprojetaaudébutdesannées 1990. Devant moi, sous la lumière vernale qui transperçait lesbranchages, le fantôme de Vinca s’anima et l’écho de nos discussionspassionnées revint à mes oreilles. Je l’entendais me parler avec ferveur deL’AmantetdesLiaisonsdangereuses.JeluirépondaisenévoquantMartinEdenetBelle du Seigneur. C’est à cettemême table que nous avions l’habitude deparlerpendantdesheuresdesfilmsquenousavionsvuslemercrediaprès-midiauStar,àCannes,ouauCasinod’Antibes.Elles’enthousiasmaitpourLaLeçondepianoetThelma etLouise, j’aimaisUncœurenhiver etLaDoubleVie deVéronique.Lachansontouchaàsafin.VincachaussasesRay-Ban,aspiraàlapailleune

gorgéedesonCocaetmefitunclind’œilderrièresesverrescolorés.Sonimages’étiola jusqu’à disparaître tout à fait, mettant un terme à notre parenthèseenchantée.Nousn’étionsplusdanslachaleurinsouciantedel’été1992.J’étaistoutseul,

tristeetessoufflé,entraindecouriraprès leschimèresdemajeunesseperdue.Çafaisaitvingt-cinqansquejen’avaispasrevuVinca.Vingt-cinqansd’ailleursquepersonnenel’avaitrevue.

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3.Ledimanche20décembre1992,VincaRockwell,dix-neufans,s’étaitenfuie

à Paris avecAlexis Clément, son professeur de philosophie âgé de vingt-septans, avec qui elle entretenait une relation secrète. On les avait aperçus unedernière fois tous les deux, le lendemain matin, dans un hôtel du septièmearrondissement, près de la basilique Sainte-Clotilde. Puis on avait perdu toutetracede leur présencedans la capitale.Plus jamais ils ne s’étaientmanifestés,plus jamais ils n’avaient contacté leur famille ni leurs amis. Ils s’étaientlittéralementévaporés.Voilàpourlaversionofficielle.Je sortis demapoche l’article deNice-Matin que j’avais déjà parcouru une

centainede fois.Sousuneapparencebanale, il contenaitune informationdontles conséquences dramatiques allaient remettre en cause ce que tout lemondeconnaissait de cette affaire. On ne jure aujourd’hui que par la vérité et latransparence,mais lavéritéest rarementcequ’ellesembleêtreet,danscecasprécis,ellen’allaitapporterniapaisement,nitravaildedeuil,nivéritablejustice.La vérité n’allait charrier avec elle que lemalheur, la chasse à l’homme et lacalomnie.—Oh!Pardon,m’sieu!En courant entre les tables, un lycéenmal dégrossi venait de faire valser le

verre de Coca d’un coup de sac à dos. Un réflexe me permit de rattraper lerécipientà lavoléeavantqu’ilnesebrise.Avecplusieursserviettesenpapier,j’épongeailasurfacedelatable,maislesodaavaitéclaboussémonpantalon.Jetraversai le café vers les toilettes. Ilme fallut cinq bonnesminutes pour fairedisparaîtrelestachesetàpeuprèsautantpourséchercomplètementlevêtement.Mieux valait éviter deme pointer à la réunion des anciens élèves en laissantcroireàtoutlemondequejem’étaispissédessus.Puis je regagnaimaplace pour récupérermaveste accrochée audos dema

chaise.Quandjejetaiuncoupd’œilsurlatable,jesentismoncœurs’accélérer.Enmonabsence,quelqu’unavaitpliéendeuxlaphotocopiedel’articleetposédessus une paire de lunettes de soleil. Des Ray-Ban Clubmaster aux verrescolorés. Quim’avait joué cettemauvaise blague ? Je regardai autour demoi.Dino parlait avec un type près des postes à essence. Hannah arrosait sesgéraniumsdel’autrecôtédelaterrasse.Àpartlestroiséboueursquiprenaientleur pause, attablés au comptoir, les rares clients étaient des lycéens quitravaillaientdevantleurMacBookouchattaientsurleurtéléphoneportable.Merde…

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Ilmefallutprendreleslunettesenmainpouradmettrequecen’étaitpasunehallucination. Lorsque je les soulevai, je remarquai qu’on avait annoté lacoupuredejournal.Unsimplemottracéd’uneécriturerondeetappliquée:Vengeance.

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2Lepremierdelaclasse

etlesbadboys

Quicontrôlelepassécontrôlel’avenir.AldousHUXLEY

1.PaintItBlack,NoSurprises,One…Dès l’entrée du campus, l’orchestre de l’école accueillait les visiteurs en

reprenantdes refrainsdesStones,deRadioheadetdeU2.Lamusique–aussiatrocequ’entraînante–vousaccompagnaitjusqu’aucœurdulycée,laplacedesMarronniers,oùdevaientsedéroulerlesréjouissancesdelamatinée.À cheval sur plusieurs communes (dont Antibes et Valbonne) et souvent

présentéecommelaSiliconValleyfrançaise,SophiaAntipolisétaitunécrindeverdureauseind’uneCôted’Azurtropbétonnée.Desmilliersdestart-upetdegrandsgroupesspécialisésdansdessecteursdepointeavaientéludomicilesurses deux mille hectares de pinède. L’endroit avait des atouts pour attirer lescadres du monde entier : un soleil radieux les trois quarts de l’année, laproximitédelagrandebleueetdesstationsdeskiduMercantour,denombreuxéquipementssportifsetdesécolesinternationalesdequalité,dontlelycéeSaint-Exupéryétaitjustementleferdelance.LesommetdelapyramideéducativedesAlpes-Maritimes.L’établissementdanslequelchaqueparentespéraitpouvoirunjour inscrire sa progéniture, confiant dans l’avenir promis par la devise del’école:«Scientiapotestasest.»Aprèsavoirdépassélaguéritedugardien,jelongeailecomplexeadministratif

et lasalledesprofesseurs.Construitsaumilieudesannées1960, lesbâtimentsactuelsdelacitéscolairecommençaientàvieillir,maisl’ensembledusiterestaitexceptionnel. L’architecte qui l’avait conçu avait intelligemment tiré parti ducadrenatureluniqueduplateaudeValbonne.Ence samedimatin, l’airyétait

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douxet lecielbleu turquin.Entrepinèdeetgarrigue,entreparoisrocheusesetrelief accidenté, les cubes et les parallélépipèdes d’acier, de béton et de verres’intégraientharmonieusement aupaysagevallonné.Encontrebas, autourd’ungrandlacetàdemicachésparlesarbres,s’élevaientdepetitsimmeublescolorésdedeuxétages.Lesbâtimentsdel’internatdontchaqueunitéportaitlenomd’unartisteayantséjournésurlaCôted’Azur:PabloPicasso,MarcChagall,NicolasdeStaël,FrancisScottFitzgerald,SidneyBechet,GrahamGreene…Entre ma quinzième et ma dix-neuvième année, j’avais vécu ici, dans le

logement de fonction qu’occupaient alorsmes parents. Les souvenirs de cetteépoqueétaientencorevivaces.Enparticulierl’émerveillementquejeressentaischaque matin en me réveillant face à la forêt de pins. De ma chambred’adolescent,onavait lamêmevued’enferquejecontemplaisaujourd’hui : lasurface étincelantedu lac, sonponton enbois et ses hangars à bateaux.Aprèsdeux décennies passées à New York, j’avais fini par me faire croire que jepréféraislecielbleuélectriquedeManhattanauchantdumistraletdescigales,l’énergie deBrooklyn et deHarlemà l’odeur des eucalyptus et de la lavande.Maisaufond,est-cetoujoursvrai?medemandai-jeencontournantl’Agora(unbâtiment de verre construit au tout début des années 1990 autour de labibliothèque et qui abritait plusieurs amphithéâtres, ainsi qu’une salle decinéma).Puis j’arrivaidevant lessallesdeclassehistoriques,desconstructionsen brique rouge d’influence gothique qui rappelaient certaines universitésaméricaines.Cesbâtissesétaienttotalementanachroniquesetendécalageaveclacohérencearchitecturaledel’ensemble,maisellesavaienttoujoursfait lafiertédeSaint-Ex,donnantàl’écoleunepatineIvyLeague,etauxparentsd’élèveslafiertéd’envoyerleursrejetonsdansleHarvardlocal.— Alors, Thomas Degalais, on cherche l’inspiration pour son prochain

roman?2.Lavoixderrièremoime surprit et je fisvolte-facepourdécouvrir levisage

hilare de Stéphane Pianelli. Cheveux longs, barbichette de mousquetaire,lunettes rondes à la John Lennon et sac besace porté en bandoulière : lejournaliste deNice-Matin avait la même dégaine que lorsqu’il était étudiant.Seule concession à l’époque, le tee-shirt qu’il arborait sous son gilet sansmanches de reporter était orné du célèbre Phi, le symbole de La Franceinsoumise,lepartideJean-LucMélenchon.—SalutStéphane,répondis-jeenluiserrantlamain.

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Nous fîmes quelques pas ensemble. Pianelli avait lemême âge quemoi, etcommemoi, c’était un enfant du pays. Nous avions été dans la même classejusqu’à la terminale. Jeme souvenais de lui comme d’une grande gueule, unbrillantorateuravecunsensdusyllogismequimettaitsouventendifficulténosenseignants. C’était l’un des rares élèves du lycée à avoir une consciencepolitique. Après le bac, alors que ses résultats lui permettaient de suivre uneprépaSciences-PoàSaint-Ex,ilavaitpréférécontinuersascolaritéàlafacultéde lettres de Nice. Une fac que mon père considérait comme « une usine àchômeurs»etmamère,plusradicaleencore,comme«unramassisdebranleursgauchistes».MaisPianelliavaittoujoursassumésoncôtéfrondeur.ÀCarlone– le campus de lettres –, il avait louvoyé entre MNEF et MJS et connu sapremièreheuredegloireunsoirdeprintemps1994,lorsdel’émissiondeFrance2,Demainlesjeunes.PrésentéparMichelField,ledirectavaitdonnélaparolependantplusdedeuxheuresàdesdizainesd’étudiantshostilesauCIP,lefameux«SMICjeune»quecherchaitàleurimposerlegouvernementBalladur.J’avaisrevul’émissionrécemmentsurlesitedel’INAetj’avaisétéfrappéparl’aplombdePianelli.Onluiavaitdonnélemicroàdeuxreprisesetils’enétaitservipourinterpelleretenvoyerdanslescordesdespersonnalitésaussiaguerriesqu’AlainMadelin et Bernard Tapie. Une vraie tête de mule qui ne se laissaitimpressionnerparpersonne.—Tonavis sur l’électiondeMacron?medemanda-t-il tout à trac. (Il était

doncrestéintarissablesurlapolitique.)C’estunebonnenouvellepourlesgenscommetoi,n’est-cepas?—Lesécrivains?—Non,lessalesriches!répondit-ill’œilbrillant.Pianelliétaitchambreur,souventdemauvaisefoi,maisjel’aimaisbienquand

même. C’était le seul élève de Saint-Ex que j’avais revu fréquemment, car ilm’interviewait pour son journal chaque fois que je sortais un roman. À maconnaissance, il n’avait jamais eu l’ambition de faire carrière dans la pressenationale, il préférait rester un journaliste tout-terrain, un « couteau suisse »,commeilsequalifiaitlui-même.ÀNice-Matin,ilpouvaitécriresurtoutcequ’ilvoulait–lapolitique,laculture,laviedelacité–etilappréciaitcettelibertéau-delàde tout.S’assumer commeunchasseurde scoops à laplume redoutéenel’empêchaitpasdegarderunecertaineobjectivité.Jelisaistoujoursavecintérêtsescomptesrendusdemesromans,carilsavaitlireentreleslignes.Sesarticlesn’étaient pas systématiquement élogieux, mais même lorsqu’il avait desréserves, Pianelli n’oubliait pas que derrière un roman – et on pouvait dire la

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même chose d’un film ou d’une pièce de théâtre – se trouvaient souvent desannées de travail, de doute, de remise en question que l’on pouvait critiquer,maisqu’ilétaitcrueletvaniteuxd’exécuterenquelques lignes.«Le roman leplusmédiocreasansdouteplusdevaleurquelacritiquequiledénoncecommetel »,m’avait-il d’ailleurs confié un jour en adaptant à la littérature la célèbreformuled’AntonEgo,lecritiquegastronomiquedufilmRatatouille.—Blagueàpart,qu’est-cequetuviensfaireici,l’artiste?Endonnantl’impressiondenepasytoucher,lejournalistereniflaitleterrain,

lançaitdespercheset allaitme travailler aucorps. Il connaissaitdesbribesdemonpassé.Peut-êtresentait-ilmanervositéalorsquejetrituraisdansmapocheleslunettesjumellesdecellesdeVincaet lamenacequel’onm’avaitadresséeunquartd’heureplustôt.—Çanefaitjamaisdemalderevenirverssesracines,non?Avecl’âge,on…— Arrête ton baratin, me coupa-t-il en ricanant. Cette réunion d’anciens

élèves, c’est tout ce que tu détestes, Thomas. Regarde-toi, avec ta chemiseCharvetettaPatekPhilippe.NemefaispascroirequetuasprisunaviondepuisNewYorkpourvenirchanterlegénériquedeGoldorakenbouffantdesMalabaravecdesmecsquetuméprises.—Là,tutetrompes.Jeneméprisepersonne.Etc’étaitlavérité.Le journalisteme dévisagea, sceptique. Imperceptiblement, son regard avait

changé.Sesyeuxbrillaientcommes’ilavaitferréquelquechose.—J’aicompris,finit-ilparmedireenhochantlatête.Tuesvenuiciparceque

tuaslumonarticle!Sa questionme coupa la respiration, comme s’il venait deme balancer un

directàl’estomac.Commentpouvait-ilêtreaucourant?—Dequoituparles,Stéphane?—Nefaispasl’innocent.J’affectaideprendreuntonléger:—J’habiteàTriBeCa.C’estleNewYorkTimesquejelisenbuvantmoncafé.

Pas ta feuille de chou locale. À quel article fais-tu allusion ? À celui quiannonçaitlescinquanteansdubahut?Àvoir sa grimace et ses sourcils froncés, nous ne parlions pas de lamême

chose.Maismonsoulagementfutdecourtedurée,carilmebalança:—Jefaisallusionàl’articlesurVincaRockwell.Cettefois,lasurprisemefigea.—Donc,c’estvrai,tun’espasaucourant!conclut-il.

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—Maisaucourantdequoi,bordel?Pianellihochalatêteetsortitsonbloc-notesdesabesace.—Ilfautquej’aillebosser,dit-ilalorsquenousarrivionssurlagrand-place.

J’aiunarticleàécrirepourlafeuilledechoulocale,moi.—Attends,Stéphane!Contentdesoneffet,lejournalistem’abandonnaenm’adressantunpetitsigne

delamain:—Onsereparleplustard.Dansmapoitrine,moncœurbattaitlachamade.Unechoseétaitcertaine:je

n’étaispasauboutdemessurprises.3.LaplacedesMarronniersvibraitaurythmede l’orchestreetdesdiscussions

enpetitsgroupesquiallaientbontrain.S’ilyavaitbieneudesarbresmajestueuxiciautrefois,ilsavaientdepuislongtempsétédécimésparunparasite.Laplaceavaitgardésonnom,maisétaitàprésentplantéedepalmiersdesCanariesdontla silhouette gracieuse évoquait les vacances et le farniente. Sous de grandestentesendrapécru,onavaitdresséunbuffet,installédesrangéesdechaisesettendu des guirlandes fleuries. Sur l’esplanade, noire de monde, un ballet deserveursencanotieretmarinières’affairaitàravitaillerlesinvitésenboissons.J’attrapaiunecoupesurunplateau,ytrempaimeslèvresetbalançaipresque

immédiatementlamixturedansunbacàfleurs.Enguisedecocktailmaison,ladirection n’avait rien trouvé de mieux que de proposer une eau de cocodégueulassemélangéeàduicedteaaugingembre.Jem’approchaidubuffet.Làencore,onavaitvisiblementoptépouruneversionlightdesagapes.OnseseraitcruenCalifornieoudanscertainsendroitsdeBrooklynoùsévissaitlerègneduhealthy. Oubliés les farcis niçois, les beignets de fleurs de courgettes et lapissaladière de Veziano. Il n’y avait que de tristes légumes en tranches, desverrinesàlacrèmeallégéeetdestoastsaufromagecertifiéssansgluten.Je m’éloignai des tréteaux pour m’asseoir en haut des grandes marches en

bétonciréquiencerclaientunepartiedelaplace,façonauditorium.Jechaussaimeslunettesdesoleilet,àl’abridepuismonposted’observation,jecontemplaimescondisciplesaveccuriosité.Ils se congratulaient, se donnaient des tapes dans le dos, s’embrassaient, se

montraient les plus belles photos de leurs bambins ou de leurs ados,s’échangeaient leursmails, leurs numéros de portable, s’ajoutaient à leur listed’«amis»sur lesréseauxsociaux.Pianellin’avaitpas tort : j’étaisextérieurà

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tout ça. Incapablemêmede faire semblant.D’abord, parce que je n’éprouvaisaucune nostalgie envers mes années lycée. Ensuite, parce que j’étaisfondamentalementunsolitaire,ayant toujoursun livredans lapoche,maispasde compte Facebook, un rabat-joie pas très adapté aux attentes d’une époqueadeptedesboutonsLike.Enfin,parcequeletempsquipassenem’avaitjamaisangoissé. Jen’avais pas flippé lorsque j’avais soufflémesquarantebougiesniquand des fils d’argent avaient commencé à fleurir surmes tempes. Pour êtrehonnête,j’aimêmeétéimpatientdevieillir,parcequecelasignifiaitmettredeladistanceavecunpasséqui,loind’êtreunparadisperdu,m’apparaissaitcommel’épicentred’undramequej’avaisfuitoutemavie.4.Premièreconstatationen scrutant les anciens élèves : laplupartdeceuxqui

avaientfaitledéplacementévoluaientdanscesmilieuxaisésoùl’onveillaitànepastropprendredepoids.Lacalvitieparcontreétaitlefléaunumérounchezleshommes.N’est-cepas,NicolasDubois?Luiavaitratésesimplants.AlexandreMuscaessayaitdecachersatonsuresousunelonguemècherabattuesurlehautdesoncrâne.QuantàRomainRoussel, ilavaitcarrémentchoisidese raser latête.J’étais agréablement surpris par ma mémoire : parmi les invités de ma

génération, je pouvais mettre un nom sur presque tous les visages. De loin,c’étaitdrôleàregarder.Parfoismêmefascinanttant,pourcertains,l’événementsemblaitavoirungoûtderevanchesur lepassé.ManonAgostiniparexemple.Lalycéenneingrateettimideétaitdevenueunejoliefemmequis’exprimaitavecassurance. Christophe Mirkovic avait subi la même métamorphose. Le nerd,commeonnedisaitpasencoreàl’époque,n’avaitplusriendusouffre-douleuracnéiqueet lunaireque j’avaisgardéenmémoire,et j’enétais ravipour lui.Àl’américaine,ilétalaitsaréussitesanscomplexe,vantaitlesméritesdesaTesla,parlaitanglaisavecsapetiteamiedevingtanssacadette,quicaptaitbeaucoupderegards.Éric Lafitte en revanche avait bien morflé. Je m’en souvenais comme

l’incarnation d’un demi-dieu.Une sorte d’ange brun :AlainDelon dansPleinsoleil. Aujourd’hui, Éric the King était devenu un bonhomme triste etventripotent,auvisagegrêlé,plusproched’HomerSimpsonquedel’acteurdeRoccoetsesfrères.Kathy et Hervé Lesage étaient venus main dans la main. Ils étaient sortis

ensemble en première S et s’étaient mariés à la fin de leurs études. Kathy

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(diminutif donné par son mari) s’appelait en réalité Katherine Laneau. Je mesouvenaisdeses jambessublimes–qu’elleavaitsansdoute toujours,mêmesielle avait troqué sa minijupe écossaise contre un tailleur-pantalon – et del’anglaisparfait,trèslittéraire,qu’elleparlaitalors.Jem’étaissouventdemandécomment une fille pareille avait pu tomber amoureuse d’Hervé Lesage.SurnomméRégis–c’était lagrandeépoquedeLesNuls, l’émission et de leurmantra«Régisestuncon»–,Hervéavaitunphysiquequelconque,unpetitpoisdansla tête, lançaitdesremarquesmalvenues,posaitauxprofsdesquestionsàcôté de la plaque et, surtout, ne semblait pas se rendre compte que sa copineavaitcent foisplusdeclassequ’iln’enaurait jamais.Vingt-cinqansplus tard,avec son blouson en daim et samine satisfaite, « Régis » avait toujours l’airaussicon.Pouraggraver soncas, il étaitvenuavecunecasquetteduPSG.Nocomment.Mais, question garde-robe, c’était FabriceFauconnier qui détenait la palme.

PilotedeligneàAirFrance,«Faucon»arboraitsonuniformedecommandantde bord. Je le regardais parader au milieu des chevelures blondes, des talonshauts et des seins refaits. L’ancien beau gosse ne s’était pas laissé aller : sacarrure restait athlétique, mais sa tignasse argentée, son regard insistant et savanitéévidenteluicollaientdéjàl’étiquettede«vieuxbeau».Quelquesannéesauparavant,jel’avaiscroisésurunvolmoyen-courrier.Commesij’avaisencorecinqans,ilavaitcrumefaireplaisirenm’invitantdanslecockpitpourlaphased’atterrissage…5.—Ohpurée,ilaprischer«Faucon»!FannyBrahimim’adressaunclind’œiletm’embrassachaleureusement.Elle

aussi avait bien changé. D’origine kabyle, c’était une petite blonde aux yeuxclairs et auxcheveuxcourts, juchée surde jolis escarpins, les jambesmouléesdansunjeanajusté.Lesdeuxboutonsdéfaitsdesonchemisierlaissaientdevinerlanaissancedesesseinsetsontrench-coatcintréallongeaitsasilhouette.Dansuneautrevie,jel’avaisconnueenapôtredugrunge,traînantsesDocMartensaucuirusé,noyéedansdeschemisesdebûcheroninformes,descardigansrapiécésetdes501déchirés.Plus débrouillarde que moi, Fanny était parvenue à trouver une coupe de

champagne.— Par contre, je n’ai pas réussi à dégotter du pop-corn, me dit-elle en

s’asseyant sur la marche à côté de moi comme si nous allions assister à la

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projectiond’unfilm.Commequandelleétaitlycéenne,elleportaitautourducouunappareilphoto

–unLeicaM–etcommençaàprendredesclichésdelafoule.Je connaissais Fanny depuis toujours. Maxime, elle et moi avions été

ensembleà l’écoleprimaireduquartierde laFontonne,celleque l’onappelaitégalement la«vieilleécole»avecsesbeauxbâtimentsTroisièmeRépublique,par opposition aux préfabriqués de l’écoleRené-Cassin que la ville d’Antibesavaitouverteplustard.Pendantnotreadolescence,Fannyavaitétépourmoiuneamieproche.C’était la première fille avec laquelle j’étais sorti, au collège, enclassede troisième.Unsamediaprès-midi,nousétionsallésvoirRainManaucinémaetauretour,danslebusquinousramenaitàlaFontonne,alorsquenousavionschacunundesécouteursdemonWalkmandansuneoreille,nousavionséchangéquelquesbaisersmaladroits.QuatreoucinqpatinsentrePuisquetuparsetPourvuqu’ellessoientdouces.Nousétionssortisensemblejusqu’enpremière,etpuisnousnousétionséloignés,toutenrestantamis.Ellefaisaitpartiedecesfillesmûresetlibéréesqui,àpartirdelaterminale,avaientcommencéàcoucheràdroiteàgauchesanss’attacheràpersonne.C’étaitrareàSaint-Ex,etbeaucoupla condamnaient. Moi je l’avais toujours respectée, tant elle m’apparaissaitcommel’incarnationd’unecertaineformedeliberté.C’étaituneamiedeVinca,uneélèvebrillanteetunefillegentille, troisqualitésquimelarendaientchère.Aprèssesétudesdemédecine,elleavaitbeaucoupbourlinguéentremédecinedeguerre et missions humanitaires. Je l’avais revue par hasard, quelques annéesplustôt,dansunhôteldeBeyrouthoùj’assistaisauSalondulivrefrancophone,etellem’avaitconfiésonintentionderentrerenFrance.—Tuasrepéréd’anciensprofs?medemanda-t-elle.D’un signe du menton, je lui désignaiM. N’Dong,M. Lehmann ainsi que

Mme Fontana, profs respectivement de maths, de sciences physiques et desciencesnat.—Unebellebrochettedesadiques,lâchaFannyenlesprenantenphoto.—Surcepoint,jenepeuxpastedonnertort.TutravaillesàAntibes?Ellehochalatête.—Depuis deux ans, je bosse en cardiologie à l’hôpital de la Fontonne. J’y

soignetamère.Ellenetel’apasdit?Àmonsilence,ellecompritquejen’étaispasaucourant.—Elleestsuiviedepuissonpetitinfarctus,maisçavabien,assuraFanny.Jetombaisdesnues.—Mamèreetmoi,c’estcompliqué,dis-jepourévacuerlesujet.

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—C’estcequedisenttouslesgarçons,non?demanda-t-ellesanschercheràensavoirdavantage.Puisellepointadudoigtuneautreenseignante.—Elle,elleétaitcool!s’exclama-t-elle.Ilmefallutunmomentpourlareconnaître.MlleDeVille,uneprofaméricaine

quienseignaitlalittératureanglaiseenprépalittéraire.—Enplus, elle est encorecanon ! soufflaFanny.OndiraitCatherineZeta-

Jones!MlleDeVillemesuraitunbonmètrequatre-vingts.Chausséedetalonshauts,

sangléedansunpantalonde cuir et uneveste sans col, elle avait des cheveuxlongs et raides qui tombaient sur ses épaules comme des baguettes.Avec sonphysique svelte et élancé, elle paraissait plus jeune que certaines de sesanciennesélèves.Quelâgeavait-ellelorsqu’elleétaitarrivéeàSaint-Ex?Vingt-cinqans?Trentetoutauplus.Commej’étaisenprépascientifique,jenel’avaisjamaiseuecommeprof,maisjemesouvenaisqu’elleétaittrèsappréciéeparsesélèves,enparticulierparcertainsgarçonsquiluivouaientunesortededévotion.Pendantquelquesminutes,Fannyetmoicontinuâmesàobservernosanciens

condisciplesenévoquantnossouvenirs.Enl’écoutant, jemerappelaipourquoij’avais toujours apprécié cette fille. Elle dégageait quelque chose de positif etd’énergique. Et elle avait de l’humour, ce qui ne gâchait rien. Pourtant, ellen’avaitpaseuundébutfaciledansl’existence.SamèreétaitunejolieblondeàlapeaumateetauregardàlafoisdouxettueurquitravaillaitcommevendeuseàCannes,dansunmagasindefringuesdelaCroisette.QuandnousétionsauCP,elleavaitquittésonmarietsestroisenfantspoursuivresonpatronenAmériqueduSud.Avantd’êtreadmiseeninternatàSaint-Ex,Fannyavaitvécupresquedixansavecsonpère,paralyséaprèsunaccidentdetravailsurunchantier.Avecsesdeuxfrèresaînés–quin’étaientpas franchementdes lumières–, ilshabitaientdansuneHLMdécrépiteduboulevardduVal-Claret.Paslegenred’endroitquifiguraitsurlesguidestouristiquesd’Antibes-Juan-les-Pins.La cardiologue lâcha encore quelques missiles, faciles mais réjouissants

(«ÉtienneLabitte,ilagardésatêtedegland»),puismedévisageaavecundrôledesourireauxlèvres.—Laviearedistribuécertainsrôles,maistoi,tuestoujourslemême.Elle me pointa dans le viseur de son Leica et captura mon portrait en

continuantsatirade:— Le premier de la classe, BCBG, propre sur lui, avec sa belle veste en

flanelleetsachemisebleuciel.

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—Venantdetoi,jecomprendsbienquecen’estpasuncompliment.—Détrompe-toi.—Lesfillesn’aimentquelesbadboys,non?—Àseizeans,oui.Pasàquarante!Je haussai les épaules, plissai les yeux etmismamain en visière pourme

protégerdusoleil.—Tucherchesquelqu’un?—Maxime.—Notrefuturdéputé?J’aifuméuneclopeavecluiducôtédugymnase,là

oùdoitavoirlieunotresoiréedepromo.Iln’avaitpasl’airpressédevenirfairecampagne.Putain,t’asvulagueuled’AudeParadis?Complètementdécalquée,lapauvre!T’essûrqu’iln’yapasdepop-corn,Thomas?Jepourraisresterdesheures,assiseici.C’estpresqueaussibienqueGameofThrones!Mais son enthousiasme fut subitement douché lorsqu’elle aperçut deux

employésentraind’installerunepetiteestradeetunmicro.—Sorry,jevaiszapperlesdiscoursofficiels,m’annonça-t-elleensemettant

debout.De l’autre côté des gradins, Stéphane Pianelli prenait des notes, en pleine

conversationavec lesous-préfet.Lorsqu’ilcroisamonregard, le journalistedeNice-Matin m’adressa un signe de la main qui devait signifier quelque chosecomme«Bougepas,j’arrive».Fannyépoussetasonjeanet,danssonstylebienàelle,décochaunedernière

flèche:—Tusaisquoi?Jecroisquetuesundesraresmecssurcetteplaceavecqui

jen’aipascouché.J’auraisvoulu répondrequelquechosedespirituel,mais riend’appropriéne

me vint parce que ses paroles ne cherchaient pas à être drôles. Elles étaienttristesettrèsexagérées.—Àl’époque,tuétaisenadorationdevantVinca,sesouvint-elle.—C’estvrai,admis-je.J’étaisamoureuxd’elle.Unpeucommetoutlemonde

ici,non?—Oui,maistoi,tul’astoujoursidéalisée.Jesoupirai.Après ladisparitiondeVincaet la révélationdeson idylleavec

l’un des profs du lycée, les rumeurs et les ragots s’étaient déchaînés pourtransformerlajeunefemmeenunesortedeLauraPalmerazuréenne.TwinPeaksaupaysdePagnol.—Fanny,tunevaspast’ymettre,toiaussi.

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—Commetuvoudras.C’estsansdouteplusfaciledefairel’autruche.Livingiseasywitheyesclosed,commechantaitl’autre.Ellerangeasonboîtierdanssonsac,regardasamontreetmetenditsacoupe

dechampagneencoreàdemipleine.—Jesuisàlabourreetjen’auraispasdûboirecetruc.Jesuisdegardecet

aprèm.Àlaprochaine,Thomas.6.Ladirectricedéroula sondiscours,unpensumcreuxdontcertainscadresde

l’Éducation nationale s’étaient fait une spécialité. Originaire de la régionparisienne, cetteMmeGuirard n’était pas en poste ici depuis longtemps. Ellen’avaitqu’uneconnaissancelivresquedel’établissementetrécitaitdesbanalitésde technocrate.En l’écoutant, jemedemandaispourquoimesparentsn’étaientpasvenus.Ilsavaientdûêtreinvités,entantqu’anciensproviseurs.Jelesavaischerchéssanssuccèsdanslafouleetleurabsencem’intriguait.Après avoir terminé son couplet sur « les valeurs universelles de tolérance,

d’égalitédeschancesetdedialogueentrelesculturesqueportedepuistoujoursnotre établissement », la directrice énumérait à présent les « personnalitéséminentes»qui avaient fréquenté le lycée. J’en faisaispartie, aumilieud’unedizaine d’autres, et lorsquemon nom fut cité et applaudi, quelques regards setournèrent vers moi. J’esquissai un sourire un peu gêné avant d’ébaucher unvague«merci»delatête.—Çayest,t’esgrillé,l’artiste,meprévintStéphanePianelliens’asseyantà

côtédemoi.Dansquelquesminutes,onviendratefairedédicacerdeslivres.OntedemanderasilechiendeMichelDruckeraboieentrelesprisesetonvoudrasavoir si Anne-Sophie Lapix est aussi sympa une fois que les camérass’éteignent.JeprisgardedenepasrelancerPianelli,maisilcontinuasonmonologue:—OntedemanderapourquoituasfaitmourirtonhérosàlafindeQuelques

joursavectoi.Etd’oùtevienttoninspirationet…—Lâche-moi un peu, Stéphane.De quoi voulais-tume parler ?C’est quoi

cettehistoired’article?Lejournalistes’éclaircitlavoix:—Tun’étaispassurlaCôted’Azur,lemoisdernier?—Non,jesuisarrivécematin.—OK.Tuasdéjàentenduparlerdes«cavaliersdemai»?— Non, mais j’imagine qu’on ne les voit pas courir à l’hippodrome de

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Cagnes-sur-Mer.— Très drôle. En fait, il s’agit d’un phénomène de refroidissement qui se

produitparfoisaumilieuduprintempsetquioccasionnedesgeléestardives…Toutenparlant,ilsortitunecigaretteélectroniquedelapochedesonblouson.—Ceprintemps,surlaCôte,letempsaétécomplètementpourri.Ilad’abord

faittrèsfroid,puisnousavonseudespluiestorrentiellespendantplusieursjours.Jelecoupai:— Sois bref, Stéphane. Tu ne vas pas me réciter le bulletin météo des

dernièressemaines!D’ungestedumenton,lejournalistedésignaauloinlesbâtimentscolorésde

l’internatquelesoleilfaisaitbrillerdemillefeux.—Ilyaeudesinondationsdanslescavesdeplusieursdortoirs.—Cen’estpasnouveau.T’asvulapenteduterrain!Déjàànotreépoque,ça

arrivaituneannéesurdeux.—Oui,maisleweek-enddu8avril,l’eauestmontéejusqu’auxhallsd’entrée.

Ladirectionadûordonnerdestravauxdansl’urgenceetfaireviderentièrementlessous-sols.Pianellitiraquelquesboufféessursa«cigarette»etrejetaunesortedevapeur

d’eau qui sentait la verveine et le pamplemousse. À côté des cigares de CheGuevara,lavisiondurévolutionnaireentraindevapotersatisaneavaitquelquechosederidicule.— L’établissement s’est notamment débarrassé de dizaines de vestiaires

métalliques rouillés qui étaient entreposés dans les caves depuis lemilieu desannées 1990. Une entreprise spécialisée dans les encombrants a étémandatéepourlestransporteràladécharge,maisavantqu’elleintervienne,certainsélèvesse sontamusésàouvrir lescasiers.Et tunedevineras jamais surquoi ils sonttombés.—Dis-moi.Lejournalisteménageasoneffetlepluslongtempspossible.—Surunsacdesportencuirquicontenaitcentmillefrancsenbilletsdecent

etdeuxcentsballes!Unepetitefortunerestéeplanquéeicidepuisplusdevingtans…—Donc,lesflicssontvenusàSaint-Ex?Je m’imaginai les gendarmes en train de débarquer dans l’établissement et

toutel’agitationquecelaavaitdûprovoquer.—Ça,onpeutledire!Et,commejeleracontedansmonarticle, ilsétaient

même trèsexcités.Unevieilleaffaire,dupognon,un lycéeprestigieux : iln’a

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pasfallulespousserlongtempspourqu’ilspassenttoutaupeignefin.—Pourquelrésultat?—L’infon’estpasencoresortie,maisjesaisqu’ilsonttrouvésurlesacdeux

empreintesdigitalesparfaitementexploitables.—Et?—Etl’uned’ellesétaitfichée.JeretinsmonsoufflependantquePianellipréparaitunenouvellebanderille.À

voirlaflammequidansaitdanssesyeux,jecomprisquecelle-ciallaitfairetrèsmal.—C’étaitl’empreintedeVincaRockwell.Jeclignaidesyeuxplusieursfoisenencaissantl’info.J’essayaideréfléchirà

cequetoutcelasignifiait,maismoncerveautournaitàvide.—Quellessonttesconclusions,Stéphane?—Mesconclusions?C’estquej’avaisraisondepuisledébut!s’emportale

journaliste.Àcôtédelapolitique,l’affaireVincaRockwellétaitl’autregrandemarottede

Stéphane Pianelli. Une quinzaine d’années plus tôt, il avaitmême écrit sur lesujet un livre au titre schubertien : La Jeune Fille et la Mort. Un travaild’enquête sérieux et exhaustif, mais qui n’apportait pas de révélationsfracassantessurladisparitiondeVincaetdesonamant.—SiVincas’étaitvraiment fait lamalleavecAlexisClément, reprit-il,elle

auraitemportécetargent!Oudumoinselleseraitrevenuelechercher!Sonraisonnementmesemblaitléger.—Rienneditquec’étaitsonfric,rétorquai-je.Cen’estpasparcequ’ilyavait

sesempreintessurlesacquel’argentétaitàelle.Ilenconvint,maiscontre-attaqua:—Avouequandmêmequec’estdingue.D’oùvenaitcepognon?Centmille

francs!Danscesannées-là,c’étaitunesommeénorme.Jen’avaisjamaisbiencomprisquelleétaitsathèseexacteàproposdel’affaire

Rockwell, mais, pour lui, la version de la fugue ne tenait pas la route. Sansvéritables preuves, Pianelli croyait dur comme fer que siVinca n’avait jamaisdonné signe de vie, c’est parce qu’elle était morte depuis longtemps. Etqu’AlexisClémentétaitprobablementsonassassin.—Qu’est-cequeçaimpliqueauniveaujudiciaire?—Jen’ensaisrien,répondit-ildansunemouevague.—Çafaitdesannéesquel’enquêtesurladisparitiondeVincaaétéclassée.

Quoiqu’ontrouveàprésent,çaseraprescrit,non?

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L’airpensif,ilsefrottalabarbedureversdelamain.—Cen’estpasdit. Ilya touteune jurisprudencecomplexesur laquestion.

Aujourd’hui, dans certains cas, le délai de prescription ne dépend plus de lacommissiondel’acte,maisdeladécouverteéventuelled’uncorps.Alorsqu’ilmefixaitdanslesyeux,jechoisisdesoutenirsonregard.Pianelli

était certes un chasseur de scoops, mais je m’étais toujours interrogé surl’origine de son obsession pour cette vieille affaire. Pour autant que je m’ensouvienne, il n’était pas un intime de Vinca. Ils ne se fréquentaient pas etn’avaientguèred’atomescrochus.Vincaétait la filledePaulineLambert,uneactricenéeàAntibes.Unebelle

rousseauxcheveuxcourts–sosiepresqueparfaitdeMarlèneJobert–qui,dansles années 1970, avait tenu de petits rôles dans des films d’Yves Boisset etd’HenriVerneuil.Lepointd’orguedesafilmographie:unescèneseinsnusdevingt secondes avec Jean-Paul Belmondo dansLa Scoumoune. En 1973, dansuneboîtedenuit de Juan-les-Pins,Pauline avait rencontréMarkRockwell, unpilote automobile américain qui avait brièvement tenu un volant de F1 chezLotus,etavaitcouruplusieursfoisles500milesd’Indianapolis.Rockwellétaitsurtout le dernier fils d’une famille influente du Massachusetts, principaleactionnaire d’une chaîne de supermarchés très présente dans le Nord-Est.Conscientequesacarrièrepiétinait,PaulineavaitsuivisonamoureuxauxÉtats-Unisoùlecouples’étaitmarié.Vinca,leurfilleunique,étaitnéedanslafoulée,àBoston,oùelleavaitpassésesquinzepremièresannéesavantd’êtrescolariséeà Saint-Ex, à la suite du décès tragique de ses parents. Le couple Rockwellfaisait partie des passagers tués lors d’une catastrophe aérienne, à l’été 1989.Leurvolavaitsubiunedécompressionexplosiveenquittantl’aéroportd’Hawaï.Ledrameavaitmarquélesesprits,caràcausedel’ouvertureaccidentelledelasoute, lessixrangéesdesiègesde laclasseaffairesavaientétédéchiquetéesetexpulsées hors de l’appareil. L’accident avait fait douze victimes et, pour unefois, lesplusrichesavaienttrinqué.Uneanecdotequin’avaitpasdûdéplaireàPianelli.Deparsesoriginesfamilialesetsoncomportement,Vinca incarnaitdoncen

apparencetoutcequePianellidétestait:unefilleàpapadelahautebourgeoisieaméricaine, unehéritière élitiste et cérébrale, féruedephilosophiegrecque,ducinémadeTarkovski,delapoésiedeLautréamont.Unefilleunpeuposeuse,àlabeauté irréelle,quinevivaitpasdans lemonde,maisdanssonmonde.Unefilleenfinqui,sansenavoirconscience,étaitvaguementméprisanteparrapportauxjeunestypesdanssongenre.

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—C’esttoutcequeçatefait,bordel?m’apostropha-t-ilsoudain.Jesoupirai,haussailesépaulesetjouailedétachement.—C’estlointoutça,Stéphane.—C’est loin ?Pourtant,Vinca était ton amie.Tu étais en adoration devant

elle,tu…—J’avaisdix-huitans,j’étaisungamin.J’aitournélapagedepuislongtemps.—Tefouspasdemoi,l’artiste.Tun’asrientournédutout.Jelesailus,moi,

tesromans:Vincayestpartout.Onlaretrouvedanslaplupartdeteshéroïnes!Ilcommençaitàm’agacer.— Psychologie à deux balles. Digne de la rubrique astrologique de ton

canard!Àprésentqueletonétaitmonté,StéphanePianelliétaitcommeélectrisé.Son

exaltationselisaitdanssesyeux.Vincal’avaitrendufou,commeelleavaitsansdouterendufousd’autrestypesavantlui,mêmesicen’étaitpaspourlesmêmesraisons.— Tu peux dire ce que tu voudras, Thomas. Je vais reprendre l’enquête,

sérieusementcettefois.—Tut’yesdéjàcassélesdentsilyaquinzeans,fis-jeremarquer.—Ladécouvertedecefricchangetout!Autantdeliquide,qu’est-cequeça

cached’aprèstoi?Moi,jen’yvoisquetroispossibilités:untraficdedrogue,delacorruptionouunméga-chantage.Jememassailespaupières.—Tuesentraindetemonterunfilm,Pianelli.—Pourtoi,l’affaireRockwelln’existepas?—Disonsqu’elleserésumeàl’histoirebanaled’unepetitenanaquis’esttirée

aveclemecqu’elleaimait.Ilgrimaça.—Mêmetoi,tunecroispasunesecondeàcettehypothèse,l’artiste.Retiens

biencequejetedis:ladisparitiondeVincaestcommeunepelotedelaine.Unjour,quelqu’unvaréussiràtirerlebonfilettoutelapelotesedéroulera.—Etqu’est-cequ’ondécouvrira?—Quelquechosedeplusénormequetoutcequ’onavaitimaginé.Jemelevaipourmettrefinàlaconversation.—C’esttoiquidevraisécriredesromans.Jepourraist’aidersitucherchesun

éditeur.Je regardaimamontre. Il était urgent que je trouveMaxime. Soudainement

calmé,lejournalisteselevaàsontouretmedonnaunetapesurl’épaule.

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—Àplustard,l’artiste.Jesuissûrqu’onvaserevoir.Ilavaitcetonqu’auraitemployéunflicquiviendraitdelevermagardeàvue.

Je boutonnai ma veste et descendis une marche. J’hésitai quelques secondesetmeretournai.Pour l’instant, jen’avaispascommisde fauxpas. Ilne fallaitsurtoutpasluidonnerlemoindregrainàmoudre,maisunequestionmebrûlaitleslèvres.J’essayaidelaposeravecleplusdedétachementpossible.—Tum’asbienditqu’onavaitretrouvél’argentdansunvieuxvestiaire?—Ouais.—Concrètement,c’étaitlequel?— Un vestiaire peint en jaune canari. La couleur de la résidence Henri-

Matisse.—Cen’estpaslebâtimentoùvivaitVinca!m’écriai-jed’unairtriomphant.

Sa chambre d’étudiante était dans le pavillon bleu : la résidence Nicolas-de-Staël.Pianelliapprouva:— T’as raison, j’ai déjà vérifié. T’as une sacrée mémoire, dis-moi, pour

quelqu’unquiatournélapage.Ànouveau,ilmedéfiadesesyeuxbrillantscommes’ilvenaitdemepiéger,

maisjesoutinssonregardetavançaimêmeunautrepion.—Etlecasier,ilyavaitunnomécritdessus?Ilsecoualatête.—Aprèstoutescesannées,tupensesbienquetoutaétéeffacé.—Iln’yapasd’archivessurlesattributionsdesvestiaires?—À l’époque, on ne s’emmerdait pas avec ça, fit-il en ricanant. En début

d’année,lesélèvesprenaientlecasierqu’ilsvoulaient:premierarrivé,premierservi.—Etdanscecasprécis,c’étaitquelcasier?—Pourquoituveuxsavoirça?—Parcuriosité.Tusais,cetrucdontlesjournalistesnesontpasdépourvus.—J’aipubliélaphotodansmonarticle.Jenel’aipassurmoi,maisc’étaitle

casierA1.Lepremiercompartimentenhautàgauche.Çateditquelquechose?—Riendutout.Solong,Stéphane.Je tournai les talons et pressai le pas pour quitter la place avant la fin du

discours.Sur l’estrade, la proviseure terminait son allocution et évoquait à présent la

destruction prochaine de l’ancien gymnase et la pose de la première pierre du«chantierleplusambitieuxqu’aitconnunotreétablissement».Elle remerciait

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lesgénéreuxdonateursgrâceàquiceprojet,quiétaitdanslestuyauxdepuisplusde trenteans,verraitbientôt le jour :« l’édificationd’unbâtiment réservéauxclasses préparatoires, la création d’un grand jardin paysager et la constructiond’unnouveaucentresportifdotéd’unepiscineolympique».Sij’avaisencoredesdoutessurcequim’attendait,ilsvenaientdesedissiper.

J’avaismentiàPianelli. Jesavais trèsbienàquiappartenaitautrefois lecasierdanslequelonavaitretrouvél’argent.C’étaitlemien.

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3Cequenousavionsfait

C’estquandlesgenscommencentàdirelavéritéqu’ilsontsouvent

leplusbesoind’unavocat.P.D.JAMES

1.Legymnaseétaitunparallélépipèdeenbétonconstruitsurunplateauencaissé

enborduredelapinède.Onyaccédaitparunerampeplongeantebordéedegrosrochers calcaires, blancs comme de la nacre, qui réverbéraient la lumièreaveuglante du soleil. En arrivant sur le parking, j’aperçus une benne et unbulldozer garés à côté d’une constructionmodulaire, etmon inquiétudemontad’un cran. L’Algeco abritait toute une batterie d’outillage : des marteaux-piqueurs,desbrise-béton,des cisailles àmétaux,desgrappins etdespellesdedémolition. La directrice n’avait pas menti : le vieux gymnase vivait sesdernièresheures.Ledébutdes travauxétait imminent et, avec lui, ledébutdenotrechute.JecontournailasalledesportàlarecherchedeMaxime.Sijen’avaisplusété

en contact avec lui, j’avais suivi de loin son parcours avec une véritablefascination et une certaine fierté. L’affaire Vinca Rockwell avait eu sur latrajectoiredemonamiuneffetopposéàceluiqu’elleavaitexercésurlamienne.Si ces événementsm’avaient anéanti et coupé dansmon élan, ils avaient faitsauterplusieursverrouschezMaxime,lelibérantd’unegangueetluirendantlalibertéd’écriresaproprehistoire.Aprèscequenousavionsfait,jen’avaisplusjamaisétélemême.J’avaisvécu

dans la terreur et un désordre mental qui m’avaient conduit à raterlamentablementmonannéedemathsup.Dès l’été1993, j’avaisquitté laCôted’AzurpourPariset,audésespoirdemesparents,jem’étaisréorientédansune

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écoledecommercededeuxièmezone.Unefoisdanslacapitale,j’avaisvégétépendant quatre ans. Je séchais un cours sur deux et passais le reste de mesjournées dans les cafés de Saint-Michel, chez Gibert Jeune, à la FnacMontparnasseetau14Juillet-Odéon.Enquatrièmeannée,l’écoleobligeaitsesélèvesàpartirsixmoisàl’étranger.

Alorsquelaplupartdemescondisciplesavaienttrouvéunstagedansunegrandeentreprise, j’avais dû me contenter d’un poste plus modeste : j’avais étéembauchécommeassistantd’EvelynWarren,une intellectuelle féministenew-yorkaise.À l’époque,Warren, pourtant âgée de quatre-vingts ans, continuait àdonner des conférences dans des universités aux quatre coins des États-Unis.C’était une personnalité brillante, mais aussi une femme tyrannique etcapricieusequisefâchaitavectoutlemonde.Dieusaitpourquoi,ellem’aimaitbien.Peut-êtreparcequej’étaisassezinsensibleàsessautesd’humeuretqu’elleneparvenaitpasàm’impressionner.Sansseconsidérercommeunegrand-mèrede substitution, elle me demanda de rester à son service après mes études etm’aida à obtenir une carte verte. C’est ainsi que je demeurai son assistantjusqu’àsamort,logédansuneailedesonappartementdel’UpperEastSide.Pendantmontempslibre–etj’enavaisbeaucoup–,jefaisaislaseulechose

quim’apaisait vraiment : écriredeshistoires.Àdéfaut demaîtrisermavie, jem’inventaisdesmondeslumineux,délestésdesangoissesquimerongeaient.Lesbaguettesmagiquesexistent.Pourmoi,ellesprenaientlaformed’unBicCristal.Pour un franc cinquante, on vous donnait accès à un instrument capable detransfigurerlaréalité,delaréparer,voiredelanier.En 2000, je fis paraîtremon premier roman qui, grâce au bouche à oreille,

entra dans les classements des meilleures ventes. Depuis, j’avais écrit unedizaine de livres. L’écriture et la promotion occupaient mes journées à pleintemps.Monsuccèsétaitréel,maisauxyeuxdemafamille,écriredelafictionnefaisaitpaspartiedesprofessionssérieuses.«Quandjepensequ’onespéraitquetu deviendrais ingénieur », m’avait même lâché un jour mon père avec sadélicatessehabituelle.Peuàpeu,mesvisitesenFrances’étaientespacéesetselimitaientàprésentàunesemainedepromoetdedédicace.J’avaisunesœuretunfrèreaînésquejenevoyaispresquejamais.Marieavaitfaitl’Écoledesmineset occupait un poste important à la Direction nationale des statistiques ducommerce extérieur. Je ne savais pas exactement quelle réalité recouvrait sonboulot,mais je n’imaginais pas quelque chose de très fun. Quant à Jérôme, ilétait levéritablehérosdelafamille:chirurgienpédiatre, il travaillaitdepuisletremblementdeterrede2010enHaïtioùilcoordonnaitlesactionsdeMédecins

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sansfrontières.2.Etpuis,ilyavaitMaxime.Monex-meilleuramiquejen’avaisjamaisremplacé.Monfrèredecœur.Jele

connaissaisdepuistoujours: lafamilledesonpèreetcelledemamèreétaientoriginaires du même village italien,Montaldicio, dans le Piémont. Avant quemes parents obtiennent un logement de fonction à Saint-Ex, nous avions étévoisinsàAntibes,cheminde laSuquette.Nosdeuxmaisonsbâtiescôteàcôteoffraient une vue panoramique sur un bout de Méditerranée. Nos pelousesn’étaientséparéesqueparunmuretdepierressèchesetaccueillaientnosmatchsdefootetlesbarbecuepartiesqu’organisaientnosparents.Aulycée,contrairementàmoi,Maximen’étaitpasunbonélève.Pasunnul

non plus, mais un garçon un peu immature, plus intéressé par le sport et lesblockbusters que par les subtilités de L’Éducation sentimentale et de ManonLescaut.L’été, il travaillait commeplagisteauCapd’Antibes, à laBatterieduGraillon.Jemesouvenaisdesonallureéclatante:torsesculpté,cheveuxlongsde surfeur, caleçon Rip Curl, Vans sans lacets. Il avait une candeur un peurêveuseetlablondeuravantl’heuredesadolescentsdeGusVanSant.Maxime était le fils unique de Francis Biancardini, un entrepreneur de

maçonnerie bien connu dans la région, qui avait bâti un empire local à uneépoque où les règles sur l’attribution desmarchés publics étaient plus souplesqu’aujourd’hui.Parceque je leconnaissaisbien, je savaisqueFrancisétaitunêtre complexe, secret et ambigu. Mais aux yeux du monde, il apparaissaitcommeunrustreavecsesgrossesmainsdemaçon,seskilosentrop,sadégainedeploucetsesproposdebistrotquireprenaientsouventlarhétoriqueduFN.Ilne lui en fallait pas beaucoup pour qu’il se lâche encore davantage. Lesresponsablesdeladécadencedupayss’alignaientdanssonviseur:«lesArabes,lessocialos,lesgonzesses,lestarlouzes».Lemâleblancdominant,versiongrosbeauf,quin’avaitpascomprisquesonmondeavaitdéjàsombré.Pendant longtemps, écrasé par un père qui lui faisait honte autant qu’il

l’admirait,Maxime avait peiné à trouver sa place.Ce n’est qu’après le dramequ’il avait réussi à s’émanciper de son emprise. La métamorphose avait prisvingtansets’étaitréaliséeparétapes.Autrefoisélèvemédiocre,Maximes’étaitmisàbûcheretavaitobtenuundiplômed’ingénieurdubâtimentetdestravauxpublics.Puisilavaitreprisl’entreprisedemaçonneriedesonpèrepourmieuxlatransformer en leader local de construction écologique. Il avait ensuite été à

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l’initiative de Platform77, le plus grand incubateur de start-up du sud de laFrance.Parallèlement,Maximeavaitassumésonhomosexualité.Dèsl’été2013,quelquessemainesaprèsl’adoptiondelaloisurlemariagepourtous, ils’étaituniàlamairied’Antibesavecsoncompagnon,OlivierMons–encoreunanciende Saint-Ex –, qui dirigeait la médiathèque de la ville. Le couple avaitaujourd’huideuxpetitesfilles,néesd’unemèreporteuseauxÉtats-Unis.J’avaisglanétoutescesinformationssurlessitesInternetdeNice-Matinetde

Challenges, ainsi que dans un article du magazine duMonde consacré à la« GénérationMacron ». Jusque-là simple conseiller municipal, Maxime avaitadhéréàEnMarche!dèssacréationetavaitétél’undespremiersàsoutenirlefutur président de la République, dont il avait animé le comité départementalpendant lacampagne. Ilbriguaitaujourd’hui lepostededéputéde laseptièmecirconscriptiondesAlpes-MaritimessouslabannièreLREM.Traditionnellementancrée à droite, la population élisait depuis vingt ans au premier tour unrépublicainmodéréethumanistequifaisaitbiensonjob.Ilyavaitencoretroismois, personne n’aurait imaginé que la circonscription pourrait changer decouleurpolitique,maisenceprintemps2017,uneénergienouvelle irriguait lepays.LavagueMacronmenaçaitdetoutemportersursonpassage.L’électionsejouerait sans doute au coude à coude,maisMaxime paraissait à présent avoirtoutesseschancesfaceaudéputésortant.3.Lorsque j’aperçus Maxime, il était devant l’entrée du gymnase, en pleine

conversationaveclessœursDupré.Jedétaillaideloinsasilhouettedrapéedansunpantalonde toile,unechemiseblancheetunevesteen lin.Sonvisageétaitbronzé, légèrementburiné,sonregardclair,sescheveuxtoujoursdécolorésparle soleil. Léopoldine (Miss Serre-tête) et Jessica (Miss Bimbo) buvaient sesparoles comme s’il était en train de leur déclamer lemonologue deRodrigue,alorsqu’iltentaitseulementdelesconvaincrequelahausseprochainedelaCSGentraîneraituneaugmentationdupouvoird’achatdel’ensembledessalariés.—Regardezquivoilà!lançaJessicaenm’apercevant.J’embrassai les jumelles – qui m’expliquèrent qu’elles étaient chargées de

l’organisation de la soirée dansante ici même – et donnai une accolade àMaxime. Peut-être mon cerveau me jouait-il des tours, mais il me semblaqu’émanaittoujoursdeluil’odeurdenoixdecococaractéristiquedelacirequ’ilsemettaitàl’époquedanslescheveux.Pendant encore cinq minutes, il nous fallut endurer la conversation des

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frangines.Àunmoment,Léopoldinemerépétacombienelleadoraitmesromans«etenparticulierLaTrilogiedumal».—Moiaussi,j’aimebiencettehistoire,dis-je,mêmesicen’estpasmoiqui

l’aiécrite.MaisjetransmettraitesélogesàmonamiChattam.Pourtantprononcéesurletondel’humour,maremarquemortifiaLéopoldine.

Il y eut un blanc puis, prétextant le retard dans l’accrochage des guirlandeslumineuses,elleentraînasasœurversunesortederemiseoùétaiententreposéeslesdécorationspourlafête.Enfin,j’étaisseulavecMaxime.Libéréduregarddesjumelles,sonvisagese

décomposaavantmêmequejeluidemandecommentilallait.—Jesuiseffondré.Son inquiétude monta d’un cran lorsque je lui montrai les lunettes, et le

messagetrouvéchezDinoenrevenantdestoilettes:Vengeance.— J’ai reçu le même à ma permanence avant-hier, me confia-t-il en se

massantlestempes.J’auraisdûteledireautéléphone.Pardonne-moi,maisj’aipenséqueçat’auraitdissuadédevenir.—Tuasuneidéedequinousenvoieça?—Pas lamoindre,maismême si on le savait, ça ne changerait pas grand-

chose.Ildésignadelatêtelebulldozeretlepréfaboùétaientrangéslesoutils.—Lestravauxvontcommencerlundi.Quoiqu’onfasse,onestfoutus.Il sortit son téléphone portable pour me montrer des photos de ses filles :

Louise,quatreans,etsasœurEmma,deuxans.Malgré lescirconstances, je lefélicitai.Maximeavaitréussilàoùj’avaiséchoué:fonderunefamille,traceruncheminquiaitdusensetêtreutileàlacollectivité.—Maisjevaistoutperdre,tucomprends!melança-t-il,affolé.— Attends, ne pleurons pas avant d’avoir mal, dis-je sans parvenir à le

rassurer.J’hésitaiuninstant,puisajoutai:—Tuyesretourné?—Non,dit-ilensecouantlatête,jet’attendais.

4.Nouspénétrâmestouslesdeuxdanslegymnase.Lasalledesportétaitaussigrandequedansmonsouvenir.Plusdedeuxmille

mètrescarrésdivisésendeuxpartiesbiendistinctes:unesalleomnisportsavecunmurd’escaladeetunparquetdebasketentourédegradins.Enprévisiondela

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soiréeàvenir–l’horrible«boumdesanciens»dontparlaitl’article–,onavaitpousséetempilélestatamis,lestapisdegym,lesbutsetlesfiletspourinstallerune piste de danse et une estrade sur laquelle se produirait un orchestre. Desnappes en papier recouvraient les tables de ping-pong. Des guirlandes et desdécorations artisanales complétaient le tableau. En progressant dans la salleprincipalerevêtued’unsolsynthétique,jenepouvaism’empêcherdepenserquecesoir,pendantquelegroupereprendraitlestubesd’INXSetdesRedHotChiliPeppers,desdizainesdecouplesallaientdanseràproximitéd’uncadavre.Maxime m’accompagna jusqu’au mur qui séparait la salle polyvalente du

parquetdebasketetdesesgradins.Desgouttesdesueurperlaientsursestempeset,soussesbras,deuxauréolessombresattaquaientsavesteenlin.Sesdernierspas furent chancelants, puis il se figea carrément comme s’il ne pouvait plusavancer. Comme si l’ouvrage en béton le repoussait à la manière du pôleidentiqued’unaimant.Jeposailamaincontrelemurenessayantdemettremesémotionsàdistance.Cen’étaitpasunesimplecloison.C’étaitunmurporteurdepresque un mètre d’épaisseur, entièrement maçonné, qui traversait toutelalargeurdugymnasesurunevingtainedemètres.Ànouveau,crépitantdansmatête,desflashsmedéstabilisèrent:desphotosdegénérationsd’adosqui,depuisvingt-cinqans,étaientvenuss’entraînerettranspirerdanscettesalle,sanssavoirqu’uncorpsyétaitemmuré.— En tant que conseiller municipal, j’ai pu parler à l’entrepreneur qui va

démolirlegymnase,m’annonçaMaxime.—Concrètement,commentçavasepasser?—Dèslundi,lespellesmécaniquesetlesmâchoiresdespincesdedémolition

vont semettre en branle. Cesmecs sont des pros. Ils ont du personnel et desmachinesperformantes.Illeurfaudramoinsd’unesemainepourraserl’édifice.—Donc,enthéorie,ilspeuventdécouvrirlecorpsaprès-demain.—Ouais, répondit-il en chuchotant et en faisant un geste de la main pour

m’inciteràparlerplusbas.—Ya-t-ilunepossibilitépourqu’ilspassentàcôté?—Turigoles?Absolumentaucune,soupira-t-il.Ilsefrottalespaupières.— Le corps était enroulé dans une double bâche de chantier. Même après

vingt-cinq ans, on va retrouver quantité d’ossements. Les travaux serontimmédiatement arrêtés et on entamera des fouilles pour recueillir d’autresindices.—Combiendetempspouridentifierlecadavreaveccertitude?

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Maximehaussalesépaules.—Jenesuispasflic,maisentrel’ADNetleshistoiresdedentition,jedirais

unebonnesemaine.Leproblème,c’estqu’entre-tempsilsaurontmislamainsurmoncouteauettabarredefer!D’autresobjetsaussisansdoute.Onatoutfaitdanslaprécipitation,putain!Aveclesmoyensd’investigationmodernes,onvaretrouverdestracesdenosADN,peut-êtreégalementnosempreintes.Etmêmesiellesnesontpasfichées,onremonterajusqu’àmoiàcausedemonnomgravésurlemanchedel’arme…—Uncadeaudetonpère…,mesouvins-je.—Oui,uncouteaudel’arméesuisse.Maximetiranerveusementsurlapeaudesoncou.— Il faut que jeprenne lesdevants ! se lamenta-t-il.Dès cet après-midi, je

vais annoncer que je renonce àme présenter. Il faut que lemouvement ait letempsd’investir un autre candidat. Je neveuxpas être le premier scandaledel’èreMacron.Jetentaidelecalmer:—Laisse-toi un peu de temps. Je ne dis pas qu’on va tout arranger en un

week-end,maisilfautessayerdecomprendrecequinousarrive.—Cequinousarrive?Onatuéunmec,bordel!Onatuéunmecetonl’a

emmurédansceputaindegymnase.

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4Laportedumalheur

Alors,j’aitiréencorequatrefoissuruncorpsinerte[…].Etc’était

commequatrecoupsbrefsquejefrappaissurlaportedumalheur.

AlbertCAMUS

1.Vingt-cinqansplustôtSamedi19décembre1992La neige tombait depuis le début de la matinée. Des intempéries aussi

inhabituelles qu’imprévues qui, en ce jour de vacances de Noël, créaient laconfusion.Une«pagaillemonstre»,commeondisaitici.SurlaCôted’Azur,unléger duvet blanc suffit généralement à paralyser toute activité. Mais là, cen’étaitpasquelquesflocons,c’étaitunevéritabletempête.Dujamaisvudepuisjanvier 1985 et février 1986. On annonçait quinze centimètres de neige àAjaccio, dix centimètres à Antibes et huit centimètres à Nice. Les avionsdécollaientaucompte-gouttes,laplupartdestrainsétaientannulésetlesroutesdifficilementpraticables.Sansparlerdescoupuresd’électricitéintempestivesquidésorganisaientlavielocale.Àtraverslafenêtredemachambre,j’observaislecampusvitrifiéparlefroid.

Lepaysageétaitsurréaliste.Laneigeavaiteffacélagarriguepourlaremplacerpar une vaste étendue blanche. Les oliviers et les agrumes ployaient sous lapoudreuse.Quantauxpinsparasols,ilssemblaientavoirététransplantésdanslesdécorscotonneuxd’unconted’Andersen.Laplupartdesinternesavaientheureusementquittélelycéelaveilleausoir.

Les vacances de Noël étaient traditionnellement la seule période de l’annéependant laquelle Saint-Ex était désert.Dans l’enceinte du campus ne restaientquelesrarespensionnairesquiavaientdemandéunedérogationpourcontinuerà

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occuper leur chambre pendant les congés. Il s’agissait d’élèves des classesprépas qui visaient des concours très sélectifs, ainsi que de trois ou quatreprofesseurs résidents qui, à cause de la tempête de neige, avaient loupé leuravionouleurtraindumatin.Depuis une demi-heure, assis à mon bureau, j’avais le regard éteint,

désespérémentfixésurl’énoncéd’unproblèmed’algèbre.Exerciceno1Soientaetbdeuxréelstelsque0<a<b.Onposeu =aetv =bpuis,pourtoutentiernatureln,

Montrerquelessuites(u )et(v )sontadjacentesetqueleurlimitecommuneestégaleà

J’allais sur mes dix-neuf ans. J’étais en classe préparatoire scientifique.Depuis la rentrée de septembre, je vivais un enfer, avec l’impression d’êtreconstamment sous l’eau, ne dormant souvent que quatre heures par nuit. Lerythme de la prépa m’éreintait et me démoralisait. Dans ma classe, sur unequarantained’élèves,quinzeavaientdéjàabandonné.J’essayaisdem’accrocher,maisc’étaitpeineperdue.Jedétestaislesmathsetlaphysiqueet,àcausedemeschoixd’orientation, jeme retrouvais à devoir consacrer à ces deuxdisciplinesl’essentieldemesjournées.Alorsquemescentresd’intérêttournaientautourdel’art et de la littérature, dans l’esprit de mes parents la voie royale – cellequ’avaientempruntéeavantmoimonfrèreetmasœur–passaitobligatoirementparuneécoled’ingénieuroudesétudesdemédecine.Maissilaprépamefaisaitsouffrir,elleétaitloind’êtrelaseulecausedemes

tourments.Cequime tuaitvraiment,cequiavait réduitmoncœurencendres,c’étaitl’indifférenced’unefille.2.Dumatin au soir,VincaRockwell occupaitmes pensées.On se connaissait

depuis plus de deux ans.Depuis que son grand-père,AlastairRockwell, avaitdécidédel’envoyerétudierenFrancepourl’éloignerdeBostonaprèslamortdesesparents.C’étaitunefilleatypique,cultivée,viveetpétillante,àlachevelure

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n n

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rousse,auxyeuxvairons et aux traits fins.Cen’était pas la plusbelle fille deSaint-Ex,mais elle avait une auramagnétique et un certainmystère qui vousrendaient accro avant de vous rendre dingue. Ce truc indéfinissable qui vousancraitdans la tête l’idée illusoireque sivousarriviezàposséderVinca,vousposséderiezlemonde.Pendantunelonguepériode,nousavionsétécomplicesetinséparables.Jelui

avaisfaitdécouvrirtouslesendroitsquej’aimaisdanslarégion–lesjardinsdeMenton, la Villa Kérylos, le parc de la Fondation Maeght, les ruelles deTourrettes-sur-Loup…Nousnousbaladionspartoutetnouspouvionsresterdesheures à discuter. Nous avions crapahuté sur la via ferrata de La Colmiane,dévorédelasoccasurlemarchéprovençald’Antibes,refaitlemondedevantlatourgénoisedelaplagedesOndes.Nouslisionslittéralementdanslespenséesl’undel’autreetnotreententene

cessait dem’émerveiller. Vinca était la personne que j’avais attendue en vaindepuisquej’avaisl’âged’attendrequelqu’un.Duplus loinque jemesouvienne, jem’étais toujourssenti seul,vaguement

étrangeraumonde,àsonbruit,àsamédiocritéquivouscontaminaitcommeunemaladiecontagieuse.Unmoment,jem’étaisfaitcroirequeleslivrespouvaientme guérir de ce sentiment d’abandon et d’apathie, mais il ne faut pas tropdemander aux livres. Ils vous racontent des histoires, vous font vivre parprocurationdesbribesd’existence,maisilsnevousprendrontjamaisdansleursbraspourvousconsolerlorsquevousavezpeur.En même temps qu’elle avait mis des étoiles dans ma vie, Vinca y avait

instillé une inquiétude : celle de la perdre. Et c’est bien ce qui venait de seproduire.Depuis la rentrée scolaire– elle était enhypokhâgne etmoi enmath sup–,

nousn’avionsplusguère l’occasiondenousvoir.Surtout, j’avais l’impressionqueVincamefuyait.Ellenerépondaitplusàmesappelsniauxmotsquejeluiécrivais,ettoutesmespropositionsdesortierestaientlettremorte.Desélèvesdesa classem’avaient prévenu queVinca était subjuguée parAlexisClément, lejeuneprofesseurdephilodeshypokhâgneux.Unerumeurprétendaitmêmequeleurbadinageavaitdérapéetqu’ilsentretenaientune liaison.Audébut, j’avaisrefusé de la croire, mais à présent j’étais dévoré par la jalousie et il fallaitabsolumentquejesacheàquoim’entenir.3.Dix jours plus tôt, un mercredi après-midi, pendant que les khâgneux

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passaient un concours blanc, j’avais profité d’une heure de perm pour rendrevisiteàPavelFabianski, legardiendu lycée.Pavelm’aimaitbien.Jevenais levoir chaque semaine pour lui donner mon exemplaire de France Footballlorsquejel’avaislu.Cejour-là,alorsque,pourmeremercier, ilallaitchercherunecanettedesodadanssonréfrigérateur,j’avaissubtiliséletrousseaudeclésquipermettaitd’accéderauxchambresdesétudiants.Muni du passe-partout, jem’étais précipité au pavillon Nicolas-de-Staël, le

bâtiment bleu dans lequel logeait Vinca, et j’avais fouillé méthodiquement sachambre.Jesais,êtreamoureuxnedonnepastouslesdroits.Jesais,jesuisunsaletype

ettoutcequevousvoudrezencore.Mais,commelaplupartdesgensquiviventleurpremieramour,jepensaisquejamaisplusjen’éprouveraisunsentimentsiprofond pour quelqu’un. Et sur ce point, l’avenir devaitmalheureusementmedonnerraison.Monautrecirconstanceatténuanteétaitdecroireque jeconnaissais l’amour

parce que j’avais lu des romans. Or seuls les coups dans la gueule vousapprennentréellementlavie.Encemoisdedécembre1992,j’avaisquittédepuislongtempslesrivesdusimplesentimentamoureuxpourdériverversleterritoirede lapassion.Et lapassionn’a rienàvoiravec l’amour.Lapassionestunnoman’sland,unezonedeguerrebombardée,situéequelquepartentreladouleur,lafolieetlamort.Alors que je cherchais des preuves d’une relation entre Vinca et Alexis

Clément, j’avais feuilleté un à un les livres de la petite bibliothèque de monamie.Coincéesentrelespagesd’unromandeHenryJames,deuxfeuillespliéesenquatreétaienttombéessurleparquet.Jelesramassai,lesmainstremblantes,etfusfrappéparleurodeur:unmélangedenotestenaces,touràtourfraîches,boisées et épicées. Je dépliai les feuilles. C’étaient des lettres de Clément. Jecherchaisdespreuves,jevenaisd’entrouverd’irréfutables.

Le5décembre

Vinca,monamour,Quelledivinesurprisetum’asfaitehiersoir,enprenanttouslesrisquespour

venirpasserlanuitavecmoi!Lorsquej’aiaperçutonbeauvisageenouvrantlaportedemonstudio,j’aicruquej’allaisfondredebonheur.Monamour,cesquelquesheuresfurentlesplusardentesdemavie.Toutela

nuit,moncœurs’estemballé,monsexes’estjointàtabouche,monsangabrûlé

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dansmesveines.Cematin, àmon réveil, j’avais legoût iodéde tesbaisers sur lapeau.Les

drapsavaientgardétonodeurdevanille,maistoitun’étaispluslà.J’enauraispleuré. Jevoulaismeréveillerentre tesbras, jevoulaisencorem’ancrerdanstoncorps,sentir tonsouffledansmonsouffle,devinerdanstavoixl’ardeurdetesdésirs.Jevoulaisqu’ànouveau,aucuneparcelledemapeaun’échappeàladouceurdetalangue.Jevoudraisnejamaisdégriser.Toujoursêtreivredetoi,detesbaisers,detes

caresses.Jet’aime.Alexis

Le8décembre

Vinca,machérieChaque seconde de cette journée, toutes mes pensées ont été sous ta seule

emprise. Aujourd’hui, j’ai fait semblant de tout : de donner mes cours, dediscuteravecmescollègues,dem’intéresseràlapiècedethéâtreinterprétéeparmesélèves…J’aifaitsemblant,maismonespritétaittoutentierabsorbéparlessouvenirsdouxetbrûlantsdenotredernièrenuit.Àmidi,jen’enpouvaisplus.Entredeuxchangementsdesalle,j’aieubesoin

d’allerfumerunecigarettesurlaterrassedelasalledesprofesseursetc’estlàquejet’aiaperçuedeloin,assisesurunbancentraindediscuteravectesamis.Enmevoyant,tum’asadresséunsignediscretquiaréchauffémonpauvrecœur.Chaquefoisquejeteregarde,toutmonêtretrembleetlemondeautourdetoisedissout.Unmoment,auméprisdetouteprudence,j’aifaillim’avancerverstoietteprendredansmesbraspourlaisseréclatermonamourauxyeuxdumonde.Maisnousdevonspréservernotresecretquelque tempsencore.Heureusement,la libérationestproche.Bientôt,nouspourronsbrisernoschaînesetretrouvernotre liberté.Vinca, tu as fait disparaître les ténèbres autour demoi pourmeredonnerconfianceenunavenirpleinde lumière.Monamour,chacundemesbaisersestéternel.Chaquefoisquemalanguet’effleure,ellemarquetapeauauferdel’amouretdessineleslimitesd’unnouveauterritoire.Uneterredeliberté,fécondeetverdoyante,surlaquellenousfonderonsbientôtnotreproprefamille.Notreenfantscelleranosdeuxdestinspourl’éternité.Ilauratonsourired’angeettesprunellesd’argent.Jet’aime.

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Alexis

4.Ladécouvertedeceslettresm’avaitanéanti.Jenebouffaisplus,jenedormais

plus.J’étaisbrisé,submergéparunedouleurquimerendait fou.Mesnotesenchutelibreinquiétaientmesprofsetmafamille.Faceauxinterrogationsdemamère,jen’avaispufaireautrementquedeluiracontercequim’accablait.JeluiavaisparlédemessentimentspourVincaetdeslettresquej’avaistrouvées.Ellem’avaitrépondusanschaleurqu’aucunefillenevalaitquejegâchemascolaritépourelle,etm’avaitordonnédemeressaisirauplusvite.J’avaislaprémonitionquejamaisjenesortiraisvraimentdecegouffredans

lequelj’avaischuté.Mêmesij’étaisloind’imaginerlaréalitéducauchemarquim’attendait.Pour être franc, je comprenais que Vinca se sente attirée par Clément. Je

l’avais eu comme prof en terminale, l’année précédente. Je l’avais toujourstrouvésuperficiel,maisjereconnaissaisqu’ilsavaitfaireillusion.Àcetâgedema vie, le combat était déloyal. Àma droite, Alexis Clément, vingt-sept ans,beaucommeunastre,classé15autennis,conduisantuneAlpineA310etcitantSchopenhauerdans le texte.Àmagauche,ThomasDegalais, dix-huit ans, quitrimaitenmathsup, recevaitdesamèresoixante-dix francsd’argentdepochepar semaine, roulait sur une mobylette 103 Peugeot (au moteur même pasdébridé)etpassait l’essentielde sonmaigre temps libreà joueràKickOff sursonAtariST.Jen’avaisjamaisconsidéréqueVincaétaitàmoi.MaisVincaétaitfaitepour

moicommej’étaisfaitpourelle.J’étaiscertaind’êtrelabonnepersonne,mêmesicen’étaitpasforcémentlebonmoment.Jepressentaisqueviendraitunjouroù j’aurais ma revanche sur des types comme Alexis Clément, même s’ilfaudraitencorebiendesannéespourquelavapeurserenverse.Enattendantquece jour arrive défilaient dans ma tête des images de mon amie en train decoucheraveccemec.Etcelam’étaitinsupportable.Lorsque le téléphone sonna cet après-midi-là, j’étais seul à la maison. La

veille,datedudébutofficieldesvacances,monpèreétaitpartiàPapeeteavecmonfrèreetmasœur.Mesgrands-parentspaternelsvivaientàTahitidepuisunedizained’annéesetnousypassionsNoëluneannéesurdeux.Cetteannée,mesrésultatsscolairesmédiocresm’avaientincitéàrenoncerauvoyage.Quantàmamère,elleavaitdécidédepasserlescongésdefind’annéedanslesLandes,chez

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sa sœur Giovana qui se remettait difficilement d’une lourde opérationchirurgicale.Sondépartn’étaitprévuquelelendemainet,pourl’heure,c’estellequifaisaitofficededirectricedelacitéscolaireetquitenaitlabarredunavireprisdanslatempête.Depuis lematin, le téléphonen’arrêtaitpasde sonneràcausedeschutesde

neige. À Sophia Antipolis, à cette époque, il ne fallait pas compter sur lessaleusesou leschasse-neigepourvousdéblayer la route.Unedemi-heureplustôt, mamère avait été appelée en catastrophe. Un camion de livraison s’étaitdéporté en travers de la route verglacée et barrait l’accès à l’établissement auniveaude la guérite dugardien.Endésespoir de cause, elle avait demandédel’aideàFrancisBiancardini,lepèredeMaxime,quiavaitpromisdevenirleplusrapidementpossible.Jedécrochaidonclecombinéenpensantàuneénièmeurgenceliéeàlamétéo

ouàunappeldeMaximepourannulernotrerendez-vous.Lesamediaprès-midi,nousavions l’habitudedenous retrouverpour joueraubabychezDino,materdessériesenVHS,échangerdesCD,squatteravecnosmobsdevantleMcDo,sur le parking du Carrefour d’Antibes avant de rentrer voir les buts duchampionnatdeFrancedansJourdefoot.—Viens,Thomas,s’ilteplaît!Moncœurseserradansmapoitrine.Cen’étaitpaslavoixdeMaxime.C’était

celle, légèrement étouffée, de Vinca. Alors que je la croyais repartie danssafamilleàBoston,ellem’expliquaqu’elleétaitencoreàSaint-Ex,qu’ellenesesentaitpasbienetqu’ellesouhaitaitmevoir.J’avais bien conscience de tout ce quemon comportement pouvait avoir de

pathétique, mais chaque fois que Vinca m’appelait, chaque fois qu’elle meparlait, je reprenaisespoiret j’accourais.C’estbiensûrceque je fiscette foisencore,maudissantmafaiblesse,monmanqued’amour-propre,et regrettantdenepasavoirlaforcemoraledejouerl’indifférence.5.Prévupour lafindel’après-midi, leredouxsefaisaitattendre.Lefroidétait

mordant, renforcé par les bourrasques de mistral qui fouettaient les floconscotonneux.Danslaprécipitation,j’avaisoubliéd’enfilerdesbottesoudesaprès-skis, et mes Air Max s’enfonçaient dans la neige. Emmitouflé dans madoudoune,j’avançais,courbéfaceauvent,telunesortedeJeremiahJohnsonàlapoursuited’ungrizzlyfantomatique.Malgrémonempressementetbienquelesbâtimentsde l’internatne fussentqu’àunecentainedemètresdu logementde

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fonction de mes parents, il me fallut presque dix minutes pour rejoindre larésidence Nicolas-de-Staël. Sous la tempête, la bâtisse avait perdu sa couleurcéruléenne pour n’être plus qu’une masse grise et spectrale happée par unbrouillarddenacre.Le hall était aussi désert que glacial. On avait même fermé les portes

coulissantes qui permettaient d’accéder à la salle commune des étudiantes.J’époussetailaneigecolléeàmeschaussuresetmontail’escalierquatreàquatre.Dans le couloir, je frappai plusieurs fois à la chambre de Vinca. Comme jen’obtenaispasderéponse,jepoussailaporteetavançaidansunepièceclairequisentaitlavanilleetlebenjoin,l’odeurcaractéristiquedupapierd’Arménie.Les yeux clos,Vinca était couchée au fond de son lit. Sa longue chevelure

rousse disparaissait presque entièrement sous une couette éclaboussée par laréverbérationlaiteuseducieldeneige.Jem’approchaid’elle,effleuraisajoueetposai la main sur son front. Il était brûlant. Sans ouvrir les yeux, Vincamarmonnaquelquesmotsdanssondemi-sommeil.Jedécidaidelalaisserdormiretjetaiuncoupd’œildanslasalledebains,àlarecherched’uncachetpourfairebaisser la fièvre. La boîte à pharmacie débordait de médicaments lourds,somnifères,anxiolytiques,antidouleurs,maisjen’ytrouvaipasdeparacétamol.Jeressortispourallerfrapperàlaportedeladernièrechambreducouloir.Le

visagedeFannyBrahimiapparutdansl’embrasure.Jesavaisquejepouvaisluifaire confiance. Même si on ne se voyait plus beaucoup depuis le début del’annéescolaire,enfouisdansnosétudesrespectives,c’étaituneamiefidèle.—SalutThomas,dit-elleenretirantleslunettesdevueposéessursonnez.Elleportaitunjeandéchiré,desConverseuséesetunchandailXLenmohair.

La grâce et la lumière de son regard étaient presque éteintes par le khôlcharbonneuxquientouraitsesyeux.Unmaquillageraccordavecl’albumdeTheCurequitournaitsursaplatine.—SalutFanny,j’aibesoind’uncoupdemain.Jeluiexpliquailasituationetluidemandaisielleavaitduparacétamol.Alors

qu’elle allaitm’en chercher, j’allumai le réchaud à gaz de la chambrette pourmettredel’eauàchauffer.—Jet’aitrouvéduDoliprane,dit-elleenmerejoignant.—Merci.Tupourrasluipréparerduthé?—Oui, avec beaucoup de sucre pour qu’elle ne se déshydrate pas trop. Je

m’enoccupe.Je retournai dans la chambre de Vinca. Elle ouvrit les yeux avant de se

redressersursonoreiller.

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—Avaleça,dis-jeenluitendantdeuxcomprimés.Tuesbrûlante.Elle ne délirait pas, mais elle était mal en point. Lorsque je lui demandai

pourquoiellem’avaitappelé,elleéclataensanglots.Mêmefiévreuse,mêmelevisagedéfaitetbaignédelarmes,ellegardaitunpouvoird’attractionincroyableetdégageaituneaurainexplicable,éthérée,onirique.Lesonpuretcristallind’uncélestadansunmorceaufolkdesannées1970.—Thomas…,balbutia-t-elle.—Quesepasse-t-il?—Jesuismonstrueuse.—N’importequoi.Pourquoitudisça?Elle se pencha vers la table de nuit et y attrapa quelque chose que je pris

d’abord pour un stylo avant deme rendre compte qu’il s’agissait d’un test degrossesse.—Jesuisenceinte.Enregardantlapetitebarreverticaleindiquantqueletestétaitpositif, jeme

rappelai certains fragments de la correspondance d’Alexis dont la lecturem’avait révulsé : «Nous fonderons bientôt notre propre famille.Notre enfantscellera nos deux destins pour l’éternité. Il aura ton sourire d’ange et tesprunellesd’argent.»—Ilfautquetum’aides,Thomas.J’étaistropbouleversépourcomprendrequelgenrederéconfortelleattendait

demoi.—Jenevoulaispas,tusais…Jenevoulaispas,bredouilla-t-elle.Alors que jem’asseyais à côté d’elle sur le lit, elleme fit cette confidence

entredeuxsanglots:—Cen’estpasmafaute!C’estAlexisquim’aforcée.Abasourdi,jeluidemandaiderépéter,etelleprécisa:—C’estAlexisquim’aforcée.Jenevoulaispascoucheraveclui!C’est laphraseexactequ’elleaprononcée.Motpourmot.Jenevoulaispas

coucher avec lui. Ce salopard d’Alexis Clément l’avait contrainte à faire deschosesdontellen’avaitpasenvie.Jemesuislevédulit,résoluàagir.—Jevaistoutarranger,ai-jeassuréenmedirigeantverslaporte.Jerevienste

voirplustard.PuisjesuisressortienbousculantFannyquientraitavecsonplateaudethé.Jenelesavaispasencore,maisilyavaitdeuxmensongesdansmadernière

phrase.D’abord,jen’allaisrienarrangerdutout,bienaucontraire.Ensuite,jene

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reviendraispasvoirVinca.Ouplutôt, lorsquejereviendrais,elleauraitdisparupourtoujours.6.Dehors, il ne neigeait plus, mais des nuages métalliques assombrissaient

l’espace.Lecielétaitbas,écrasant,préludeàlanuitquinetarderaitpas.J’étais traversé de sentiments contradictoires. J’étais sorti de la chambre

furieux et révolté par la révélation de Vinca, mais avec une certainedétermination. Tout à coup, les choses reprenaient leur sens : Alexis était unimposteuretunvioleur.JecomptaistoujourspourVinca,etc’estàmoiqu’elleavaitfaitappelpourl’aider.Le bâtiment dans lequel logeaient les profs n’était pas très loin. Alexis

Clément avait une mère allemande et un père français. Il était diplômé del’universitédeHambourgetemployéàSaint-Exsousuncontratdedroit local.Entantqueprofesseurrésident,ilavaitdroitàunlogementdefonctionauseind’unpetitimmeublesituéau-dessusdulac.Pour m’y rendre, je coupai à travers le chantier du gymnase. Les dalles

maçonnées,lesfondations,lesbétonnières,lesmursdebriquesavaientpresquedisparu,masquésparuneépaissecouchedeneigeencoreimmaculée.Jepris toutmon tempspour choisirmonarmeet optai finalement pourune

barredeferabandonnéeparlesouvriersdansunebrouetteprèsd’untasdesable.Jenepourraispasprétendrequemongesten’étaitpasprémédité.Quelquechoses’était réveillé enmoi.Uneviolenceancestrale et primairequimegalvanisait.Unétatquejeneconnusqu’uneseulefoisdansmavie.Je me souviens encore aujourd’hui de cet air enivrant, à la fois glacé et

brûlant,puretsalé,quim’électrisait.Àprésent,jen’étaisplusl’étudiantpoussifqui soupirait devant sonproblèmedemaths. J’étais devenuun combattant, unguerrierquimontaitaufrontsansfaillir.Lorsquej’arrivaienfindevantlabâtissedesprofesseurs,lanuitétaitpresque

tombée. Au loin, sur les eaux sombres du lac, le ciel tremblait de ses refletsd’argent.Pendant la journée – le week-end y compris –, on pouvait accéder au hall

d’entrée sans sonner ni en avoir la clé. À l’image de l’internat des élèves, larésidence était froide, silencieuse et sans vie. Je grimpai l’escalier d’un pasdécidé.Jesavaisqueleprofdephiloétaitchezlui,carj’avaisentendulematinmême ma mère lui répondre au téléphone lorsqu’il l’avait appelée pour laprévenirquelevolpourMunichétaitannuléàcausedesintempéries.

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Je cognai à la porte derrière laquelle résonnait le bruit de la radio. AlexisClémentm’ouvritsansseméfier.—Ah,bonjourThomas!Il ressemblait au tennisman Cédric Pioline : un grand brun aux cheveux

bouclésqu’ilavait laisséspousserjusqu’aubasdelanuque.Ilmedépassaitdedix bons centimètres et était bien plus costaud, mais à cet instant, il nem’impressionnaitpasdutout.— Tu as vu ce temps ! s’exclama-t-il. Dire que j’ai prévu d’aller skier à

Berchtesgaden.Jesuissûrqu’ildoityavoirmoinsdeneigequ’ici!Lapièceétaitsurchauffée.Ungrossacdevoyageétaitposéprèsdelaporte.

Delachaînehi-ficompactes’élevait lavoixdemieldeJean-MichelDamian :« Les Imaginaires, c’est terminé pour aujourd’hui, mais restez sur FranceMusiqueavecAlainGerberetsonJazz…»Alorsqu’ilvenaittoutjustedem’inviteràentrer,Clémentaperçutmabarrede

fer.—Qu’est-cequetu…,commença-t-ilenécarquillantlesyeux.L’heuren’étaitplusàlaréflexionniàladiscussion.Lepremiercouppartitdelui-même,commesiquelqu’und’autrel’avaitdonné

àmaplace. Il atteignit le prof enpleinepoitrine, le fit vaciller et lui coupa lesouffle.Lesecondluifitexploserlegenou,luiarrachantunhurlement.—Pourquoitul’asviolée,espècedetaré!AlexisClémentessayadeserattraperaubarquiservaitdeséparationentrela

pièceprincipaleet lakitchenette,maisil l’entraînaavecluidanssachute.Unepile d’assiettes et une bouteille de SanPellegrino se brisèrent sur le carrelagesansm’arrêterdansmonélan.J’avais perdu tout contrôle de moi-même. Le prof était à terre, mais je

continuais à le frapper sans lui offrir lemoindre répit. J’enchaînais les coupsméthodiquement,sousl’emprised’uneforcequimedépassait.Lescoupsdepiedavaientsuccédéauxcoupsdebarre.Dansmatête,lesimagesdecesalopardentrain d’agresser Vinca alimentaient ma fureur et ma rage. Je ne voyais plusClément. Je ne m’appartenais plus. J’avais conscience que j’étais en train decommettre l’irréparable,mais j’étais incapabledeme ressaisir.Prisonnierd’unengrenage fatal, j’étais devenu une marionnette aux mains d’un démiurgeexterminateur.Jenesuispasunmeurtrier.Lavoixrésonnadansmatête.Faiblement.L’esquissed’uneéchappatoire.Le

dernierappelavant lepointdenon-retour.Je lâchaisoudainmabarredeferet

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mefigeaidansmonmouvement.Clémentprofitademonhésitation.Rassemblantsesforces,ilm’attrapaparle

molletet,àcausedemessemellesglissantes,parvintàmedéséquilibrer.Àmontour,jem’étalaisurlesol.Leprofétaitbienamoché,maisilfutsurmoienunéclair,basculantdustatutdeproieàceluid’agresseur.Ilpesaitsurmoidetoutson poids et ses genoux m’enserraient comme une tenaille, paralysant mesmouvements.J’ouvris la bouche pour crier, mais déjà Clément venait de se saisir d’un

tessondebouteille.Impuissant,jelevisleverlebraspourabattresurmoilelongmorceaudeverrebrisé.Puisletempssedélitaetjesentismavies’échapper.Cefut l’unedecessecondesquidonnent l’impressiondedurerplusieursminutes.L’unedecessecondesquifontbasculerplusieursexistences.Etd’uncoup, touts’accéléra.Unflotbrunâtredesang tiède jaillitet inonda

monvisage.LecorpsdeCléments’affaissaetj’enprofitaipourretirermonbraset m’essuyer les paupières. Lorsque j’ouvris les yeux, mon regard était flou,maisau-dessusdelamassesombreduprof, jedevinai lasilhouette indéciseetestompée deMaxime. Ses cheveux clairs, son survêt Challenger, son blousonTeddyenlainegriseetcuirrouge.7.Maxime n’avait eu besoin que d’un seul coup de couteau.Un geste rapide,

une lame brillante, à peine plus longue qu’un cutter, qui n’avait en apparencequ’effleurélajugulaired’AlexisClément.—Ilfautappelerlespompiers!criai-jeenmerelevant.Maisjesavaisbienqu’ilétaittroptard.Clémentétaitmort.Etmoi,j’avaisdu

sangpartout.Surmonvisage,mescheveux,monpull,mesgodasses.J’enavaismêmesurleslèvresetleboutdelalangue.Pendant un moment, Maxime resta comme moi : abattu, prostré, anéanti.

Incapabledeprononcerlamoindreparole.Ce n’étaient ni les pompiers ni une ambulance que nous allions appeler.

C’étaitlapolice.—Attends !Mon père est peut-être encore là ! s’écria-t-il en sortant de sa

léthargie.—Oùça?—Prèsdelaguéritedugardien!Il quitta le studio de Clément et je l’entendis dévaler l’escalier,

m’abandonnantaveclecadavredel’hommequenousvenionsdetuer.

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Combien de temps suis-je resté seul ? Cinq minutes ? Un quart d’heure ?Enveloppé d’une chape de silence, j’ai eu à nouveau cette impression que letemps s’immobilisait. Pour éviter de regarder le mort, je me souviens d’êtredemeuré lenezcolléà la fenêtre.Lasurface frémissantedu lacétait àprésentplongée dans le noir, comme si quelqu’un avait actionné un interrupteur pourl’éteindre.J’aiessayédemeraccrocheràquelquechose,mais jemesuisnoyédanslaréverbérationdelaneige.Sablancheurd’abîmemerenvoyaitàcequeseraitdésormaisnotreexistence.

Carjesavaisquel’équilibredenosviesvenaitdeserompreàjamais.Cen’étaitpas une page qui se tournait ni même la fin d’une époque. C’était le feu del’enferquis’ouvraitbrutalementsouslaneige.Soudain,ilyeutdubruitdansl’escalieretlaporteclaqua.Escortéparsonfils

et par son chef de chantier, Francis Biancardini débarqua dans la pièce.L’entrepreneurenmaçonnerieétaitfidèleàlui-même:cheveuxpoivreetselenbataille, parka en cuir éclaboussée de gouttes de peinture, torse bombé,emprisonnédansseskilosentrop.—Çavaaller,petit?medemanda-t-ilencherchantmonregard.J’étaishorsd’étatdeluirépondre.Sa silhouette lourde donnait l’impression de remplir à elle seule tout

l’appartement,maissadémarchefélineetdécidéecontrastaitavecl’épaisseurdesonphysique.Francisseplantaaumilieudelapièceetpritletempsd’évaluerlasituation.

Sonvisage ferméne laissaitpas transparaître lamoindreémotion.Commes’ilavaittoujourssuquecejourviendrait.Commesicen’étaitpaslapremièrefoisqu’ilavaitàfairefaceàcegenrededrame.—Àpartirdemaintenant,jeprendsleschosesenmain,annonça-t-ilennous

regardantalternativement,Maximeetmoi.Je crois que c’est en entendant sa voix, calme et posée, que je compris

définitivementquelemasquedebourrinfachoqueFrancisBiancardiniaffichaiten public ne correspondait pas à sa véritable personnalité. En ces heuressombres, l’hommequej’avaisdevantmoifaisaitplutôtpenseràunimplacablechefdegang.Francism’apparaissait commeune sortedeParrain,mais s’il yavaitlamoindrechancequ’ilnoussortedelà,j’étaisprêtàluifaireallégeance.—Onvanettoyer ça, dit-il en se tournantversAhmed, le chefde chantier.

Maisd’abord,vachercherdesbâchesdanslacamionnette.LeTunisienavaitlaminepâleetlesyeuxterrifiés.Avantdes’exécuter,ilne

puts’empêcherdedemander:

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—C’estquoileplan,patron?—Onvalefoutredanslemur,réponditFrancisendésignantlecadavred’un

signedumenton.—Quelmur?demandaAhmed.—Lemurdugymnase.

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5LesderniersjoursdeVincaRockwell

Rienneravivemieuxlepasséquel’odeurqu’onluiaautrefoisassociée.

VladimirNABOKOV

1.Aujourd’hui13mai2017—Je n’ai jamais reparlé de cet épisode avecmon père, assuraMaxime en

allumantunecigarette.Unrayondesoleilfitbrillerlacoquelaquéedesonbriquet,unZippoornéde

lareproductiond’uneestampejaponaise:LaGrandeVaguedeKanagawa.Nousavions quitté l’ambiance étouffante du gymnase pour les hauteurs du « Nidd’Aigle»,uneétroitecorniche fleuriequicourait le longd’unéperon rocheuxsurplombantlelac.—Jenesaismêmepasàquelendroitilaemmurélecadavre,poursuivitmon

ami.—Ilseraitpeut-êtretempsdeleluidemander,non?—Monpèreestdécédécethiver,Thomas.—Merde,jesuisdésolé.L’ombredeFrancisBiancardiniseprofiladansnotreconversation.Lepèrede

Maximem’avait toujours semblé indestructible.Un roc sur lequel venaient sefracassertousceuxquiavaientl’inconsciencedel’attaquer.Maislamortestuneadversaireparticulière.Cellequigagnetoujoursàlafin.—Dequoiest-ilmort?Maximeinhalaunelongueboufféequilefitclignerdesyeux.—C’estunehistoirepénible,prévint-il.Cesdernièresannées, ilpassaitune

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bonnepartiedesontempsdanssamaisond’AureliaPark.Tuvoisoùc’est?J’acquiesçai de la tête. Je connaissais bien sûr cette luxueuse résidence

sécuriséesurleshauteursdeNice.— En fin d’année, le domaine a été la cible d’une vague de cambriolages

parfois trèsviolents.Lesmalfratsn’hésitaientpasàpénétrerdans lesvillasenprésence de leurs occupants. Il y a eu plusieurs séquestrations, plusieurssaucissonnages.—EtFrancisenaétévictime?—Oui.ÀNoël.Ilavaittoujoursunearmechezluipourtant,maisiln’apaseu

letempsdes’enservir.Ilaétéligotéetfrappéparlescambrioleurs.Ilestmortd’unecrisecardiaqueàlasuitedel’agression.Les cambriolages.Une des plaies de la Côte d’Azur, avec le bétonnage du

littoral,lesvoiesdecirculationconstammentengorgées,lasurpopulationdueautourismedemasse…—Onaarrêtéceuxquiontfaitça?—Ouais,ungangdeMacédoniens.Desmecstrèsorganisés.Lesflicsenont

chopédeuxoutroisquisontsouslesverrous.Jem’accoudai à la rambarde.La terrasseminérale en demi-lune offrait une

vueassezépoustouflantesurlelac.—ÀpartFrancis,quiestaucourantdumeurtredeClément?—Toietmoi,c’esttout,assuraMaxime.Ettuconnaismonpère:cen’était

paslegenreàserépandre…—Tonmari?Ilsecoualatête.—Putain,c’estladernièrechosequejevoudraisqu’Olivierapprennesurmoi.

Detoutemavie,jen’aijamaisévoquécecrimeavecpersonne.—IlyavaitaussiAhmedGhazouani,lechefdechantier.Maximesemontrasceptique:— Il n’y avait pas plusmutique que lui. Et puis, quel intérêt aurait-il eu à

parlerd’uncrimedontilétaitcomplice?—Ilestencoreenvie?— Non. Dévoré par le cancer, à la fin de sa vie, il est retourné mourir à

Bizerte.Jechaussaimeslunettesfumées.Ilétaitpresquemidi.Trèshautdansleciel,

lesoleiléclaboussaitnotreNidd’Aigle.Ceinturéd’unsimplebalconnetdebois,l’endroit était aussi dangereux qu’attractif.De tout temps, on en avait interditl’accèsauxélèves,maisentantquefilsdudirecteur,j’avaisdespasse-droitsetje

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gardaisdessouvenirsassezmagiquesdesoiréespasséesavecVincaàfumeretàboiredumandarinellopendantquelalunesereflétaitsurlelac.— La personne qui nous envoie ces courriers sait forcément ce que nous

avonsfait!s’exaspéraMaxime.Iltiraunedernièretaffequiconsumalacigarettejusqu’aufiltre.—Cemec,AlexisClément,ilavaitdelafamille?Jeconnaissaisl’arbregénéalogiqueduprofparcœur:—Clémentétaitfilsuniqueetsesparentsétaientdéjàvieuxàl’époque.Ilsont

dûpasser l’armeàgauche, euxaussi.En tout cas, cen’estpasdececôtéquevientlamenace.—De qui alors ? Stéphane Pianelli ? Ça fait des mois qu’il me colle aux

basques.Depuis que jeme suis engagé pourMacron, il enquête surmoi tousazimuts.Ilrouvrelesvieuxdossierssurmonpère.Etpuis, tutesouviensqu’ilavaitécritcelivresurVinca?J’étaispeut-êtrenaïf,maisjen’imaginaispasStéphanePianellialleraussiloin

pournousforcerànousdécouvrir.— C’est un fouineur, admis-je.Mais je ne le vois pas en corbeau, il nous

rentrerait dedans plus directement s’il nous soupçonnait. En revanche, il aévoqué un truc qui m’a inquiété, cet argent qu’on a retrouvé dans un vieuxcasier.—Dequoituparles?Maxime était passé à côté de l’info. Je lui résumai la situation : les

inondations,ladécouvertedescentmillefrancsdansunsac,lerelevédesdeuxempreintes,dontl’uneappartenaitàVinca.—Leproblème,c’estquel’argentaétéretrouvédansmoncasierdel’époque.Unpeuperdu,Maximefronçalessourcils.Jedéveloppaimesexplications:— Avant que mes parents soient nommés à Saint-Ex, j’avais postulé pour

avoirunechambrequej’aioccupéependantmaclassedeseconde.—Jem’ensouviens.—Lorsqu’ils ont obtenu leurmutation et le logement de fonction qui allait

avec,mesparentsm’ontdemandéderestituerlachambrepourqu’unautreélèvepuisseenprofiter.—C’estcequetuasfait?—Oui,saufqueletypeenquestionn’utilisaitpassoncasieretnem’ajamais

réclamélaclé.Jel’aidoncconservée,sansenavoirungrandusagemoi-même,jusqu’àceque,quelquessemainesavantsadisparition,Vincamelademande.—Sanstedirequec’étaitpourplanquerdufric?

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—Évidemment !Cette histoire de casierm’était complètement sortie de latête.Même lorsque Vinca a disparu, je n’ai pas fait le moindre lien avec cetépisode.—C’estquandmême incompréhensiblequ’onn’ait jamais retrouvé la trace

decettefille.2.Appuyécontreunmuretdepierres sèches,Maximeavançadequelquespas

pourmerejoindreausoleil.Àsontour,ilmeservitl’antienneàlaquellej’avaisdéjàeudroitplusieursfoisdepuisledébutdelamatinée.—Onn’ajamaisvraimentsuquiétaitVinca.—Si,onlaconnaissaitbien.C’étaitnotreamie.—Onlaconnaissaitsanslaconnaître,insista-t-il.—Tupensesàquoi,précisément?—Toutprouvequ’elleétaitamoureused’AlexisClément:leslettresquetuas

retrouvées,lesphotosoùonlesvoitensemble…Tutesouviensdececlichéprisaubaldefind’annéesurlequelelleledévoraitdesyeux?—Etalors?—Alors?Pourquoiaurait-elleprétenduquelquesjoursplustardqueletype

l’avaitviolée?—Tucroisquejet’aimenti?—Non,mais…—Oùveux-tuenvenir?—Et siVinca était encore en vie ? Et si c’était elle qui nous envoyait ces

courriers?—J’yaipensé,admis-je.Maispourquelleraison?—Poursevenger.Parcequ’onatuélemecqu’elleaimait.Jesortisdemesgonds:—Putain,elleavaitpeurdelui,Maxime!Jetelejure.Ellemel’adit.C’est

même la dernière chose qu’ellem’a dite :C’est Alexis qui m’a forcée. Je nevoulaispascoucheraveclui!—Elle racontait peut-êtren’importequoi.À l’époque, elle était souvent un

peu stone. Elle prenait de l’acide et toutes les merdes qui lui tombaient souslamain.Jemisfinaudébat:—Non,ellemel’amêmerépété.Cemecétaitunvioleur.Le visage de Maxime se ferma. Un moment, son regard se perdit dans la

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contemplationdulacavantderevenirversmoi.—Tum’astoujoursaffirméqu’àl’époqueelleétaitenceinte?—Oui,c’estcequ’ellem’adit,preuveàl’appui.—Si c’était vrai et si elle a accouché, sonmôme doit avoir vingt-cinq ans

aujourd’hui. Ilyapeut-êtreunfilsouunefillequivoudraitvenger lamortdesonpère.L’idée m’avait effleuré. C’était une possibilité, mais qui me paraissait plus

romanesquequerationnelle.Unretournementdesituationunpeuéventédansunromanpolicier.C’estcequejerépondisàMaximesansleconvaincretoutàfait.Puisjemerésolusàaborderlesujetquimesemblaitleplusimportantpourlesheuresàvenir.—Ilyaautrechosequejedoistedire,Max.Début2016,enrevenantpourla

promotiondemonnouveaubouquin,j’aieuunealtercationavecunofficierdesfrontières à Roissy. Un connard qui s’amusait à humilier un transsexuel enl’appelant «monsieur ». L’affaire est allée assez loin, j’ai été en garde à vuequelquesheureset…—Ilsontpristesempreintes!devina-t-il.—Oui, jesuisdans leFAED.Çaveutdirequ’onn’aurapas le tempsdese

retourner.Dèsqu’ondécouvrira le corps et labarrede fer, s’il resteune seuleempreinte,monnomsortiraetonviendram’arrêteretm’interroger.—Qu’est-cequeçachange?Jeluifispartdeladécisionquej’avaisprisedansl’avionlanuitprécédente:—Jenetemouilleraipas.Nitoinitonpère.Jeprendraitoutsurmoi.Jedirai

quej’ai tuéClémenttoutseuletquej’aidemandéàAhmeddem’aideràfairedisparaîtrelecorps.— On ne te croira jamais. Et puis pourquoi tu ferais ça ? Pourquoi tu te

sacrifierais?—Jen’aipasdemôme,pasdefemme,pasdevie.Jen’airienàperdre.—Non,çan’apasdesens!balança-t-ilenclignantdesyeux.Ses paupières étaient cernées de cendres et son visage défait comme s’il

n’avait pas dormi depuis deux jours. Loin de l’apaiser,ma proposition l’avaitrenduencoreplusnerveux.Àforced’insister,j’encomprislaraison.— Les flics savent déjà quelque chose, Thomas. J’en suis certain. Tu ne

pourras pas me dédouaner. Hier soir, j’ai reçu un appel du commissariatd’Antibes.C’étaitledivisionnairelui-même,VincentDebruyne,qui…—Debruyne?Commel’ancienproc?—Ouais,c’estsonfils.

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Ce n’était pas spécialement une bonne nouvelle. Dans les années 1990, legouvernement Jospin avait nommé Yvan Debruyne comme procureur de laRépubliquedutribunaldegrandeinstancedeNiceavecl’ambitionaffirméededonner un coup de pied dans la fourmilière de l’affairisme azuréen. Yvan leterrible, comme il aimait qu’on le surnomme, avait débarqué en fanfare sur laCôte avec l’image d’un chevalier blanc. Il y était resté plus de quinze ans,guerroyant contre les réseaux francs-maçons et la corruption des élus. Lemagistratavaitprissaretraiterécemment,ausoulagementdecertains.Pourêtrehonnête,danslarégion,beaucoupdemondedétestaitDebruyneetsoncôtéDallaChiesa ,maismême ses détracteurs lui reconnaissaient une certaine forme deténacité.Si son filsavaithéritédeses«qualités»,nousallionsavoirdans lespattes un flic retors, hostile aux élus et à tout ce qui de près ou de loinressemblaitàunnotableouàun«Marcheur».—Qu’est-cequet’aditDebruyneexactement?—Ilm’ademandédevenirlevoird’urgence,carilavaitdesquestionsàme

poser.Jeluiairéponduquejepasseraiscetaprès-midi.—Vas-ydèsquetupeux,quel’onsacheàquois’entenir.—J’aipeur,m’avoua-t-il.Je posai la main sur son épaule et je mis toute ma force de conviction à

essayerdelerassurer:—Cen’estpasuneconvocationenbonneetdueforme.Debruynes’estpeut-

êtrefaitintoxiquer.Ilvasansdouteàlapêcheauxinfos.S’ilavaitquelquechosedeconcret,ilneprocéderaitpascommeça.Safébrilitéexsudaitpartouslesporesdesapeau.Maximeouvritunnouveau

boutondesachemiseetessuyalesgouttesdesueurquiperlaientsursonfront.—Jen’enpeuxplusdevivre avec cette épéedeDamoclès au-dessusde la

tête.Peut-êtrequesionracontetoutà…—Non,Max!Essaiedetenirlecoup,aumoinspendantleweek-end.Jesais

quecen’estpasfacile,maisonchercheànousfairepeuretànousdéstabiliser.Netombonspasdanscepiège.Il respira profondément et, au prix d’un réel effort, sembla retrouver son

calme.—Laisse-moienquêterdemoncôté.Toutsebouscule, tuvoisbien.Laisse-

moiletempsdecomprendrecequiestarrivéàVinca.— D’accord, acquiesça-t-il. Je vais passer au commissariat. Je te tiens au

courant.Je regardaimonamidescendre l’escalierenrochepuissuivre lecheminqui

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serpentait à travers les plantations de lavande. En s’éloignant, la silhouette deMaxime rapetissait et devenait floue jusqu’à s’éteindre, avalée par le tapismauve.3.Avantdequitterlecampus,jem’arrêtaidevantl’Agora,lebâtimentdeverre

en forme de soucoupe qui était venu s’arrimer à la bibliothèque historique.(PersonneàSaint-Exn’aurait utilisé l’acronymedeCDIpourdésignerun lieuaussisymbolique.)Lasonneriedemidivenaitderetentir,libérantunebonnepartiedesétudiants.

S’il fallait désormais un badge pour accéder aux salles de lecture, jem’émancipaidecettecontrainteensautantpar-dessus leportillon–unremakedeceque j’avaisvu fairedans lemétroparisienpar les racailles, lesétudiantsfauchésoulesprésidentsdelaRépublique.Enarrivantauxabordsdelabanquedeprêt,jereconnusElineBookmans,que

tout le monde ici appelait Zélie. D’origine néerlandaise, cette intello assezprétentieuse avait un avis définitif et plus ou moins argumenté sur tout. Ladernièrefoisquejel’avaisvue,c’étaitunequadraunpeuposeusequijouaitdesonphysiqueathlétique.Avecl’âge,labibliothécaireressemblaitàprésentàunesorte deMamieNova bohème : lunettes rondes, visage carré, doublementon,chignongris,pullblousantsurmontéd’uncolClaudine.—BonjourZélie.Enplusderégnersurlabibliothèque,elles’étaitoccupéependantdesannées

delaprogrammationducinémaducampus,del’animationdelaradiodulycéeainsiquedelaSophiaShakespeareCompany,unnomronflantpourdésignerleclubthéâtredulycéeoùs’étaitinvestiemamèrelorsqu’elledirigeaitlesclassesprépas.—Salut,lescribouillard,melança-t-ellecommesions’étaitparlélaveille.C’était une femme que j’avais toujours eu du mal à déchiffrer. Je la

soupçonnais d’avoir brièvement été lamaîtresse demon père,mais dansmonsouvenir, ma mère semblait l’apprécier. Pendant ma scolarité à Saint-Ex, laplupart des élèves ne juraient que par elle – Zélie par-ci, Zélie par-là –, laconsidérant tour à tour comme une confidente, une assistante sociale, uneéveilleusedeconscience.EtZélie–diminutifquejetrouvaisridicule–jouaitetabusait de cette position. « Forte avec les faibles, faible avec les forts », elleavaitsestêtes,accordantuneattentiondémesuréeàcertainsélèves–souventlesplusfavorisésoulesplusextravertis–etnégligeantlesautres.Jemesouvenais

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qu’elleadoraitmonfrèreetmasœur,maisquejeneluiavaisjamaissembléêtredigned’unquelconqueintérêt.Çatombaitbien:cetteantipathieétaitréciproque.—Qu’est-cequit’amène,Thomas?Entre la dernière fois que l’on s’était parlé et aujourd’hui, j’avais écrit une

dizaine de romans, traduits en vingt langues et vendus à des millionsd’exemplaires à travers le monde. Pour une bibliothécaire qui m’avait vugrandir, ça aurait dû signifier quelque chose. Je n’attendais pas forcément uncompliment,maisaumoinsunemarqued’intérêt.Quinevintjamais.—Jevoudraisemprunterunlivre,répondis-je.—Jevaisd’abordvérifiersitacarteestàjour,déclara-t-elleenmeprenantau

mot.Poussantlaplaisanterieunpeuloin,ellesemitàchercherdanslesarchivesde

sonordinateurunehypothétiquefichedebibliothèquevieilledevingt-cinqans.—Çayest,jel’ai!C’estbiencequejemedisais,ilyadeuxlivresquetu

n’as jamais rendus : La Distinction, de Pierre Bourdieu, ainsi que L’Éthiqueprotestanteetl’espritducapitalismedeMaxWeber.—Tudéconnes?—Oui,jedéconne.Dis-moicequetucherches.—LebouquinécritparStéphanePianelli.—IlaparticipéàunManueldejournalismepubliéchez…—Pascelivre-là,sonenquêtesurl’affaireVincaRockwell,LaJeuneFilleet

laMort.Elletapaletitresursonordinateur.—Celui-là,onnel’aplus.—Commentça?—Lelivreestparuen2002,chezunpetitéditeur.Letirageestépuiséetiln’a

pasétérepubliédepuis.Jelaregardaicalmement.—Tutefousdemoi,Zélie?Elle fitminede s’offusqueret tourna l’écrande sonordinateurversmoi. Je

jetaiunœilaumoniteurpourconstaterquelelivren’étaitpasréférencé.—Çanetientpasdebout.Pianelliestunancienélève.Àl’époque,vousaviez

forcémentachetéplusieursexemplairesdesonlivre.Ellehaussalesépaules.—Situpensesqu’onachèteplusieursexemplairesdestiens.—Répondsàmaquestion,s’ilteplaît!Unpeugênée,ellesetortilladanssonpulltropgrandetôtaseslunettes.

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—LadirectionarécemmentprisladécisionderetirerlelivredeStéphanedelabibliothèque.—Pourquelleraison?—Parceque,vingt-cinqansaprèssadisparition,cettefilleestdevenuel’objet

d’unculteparmicertainsélèvesactuelsdulycée.—Cettefille?TuparlesdeVinca?Zéliehochalatête.—Depuis trois ou quatre ans, on a constaté que le livre de Stéphane était

constammentemprunté.Onenavaitplusieursexemplaires,maislalisted’attenteétait longue comme mon bras. La figure de Vinca revenait souvent dans laconversationdesélèves.L’annéedernière, lesHeteroditesontmêmemontéunspectacleautourd’elle.—LesHeterodites?—C’estungroupede jeunesfillesbrillantes,élitistes, féministes.Unesorte

desororitéquireprendlesthèsesd’ungroupeféministenew-yorkaisdudébutduXXe siècle.Certainesd’entreellesviventdans lepavillonNicolas-de-Staëletse

sontfaittatouerlesymbolequeportaitVincasurlacheville.Jemesouvenaisdece tatouage.Les lettresGRLPWRdiscrètementgravées

sur sa peau. Girl Power. Le pouvoir aux femmes. Tout en continuant sesexplications,Zélieouvritundocumentsursonordinateur.C’étaitl’affiched’unspectacle musical : Les Derniers Jours de Vinca Rockwell. Le poster me fitpenserà lapochetted’unalbumdeBelle&Sebastian:photoennoiretblanc,filtrerosepâle,lettragechicetarty.— On a eu droit aussi à des soirées de recueillement dans la chambre

qu’occupaitVinca,àuncultemorbideautourdecertainesreliquesainsiqu’àlacommémorationdujourdesadisparition.—CommenttuexpliquesquelesMillennialssepassionnentpourVinca?Zélielevalesyeuxauciel.— J’imagine que certaines filles s’identifient à elle, à son histoire d’amour

romanesqueavecClément.Elleincarneunesorted’idéaltrompeurdeliberté.Etsadisparitionàdix-neufansl’afigéedansunéclatd’éternité.Tout en devisant, Zélie avait quitté sa chaise pour explorer les étagères

métalliques qui s’étendaient derrière le long comptoir d’accueil. Elle finit parreveniravecl’ouvragedePianelli.—J’enaigardéun.Situveuxlefeuilleter,soupira-t-elle.Jepassailapaumedemamainsurlacouverturedulivre.—Jen’arrivepasàcroirequevouscensuriezcebouquinen2017.

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—C’estpourlebiendesélèves.—Tuparles !UnecensureàSaint-Exupéry :cen’estpasdu tempsdemes

parentsqu’onauraitvuça.Zéliemefixauninstant,trèstranquillement,avantdemebalancerunscud:— Le « temps de tes parents » ne s’est pas très bien fini si j’ai bonne

mémoire.Je sentis la colère déferler dans mes veines, mais parvins à garder une

apparencedecalme.—Tufaisréférenceàquoi?—Àrien,répondit-elleprudemment.Jesavaisbiensûràquoiellefaisaitallusion.Lemagistèredemesparentssur

le lycée avait pris fin brusquement en 1998, de façon très injuste, lorsqu’ilsavaienttouslesdeuxétémisenexamendansuneaffaireobscuredenon-respectdesrèglesdepassationdesmarchéspublics.C’était l’illustration parfaite du concept de « victimes collatérales ». Yvan

Debruyne, le procureur de la République de l’époque (et le père du flic quis’apprêtaitàinterrogerMaxime),s’étaitmisentêtedefairetombercertainsélusdelarégionqu’ilsoupçonnaitderecevoirdespots-de-vin,notammentdelapartdeFrancisBiancardini.Depuislongtemps,leprocureuravaitl’entrepreneurdansson collimateur. Si la plupart des rumeurs qui couraient sur Francis étaientabsurdes – on prétendait parfois qu’il blanchissait de l’argent pour la mafiacalabraise–,d’autressemblaientplusfondées.Sansdouteavait-ilarrosécertainspolitiques pour obtenir des marchés publics. C’est donc en essayant de fairetomberFrancisqueleprocureurvitapparaîtrelenomdemesparentsaudétourd’un dossier. Francis avait effectué plusieurs chantiers dans le lycée sansrespectertoutàfaitlesrèglesdesappelsd’offres.Danslecadredel’enquête,mamèreavaitpassévingt-quatreheuresengardeàvue,assisesuruntabouretdanslasordidecaserneAuvare,lecommissariatdunord-ouestdeNice.Lelendemain,unephotodemesparentsfaisaitlaunedujournallocal.Letypedemontageennoiretblancquin’auraitpasdépareilléaumilieud’undiaporamasurlescouplesde tueurs en série.Quelquepart entre les amants sanguinairesde l’Utahet lesfermiersmeurtriersduKentucky.Déstabilisésparcetteépreuveàlaquelleilsn’étaientpaspréparés,ilsavaient

touslesdeuxdémissionnédel’Éducationnationale.Même si je ne vivais plus sur la Côte d’Azur à l’époque, l’affaire m’avait

affecté.Mesparentsavaientleursdéfauts,maisilsn’étaientpasmalhonnêtes.Ilsavaienttoujoursexercéleurmétierdansl’intérêtdeleursélèvesetneméritaient

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pas cette sortie infamante qui jetait le soupçon sur tout ce qu’ils avaientaccompli. Un an et demi après l’ouverture de l’enquête, le dossier avait étéreconnucommevideetavaitdébouchésurunnon-lieu.Maislemalétaitfait.Etaujourd’hui encore, des abrutis ou des êtres sournois comme Eline « Zélie »Bookmans pouvaient remuer cette merde, au détour d’une petite phrase, sansavoirl’aird’ytoucher.Je la défiai du regard jusqu’à ce qu’elle baisse les yeux vers son clavier

d’ordinateur.Malgré sonâge,malgré sabouilledemamiegâteau, je lui auraisvolontiersfracassélagueuleàcoupsdeclavier.(Aprèstout,moij’étaisunvraicriminel.)Maisjen’enfisrien.Jeravalaimacolèreengardantmesforcespouravancerdansmonenquête.—Jepeuxl’emporter?demandai-jeendésignantlelivredePianelli.—Non.—Jeteleramèneavantlundi,promis.—Non,rétorquaZélie,inflexible.Ilappartientàl’établissement.Sanstenircomptedesaremarque,jeglissailelivresousmonbrasettournai

lestalonsenluilançant:—Jecroisquetutetrompes.Vérifiedanslabasededonnées.Tuverrasque

lelivren’estpasréférencé!Jesortisdelabibliothèqueetcontournail’Agora.Àmontour,j’empruntaile

chemin de traverse qui permettait de quitter le campus en coupant par leschamps. La lavande était particulièrement précoce cette année, mais sesémanations florales ne cadraient pas avec mes souvenirs, comme si quelquechoses’étaitdéréglé.Portésparlevent,leseffluvesmétalliquesetcamphrésquimontaientjusqu’àmoiavaientl’odeurentêtantedusang.

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6Paysagedeneige

Lavitesse,lamer,minuit,toutcequiestéclatant,

toutcequiestnoir,toutcequiperd,etdoncpermetdesetrouver.

FrançoiseSAGAN

1.Dimanche20décembre1992Jemeréveillaitardlelendemaindumeurtre.Laveilleausoir,poursombrer,

j’avaisavalédeuxsomnifèresdénichésdanslasalledebainsfamiliale.Cematin,lamaisonétaitvideetglacée.Mamèreétaitpartiedans lesLandesbienavantl’aube, et les plombs avaient sauté, coupant les radiateurs. Encore dans lebrouillard, je passai un gros quart d’heure à bidouiller le compteur électriqueavantdeparveniràrétablirlecourant.Danslacuisine,jetrouvaisurlefrigounmotgentildemamère,quim’avait

préparé du pain perdu. Par la fenêtre, le soleil qui étincelait sur la neige medonnait l’impression d’être à Isola 2000, la station de ski du Mercantour oùFrancisavaitunchaletdanslequelilnousinvitaitpresquechaquehiver.Machinalement, j’allumai France Info. Depuis la veille, j’étais devenu un

assassin,maislemondecontinuaitàtourner:l’horreurdeSarajevo,lesenfantssomaliensquicrevaientde faim, le scandaledu sangcontaminé, lechocPSG-OMquiavaittournéàlaboucherie.Jemefisducafénoiretdévoraimonpainperdu. J’étais un assassin,mais jemourais de faim.Dans la salle de bains, jerestaiunedemi-heuresous le jetde ladoucheoù jevomisceque jevenaisdemanger.Puis jemebrossaiausavondeMarseillecommejel’avaisdéjàfait laveille,maisj’avaislasensationquelesangd’AlexisCléments’étaitincrustésurmonvisage,surmeslèvresetsurmapeau.Etqu’ilyresteraittoujours.Auboutd’unmoment,lavapeurbouillantememontaàlatêteetjemanquai

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dem’évanouir. J’étais agité, lanuque raide, les jambes flageolantes, l’estomacstrié de brûlures acides.Mon esprit était submergé. Incapable de faire face etd’affronterlasituation,jevoyaismespenséesm’échapper.Ilfallaitquetoutçacesse.Jamaisjeneparviendraisàvivrecommesiriennes’étaitpassé.Jesortisdeladoucheenayantprisladécisiond’allermedénonceraucommissariat,puisje changeai d’avis presque dans la minute : si j’avouais quelque chose, jeprécipiterais également la chute de Maxime et de sa famille. Des gens quim’avaientaidéetquiavaientprisdesrisquespourmoi.Finalement,pournepaslaisserl’angoissemesubmerger,j’enfilaimonsurvêtementetjesortiscourir.2.Jefistroisfoisletourdulac,sprintantjusqu’àl’épuisement.Toutétaitblanc

et givré. J’étais fasciné par le paysage. Tandis que je fendais l’air, j’avaisl’impressiondefairecorpsaveclanature,commesilesarbres,laneigeetleventm’absorbaientdansleurcortexdecristal.Autourdemoi,toutn’étaitquelumièreet absolu. Une parenthèse glacée, un territoire vierge, presque irréel. La pageblanche sur laquelle je me remis à croire que j’allais écrire les prochainschapitresdemavie.Enrevenantverslamaison,lesmembresencoreengourdisparlacourse,jefis

un crochet par le bâtiment Nicolas-de-Staël. La résidence désertée avait desalluresdevaisseaufantôme.J’eusbeaufrapper,niFannyniVincan’étaientdansleurchambre.Silaportedel’uneétaitclose,celledel’autreétaitrestéeouverte,laissantpenseràuneabsencepassagère.J’yentraietdemeuraiunlongmomentdans ce cocon ouaté où régnait une tiède chaleur. La pièce était pleine de laprésence de Vinca. Il s’en dégageait une atmosphère mélancolique, intime,presquehorsdu temps.Le lit étaitdéfait, lesdrapsportaientencoreuneodeurfraîchedeCologneetd’herbecoupée.Tout l’univers de la jeune femme tenait dans ces quinze mètres carrés.

Punaiséessurlemur,lesaffichesdeHiroshimamonamouretdeLaChattesurun toit brûlant. Des portraits d’écrivains en noir et blanc – Colette, VirginiaWoolf, Rimbaud, Tennessee Williams. Une page de magazine illustrée d’unephotographie érotique de LeeMiller parMan Ray. Une citation de FrançoiseSagan recopiée sur une carte postale qui évoquait la vitesse, lamer et le noiréclatant. Posées sur le rebord intérieur de la fenêtre, une orchidéeVanda et lareproductiond’unestatuedeBrancusi,MllePogany,quejeluiavaisoffertepourun anniversaire. Au-dessus de son bureau, quelques CD empilés en vrac. Duclassique – Satie,Chopin, Schubert –, de la bonne vieille pop –RoxyMusic,

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Kate Bush, Procol Harum – ainsi que des enregistrements plus hermétiquesqu’ellem’avait fait écouter,maisque je trouvais imbitables :PierreSchaeffer,PierreHenry,OlivierMessiaen…Surlatabledenuit,jerepéraiunlivrequej’avaisaperçulaveille:unrecueil

delapoétesserusseMarinaTsvetaïeva.Surlapagedegarde,ladédicaceplutôtbientrousséed’AlexisClémentmeplongeadansunaccablementprofond.

PourVinca,Jevoudraisn’êtrequ’uneâmesanscorpspournetequitterjamais.T’aimer,c’estvivre.Alexis

J’attendis mon amie encore quelques minutes. Des picotements inquietscouraientdansmonventre.Pourpatienter, j’allumailaplatinelaseret lançai leCD. Sunday Morning, le premier titre de l’album mythique du VelvetUnderground.Unmorceauquicadraitbienaveclasituation.Diaphane,éthérée,toxique.J’attendisetattendisencore,jusqu’àcequejecomprenneconfusémentque Vinca ne reviendrait plus. Plus jamais. Comme un drogué, je restai unmomentdanslachambre,humantetmendiantquelquesbribesdesaprésence.Depuis toutes ces années, je me suis souvent interrogé sur la nature de

l’emprise que Vinca exerçait sur moi, sur le vertige fascinant et douloureuxqu’elleouvraitenmoi.Et j’enreviens toujoursà ladrogue.Mêmequandnouspassionsdutempsensemble,mêmelorsquej’avaisVincatoutàmoi,lasensationdemanquepointaitdéjàsonnez.Ilyeutdesinstantsmagiques:desséquencesmélodiquesetharmonieusesquiavaientlaperfectiondecertaineschansonspop.Mais cette légèreté ne durait jamais longtemps. Au moment même où je lesvivais,jesavaisquelagrâcedecesmomentsétaitpareilleàunebulledesavon.Toujourssurlepointd’exploser.EtVincam’échappait.

3.Jerentraiàlamaisonpournepaslouperlecoupdefildemonpèrequi,tout

juste débarqué du long voyage entre la métropole et Tahiti, avait promisd’appelerjusteavant13heures.CommelescommunicationsétaienthorsdeprixetqueRichardn’étaitpastrèsloquace,notreéchangefutbrefetunpeufroid,àl’imagedecequ’avaienttoujourséténosrelations.Puisjeparvinsàmangersansvomirlabarquettedepouletaucurrylaisséepar

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mamère.Dansl’après-midi,jetentaitantbienquemalderepousserlespenséesqui m’assaillaient en continuant ce que j’étais censé faire : des exercices demaths et de physique. Je réussis à résoudre quelques équations différentielles,maisbientôt,jelâchaiprise,renonçantàessayerdemeconcentrer.J’eusmêmeundébutd’attaquedepanique.Moncerveauétaitenvahid’imagesdumeurtre.Endébutdesoirée,j’étaiscomplètementàladérivelorsquemamèrem’appela.Alorsquej’étaisrésoluàtoutluiavouer,ellenem’enlaissapasletemps.Elleme proposa de venir la rejoindre dans les Landes dès le lendemain. Aprèsréflexion,elleavaitdécidéquecen’étaitpasunebonneidéepourmonmoraldeme laisserseulpendantquinze jours.Mesrévisionsseraientmoinspéniblesenfamille,argumenta-t-elle.Pournepassombrertoutàfait,j’acceptaisaproposition.Jeprisdoncletrain

lelundimatindanslanuitencoreenneigée.Unpremiertrajetd’Antibesjusqu’àMarseille,puisuntrainCorailbondéquiarrivaàBordeauxavecdeuxheuresderetard.Entre-temps,ledernierTERétaitpartietlaSNCFfutobligéed’affréterdesbusjusqu’àDax.JournéedegalèreordinairequimevitarriverenGascogneàminuitpassé.MatanteGiovanahabitaitdansunancienpigeonnierperdudanslacampagne.

Couverte de lierre, la bâtisse avait un toit très abîmé et prenait l’eau de toutepart.Dans lesLandes, en cette fin d’année 1992, la pluie tombapresque sansarrêt. Il faisait nuit noire à 5 heures de l’après-midi et le jour donnaitl’impressiondenejamaisvraimentsedéployer.Jen’aipasdesouvenirstrèsprécisdecesdeuxsemainespendantlesquellesje

partageailequotidiendematanteetdemamère.Uneambianceétrangerégnaitdans la maison. Les journées s’enchaînaient, courtes, froides, tristes. Il mesemblaitquenousétions tous les troisenconvalescence.Mamèreetma tanteveillaientsurmoiautantquejeveillaissurelles.Parfois,lorsdecesaprès-midialanguis,mamèrefaisaitdescrêpesquenousmangions,avachis,surlecanapédevant de vieux épisodes de Columbo, d’Amicalement vôtre ou une énièmerediffusiondeL’AssassinatdupèreNoël.Detoutleséjour,jen’aipasouvertuncahierdemathsnidephysique.Pour

échapper àmes angoisses, pour échapper àmon présent, je fis ce que j’avaistoujoursfait:jelusdesromans.Jen’aipasdesouvenirstrèsprécisdecesdeuxsemaines,maisjemesouviensparfaitementdetousleslivresquej’ailus.Durantcette fin d’année 1992, j’ai souffert avec les jumeaux duGrand Cahier quiessayaientdesurvivreàlacruautédeshommesdansunterritoireravagéparlaguerre.ÀFort-de-France,j’aiparcourulequartiercréoledeTexaco,j’aitraversé

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la forêt amazonienne avec unVieux qui lisait des romans d’amour. J’étais aumilieudes chars, lorsduPrintempsdePrague, enméditant surL’InsoutenableLégèreté de l’être. Les romans nem’ont pas guéri,mais ilsm’ont soulagé uninstantdelapesanteurd’êtremoi.Ilsm’ontoffertunsasdedécompression.Ilsontconstituéunediguecontrelaterreurquidéferlaitsurmoi.Pendantcettepériodeoùlesoleilneselevaitjamais,j’avaischaquematinla

certitudeque jevivaismondernier jourde liberté.Chaque foisqu’unevoiturepassait sur la route, j’étais persuadé que c’étaient les gendarmes qui venaientm’arrêter.L’uniquefoisoùquelqu’unsonnaà laporte,bienrésoluàne jamaisallerenprison,jemontaienhautdupigeonnierpouravoirletemps,aucasoù,demeprécipiterdanslevide.4.Maispersonnenevintm’arrêter.NidanslesLandesnisurlaCôted’Azur.ÀSaint-Exupéry,lorsdelarentréedejanvier,lavierepritsoncoursnormal.

Oupresque.Silenomd’AlexisClémentétaitsurtoutesleslèvres,cen’étaitpaspourdéplorersamort,maispourglosersurcequeprétendaitlarumeur:Vincaetsonprofentretenaientdepuislongtempsuneliaisonsecrèteets’étaientenfuisensemble. Comme toutes les histoires sulfureuses, celle-ci passionnait lacommunautééducative.Chacunyallaitdesoncommentaire,desaconfidence,desonanecdote.Lameuteprenaitplaisiràdéfairelesréputations.Leslanguessedéliaient,poursevautrerdanslesragots.Mêmecertainsprofsdontj’admiraisauparavant la hauteur de vue se laissaient aller aux commérages. Avecgourmandise,ilsrivalisaientdeprétendusbonsmotsquimedonnaientlanausée.Quelques-unssurentresterdignes.Parmieux,Jean-ChristopheGraff,monprofdefrançais,etMlleDeVille,laprofdelittératureanglaisedeshypokhâgnes.Jen’assistaispasàsescours,maisjel’entendisavoircetteformuledanslebureaudemamère:«Nenousabaissonspasàfréquenterlamédiocrité,carc’estunemaladiecontagieuse.»Je trouvai du réconfort dans cette sentence, et pendant longtemps, elle me

servitderéférenceaumomentdeprendrecertainesdécisions.Lepremieràs’inquiéterréellementdeladisparitiondeVincafutsongrand-

pèreettuteur,levieilAlastairRockwell.Vincamel’avaitsouventdécritcommeunpatriarcheautoritaireet taciturne.L’archétypede l’industrielself-mademanquivoyaitdansl’éclipsedesapetitefilleunpotentielenlèvementetdoncunacted’agressionparrapportàsonclan.Lesparentsd’AlexisClémentcommençaientégalementàseposerdesquestions.Leurfilsavaitprévudepasserunesemaine

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auskiàBerchtesgadenavecdescopainsqu’iln’avait jamais rejoints,pasplusqu’iln’avaitrenduvisiteàsesparentspourfêtercommedecoutumelepassageàlanouvelleannée.Sicesdeuxdisparitionsplongeaientlesfamillesdansl’inquiétude,lesforces

del’ordremirentuntempsfouàdéployerdeseffectifspourmeneruneenquêtesérieuse. D’abord parce que Vinca était majeure, ensuite parce que la justicehésitalonguementavantd’ouvriruneprocédure.L’affaireétaitunsacdenœudsau niveau de la juridiction compétente. Vinca était franco-américaine, AlexisClément de nationalité allemande. Le lieu de leur disparition n’était pasclairement défini.L’un d’entre eux était-il l’agresseur ?Ou étaient-ils tous lesdeuxvictimes?Aprèslarentrée,ilsepassadoncunebonnesemaineavantquelesgendarmes

nesedéplacentàSaint-Ex.Etleursinvestigationssebornèrentàposerquelquesquestions à l’entourage immédiat deVinca et du prof de philo. Ils fouillèrentsommairement leurs deux chambres et y apposèrent des scellés, sans toutefoismobiliserdetechniciensdelapolicescientifique.Ce n’est que bien plus tard, à la fin dumois de février, après la venue en

Franced’AlastairRockwell, que les choses s’accélérèrent.L’hommed’affairesfitjouersesrelationsetannonçadanslesmédiasqu’ilavaitengagéundétectiveprivépourretrouversapetite-fille.Ilyeutuneautredescentedeflics–cettefoisdestypesdelaSRPJdeNice.Ilsauditionnèrentplusdemonde–j’yeusdroit,ainsiqueMaximeetFanny–etpratiquèrentplusieursprélèvementsADNdanslachambredeVinca.Peuàpeu,lestémoignagesetlesdocumentssaisispermirentdemieuxcerner

ledéroulementdesjournéesdudimanche20décembreetdulundi21décembre.LesdeuxjoursoùVincaetAlexiss’étaientévaporésdanslanature.Cefameuxdimanche,vers8heuresdumatin,PavelFabianski,legardiendu

lycée,affirmaitainsiavoirlevélabarrièrequibarraitl’accèsdel’établissementpourlaissersortirl’AlpineA310conduiteparClément.Fabianskiétaitformel:VincaRockwell,assisesurlesiègepassager,avaitouvertsavitreetluiavaitfaitunsignedelamainpour leremercier.Rebelotequelquesminutesplus tard,aurond-pointduHaut-Sartoux,oùdeuxemployéscommunauxquidéblayaient laneige avaient vu la voiture de Clément légèrement patiner dans le carrefouravantdeprendreladirectiond’Antibes.C’estd’ailleursavenuedelaLibération,auxabordsdelagareantiboise,quel’onavaitretrouvél’Alpinedel’enseignant,garée devant une laverie automatique. Dans le train en direction de Paris, denombreux voyageurs se souvenaient d’une jeune femme rousse accompagnée

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d’unhommeportantunecasquettedeMönchengladbach–leclubdefootpréféréde Clément. Le dimanche soir, le veilleur de nuit de l’hôtel Sainte-Clotilde –situéruedeSaint-Simondans le septièmearrondissementdeParis–avait luiaussi assuré que Mlle Vinca Rockwell et M. Alexis Clément étaient biendescenduspourunenuitdansl’établissement.Ilavaitréalisédesphotocopiesdeleurspasseports.Laréservationdeleurchambreavaitétéeffectuéelaveillepartéléphoneetrégléesurplace.Lesconsommationsduminibarcomprenaientunebière, deux paquets de Pringles et un jus d’ananas. Le veilleur de nuit serappelaitmême que la demoiselle avait joint la réception pour demander s’ilsavaientduCocaàlacerise,maislaréponseavaitéténégative.Jusque-là, le scénario de la cavale amoureuse tenait la route. Ensuite, les

enquêteursperdaientlapistedesdeuxamants.VincaetAlexisn’avaientpasprisdepetitdéjeunernidansleurchambrenidanslasallecommune.Unefemmedeménage les avait vus sortir dans le couloir, tôt lematin,mais personne ne sesouvenait avec précision de leur départ. Un nécessaire de toilette – contenantaussidumaquillage,unebrosseMasonPearsonetunflacondeparfum–avaitété retrouvédans la salle debains et déposédansun local demaintenanceoùl’hôtelconservaitlesobjetsoubliésparsesclients.C’est là que s’arrêta l’enquête. Aucun témoignage crédible ne vint jamais

rapporterlaprésencedeVincaetdeClémentdansunautrelieu.Àl’époque,laplupart des gens s’attendaient à les voir réapparaître une fois les feux de lapassion éteints. Les avocats d’Alastair Rockwell s’obstinèrent néanmoins. En1994,ilsobtinrentquelajusticeordonneuneanalysegénétiquesurlabrosseàdents et la brosse à cheveux trouvées dans la chambre d’hôtel. Les résultatsconfirmèrentqu’ils’agissaitbiendel’ADNdeVinca,cequinefitpasprogresserl’enquêted’unpouce.Peut-êtreunflicobstinéouobsédéavait-ildepuisprissoinderelanceruneinvestigationsymboliquepouréviterqueledossiernesoitfrappédeprescription,maisàmaconnaissance,cefutledernieractedel’enquête.Alastair Rockwell tomba gravement malade et décéda en 2002. Je me

souvenaisdel’avoirrencontréquelquessemainesavantle11septembre2001auquarante-neuvième étage du World Trade Center où son entreprise avait sesbureauxnew-yorkais.Ilm’avaitconfiéqueVincaluiavaitplusieursfoisparlédemoi et qu’elleme décrivait comme un garçon gentil, élégant et délicat. Troisadjectifs qui, dans la bouche du vieil homme, ne sonnaient pas comme descompliments.J’avaiseuenviede lui répliquerque j’étais tellementdélicatquej’avaisdéfoncéuntypequimedépassaitd’unetêteavecunebarredefer,maisjen’avais évidemment rien dit. J’avais sollicité cette entrevue pour savoir si le

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détective qu’il avait engagé lui avait apporté des éléments nouveaux sur ladisparitiondesapetite-fille.Ilmeréponditparlanégativesansquejesachesic’étaitlavérité.Puisletempspassa.Aufildesannées,pluspersonnenesesouciavraimentde

savoircequ’étaitdevenueVincaRockwell.J’étaisl’undesseulsànepasavoirtournélapage.Parcequejesavaisquelaversionofficielleétaitfausse.Etparcequ’uneinterrogationn’avaitcessédemehanterdepuis.LafuitedeVincaétait-elleliéeaumeurtred’AlexisClément?Étais-jeresponsabledeladisparitiondelafillequej’avaistantaimée?Çafaisaitplusdevingtansquejecherchaisunéclaircissement à ce mystère. Et je n’avais toujours pas le moindre début deréponse.

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LEGARÇONDIFFÉRENTDESAUTRES

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7Danslesruesd’Antibes

Celivreestpeut-êtreunromanpolicier,maismoijenesuispaspolicier.

JesseKELLERMAN

1.EnarrivantàAntibes,jemegarai,commej’enavaisl’habitudeautrefois,sur

leparkingduportVauban.Làoùétaientamarrésquelques-unsdesplusbeauxyachts dumonde. C’est ici, lors dumois de juillet 1990 – j’allais avoir seizeans –, que j’avais effectué mon premier job d’été. Un boulot à la con quiconsistait à soulever la barrière du parking après avoir délesté les touristes detrentefrancspourleurpermettredeparquerleurvoituresousunsoleildeplomb.C’étaitl’étéoùj’avaisluDucôtédechezSwann–éditionFolioclassique,avecla cathédrale deRouen peinte parClaudeMonet en couverture – et où j’étaisvaguement tombé amoureux d’une jeune Parisienne auxcheveux blonds ondulés, coupés au carré, qui répondait au beau prénom deBérénice.Lorsqu’elleallaitàlaplage,elles’arrêtaittoujoursdevantlaguériteduparkingpouréchangerquelquesmotsavecmoi,mêmesi j’avaiscomprisassezvite qu’elle s’intéressait davantage àGlennMedeiros et auxNewKids on theBlockqu’auxtourmentsdeCharlesSwannetd’OdettedeCrécy.Aujourd’hui,unebarrièreautomatiséeavaitremplacélespetitsjobsd’été.Je

prismon ticket, trouvai une place près de la capitainerie et longeai les quais.Beaucoup de choses avaient changé depuis vingt ans : on avait redessinécomplètementl’accèsauport,élargilachaussée,piétonniséunebonnepartiedelazone.Maislavuerestaitlamême.Pourmoi,l’unedesplussplendidesdelaCôte: lebleudelameraupremierplan, lasilhouettemassiveetrassurantedufortCarréquiémergeaitderrièrelaforêtdemâtsdebateaux, lecield’azurquiemportaittoutetlesmontagnesdiscrètesquel’ondevinaitauloin.

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C’étaitjourdemistraletj’adoraisça.Toutconcouraitàmereconnecteràmonpasséetàmefaireànouveauprendreracinedanscetendroitquej’aimaisetquej’avaisquittépourdemauvaisesraisons.Jenemefaisaispasd’illusions:lavillen’étaitplus celledemonadolescence,mais commeNewYork, je continuais àaimerl’idéequejemefaisaisd’Antibes.Unevilleàpart,préservéeduclinquantdecertainsautrescoinsde laCôte.Lacitédu jazz,celledesAméricainsde laLostGeneration, celle que j’avais fait découvrir à Vinca, celle qui, de façonextraordinaire,avaitaccueillilaplupartdesartistesquiavaientcomptédansmavie.Maupassantyavaitamarrésonbateau,LeBelAmi,ScottFitzgeraldetZeldaavaientdormiauxBellesRivesaprèslaguerre,PicassoavaitinstallésonatelierdanslechâteauGrimaldi,àdeuxpasdel’appartementoùNicolasdeStaëlavaitpeintsesplusbeauxtableaux.KeithJarrettenfin–l’auteurdelabandeoriginalede tousmes livres – continuait régulièrement à faire escale sur la scène de laPinède.Je passai sous la Porte marine, la ligne de démarcation entre le port et

l’anciennevillefortifiée.Onétaitunweek-enddeprintemps,assezanimé,maisla marée touristique qui dénaturait l’essence de la ville n’avait pas encoredéferlé.DanslarueAubernon,onpouvaitmettreunpieddevantl’autresanssefaire bousculer.CoursMasséna, lesmaraîchers, les fleuristes, les fromagers etles artisans provençaux commençaient à plier bagage, mais la halle couvertevibrait toujoursdemillecouleurs.Çaparlaitpatois,ça refaisait lemondedansune symphonie de senteurs : olives noires, agrumes confits, menthe, tomatesséchées.Surlaplacedelamairie,oncélébraitlederniermariagedelamatinée.Uncoupleradieuxdescendaitl’escaliersouslesvivatsetunepluiedepétalesderose.J’étaisàmillelieuesdetoutcetralala–semariern’avaitpourmoiaucunsens aujourd’hui –, mais je me laissais contaminer par les cris de joie et lessouriresquiéclairaientlesvisages.Jedescendis l’étroite rueSade–oùmonpèreavaitvécudanssa jeunesse–

vers la place Nationale et je musardai jusqu’au Michelangelo, l’un desrestaurants les plus emblématiques de la ville, que tout le monde ici appelait«Mamo»,dunomdesonpatron.Ilrestaitdesplacesenterrasse.Jem’installaiàune table et commandai la spécialité du coin : une citronnade au pastis et aubasilic.2.Je n’ai jamais eu de bureau. Depuis les devoirs du CP, j’ai toujours aimé

travaillerdansdes lieuxouverts.Lacuisinedemesparents, lessallesd’études

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desbibliothèques, les cafés duQuartier latin.ÀNewYork, j’écrivais dans lesStarbucks, les bars d’hôtel, les parcs, les restaurants. Il me semblait que jeréfléchissaismieuxdansunenvironnementenmouvement,portéparlefluxdesconversations et le bourdonnement de la vie. Je posai le livre de StéphanePianelli sur la tableet,enattendantmonapéritif, jeconsultai lesmessagessurmontéléphone.Ilyenavaitun,contrarié,demamèrequines’embarrassaitpasdeformulesdepolitesse:«Zéliem’aditquetuétaisvenuauxcinquanteansdeSaint-Exupéry. Qu’est-ce qu’il t’a pris, Thomas ? Tu ne m’as même pasprévenuequetuétaisenFrance.Viensdoncdîneràlamaisoncesoir.Onainvitéles Pellegrino. Ça leur ferait plaisir de te voir. » « Je t’appelle plus tard,maman»,luirépondis-jed’untextolaconique.Jeprofitaid’avoirmoniPhoneenmainpourtéléchargerl’applicationdeNice-Matin,puisj’achetailesnumérosenlignedatésdu9au15avril.Enlesparcourant, jetombairapidementsurl’articlequejecherchais–celui

signéparStéphanePianelliquidécrivait ladécouvertepardesélèvesdu lycéed’unsacremplidebilletsdansuncasierabandonné.Salecturenem’appritriendefondamentalementnouveau.J’étaissurtoutdéçudenepas trouverd’imagesdusacdesport.Lepapierétaitillustréd’unephotoaérienneducampus,etd’uneautrereprésentant levestiairerouillé,mais ilétaitpréciséque«certainsélèvesontfaitcirculerdesclichésdubutinsurlesréseauxsociauxavantquelapoliceleurdemandedeleseffacerpourlebondéroulementdel’enquête».Jeréfléchis.Ilenrestaitsûrementdestracesquelquepart,maisjen’étaispas

assezcalépourlesretrouversansperdredutemps.L’agenceantiboisedeNice-Matin était à deux pas, placeNationale, à côté de la gare des bus.Après unehésitation,jedécidaid’appelerdirectementlejournaliste.—SalutStéphane,c’estThomas.—Tunepeuxplustepasserdemoi,l’artiste?—JesuisattabléchezMamo.Situesdanslecoin,jet’inviteàpartagerune

épauled’agneau.—Passelacommande!Jeterminemonarticleetjeterejoins.—Tuécrissurquoi?—LeSalondelaretraiteetdutempslibrequivientdes’acheveraupalaisdes

congrès.Cen’estpasavecçaquej’auraileprixAlbert-Londres,jeteleconcède.EnattendantPianelli,jem’emparaidesonbouquinet,commechaquefoisque

je la regardais, je restai scotchépar la fameusephotode couverture.CellequireprésentaitVincaetAlexisClémentsurunepistededanse.Leclichéavaitétéprislorsdubaldefind’année,àlami-décembre,unesemaineavantlemeurtre

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du prof et la disparition de Vinca. Cette photo m’avait toujours fait mal. Àl’acmédesafraîcheuretdesabeauté,Vincadévoraitdesyeuxsoncavalier.Sonregarddébordaitd’amour,d’admirationetdedésirdeplaire.Leurdanseétaitunesortedepasdetwistquelephotographeavaitfigépourl’éternitédansuneposegracieuseetsensuelle.GreaserevisitéparRobertDoisneau.Quiavaitpriscettephotod’ailleurs? Jenem’étais jamaisposé laquestion.

Unélève?Unprof?Jecherchailecréditaudosdulivre,maisjenetrouvairiend’autreque«Nice-Matin, tousdroitsréservés».Avecmonportable, jeprisenphotolacouvertureetbalançaileclichéparSMSàRafaelBartoletti.Rafaelétaitun photographe de mode ultra-coté qui vivait dans la même rue que moi àTriBeCa. C’était surtout un véritable artiste. Il avait une grande culture del’image,unœilquiscannaittouslesdétailsetuneanalysedeschosessingulièreetsouventpertinente.Depuisdesannées,c’estluiquifaisaittoutesmesphotosde promo ainsi que celles qu’on voyait sur les quatrièmes de couverture.J’aimaissontravail,carilparvenaitchaquefoisàallerchercherenmoiunepartde lumière dont j’avais sans doute été porteur il y a très longtemps,mais quim’avaitquitté.Sesportraitsdemoimereprésentaientenmieux,enplussolaire,enmoinstourmenté.L’hommequej’auraispuêtresimavieavaitétéplusdouce.Rafael me rappela dans la foulée. Il parlait français avec un léger accent

italienquebeaucouptrouvaientirrésistible.—CiaoThomas.JesuisàMilan.LeshootingpourlacampagneFendi.C’est

quilabeautéquetum’asenvoyée?—Unefillequej’aiaiméeilyatrèslongtemps.VincaRockwell.—Jemesouviens,tum’enasdéjàparlé.—Qu’est-cequetupensesdelaphoto?—C’esttoiquil’asprise?—Non.— Techniquement, elle est un peu floue, mais le photographe a su figer

l’instant. Il n’y a que ça qui compte. L’instant décisif. Tu sais ce que disaitCartier-Bresson : « La photographie doit saisir dans lemouvement l’équilibreexpressif.»Ehbien,tongars,c’estcequ’ilafait.Ilacaptéunmomentfugaceetl’atransforméenéternité.—Tumedistoujoursquerienn’estplustrompeurqu’unephoto.—Etc’estvrai!s’exclama-t-il.Maiscen’estpascontradictoire.Unemusiquemontaà l’autreboutdu fil. J’entendisunevoixde femmequi

pressaitlephotographederaccrocher.—Jedoisyaller,s’excusa-t-il.Jeterappelle.

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J’ouvris le livre et commençai à le feuilleter. Il regorgeait d’infos. Pianelliavaiteuaccèsaux rapportsdepolice. Il avait recoupé lui-même laplupartdestémoignages obtenus par les enquêteurs. J’avais déjà lu le bouquin lors de sasortie et j’avais moi-même mené ma propre enquête lors de mes annéesparisiennes, interrogeant tous les témoins possibles et imaginables. Pendantvingtminutes, je parcourus l’ouvrage en diagonale.Mis bout à bout, tous lessouvenirs des différents témoins racontaient la même histoire qui, au fil dutemps, était devenue la version officielle : le couple quittant Saint-Ex dansl’Alpine,la«jeunefemmerousseauxcheveuxdefeu»dansletrainversParis,leprofquil’accompagnait,«coifféd’unecasquetted’unclubdefootallemandau nom imprononçable », leur arrivée dans l’hôtel de la rue de Saint-Simon,«lapetitedemoisellequidemandeduCocaàlacerise»,leurpassagedansuncouloir et leurdisparition lematin suivant :«Lorsqu’il a relevé leveilleurdenuit,leréceptionnisteatrouvélesclésdelachambresurlecomptoird’accueil.»Lelivreposaitdesquestionsetmettaitenavantquelqueszonesd’ombre,maissansjamaisapporterd’élémentsprobantspouresquisserunepistealternativequitiennevraimentlaroute.J’avaisunavantagesurlejournaliste:Pianellin’avaitque l’intuitionquecettehistoireétait fausse, tandisquemoi, j’enétaiscertain.Clément étaitmort, ce n’était pas lui qui avait accompagnéVinca lors de cesdeux jours. Mon amie s’était enfuie avec un autre homme. Un fantôme quej’avaistraquésanssuccèsdepuisvingt-cinqans.3.—Tuesplongédansdesaineslecturesàcequejevois!melançaPianellien

s’asseyantdevantmoi.Je levai la tête du livre, encoreunpeu étourdi parmon immersiondans les

méandresdupassé.—TusavaisquetonœuvreétaitblacklistéeàlabibliothèquedeSaint-Ex?Lejournalistepiquauneolivenoiredansunecoupelle.— Ouais, par cette vieille chouette de Zélie ! Ça n’empêche pas ceux qui

veulentleliredetrouverlePDFsurInternetetdelefairecirculerlibrement!—Commenttuexpliquesl’engouementdesétudiantesactuellespourVinca?—Regarde-la,dit-ilenouvrantauhasardlecahierphotodesonbouquin.Je ne baissai même pas les yeux. Je n’avais pas besoin de contempler ces

clichéspourconnaîtreprécisémentl’imagedeVinca.Sesyeuxenamande,sonregard absinthe, ses cheveux coiffés-décoiffés, sa bouche boudeuse, ses posesmutinestantôtsages,tantôtprovocantes.

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—Vinca s’était construit une image bien particulière, résuma Pianelli. Ellepersonnifiait une sorte de chic français, quelque part entre Brigitte Bardot etLaetitiaCasta.Etsurtout,elleincarnaitunecertaineliberté.Lejournalisteseservitunverred’eauavantdelâcheruneformule:— Si Vinca avait vingt ans aujourd’hui, ce serait une it-girl suivie par six

millionsdefollowerssurInstagram.Le patron lui-même nous apporta notre viande et la découpa devant nous.

Aprèsquelquesbouchées,Pianellipoursuivitsadémonstration.—Toutça,c’estquelquechosequiladépassait,biensûr.Jeneprétendspas

l’avoirconnuemieuxquetoi,maishonnêtement,derrièrel’image,ilyavaitunefilleassezbanale,non?Commejenerépondaispas,ilmeprovoqua:—Tul’idéalisesparcequ’elles’estenvoléeàdix-neufans.Maisimagineun

instantquevousvoussoyezmariésàl’époque.Tuvoisletableauaujourd’hui?Vousauriezeutroismômes,elleauraitprisvingtkilos,elleauraitlesseinsquitombentet…—Tagueule,Stéphane!J’avaishausséleton.Ilrétropédala,s’excusaet,pendantlescinqminutesqui

suivirent, nous nous employâmes à faire un sort à l’épaule d’agneau et à lasaladequil’accompagnait.C’estmoiquifinisparrelancerlaconversation.—Tusaisquiapriscettephoto?demandai-jeenluimontrantlacouverture.Pianellifronçalessourcils,puissonvisagesefigeacommesijevenaisdele

prendreenfaute.—Ehbien…,admit-ilenexaminantàsontourlecopyright.J’imaginequ’elle

estdanslesarchivesdujournaldepuistoujours.—Tupourraisvérifier?IlsortitsonportabledelapochedesongiletetpianotaunSMS.— Je vais contacter Claude Angevin, le journaliste qui a suivi l’affaire en

1992.—Iltravailleencoreaujournal?—Turigoles, ilasoixante-dixberges!IlselacouledouceauPortugal.Au

fait,pourquoituveuxsavoirquiaprislaphoto?Jebottaientouche:—Tantqu’onparled’image, j’ai ludans tonarticleque lesgaminsquiont

trouvélesacaveclescentmillefrancsdanslescasiersrouillésenontpostédesphotossurlesréseauxsociaux.—Ouais,maislesflicsontfaitleménage.

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—Maistoi,tulesasrécupérées…—Tumeconnaisbien.—Tupourraismelesenvoyer?Ilcherchalesclichéssursontéléphone.—Jepensaisquecettehistoirenet’intéressaitpas,ironisa-t-il.—Biensûrqu’ellem’intéresse,Stéphane.—C’estquoitonmail?Alorsque je luidictaismonadresse,uneévidences’imposa.Jen’avaisplus

vraimentde réseauoudecontactsdans la région, tandisquePianellivivait icidepuistoujours.SijevoulaisavoirunechancededécouvrircequiétaitarrivéàVinca, et qui nousmenaçait, je n’avais pas d’autre choix que de faire équipeaveclejournaliste.—Unecollaboration,çat’intéresse,Stéphane?—Tupensesàquoi,l’artiste?—OnenquêtechacundenotrecôtésurladisparitiondeVinca,etonpartage

nosinfos.Ilsecoualatête.—Tunejouerasjamaislejeu.J’avais anticipé sa réponse. Pour le convaincre, je décidai de prendre un

risque.— Pour te prouver ma bonne foi, je vais te révéler quelque chose que

personnenesait.Je sentis tout son être se tendre. Je savais que jemarchais sur un fil,mais

n’avais-jepastoujourseucetteimpressiondevivremavieenfunambule?—Vincaétaitenceinted’Alexisaumomentdesadisparition.Pianellimeregarda,mi-inquiet,mi-incrédule.—Putain,commenttusaisça?— C’est Vinca elle-même qui me l’a dit. Elle m’a montré son test de

grossesse.—Pourquoitunel’aspasrévéléàl’époque?— Parce que c’était sa vie privée. Et parce que ça n’aurait rien changé à

l’enquête.—Biensûrquesi,bonsang!s’énerva-t-il.Lesinvestigationsn’auraientpas

étélesmêmes.Ilyauraiteutroisviesàsauveraulieudedeux.L’affaireauraitétédavantagemédiatiséeavecunbébéaumilieu.Iln’avaitpeut-êtrepas tort.Pourdire lavérité, jamais jen’avaispenséàce

traitverticalsurunmorceaudeplastiquecommeàun«bébé».J’avaisdix-huit

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ans…Je le voyais cogiter en s’agitant sur sa chaise. Il ouvrit son bloc-notes pour

griffonnerseshypothèsesetmitunbonmomentpourredescendre.—Pourquoitut’intéressestellementàVincasitulatrouvaissibanale?Pianelliavaitdelaconstance.—Cen’estpasVincaquim’intéresse.C’estceluiouceuxquil’onttuée.—Tucroisvraimentqu’elleestmorte?— On ne peut pas disparaître comme ça. À dix-neuf ans, toute seule ou

presque,etsansressources.—C’estquoitathèse,aujuste?— Depuis qu’on a retrouvé l’argent, ma conviction est que Vinca faisait

chanterquelqu’un.Quelqu’unquin’aprobablementpassupportéd’êtremenacéetquiestdevenumenaçantàsontour.Peut-êtrelepèredesonenfant.Clément,sansdoute,ouquelqu’und’autre…Quand il refermasoncarnet,plusieurs ticketss’échappèrentd’undes rabats.

Unsourireilluminalevisagedujournaliste.—J’aidesplacespourleconcertdeDepecheModecesoir!—C’estoù?—ÀNice,auparcdessportsCharles-Ehrmann.Onyvaensemble?—Bof,jen’aimepastroplessynthés.—Lessynthés?Onvoitbienquetun’aspasécoutélesderniersalbums.—Jen’aijamaisaccroché.Ilplissalesyeuxpourconvoquersessouvenirs.—À la findesannées1980, lorsde la tournée101,DepecheModeétait le

plusgrandgroupederockdumonde.En1988,j’étaisallélesvoirauZénithdeMontpellier.Leurson,c’étaitdelabombe!Despaillettesbrillaientautourdesespupilles.Jeletaquinai:—À la findesannées1980,c’étaitQueen leplusgrandgroupede rockdu

monde.—Ohlàlà.Ett’essérieuxenplus,c’estçaleplusgrave!Tum’auraisditU2

àlarigueur,maislà…Pendantquelquesminutes,nousbaissâmeslagarde,luietmoi.Etpendantcet

instant, nous eûmes à nouveaudix-sept ans. Stéphane essayademepersuaderqueDaveGahanétait leplusgrandchanteurdesagénérationet jedéfendis lathèsequ’iln’yavaitrienau-dessusdeBohemianRhapsody.Puislecharmeserompit,aussibrutalementqu’ilavaitopéré.Pianelliregardasamontreetselevad’unbond.

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—Merde,jesuisàlabourre.JedoisfileràMonaco.—Pourunarticle?—Oui, lesessaisdugrandprixdeformuleE.Lechampionnat international

desbagnolesélectriques.Ilpritsonsacbesaceetmefitunsignedelamain.—Onserappelle.Resté seul, je commandaiuncafé. J’avais l’esprit embrouillé et la sensation

que jen’avaispas trèsbiennégociécettemanche.Auboutducompte, j’avaisfournidesmunitionsaujournalisteetn’avaisrienapprisenéchange.Etmerde…Jelevailamainpourréclamermonaddition.Enattendantlanote,jeconsultai

montéléphonepourjeterunœilauxphotosquem’avaitenvoyéesStéphane.Jeluiavaisdemandélesclichésparacquitdeconscience,sanstropenattendre.Jemetrompais.Auboutdequelquessecondes,mamaintremblait tellement

quejedusreposerletéléphonesurlatable.Cesacencuirsouple,jel’avaissouventvutraînerchezmoi.Lecauchemarcontinuait.

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8L’étéduGrandBleu

Toutn’estquesouvenirs,saufl’instantqu’onestentraindevivre.

TennesseeWILLIAMS

1.Devant la courtine, l’esplanade du Pré-des-Pêcheurs était noire de monde.

Dansune ambiancede carnaval, des charsmulticolores semettaient en branlepour la traditionnelle bataille de fleurs.Une foule dense et joyeuse semassaitderrièrelesbarrièresenacier:desmômesavecleursparents,desadosdéguisés,devieuxAntiboisquiavaientdélaisséleurterraindepétanque.Quandj’étaisenfant, labatailledefleurs traversait toute laville.Désormais,

sécurité oblige, il y avait un flic tous les dixmètres et les chars tournaient enrondavenuedeVerdun.L’airétaitchargéd’unmélangedejoieetdetension.Onauraitvoulus’amuseretse lâcher,mais lesouvenirde l’attentatdu14juilletàNice était dans toutes les mémoires. J’éprouvais de la peine et de la rage enregardant les enfants qui agitaient des bouquets d’œillets parqués derrière lesbarricades. La menace d’attentat avait tué chez nous la spontanéité etl’insouciance.Nousavionsbeauprétendre lecontraire, lapeurnenousquittaitjamaisvraimentetfaisaitplanersurtoutesnosjoiesuneombreindélébile.Jefendis lafoulepourregagner leparkingduportVauban.LaMiniCooper

étaitlàoùjel’avaislaissée,maisquelqu’unavaitcoincéuneépaisseenveloppekraftderrièrel’undesessuie-glaces.Pasdenom,pasd’adresse.J’attendisd’êtredans l’habitacle pour prendre connaissance de son contenu. Mes crampesd’estomac se réveillèrent tandis que je décachetais le courrier. Les bonnesnouvellesarriventrarementparlettreanonyme.J’étaisanxieux,maisloindemedouterduséismequim’attendait.L’enveloppecontenaitunedizainedephotoslégèrementjauniesetdécolorées

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parletemps.Jeregardailapremièreetungouffres’ouvritenmoi.Onyvoyaitmonpèreen traind’embrasserVincaàpleinebouche.Mes tempessemirentàbourdonner et un spasme me souleva le cœur. J’entrebâillai la portière de labagnolepourcracherunpeudebile.Putain…Enétatdechoc, j’examinai lesphotosplusendétail.Ellesétaient toutesdu

mêmeacabit.Pasuneseulesecondejenecrusàunmontage.Aufonddemoi,je savais que toutes les situations immortalisées par ces images avaient existédans la réalité. Peut-être même qu’une part de moi n’en était pas si étonnée.Commeunsecretdontjen’avaisjamaisétéledépositaire,maisquiétaitpourtantplanquéenmoi,danslesreplisdemoninconscient.Monpère était sur tous les clichés.RichardDegalaisdit «Richard cœurde

lion»ou«Rick»pourlesintimes.Audébutdesannées1990,ilavaitl’âgequej’avais aujourd’hui. Sauf que je ne lui ressemblais pas. Il était beau, fin, racé.Une silhouette élancée, des cheveux mi-longs, une chemise largementdéboutonnée sur son torse. Un sosie de Samy Frey périodeCésar et Rosalie.Belle gueule, beau parleur, flambeur et hédoniste, Rick n’était finalement pastrès différent d’Alexis Clément. Avec quinze ans de plus. Il aimait les joliesfemmes, les voitures de sport, les briquets laqués et les vestes Smalto.C’étaittriste à dire, mais sur les photos, Vinca et lui ne dépareillaient pas. Ilsappartenaient tous les deux à la « race des seigneurs ». Des gens qui avaienttoujourslespremiersrôlesdanslavieetqui,lorsquevousétiezaveceux,vousreléguaientdirectementaustatutdefigurant.L’ensemble des images constituait une sorte de paparazzade dans aumoins

deux lieuxdifférents.Je reconnusfacilement lepremierendroit.Saint-Paul-de-Vencehorssaison:leCafédelaPlace,l’ancienmoulinàhuile,lesrempartsquidominaientlacampagne,levieuxcimetièreoùétaitenterréMarcChagall.Vincaetmonpèreydéambulaientmaindans lamaindansuneproximitéamoureusequi ne laissait aucundoute. J’eusplusdemal à identifier où avait été prise ladeuxièmesériedeclichés.Jedistinguaid’abordl’Audi80cabrioletdemonpère,garéesurunparkingdefortuneaumilieud’uneforêtderochersblancs.Puisdesescaliers creusés dans la roche.Au loin, une île abrupte aux reflets de granit.C’est làque ledéclic se fit.Lescalanquesmarseillaises.Cettepetiteplagedesableabritéederrièreunedigue,c’étaitlaplagedelabaiedesSinges.Uneplageduboutdumondeoùmonpèrenousavaitemmenésuneoudeuxfoisenfamille,maisquivisiblementluiavaitaussiserviàaccueillircetamourclandestin.Ma gorge était sèche. Malgré ma répulsion, je regardai les clichés le plus

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attentivementpossible. Ils avaientquelquechosed’artistique,de très appliqué.Quim’avait envoyécesphotos ?Qui les avait prises ?À l’époque, les zoomsétaient beaucoup moins performants qu’aujourd’hui. Pour capter autant dedétails, lephotographenedevaitpasêtre trèséloignéde sescibles, à telpointque jeme demandai un instant si les clichés avaient réellement été réalisés àl’insudesdeuxprotagonistes.Demonpère,c’étaitcertain,maisdeVinca?Jefermailesyeuxetélaboraiunscénario.Onavaitdûseservirdecesclichés

pour faire chantermon père. Ça expliquait ce que j’avais découvert quelquesminutes plus tôt. En prenant connaissance des copies d’écran que m’avaitenvoyées Pianelli, j’avais en effet reconnu un fourre-tout façon croco qui –j’enauraismismamainàcouper–appartenaitautrefoisàRichard.SimonpèreavaitdonnéàVincaunsaccontenantcentmillefrancs,c’estbienparcequ’ellelemenaçaitderendrepubliqueleurrelation.Peut-êtremêmesagrossesse…J’avaisbesoind’air frais. Jemis lecontact,décapotaietpris ladirectiondu

borddemer. Jenepouvaisplus retardermonaffrontementavecmonpère.Enroulant,j’eusdumalàmeconcentrersurlaroute.LesphotosdeVincarestaientincrustées dans mon esprit. Pour la première fois, j’avais saisi une sorte detristesseetd’insécuritédanssonregard.Était-cedemonpèrequ’elleavaitpeur?Vincaétait-elleunevictimeouunemanipulatricediabolique?Oupeut-être lesdeux…AuniveaudeLaSiesta–lapluscélèbrediscothèqued’Antibes–,jem’arrêtai

aufeutricolorequirégulaitlepassageverslaroutedeNice.Lefeun’avaitpaschangé:ilétaittoujoursinterminable.Àquinzeans,surmavieillemobylette,ilm’était arrivéune seule fois de le griller.Manque de bol, ce jour-là, les flicsétaientlàetm’avaientverbalisé.Uneamendedeseptcentcinquantefrancsdontonavaitparlépendantdesmoisàlamaison.L’éternellemalédictiondesgentils.Jechassaicesouvenirhumiliantetuneautreimageapparutmalgrémoidansmatête.Clic-clic.LafilleauLeica.Clic-clic.Lafillequifaisaitdesphotosdevousmentalement, même lorsqu’elle ne portait pas son appareil autour du cou.Quelqu’unmeklaxonna.Lefeuvenaitdepasserauvert.JesavaisquiavaitprislesphotosdemonpèreetdeVinca. J’enclenchaiunevitesseetmis lecapsurl’hôpitaldelaFontonne.2.Située sur les anciennes exploitations horticoles qui avaient fait jadis la

renomméed’Antibes, laFontonne était unquartier excentré à l’est de la ville.

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Surunecarte,onavaitl’impressionquel’endroits’étalaitenborddemer,maislaréalitéétaitmoinsidyllique.S’ilyavaitbienuneplage,elleétaitdegalets,enbord de route et séparée des habitations par la nationale et la voie ferrée.Aumilieudesannées1980,j’avaisfréquentéJacques-Prévert,lecollègeduquartier,et je n’engardais pas un très bon souvenir : le niveaude l’établissement étaitfaible, le climat délétère, les actes de violence fréquents. Les bons élèves yétaientmalheureux.Unepoignéedeprofshéroïquestenaienttantbienquemallabaraque.Sanseux,etsansl’amitiédeMaximeetdeFanny,jecroisquej’auraispumaltourner.QuandnousavionsététouslestroisacceptésàSaint-Ex,notrevie avait radicalement changé.Nous avions découvert que l’onpouvait aller àl’écolesanslapeurauventre.Depuis, le collège avait meilleure réputation et le quartier s’était

complètementtransformé.DucôtédesBréguières–l’undesaccèsàl’hôpital–,toutes les anciennes serres avaient disparu pour laisser la place à deslotissementsetdepetitsimmeublesdestanding.Riendetouristiqueici,maisunendroit résidentiel, irriguédecommercesdeproximité,oùhabitaientbeaucoupd’actifs.Jemegaraisurleparkingenpleinairdel’hôpital.Cen’étaitpaslapremière

foisdepuiscematinqu’unlieum’évoquait instantanémentdessouvenirs.Pourl’hôpital,ilyenavaitdeux.Unmauvaisetunbon.Hiver1982.J’aihuitans.Encourantaprèsmasœurdanslejardin–ellem’a

piquémonBig Jimpour le transformer en esclavede saBarbie–, je renverseaccidentellementl’undesbancsenmétaldusalond’été.Entombant,l’arêtedelabanquettemesectionneunboutdel’orteil.Àl’hôpital,aprèsm’avoirposédespointsdesuture,uninterneincompétentoubliedemettreunboutdegazeavantde me coller un sparadrap à même la peau. La blessure s’infecte et, pendantplusieursmois,jenepeuxplusfairedesport.J’enportaisencorelacicatriceaujourd’hui.Ledeuxièmesouvenirétaitplusréjouissant,mêmes’ilcommençaitmal.Été

1988.UnmecdesquartierschaudsdeVallaurism’agressesurunterraindefootaprèsquej’aimarquéuncoupfrancdignedeKlausAllofs.Ilmecasselebrasgauche et on me garde deux jours en observation parce que j’ai perduconnaissancelorsduchoc.JemesouviensdeMaximeetdeFannyquiviennentmerendrevisite.Cesont lespremiersàpouvoirécrireunmotsurmonplâtre.Maximeinscritsimplement«Allezl’OM!»et«Droitaubut!»parceque,àcemoment,iln’yariendeplusimportantdanslavie.Fannyypasseplusdetemps.Jerevoistrèsprécisémentlascène.C’estlafindel’annéescolaireoupeut-être

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même le début des vacances. Juillet 1988. L’été duGrand Bleu. Je revois sasilhouette à contre-jour, penchée surmon lit, les rayonsdu soleil éclaboussantsesmèches blondes. Elle m’écrit un petit bout du dialogue du film que nousavonsvu tous lesdeuxquinze joursplus tôt.LaréponsedeJohannaàJacquesMayol,àlafindufilm,justeaprèsqueleplongeurluiadit:«Ilfautquej’aillevoir. » Ce moment où l’on comprend qu’il va plonger pour ne plus jamaisremonter.«Voirquoi?Iln’yarienàvoir,Jacques,c’estnoiretfroid,riend’autre!Il

n’yapersonne.Etmoijesuislà,jesuisvivante,etj’existe!»J’aibeauavoirplusdequaranteans, le trucmedéchire lecœurchaque fois

quej’yrepense.Etaujourd’huiencoreplusqu’avant.3.Composéd’unemosaïquedebâtimentshétéroclites,lecentrehospitalierétait

un véritable dédale. Je m’orientai tant bien que mal parmi la multitude depanneaux.Àcôtédupavillonprincipal,édifiéenpierredetailledanslesannées1930,s’agrégeaientdesunitésconstruitesaufildesdécennies.Chacuneoffraitun échantillon architectural de ce que les cinquante dernières années avaientproduitdemeilleuretdepire:parallélépipèdeenbriquesombre,blocenbétonarméposésurpilotis,cubeauxarmaturesmétalliques,espacevégétalisé…Le service de cardiologie était situé dans le bâtiment le plus récent, un

immeublede formeovoïdedont la façademélangeaithabilement leverreet lebambou.Jetraversailehalllumineuxjusqu’àlabanqued’accueil.—Vousdésirez,monsieur?Avecsachevelureperoxydée,sajupeenjeaneffilochée,sontee-shirtXXSet

sescollantsléopard,lafilledel’accueildonnaitl’impressionquel’onavaitclonéDebbieHarry.—JevoudraisvoirleDrFannyBrahimi,lachefduservicecardio.Blondiedécrochasontéléphone.—C’estdelapartdequi?—ThomasDegalais.Dites-luiquec’estuneurgence.Elleme proposa de patienter dans le petit patio. J’avalai trois verres d’eau

glacée à la fontaine avant de me laisser tomber dans l’un des canapés quiflottaientsurleparquet.Jefermailesyeux.LesimagesdemonpèreetdeVincarestaientincrustéessousmespaupières.Lecauchemarm’avaitprisaudépourvu,complexifiant et ternissant encore un peu plus le souvenir que je gardais de

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Vinca.Jerepensaiaurefrainquetoutlemondemerenvoyaitdepuiscematin:« Tu ne connaissais pas vraiment Vinca. » Ils tapaient à côté. Jamais je neprétendrais connaître vraiment quelqu’un. J’étais un adepte de l’axiome deGarcíaMárquez:«Toutlemondeatroisvies:uneviepublique,unevieprivéeet une vie secrète. »Mais chez Vinca, je ne pouvais que constater que cettetroisièmevies’étendaitsurunterritoireinsoupçonné.Jen’étaispasnaïf.J’avaisbienconsciencequejeconservaisdansmoncœur

une imageconstruitedans laferveuramoureusedemonadolescence.Jesavaistrèsbienquecetteimagerépondaitàmonaspirationd’alors:celledevivreunamour pur avec une héroïne romantique échappée duGrandMeaulnes ou desHauts deHurlevent. J’avais inventé uneVinca telle que j’aurais voulu qu’ellesoitetnonpastellequ’elleétaitvraiment.J’avaisprojetésurelledeschosesquin’existaient que dans mon imagination. Mais je ne pouvais me résoudre àadmettrequej’avaiseufauxsurtoutelaligne.—Merde, j’aioubliémesclopes.Tuveuxbienallercherchermonsacdans

moncasier?LavoixdeFannymesortitdemesruminations.Elleenvoyauntrousseaude

clésendirectiondeDebbie,quil’attrapaàlavolée.—Alors,Thomas,onnes’estpasadressélaparolependantdesannéesetd’un

seulcoup,tunepeuxplustepasserdemoi?melança-t-elleensedirigeantversledistributeurdeboissons.C’était lapremière foisque jevoyaisFannydans son rôledemédecin.Elle

portait un pantalon de coton bleu pâle, une chasuble àmanches longues de lamêmecouleuretunecoiffeenpapierquiretenaitsescheveux.Sonvisageétaitnettementplusdurquecematin.Derrièresesmèchesblondes,sonregardclairbrillaitd’uneflammesombreet impétueuse.Unevraieguerrièrede lumièreenluttecontrelamaladie.Qui était Fanny ?Une alliée ou lamain droite du diable ?Et si finalement

Vinca n’était pas la seule personne de mon passé sur qui j’avais porté unjugementerroné?—Ilfautquejetemontrequelquechose,Fanny.—Jen’aipasbeaucoupdetemps.Elle mit des pièces dans la machine. À fleur de peau, elle rudoya le

distributeurparcequelePerrierqu’elleavaitsélectionnénedescendaitpasassezvite.D’ungeste de lamain, ellem’incita à la suivre dehors sur le parkingdupersonnel.Là,ellelibérasescheveux,retirasablouseets’assitsurlecapotdecequidevaitêtresavoiture:uneDodgeChargersanguinequ’onauraitcrusortie

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d’unvieilalbumdeClaptonoudeSpringsteen.—Quelqu’unalaisséçasurmonpare-brise,dis-jeenluitendantl’enveloppe

kraft.C’esttoi?Fanny secoua la tête, prit la pochette, la soupesa, sans paraître pressée de

l’ouvrir,commesiellesavaitdéjàcequ’ellecontenait.Uneminuteauparavant,sonregardtiraitsurlevert,làilétaitgrisettriste.—Fanny,dis-moisic’esttoiquiaspriscesphotos.Brusquée par ma question, elle se résigna à sortir les clichés de leur étui

cartonné. Elle baissa les yeux, jeta un œil aux deux premières images et merenditl’enveloppe.—Tusaiscequetudevraisfaire,Thomas:prendreunavionetrepartiràNew

York.—Ne compte pas trop là-dessus. C’est toi qui as pris ces photos, n’est-ce

pas?—Oui,c’estmoi.Ilyavingt-cinqans.—Pourquoi?—ParcequeVincamel’avaitdemandé.Elleremontalabretelledesondébardeuretsefrottalesyeuxavecsonavant-

bras.— Je sais que c’est loin tout ça, soupira-t-elle, mais tes souvenirs de cette

périodenecorrespondentpasauxmiens.—Oùveux-tuenvenir?—Admetslavérité,Thomas.Àlafindel’année1992,Vincaavaitdisjoncté.

Elle était incontrôlable, complètement en roue libre. Souviens-toi : c’était ledébutdesraveparties,ladopeétaitpartoutdanslelycée.EtVincan’étaitpasladernièreàsedéfoncer.Je me souvenais en effet des calmants, des somnifères, de l’ecsta et de la

benzédrinequej’avaisvusdanssaboîteàpharmacie.—Unsoir,enoctobreounovembre,Vincaadébarquédansmachambre.Elle

m’aditqu’ellecouchaitavectonpèreetm’ademandédelessuivrepourprendredesphotos.Elle…Lespasdelastandardistel’interrompirentdanssaconfession.—Voilàtonsac,docteur!lançaDebbie.Fannylaremercia.Ellepritsonpaquetdeclopesetsonbriquetetposalesacà

côtéd’ellesurlecapot.Unmodèleencuirtressé,blancetbeige,avecunfermoirenformedetêtedeserpentdont leregardd’onyxsemblaitporteurd’unenoiremenace.

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—QuelusageVincavoulait-ellefairedecesphotos?Elleallumasacigaretteenhaussantlesépaules.—J’imaginequ’ellevoulaitfairechantertonpère.Tuasparlédeçaaveclui?—Pasencore.Jesentislacolèreetladéceptionquimontaientenmoi.—Commentas-tupucautionnerça,Fanny?Elle secoua la tête et inhala uneboufféede tabac.Son regard se voila.Elle

plissalesyeuxcommepourretenirseslarmes,maisjenelalâchaipas:—Pourquoim’as-tufaitça?J’avaiscrié,maisellecriaplusfortquemoi,sautantducapotpourmedéfier:—Maisbordel,parcequejet’aimais!Son sac était tombé par terre. Les yeux rougis par la colère, Fanny me

bouscula:—Je t’ai toujours aimé,Thomas, toujours !Et toi aussi tum’aimais, avant

queVincaneviennetoutbousiller.Furieuse,ellemedonnaitdescoupsdanslapoitrine.—Tuas tout abdiquépour elle.Pour luiplaire, tu as renoncéà tout cequi

constituaittasingularité.Toutcequifaisaitquetuétaisungarçondifférentdesautres.C’étaitlapremièrefoisquejevoyaisFannyperdrelecontrôle.Était-ceparce

quejesavaisqu’ilyavaitunfonddevéritédanscequ’elledisaitquej’encaissaislescoupscommeunepunition?Lorsquej’estimaiquelapénitenceavaitassezduré, jelaprisdoucementpar

lespoignets.—Calme-toi,Fanny.Ellesedégageaetplongea la têteentresesmains.Abattue, je lavisvaciller

sursesjambes.— J’ai accepté de faire les photos parce que je voulais te lesmontrer pour

discréditerVincaàtesyeux.—Pourquoiyas-turenoncé?— Parce qu’à l’époque ça t’aurait brisé. Je craignais que tu ne fasses une

connerie.Parrapportàtoi,àelleouàtonpère.Jen’aipasvoulucourircerisque.Elles’adossacontrelaportièredelavoiture.Jemebaissaipourramasserson

sacenévitantdemefairemordreparleserpent.Ilétaitrestéouvertetdesobjetss’étaientéparpilléssurlesol:unagenda,untrousseaudeclés,untubederougeàlèvres.Alorsquejeremettaislesobjetsdanslesac,mesyeuxtombèrentsurunpapierpliéendeux.LaphotocopiedumêmearticledeNice-Matinquem’avait

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fait parvenir Maxime. Il était barré des mêmes lettres, qui réclamaientVengeance!—Fanny,qu’est-cequec’est?demandai-jeenmerelevant.Ellemepritlepapierdesmains.—Uncourrieranonyme.Jel’aitrouvédansmaboîteauxlettres.Toutàcoup,l’airsedensifiacommes’ilsechargeaitd’ondesnégatives.Etje

prisconsciencequeledangerquinousmenaçaitMaximeetmoiétaitencoreplussournoisqueprévu.—Tusaispourquoituasreçuça?Fannyétaitàboutdeforces,affaissée,prochedelarupture.Jenecomprenais

paspourquoielleétaitviséeparcecourrier.Ellen’avaitrienàvoiraveclamortd’Alexis Clément. Pourquoi celui qui nous traquait, Maxime et moi, s’enprenait-ilaussiàelle?Sanslabrusquer,jeluiposailamainsurl’épaule.—Fanny,réponds-mois’ilteplaît:est-cequetusaispourquoituasreçucette

lettredemenace?Ellelevalatêteetj’aperçussonvisagedéfait,chiffonné,livide.Unincendie

s’étaitalluméaufonddesespupilles.—Putain,biensûrquejelesais!merétorqua-t-elle.Àprésent,c’estmoiquiperdaispied.—Et…pourquoi?—Parcequ’ilyauncadavredanslemurdugymnase.

4.Pendantunlongmoment,jefusincapabled’articulerlemoindremot.Lasituationvenaitdem’échapper.J’étaistétanisé.—Depuisquandes-tuaucourant?Elle était K-O debout, comme si elle avait renoncé à lutter et s’était

abandonnéeàlanoyade.Lasse,elleparvintàmurmurer:—Depuislepremierjour.Puiselles’effondra.Littéralement.Elleselaissaglisserlelongdelavoiture

pour s’écrouler en pleurs sur le goudron. Je me précipitai pour l’aider à seredresser.—Tun’asrienàvoiraveclamortdeClément,Fanny.C’estmoietMaxime

quiensommesresponsables.Uninstant,ellerelevalesyeuxversmoi,hagarde.Puis,denouveausecouée

de sanglots, elle s’assit à même le sol et enfouit son visage entre ses mains.

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Àmontour,jem’accroupisàcôtéd’elleetj’attendisqu’ellesècheseslarmesenregardantnosdeuxombresimmensesquelesoleilprojetaitsurlebitume.Enfin,elles’essuyalespaupièresdudosdelamain.—Commentças’estpassé?demanda-t-elle.Commentest-ilmort?Aupointoùnousenétions, je lui racontai toutendétail, l’affranchissantde

notre terrible secret.À nouveau je revécus le traumatisme de cet épisode qui,pourl’éternité,m’avaittransforméenmeurtrier.Lorsque j’eus terminé, elle paraissait avoir retrouvé un semblant de calme.

Cetteconfessionnousavaitmutuellementapaisés.—Ettoi,Fanny,commentétais-tuaucourant?Ellesereleva,respiraprofondémentetallumauneautrecigarettesurlaquelle

elle tira plusieurs bouffées, comme si le tabac permettait de convoquer lessouvenirslointains.—Lejourdelatempêtedeneige,cefameuxsamedi,le19décembre,j’avais

travaillétrèstard.Àl’époqueoùjepréparaismédecine,j’avaisprisl’habitudedenedormirquequatreheuresparnuit. Je croisque çame rendait folle, surtoutlorsquejen’avaispasunronddevantmoipourm’acheteràmanger.Cettenuit-là, j’avais tellement faim que je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Troissemainesplustôt,MmeFabianski,lafemmedugardien,avaiteupitiédemoietm’avaitdonnéundoubledesclésdelacuisineduréfectoire.LebipdeFannysonnadanssapoche,maisellefitminedenepasl’entendre.—Jesuissortiedanslanuit.Ilétait3heuresdumatin.J’aitraversélecampus

jusqu’àlacantine.Àcetteheure-ci,toutétaitfermé,maisjeconnaissaislecodedelaportecoupe-feuquipermettaitdepénétrerdansleréfectoire.Ilfaisaituntelfroidquejenemesuispasattardée.J’aidévorésurplaceuneboîtedebiscuits,puis j’ai emporté la moitié d’un paquet de pain de mie et une tablette dechocolat.Elleparlaitd’un tonmonocorde, commesi elle étaitdansunétatprochede

l’hypnoseetquequelqu’und’autres’exprimaitàtraverselle.— Ce n’est qu’en regagnant la résidence que j’ai véritablement pris

consciencedelasplendeurdupaysage.Ilneneigeaitplus.Leventavaitchassélesnuages,dévoilantdesconstellationsetune lunepleine.Toutétait tellementféeriquequejesuisrevenuesansquitterlelacdesyeux.Jemesouviensencoreducrissementdemespassurlaneigeetdurefletbleudelaluneàlasurfacedel’eau.SesparolesravivaientmespropressouvenirsdelaCôted’Azurfigéedansla

glace.Fannycontinua:

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—Le charme s’est rompu lorsque j’ai aperçu une lumière inhabituelle au-dessusdemoi.Lalueurvenaitdelazonesurlaquelleonconstruisaitlegymnase.Plus jem’approchais, plus je comprenais que ce n’était pas une simple lueur.C’étaitlechantierdanssonensemblequiétaitéclairé.Ilyavaitmêmeunbruitdemoteur.Levrombissementd’unemachine.Uneintuitionmedisaitdenepasm’approcher,maisj’aicédéàlacuriositéet…—Qu’est-cequetuasdécouvert?— J’ai vu une bétonnière qui tournait dans la nuit. J’étais abasourdie.

Quelqu’uncoulaitdubétonà3heuresdumatindansunfroidinsoutenable!Uneprésence m’a fait sursauter. Je me suis retournée et j’ai aperçu AhmedGhazouani, l’ouvrier de Francis Biancardini. Il m’a regardée, presque aussiterrifiéquemoi.J’aihurlé,puisj’aiprislesjambesàmoncoupourmeréfugierdansmachambre,maisj’aitoujourssuque,cesoir-là,j’avaisvuquelquechosequejen’auraispasdûvoir.— Comment as-tu deviné qu’Ahmed était en train d’emmurer le cadavre

d’AlexisClément?—Jenel’aipasdeviné,c’estAhmedlui-mêmequimel’aavoué…presque

vingt-cinqansplustard.—Àquelleoccasion?Fannyseretournapourdésignerlebâtimentderrièreelle.—L’annéedernière,ilétaithospitaliséici,autroisièmeétage,pouruncancer

de l’estomac. Ce n’était pas directementmon patient,mais parfois, le soir, jepassaislevoiravantdepartir.En1979,monpèreavaittravailléavecluisurlechantier du port de commerce de Nice et ils avaient gardé des liens. Ahmedsavaitquesamaladieétait trèsavancée.Avantdemourir, il avoulualléger saconscience et c’est comme ça qu’il m’a tout raconté. Exactement comme tuviensdelefaire.Moninquiétudeétaitàsoncomble.—S’iltel’aditàtoi,ill’apeut-êtreditàquelqu’und’autre.Tutesouviensde

quiluirendaitvisite?—Personne, justement.Personnene lui rendait visite et il s’enplaignait. Il

n’avaitqu’uneenvie:rentrerdanslarégiondeBizerte.Jemerappelaiscequem’avaitditMaxime:Ahmedétaitmortchezlui.— C’est ce qu’il a fait, devinai-je. Il a quitté l’hôpital pour repartir en

Tunisie…—…oùilestdécédéquelquessemainesplustard.Ànouveau,lebipdeFannyrésonnasurleparkingdésert.

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—Cettefois,ilfautvraimentquejeretourneauboulot.—Biensûr,vas-y.—Tiens-moiaucourantlorsquetuaurasparléàtonpère.J’acquiesçaidelatêteetjemedirigeaiversl’espacedestationnementréservé

auxvisiteurs.En regagnant lavoiture, jenepusm’empêcherdeme retourner.J’avais parcouru vingt mètres, mais Fanny n’avait pas bougé et me regardaitfixement.Encontre-jour, sesmèchesblondesétincelaientcomme les filamentsd’une lampe magique. On ne distinguait pas ses traits, elle aurait pu avoirn’importequelâge.Pendantquelquessecondes,dansmonesprit,ellefutencorelaFannydel’été

duGrandBleu.Etjeredevinsmoiaussice«garçondifférentdesautres».LaseuleversiondeThomasDegalaisquej’avaisaiméedansmavie.

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9Cequeviventlesroses

Oùpeut-onêtremieuxqu’auseind’unefamille?Partoutailleurs!

HervéBAZIN

1.Avecsesroutessinueuses,sesbosquetsd’oliviersetseshaiesbientaillées,le

quartier de la Constance m’évoquait toujours les arabesques de certainsmorceaux de jazz. Des ornements élégants qui, au détour d’un virage, serépétaient, s’enrichissaient et se répondaient dans un dialogue bucolique etnonchalant.LechemindelaSuquette–oùrésidaientmesparents–tenaitsonnomd’un

terme occitan utilisé pour qualifier une butte, ou plus généralement touteélévation de terrain. Cette colline qui surplombaitAntibes abritait autrefois lechâteaudelaConstance,ungigantesquedomaineagricoleàl’estdelaville.Aufildu temps, le châteauavait été transforméenclinique,puis enappartementsprivés. Sur les terrains alentour avaient poussé quantité de villas et delotissements. Mes parents – et ceux de Maxime – s’étaient installés ici justeaprèsmanaissance,àuneépoqueoùl’artèren’étaitencorequ’unpetitcheminfleurietpeufréquenté.Jemesouvenaisparexempled’yavoirapprisàfaireduvélo avec mon frère et, le week-end, il n’était pas rare que les riverains yorganisentdespartiesdepétanque.Aujourd’hui, la routeavaitétéélargieet lacirculationyétaitdense.Cen’étaitpaslanationale7,maisonn’enétaitplustrèsloin.Arrivédevantlenuméro74,l’adressedelaVillaViolette,j’abaissaimavitre

etsonnaipourm’annoncer.Personnenemerépondit,mais leportailélectriques’ouvrit dans la seconde. J’enclenchai une vitesse et m’engageai sur l’étroitealléeencimentquiserpentaitjusqu’àlamaisondemonenfance.

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Fidèle à lamarqueAudi,monpère avaitparqué sonbreakA4à l’entréedel’accès. Une façon pour lui de pouvoir prendre la tangente à la minute où ill’auraitdécidésansêtretributairedesautres(jecroisquetoutRichardDegalaistenait dans ce comportement). Je me garai un peu plus loin, sur un parterregravillonné,àcôtéd’unroadsterMercedesquidevaitapparteniràmamère.Jefisquelquespassouslesoleil,cherchantàmettredel’ordredanscequeje

voulaisfaireiciencedébutd’après-midi.Lamaisonétaitsituéeausommetdela collineet, chaque fois, j’étaishypnotisépar lavue : la silhouette longilignedespalmiers,lapuretéducieletdelamer,l’immensitédel’horizon.Éblouiparle soleil, je mis ma main en visière et, tournant la tête, j’aperçus ma mère,immobile,lesbrascroisés,quim’attendaitsouslavéranda.Jenel’avaispasvuedepuispresquedeuxans.Tandisquejemontaislavolée

de marches pour la rejoindre, je la détaillai en soutenant son regard. En saprésence, j’étais toujoursvaguement intimidé.Monenfanceauprèsd’elleavaitpourtantétépaisibleetjoyeuse,maislafindel’adolescenceetl’âgeadultenousavaient éloignés. Annabelle Degalais – née Annabella Antonioli – était unebeauté glaciale. Une blonde hitchcockienne,mais dépourvue de la lumière deGraceKellyoudelafantaisied’EvaMarieSaint.Toutenanglesetenlongueur,son physique s’accordait parfaitement avec celui demon père. Elle portait unpantalon de coupe moderne et une veste zippée assortie. Ses cheveux blondsétaient désormais presque cendrés, mais pas encore blancs. Elle avait un peuvieillidepuisladernièrefoisquejeluiavaisrenduvisite.J’eusl’impressionquesaprestanceavaitperdudesonéclat,maisellefaisaittoujourslargementdixansdemoinsquesonâge.—Salut,maman.—BonjourThomas.Jecroisqueson regarddeglaciern’avait jamaisétéaussiclairet tranchant.

J’hésitaistoujoursàl’embrasser.Chaquefois,j’avaisl’impressionqu’elleallaitfaireunpasenarrière.Cettefois,jedécidaidenemêmepasm’yrisquer.L’Autrichienne.Le surnomqu’on lui donnait à l’école, en Italie, lorsqu’elle

étaitenfant,merevintenmémoire.L’histoire familialed’Annabellen’étaitpasfacileetc’étaitbienlaseuleexcusequej’avaistrouvéeàsafroideur.Pendantlaguerre, mon grand-père, Angelo Antonioli, un paysan piémontais, avait étéenrôlédeforcedanslecorpsexpéditionnaireitalien.Entrel’été1941etl’hiver1943,deuxcent trentemillesoldatsdelaPéninsuleavaientétédéployéssurlefrontdel’Est:d’OdessaauxrivesduDonjusqu’àStalingrad.Plusdelamoitién’étaientjamaisrevenus.C’étaitlecasd’Angelo,quiavaitétéfaitprisonnierpar

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lesSoviétiquesaprès l’offensiveOstrogojsk-Rossoch.Condamnéàêtreenvoyédansun campdeprisonniers, il avait rendu l’âme sur la routedugoulag.Lui,l’enfant rayonnant du nord de l’Italie, était tombé dans le froid glacial de lasteppe russe, victime d’une guerre qui n’était pas la sienne. Pour ajouter aumalheurdesafamille,safemmes’étaitretrouvéeenceintependantsonabsencesans que cette grossesse puisse être expliquée autrement que par un adultère.Fruit des amours défendues de ma grand-mère et d’un travailleur saisonnierautrichien, ma mère était née dans l’odeur du scandale. Ce baptême du feudélicat lui laissa en héritage une force et un détachement peu communs. Ellem’avait toujours donné l’impression que rien ne l’affectait ni ne l’ébranlaitvraiment.Uneattitudequicontrastaitavecmasensibilité.—Pourquoitunem’aspasditquetuétaismalade?Laquestionétaitsortiedemabouchepresquemalgrémoi.—Qu’est-cequeçaauraitchangé?demanda-t-elle.—J’auraisbienaimélesavoir,c’esttout.Ellen’avaitpas toujourseucettedistanceavecmoi.Encherchantdansmes

souvenirs d’enfant, je trouvais de vrais moments de complicité et detransmission,notammentautourdesromansetdespiècesdethéâtre.Etcen’étaitpasunereconstructiondemonespritblessé:danslesalbumsphoto,jusqu’àmonadolescence, j’avais vu quantité d’images où elle était souriante, visiblementheureuse de m’avoir comme fils. Puis les choses s’étaient gâtées sans que jecomprennevraimentpourquoi.Àprésent,elles’entendaittoujourstrèsbienavecmonfrèreetmasœur,maisnettementmoinsavecmoi.J’entiraisunesortedesingularitémalsaine.Aumoins,j’avaisquelquechosequ’ilsn’avaientpas.—Donc,tuasassistéauxcinquanteansdulycée?Maispourquoiallerperdre

tontempslà-bas?—C’étaitsympaderevoirlescopains.—Tun’avaispasdecopains,Thomas.Tesseulsamis,c’étaientleslivres.C’étaitlavéritébiensûr,mais,expriméeainsi,jelatrouvaisviolenteettriste.—Maximeestmonami.Ellerestaimmobileetmeregardasansciller.Danslehalomoirédusoleil,sa

silhouetteressemblaitàlastatuedesmadonesenmarbrequ’onpeutvoirdansleséglisesitaliennes.— Pourquoi es-tu revenu, Thomas ? reprit-elle. Tu n’as pas de livre à

promouvoirencemoment.—Tupourraisfairesemblantd’êtrecontente,non?—Tufaissemblant,toi?

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Je soupirai. On tournait en rond. Nous avions accumulé de la rancœur desdeuxcôtés.Uninstant,jefusàdeuxdoigtsdeluibalancerlavérité.J’avaistuéquelqu’undontlecorpsétaitemmurédanslegymnasedulycéeet,dèslundi,onpouvaitmejeterenprisonpourcemeurtre.Laprochainefoisquetumeverras,maman,ceseraentredeuxgendarmesouderrièrelaparoivitréed’unparloir.Jenel’auraissansdoutepasfait,maisdetoutefaçonellenem’enlaissapasle

temps. Sansm’inviter à la suivre, elle venait de s’engager dans l’escalier quimenaitaurez-de-chaussée.Visiblement,elleavaiteusadose,etmoiaussi.Jerestaiseuluninstantsurlaterrassedalléedegrandscarreauxdeterrecuite.

Lorsque j’entendisdeséclatsdevoix, jem’avançaivers lebalconen fer forgéprisd’assautparlelierre.MonpèreétaitengrandeconversationavecAlexandre,levieuxjardinierquifaisaitégalementofficedepisciniste.Lapiscineavaitunefuite. Mon père pensait qu’elle se situait au niveau des skimmers alorsqu’Alexandreétaitpluspessimisteetparlaitdéjàdecreuserdanslapelousepourdéterreruntuyau.—Salut,papa.Levant la tête, Richardm’adressa un petit signe, comme s’il m’avait vu la

veille.Jen’oubliaispasquec’étaitluiquej’étaisvenuvoir,maisenattendantledépartd’Alexandre,jedécidaid’allerjeterunœilaugrenier.2.Enfin, façon de parler. La maison n’avait pas de grenier, mais un sous-sol

gigantesque, accessible depuis l’extérieur, qui n’avait jamais vraiment étéaménagéetqui,surplusdecentmètrescarrés,faisaitofficededébarras.Alorsquedanslamaisonchaquepièceétaitparfaitementrangée,astiquéeet

meubléeavecgoût,lesous-solétaituncapharnaümsansnomàl’éclairagetristeettremblotant.LamémoirerefouléedelaVillaViolette.Jemefrayaiuncheminaumilieu du foutoir.Dans la première partie de la pièce, de vieux vélos, unepatinette et des rollers qui devaient appartenir aux gamins de ma sœur. Prèsd’unecaisseàoutils,àdemicachéeparunebâche,jetombaisurmonanciennemobylette.Monpère,quiétaitunfoudemécanique,n’avaitpaspus’empêcherde retaper le vieux cyclo. Carrosserie décapée, belle peinture brillante,remplacementdesjantesàbâtons,pneusneufs:le103MVLavaitdelagueuleetétincelaitdemillefeux.RichardavaitmêmeretrouvélesautocollantsPeugeotd’origine ! Plus loin, des jouets, des malles, des valises, des vêtements enpagaille.Côté fringues,nimonpèrenimamèren’avaient jamais lésiné sur ladépense.Plusloinencore,destonnesdelivres.Ceuxqu’onlisaitvraiment,mais

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quin’étaientpasassezlittérairespourlesrayonnagesennoyerdelabibliothèquedusalon.Lespolarsoulesromancesquedévoraitmamère,lesdocumentsetlesessaispastrèsintellosdontmonpèreétaitfriand.Habillésdelareliureencuirdela Pléiade, Saint-John Perse et Malraux avaient le droit de parader à l’étage,tandisqueDanBrownetFiftyShadesprenaientlapoussièredansledébarras,làoùsetrouvaientlesvéritables«coulissesdelavie».Jetrouvaicequej’étaisvenuchercherdansladernièrealcôve.Poséssurune

table de ping-pong, deux cartons de déménagement barrés par mon prénom,pleins à craquer de nostalgie. En deux voyages, jemontai les caisses jusqu’àl’étageetlesdéballaipourfairedutri.Jeposaisurlatabledelacuisinetoutcequi,deprèsoudeloin,étaitenlien

avecl’année1992etpouvaitavoiruneutilitépourmonenquête.UnsacEastpakturquoise massacré au Tipp-Ex, des classeurs Poivre Blanc ou ChevignonbourrésdenotesdecoursprisessurdesfeuillesàcarreauxSeyès.Desbulletinsscolairesquitémoignaientdel’élèvemodèleetdocilequej’avaisété:«attitudetrès positive en cours », « élève agréable etmotivé », « participation toujourspertinente»,«vivacitéd’esprit».Je me replongeai dans quelques devoirs qui m’avaient marqué : un

commentaire composé sur Le Dormeur du val, un autre sur le passaged’ouverture deBelle du Seigneur. Je trouvai même plusieurs copies de philodirectementannotéesparAlexisClémentlorsquejel’avaiseucommeenseignanten terminale. Des « capacités de réflexion intéressantes. 14/20 » à unedissertationsur«L’artpeut-ilsepasserderègles?».Dansunautredevoirsur« Peut-on comprendre une passion ? » – tout un programme… –, le prof sefaisait même dithyrambique : « Une copie de qualité qui, malgré quelquesétourderies, repose surunebonnemaîtrisedesconceptset est illustréepardesexemplesquitémoignentd’uneréelleculturelittéraireetphilosophique.16/20.»Parmilesautrestrésorsducarton,laphotodeclassedel’annéedeterminale,

ainsi qu’une série de mixtapes que j’avais minutieusement concoctées pourVinca,mais que, pour une raison ou pour une autre, je n’avais jamais osé luienvoyer.J’ouvrisleboîtierd’unecassetteauhasardetmeremémorailalistedestitresdelabandeoriginaledemavie.LeThomasDegalaisdel’époqueétaittoutentiercontenudanslesparolesetlamusique.C’étaitencorelegarçondifférentdes autres, un peu décalé, gentil, insensible aux modes, en phase avec sessentimentsprofonds:SamsonFrançoisjouantChopin,JeanFerratchantantLesYeuxd’Elsa,LéoFerrérécitantUnesaisonenenfer.MaiségalementMoondancede Van Morrison et Love Kills de Freddie Mercury, comme un sentiment

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prémonitoire…Ilyavaitdes livresaussi.Devieuxpochesauxpages jauniesquim’avaient

accompagnéàcetteépoque.Les titresque jecitaisdans les interviews lorsquej’affirmais que « très jeune, grâce aux livres, j’avais compris que je ne seraisjamaisseul».Sic’étaitsisimple…Un de ces livres ne m’appartenait pas. Le recueil de poèmes de Marina

TsvetaïevadédicacéparAlexisquej’avaisrécupérédanslachambredeVincalelendemaindumeurtre.

PourVinca,Jevoudraisn’êtrequ’uneâmesanscorpspournetequitterjamais.T’aimer,c’estvivre.Alexis

Je ne pus réprimer un riremauvais.À l’époque, la dédicacem’avait bluffé.Aujourd’hui,jesavaisquecesaleconavaitpiquélaformuleàVictorHugodanssacorrespondanceàJulietteDrouet.Imposteurjusqu’aubout.—Alors,Thomas,qu’est-cequetufousici?Je me retournai. Un sécateur à la main, mon père venait d’entrer dans la

cuisine.Quandonparlaitd’imposteur…

3.Bien que peu affectueux, mon père était, lui, plutôt tactile et pas avare

d’embrassades,mêmesi cette fois c’estmoiqui eusenviede reculerd’unpaslorsqu’illançasonétreinte.—CommentvalavieàNewYork?PastropduravecTrump?demanda-t-il

enselavantsoigneusementlesmainssousl’eaudurobinet.— On peut aller dans ton bureau ? répondis-je en ignorant sa question.

J’aimeraistemontrerquelquechose.Mamèrerôdaitdanslesparagesetjen’avaispasenviedelamêleràçapour

l’instant.Richard se sécha lesmains en bougonnant surmamanière de débarquer en

faisant des mystères, puis il m’entraîna dans sa tanière à l’étage. Un grandbureau-bibliothèque, aménagé comme un fumoir anglais avec canapéChesterfield,statuettesafricainesetcollectiondevieuxfusilsdechasse.Percée

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de deux grandes baies vitrées, la pièce bénéficiait de la plus belle vue de lamaison.D’entrée,jeluitendismontéléphonesurlequelétaitaffichélepapierdeNice-

Matinquirelataitladécouvertedusaccontenantlescentmillefrancs.—Tuavaislucetarticle?Saisissant ses lunettes,Richard jeta un rapide coupd’œil à l’écran, sans les

mettre,àtraverslesverres,puislesreposa.—Ouais,c’estdinguecettehistoire.Les bras croisés, il se planta devant l’une des fenêtres et, d’un coup de

menton,désignalesspotsdelapelousequientouraientlapiscine.—Cesputainsd’écureuilsasiatiquesnousenvahissent.Ilsontbouffélesfils

del’installationélectrique,tuterendscompte?Jeleramenaiàl’article:— Cet argent a dû être planqué là à peu près à l’époque où tu étais en

fonction,non?—Peut-être, je ne sais pas, fit-il en grimaçant sans tourner la tête.T’as vu

qu’onaétéobligéd’abattreundespalmiers?Lamaladieducharançonrouge.—Tunesaispasàquipourraitappartenircesac?—Quelsac?—Lesacdanslequelonaretrouvécetargent.Richards’agaça:—Commentlesaurais-je?Pourquoitum’emmerdesaveccettehistoire?—Lesflicsontrelevédeuxempreintes,m’aditunjournaliste.L’uned’entre

ellesétaitcelledeVincaRockwell.Tutesouviensd’elle?Àl’évocationdeVinca,Richardsetournaversmoiets’assitdansunfauteuil

encuircraquelé.—Biensûr,lafillequiadisparu.Elleavait…lafraîcheurdesroses.Ilplissalesyeuxet,àmagrandesurprise,l’ancienprofdefrançaisqu’ilavait

étésemitàréciterduFrançoisdeMalherbe:

…Maiselleétaitdumonde,oùlesplusbelleschosesOntlepiredestin,Etroseelleavécucequeviventlesroses,L’espaced’unmatin…

Richardlaissapasserquelquessecondes,puispourlapremièrefois,c’est luiquimerelança:

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—Tuasparlédedeuxempreintes,c’estça?—Les flics ne savent pas encore à qui appartient l’autre, car elle n’est pas

fichée.Maisjemettraismamainàcouperquec’estlatienne,papa.—Voilàautrechose,s’étonna-t-il.Jem’assisenfacedeluietluimontrailescopiesd’écrandesréseauxsociaux

quem’avaitenvoyéesPianelli.—Tutesouviensdecesac?C’étaitceluiquetuprenaisquandonallaitjouer

autennistouslesdeux.Tuadoraissoncuirsoupleetsapatinevertsombrequitiraitsurlenoir.Ànouveau,ileutbesoindeseslunettespourregardermontéléphone.—Jen’yvoispasgrand-chose.Ilestminuscule,tonécran!Ils’emparadelatélécommandeposéesurlatablebassedevantluietallumala

télé comme si notre conversation était terminée. Il fit défiler les chaînessportives–L’Équipe,Canal+Sport,Eurosport,beIN–,s’arrêtaunmomentsurla retransmission du tour cycliste d’Italie, puis zappa sur la demi-finale desmastersdeMadridopposantNadalàDjokovic.—Ilnousmanquevraiment,Federer.Maisjenelelâchaipas:—J’aimeraisquetujettesuncoupd’œilàçaaussi.Rassure-toi,cesontdes

grosplans.Jeluiremisl’enveloppeenpapierkraft.Ilsortit lesclichés,lesinspectatout

engardantunœilsurlematchdetennis.Jepensaisqu’ilallaitêtredéstabilisé,maisilsecontentadesecouerlatêteensoupirant:—Quit’adonnéça?—Peuimporte!Dis-moicequeçasignifie!—Tuasvulesphotos.Tuasbesoinquejetefasseundessin,enplus?Ilmontalesondelatélé,maisjeluiarrachailatélécommandedesmainset

éteignisleposte.—Tunecroispasquetuvast’ensortircommeça!Ilsoupiradenouveauetcherchadanslapochedesonblazerlecigareentamé

qu’ilavaittoujourssurlui.—OK, jemesuis faitpiéger,admit-ilenroulant lehavaneentresesdoigts.

Cette petite salopen’arrêtait pasdeme tourner autour.Ellem’a alluméet j’aicraqué.Puisellem’afaitchanter.Etj’aiétéassezconpourluidonnercentmilleballes!—Commentas-tupufaireça?—Fairequoi?Elleavaitdix-neufans.Ellebaisaitàdroiteàgauche.Jenel’ai

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pasforcée.C’estellequis’estjetéedansmesbras!Jemelevaietpointaimondoigtsurlui.—Tusavaisquec’étaitmonamie!—Qu’est-cequetuvoulaisqueçachange?rétorqua-t-il.Surceterrain,c’est

chacunpoursoi.Etpuis,entrenous,tun’aspasperdugrand-chose.Vincaétaitunechieuseetunmauvaiscoup.Elleétaitjustelàpourprendredufric.Jenesavaispascequejedétestaisleplus,sonarroganceousaméchanceté.—Est-cequetut’entendsseulementparler?Richardricana, loind’êtredéstabiliséoudesesentirmalàl’aise.Jedevinai

qu’une part de lui devaitmême prendre plaisir à la conversation. L’image dupère qui réaffirme sa puissance sur son fils en lui infligeant de la peine et enl’humiliantdevaitbienlefairetriper.—Tuesignoble.Tumedégoûtes.Mesinjuresl’échauffèrentenfin.Àsontour,ilselevadesachaiseets’avança

versmoijusqu’àêtreàmoinsdevingtcentimètresdemonvisage.— Tu ne la connaissais pas, cette fille ! C’était elle, l’ennemi, elle qui

menaçaitdedétruirenotrefamille!Ildésignalesphotoséparpilléessurlatable.— Imagine cequi se serait passé si tamèreoudes parents d’élèves étaient

tombéssurça!Toi,tuvisdansunmondelittéraireetromantique,maislavraievie,cen’estpasça.Lavie,c’estviolent.J’étais tenté de lui mettre mon poing dans la gueule pour lui montrer

qu’effectivement laviepouvaitêtreviolente,maiscelan’auraitserviàrien.Etj’avaisencorebesoinqu’ilmelivredesinformations.—Donc tuasdonnécetargentàVinca,dis-jeenmecontraignantàbaisser

d’unton.Etques’est-ilpasséensuite?—Cequisepasseaveclesmaîtreschanteurs:elleenvoulaitplusetjen’ai

pascédé.Toutencontinuantàtriturersoncigare,ilplissalesyeuxpourconvoquerses

souvenirs.—Ladernièrefoisqu’elles’estpointée,c’étaitlaveilledesvacancesdeNoël.

Elle est même venue me voir avec un test de grossesse pour accentuer lapression.—L’enfantqu’elleportaitétaitdetoi!Ils’énerva:—Maisbiensûrquenon!—Commenttupeuxlesavoir?

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—Çanecollaitpasavecsoncalendriermenstruel.L’explication était foireuse. Comme s’il en avait la moindre idée. De toute

façon,Richardavait toujoursmenticommeunarracheurdedents.Etcequi lerendaitdangereux,c’estqu’auboutd’unmoment,ilparvenaitlui-mêmeàcroireàsesmensonges.—Sicetenfantn’étaitpasdetoi,ilétaitdequi?Ilréponditcommeuneévidence:—Decepetitconnardquilabaisaitendouce,j’imagine.Comments’appelait-

ildéjà,cephilosophedemescouilles?—AlexisClément.—Oui,c’estça,Clément.Jeluiposailaquestiond’unairsolennel:— Est-ce que tu sais quelque chose d’autre sur la disparition de Vinca

Rockwell?—Qu’est-cequetuvoudraisquejesache?Tunepensespasquejesuismêlé

àçatoutdemême?Quandelleadisparu,j’étaisàPapeeteavectonfrèreettasœur.L’argumentétaitimparableetsurcepointjelecroyais.— Les cent mille francs, à ton avis, pourquoi elle ne les a pas emportés

lorsqu’elleadisparu?—Jen’ensaisrienetjem’enfouscomplètement.Il avait rallumé son cigare, qui répandait une odeur âcre, et récupéré la

télécommande. Il haussa le volume. Djoko était à la peine face à Nadal. LeMajorquinmenait6-2,5-4etservaitpourgagnerledroitd’accéderàlafinale.L’airétaitdevenuirrespirable.J’avaishâtedequitterlapièce,maisRichardne

melaissapaspartirsansunedernièreleçondevie:— Il serait temps que tu t’endurcisses, Thomas. Et que tu comprennes que

l’existence,c’estlaguerre.Toiquiaimesleslivres,relisRogerMartinduGard:«L’existencetoutentièreestuncombat.Lavie,c’estdelavictoirequidure.»

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10Lahachedeguerre

N’importequipeuttuer,c’estunesimplequestiondecirconstancesetçan’arienàvoiraveclecaractère.N’importequi,n’importequand.Mêmevotrepropregrand-mère.

Jelesais.PatriciaHIGHSMITH

1.Laconversationavecmonpèrem’avaitdonnélanausée,maisnem’avaitpas

apprisgrand-chosedenouveau.Lorsquejerevinsdanslacuisine,mamèreavaitpoussémescartonsets’étaitmiseauxfourneaux.—Jevaistepréparerunetarteauxabricots,tuaimestoujoursça?C’étaitquelquechosequejen’avaisjamaiscomprischezelle,maisquiétait

constitutif de sa personnalité. Cette capacité à souffler le chaud et le froid.Parfois,Annabelle baissait la garde et quelque chose se relâchait en elle. Elleredevenait plus douce, plus ronde, plus méditerranéenne, comme si l’Italiel’emportaitsoudainsurl’Autriche.Quelquechoses’allumaitdanssonregardquiressemblait à de l’amour. Pendant longtemps, j’avais été dépendant de cetteétincelle,jelaguettais,jelaquêtais,pensanttoujoursqu’elleétaitlepréludeàunfeuplusconstant,maislaflammèchenedépassaitjamaislestadedel’escarbille.Avec le temps, j’avais appris à ne plus me faire avoir. Je répondis par unlaconique:—Netedonnepascettepeine,maman.—Maissi,çamefaitplaisir,Thomas.Monregardaccrocha lesienet luidemanda :«Pourquoi tu faisça?»Elle

avait détaché son chignon. Ses cheveux avaient la blondeur du sable qu’ontrouvait sur les plages antiboises. Ses yeux brillaient de la clarté et de la

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transparencedel’aigue-marine.J’insistai:«Pourquoies-tucommeça?»Maislesjourscommeaujourd’hui,sonregardétaitaussifascinantqu’indéchiffrable.Mamère,cetteétrangère,selaissamêmealleràunsourire.Jeladétaillaialorsqu’elle sortait des placards de la farine et un plat à tarte. Annabelle n’avaitjamaisétélegenredefemmequeleshommess’autorisaientàdraguer.Toutenelle annonçait le râteau assuré.Elle donnait l’impression de vivre ailleurs, suruneautreplanète,inaccessible.Moi-même,tandisquejegrandissaisàsescôtés,je l’avais toujours trouvée trop. Trop sophistiquée pour la petite vie que nousmenions,tropbrillantepourpartagerlavied’untypecommeRichardDegalais.Commesisaplaceétaitparmilesastres.Lasonnerieduportailmefitsursauter.—C’estMaxime!lançaAnnabelleenpressantleboutonpourouvrir.D’oùluivenaitcetonsoudainjoyeux?Ellepartitàlarencontredemonami

tandisquejesortaissurlaterrasse.Jemismeslunettesdesoleilpourapercevoirune Citroën bordeaux en train de franchir la porte automatique. Je suivis desyeuxlafamilialequiremontal’accèsbétonnépoursegarerderrièreleroadsterdemamère.Lorsque lesportières s’ouvrirent, jevisqueMaximeavait amenéses filles. Deuxminuscules brunettes, mignonnes comme tout, qui semblaienttrès familières avec ma mère, lui tendant les bras avec une spontanéitécharmante. Maxime avait dû se rendre au commissariat pour répondre à laconvocation informelle deVincentDebruyne. S’il était déjà de retour et qu’ilétait venu avec ses enfants, c’est que l’entretien n’avait pas dû trop mal sepasser. Lorsqu’il sortit à son tour, j’essayai de décrypter ses émotions sur sonvisage.J’étaisentraindeleuradresserunsignedelamainquandmontéléphonevibra dansma poche. Je jetai un coup d’œil à l’écran. Rafael Bartoletti,mon«photographeofficiel».—CiaoRafa,dis-jeendécrochant.—CiaoThomas.JeterappelleàproposdelaphotodetonamieVinca.—Jesavaisqu’elleteplairait.—Ellem’intriguaitmême tellement que j’ai demandé àmon assistant d’en

faireunagrandissement.—Oui?—Entravaillantdessus,j’aicompriscequimetroublait.Jesentisdespicotementsdansmonventre.—Dis-moi.—Jesuisàpeuprèscertainqu’ellen’estpasentraindesourireàsoncavalier.

Cen’estpasluiqu’elleregarde.

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—Commentça?C’estquialors?— Quelqu’un d’autre qui se trouve à six ou sept mètres devant elle, à sa

gauche.Àmonavis, taVincanedansemêmepasvraimentavecle type.C’estuneillusiond’optique.—Tuveuxdirequelaphotoestunmontage?—Non,pasdutout,maiselleasûrementétérecadrée.Crois-moi,lessourires

delaragazzasontadressésàquelqu’und’autre.Quelqu’und’autre…J’avaisdumalàycroire,maisjeremerciaiRafaenluipromettantdeletenir

aucourant.Paracquitdeconscience,jerelançaiPianellid’unSMSpoursavoirs’ilavaiteuunretourdeClaudeAngevin,l’ancienrédacteurenchefdujournalquidevaitconnaîtrel’auteurdecettefameusephoto.Puisjedescendisl’escalierpourrejoindremamère,Maximeetsesfillessurla

pelouse. Je remarquai tout de suite le volumineux dossier sous son bras etl’interrogeaiduregard.—Jet’enparleplustard,meglissa-t-ilensortantdusiègearrièreunsacd’où

émergeaientunchienenpelucheetunegirafeencaoutchouc.Ilmeprésentasesenfants,deuxpetitesboulesd’énergieausourireéclatant,et

pendant quelques minutes nous oubliâmes nos soucis grâce à leurs facéties.EmmaetLouiseétaientadorables,rigolotes,craquantes.Àvoirlecomportementdemamère– etmêmedemonpèrequi nous avait rejoints –, je compris queMaximeétaitunfamilierdelamaison.Jetrouvaisassezimprobabledevoirmesparentsdanslecostumedegrands-parentset,pendantuninstant,jemedismêmeque,d’unecertainefaçon,Maximeavaitprisdansmafamillelaplacequej’avaislaissée en partant. Mais je n’en éprouvai aucune amertume. Au contraire, ledevoirquej’avaisdeleprotégerdenotrepassém’apparutcommeuneobligationencoreplusimpérieuse.Au bout d’un quart d’heure, mamère conduisit les filles à la cuisine pour

avoirdel’aidedanslaconfectiondesatarteauxabricots–dontlesecretrésidaitdanslesgrainsdelavandesaupoudréssurlesfruits–etRichardremontadanssatourpoursuivrelafind’uneétapecycliste.—Bien,dis-jeàMaxime.Etmaintenant,conseildeguerre.

2.L’endroitleplusagréabledelaVillaVioletteétaitpourmoilepoolhouse,que

mesparentsavaientfaitconstruireenpierreetenboisclairdèsleurarrivéedanslamaison.Avecsacuisineextérieure,sonsalond’étéetsesvoiluresquibattaient

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auvent,ilressemblaitàunepropriétédanslapropriété.J’adoraiscetendroitoùj’avaispassédesmilliersd’heuresàlire,lovédansuncanapéentoileécrue.Je pris place à l’extrémité de la table en teck abritée sous une tonnelle

ombragéeoùgrimpaientdescepsdevignevierge.Maximes’assitàmadroite.Sanstournerautourdupot,jeluifispartdecequem’avaitrévéléFanny:àla

findesavie,Ahmedavaitressentilebesoindesoulagersaconscience.LechefdechantieravaitavouéànotreamieavoiremmurélecadavredeClémentdanslegymnase sur l’ordre de Francis. Et s’il l’avait raconté à Fanny, il avait pule raconter à d’autres. Ce n’était pas une bonne nouvelle pour nous, mais aumoins on sortait du brouillard et on avait identifié le traître. Enfin, sinon letraître,dumoinsceluiparquilepassénousrevenaitenpleinegueule.—Ahmedestmortennovembre.S’ilavaitparléauxflics,ilsauraienteutout

letempsdesonderlesmursdugymnase,remarquaMaxime.Si l’inquiétudese lisait toujourssursonvisage, je le trouvaismoinsaccablé

quecematinetdavantagemaîtredesesémotions.—D’accordavectoi.Iladûracontersonhistoireàquelqu’un,maispasàla

police.Ettoi?Tuespasséaucommissariat?Ilébouriffasescheveuxsurlehautdesanuque.—Ouais,j’aivulecommissaireDebruyne.T’avaisraison:ilnevoulaitpas

m’interrogersurAlexisClément.—Qu’est-cequ’ilcherchaitalors?—Ilvoulaitmeparlerdelamortdemonpère.—Pourt’endirequoi?—Jevaist’expliquer,maisavant,ilfautquetulisesça.Ilposadevantmoiledossierqu’ilavaitapporté.—CetteentrevueavecDebruynem’afaitm’interrogersurquelquechose:et

silamortdemonpèreétaitliéeaumeurtred’AlexisClément?—Jesuisperdu,là.Maximeexplicitasapensée:— Je crois que mon père a été assassiné par celui qui nous envoie ces

courriersanonymes.—Tum’asditcematinqueFrancisétaitmortdessuitesd’uncambriolagequi

avaitmaltourné!—Jesais,maisj’aiminimisél’incident,pourfairebref,etàlalumièredece

quej’aiapprischezlesflics,j’aidesdoutes.D’ungestedelamain,ilm’invitaàouvrirledossier.—Lisçaetonenreparle.Jevaismefaireuncafé,tuenveuxun?

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J’acquiesçai de la tête. Il se leva pour se diriger vers un renfoncement quiaccueillaitunemachineàexpressoetunserviceàcafé.Jemeplongeaidansledossier.Ilétaitconstituéd’unemultitudedecoupures

depresseserapportantàunevaguedecambriolagesquiavaitdéferlésurlaCôted’Azuràlafindel’annéedernièreetaudébutde2017.Prèsd’unecinquantainedevols, touchant touslescoinshuppésdesAlpes-Maritimes,deSaint-Paul-de-Vence jusqu’àMouginsenpassantpar les résidencesde luxedeCannesoudel’arrière-paysniçois.Lemodusoperandi était lemêmechaque fois.Quatreoucinq personnes débarquaient cagoulées dans les maisons, aspergeant leshabitantsdegaz lacrymogèneavantde les ligoteretde lesséquestrer.Legangétaitarmé,violentetdangereux.Ilvisaitenprioritél’argentliquideetlesbijoux.Àplusieursreprises, lesmalfratsn’avaientpashésitéàmolester leursvictimespourobtenirlecodedescartesdecréditoulacombinaisonducoffre-fort.Ces home jacking avaient terrorisé la région et causé la mort de deux

personnes:unefemmedeménagequiétaitdécédéed’unarrêtcardiaquelorsdel’irruptiondugangetFrancisBiancardini.Rienqu’àAureliaPark,larésidencedans laquelle habitait le père de Maxime, il y avait eu trois cambriolages.Impensabledansunendroitcenséêtrel’undesplussécurisésdelaCôte.Parmiles victimes, un lointain parent de la famille royale saoudienne et un grandpatron français collectionneur d’art, mécène et proche du pouvoir. L’hommen’était pas présent à son domicile aumoment de l’intrusion,mais, furieux den’avoirpas trouvédebiensmonnayablesdans lavilla, lescagoulards s’étaientvengés en saccageant les toiles accrochées aux murs du salon. Ce qu’ilsignoraient, c’est que parmi elles figurait un tableau de grande valeur, intituléDig Up The Hatchet, signé Sean Lorenz, l’un des peintres contemporains lesplus cotés sur le marché de l’art. Sa destruction avait provoqué une vagued’émoi jusqu’aux États-Unis. LeNew York Times et CNN avaient évoqué lecambriolage,et lenomd’AureliaPark,autrefoisfleuronimmobilierde laCôted’Azur, passait presque à présent pour une sorte de « no-go zone ». En untrimestre,defaçontotalementirrationnelle,leprixdeslogementsavaitbaissédetrente pour cent. Pour mettre fin à la panique, la sûreté départementale avaitconstituéuneéquipespécialementdédiéeàlatraquedescambrioleurs.À partir de là, l’enquête s’était accélérée. Prélèvements ADN, écoutes

téléphoniquesetsurveillanceàgrandeéchelle.Débutfévrier,lesflicsavaientfaitunedescente aupetitmatindansunvillage à la frontière italienne. Ils avaientinterpellé une dizaine de types, des Macédoniens, certains en situationirrégulière, d’autres déjà connus pour des vols similaires. Ils avaient

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perquisitionnéplusieursmaisonsetavaientdécouvertdesbijoux,duliquide,desarmesdepoing,desmunitions,dumatérielinformatiqueetdefauxpapiers.Ilsavaientretrouvélescagoules,lescouteauxetunepartiedubutin.Cinqsemainesplus tard, ilsavaientcoffré lechefduréseauquiseplanquaitdansunhôteldeDrancy. Il en était aussi le receleur et avait déjà revenduunegrandepartiedubutin dans les pays de l’Est. Déférés à Nice, les malfrats avaient été mis enexamen et écroués dans l’attente de leur procès. Certains avaient reconnu lesfaits,maispas lecambriolagedeFrancis.Pas trèsétonnant,car ilsencouraientvingt ansde réclusion si leschefsd’accusationétaient requalifiésenhomicidevolontaire.3.Parcouru de frissons, je tournai les pages du dossier de presse avec un

mélange d’effroi et d’excitation. Les papiers qui suivaient étaient consacrésexclusivementauxcambriolagesetàl’agressiondeFrancisBiancardini.LepèredeMaximen’avaitpasétésimplementbrutalisé. Ilavaitété torturéetfrappéàmort. Certains articles évoquaient son visage tuméfié à l’extrême, son corpscouvert de scarifications, ses poignets sciés par l’entaille des menottes. Jecomprenaismieux ce que suggéraitMaxime.Un scénario prit forme dansmatête.Ahmedavaitparléàquelqu’unquiavaittraquéFrancisavantdeletorturer.Sansdoutepour lui faire avouerquelque chose.Maisquoi ?Sa responsabilitédanslamortdeClément?Lanôtre?Je reprisma lecture. Une journaliste deL’Obs, Angélique Guibal, semblait

avoir eu accès au rapport de police. Son article portait essentiellement sur ladestruction de la toile de Sean Lorenz, mais elle mentionnait les autrescambriolagesd’AureliaPark.D’aprèssespropos,Francisétaitsansdouteencoreen vie après le départ de ses agresseurs. À la fin du papier, elle évoquait unparallèle avec l’affaire Omar Raddad, affirmant que Biancardini s’était traînéjusqu’à la fenêtre et avait essayé d’écrire quelque chose sur la vitre avec sonsang.Commes’ilconnaissaitsesagresseurs.Cerécitmeglaçalesang.J’avaistoujoursbienaiméFrancis,mêmeavantce

qu’ilavaitfaitpournouslorsdumeurtredeClément.Ilétaitbienveillantàmonégard.J’étaishorrifiéàl’idéedecequ’avaientétésesderniersinstants.Jelevailatêtedesdocuments.—Qu’a-t-onvoléàFrancislorsducambriolage?—Uneseulechose:sacollectiondemontres,maisd’aprèsl’assurance, ily

enavaitaumoinspourtroiscentmilleeuros.

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Jemesouvenaisdesapassion.FrancisétaitunférudelamarquesuissePatekPhilippe.Ilenpossédaitunedizainedemodèles,qu’ilchérissait.Lorsquej’étaisadolescent, il prenait toujours plaisir à me les montrer et à me raconter leurhistoire au point deme transmettre son enthousiasme. Jeme souvenais de sesCalatrava,desesGrandeComplicationetdesesNautilusdessinéesparGéraldGenta.Unequestionmeturlupinaitdepuiscematin.—Depuisquand tonpèrehabitait-il àAureliaPark? Jepensaisqu’ilvivait

encoreici,commeavant,danslamaisond’àcôté.Maximeeutl’airunpeugêné.—Ilfaisaitlanavetteentrelesdeuxdepuisdesannées,bienavantledécèsde

mamère.AureliaPark,c’étaitsonprojetimmobilier.Ilyavaitinvestidel’argententantquepromoteuret,enéchange,ils’étaitréservél’unedesbellesvillasdudomaine.Pour tedire lavérité, jen’ai jamaiseuenvied’y foutre lespieds, etmême après samort j’ai préféré laisser le gardien s’en occuper. Je pense quec’étaitunesortedegarçonnière.Làoùilconduisaitsesmaîtressesoudescall-girls.Àuneépoque,j’aimêmeentendudirequ’ilyorganisaitdespartiesfines.Francis avait toujours eu cette réputation de queutard. Je me souvenais

qu’effectivementilévoquaitouvertementsesconquêtes,maisjen’auraispasétécapable de citer de noms.Malgré ses excès, je l’avais toujours aimé, un peumalgré moi, car je le devinais prisonnier d’une personnalité complexe ettourmentée. Ses diatribes racistes comme ses discours machistes etantiféministes étaient trop excessifs et théâtralisés. Surtout, ils me semblaientquelquepeuencontradictionavec sesactes.Laplupartde sesouvriersétaientmaghrébinset ils luiétaienttrèsattachés.C’étaitunpatronàl’ancienne,certespaternaliste,mais sur qui ses hommes pouvaient compter.Quant aux femmes,mamèrem’avait fait un jour remarquer qu’elles occupaient tous les postes àresponsabilitédesonentreprise.Unsouvenirtraversamonesprit,puisunautreencorepluslointain.Hong Kong, 2007. J’ai trente-trois ans. Mon troisième roman vient de

paraître. Mon agent m’a organisé une petite tournée de dédicaces en Asie :l’Institut françaisdeHanoï, la librairieLePigeonnierdeTaipei, laprestigieuseuniversitéEwhadeSéoul,lalibrairieParenthèsesdeHongKong.Jesuisattabléavecunejournalisteaubarduvingt-cinquièmeétageduMandarinOriental.Laskylinehongkongaisesedéploieàpertedevue,maisdepuisunmomentdéjà,jesuisabsorbédanslacontemplationd’unhomme,assisàunedizainedemètresdenous.C’estFrancis,etpourtant jene le reconnaispas. Ilesten trainde lire le

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Wall Street Journal, il porte un costume à la coupe parfaite (épaule roulée encigarette,reversparisiensplaquésàl’équerre)etilparleunanglaissuffisammentfluidepourdisserteravecleserveursurladifférenceentreleswhiskysjaponaiset les blends écossais. À un moment, la chroniqueuse comprend que je nel’écouteplusdepuislongtempsetsevexe.Jerattrapelecoupenmecreusantlatête pour développer une réponse un peu subtile à sa question. Et lorsque jerelèvelesyeux,Francisaquittélebar.Printemps1990, jen’aipasencoreseizeans.Jerévise lebacdefrançais.Je

suisseulàlamaison.Mesparents,monfrèreetmasœursontpartisenvacancesenEspagne.J’aimecettesolitude.Dumatinausoir,jesuisplongédansleslivresque nous avons au programme : Les Liaisons dangereuses, L’Éducationsentimentale, Aurélien… Chaque lecture en provoque une autre, chaquedécouverte est une invitation à explorer la musique, la peinture et les idéescontemporaines du texte étudié. Une fin de matinée, alors que je relève lecourrier,jem’aperçoisquelefacteuramisdansnotreboîteunelettredestinéeàFrancis. Jedécidede luiporter lepli sansattendre.Commenosdeuxmaisonsn’ont pas de clôture, je passe par-derrière et je traverse la pelouse desBiancardini. L’une des baies vitrées est restée ouverte. Sans m’annoncer, jerentredanslesalonaveclaseuleintentiondedéposerlalettresurlatableetderepartir.Soudain,j’aperçoisFrancisassisdansunfauteuil.Ilnem’apasentenduparceque lachaînehi-fidiffuseun impromptudeSchubert (cequi,ensoi,estdéjàétonnantdansunemaisonoùseulsMichelSardouetJohnnyontd’habitudele droit de cité). Plus improbable encore, Francis est en train de lire. Etpasn’importequellivre.Jesuisimmobile,maisjevoislerefletdelacouverturedans la vitre. Les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Je suisstupéfait.ÀpartlesscènesdeculdanslesSAS,Francissevantehautetfortden’avoirjamaisouvertunlivredesavie.Ilclamesonméprispourlesintellosquiviventdansleurbullealorsqueluisecasseledossurleschantiersdepuisqu’ilaquatorzeans.Jemeretiresurlapointedespieds,latêtepleinedequestions.J’aidéjàvuquantitédeconsessayerdesefairepasserpourplusfutés,maisc’estlapremièrefoisquejevoisunhommeintelligentvouloirpasserpouruncon.4.—Papa,papa!Lescrism’arrachèrentàmessouvenirs.Àl’autreboutdelapelouse,Emmaet

Louisecouraientversnous,mamèredansleursillage.Parréflexe,jerefermailedossieretleshorreursqu’ilcontenait.Alorsquelesdeuxgaminesprenaientleur

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pèred’assaut,mamèrenousavertit:— Je vous confie les petites. Je vais racheter des abricots aux Vergers de

Provence.Puiselleagitadevantmesyeux lacléde laMiniCooperque j’avais laissée

danslevide-pochesdel’entrée.—Jeprendstavoiture,Thomas.LamienneestbloquéeparcelledeMaxime.—Attendez,Annabelle,jevaisladéplacer.—Non,non,jedoisfaireensuiteunsautàCap3000etjesuisdéjàenretard.Elleinsistaenmeregardant:—Et comme ça, Thomas, tu ne pourras pas t’enfuir comme un voleur. Ni

snobermatarteauxabricots.—Maisjevaisressortir.J’aibesoind’unevoiture!—Tuprendraslamienne,lescléssontsurlecontact.Ma mère s’en alla sans me laisser le temps de répliquer quoi que ce soit.

PendantqueMaximesortaitdesoncabasdesjouetspouroccupersesfilles,monportablevibra sur la table.Unnuméro inconnu.Dans ledoute, jepris l’appel.C’étaitClaudeAngevin,l’ancienrédacteurenchefdeNice-MatinetmentordeStéphanePianelli.Letypeétaitplutôtsympa,maisc’étaitunvraimoulinàparoles.Ilm’expliqua

qu’ils’étaitinstallédansleDouroet,pendantcinqbonnesminutes,mevantalescharmesdecette régionduPortugal. Je le ramenaià l’affaireVincaRockwell,essayantdelesonderpourconnaîtresaconvictionsurlaversionofficielle.—Elleestbidon,maisonn’arriverajamaisàledémontrer.—Pourquoicroyez-vousça?—Uneintuition.J’ai toujourspenséquetout lemondeétaitpasséàcôtéde

l’enquête:lesflics,lesjournalistes,lesfamilles.Pourtouttedire,jecroismêmequ’ons’esttrompésd’enquête.—Commentça?—Dès ledépart, l’essentielnousaéchappé.J’teparlepas justed’undétail,

j’te parle de quelque chose d’énorme. Un truc que personne n’a vu et qui aorienté les recherches sur des rails qui n’allaient nulle part. Tu vois ce que jeveuxdire?Sesproposétaientvagues,maisjecomprenaisetenpartageaisl’idée.L’ancien

journalistereprit:— Stéphanem’a dit que tu cherchais l’auteur de la photographie des deux

danseurs?—Oui,voussavezquic’est?

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—Claroquesei!Ils’agitd’unparentd’élève:YvesDalanegra.Cenommedisaitquelquechose.Angevinmerafraîchitlamémoire:—J’aifaitdesrecherches.C’étaitlepèredeFlorenceetd’OliviaDalanegra.À présent, je me souvenais vaguement de Florence. Une fille grande et

sportive qui devait me dépasser de dix centimètres. Elle était en terminale Dl’annéeoùjepassaismonbacC,maisnousétionsensembleencoursdesport.J’avaismêmedûjoueravecelledansl’équipemixtedehandball.Enrevanche,sonpèrenemedisaitrien.—Ilnousaproposélaphotodelui-même,en1993,justeaprèsnotrepremier

article sur la disparition de Vinca Rockwell et d’Alexis Clément. On la lui aachetéesanshésitationetdepuiselleabeaucoupétéutilisée.—C’estvousquiavezretouchélaphoto?—Non,pasdansmonsouveniren toutcas. Jepensequ’on l’apubliée telle

queletypenousl’avendue.—YvesDalanegra,voussavezoùilhabiteaujourd’hui?— Ouais, je vous ai trouvé des infos. Je vous les balance par mail, mais

attendez-vousàunesurprise.Je lui donnai mon adresse électronique et remerciai Angevin, qui me fit

promettredeleprévenirsimonenquêteavançait.—Onn’oubliepascommeçaVincaRockwell,melança-t-ilavantdeprendre

congé.Àquiledis-tu,papy!Lorsquejeraccrochai,lecaféquem’avaitpréparéMaximeétaitfroid.Jeme

levai pour nous faire couler une nouvelle tasse. Après s’être assuré que lespetitesétaientoccupées,ilvintmerejoindreprèsdelamachineàexpresso.— Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi le commissaire Debruyne t’avait

convoqué.—Ilvoulaitquej’identifiequelquechoseenlienaveclamortdemonpère.—Arrêtedemefairelanterner.Quetuidentifiesquoi?— Mercredi soir, le vent a soufflé très fort et la mer était mauvaise. Les

vaguesontcharriéquantitéd’alguesetdedéchets.Avant-hiermatin,lesgarsdelaPropretéurbaineontdébarquépournettoyerlerivage.Lesyeuxdanslevague,maisposéssursesfilles,ilavalaunegorgéedecafé

avantdepoursuivre:—SurlaplagedelaSalis,unemployémunicipalatrouvéunpochonentoile

dejutequelatempêteavaitrejetésurlacôte.Devineunpeucequ’ilyavaitàl’intérieur…

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Jesecouailatête,complètementpaumé.—Lepochoncontenaitlesmontresdemonpère.Toutesacollection.Jepristoutdesuitelamesuredecetterévélation.LesMacédoniensn’avaient

rienàvoiraveclamortdeFrancis.Soncambriolagen’enétaitpasun.L’assassinde Francis avait intelligemment profité de la vague de home jacking pourmaquiller son meurtre. Il n’avait emporté la collection de montres que poursimuleruncambriolage.Puis il s’enétaitdébarrassépoureffacerses tracesouparcequ’ilcraignaituneperquisitioninopinée.J’échangeai un regard avecMaxime, puis tous les deux, nous tournâmes la

têteendirectiondespetitesfilles.Unevagueglacéedéferlaenmoi.Désormais,le danger était partout. Nous avions aux trousses un ennemi extrêmementdéterminé,quin’étaitpas,commejel’avaiscrud’abord,unmaîtrechanteurouquelqu’unquicherchaitseulementànouseffrayer.C’étaitunmeurtrier.Un tueur sur le sentier de la guerre qui mettait en œuvre une vengeance

implacable.

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Legarçondifférentdesautres

J’avaisdécapotélecabrioletdemamère.Entourédegarrigueetdecielbleu,je roulais vers l’arrière-pays. L’air était doux, le paysage bucolique. L’exactopposédestourmentsquim’agitaient.Pour être exact, j’étais anxieux,mais plein d’excitation.Même si je n’osais

pasencoretoutàfaitmel’avouer,j’avaisreprisespoir.Pendantquelquesheures,cetaprès-midi-là,jefusréellementpersuadéqueVincan’étaitpasmorteetquej’allaislaretrouver.Etqu’ainsi,d’unseulcoup,mavieretrouveraitsonsens,salégèreté,etquelaculpabilitéquejetraînaiss’envoleraitpourtoujours.Pendantquelquesheures,jecrusquej’allaisgagnermonpari:nonseulement

connaîtrelavéritésurl’affaireVincaRockwell,maisencoresortirdecettequêteragaillardietheureux.Oui,jecrusvraimentquej’allaislibérerVincadelaprisonmystérieusedans laquelleellecroupissaitetqu’elleme libéreraitàson tourdemadétresseetdemesannéesperdues.Audébut,j’avaischerchéVincasansrelâche,puis,lesannéespassant,j’avais

attendu que ce soit elle quime trouve.Mais jamais je nem’étais résigné, carj’avais dansmamanche une carte que j’étais le seul à connaître.Un souvenirencore.Pasunepreuveformelle,maisuneintimeconviction.Cellequi,dansunecourd’assises,peutbriserunevieouluioffrirunnouvelélan.

*

Lascèneremontaitàquelquesannées.En2010,entreNoëletlejourdel’an,New York avait été paralysée par une tempête de neige, une des plusspectaculairesqu’aitconnueslaville.Onavaitfermélesaéroports,annulétouslesvolset,pendanttroisjours,Manhattanavaitvécusousunechapedeneigeetdeglace.Le28décembre,aprèsl’apocalypse,unsoleiléclatantavaitéclaboussé

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lavilletoutelajournée.Versmidi,j’étaissortidemonappartementetj’étaisalléfaireunebaladeducôtédeWashingtonSquare.Àl’entréeduparc,dansl’alléeoù les joueurs d’échecs se retrouvaient, jem’étais laissé tenter par une partieavec Sergueï, un vieux Russe que j’avais déjà croisé quelquefois. Dans despartiesàvingtdollars,letypem’avaittoujoursbattusurlefil.Jem’étaisinstalléderrièrel’unedestablesenpierre,biendécidéàprendremarevanche.Je me souviens parfaitement de ce moment. J’avais un coup intéressant à

jouer:prendrelefoudemonadversaireavecmoncavalier.J’ailevémapiècedel’échiquierenmêmetempsquemesyeux.Etc’estlàqu’unedaguem’aperforélecœur.Vincaétaitlà,auboutdel’allée,àquinzemètresdemoi.Plongée dans un livre, elle était assise sur un banc, les jambes croisées, un

gobeletencartonàlamain.Resplendissante.Plusépanouie,plusdoucequedutempsdulycée.Elleportaitunjeanclair,unevesteendaimcouleurmoutardeetunegrosseécharpe.Malgrésonbonnet,jedevinaiquesescheveuxétaientpluscourts et avaient perdu leurs reflets roux. Jeme frottai les paupières. Le livrequ’elletenaitàlamain,c’étaitlemien.Aumomentoùj’allaisouvrirlabouchepourl’appeler,ellelevalatête.Uninstant,nosyeuxsecroisèrentet…—Bonalors,tujoues,ouioumerde!m’interpellaSergueï.Pendantquelquessecondes, jeperdisVincadevue,aumomentprécisoùun

groupedeChinoisdébarquaitdansleparc.Jemelevai,fendislafouleencourantpourlaretrouver,maislorsquej’arrivaiprèsdubanc,Vincaavaitdisparu.

*

Quelcréditaccorderàcesouvenir?Mavisionavaitétéfugitive,jel’admets.Comme je craignais que la scène ne s’estompe, je l’avais projetée, encore etencore,dansmonesprit,pourlafigeràtoutjamais.Parcequ’ellem’apaisait,jem’accrochais à cette image,mais je savais qu’elle était fragile. Tout souvenircomporte une part de fiction et de reconstruction et celui-ci était un peu tropbeaupourêtrevrai.Lesannéesavaientpasséetj’avaisfinipardouterdelavéracitédemavision.

Sans doute m’étais-je convaincu de quelque chose. Aujourd’hui, cet épisodeprenait un sens particulier. Je repensais à ce que m’avait déclaré ClaudeAngevin, le vieux rédacteur en chef deNice-Matin.Tout le monde est passéà côté de l’enquête. Pour tout te dire, je crois même qu’on s’est trompésd’enquête.Dèsledépart,l’essentielnousaéchappé…

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Angevin avait raison. Pourtant, les choses étaient en train de changer. Lavéritéétaitenmarche.J’avaispeut-êtreuntueuràmestrousses,maisjen’avaispaspeur.Carc’est luiquimepermettraitderemonter jusqu’àVinca.Cetueur,c’étaitmachance…Maisjenepouvaispaslevaincreseul.Pourpercerlesecretdeladisparition

de Vinca Rockwell, j’avais besoin de me replonger dans mes souvenirs, derendrevisite à cegarçondifférentdes autresque j’avais été autrefois, quelquepart entre l’année du bac de français et le milieu de la terminale. Un jeunehommepositifetcourageux,unêtreaucœurpur,touchéparunesortedegrâce.Jesavaisquejen’arriveraispasàleressusciter,maissaprésencen’avaitjamaisdisparu.Mêmedansmesmomentslesplussombres,jel’avaisportéenmoi.Unsourire, une parole, une sagesse qui me traversait parfois et qui me rappelaitceluiquej’avaisété.J’enétaisàprésentconvaincu,luiseulétaitcapabledefaireéclaterlavérité.

Car, à traversma quête pour retrouverVinca, c’était aussi et surtout surmoi-mêmequej’enquêtais.

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11Derrièresonsourire

L’inexactituden’existepasenphotographie.Touteslesphotossontexactes.Aucuned’ellesn’estlavérité.

RichardAVEDON

1.YvesDalanegrahabitaitunegrandepropriétésurleshauteursdeBiot.Avant

de me pointer chez lui à l’improviste, j’avais appelé le numéro que m’avaitcommuniquéClaudeAngevin.Premiercoupdebol:alorsqu’ilvivaitsixmoisde l’année à Los Angeles, Dalanegra était actuellement sur la Côte d’Azur.Deuxièmecoupdebol, ilsavaitexactementquij’étais:FlorenceetOlivia,sesdeuxgrandesfillesquej’avaiscroiséesaulycée–j’enavaisunsouvenirvague,mais bien réel –, lisaient mes romans et m’appréciaient. Il me proposa doncspontanémentdepasserlevoirdanssavilla-atelierduchemindesVignasses.Attendez-vousàunesurprise,m’avaitprévenuAngevin.Enconsultantlesite

InternetdeDalanegra,sa ficheWikipédiaetdifférentsarticlesen ligne, j’avaiscompris que l’homme était devenu une véritable star dans le domaine de laphotographie. Son parcours était aussi étonnant que singulier. Jusqu’à sesquarante-cinq ans, Dalanegra avait mené une vie de bon père de famille.ContrôleurdegestiondansunePMEniçoise,ilétaitrestémariévingtansaveclamêmefemme,Catherine,dont ilavaiteudeuxenfants.En1995, lamortdesamèreprovoqueenluiundéclicquilefaitchangercomplètementdetrajectoire.Dalanegradivorce,quittesonboulotetpartàNewYorkpourdonnerlibrecoursàsapassion:laphotographie.Des années plus tard, dans un portrait de dernière page paru dans Libé, il

confiait qu’il avait choisi à cette époque d’assumer son homosexualité. Lesphotosquil’avaientrenducélèbreétaientdesnusquipenchaientostensiblement

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vers l’esthétique d’Irving Penn et d’HelmutNewton. Puis, avec le temps, sontravailétaitdevenupluspersonnel.Ilnephotographiaitplusdésormaisquedescorps qui échappaient aux canons de beauté traditionnels : femmes en fortsurpoids ou de petite taille, modèles à la peau brûlée, personnes amputées,maladesenpleinprogrammedechimio.DesphysiquessinguliersqueDalanegraparvenaitàsublimer.D’aborddubitatif,j’étaisrestéstupéfaitparlaforcedesontravailquin’avaitriendetrashnidetordu.Onétaitplusprochedespeintresdelatraditionflamandequed’unecampagnedepubpolitiquementcorrectevantantladiversitédescorps.Trèssophistiquées,avecunemiseenscèneinventiveetuntravailsurlalumière,sesimagesressemblaientàdestoilesclassiquesquivousprojetaient dans un monde où la beauté côtoyait le plaisir, la volupté etl’allégresse.Jeroulaisaupassurlapetiteroutequigrimpaitaumilieudesoliviersetdes

muretsdepierressèches.Chaquenouveauplateauouvrait lavoieàuncheminencoreplusétroitquidesservaitsonlotd’habitations:vieillesbastidesrénovées,maisons plus contemporaines, lotissements de villas provençales construitesdanslesannées1970.Audétourd’unvirageenépingleàcheveux, lesoliviersauxtroncsnoueuxetauxfeuillesfrémissantess’effacèrentpourlaisserlaplaceàune sorte de palmeraie improbable, comme si on avait transplanté un bout deMarrakechenpleineProvence.YvesDalanegram’avaitdonnélecodeduportail.Jemegaraidevant l’ouvrageenferforgéetparcourusàpiedl’alléebordéedepalmiersjusqu’àlademeure.Soudain,unemasse fauve fondit surmoi en aboyant.Unbergerd’Anatolie,

énorme.J’avaisunepeurpaniquedeschiens.Àl’âgedesixans,lorsdelafêted’anniversaire d’un copain, le bas-rouge de la famille s’était brusquement jetésurmoi.Sansraisonapparente,ilm’avaitattaquéauvisage.J’avaisfailliperdreunœildans l’affaireet j’avaisgardédecetépisode,enplusd’unecicatriceenhautdunez,unecrainteviscéraleetdémesuréedescanidés.—Ducalme,Ulysse!Legardiendudomaine,unpetithommeauxbrasmusculeux,disproportionnés

parrapportàsoncorps,apparutderrière lemolosse. IlportaitunemarinièreetunecasquettedecapitaineàlaPopeye.—Gentil,lechien!lança-t-ilenhaussantleton.Poilcourt,têtelarge,hautdequatre-vingtscentimètres:lekangalmedéfiait

duregard,medissuadantd’allerplusloin.Ildevaitsentirmonappréhension.— Je viens voirM. Dalanegra ! expliquai-je au gardien. C’est lui qui m’a

donnélecodeduportail.

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L’hommeétaittoutdisposéàmecroire,mais«Ulysse»avaitdéjàattrapélebasdemonpantalon.Jenepusréprimeruncriquiforçalegardienàinterveniretàsebagarreràmainsnuesaveclechienpourluifairelâchersaprise.—Dégage,Ulysse!Unpeudépité,Popeyeseconfonditenexcuses:—Jenesaispascequiluiprend.Ilestaffectueuxcommeungrosnounours

d’habitude.Çadoitêtreuneodeurquevousportezsurvous.L’odeurdelapeur,pensai-jeenreprenantmonchemin.Lephotographes’étaitfaitconstruireunemaisonoriginale:unecalifornienne

enformedeL,édifiéeavecdesblocsdebétontranslucide.UnegrandepiscineàdébordementoffraitunevuefascinantesurlevillageetlacollinedeBiot.Depuislesbaiesvitréesentrouvertess’élevaitunduod’opéra : l’air lepluscélèbredel’acte II du Chevalier à la rose de Richard Strauss. Étrangement, la ported’entrée n’avait pas de sonnette. Je frappai, mais n’obtins aucune réponsetellement lamusique était forte.À lamodeduSud, je fis le tourpar le jardinpourmerapprocherdelasourcemusicale.Dalanegram’aperçutàtraverslavitreet,d’ungestedelamain,mefitsigne

d’entrerparl’unedeslargesfenêtres.Le photographe terminait une séance de travail. Sa maison n’était qu’un

immense loft transformé en studio de photo.Derrière son objectif, unmodèleétaitentraindeserhabiller.Unebeautérondequel’artistevenaitd’immortaliser–jeledevinaiauxaccessoiresdemiseenscène–danslaposedeLaMajanue,lechef-d’œuvredeGoya.J’avaisluquelquepartquec’étaitladernièremarottedel’artiste:reproduiredesœuvresdemaîtreavecdesmodèlescorpulents.Ledécorétaitkitsch,maispasmalsain:ungrandcanapédeveloursvert,des

coussins douillets, des voiles dentelés, des draps vaporeux qui donnaientl’impressiond’écumercommedubainmoussant.Dalanegrametutoyad’entrée:—Howareyou,Thomas?Comeon,tupeuxvenir,onafini!Physiquement, il ressemblait au Christ. Ou plutôt, pour rester dans la

comparaisonpicturale,àunautoportraitd’AlbrechtDürer:descheveuxondulésquiluitombaientjusqu’auxépaules,unvisagesymétriqueetémacié,unebarbecourte bien taillée, des yeux fixes et cernés. Côté vestimentaire, c’était autrechoseavecsonjeanbrodé,songiletdetrappeuràfrangesetsessantiagscoupéesàlacheville.—Jen’airiencomprisàcequetum’asexpliquéautéléphone.Jesuisrentré

deL.A.hiersoiretjesuiscomplètementdécalqué.

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Ilm’invitaàm’asseoirauboutd’unegrandetableenboisbrutpendantqu’ilprenaitcongédesonmodèle.Enregardantlesphotosaffichéesunpeupartout,jepris soudain conscience que les hommes n’existaient pas dans l’œuvre deDalanegra.Niés,rayésdelacarte,ilsavaientfaitplacenettepourpermettreauxfemmesd’évoluerdansunmondedélivrédumâl(e).Lorsqu’ilrevintversmoi,lephotographeévoquad’abordsesfilles,puisune

actricequiavaitjouédansl’adaptationcinématographiqued’undemesromansetqu’ilavaitdéjàimmortalisée.Quandcessujetsfurentépuisés,ildemanda:—Dis-moicequejepeuxfairepourtoi.

2.—C’estmoiquiaipriscettephoto,ofcourse!reconnutDalanegra.J’étais allé directement au sujet, puisqu’il semblait disposé àm’aider, et lui

avaismontré lacouverturedu livredePianelli. Ilm’arrachapresque l’ouvragedesmainsetexaminaleclichécommes’ilnel’avaitpasvudepuisdesannées.—C’étaitlejourdubaldepromo,c’estça?—Plutôtunbaldefind’année,àlami-décembre1992.Ilacquiesça:—Àl’époque,jem’occupaisduclubphotodulycée.Jedevaisêtredansles

locauxet j’étaispasséencoupdeventpourprendredesclichésdeFlorenceetd’Olivia. Puis jeme suis pris au jeu et j’ai shooté à droite à gauche.Mais cen’est que quelques semaines plus tard, lorsqu’on a commencé à parler de lafuguedecettefilleetdesonprof,quej’aipenséàdéveloppermontravail.Cetteimage faisaitpartiede lapremière sérieque j’ai tirée. Je l’aiproposéeàNice-Matinquil’aachetéeillico.—Maiselleestrecadrée,n’est-cepas?Ilplissalesyeux.—C’estvrai, t’as l’œil. J’aidû isoler lesdeuxprotagonistespouraccentuer

l’intensitédelacomposition.—Vousavezconservél’original?—J’aifaitnumérisertouslesclichésquej’aiprisenargentiquedepuis1974,

déclara-t-il.Jecrusquej’étaisenveineavantdelevoirgrimacer:— Tout est stocké quelque part sur un serveur ou sur le cloud, comme ils

disentaujourd’hui,maisjenesaispasvraimentcommentyaccéder.Devantmondésarroi,ilmeproposad’appelersonassistanteparSkypeàLos

Angeles.Surl’écrandesonordinateurapparut levisaged’unejeuneJaponaise

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encorepastoutàfaitréveillée.—Salut,Yûko,tupeuxmerendreunservice?Avecseslonguescouettesbleuturquoise,sonchemisierblancimmaculéetsa

cravated’écolière,elleressemblaitàunecosplayeusesurlepointdeserendreàuneconvention.Dalanegra lui expliqua précisément ce qu’il cherchait et Yûko promit de

revenirversnoustrèsvite.Aprèsavoirraccroché,lephotographeserenditderrièrelecomptoirenpierre

delacuisineetattrapaunmixeurpourseprépareruneboisson.Danslebolenverre, il rassembla des épinards, des morceaux de banane et du lait de coco.Trentesecondesplustard,ilversaunsmoothieverdâtredansdeuxgrandsverres.— Goûte-moi ça ! dit-il en me rejoignant. C’est très bon pour la peau et

l’estomac.—Vousn’avezpasunwhiskyplutôt?—Désolé,j’aiarrêtédepicolerilyavingtans.IlavalalamoitiédesonbreuvageavantdereveniràVinca:—Cettefille,c’étaitpaslapeined’êtreunaspourlaprendreenphoto,lança-

t-ilenposantsonverreàcôtédesonordinateur.Tuappuyaissurleboutonpuis,quand tu développais, c’était encore mieux que la réalité. J’ai rarement vuquelqu’unavecunegrâcepareille.Cesproposmefirenttiquer.Dalanegraparlaitcommes’ilavaitphotographié

Vincaplusieursfois.—C’estbienlecas!affirma-t-illorsquejel’interrogeai.Devantmontrouble,ilmeracontaunépisodequej’ignorais.— Deux ou trois mois avant sa disparition, Vinca m’avait demandé de la

prendreenphoto.Jepensaisqu’ellevoulaitseconstituerunbookpourfairedumannequinat, comme certaines des copines demes filles, mais elle a fini parm’avouerquec’étaientdesclichésdestinésàsonmec.Il s’empara de la souris et se mit à cliquer sur le bouton pour ouvrir le

navigateur.— On a fait deux séances vraiment très réussies. Des tirages soft, mais

glamour.—Cesphotos,vouslesavezgardées?—Non,çafaisaitpartiedudealetjen’aipasinsisté,maiscequiestétrange,

c’estqu’ellessontréapparuessurleNetilyaquelquessemaines.Il tourna son écran vers moi. Il s’était connecté au compte Instagram des

Heterodites, la sororité féministe deSaint-Exqui vouait un culte àVinca. Sur

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leurpage,lesjeunesfemmesavaientmisenlignelavingtainedephotographiesdontvenaitdemeparlerDalanegra.—Commentsesont-ellesprocurécesimages?Lephotographebalayal’airavecsesmains.—Monagentlesajointespourdesproblèmesdecopyright.Ellesprétendent

lesavoirsimplementreçuesparmaildelapartd’unexpéditeurinconnu.Jedétaillailesclichésinéditsavecunecertaineémotion.C’étaitunevéritable

odeàlabeauté.OnytrouvaittoutcequifaisaitlecharmedeVinca.Rienchezelle n’était parfait. La singularité de sa beauté résidait dans l’assemblage detoutes ses petites imperfections qui finissaient par constituer un ensemblegracieuxetéquilibré,validant levieiladageque le toutn’est jamais lasommedesparties.Derrière son sourire, derrière le masque teinté d’une légère arrogance, je

devinaisunesouffrancequejen’avaispasperçueàl’époque.Toutaumoinsuneinsécurité quime confirmait ce que j’avais expérimenté plus tard en côtoyantd’autresfemmes:labeautéétaitaussiuneexpérienceintellectuelle,unpouvoirfragiledontonnesavaitparfoisplustrèsbiensionétaitentraindel’exerceroudelesubir.—Parlasuite,repritDalanegra,Vincam’ademandédestrucsbeaucoupplus

trash,limiteporno.Là,j’airefuséparcequej’avaisl’impressionquec’étaitunevolontédesonmec,maisqu’ellen’enavaitpasvraimentenvie.—Sonmec,c’étaitqui?AlexisClément?—J’imagine.Aujourd’hui, çaparaît banal,mais à l’époque, ça craignait un

peu.Jenevoulaispasentrerlà-dedans.D’autantque…Illaissasaphraseensuspenspourcherchersesmots.—D’autantquequoi?— Ce n’est pas facile à expliquer. Un jour, Vinca était rayonnante et, le

lendemain,ellesemblaitabattueoudéfoncée.Ellenemeparaissaitpasstabledutout.Etpuis,ilyauneautredesesdemandesquim’avaitrefroidi:ellem’avaitproposédelasuivre,enmeplanquant,pourfairedesphotosquiauraientserviàfairechanterunmecplusâgé,c’étaitglauqueetsurtout…Unsoncristallinannonçal’arrivéed’unmailetinterrompitDalanegra.—Ah!c’estYûko!dit-ilenjetantuncoupd’œilàl’ordinateur.Ilcliquapourouvrirlemessagequicontenaitunecinquantainedephotosdu

baldefind’année.Ilchaussasesdemi-lunesetretrouvarapidementlafameuseimagedeVincaetd’AlexisClémententraindedanser.Rafa avait vu juste.La photo avait bien été recadrée.Une fois dézoomé, le

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cliché prenait une autre signification : Vinca et Clément ne dansaient pasensemble.Vinca dansait seule en regardant quelqu’un d’autre.Un homme quin’apparaissaitquededos,uneformefloueaupremierplan.—Merde!—Qu’est-cequetucherchesexactement?—Votrephotoestmensongère.—Commetouteslesphotos,répondit-il,placide.—C’estbon,nejouezpasaveclesmots.Je pris un crayon à papier qui traînait sur le bureau et désignai la masse

informeetvoilée.—Jevoudraisidentifierlemec,là.Ilapeut-êtreunrapportavecladisparition

deVinca.—Regardonslesautresimages,proposa-t-il.Jerapprochaimachaisedel’écranetmecollaiauphotographepourvisionner

avec lui les différentes poses. Dalanegra avait surtout photographié ses filles,mais sur certains clichés on pouvait apercevoir d’autres participants. Ici, levisagedeMaxime,làceluideFanny.Labandedesélèvesdontj’avaiscroisécematinmêmequelquesmembres:ÉricLafitte,«Régisestuncon»,labrillanteKathyLaneau…Moi-même,j’apparaissaissurunephotoalorsquejenegardaisaucunsouvenirdecettesoirée-là.Pastrèsàl’aise,regardunpeuailleurs,avecmon éternelle chemise bleu ciel et ma veste de blazer. Le groupe des profs,toujoursdanslamêmeconfiguration.Labrochettedesalaudsquirestaientbiengroupéspourse tenirchaud:N’Dong, leprofdemathssadiquequiprenaitunmalin plaisir à torturer les élèves au tableau, Lehmann, le prof de physiquemaniaco-dépressif,etlaplusperverse,laFontana,incapabledesefairerespecterpendant les cours, mais qui réglait ses comptes de façon très cruelle lors desconseilsdeclasse.Del’autrecôté,lesenseignantsplushumains:MlleDeVille,labelleprofde littérature anglaisedes classesprépas, connuepour sa repartieextraordinaire–d’unecitationdeShakespeareoud’Épictète,ellepouvaitclouerlebecden’importequelfâcheux–etM.Graff,monancienmentor,leprofesseurdefrançaisgénialquej’avaiseuensecondeetenpremière.—Bordel,onnevoitjamaislecontrechamp!m’énervai-jeenarrivantàlafin

delalistedephotos.Jesavaisquejevenaisdepasseràdeuxdoigtsd’unerévélationcapitale.—C’estvrai,c’estrageant,admitDalanegraenterminantsaboisson.Je n’avais pas touché à lamienne, c’était au-dessus demes forces.Dans la

pièce, la luminosité avait diminué. Propice aux jeux de lumière, le béton

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translucidetransformaitlamaisonenunesortedebulledanslaquellelemoindrechangement de clarté se répercutait en écho, animant les ombres légères quiflottaientcommedesfantômes.Je remerciaimalgré tout le photographe pour son aide et, avant de prendre

congé, luidemandai s’ilpouvaitme transférer lesclichésparmail, cequ’il fitaussitôt.—Vous savez si, ce soir-là,quelqu’und’autrequevousaprisdesphotos?

lançai-jedepuisleseuildelaporte.— Certains élèves sans doute, hasarda-t-il. Mais c’était avant l’arrivée des

appareilsnumériques.Onéconomisaitlapelliculeencetemps-là.Ence temps-là…Cettedernièreexpression résonnadans le silencedu salon

cathédraleetnousfila,àluicommeàmoi,unhorriblecoupdevieux.3.Je repris la Mercedes de ma mère et roulai quelques kilomètres sans trop

savoir où aller.Lavisite auphotographem’avait laissé surma faim.Peut-êtrequejefaisaisfausseroute,maisjemedevaisd’explorercettepistejusqu’àsonterme.Ilfallaitquejetrouvel’identitédel’hommesurlaphoto.ÀBiot,jedépassailesterrainsdegolfpourarriveraurond-pointdelaBrague.

Aulieudecontinuerverslevieuxvillage,j’attrapailaroutedesColles.Cellequimenait àSophiaAntipolis.Une sortede forcede rappelme ramenait au lycéeSaint-Exupéry.Cematin,jen’avaispaseulecouraged’yaffronterlesfantômesdontj’avaistroplongtempsniél’existence.En chemin, je repensai aux différentes photos que j’avais vues chez

Dalanegra. L’une d’entre ellesm’avait particulièrement déstabilisé. Celle d’unfantôme,justement:Jean-ChristopheGraff,monancienprofesseurdefrançais.Je clignai des yeux. Les souvenirs revenaient, avec leur cortège de tristesse.M. Graff était l’enseignant qui m’avait orienté dans mes lectures et m’avaitencouragé dans l’écriture demes premiers textes. C’était unmec bien, subtil,généreux. Un grand échalas, au visage délicat, presque féminin, qui portaittoujoursuneécharpe,mêmeenpleinété.Unprofcapabled’analyseslittérairesbrillantes,maisquiparaissaitenpermanenceunpeuperdu,àcôtédelaréalité.Jean-ChristopheGraff s’était suicidéen2002.Déjàquinzeans.Pourmoi, il

représentaitunenouvellevictimedelamalédictiondesgentils.Cetteloiinjuste,cesaledestinquiaccablaitcertainespersonnesunpeutropfragilesquiavaientcommeseultortd’essayerdebiensecomporteraveclesautres.Jenesavaisplusqui avait prétendu que les hommes ne reçoivent du destin que ce qu’ils sont

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capablesd’endurer,maisc’étaitfaux.Leplussouvent,ledestinestunsalopardperversetvicieuxquiprendsonpiedenbroyantlaviedesplusfaiblesalorsquetantdeconnardsmènentuneexistencelongueetheureuse.La mort de Graff m’avait anéanti. Avant de se jeter de la terrasse de son

immeuble, il m’avait écrit une lettre très émouvante que j’avais reçue à NewYorkunesemaineaprèssamort. Jen’enavais jamaisparléàpersonne. Ilm’yconfiait son inadaptation à la cruauté de la vie et m’avouait crever de sonisolement. Il évoquait sa désillusion de constater que les livres, qui l’avaientsouventaidéà traverserdespériodesnoires,n’arrivaientplusaujourd’huià luimaintenirlatêtehorsdel’eau.Avecpudeur,ilmeracontaitqu’ungrandamournonpartagéluiavaitbrisélecœur.Danslesdernièreslignesdesoncourrier, ilme souhaitait bonne chance dans la vie etm’assurait qu’il ne doutait pas unesecondequejesauraisréussirlàoùilavaitfailli:laquêtevictorieused’uneâmesœurpouraffronter les turbulencesde l’existence.Mais luiaussi se faisaitdesillusionssurmescapacitéset,dansmes jourssombres, ilm’arrivaitdeplusenplussouventdepenserqu’iln’étaitpasimpossiblequejeterminecommelui.Jemeforçaiàchassercesidéesdépressivesenarrivantdanslapinède.Cette

fois,jenem’arrêtaipasdevantchezDino,maisjepoussaijusqu’àlaguéritedel’entréedu lycée.D’après sonphysique, le gardiendevait être le fils dePavelFabianski. Le jeune type regardait des vidéos de Jerry Seinfeld sur sontéléphone.Jen’avaispasdebadge,maisjelebaratinaienaffirmantquejevenaisprêter main-forte pour les préparatifs de la fête. Il m’ouvrit la barrière sanschercher à en savoir davantage et retourna à son écran. Je pénétrai dans lecampuset,quitteàbafouerlesrègles,j’allaimegarerdirectementsurladalleenbétonfaceàl’Agora.J’entrai dans le bâtiment, sautai par-dessus le portillonde la bibliothèque et

débarquai dans la salle principale. Bonne nouvelle, Zélie n’était pas dans lesparages. Une affichette épinglée sur un panneau de liège rappelait que lesséances du club de théâtre dont elle était la grande prêtresse se tenaient lesmercredietsamediaprès-midi.Derrièrelabanquededonnées,unejeunefemmeàlunettesavaitprissaplace.

Assise en tailleur sur sa chaise de bureau, elle était plongée dans l’éditionanglaisedeOnWritingdeCharlesBukowski.ElleavaitdestraitsdouxetportaitunchemisiermarineàcolClaudine,unshortentweed,descollantsplumetisetdesderbysbicolores.—Bonjour,voustravaillezavecElineBookmans?Ellelevalesyeuxdesonlivreetmeregardaensouriant.

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D’instinct,cettefillemeplut.J’aimaissonchignonstrictquicontrastaitavecle diamant dans sa narine ; les arabesques tatouées qui couraient derrière sonoreillepourredescendreetseperdresouslecoldesonchemisier;lemugdanslequelellebuvaitsonthé,barrédel’inscriptionReadingissexy.C’étaitquelquechose quim’arrivait rarement.Rien de comparable à un coupde foudre,maisquelquechosequimefaisaitdirequelapersonneenfacedemoiétaitdansmoncampetpasdansceluidel’adversaire,nidansl’immensenoman’slandpeuplédetouscesgensavecquijenepartageraisjamaisrien.— Je m’appelle Pauline Delatour, se présenta-t-elle. Vous êtes un nouveau

professeur?—Pasvraiment,jesuis…—Jeplaisante, je saisquivousêtes,ThomasDegalais.Tout lemondeavu

quevousétiezlàcematin,surlaplacedesMarronniers.—J’aiétéélèveici,ilyalongtemps,expliquai-je.Peut-êtremêmeavantvotre

naissance.—Là, vous exagérez et, si vous voulezme faire un compliment, il faudra

vousfoulerunpeuplus.PaulineDelatourreplaçaunemèchedecheveuxderrièresonoreilleenriantet

décroisalesjambesavantdeselever.Jecrusmieuxcernercequim’avaitpluenelle. Elle conjuguait des choses qui allaient rarement de pair : une sensualitéassumée,maissansuneoncedeprétention,unevraiejoiedevivreetunesortedeclassenaturellequidonnait l’impressionquequoiqu’elle fasse, lavulgaritén’auraitpasdeprisesurelle.—Vousn’êtespasd’ici,n’est-cepas?—D’ici?—DuSud.DelaCôted’Azur.—Non,jesuisparisienne.Jesuisarrivéeilyasixmoislorsqueleposteaété

créé.—Peut-êtrequevouspouvezm’aider,Pauline.Lorsquej’étaisélèveici,ily

avaitunjournaldulycéequis’appelaitCourrierSud.—Ilexistetoujours.—Jevoudraisenconsulterlesarchives.—Jevaisvouslesapporter.Quelleannéevousintéresse?— Disons l’année scolaire 1992-1993. Ça serait super si vous pouviez

égalementmetrouverleyearbookdecetteannée-là.—Vouscherchezquelquechosedespécial?—Desinformationssuruneélèvequiafréquentélelycée:VincaRockwell.

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—Biensûr, la fameuseVincaRockwell…Difficiledenepasavoirentenduparlerd’elle,ici.— Vous faites allusion au livre de Stéphane Pianelli que Zélie tente de

censurer?—Jefaissurtoutallusionàcesfillesàpapaquejecroisetouslesjoursetqui

se croient féministes parce qu’elles ont lu les trois premiers chapitres deLaServanteécarlate.—LesHeterodites…—Ellesessaientdes’approprierlamémoiredecettefillepourlatransformer

enunefiguresymboliquequelapauvreVincaRockwelln’étaitsûrementpas.Pauline Delatour pianota sur son ordinateur et nota sur un Post-it les

référencesdesdocumentsquejeluiavaisdemandés.—Vous pouvez aller vous asseoir. Je vous apporte les journaux dès que je

parviensàmettrelamaindessus.4.Jem’assisàmaplacedel’époque:aufonddelasalle,dansunrenfoncement,

tout près de la fenêtre. La vue donnait sur une petite cour carrée totalementanachroniqueavecsafontainemangéeparlelierreetsespavés.Entouréed’unegalerie en pierre rose, elle m’avait toujours fait penser à un cloître. Nemanquaientqueleschantsgrégorienspouraccéderàlaspiritualité.JeposaisurlatablelesacàdosEastpakturquoisequej’avaisrécupéréchez

mes parents et sortismes stylos etmes affaires comme si j’allais rédiger unedissert.J’étaisbien.Dèsquej’étaisentourédelivresetquejeplongeaisdansuneatmosphère un peu studieuse, quelque chose s’apaisait en moi. Je sentaisphysiquement l’angoisse refluer. C’était aussi efficace que le Lexomil, maisnettementmoinsfacileàtransporter.Baignantdansuneodeurdecireetdeciergefondus,cettepartiedelasalle–

quiportaitlenompompeuxdecabinetdelittérature–avaitgardésoncharmed’antan. J’avais l’impression d’être dans un sanctuaire. Les vieux Lagarde etMichardprenaientlapoussièresurlesétagères.Derrièremoi,uneanciennecartescolaire Vidal-Lablache – déjà démodée lorsque j’étais élève – présentait lemondedesannées1950etsespaysaujourd’huidisparus : l’URSS, laRDA, laYougoslavie,laTchécoslovaquie…L’effetmadeleinejouaitàplein,faisantremonterlessouvenirs.C’est icique

j’avaisl’habitudedefairemesdevoirsetmesrévisions.Iciquej’avaisécritmapremièrenouvelle.Jerepensaisuccessivementauxparolesdemonpère–Tuvis

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dansunmondelittéraireetromantique,maislavraievie,cen’estpasça.Lavie,c’estviolent.L’existence,c’estlaguerre–puisàcetteremarquedemamère:Tun’avaispasdecopains,Thomas.Tesseulsamis,c’étaientleslivres.C’était lavéritéet j’enétais fier. J’avais toujoursétépersuadéque les livres

m’avaient sauvé,maisest-cequeçadurerait toutemavie?Probablementpas.Entreleslignes,n’était-cepasl’avertissementquem’avaitlancéJean-ChristopheGraffdanssalettre?Àunmoment,leslivresl’avaientlâchéenrasecampagneetGraffs’étaitprécipitédanslevide.Pourrésoudrel’affaireVincaRockwell,nefallait-il pas que j’abandonne lemonde protecteur des livres pourme colleteraveccemondesombreetviolentdontparlaitmonpère?Entreenguerre…,memurmuraunevoixintérieure.—Voilàvosjournauxetleyearbook!LavoixassuréedePaulineDelatourmeramenaauprésent.—Jepeuxvousposerunequestion?demanda-t-elleenplaçant sur la table

unebrasséed’exemplairesdeCourrierSud.— Vous ne me semblez pas être le genre à attendre qu’on vous donne

l’autorisation.—Pourquoivousn’avezjamaisécritsurl’affaireVincaRockwell?J’avaisbeaufaire,j’avaisbeaudire,onmeramenaittoujoursversleslivres.—Ehbien,parcequejesuisromancier,pasjournaliste.Elleinsista:—Vousvoyezbiencequejeveuxdire.Pourquoivousn’avezjamaisraconté

l’histoiredeVinca?—Parcequec’estunehistoiretristeetquejenesupportepluslatristesse.Ilenfallaitpluspourdécouragerlajeunefemme.—Justement,c’est leprivilègedu romancier,non?Écriredes fictionspour

défierlaréalité.Passimplementpourlaréparer,maispourallerlacombattresurson propre terrain.L’ausculter pourmieux la nier. La connaître pour, en touteconscience,luiopposerunmondedesubstitution.—C’estdevous,cettepetitetirade?—Non,biensûr,c’estdevous.Letrucquevousressortezunefoissurdeux

dans les interviews…Maisc’estplusdifficilede l’appliquerdans lavraievie,n’est-cepas?Etellemeplantalà,surcesbonnesparoles,satisfaitedesonpetiteffet.

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12Lesfillesauxcheveuxdefeu

Elleétaitrousseetportaitunerobegrisesansmanches.[…]Grenouille

étaitpenchéau-dessusd’elleetaspiraitmaintenantsonparfumsansaucunmélange,telqu’il

montaitdesanuque,desescheveux,del’échancruredesarobe[…].Jamaisilnes’étaitsentisibien.

PatrickSÜSKIND

1.Les exemplaires deCourrier Sud étalés devantmoi, jeme précipitai sur le

numérodejanvier1993quirendaitcomptedubaldefind’année.J’avaisespéréy trouver un grand nombre de photos, mais malheureusement, seuls quelquesclichésacadémiquesrestituaientl’ambiancedelasoiréeetaucunnemepermitd’identifierl’hommequejecherchais.Déçu, je continuai néanmoins à parcourir les différents numéros pour

m’imprégner de l’atmosphère de l’époque.Le journal du lycée était unemined’orpouravoirunaperçudelaviescolairedudébutdesannées1990.Touteslesactivités y étaient annoncées et relatées en détail. Je feuilletai les pages auhasard,furetantàtraverslesévénementsquirythmaientlequotidiendulycée:lesrésultatssportifsdeschampionsducampus,levoyagedesclassesdesecondeà San Francisco, la programmation du ciné-club (Hitchcock, Cassavetes,Pollack), les coulisses de la radio du lycée, les poèmes et les textes desparticipants à l’atelierd’écriture. Jean-ChristopheGraffyavait faitpubliermanouvelle au printemps 1992. En septembre de lamême année, le club théâtreannonçait son programme pour l’année à venir. Parmi les performances, uneadaptation très libre – sans doute écrite parmamère qui s’occupait du club àcetteépoque–decertainspassagesduParfumdePatrickSüskind.AvecVinca

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dans le rôle de la « fille de la rue duMarais » et Fanny dans celui de LaureRichis. Deux rousses aux yeux clairs, pures, tentatrices, et qui, si je mesouvenaisbienduroman,finissaientassassinéesparJean-BaptisteGrenouille.Jen’avais aucun souvenir d’avoir vu cette pièce ni des réactions qu’elle avaitsuscitées. J’ouvris le livre de Pianelli pour savoir s’il l’évoquait dans sonenquête.Le journaliste n’en faisait aucunemention,mais en feuilletant l’ouvrage, je

tombai dans le cahier photo sur le fac-similé des lettres envoyées par AlexisClémentàVinca.Enrelisantlesmissivespourlacentièmefois,jefusparcourud’un frisson et j’éprouvai la même frustration que j’avais déjà ressentie chezDalanegra.Lasensationdefrôlerlavérité,maisdelalaisseréchapperaussitôt.IlyavaitunlienàfaireentrelecontenudeslettresetlapersonnalitédeClément,maisunebarrièrementalem’enempêchait.Unblocagepsychique,commesijecraignaisun«retourdurefoulé»danslechampdemaconscience.Leproblème,c’était moi : ma culpabilité, cette conviction que j’avais toujours eue d’êtreresponsabled’undramequej’auraispuévitersij’étaisrestélegarçondifférentdes autres. Mais à l’époque, aveuglé par ma souffrance et ma passiondestructrice,j’étaispasséàcôtédeladérivedeVinca.Mûparuneintuition,jeprismonportableetappelaimonpère.—Tupeuxmerendreunservice,papa?—Dis-moi,grognaRichard.—J’ailaissédesaffairessurlatabledelacuisine.—Ouais,c’estunbordelsansnom!confirma-t-il.—Parmilespapiers,ilyad’anciennesrédacsdephilo,tulesvois?—Non.—Faisuneffort,papa,s’ilteplaît.Oualors,passe-moimaman.—Ellen’estpasencorerentrée.Bon,attends,jevaismettremeslunettes.Jeluiexpliquaicequejevoulais:qu’ilphotographieavecsontéléphoneles

appréciationsmanuscrites portées parAlexis Clément surmes dissertations etqu’ilmelesenvoieparSMS.Çaauraitdûprendredeuxminutes,çapritunbonquartd’heure,agrémentéderéflexionssertiesdusceaudel’amabilitélégendairedemonpère.Ilétaitdéchaîné,àtelpointquenotreconversationseclôturaparcetteremarque:—Àquaranteans, tun’aspasautrechoseàfoutrequedetereplongerdans

tesannéeslycée?C’estàçaqueserésumetavie:nousemmerderàlongueurdejournéeenremuantlepassé?—Mercipapa,àtoutàl’heure.

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Je récupérai les annotationsmanuscrites d’Alexis Clément et les ouvris surmonécran.Commecertainsécrivainsprétentieux,leprofdephiloaimaitbienseregarderécrire,maiscen’étaitpaslefonddesapenséequim’intéressait,c’étaitsa calligraphie. Je zoomai et étudiai ses pleins et ses déliés. C’était un tracéparesseux. Pas des pattes de mouche, plutôt une écriture d’ordonnance demédecinoùilfallaitparfoiss’interrogerplusieurssecondespourcomprendrelesensd’unmotoud’uneformule.Au fur et à mesure que je découvrais les images, je sentais mon cœur

s’accélérer.JelescomparaisavecleslettresadresséesàVincaetladédicacesurle recueil de poèmes de Marina Tsvetaïeva. Et bientôt, le doute ne fut pluspermis.Si l’écrituremanuscritede la lettre et cellede ladédicaceétaientbienidentiques, il n’en allait pasdu tout demême avec les copies corrigées par leprofdephilo.2.Je sentais des palpitations dans toutmon corps. AlexisClément n’était pas

l’amantdeVinca. Ily avaitundeuxièmehomme,unautreAlexis.Sansdouteceluiàlasilhouetteflottantequifiguraitdedossurlaphoto,celuiavecquielleétaitpartiecefameuxdimanchematin.C’estAlexisquim’aforcée.Jenevoulaispascoucheraveclui.LesparolesdeVincaétaientjustes,maisjelesavaismalinterprétées. Tout le monde depuis vingt-cinq ans les avait mal interprétées.À cause d’une photo recadrée et d’une rumeur lancée par les élèves, on avaitprêtéàVincauneliaisonavecunhommequin’avaitjamaisétésonamant.Mes oreilles bourdonnaient. Les implications de cette découverte étaient si

nombreuses que je peinais à toutes les rassembler. La première était la plustragique :Maxime etmoi avions tué un innocent. Ilme semblait entendre leshurlements deClément tandis que je lui explosais la poitrine et le genou. Parflashs,jerevoyaislascèneavecnetteté.L’expressionhébétéeduproflorsquejele frappaisavecmabarrede fer.Pourquoi tu l’asviolée, espècede taré !Sonvisagedéformépar la surprise trahissait son incompréhension. Ilne s’étaitpasdéfendu tout simplement parce qu’il ne saisissait pas de quoi je l’accusais.Àl’époque,devantsastupeur,unevoixavaitrésonnéenmoi.Uneforcederappelquim’avaitfaitlâchermonarme.EtpuisMaximeétaitentréenscène.Leslarmesauxyeux,jemeprislatêteentrelesmains.AlexisClémentétait

mortparmafauteetriendecequejepouvaisfaireneleramèneraitjamais.Jedemeuraiprostrédixbonnesminutesavantd’êtrecapabledepenserà la suite.J’analysai ma méprise. Vinca avait bien un amant qui répondait au prénom

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d’Alexis.Saufquecen’étaitpasleprofdephilo.Çaparaissaitàpeinecroyable.Tropgrospourêtrevrai,maispourtantlaseuleexplicationpossible.Maisquialors?À force de cogiter, jeme souvins vaguement d’un élève :

AlexisStéphanopoulosouquelquechosecommeça.UnesortedecaricatureduricheGrec:lefilsd’unarmateurqui,pendantlesvacances,invitaitsescopainsetsescopinesàl’accompagnerdansdescroisièresautourdesCyclades.Autantdirequejen’enavaisjamaisété.Jem’emparaiduyearbookdel’annéescolaire1992-1993quem’avaitapporté

Pauline Delatour. À la mode américaine, l’ouvrage était une sorte d’annuairephotographiquequirecensaittouslesélèvesetlesprofesseursayantfréquentélelycée cette année-là. Je le feuilletai avec fébrilité. Comme les noms étaientclassés par ordre alphabétique, je trouvai le Grec dès les premières pages.Antonopoulos(Alexis),néle26avril1974àSalonique.Saphotolereprésentaittel que je m’en souvenais : des cheveux mi-longs bouclés, une chemisetteblanche, un pull marine à écusson. Le portrait joua comme une amorce pourenflammermamémoire.Jemerappelaisquec’étaitl’undesraresgarçonsinscritsenhypokhâgne.Un

typesportif,championd’avironoud’escrime.Unhelléniste,pastrèsintelligent,maiscapablederéciterparcœurdespassagesdeSaphooudeThéocrite.Souslevernisdelaculture,AlexisAntonopoulosn’étaitqu’unlatinloverunpeubêta.J’avais vraiment dumal à croire queVinca se soit damnée pour ce sot.D’unautrecôté,jen’étaispaslemieuxplacépourdissertersurlaquestion.Et si,pourune raisonque jenem’expliquaispas, leGrecnousenvoulaità

Maximeetàmoi?Jecherchaimatablettedansmonsac,maisjel’avaislaisséedans la voiture de location que m’avait empruntée mamère. Je me contentaidoncdemontéléphonepourfairequelquesrecherches.Jeretrouvaifacilementlatraced’AlexisAntonopoulosdansunreportagephotodusitePointdeVuedatantdejuin2015etconsacréaumariagedeCarlPhilipdeSuède.Avecsatroisièmefemme,Antonopoulos faisait partiedeshappy few conviés à la cérémonie.Declicenclic,jeparvinsàesquisserunportraitdubonhomme.Vaguementhommed’affaires, vaguement philanthrope, le Grec menait une vie de jet-setteur,partageantsontempsentrelaCalifornieetlesCyclades.LesitedeVanityFairmentionnait sa présence presque chaque année au fameux gala de l’amfAR.Organiséepourrécolterdesfondsaubénéficedelarecherchecontrelesida,lasoirée avait lieu traditionnellement durant le Festival deCannes dans le cadreprestigieux de l’hôtel Eden-Roc. Antonopoulos avait donc gardé des attachesaveclaCôted’Azur,maisrienquimepermetted’établirunlienprobantentrelui

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etnous.Commejen’avançaispas,jedécidaidechangerdecap.Aufond,quelleétait

laracinedetousnostourments?C’étaitlamenacequefaisaitplanersurnousladestructionprogramméedel’anciengymnase.Cettedestructions’inscrivaitelle-mêmedans lecadrede travauxpharaoniquesquidevaient remodeler lesitedulycée avec l’édification d’un nouveau bâtiment de verre, la construction d’uncentresportifultramodernedotéd’unepiscineolympiqueetl’aménagementd’unjardinpaysager.Ceprojetglobalétaitunserpentdemer–onenparlaitdéjàilyavingt-cinq

ans–,maisiln’avaitpasétélancé,carlelycéen’avaitjamaisréussiàréunirlesfondscolossauxnécessaires.D’aprèsceque jesavais, lemodedefinancementdel’institutionavaitévoluéaufildesdécennies.Totalementprivéàsacréation,le lycéeSaint-Exupéryétaitensuitedevenuunestructuremixte,entrantpeuouprou dans le giron de l’Éducation nationale et recevant des subventions de laRégion.Maiscesdernièresannées,unventderébellionavaitsoufflésurSaint-Ex.Unevolontétrèsforted’émancipations’étaitemparéedesdifférentsacteurséducatifs pour libérer le lycée de la bureaucratie. L’élection de FrançoisHollande avait accéléré les choses. Le bras de fer avec l’administration avaitaboutiàunesortedesécession.Lelycéeavaitregagnésonautonomiehistorique,mais il avait perdu ses financements publics. Les frais de scolarité avaientaugmenté,maisselonmoiilsnepouvaientreprésenterqu’unegoutted’eaudansl’océandefricnécessairepourfinancerlestravauxprévus.Pours’engagerdanscetypedeprojet,l’établissementavaitdûrecevoiruneénormedonationprivée.Jemesouvenaisdesproposdeladirectricelematinmêmelorsdelaposedelapremièrepierre.Elleavaitremerciéles«généreuxmécènes»quiavaientpermisdelancer«lechantierleplusambitieuxqu’aitconnunotreétablissement»,maiselles’étaitbiengardéedeciterdesnoms.C’étaitunepisteàcreuser.Je ne trouvai rien sur Internet. Du moins, rien de directement accessible.

L’opacité la plus complète régnait sur le financement de ces travaux. Si jevoulaisavancer, jen’avaispasd’autrechoixquede ramenerStéphanePianellidansladanse.JerédigeaiàdestinationdujournalisteunSMSrésumantcequej’avais découvert. Pour donner de la force à mes propos, je lui envoyaiégalement les photos des échantillons d’écriture. Celle d’Alexis Clément, surmescopiesdephilo,et cellede l’hommemystère sur les lettreset ladédicaceadresséesàVinca.Ilme rappeladans la seconde. Jedécrochaiavecunecertaineappréhension.

Pianelliétaitunexcellentsparring-partner,unespritvifquipermettaitd’élargir

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saréflexion,maisdansmasituation,jemarchaissurunfil.Jedevaisluilâcherdes infos, en évitant qu’elles ne se retournent un jour contre moi ou contreMaximeetFanny.3.—Putain,c’estdément!lançaPianelliavecunepointed’accentmarseillais.

Commenta-t-onpupasseràcôtédeça?Lejournalisteétaitpresqueobligédehurlerpourcouvrirlesbruitsdelafoule

danslestribunesducircuitdeMonaco.— Les témoignages et la rumeur allaient dans ce sens, dis-je. Ton pote

Angevinavaitraison:toutlemondes’estfaitintoxiquerdepuisledébut.J’enchaînaienévoquant laphotorecadréeparDalanegraet laprésenced’un

deuxièmehommesurlecliché.—Attends,tuveuxdirequecemecs’appelleraitaussiAlexis?—Tuasbiencompris.IlyeutunlongsilencependantlequelPianellidevaitêtreenpleinecogitation.

Auboutdu fil, ilmesemblaitpresqueentendre les rouagesdesoncerveauentraindemouliner. Ilmitmoinsd’uneminutepourremonter lamêmepistequemoi.—IlyavaitunautreAlexisàSaint-Ex,lança-t-il.UnGrec.Onsefoutaittout

letempsdeluienl’appelantRastapopoulos,tut’ensouviens?—AlexisAntonopoulos.—C’estça!— J’y ai pensé, dis-je, mais ça m’étonnerait que ce soit le type qu’on

recherche.—Pourquoipas?—C’étaitunblaireau.JenevoispasVincaaveccemec.—C’estunpeucourt,non?Ilétaitriche,beaugosseetçasesauraitsiàdix-

huitanslesfillesnesortaientqu’avecdestypesintelligents…Tunetesouvienspascommeonenabavé?Jechangeaidesujet.—Tuasdestuyauxsurlefinancementdestravauxdulycée?Le bruit de fond diminua d’un coup, comme si Pianelli avait trouvé refuge

dansunendroitinsonorisé.— Depuis quelques années, Saint-Ex fonctionne à l’américaine : des frais

d’inscription hors de prix, quelques riches parents d’élèves qui font des donspour voir leur nom accolé à des bâtiments et un petit nombre de bourses

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accordées à des élèves défavorisés etméritants demanière à se donner bonneconscience.—Maislestravauxprévusvontcoûterdesmillions.Commentladirectiona-

t-ellepuréunircettesomme?—J’imaginequ’ilsenontempruntéunepartie.Lestauxd’intérêtsontbasen

cemomentet…—Aucunempruntnepeutcouvrircettesomme,Stéphane.Tunevoudraispas

creusercettepiste?Voyantarriverl’entourloupe,ilbottaentouche.—JenesaisispaslelienavecladisparitiondeVinca.—Fais-le,s’ilteplaît.J’aimeraisjustevérifierquelquechose.—Situnemedispascequetucherches,jevaiscreuserdanslevide.— Je cherche si un particulier ou une entreprise n’aurait pas fait un don

conséquentpourfinancerlaconstructiondesnouveauxbâtiments,delapiscineetdujardin.—OK,jevaismettreunstagiairesurlecoup.— Non, pas un stagiaire ! C’est sérieux et difficile. Demande à un mec

aguerri.—Fais-moiconfiance,lejeuneauqueljepenseestunesortedechientruffier.

Etilneportepasdanssoncœurlacastequiessaiedes’approprierSaint-Ex.—Unmecunpeucommetoidonc…Pianellieutunpetitrireetm’interrogea:—Tut’attendsàtrouverquiderrièrecefinancement?— Je n’en sais rien, Stéphane. Et tant qu’on y est, j’ai autre chose à te

demander.Qu’est-cequetupensesdelamortdeFrancisBiancardini?4.—Jepensequec’estunebonnechoseetquelaplanètecompteunsalaudde

moins.Sasaillieprovocantenemefitpasrire.—Réponds-moisérieusement,s’ilteplaît.—OnnedevaitpasenquêtersurVinca?Tujouesàquoi,là?—Jeteferairemontertoutesmesinfos,c’estpromis.Lapisteducambriolage

quiamaltourné,tuycrois?—Plusdepuisqu’onaretrouvésacollectiondemontres.Décidément, Pianelli était bien informé.Le commissaireDebruyne avait dû

luirefilerl’info.

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—Quoialors?—Pourmoi, il s’agitd’un règlementdecomptes.Biancardini représentaità

luiseullecancerquiminelaCôted’Azur:l’affairisme,lacorruptionpolitique,lesrelationstroublesaveclamafia.JemontaiaucréneaupourdéfendreFrancis:—Là,tudérailles.LesliensdeBiancardiniaveclamafiacalabraise,c’estde

l’intox.MêmeleprocureurDebruynes’yestcassélesdents.—Justement,jeconnaissaisbienYvanDebruyneetj’aieuaccèsàcertainsde

sesdossiers.—J’ai toujours adoréça : les jugesqui refilent leurs infosaux journalistes.

C’estbeau,lesecretdel’instruction.—C’estunautredébat,mecoupa-t-il,maiscequejepeuxtedire,c’estque

Francisétaitmouilléjusqu’aucou.Tusaiscommentlesmecsdela‘Ndranghetale surnommaient ?Whirlpool ! Parce que c’était lui qui supervisait la grandelessiveusedublanchimentd’argent.—SiDebruyneavaiteudespreuvessolides,Francisauraitétécondamné.— Si c’était si simple… soupira-t-il. En tout cas, j’ai vu des relevés de

comptesdouteux,dufricquirepartaitauxÉtats-Unis,làjustementoùchercheàs’implanterla‘Ndranghetadepuisdesannées.J’aiguillailaconversationsurunautrerail:—Maximem’aditquetuleharcelaisdepuisqu’ilavaitannoncésonintention

defairedelapolitique.Pourquoituressorstouscesvieuxdossierssursonpère?TusaistrèsbienqueMaximeestcleanetqu’onn’estpascomptabledel’actiondesesparents.—Çaseraittropfacile!rétorqualejournaliste.Avecquelargentcrois-tuque

Maximeafondésabellepetiteentrepriseécologiqueetsonincubateurdestart-up?Avecquelfricpenses-tuqu’ilvafinancersacampagne?Avecl’argentsaleque cette crapuledeFrancis a gagnédans les années1980.Lever est dans lefruitdèsledébut,monpote.—DoncMaximen’aplusledroitderienfaire?—Faispassemblantdenepascomprendre,l’artiste.—C’estcequejen’aijamaisaiméchezlestypescommetoi,Stéphane:cette

intransigeance, ce côté procureur et donneur de leçons. Le Comité de salutpublicversionRobespierre.—C’estcequejen’aijamaisaiméchezlestypescommetoi,Thomas:leur

capacitéàoubliercequilesdérange,leurfacultéànejamaissecroirecoupablederien.

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Pianelliadoptaituntondeplusenplusvirulent.Notreéchangedessinaitunefrontièredélimitantdeuxconceptionsdumondequejepensaisirréconciliables.J’aurais pu lui répondre d’aller se faire foutre, mais j’avais besoin de lui. Jebattisdoncenretraite:—Onreparleradeçauneautrefois.—JenecomprendspaspourquoitudéfendsFrancis.—Parcequejeleconnaissaismieuxquetoi.Enattendant,situveuxensavoir

plussursamort,jepeuxterefileruntuyau.—Tuasvraimentlechicpourretournerlessituations!—TuconnaisunejournalistedeL’Obs,AngéliqueGuibal?—Non,çanemeditrien.—Apparemment,elleaeuaccèsaurapportdepolice.D’aprèscequej’ailu,

Francis s’est traîné dans unemare de sang et a essayéd’écrire le nomde sonmeurtriersurlaparoidelabaievitrée.—Ahouais,j’ailucetarticle:desconneriesdejournauxparisiens.— Bien sûr, à l’heure des fake news, heureusement qu’il resteNice-Matin

pourredorerl’honneurdelaprofession.—Turigoles,maiscen’estpascomplètementfaux.—Tune pourrais pas appelerAngéliqueGuibal pour glaner quelques infos

supplémentaires?—Tucroisqu’onserefiledestuyauxcommeçaentrejournalistes?Tuesami

avectouslesécrivainsdelaplacedeParis,toi?Maisquecetypepouvaitêtreénervantparmoments.Àboutd’arguments,je

tentaiunemanœuvregrossière:—Si tu es vraiment plus fort que les journalistes parisiens,montre-le-moi,

Stéphane.Essaied’obtenirlerapportdepolice.—Lepiègeestunpeugros!Tucroisquetuvasm’avoiravecça?—C’estbiencequejepensais.T’asquedelabouche.Jenesavaispasque

l’OMavaitpeurduPSG.Avecdessupporterscommetoi,onestmalbarrés.—Qu’est-cequeturacontes?Çan’arienàvoir.Il laissapasserquelquessecondes,puisacceptaquemonpiègedélectablese

refermesurlui.—Biensûrqu’onestplus fortsque lesParisiens, s’énerva-t-il. Jevais te le

ramener,tonputainderapport.Nous,onn’apasl’argentduQatar,maisonestplusfutés.La discussion se poursuivit avec cette sorte de confusion agréable dans

laquelle surgirent lesnomsdeBernardTapieetdeRaymondGoethals.Elle se

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terminaparcequi, au-delàdenosdifférences,nous rassemblerait toujours.En1993,l’OMavaitrapportéàsessupporterslaseulevraiecouped’Europe.Cellequepersonnenepourraitjamaisnousenlever.5.Jemelevaipourprendreuncafédansledistributeursituéaufonddelapièce.

Une petite porte de service permettait d’aller se dégourdir les jambes dans lacour. C’est ce que je fis et, une fois dehors, je poussai ma « promenade »jusqu’auxbâtiments historiques : les salles de classe d’inspirationgothique enbriquerouge.Par une sorte de dérogation spéciale, le club théâtre avait toujours eu ses

locaux dans l’aile la plus prestigieuse du lycée. Alors que j’arrivais devantl’entrée latérale, je croisai quelques élèves qui descendaient les marches enchahutant.Ilétait18heures.Lesoleilcommençaitàdéclineretlecoursvenaitde se terminer. J’empruntai l’escalier quimenait à un petit amphithéâtre d’oùs’élevaientdesnotesboiséesetfuméesdecèdreetdesantal.L’arèneétaitvide.Tout autour, dans des cadres, des photos en noir et blanc – lesmêmes depuisvingt-cinq ans : Madeleine Renaud, Jean-Louis Barrault, Maria Casarès… –,ainsiquedesaffichesdespectacles:LeSonged’unenuitd’été,L’Échange,Sixpersonnages en quête d’auteur… Le club théâtre de Saint-Exupéry avaittoujoursétéélitisteetjenem’étaisjamaissentiàl’aisedanssesmurs.Cen’étaitpasdemain laveilleque l’onmonterait iciune représentationdeLaCageauxfolles ou de Fleur de cactus. Dans ses statuts, il était précisé que le clubn’acceptaitquevingtélèves.Jen’avaispasvouluenfairepartie,mêmelorsquema mère le codirigeait avec Zélie. À sa décharge, Annabelle avait fait sonpossible pour l’ouvrir à davantage d’élèves ainsi qu’à une culture moinssclérosée, mais les habitudes avaient la vie dure et personne ne voulaitvéritablementquecebastiondubongoûtetdel’entre-soisetransformeenuneannexeduJamelComedyClub.Toutàcoup,uneportes’ouvritderrièrel’estradeetZélieapparutsurlascène.

C’estuneuphémismededirequ’ellenemevitpasarriverd’unbonœil.—Pourquoiviens-tutraînerici,Thomas?D’unbond,jelarejoignissurleplanchersurélevé.—Tonaccueilmefaitvraimentchaudaucœur.Ellemeregardadanslesyeuxsansciller.—Tun’espluscheztoi,ici.C’estfini,cetemps-là.—Jenemesuisjamaissentichezmoinullepart,alors…

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—Tuvasmetirerdeslarmes.Comme j’avais une très vague idée de ce que je cherchais, j’envoyai un

premierhameçonauhasard:—Tufaistoujourspartieduconseild’administration,n’est-cepas?—Qu’est-cequeçapeuttefaire?répondit-elleenrangeantsesaffairesdans

uncartableencuir.—Sic’estlecas,tudoissavoirquifinancelestravaux.J’imaginequ’onadû

procéderàuneinformationdesmembresetàunvote.Ellemeregardaavecunintérêtnouveau.— Une première tranche est financée par un emprunt, m’apprit-elle. C’est

cettepartiedestravauxquiaétévotéelorsduCA.—Etlereste?Ellehaussalesépaulesenfermantsaserviette.—Leresteseravotéentempsvoulu,maisc’estvraiquejenesaispastropoù

ladirectioncomptetrouvercetargent.Unpointpourmoi.Sansaucunlien,uneautrequestiontraversamonesprit:—TutesouviensdeJean-ChristopheGraff?—Bien sûr. C’était un bon professeur, admit-elle.Un être fragile,mais un

typebien.Parfois,Zélienedisaitpasquedesconneries.—Tusaispourquoiils’estsuicidé?Ellemerenvoyadanslescordes:—Tucroisencorequ’ilyauneréponseuniqueetrationnellequiexpliquerait

pourquoilesgenssedonnentlamort?—Avantdemourir,Jean-Christophem’aécritune lettre. Ilydévoilaitqu’il

avaitaiméunefemme,maisquecetamourn’étaitpasréciproque.—Aimersansêtreaiméenretour,c’estlelotdebeaucoupdepersonnes.—Soissérieuse,s’ilteplaît.—Jesuistrèssérieuse,malheureusement.—Tuétaisaucourantdecettehistoire?—Jean-Christophem’enavaitparlé,oui.Pouruneraisonquej’ignorais,Graff,monmentor,lapersonnelaplussubtile

etlaplusgénéreusequej’aiejamaisfréquentée,appréciaitZélieBookmans.—Cettefemme,tulaconnais?—Oui.—C’étaitqui?—Tum’emmerdes.

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—C’estladeuxièmefoisquequelqu’unmeditçaaujourd’hui.—Etcen’estpasladernièreàmonavis.—Cettefemme,c’étaitqui?—SiJean-Christophenetel’apasdit,cen’estpasàmoidelefaire,soupira-t-

elle.Cen’étaitpasfauxetçam’afaitdelapeine.Maisj’ensavaislaraison.—Ilnemel’apasditparpudeur.—Ehbien,respectecettepudeur.—Jetedonnetroisnomsettumedissijemetrompe,d’accord?—Onnevapasjoueràça.N’abîmepaslamémoiredesmorts.MaisjeconnaissaisassezZéliepoursavoirqu’ellen’allaitpaspouvoirrésister

àcejeumalsain.Parceque,pendantquelquessecondes,labibliothécaireauraitsurmoiunpetitpouvoir.Effectivement.Alorsqu’elleenfilaitsavesteenvelourscôtelé,elleseravisa:—Situdevaisproposerunnom,tucommenceraisparqui?Lepremierétaittouttrouvé:—Cen’étaitpasmamère,n’est-cepas?—Non!Oùvas-tucherchercesidées?Elledescenditlesmarchesdel’estrade.—C’étaittoi?Ellericana:—J’auraisbienaimé,maisnon.Elletraversal’amphithéâtrejusqu’àlasortie.—Tuclaqueraslaporteenpartant,d’accord?melança-t-elledeloin.Unsalesourireilluminaitsonvisage.Ilmerestaitunedernièrechance:—C’étaitVinca?—Perdu.Bye,bye,Thomas!s’exclama-t-elleenquittantl’amphi.

6.J’étaisseulsurl’estradedevantunpublicfantôme.Àcôtédutableaunoir,la

porte était restée ouverte. Jeme souvenais vaguement de cette pièce que l’onsurnommaitparfois la« sacristie». Jepoussai laportepourconstaterque rienn’avaitchangé.C’étaitunlocalbasdeplafondmaisassezvaste,quiservaitunpeuàtout:lescoulissesdesrépétitions,l’endroitoùétaientstockéslescostumesetlematériel,celuioùétaientconservéeslesarchivesduclubthéâtre.Au fond de la salle se trouvaient en effet des rayonnages métalliques qui

contenaientdesdossiersetdesboîtesencarton.Chaqueboîteétaitdévolueàune

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année.Je remontaidans le temps jusqu’à l’année1992-1993.À l’intérieur,desflyers,desaffichesetungroscahiertypemoleskinequiconsignaitleschiffresdela billetterie des différents spectacles, les bons de commande, l’entretien del’amphithéâtreainsiquelagestiondumatériel.Toutétaitméthodiquementrépertorié,nonpasparl’écriturefineetserréede

ma mère, mais par celle beaucoup plus ample, ronde et déliée de ZélieBookmans.Jeprislecahieretl’approchaidel’uniquefenêtrepourparcourirlebordereau consacré aumatériel. Rien neme sauta aux yeux la première fois,maisunedeuxièmelecturem’alertasurquelquechose:endatedel’inventairedeprintemps,le27mars1993,Zélieavaitmentionné:

1perruquerousseintrouvableJemefisl’avocatdudiable–cetteinformationneprouvaitrien,lematérielse

détériorait très vite, il n’était certainement pas rare qu’un costume ou unaccessoire disparaisse. Il n’empêche. J’avais l’impressionque cette découverteconstituaitunpasdeplusvers lavérité.Maisunevéritéamèreet sombreverslaquellejemedirigeaisàreculons.Jerefermailaporteetquittail’amphithéâtrepourregagnerlabibliothèque.Je

rassemblaimesaffairesdansmonsacetretournaiversl’entrée,làoùsetrouvaitlazonedeprêt.Regarddebiche, rire légèrement surjoué, cheveux rejetésostensiblement en

arrière.Àdixmètresdevantmoi,PaulineDelatourfaisaitsonnumérodecharmeà deux élèves de classes prépas. Deux grands types blonds et baraqués qui,d’aprèsleurtenue,leursproposetleurtranspiration,revenaientd’unepartiedetennisacharnée.—Mercipourvotreaide,dis-jeenluirestituantlesnumérosdeCourrierSud.—Ravied’avoirpuvousaider,Thomas.—Jepeuxgarderleyearbook?—D’accord,jem’arrangeraiavecZélie,maispensezàmelerenvoyer.— Une dernière chose. Il manquait un numéro parmi les journaux : celui

d’octobre1992.—J’ai remarqué,oui.L’exemplairen’étaitpasà saplace. J’aicherchépour

voirs’iln’étaitpastombéderrièrelesétagères,maisjenel’aipastrouvé.Lesdeuxtennismenmeregardaientl’œilmauvais.Ilsavaienthâtequejeme

tire.Hâtequejeleurrendel’attentionsensuelledePauline.—Tantpis,dis-je.

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Jem’étaisdéjàretournélorsqu’ellemerattrapaparlamanche.—Attendez ! Le lycée a numérisé toutes les archives deCourrier Sud en

2012.—Etvouspouvezretrouverlenuméro?Ellem’entraînaavecelleverssonbureautandisque,vexésd’êtreéclipsés,les

deuxsportifsnousabandonnaient.—Jevaismêmevousenfaireuneimpressionlaser.—Génial.Merci.Elle lançal’impressionquiduramoinsd’uneminute,puisagrafalesfeuilles

avecsoinavantdemeprésenterledocument.Maisalorsquejetendaislamainpourl’attraper,elleleretirabrusquement.—Çaméritebienuneinvitationàdîner,non?Et voilà que se dévoilait la faille de Pauline Delatour : une séduction

permanenteeteffrénéequidevaitl’insécuriseretluidemanderuneénergiefolle.—Jepensequevousn’avezpasbesoindemoipourqu’onvousinviteàdîner.—Jevouslaissemonnumérodeportable?—Non,jeveuxjustelejournalquevousavezeulagentillessed’imprimer.Toutencontinuantàsourire,elleinscrivitsonnumérosurlaphotocopie.—Qu’est-cequevousvoulezquej’enfasse,Pauline?Elleréponditcommeuneévidence:—Jevousplais,vousmeplaisez,c’estundébut,non?—Çanemarchepascommeça.—Çafaitdessièclesqueçamarchecommeça.Jedécidaidenepasremettreunepiècedanslamachine.Jetendissimplement

la main et elle finit par capituler en me donnant l’exemplaire qu’elle avaitannoté.Jecrusm’entireràboncompte,maisellenerésistapasàmegratifierd’uneinsulte.—Connard,va!C’était ma fête aujourd’hui. J’attendis d’avoir regagné ma voiture pour

feuilleterlejournal.Lapagequim’intéressaitétaitcelleducompterendudelapiècedethéâtreadaptéeduParfum.Rédigéparlesélèves,l’articlementionnaitune représentation bouleversante marquée par l’intensité du jeu des deuxcomédiennes.Maisc’étaientsurtoutlesphotosdelasoiréequejeregardais.Surlaplusgrande,onvoyaitVincaetFannyqui se faisaient face.Deux fillesauxcheveux de feu. Presque jumelles. Je songeai àVertigo d’Hitchcock et auduoMadeleineElsteretJudyBarton:lesdeuxfacesd’unemêmefemme.Sur scène, siVinca était fidèle à elle-même,Fanny étaitmétamorphosée. Je

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repensai à laconversationque j’avaiseueavecelleendébutd’après-midi.Undétailmerevintenmémoireetjedevinaiqu’elleétaitloindem’avoirtoutdit.

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LAJEUNEFILLEETLAMORT

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13LaplacedelaCatastrophe

Ilyadesmomentsoùiln’yanibeauténibontédanslavérité.

AnthonyBURGESS

1.19heures.Jequittailelycéepourfaireunnouveaucrochetparl’hôpitaldelaFontonne.

Cette fois, évitant l’accueil, je montai directement au service cardiologie. Àpeine sorti de l’ascenseur, je tombai sur une infirmière en pantalon et blouserosesquim’interpella:—Vousêteslefilsd’AnnabelleDegalais!Peaunoird’ébène,cheveuxtressésteintésderefletsblonds,sourireradieux:

la jeune femme répandait une lumière joyeuse dans l’environnement terne del’hôpital.UnairdeLaurynHillpériodeKillingMeSoftly.— Jem’appelleSophia, dit-elle. Je connais bien votremaman.Chaque fois

qu’ellevientnousvoir,ellenousparledevous!—Vousdevezconfondreavecmonfrère,Jérôme.IltravaillepourMédecins

sansfrontières.J’avais l’habitude des dithyrambes de ma mère sur son fils aîné et je ne

doutaispasqueJérômeméritaitceséloges.Detoutefaçon,vousneluttezpasàarmeségalesavecquelqu’unquisauvequotidiennementdesviesdansdespaysdévastésparlaguerreoulescatastrophesnaturelles.—Non,non,c’estbiendevousqu’ellenousparle: l’écrivain.Vousm’avez

mêmedédicacéundevosromansparl’intermédiairedevotremaman.—Çam’étonnerait.MaisSophian’endémordaitpas:—J’ailelivredanslasalledereposdesinfirmières!Venezvoir,c’estàcôté.

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Commeelleavaitéveillémacuriosité,jelasuivisauboutducouloirdansunepiècetoutenlongueur.Là,ellemetenditunexemplairedeQuelquesjoursavectoi, mon dernier roman. Effectivement, celui-ci était bien dédicacé : PourSophia,enespérantquecettehistoirevousdonnematièreàplaisiretàréflexion.Bienàvous,ThomasDegalais.Saufquecen’étaitpasmonécriture,maiscellede ma mère ! Une image surréaliste traversa mon esprit : ma mère en traind’imitermasignaturepourrépondreàlademandedemeslecteurs.—Etj’enaisignébeaucoupcommeça?—Unedizaine.Beaucoupdegensvouslisentàl’hôpital.Cecomportementm’intriguait.J’avaisloupéquelquechose.—Mamère,çafaitlongtempsqu’ellesefaitsoignerici?—DepuisNoëldernier,jedirais.Lapremièrefoisquejel’aipriseencharge,

c’étaitpendant lagardedu réveillon.Elle avait euuneattaqueaumilieude lanuit.Jenotail’informationdansuncoindematête.—J’étaisvenuvoirFannyBrahimi.—Ledocteurvientdepartir,meréponditSophia.Vousvouliezluiparlerde

votremaman?—Pasdutout,Fannyestunevieilleamie,nousavonsfaittoutenotrescolarité

ensembledepuisleprimaire.Sophiahochalatête.— Oui, le docteur me l’a dit quand elle m’a confié votre mère. C’est

dommage,vousl’avezratéedepeu.—Ilfautquejelavoie,c’estimportant,vousauriezsonnumérodeportable?Sophiahésitauninstant,puiseutunsouriredésolé:—Jen’aipasledroitdevousledonner,vraiment.Maisàvotreplace,j’irais

faireuntouràBiot…—Pourquoi?—Onestsamedisoir.ElledînesouventplacedesArcades,avecleDrSénéca.—ThierrySénéca?Lebiologiste?—Oui.Jemesouvenaisdelui:unélèvedeterminalescientifique,scolariséàSaint-

Ex un ou deux ans avant nous. Il avait ouvert un laboratoire d’analysesmédicales à Biot 3000, la zone d’activité située au pied du village. C’est lànotammentquemesparentsfaisaientleursprisesdesangetleursexamens.—Donc,Sénéca,c’estlemecdeFanny?demandai-je.— On peut dire ça, acquiesça-t-elle, un peu gênée, sans doute consciente

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d’avoirététropbavarde.—OK,jevousremercie.J’étais déjà reparti à l’autre bout du couloir lorsque Sophia me lança

gentimentdeloin:—Leprochainroman,c’estpourquand?Je fis semblantdenepasavoir entenduet jem’engouffraidans l’ascenseur.

Généralement, cette question me faisait plaisir, une sorte de clin d’œil quem’adressaientleslecteurs.Mais, lorsquelesportesdelacabineserefermèrent,jeprisconsciencequ’iln’yauraitjamaisdeprochainroman.Lundi,ontrouveraitlecadavred’AlexisClémentetonm’enfermeraitpourquinzeouvingtans.Enmême temps que la liberté, je perdrais la seule chose quime faisaitme sentirvivant. Pour fuir ces pensées mortifères, je consultai machinalement monportable.J’avaisunappelenabsencedemonpère–quinem’appelaitjamais–etunSMSdePaulineDelatourquis’étaitdébrouillée,jenesaiscomment,pourobtenirmonnuméro:«Jesuisdésoléepourtoutàl’heure.Jenesaispascequim’apris.Jefaisdestrucsconsparfois.NB:J’aitrouvéuntitrepourlelivrequevousfinirezparécriresurVinca:LaJeuneFilleetlaNuit.»2.Je repris lavoitureetmis lecapsur levillagedeBiot. J’avaisdumalàme

concentrer sur la route. Toute mon attention était accaparée par la photo quej’avais découverte dans le journal du lycée. Coiffée d’une perruque rousse,Fanny–quiavait toujoursétéblonde–présentaituneressemblance troublanteavecVinca.Ce n’était pas seulement la couleur de cheveux, c’étaient l’allure,l’expression du visage, le port de tête. Cette gémellité me fit penser auxexercices d’improvisationquemamère proposait à ses élèves du club théâtre.Desmisesensituationréellesetdynamiquesqu’affectionnaientlesjeunesgens.L’activitéconsistaità incarnerplusieurspersonnagessuccessifs,croisésdanslarue, à un arrêt de bus, dans unmusée. On appelait ça le jeu du caméléon etFannyyexcellait.Uneconjecturepritformedansmatête.EtsiFannyetVincaavaientéchangé

leurplace?Etsi,cefameuxdimanchematin,c’étaitFannyquiavaitprisletrainpour Paris ? Ça paraissait peut-être farfelu, mais ce n’était pas impossible.J’avaisenmémoirelestémoignagesrecueillispartousceuxquiavaientcherchéàenquêter.Quedisaientau juste legardiendulycée, les typesde lavoirie, lespassagersduTGVpourParisou leveilleurdenuitde l’hôtel ?Qu’ils avaientcroiséune jeune femmerousse,une jolierouquine, une fille aux yeux clairs et

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aux cheveux couleur de rouille. Des descriptions suffisamment vagues pourcadrer avecmonhypothèse. Je la tenaispeut-être enfin, cettepisteque j’avaischerchée pendant toutes ces années ! La possibilité rationnelle queVinca soitencoreenvie.Pendanttoutletrajet,jemerépétaimentalementcescénariopourlui donner une réalité. Pour une raison que j’ignorais, Fanny avait couvert lafuitedeVinca.ToutlemondeavaitcherchéVincaàParis,maisellen’avaitpeut-êtrejamaispriscetrain.J’arrivai à l’entrée de Biot alors que le soleil tirait ses derniers feux. Le

parkingpublicétaitsaturé.Warningsallumés,uneflopéedevéhiculesendoublefile attendaient que d’autres repartent. Après avoir fait deux fois le tour duvillagesansparveniràmegarer,jemelaissaiglisser,résigné,lelongduchemindesBachettesquiplongeaitverslevallondesCombes.Jetrouvaifinalementuneplacehuitcentsmètresplusbas,devantlesterrainsdetennis.J’enfusquittepourremonter le dénivelé au pas de course : une pente à vingt pour cent qui vouscassait les jambes et vous coupait le souffle. J’étais presque au bout de moncalvairelorsquejereçusunnouvelappeldemonpère.—Jemefaisdusouci,Thomas.Tamèren’esttoujourspasrentrée.Cen’est

pasnormal.Elleétaitjustesortiepourfairequelquescourses.—Tul’asappelée,j’imagine?—Justement,ellea laisséson téléphoneà lamaison.Qu’est-ceque jepeux

faire?—Jen’ensaisrien,papa.Tuessûrquetunet’inquiètespaspourrien?J’étais d’autant plus surpris par sa réaction que ma mère passait sa vie en

vadrouille ou en déplacement.Au début des années 2000, elle s’était engagéedansuneONGliéeà la scolarisationdes fillesenAfriqueetelleétait souventabsentedelamaison,cequin’avaitjamaissemblédérangersonmari.—Non,réponditRichard.Onadesinvitésetjamaisellenem’auraitlaisséen

plancommeça!J’avaispeurdecomprendre.Richardrâlaitparcequesafemmen’étaitpaslà

pours’occuperdestâchesdomestiques!—Situesvraimentinquiet,commenceparappelerleshôpitaux.—D’accord,grogna-t-il.Lorsque je raccrochai, j’étais enfin arrivé à l’entréede la zonepiétonne.Le

villageétaitencorepluspittoresquequedansmessouvenirs.S’ilrestaitquelquestraces de la domination ancienne des Templiers, c’était surtout la populationvenuedunorddel’Italiequiavaitfaçonnél’architecturebiotoise.Àcetteheurede la journée, les teintes ocre et patinées des façades réchauffaient les ruelles

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pavées,donnantl’impressionauxvisiteursdesebaladerdansunepetitevilledeSavoneoudeGênes.Larueprincipaleétaitbordéedeboutiquesproposantlessempiternelsproduits

provençaux (savons, parfums, objets artisanaux en bois d’olivier), mais aussid’ateliers d’art qui présentaient le travail des verriers, des peintres et dessculpteurslocaux.Devantlaterrassed’unbaràvin,unejeunefemmearméedesa guitare massacrait allègrement le répertoire des Cranberries, mais les gensautour, qui battaient la cadence en tapant dans leurs mains, ajoutaient de labonnehumeuràcedébutdesoirée.Dansmatêtepourtant,Biotrestaitassociéàunsouvenirbienparticulier.En

classedesixième, j’avais faitmonpremierexposédemavied’écoliersurunehistoire locale quim’avait toujours fasciné.À la fin du XIXe siècle, sans raisonapparente, une grande bâtisse d’une des rues du village s’était soudainementécroulée.Latragédieavaiteulieudanslasoirée,aumomentoùleshabitantsdel’immeuble s’étaient réunis pour célébrer la première communion d’un desenfants autour d’un repas. En quelques secondes, les malheureux s’étaientretrouvés broyés et ensevelis. Les sauveteurs avaient tiré des décombres unetrentaine de cadavres. Ce drame avait durablementmarqué les esprits et, plusd’un siècle plus tard, le traumatisme était encore visible puisque personnen’avait osé reconstruire de maison à l’emplacement des ruines. Demeuréobstinément vide, l’endroit portait aujourd’hui le nom de place de laCatastrophe.Lorsque j’arrivaisur laplacedesArcades, je fus frappéde la retrouver telle

que je l’avais quittée vingt-cinq ans plus tôt. Tout en longueur, elle s’étendaitjusqu’à l’égliseSainte-Marie-Madeleine,encadréepardeuxgaleriesenarcadessurmontéesdepetitsbâtimentscolorésdedeuxoutroisétages.Jen’euspasàchercherlongtempsThierrySénéca.Assisàunetableducafé

LesArcades, ilmefitunsignedelamain,commesic’étaitmoietnonFannyqu’il attendait. Cheveux bruns coupés court, nez régulier, bouc bien taillé,Sénécan’avaitpasbeaucoupchangé.Ilétaitvêtuàlacool:unpantalondetoile,unechemisette,unpulljetésurlesépaules.Onavaitl’impressionqu’ilvenaitdesauterdupontd’unbateauetilmerappelacertainesvieillespubspourSebago,ou les affiches électorales demon adolescence sur lesquelles des candidats duRPR voulaient se faire passer pour des types sympas et détendus. Le résultatétaitgénéralementàl’opposédesintentionspremières.—Salut,Thierry,dis-jeenlerejoignantsouslepassagecouvert.—BonsoirThomas.Çafaitunbail.

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—JechercheFanny.Ilparaîtqu’elledîneavectoi.D’ungeste,ilm’invitaàprendreplacedevantlui.—Ellenedevraitplustarder.Ellem’aditqu’ellet’avaitrevucematin.Devenurose,lecielprojetaitunelumièrepralinesurlesvieillespierres.Dans

l’airflottaientdesodeurssavoureusesdesoupeaupistouetdeplatsmijotés.—Rassure-toi, je ne vais pas gâcher votre soirée. Je voudrais juste vérifier

quelquechose,j’enaipourdeuxminutes.—Pasdeproblème.LecaféLesArcadesétaitunevéritableinstitutionbiotoise.Picasso,Fernand

Léger,Chagall avaient éténaguèredes familiersde lamaison.Recouvertesdenappesàcarreaux,lestablesdébordaientallègrementsurtoutelaplace.—C’esttoujoursaussibonici?Onvenaitsouventautrefoisavecmesparents.—Alors,tunevaspasêtredépaysé.Lacarteestlamêmedepuisquaranteans.Nous dissertâmes un moment sur les poivrons à l’huile, les fleurs de

courgettes farcies, le lapin aux herbes et la beauté des poutres apparentes quisoutenaientlagalerieextérieure.Puisilyeutunlongblancquejemedécidaiàmeubler.—Çamarche,tonlaboratoire?—Net’emmerdepasàmefairelaconversation,Thomas,répondit-ild’unton

presqueagressif.Comme l’avait fait Pianelli ce matin, le biologiste sortit une vaporette et

commençaà tirerdes taffesparfuméesà lacrèmecaramel.Jemedemandaiceque pensaient des hommes comme Francis ou mon père en voyant des mecsd’aujourd’hui prendre leur pied à crapoter des trucs à l’odeur de bonbecs et àboiredessmoothiesdétoxauxépinardsàlaplaced’unverredescotch.— Tu connais cette vieille théorie débile de l’âme sœur ? reprit Thierry

Sénécaenmedéfiantdu regard.Cellequiprétendquenous sommes tousà larecherchedenotremoitiéparfaite.Laseuleetuniquepersonnecapabledenousguériràtoutjamaisdelasolitude.Jerépondissansmedémonter:—DansLeBanquet,Platonl’attribueàAristophaneetjenetrouvepasquece

soitdébile.Jetrouveçapoétiqueetj’aimelesymbole.—Ouais,j’oubliaisquetuavaistoujoursétélegrandromantiquedeservice,

semoqua-t-il.Nesaisissantpasoùilvoulaitenvenir,jelelaissaicontinuer:—Ehbien,Fannyelleaussiycroit,tuvois.Jecomprendsqu’onpuissepenser

çaà treizeouquatorzeans,maisquandonapprochelaquarantaine,çadevient

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problématique.—Qu’est-cequetucherchesàmedire,Thierry?—Ilyadesgensquisontrestéscoincésquelquepartdansletemps.Desgens

pourquilepassénepassepas.J’avaisl’impressionqueSénécaétaitentraindebrossermonportrait,maisce

n’estpasdemoiqu’ilvoulaitparler.—Tusaisceques’imagineFanny,auplusprofondd’elle-même?Ellepense

qu’unjour,tuvasrevenirlachercher.Ellecroitréellementqu’unbeaumatin,tuprendras conscience qu’elle est la femme de ta vie et que tu arriveras sur tondestrierpourl’emmenerversundestinmeilleur.Enpsychiatrie,onappelleça…—Jecroisquetucaricaturesunpeu,lecoupai-je.—Siseulement…—Çafaitlongtempsquevousêtesensemble?Je pensais qu’il allaitme renvoyer dans les cordes,mais il choisit plutôt la

voiedelasincérité:—Cinqousixans.Onaconnudevraiespériodesdebonheuretdesmoments

plus difficiles. Mais tu vois, même quand on est bien, même lorsqu’on vitquelquechosede sympa, c’est toujours à toiqu’ellepense.Fannynepeutpass’empêcherdesedirequeletrucseraitplusintense,plusaccompliavectoi.Lesyeuxbaissés,lagorgenouée,ThierrySénécaparlaitd’unevoixsourde.Sa

souffrancen’étaitpasfeinte.—C’estdifficiledesebattrecontretoi,tusais,legarçondifférentdesautres.

Maist’asquoidedifférent,ThomasDegalais,àpartêtreunbriseurdecoupleetunvendeurderêves?Ilmeregardaavecunmélanged’animositéetdedétresse,commesij’étaisà

lafoislacausedesonmal-êtreetsonsauveurpotentiel.Jenecherchaimêmepasàmejustifiertantcequ’ildisaitmesemblaitexcessif.Ilsegrattalebouc,puissortitsontéléphonedesapochepourmemontrerune

photoqu’ilavaitmiseenfondd’écran:ungamindehuitouneufansentraindejouerautennis.—C’esttonfils?—Oui,c’estMarco.Samèreenaobtenulagardeprincipaleetl’aemmenéen

Argentine où elle vit avec son nouveaumec. Je crève de ne pas le voir plussouvent.Sonhistoireétaitémouvante,maiscesoudaindéballageaffectifdelapartde

quelqu’undontjen’avaisjamaisétéprochememitmalàl’aise.—Jeveuxunautreenfant,affirmaSénéca.J’aimeraisquecesoitavecFanny,

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maisunobstaclel’empêchedefranchirlepas.Etcetobstacle,c’esttoi,Thomas.J’avais envie de lui répondre que je n’étais pas son psy et que l’obstacle,

c’était sans doute lui si Fanny ne voulait pas d’enfant, mais le type étaittellementmalheureuxetfébrilequejen’avaispaslecœuràl’enfoncer.—Jenevaispasl’attendreindéfiniment,menaça-t-il.—Ça,c’estvotreproblème,paslem…Jenefinispasmaphrase.Fannyvenaitd’apparaîtresouslesarcadesets’était

figéeennousvoyantattablés.Ellem’adressaunsigne–suis-moi–ettraversalaplacepourentrerdansl’église.—Jesuiscontentquetusoisvenu,Thomas,melançalebiologistealorsque

jemelevaisdemachaise.Quelquechosen’apasétérégléàl’époqueetj’espèrequetut’enchargerascesoir.Jepriscongésans lesalueretavançai jusqu’auparvispavédegaletsgriset

roses,pourrejoindreFannyàl’intérieurdulieudeculte.3.D’entrée,l’odeurd’encensetdeboisfumémeplongeadansuneatmosphère

derecueillement.L’égliseétaitbelledanssasimplicitéavecunescalierqui,dèsle porche principal, descendait vers la nef.Assise en bas desmarches, Fannym’attendaitdevantunporte-ciergemassifoùbrûlaientdesdizainesdebougies.Lelieuleplusappropriépouruneconfession?Elleportaitlejean,lesescarpinsetlechemisierquejeluiavaisvuscematin.

Elleavaitboutonnésontrench-coatettenaitsesgenouxrepliéscontresapoitrinecommesiellemouraitdefroid.—Salut,Fanny.Sonvisageétaitblanc,sesyeuxgonflés,saminechiffonnée.—Ilfautqu’onparle,n’est-cepas?Mon ton était plus dur que je ne l’aurais voulu.Elle hocha la tête en signe

d’acquiescement.J’allaisl’interrogersurlescénarioquej’avaiséchafaudédanslavoiture,maiselle levalesyeuxversmoiet ladétressequej’ylusm’effrayatellementque,pourlapremièrefois,jenefuspluscertaindevouloirconnaîtrelavérité.—Jet’aimenti,Thomas.—Quand?—Aujourd’hui,hier,avant-hier, ilyavingt-cinqans…Je t’aimenti tout le

temps.Riendecequejet’airacontéaujourd’huinecorrespondàlaréalité.—Tum’asmenti lorsque tum’asditque tusavaisqu’ilyavaituncadavre

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danslemurdugymnase?—Non,ça,c’étaitvrai.Au-dessus de sa tête, éclairés par les cierges, les panneaux d’un antique

retable brillaient d’une lumière fauve. Au centre du cadre en bois doré, uneViergedeMiséricorde tenaitd’unemain l’EnfantJésusetde l’autreunrosairerougeoyant.—Çafaitvingt-cinqansquejesaisqu’ilyauncadavreemmurédanslasalle

desport,ajouta-t-elle.J’avais envie que le temps s’arrête. Je ne voulais pas qu’elleme raconte la

suite.—Maisjusqu’àcequetumeledises,jenesavaispasqu’ilyavaitaussicelui

d’AlexisClément,poursuivitFanny.—Jenecomprendspas.Jeneveuxpascomprendre.—Ilyadeuxcadavresdansceputaindemur!cria-t-elleenserelevant.Je

n’étais pas au courant pourClément,Ahmednem’avait riendit du tout,maisj’étaisaucourantpourl’autre.—Quelautrecadavre?Je savais ce qu’elle allaitme répondre etmon cerveau échafaudait déjà des

planspourrefuserlavérité.—CeluideVinca,dit-elleenfin.—Non,tutetrompes.—Cettefois,jetedislavérité,Thomas:Vincaestmorte.—Etquandserait-ellemorte?—Lamêmenuitqu’AlexisClément.Cefameuxsamedi19décembre1992,le

jourdelatempêtedeneige.—Commentpeux-tuêtreaussicatégorique?À son tour, Fanny fixa le panneau de laVierge au rosaire. DerrièreMarie,

deuxangesauréolésouvraientgrandlespansdesonmanteau,appelantlesplushumbles à venir y trouver refuge.Àcet instant, j’avais enviede les rejoindre,pouréchapperauxblessuresdelavérité.MaisFannyrelevalatête,meregardadanslesyeuxet,paruneparole,détruisittoutcequicomptaitpourmoi:—Parcequec’estmoiquil’aituée,Thomas.

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Fanny

Samedi19décembre1992RésidenceétudianteNicolas-de-StaëlBriséeparlafatigue,j’écrasebâillementsurbâillement.Lespagesdenotesde

mescoursdebiologiemoléculairedansentdevantmesyeux,maismoncerveaune parvient plus à les ingurgiter. Je lutte pour ne pas m’endormir. Le froidsurtout me transperce jusqu’aux os. À deux doigts de rendre l’âme, monchauffaged’appointnecracheplusqu’unairpoussiéreuxettiédasse.J’aimisdelamusiquepourresteréveillée.Danslesenceintesdemachaînehi-fi,lespleenprofond de The Cure s’égrène chanson après chanson : Disintegration,Plainsong,LastDance…L’exactmiroirdemonâmeesseulée.Aveclamanchedemonpull,j’essuielabuéequis’estaccumuléesurlavitre

delachambre.Dehors,lepaysageestirréel.Lecampusestdésertetsilencieux,figésousunecroûtedenacre.Un instant,monregardseperddans le lointain,au-delàducielgrisperled’oùseprécipitentencoredesflocons.Mon estomac est assiégé de brûlures et de borborygmes. Je n’ai rien avalé

depuis hier.Mon placard etmon frigo sont vides, car je n’ai pas un franc enpoche. Je sais qu’il faudrait que j’accepte de dormir un peu et que j’arrête demettremonréveilà4h30dumatin,maislaculpabilitém’enempêche.Jepenseauprogrammederévisionquej’aiélaborépourcesdeuxsemainesdevacances.Jepenseàcetteputaindepremièreannéedemédecinequilaisserasurlecarreaulesdeuxtiersdesélèvesdemaprépa.Etjemedemandes’ilyavraimentunsensà toutça.Ou,plutôt, jemedemandesi jesuisàmaplace.Est-cemavocationde devenir médecin ? Quelle direction va prendre ma vie si j’échoue à ceconcours ?Chaque fois que je songe àmon avenir, je ne vois qu’un paysageterne et triste.Mêmepasuneplainehivernale,maisun éventail infini degris.Celuidubéton,desbarresd’immeubles,desautoroutesetdesréveilsà5heures

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dumatin.Celuidessallesd’hôpital,del’acierquitelaisseunsalegoûtdanslabouchelorsquetuteréveilles,lecorpspoisseux,àcôtédelamauvaisepersonne.Je sais que c’est ce qui m’attend, car je n’ai jamais eu cette légèreté, cetteinsoucianceetcetoptimistequeportentenétendardungrandnombredesélèvesdenotrelycée.Chaquefoisquejesongeàmonavenir,jevoislapeur,l’ennui,levide,lafuite,ladouleur.

*

Maissoudain, je t’aperçois,Thomas!Àtravers lavitre, tasilhouetteployéepar levent sedétachedans lablancheur laiteusedecet après-midid’hiver.Et,commechaquefois,moncœurbonditdansmapoitrineetmonhumeurs’adoucit.D’un seul coup, je n’ai plus sommeil. D’un seul coup, j’ai envie de vivre etd’avancer. Parce qu’il n’y a qu’avec toi que ma vie pourrait être sereine,prometteuse,porteusedeprojets,devoyages,desoleiletderiresd’enfants.Jepressens qu’il existe un chemin étroit vers le bonheur, mais je ne pourrail’emprunterqu’avectoi.Jenesaispasparquellemagielasouffrance,laboue,lanoirceurque jeporte enmoidepuis l’enfance semblent s’effacer lorsqu’onestensemble.Maisjesaisquesanstoi,jeseraitoujoursseule.Soudain,jet’aperçois,Thomas,maisl’illusionsedissipeaussivitequ’elleest

arrivée et je comprends que tu ne viens pas pour moi. Je t’entends monterl’escalieretentrerdanssachambre.Tuneviensplusjamaispourmoi.Tuvienspourl’Autre.PourElle.ToujourspourElle.JeconnaisVincamieuxquetoi.Jesaisqu’elleacetrucdansleregard,danssa

façon de se déplacer, de glisser une mèche de cheveux derrière l’oreille, oud’entrouvrirlégèrementlabouchepoursouriresanssourire.Etjesaisquecetrucn’estpasseulementnéfaste,maisqu’ilestmortel.Mamèrel’avaitaussi:cettesorted’auramaléfiquequirendleshommesfous.Tul’ignores,maislorsqu’ellenousaquittés,monpèreaessayédesetuer.Ils’estempalévolontairementsurl’armature rouillée d’un bloc de béton.À cause des assurances, on a toujoursprétenduquec’étaitunaccidentdutravail,maisc’étaitunetentativedesuicide.Aprèstoutesleshumiliationsquemamèreluiavaitinfligées,cetabrutiaffirmaitne pas pouvoir vivre sans elle et il était prêt à abandonner ses trois enfantsmineurs.Toi, tu es différent, Thomas,mais il faut que tu te libères de cette emprise

avant qu’elle ne te détruise.Avant qu’elle ne te fasse faire des choses que turegretterastoutetavie.

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*

Tufrappesàmaporteetjevaist’ouvrir.—SalutThomas,dis-jeenretirantleslunettesdevuequejeportesurlenez.—SalutFanny,j’aibesoinquetum’aides.Tu m’expliques que Vinca se sent mal, qu’il lui faut de l’écoute et des

médicaments.Tudévalisesmaboîteàpharmacieettumedemandesmêmedeluipréparerduthé.Commeunecruche,toutcequejetrouveàterépondre,c’estjem’enoccupe.Et comme je n’ai plusde thé, je suis contraintede récupérer unvieuxsachetaufonddelapoubelle.Jenesuisbonnequ’àça,biensûr:memettreauservicedeVinca,lepauvre

petitoiseaublessé.Maispourquitumeprends?Onétaitheureuxavantqu’elleviennecannibalisernosvies!Regardecequ’ellenousfaitfaire!Regardecequetum’obligesàfairepourattirertonattentionetterendrejaloux:c’esttoiquimejettesdanslesbrasdetouscesmecsquejefréquente.C’esttoiquimeforcesàmefairedumal.J’essuiemeslarmesavantdesortirdanslecouloir.Là,tumebousculessans

t’excusernim’adresserlaparoleettudévalesl’escalier.

*

Voilà. Je suis dans la chambre deVinca et jeme sens un peu conne, touteseule avec ma tasse de thé. Je n’ai pas entendu votre conversation, mais jedevinequ’elleaencorejouélamêmepartition.Cellequ’ellemaîtrisesurleboutdesdoigts:manipulerlesgensdanssonthéâtredemarionnettespoursedonnerlerôledelapauvrevictime.JeposecetteputaindetassedethésurlatabledenuitetjeregardeVincaqui

s’estdéjàassoupie.Unepartdemoicomprendledésirqu’elleinspire.Unepartde moi aurait presque envie de s’allonger à côté d’elle, de caresser sa peaudiaphane,degoûtersaboucherouge,ses lèvresourlées,d’embrasserses longscilsrecourbés.Maisuneautrepartdemoilahaitetj’aiunmouvementderecullorsque, l’espace d’une seconde, l’image demamère se superpose à celle deVinca.

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*

Ilfaudraitquejeretournetravailler,maisquelquechosemeretientdanscettechambre. Une bouteille de vodka à demi pleine est posée sur le rebord de lafenêtre.J’enavaledeuxgorgéesàmêmelegoulot.Puisjefurète,j’inspectelespapiers qui traînent sur le bureau, je parcours l’agenda de Vinca. J’ouvre lesplacards,j’essaiecertainesdesesfringuesetjedécouvrelecontenudesaboîteàpharmacie. Jenesuisqu’àmoitié surprised’ydécouvrirdes somnifèresetdesanxiolytiques.Ellea toute lapanoplieduparfait junkie :Rohypnol,Tranxène,Témesta.Si

lesdeuxdernièresboîtessontpresquevides, letubecontenantl’hypnotiqueestluibienrempli.Jemedemandecommentelleapuobtenircesmédocs.Souslesemballages,jetrouvedevieillesordonnancesrédigéesparunmédecincannois,le Dr Frédéric Rubens. Visiblement, le toubib prescrit ces drogues comme sic’étaientdesconfiseries.Je connais les propriétés du Rohypnol. Sa molécule, le flunitrazépam, est

prescritepoursoignerdesinsomniessévères,maiscommeletrucrendaccroetaunedemi-vietrèslongue,sonutilisationdoitêtrelimitéedansletemps.Cen’estpasunmédocquel’onconsommeàlalégèreousurunetroplonguepériode.Jesais que le produit est aussi utilisé pour se défoncer en le mélangeant à del’alcool,voireàdelamorphine.Jen’enaijamaispris,maisj’aientendudirequeles effets étaient dévastateurs : perte de contrôle, comportements erratiques etsouvent absence totale de souvenirs. L’un de nos profs de fac, un médecinurgentiste,nousaditquedeplusenplusdepatientsétaientconduitsàl’hôpitalpourdescasdesurdosageetqueleRohypnolétaitparfoisutiliséparlesvioleurspourannihilerlesdéfensesdeleursvictimesetleurfaireperdrelamémoire.Uneanecdotecircule:lorsd’uneravepartydanslacampagnegrassoise,unefillequienavait prisune fortedose s’est immoléepar le feu avantde se jeterduhautd’unefalaise.Je suis tellement épuiséeque je n’ai pas les idées claires.Unmoment, sans

quejesachecommentcettepenséem’estvenue,jejoueavecl’idéededissoudreles comprimés de benzodiazépine dans le thé. Je ne veux pas tuer Vinca. Jevoudrais juste qu’elle disparaisse de ma vie et de la tienne. Souvent, je rêvequ’unevoiturelarenverseenpleinerueouqu’ellesesuicide.Jeneveuxpaslatueretpourtant, jefaisglisserunepoignéedecachetsdansmamain.Etdemamain dans le mug brûlant. Ça n’a pris que quelques secondes, comme si jem’étaisdédoublée,commesij’étaisextérieureàlascèneetqu’uneautrequemoi

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avaitaccomplicegeste.Jefermelaporteetretournedansmachambre.Jenetiensplusdebout.Cette

fois,lafatiguemeterrasse.Àmontour,jemecouchesurmonlit.Jeprendsmonclasseuretmes fichesd’anatomie. Il fautque je travaille,que jemeconcentresurmescours,maismesyeuxsefermenttoutseulsetlesommeilm’emporte.

*

Lorsquejemeréveille,ilfaitnuitnoire.Jesuisaussitrempéequesij’avaiseuunefortefièvre.Leradio-réveilindiqueminuitetdemi.Jen’arrivepasàcroirequej’aidormid’unseultraitpendanthuitheures.Jenesaispassituesrevenuentre-temps,Thomas.EtjenesaispascommentvaVinca.Prised’uneterreurrétrospective,jevaistaperàsaporte.Commejen’obtiens

pasde réponse, jemedécideàentrerdanssachambre.Sur la tabledenuit, latassedethéestvide.Vincadorttoujours,danslapositionoùjel’ailaissée.Dumoins,c’estcequej’essaiedemefairecroire,maislorsquejemepencheverselle,jeconstatequesoncorpsestfroidetqu’ellenerespireplus.Moncœursebloque,uneondedechocmedévaste.Jem’effondre.Peut-être que l’histoire était écrite. Peut-être que dès le début les choses

devaientseterminercommeça:danslamortetdanslapeur.Etjesaisquelleestlaprochainemarche:enfinir,moiaussi.Medébarrasserpourtoujoursdecettesouffrance insidieusequimecolleà lapeaudepuis trop longtemps.J’ouvreengrand la fenêtre de la chambrette. Le froid glacial me happe, me mord, medévore.J’enjambelerebordpoursauter,maisjeneparvienspasàallerauboutdemongeste.Commesi laNuit,aprèsm’avoirhumée,nevoulaitpasdemoi.Comme si la mort elle-même n’avait pas de temps à perdre avec moninsignifiantepetitepersonne.

*

Hagarde, je traverse le campus comme un zombie. Le lac, la place desMarronniers,lesbâtimentsadministratifs.Toutestnoir,éteint,sansvie.Sauflebureaude tamère.Etc’est justementelleque jecherche.À travers lavitre, jedistingue sa silhouette. Je me rapproche. Elle est en pleine discussion avecFrancisBiancardini.Lorsqu’ellem’aperçoit,ellecomprendtoutdesuitequ’ilestarrivé quelque chose de grave. Francis et elle viennent àma rencontre. Je ne

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tiensplussurmesjambes.Jem’effondredansleursbrasetjeleurracontetout.Des phrases incohérentes, entrecoupées de sanglots. Avant de prévenir leSAMU, ils se précipitent dans la chambre de Vinca. Francis est le premier àinspecterlecorps.D’unsignedelatête,ilconfirmequ’ilnesertàriend’appelerlessecours.Etc’estlàquejem’évanouis.

*

Lorsquejereprendsconnaissance,jesuisallongéesurlecanapédubureaudetamère,unecouverturesurlesgenoux.Annabelleestàmonchevet.Soncalmemesurprend,maismerassure.Jel’ai

toujours appréciée. Depuis que je la connais, elle a été très généreuse et trèsbienveillanteàmonégard.Ellem’asoutenueetaidéedansmesdémarches.C’estgrâce à elle que j’ai pu obtenir cette chambre universitaire. Elle m’a donnéconfiance pour oser entreprendre ces études de médecine et m’a mêmeréconfortéelorsquetut’eséloignédemoi.Elle veut savoir si je me sens mieux et me demande de lui raconter

précisémentcequis’estpassé.—Surtout,n’oublieaucundétail.Enm’exécutant,jerevisl’engrenagefatalquiamenéàlamortdeVinca.Ma

jalousie, mon coup de folie, la surdose de Rohypnol. Alors que je cherche àjustifiermongeste,elleposeundoigtsurmabouche.—Cenesontpastesregretsquilaferontrevenir.Quelqu’und’autrequetoia-

t-ilpuvoirlecorpsdeVinca?—Peut-êtreThomas,mais jenepensepas.Nousétions lesseulesélèvesdu

bâtimentànepasêtrepartiesenvacances.Elle pose la main sur mon avant-bras, cherche à accrocher mon regard et

m’annonceavecgravité:— Le moment qui va suivre est le plus important de ta vie, Fanny. Non

seulementtuvasdevoirprendreunedécisiondifficile,maisencoretuvasdevoirlaprendrevite.Je ne la quitte pas des yeux, sans imaginer une seule seconde cequ’elle va

dire.—Tuasunchoixàfaire.Lapremièrepossibilité,c’estd’appelerlapoliceet

deleurraconterlavérité.Tudormirasdèscesoirencellule.Lorsduprocès,lapartie civile et l’opinion publique te réduiront en pièces. Les médias vont se

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passionner pour cette affaire. Tu seras la sale garce diabolique et jalouse, lemonstrequiatuédesang-froidsameilleureamie,lareinedulycéequetoutlemondeadorait.Tuesmajeure,tuserascondamnéeàunelonguepeine.Jesuisterrassée,maisAnnabelleenfonceleclou.—Lorsque tu sortiras deprison, tu auras trente-cinq ans et, pendant tout le

restedetonexistence,tuporterasl’étiquette«meurtrière».Autrementdit,tavieestfinieavantmêmed’avoirréellementcommencé.Tuasmiscesoirlespiedsdansunenferquetunequitterasjamais.J’ail’impressiondemenoyer.D’avoirreçuuncoupsurlatête,d’êtreentrain

d’inhalerdel’eauetdeneplusêtrecapablederespirer.Jerestesilencieuseunebonneminuteavantd’articuler:—Quelleestladeuxièmepossibilité?—Tutebatspoursortirdel’enfer.Etjesuisprêteàt’aiderpouryarriver.—Jenevoispascomment.Tamèreselèvedesachaise.—Ça,cen’estpasdirectementtonproblème.Ilfautd’abordfairedisparaître

lecorpsdeVinca.Pourlereste,moinstuensauras,mieuxtuteporteras.—Onnepeutpasfairedisparaîtreuncorpscommeça,dis-je.À cemoment-là, Francis entre dans le bureau et pose sur la table basse un

passeportetunecartedecrédit.Ildécrocheletéléphone,composeunnuméroetmetlehaut-parleur:—HôtelSainte-Clotilde,bonsoir.—Bonsoir, jevoudrais savoir s’ilvous resteunechambrepourdemainsoir

pourdeuxpersonnes.— Il en reste une, mais c’est la dernière, annonce l’hôtelier avant de lui

détaillerletarif.Satisfait, Francis répond qu’il la prend. Il effectue la réservation au nom

d’AlexisClément.Tamèremeregardeetmefaitcomprendrequelamachineestenclenchéeet

n’attendquemonsignalpourcontinuer.—Jetelaisseseuledeuxminutespourréfléchir,medit-elle.—Jen’aipasbesoindedeuxminutespourfaireunchoixentrel’enferet la

vie.Jevoisàsonregardquec’était la réponsequ’elleattendait.Elleserassoità

côtédemoi,meprendparlesépaules.— Tu dois comprendre une chose. Ça ne peut marcher que si tu fais

exactementcequejetedis.Sansposerdequestionsetsanschercherniraisonni

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explication.C’estlaseulecondition,maisellen’estpasnégociable.Jenesaispasencorecommentuntelplanpourraitfonctionner,maisj’aicette

impression à peine croyable qu’Annabelle et Francis ont la situation souscontrôleetpourraientréparerl’irréparable.— Si tu commets la moindre erreur, c’est fini, me prévient solennellement

Annabelle.Non seulement tu iras en prison,mais tum’y enverras aussi, avecFrancis.J’acquiesceensilence,puisjedemandecequejedoisfaire.—Leplan,pourl’instant,c’estd’allertecoucherpourêtreenformedemain,

merépond-elle.

*

Tuveuxsavoircequ’ilyadeplusfou?J’aitrèsbiendormicettenuit-là.Lelendemain,quandtamèrem’aréveillée,elleportaitunjeanetunblouson

d’homme. Elle avait ramassé ses cheveux dans un chignon qu’elle avait faitdisparaîtresousunecoiffureàvisière.Lacasquetted’unclubdefootallemand.Lorsqu’ellem’atenduuneperruquerousseetlepullroseàpoisblancsdeVinca,j’ai compris quel était son plan. C’était comme ces exercices d’improvisationqu’elle nous faisait faire au club théâtre, lorsqu’elle nous demandait de nousmettredanslapeaudequelqu’und’autre.C’étaitmêmeparfoissaméthodepourdistribuerlesrôlesdansunepièce.Saufquelà,l’improvisationn’allaitpasdurercinqminutes,maisunejournéeentièreetquejenejouaispasmaplacepourunereprésentationthéâtrale,jejouaismavie.Jemesouviensencoredecequej’airessentienenfilantlesfringuesdeVinca

et en portant la perruque. Un sentiment de plénitude, d’excitation etd’achèvement.J’étaisVinca.J’enavaislalégèreté,l’aisance,larepartieetcettesortedefrivolitéélégantequin’appartenaitqu’àelle.Tamères’estinstalléeauvolantdel’Alpineetnousavonsquittélecampus.

J’aibaissémavitrepoursaluerlegardienlorsqu’ilalevélabarrière,j’aifaitunsigneauxdeuxtypesdelavoiriequidéblayaientlerond-point.Enarrivantàlagared’Antibes,nousavonsconstatéquepourpallierlesannulationsdelaveille,la SNCF avait affrété un train supplémentaire à destination de Paris. Tamèrenous a acheté deux billets. Le voyage vers la capitale est passé comme unsouffle. Je me suis promenée dans tous les wagons, assez pour que l’on merepèreetqu’onsesouviennevaguementdemoi,maisennerestant jamaistrèslongtempsaumêmeendroit.ÀnotrearrivéeàParis,tamèrem’aditqu’elleavait

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choisi l’hôtelde la ruedeSaint-Simonparcequ’elleyavait séjourné sixmoisplustôtetqueleveilleurdenuitétaituntypeâgéqu’ilseraitfaciled’abuser.Defait,lorsquenoussommesarrivéesvers22heures,nousavonsdemandéàpayernotrechambreàl’avanceenprétextantundépartauxauroreslelendemain.Nousavons laissé suffisamment d’indices derrière nous pour faire croire queVincaétait vraiment venue ici. C’estmoi qui ai eu l’idée de commander du CherryCoke;c’esttamèrequiaprisl’initiatived’oublierunetroussedetoiletteavecunebrosseàcheveuxcontenantl’ADNdeVinca.Tuveuxsavoircequ’ilyadeplusfou?Cettejournée–quej’aiterminéeen

buvant deux bières avec un comprimé de Rohypnol – a été l’une des plusenivrantesdemavie.

*

La descente, le retour sur terre, fut à la mesure de cette excitation. Lelendemainmatin, toutétait redevenumaussadeet inquiétant.Dès le réveil, j’aifailli craquer. Je ne me voyais pas vivre un jour de plus en portant cetteculpabilité et ce dégoût de moi-même. Mais j’avais promis à ta mère d’allerjusqu’au bout. J’avais déjà gâché ma vie, je n’allais pas l’entraîner dans machute.Aux premières lueurs de l’aube, nous avons quitté l’hôtel enmétro.Laligne12,d’abord,delarueduBacàConcorde,puisla1,directjusqu’àlagarede Lyon. La veille, Annabellem’avait acheté un billet retour pourNice. Plustard,elleiraitàlagareMontparnassepourattraperletrainquidevaitlaconduireàDax,danslesLandes.Dansuncaféenfacedelagare,ellemeconfiaqueleplusdurrestaitàvenir:

apprendre à vivre avec ce que j’avais fait.Mais elle ajouta aussitôt qu’elle nedoutait pas que j’en sois capable, car, comme elle, j’étais une combattante, etc’étaientlesseulespersonnesqu’ellerespectait.Ellemerappelaquepourlesfemmescommenous,venuesderien,lavieétait

uneguerresansrelâche:ilfallaitsebattrepourtout,toutletemps.Quesouventlesfortsetlesfaiblesn’étaientpasceuxquel’oncroyait.Quebeaucoupdegensmenaientensilencededouloureuxcombatsintimes.Ellemeditquelavéritablegageureétaitdesavoirmentirdansladurée.Etque,pourbienmentirauxautres,ilfallaitd’abordsementiràsoi-même.Iln’yaqu’uneseulefaçondementir,Fanny,c’estdenierlavérité:c’estque

la vérité soit exterminée par ton mensonge jusqu’à ce que ton mensongedeviennelavérité.

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Annabellem’accompagnasurlequaijusqu’àmonwagonetellem’embrassa.Sesdernièresparolesfurentpourmedirequ’onpouvaitvivreavec lesouvenirdusang.Ellelesavait,carelleenavaitfaitelle-mêmel’expérience.Etellemelaissaaveccettephraseàméditer:«Lacivilisationn’estqu’unemincepelliculeau-dessusd’unchaosbrûlant.»

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14Laboum

Ilavaitsombrédanslanuit.Etaumomentmêmeoùillesut,

ilcessadelesavoir.JackLONDON

1.Priseparunesortedefièvre,Fannyterminasonrécitauborddudélire.Elle

avaitquitté lesmarches tailléesdans lapierreetse tenaitdebout,aumilieudel’église,toujoursàdeuxdoigtsdeperdrel’équilibre.Chancelanteentrelesbancsen bois, elle me faisait penser à la dernière passagère d’un bateau en pleinnaufrage.Moi,jen’étaisguèreplusvaillant.Monsouffles’étaitpresquearrêté.J’avais

encaissé les révélationscommeautantd’uppercutsquim’avaient laisséàdeuxdoigts du K-O et du chaos.Mon esprit était saturé, incapable de remettre lesévénements en perspective. Vinca assassinée par Fanny avec la complicitéactivedemamèrepourfairedisparaîtrelecorps…Jenerefusaispaslavérité,mais elle neme semblait pas correspondre à ce que j’avais toujours connuducaractèredemamèreetdeceluidemonamie.—Attends,Fanny!Lajeunefemmevenaitdeseruerhorsdel’église.Unesecondeplustôt,elle

paraissait au bord de l’évanouissement, et là, elle détalait comme si sa vie endépendait!Merde!Le temps de trébucher dans l’escalier et de sortir àmon tour sur le parvis,

Fannyétaitdéjà loin. Je lui courusaprès,mais jem’étaisviolemment tordu lacheville. Elle avait trop d’avance et était plus rapide que moi. Je traversai levillageenclaudiquantetdescendislapentedesVachettesleplusvitepossible.Je

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retrouvaimavoitureavecunecontraventionquejefroissai,m’installaiauvolantethésitaisurlamarcheàsuivre.Mamère. Il fallait que je parle àmamère.Elle était la seule à pouvoirme

confirmercequem’avaitracontéFannyetàm’aideràdémêlerlevraidufaux.Je rallumai mon portable que j’avais éteint dans l’église. Pas de nouveauxmessagesdemonpère,maisunSMSdeMaximemedemandantdelerappeler.Jem’exécutaienmettantlecontact.— Il faut qu’on se parle, Thomas. J’ai découvert quelque chose. Quelque

chosedetrèsgravequi…Je sentais de l’émotion dans sa voix. Pas forcément de la peur, mais une

vulnérabiliténonfeinte.—Dis-moi.— Pas au téléphone. On se retrouve au Nid d’Aigle plus tard. Je viens

d’arriveràlasoiréedeSaint-Ex,ilfautquejefasseunpeucampagne.Surletrajet,danslecalmedel’habitacledelaMercedes,j’essayaideremettre

de l’ordre dansmes pensées.Le samedi 19 décembre 1992, sur le campus dulycée Saint-Exupéry, il y aurait donc eu deux meurtres à quelques heuresd’intervalle.D’abordceluid’AlexisClément,puisceluideVinca.DeuxmeurtresdontlaconcomitanceauraitpermisàmamèreetàFrancisdemonterunscénarioimparable pour nous protéger tous les trois : Maxime, Fanny et moi. Nousprotégerenfaisantd’aborddisparaîtrelesdeuxcorps,puis,etlàétaitlevéritablecoupdegénie,enfaisantbasculerlascènedecrimedelaCôted’AzurversParis.Cescénarioavaitquelquechosederomanesque–l’alliancedesparentsprêtsà

prendretouslesrisquespoursauverlesjeunesadultesquenousétionsalors…–,maismoncerveaulerefusaitparcequ’ilactaitlamortdeVinca.Enrepensantàcequem’avaitditFanny,jedécidaid’appelerunmédecinpour

vérifierunpointquim’avaitintrigué.J’essayaidetéléphoneràmongénéralisteàNewYork,maisjen’avaisquelenumérodesoncabinet,quin’étaitpasouvertleweek-end.Fauted’avoird’autrescontacts,jemerésolusàjoindremonfrère.Dire qu’on s’appelait peu était un euphémisme. C’était intimidant d’être le

frèred’unhéros.Chaque foisque je luiparlais, j’avais l’impressionque je luivolaisuntempsqu’ilauraitpuconsacreràsoignerdesenfants,etceladonnaitànosconversationsundrôledeton.—Salut,frangin!lança-t-ilendécrochant.Commetoujours,sonenthousiasme,loind’êtrecommunicatif,mebouffaitde

l’énergie.—SalutJérôme,commentvalavie?

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—Net’emmerdepasaveclesmalltalk,Thomas.Dis-moicequejepeuxfairepourtoi?Aumoins,aujourd’hui,ilmefacilitaitlatâche.—J’aivumamancetaprès-midi.Tuétaisaucourantpoursoninfarctus?—Biensûr.—Pourquoitunem’aspasprévenu?— C’est elle qui m’a demandé de ne pas le faire. Elle ne voulait pas

t’inquiéter.Tuparles…—LeRohypnol,tuconnais?—Ouais,bien sûr.C’estune saloperie,mais cen’estplusvraimentprescrit

aujourd’hui.—T’enasdéjàpris?—Non,pourquoituveuxsavoirça?—C’estpourunromanquejesuisentraind’écrire.Unehistoirequisepasse

danslesannées1990.Combiendecomprimésilfaudraitavalerpourquelaprisesoitmortelle?— Je n’en sais rien, ça dépend du dosage. La plupart des cachetons

contenaient1mgdeflunitrazépam.—Donc?—Donc,jediraisqueçadépenddesorganismes.—Tunem’aidespasbeaucoup.—KurtCobainenavaitprispourtenterdesesuicider.—Jecroyaisqu’ils’étaittiréuneballedanslatête.— Je te parle d’une tentative de suicide avortée, quelques mois avant. À

l’époque,onavaitretrouvéunecinquantainedecachetsdanssonestomac.Fannyavaitparléd’unepoignéedecachets,ondevaitêtreloindescinquante.—Etsituenprendsunequinzaine?— Tu seras salement shooté, peut-être proche du coma, surtout si tu le

mélangesavecdel’alcool.Maisencoreunefoisçadépenddudosage.Danslesannées 1990, le laboratoire qui le fabriquait commercialisait également despilules à 2 mg. Dans ce cas, quinze pilules et du Jim Beam peuventeffectivementt’envoyerauciel.Retouràlacasedépart…Unequestionquejen’avaispasprévuetraversamonesprit.— Tu aurais connu un médecin cannois qui exerçait il y a une vingtaine

d’années,uncertainFrédéricRubens?

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—DrMabuse!Toutlemondel’aconnudanslecoinetpasenbien.—Mabuse,c’étaitsonsurnom?—Ilenavaitd’autres,ditJérômeenricanant:Frédoletoxico,FredKrueger

ledealer…À la fois junkie lui-mêmeet fournisseur. Il a trempédans tous lestraficspossiblesetimaginables:dopage,exerciceillégaldelamédecine,traficd’ordonnances…—Ilaétéradiédel’ordredesmédecins?—Ouais,maispasasseztôtàmonavis.—Tusaiss’ilvittoujourssurlaCôte?—Aveccequ’ils’enfilait,iln’apasfaitdevieuxos.Rubensestmortlorsque

j’étaisencoreétudiant.C’estunthrillermédical,tonprochainbouquin?2.Ilfaisaitpresquenuitlorsquej’arrivaiaulycée.Labarrièreautomatiqueavait

étébloquéeenpositionouverte.Ilfallaitjustesesignaleraugardienquivérifiaitsi votre nométait bien inscrit sur sa liste. Je n’étais inscrit nulle part,mais letypem’avaitvuquelquesheuresplus tôt. Ilmereconnutetmelaissaentrerenmedemandantdemegarersurleparkingaménagéprèsdulac.La nuit, le site était magnifique, plus unifié et cohérent que sous le soleil.

Balayéparlemistral,lecielétaitclairetremplid’étoiles.Depuisleparking,desphotophores,desflambeauxetdesguirlandes lumineusesdonnaientaucampusun côté enchanteur et guidaient les visiteurs vers les réjouissances. Il y avaitplusieurs fêtes selon les promotions. Celle qui avait lieu dans le gymnaseaccueillaitlespromosdesannées1990à1995.Enarrivantdanslasalle,jefusprisd’unesortedemalaise.Onétaitàlalimite

de la soiréedéguiséedont le thème aurait pu êtrevospires tenuesdes années1990.LesquadrasavaientressortideleurplacardlesConverse,les501trouésàtaille haute, les bombersSchott et les chemises en tartan à gros carreaux.Lesplus sportifs portaient des pantalons baggy, des survêtements Tacchini et desdoudounesChevignon.J’aperçus Maxime de loin, vêtu d’un maillot des Chicago Bulls. Les gens

s’agglutinaient autour de lui comme s’il était déjà député.Le nomdeMacronétaitsurtoutesleslèvres.Danscetteassembléed’entrepreneurs,deprofessionslibéralesetdecadres,onn’enrevenait toujourspasdesavoirque lepaysétaitdésormais gouverné par un président qui avait moins de quarante ans, parlaitanglais, connaissait le fonctionnement de l’économie et affichait de manièrepragmatiquesavolontédedépasserlesvieuxclivagesidéologiques.Siquelque

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chosedevaitunjourchangerdanscepays,ceseraitmaintenantouceneseraitjamais.LorsqueMaximeme repéra, il me fit un signe de la main : dix minutes ?

J’acquiesçaidelatêteet,enattendant,jemefondisdanslamasse.Jetraversailasalle jusqu’aubuffetqui,defaçonironique,se trouvaitcolléaumuroùdepuisvingt-cinq ans pourrissaient les cadavres d’Alexis Clément et de Vinca.L’ouvrageétaitdécorédeguirlandesetdevieuxposters.Commecematin,jeneressentisaucunmalaiseparticulier.Pasdemauvaisesondes.MaisjesavaisquemoncerveaumettaitenplacetouteslesdéfensespossiblespourrefuserlamortdeVinca.—Jevoussersquelquechose,monsieur?Dieumerci, cette fois il y avait de l’alcool. Il y avaitmêmeunbarmanqui

préparaitdescocktailsàlademande.—Vouspouvezmefaireunecaïpirinha?—Avecplaisir.—Faites-endeux!lançaunevoixderrièremoi.JemeretournaietreconnusOlivierMons,lemarideMaxime,quidirigeaitla

médiathèquemunicipaled’Antibes.Jelefélicitaipourlagentillessedesesdeuxpetites filles etnousévoquâmesquelques anecdotesdu«bonvieux tempsquin’était pas forcément si bon».Alors que jeme souvenais de lui commed’unintelloposeur,ilserévélacharmantetpleind’humour.Auboutdedeuxminutesdeconversation,ilmeconfianéanmoinsqu’ilsentaitMaximetrèsinquietdepuisquelques jours. Il était certain qu’il lui cachait la cause de ses tourments etcertainégalementquej’étaisaucourantdequelquechose.Jedécidaid’êtreàmoitiéfrancetluidisque,danslecontextedesprochaines

élections, certains ennemis deMaxime essayaient de ressortir les cadavres duplacardpour ledissuaderd’êtrecandidat. Je restaidans le flou, évoquant avecdistance le prix à payer pour faire de la politique. Je lui promis que j’étais làpourl’aideretquecesmenacesneseraientbientôtplusqu’unlointainsouvenir.EtOlivierme crut. C’était l’une des bizarreries de la vie.Alors que j’étais

d’un naturel inquiet, j’avais ce pouvoir étrange d’être capable de rassurer lesgens.Le barman nous servit nos boissons et, après avoir trinqué, nous nous

amusâmesàregarderlestenuesdesinvités.Dececôté-là,commemoi,Olivierétaitrestésobre.Onnepouvaitpasendireautantdetoutlemonde.Unebonnepartie des femmes avaient visiblement la nostalgie de l’époque où les topslaissaiententrevoirlenombril.D’autresportaientdesshortsenjean,desrobesà

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bretellessurdestee-shirts,descolliersrasducououdesbandanasentortillésauxanses de leurs sacs. Heureusement, personne n’avait osé les plates-formesBuffalo à semelles compensées. Quel était le sens de tout ça ? Simplements’amuserouessayerderetenirquelquechosedesajeunesseperdue?Nouscommandâmesdeuxautrescocktails.—Etcettefois,n’ayezpaslamaintroplégèresurlacachaça!réclamai-je.Leserveurmepritaumotetnouspréparauneboisson trèscorsée.Jesaluai

Olivieret,moncocktailà lamain, je rejoignis la terrassesur laquelles’étaientrassembléslesfumeurs.3.Lasoiréenefaisaitquecommencer,maisunmecdealaitdéjàouvertementde

la cokeetdu shit à l’arrièrede la salle.Tout ceque j’avais toujours fui.Vêtud’unvieuxblousonencuirrapiécéetd’untee-shirtdeDepecheMode,StéphanePianelliétaitaccoudéàlabarrière,entraindevapoteretdesiroteruneTourtel.—Tun’espasalléauconcert,finalement?D’unsignedetête,ildésignaungamindecinqansquis’amusaitàsecacher

souslestables.—MesparentsdevaientmegarderErnesto,maisilsonteuunempêchement

dedernièreminute,expliqua-t-ilenrecrachantsavapeurd’eauquisentaitlepaind’épice.L’obsessiondePianelliselisaitjusquedansleprénomqu’ilavaitdonnéàson

fils.—C’esttoiquiaschoisidel’appelerErnesto?CommeErnestoGuevara?— Ouais, pourquoi ? Tu n’aimes pas ? demanda-t-il en levant un sourcil

menaçant.—Si,si,répondis-jepournepaslevexer.—Samèrepensaitquec’étaittropcliché.—C’estquisamère?Sonvisageseferma.—Tunelaconnaispas.Pianellimefaisaitrire.Il trouvait légitimedes’intéresseràlavieprivéedes

gensàconditionquecelanesoitpaslasienne.—C’estCélineFeulpin,non?—Oui,c’estelle.Jem’en souvenais bien. Une fille de terminale A, très remontée contre les

injusticesettoujoursàlapointedesmouvementsdegrèvelycéens.Lependant

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féminindeStéphanequ’elleavaitsuiviàlafacdelettres.Danslamouvancedel’extrême gauche, ils avaient partagé nombre de combats pour le droit desétudiantsetdesminorités.Jel’avaiscroiséerécemment,ilyavaitdeuxoutroisans,surunvolNewYork-Genève.Métamorphosée.ElleportaitunLadyDioretaccompagnait unmédecin suisse dont elle avait l’air très amoureuse.On avaitéchangéquelquesmotset je l’avais trouvée joyeuseet épanouie, ceque jemegardaibienderépéteràPianelli.—J’aidestrucspourtoi,dit-ilpourchangerdesujet.Il fit un pas de côté et son visage fut tout à coup éclairé par l’une des

ampoulesblanchesde laguirlande lumineuse.Luiaussiavaitdescerneset lesyeuxinjectéscommes’iln’avaitpasfermél’œildepuislongtemps.—Tuasobtenudesinfossurlefinancementdestravauxdubahut?—Pas vraiment. J’aimismon stagiaire sur le coup,mais le secret est bien

gardé.Iltecontacteralorsqu’ilauratrouvéquelquechose.Ilcherchasonfilsdesyeuxetluiadressaunpetitsigne.—Enrevanche, j’aipu jeteruncoupd’œilauprojet final.Les travauxsont

vraimentpharaoniques.Certainstrucshorsdeprixontuneutilitéquinemesautepasauxyeux.—Tupensesàquoi?—Àunprojet d’immense roseraie : le JardindesAnges.Tu en as entendu

parler?—Non.— C’est démentiel. L’ambition est de bâtir un lieu de recueillement qui

s’étendraitdel’emplacementactueldeschampsdelavandejusqu’aulac.—Commentça,unlieuderecueillement?Ilhaussalesépaules.—Monstagiairem’aracontéçaautéléphone.Jen’aipastoutsaisi,maisj’ai

autrechosepourtoi.Ilpritunairmystérieuxetsortitdesapocheunefeuilledepapiersurlaquelle

ilavaitprisdesnotes.—J’aieulerapportdepolicesur lamortdeFrancisBiancardini.C’estvrai

qu’ilamorflé,lepauvrevieux.—Ilaététorturé?Uneflammemauvaisebrilladanssesyeux.—Oui,salement.Pourmoi,çaaccréditelathèsedurèglementdecomptes.Jesoupirai:—Maisquelrèglementdecomptes,Stéphane?Toujourstonhistoiredemafia

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etdeblanchimentd’argent?Réfléchis troissecondes,putain.MêmesiFrancistravaillaitpoureux–cequejenecroispas–,pourquoil’auraient-ilséliminé?—Ilapeut-êtreessayédedoublerlesmecsdela‘Ndrangheta.—Maispourquoifaire?Ilavaitsoixante-quatorzeans,ilavaitpleindeblé.—Pourcesmecs-là,onn’enajamaisassez.—Laisse tomber, t’es tropcon. Ilavraimentessayéd’écrire lenomdeson

agresseurenlettresdesang?—Non,çalafillem’aavouél’avoirinventépourdonnerdeladramaturgieà

son article. Par contre, Francis a essayé d’appeler quelqu’un juste avant demourir.—Onsaitquic’était?—Oui,c’étaittamère.Jerestaidemarbre,tâchantdedésamorcerlabombequ’ilvenaitd’armer:—Logique,ilssontvoisinsetilsseconnaissaientdepuisl’école.Ilacquiesçadelatête,maissesyeuxdisaient:raconteçaàquituveux,mon

pote,maisàmoi,tunevaspasmelafaire.—Onsaitsielleadécroché?—Tuluidemanderas,répondit-il.Ilterminasabièresansalcool.—Allez,onrentreàlamaison,demainyaentraînementdefoot,lança-t-ilen

rejoignantsonfils.4.Jejetaiuncoupd’œildanslasalle.Maximeétaittoujoursentourédesapetite

cour.Àl’autreextrémitédelaterrasse,onavaitinstalléundeuxièmebar–genretripotclandestin–quiservaitdesshotsdevodka.Jeprisunverre(vodkamenthe)etpuisunautre(vodkacitron).Cen’étaitpas

raisonnable, mais je n’avais pas d’enfant à ramener à la maison nid’entraînement sportif le lendemain. Je n’aimais ni la Tourtel ni le jusd’épinards,etjeseraispeut-êtreenprisonlasemaineprochaine…Ilfallaitvraimentquejeretrouvemamère.Pourquois’était-elleenfuie?Parce

qu’elleavaitpeurquejedécouvrelavérité?Parcequ’ellecraignaitdesubirlesmêmesatrocitésqueFrancis?Un troisième shot de vodka (cerise) pourme faire croire que je réfléchirais

mieuxenétatd’ébriété.À long terme,c’était fauxbiensûr,mais le tempsquel’ivresses’installe, ilyavaitparfoisunecourtepérioded’euphorie,cemomentoùlesidéess’entrechoquentetoù,avantlegrandchaosmental,seproduitune

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petite étincelle.Mamère avait pris ma voiture de location. Un véhicule sansdouteéquipéd’uncapteurGPS.Jepouvaispeut-êtreappelerl’agence,prétendrequ’on m’avait volé la bagnole et demander à ce qu’on la localise ? C’étaitjouable,saufqu’onétaitsamedisoiretqueçan’allaitpasêtrecoton.Underniershotdevodka(orange)pourlaroute.Moncerveautournaitàtoute

vitesse.C’était grisant, sauf que ça n’allait pas durer.Heureusement, une idéeplutôtastucieusetraversamonesprit.PourquoinepascherchertoutbêtementàlocalisermoniPadquiétaitrestédanslavoiture?Leflicagemoderneetconsentile permettait. Surmon téléphone, je lançai l’application dédiée. Correctementparamétré, le truc était assez efficace et marchait plus d’une fois sur deux.J’entrai les coordonnées – mon email et un mot de passe – et je retins monsouffle.Unpointsemitàclignotersurleplan.Jezoomaisurlacarteavecdeuxdoigts.Simatabletteétaittoujoursdanslavoiture,celle-cisetrouvaitàlapointesudduCapd’Antibes,dansunendroitquejeconnaissais:surleparkingdelaplage Keller, là où se garaient les clients du restaurant ou les touristes quivoulaientallersebaladersurlesentierdulittoral.J’appelaimonpèredanslafoulée.—J’airetrouvélavoituredemaman!—Commenttuasfait?—Jetepasselesdétails,maiselleestsurleparkingKeller.—Maisqu’est-cequ’Annabellefoutlà,bonsang?À nouveau, je le sentis démesurément inquiet et compris qu’il me cachait

quelquechose.Ilniafarouchement,m’obligeantàhausserleton:—Tumefaischier,Richard!Tum’appelleslorsquetuasunproblème,mais

tunemefaispasconfiance.—OK,tuasraison,admit-il.Enpartant,tamèreaemportéquelquechose…—Elleaemportéquoi?—Undemesfusilsdechasse.Unabîmes’ouvritsousmespieds.Jen’imaginaispasmamèreavecunearme.

Je fermai les yeux trois secondes et une image se forma dans mon esprit.Contrairementàcequejemefaisaiscroire,j’imaginaistrèsbienAnnabelleavecunfusildechasse.—Ellesauraits’enservir?demandai-jeàmonpère.—JeparsauCapd’Antibes,lança-t-ilpourtouteréponse.Je n’étais pas certain que ce fût une bonne idée, mais je ne voyais pas ce

qu’onpouvaitfaired’autre.—Jeterminequelquechoseetjeterejoinslà-bas.D’accord,papa?

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—D’accord.Faisvite.Je raccrochai et retournai dans la salle. L’atmosphère avait changé. Sous

l’effetdésinhibantdel’alcool,lesinvitéscommençaientàselâcher.Lamusiqueétaitforte,presqueassourdissante.JecherchaiMaximesanssuccès.Jecomprisqu’ilétaitsortietqu’ildevaitm’attendreàl’extérieur.LeNidd’Aigle,biensûr…Jequittai legymnaseetremontai lecheminquimenaità lacornichefleurie.

Letrajetétaitbalisé,ponctuépar lesphotophoreset les lanternesquiguidèrentmespas.Arrivé au pied de l’éperon rocheux, je levai la tête pour apercevoir le bout

d’unecigarettequiseconsumaitdanslanuit.Accoudéaubalconnet,Maximemefitunsignedelamain.—Faisgaffeenmontant!cria-t-il.Denuit,c’estvraimentcasse-gueule.Prudent,j’allumailatorchedemontéléphonepournepasglisseretentrepris

delerejoindre.Lachevillequejem’étaistorduedansl’égliseserappelaitàmonsouvenir.Chaquepasmecoûtait.Tandisque jegrimpaissur lesrochers, jemerendiscomptequeleventquisoufflaitdepuislematinétaittombé.Leciels’étaitcouvert et il n’y avait plus aucune étoile. J’étais arrivé à la moitié de monascensionquanduncriatrocemefitleverlatête.Deuxsilhouettessedétachaientdans un lavis d’encre grise. L’une d’elles était celle deMaxime, l’autre celled’uninconnuentraindelefairebasculerpar-dessuslarambarde.Jepoussaiunhurlement etmemis à courir pour prêtermain-forte àmon ami,mais lorsquej’arrivaienhaut ilétait trop tard.Maximevenaitdefaireunechutedeprèsdedixmètres.Jemelançaiàlapoursuitedel’agresseur,maisavecmachevilletordue,jene

pus aller bien loin. Lorsque je revins surmes pas, un petit groupe de fêtardss’étaientapprochésducorpsdeMaximeetappelaientlessecours.Les larmes me firent cligner des yeux. Un instant, je crus distinguer le

fantôme de Vinca qui déambulait au milieu des anciens élèves. Telle uneapparition, diaphane et magnétique, la jeune fille fendait la nuit, vêtue d’unerobenuisette,d’unperfectonoir,d’uncollantenrésilleetdebottinesencuir.Horsdetouteatteinte, lespectreavait l’airplusvivantquetouslesgensqui

l’entouraient.

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Annabelle

Samedi19décembre1992Je m’appelle Annabelle Degalais. Je suis née en Italie à la fin des années

1940,dansunpetitvillageduPiémont.Àl’école,lesenfantsmesurnommaient«l’Autrichienne».Aujourd’hui,aulycée,pour lesélèveset lesprofesseurs, jesuis«Mmelaproviseure».Jem’appelleAnnabelleDegalaiset,avantlafindelasoirée,jevaisdevenirunemeurtrière.Pourtant, rien en cette fin d’après-midi n’annonce l’issue tragique de ce

premierjourdesvacancesscolaires.Monmari,Richard,estpartiavecdeuxdenostroisenfants,melaissantseuleàlabarredulycée.Jesuissurlepontdepuislespremièresheuresdelamatinée,maisj’aimel’actionetlaprisededécision.Les intempéries ont désorganisé la vie locale et provoqué une incroyableconfusion.À18heures,c’estlepremiermomentdelajournéeoùjepeuxenfinsouffler.CommemonThermosestvide,jedécided’allermechercherunthéaudistributeurdelasalledesprofs.J’aiàpeineletempsdemeleverdemachaisequelaportedemonbureaus’ouvreetqu’unejeunefemmes’avancesansyavoirétéinvitée.—Bonjour,Vinca.—Bonjour.JeregardeVincaRockwellavecundébutd’appréhension.Malgrélefroid,elle

neportequ’unepetiterobeentartan,unperfectoencuiretdesbottinesàtalonshauts.Jevoistoutdesuitequ’elleestcomplètementstone.—Qu’est-cequejepeuxfairepourtoi?—Medonnersoixante-quinzemillefrancsdeplus.JeconnaisbienVincaet je l’apprécie,mêmesi jesaisbienquemonfilsest

amoureux d’elle et qu’il en souffre. C’est une demes élèves du club théâtre.L’unedesplusdouées.Àlafoiscérébraleetsensuelle,avecuncôtébarréquila

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rendattachante.Elleestcultivée,artiste,brillante.Ellem’adéjàfaitécouterleschansonsfolksqu’ellecomposedanssoncoin.DesrefrainsélégantsàlabeautémystiqueinfluencésparPJHarveyetLeonardCohen.—Soixante-quinzemillefrancs?Elleme tenduneenveloppekraft et, sansattendred’yêtre invitée, se laisse

tomberdanslefauteuilenfacedemoi.J’ouvrelapochetteetregardelesphotos.Jesuissurprisesansêtresurprise.Jenesuispasatteinte,cartouteslesdécisionsque j’ai prises dans ma vie répondent à ce seul objectif : ne jamais êtrevulnérable.Etc’estmaforce.—Tun’aspasl’airdetesentirbien,Vinca,dis-jeenluirendantl’enveloppe.—C’est vous qui n’allez pas vous sentir bien lorsque je vais balancer aux

parentsd’élèvescesphotosdevotreporcdemari.Jevoisqu’ellegrelotte.Elleal’airtoutàlafoisfiévreuse,excitéeetépuisée.—Pourquoimedemandes-tusoixante-quinzemilledeplus?Richardt’adéjà

donnédel’argent?—Ilm’adonnécentmillefrancs,maiscen’estpasassez.OriginairedeSologne, lafamilledeRichardn’a jamaiseuunsouenpoche.

Tout l’argent de notre ménage m’appartient. Je le tiens de mon père adoptif,RobertoOrsini,quil’agagnédesesmainsenconstruisantdesvillasdemaçonsurtoutelacôteméditerranéenne.—Jen’aipascettesommesurmoi,Vinca.J’essaiedegagnerdutemps,maiselleneselaissepasintimider:—Débrouillez-vous!Jeveuxl’argentavantlafinduweek-end.Jecomprendsqu’elleestàlafoisàladériveetincontrôlable.Sansdoutesous

l’emprised’unmélanged’alcooletdemédocs.—Tun’aurasriendutout,dis-jebrutalement.Jen’aiqueduméprispourles

maîtreschanteurs.Richardaétébienbêtedetedonnerdel’argent.—Trèsbien,c’estvousqui l’aurezvoulu !menace-t-elleense levanteten

claquantlaporte.

*

Jeresteunmomentassisedansmonbureau.Jepenseàmonfilsquiestfoudecettefilleetquiestentraindefoutreenl’airsascolaritéàcaused’elle.JepenseàRichardquineréfléchitqu’avecsaqueue.Jepenseàmafamillequ’ilfautquejeprotègeetjepenseàVinca.Jesaisexactementd’oùluivientcettesorted’auravénéneuse. De l’impossibilité que nous avions tous à l’imaginer plus tard.

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Comme si elle n’était qu’une étoile filante dont le destin était de ne jamaisdépassercetâgeparticulierdesvingtans.Aprèsunelongueréflexion,jesorsdanslanuitetprogressepéniblementdans

laneige jusqu’aupavillonNicolas-de-Staël. Il fautque j’essaiede laraisonner.Lorsqu’ellem’ouvrelaportedesachambre,elles’imaginequejevienspourluidonnerdel’argent.—Écoute-moi,Vinca.Tunevaspasbien. Je suis làpour t’aider.Explique-

moipourquoitufaisça.Pourquoias-tubesoind’argent?Là,elledevientcommefolleetmemenace.Je luiproposedefairevenirun

médecinoudel’accompagneràl’hôpital.— Tu n’es pas dans ton état normal. On va trouver une solution à ton

problème.J’essaie de la calmer, d’ymettre toutema force de conviction,mais je n’ai

aucuneprisesurelle.Vincaestcommepossédéeetcapabledetout.Ellebalanceentreleslarmesetunriremauvais.Puis,soudain,ellesortuntestdegrossessedesapoche.—C’estvotrechermariquiafaitça!Pour la première fois depuis longtemps, moi, la femme que rien ne peut

atteindre,jesuisdéstabilisée.Unefailleprofondeetbrutales’ouvreenmoisansquejesachecommentl’arrêter.Unesecoussesismiqueintimequimeterrifie.Jevoismavieen traindeprendre feu.Mavieetcellede toutemafamille. Ilesthors de question que je reste sans rien faire. Je ne peux accepter que notreexistenceseretrouveconsuméeetréduiteencendresparcettepyromanededix-neuf ans.Alors queVinca continue àmenarguer, j’aperçois la réplique d’unestatuedeBrancusi.Uncadeauquej’aiachetéaumuséeduLouvrepourmonfilset que Thomas s’est empressé de lui offrir. Un voile blanc passe devant mesyeux.JemesaisisdelastatueetjefracasselecrânedeVinca.Souslaviolenceducoup,elles’effondrecommeunepoupéedechiffon.

*

Leblack-outaduréunlongmomentpendantlequelletempss’estarrêté.Plusrienn’existait.Ma conscience s’est figée, à l’imagede la neige qui statufie lepaysageau-dehors.Lorsquej’aicommencéàreprendremesesprits,j’aiconstatéqueVincaétaitmorte.Laseulechosequim’aparuévidenteaétéd’essayerdegagnerdutemps.J’aitraînéVincajusqu’àsonlitetjel’aicouchéesurlecôté,dissimulantsablessure,puisj’aitirélacouverturesurelle.

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J’aitraversélecampus,lugubrecommeunelandefantôme,pourretrouverlecocondemonbureau.Assisedansmonfauteuil,j’aiessayéd’appelerFrancis,àtroisreprises,maisiln’apasrépondu.Cettefois,toutétaitfini.J’aifermélesyeuxpouressayerdemeconcentrermalgrémafébrilité.Lavie

m’aapprisquebeaucoupdeproblèmespeuventêtrevaincusparlaréflexion.Lapremière idée qui m’a traversée, la plus évidente, fut qu’il suffisait de medébarrasserducorpsdeVincaavantqu’onne le trouve.C’étaitpossible,maisdifficile. J’ai élaboré quantité d’hypothèses et de scénarios, mais je revenaistoujours au même point et à la même conclusion : la disparition de la jeunehéritièreRockwellauseindulycéeallaitprovoquerunevéritableondedechoc.Desmoyens hors normes seraient déployés pour la retrouver. La police allaitfouiller le lycéede fondencomble, effectuer toutes les analyses scientifiques,interrogerlesélèves,enquêtersurlesfréquentationsdeVinca.Ilyavaitpeut-êtredestémoinsdesaliaisonavecRichard.Celuiquiavaitpriscesphotosallaitluiaussifinirparsemanifesterpourcontinuersonchantageouaiderlapolice.Iln’yavaitpasd’échappatoire.Pourlapremièrefoisdemavie,jemeretrouvaiscernée.Obligéedecapituler.

À10heuresdusoir,jemedécidaiàappelerlesgendarmes.J’étaissurlepointdedécrocher mon téléphone lorsque j’aperçus Francis qui longeait l’Agora,accompagnéd’Ahmed,poursedirigerversmonbureau.Jesortisàsarencontre.Luiaussiavaitunetêtequejeneluiavaisjamaisvue.—Annabelle!cria-t-il,encomprenanttoutdesuitequequelquechosen’allait

pas.—J’aifaitquelquechosed’horrible,dis-jeenmeréfugiantdanssesbras.

*

EtjeluiracontematerribleconfrontationavecVincaRockwell.—Courage,memurmure-t-ilquandjemetaisenfin,parcequ’ilfautquejete

disequelquechose.Je croyais être au bord du précipice, mais pour la deuxième fois de cette

journée,jesuffoqueetjeperdstousmesmoyenslorsqu’ilmeracontelemeurtred’Alexis Clément dans lequel sont impliqués Thomas et Maxime. Il me ditqu’avecAhmed,ilaprofitédestravauxdanslelycéepouremmurerlecadavredans le gymnase. Il m’avoue qu’il pensait d’abord ne rien me dire pour meprotéger.Ilmeserredanssesbras,m’assurequ’ilvatrouverunesolution,merappelle

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touteslesépreuvesquenousavonsdéjàtraverséesdansnotrevie.

*

C’estluiquial’idéelepremier.Il me fait remarquer que, paradoxalement, deux disparitions sont moins

inquiétantes qu’une seule. Que le meurtre de Vinca peut permettre d’effacerceluid’Alexisetinversementsil’onréussitàlierleursdeuxdestins.Pendantdeuxlonguesheures,nouscherchonslebonscénario.Jel’informede

cetterumeursurleurliaison.Jeluidisquemonfilsm’aparlédelettresquiluiont brisé le cœur et accréditent cette thèse. Francis reprend espoir,mais je nel’accompagne pas dans son optimisme. Même si nous parvenons à fairedisparaîtrelescorps,l’enquêtevaseconcentrerautourdulycéeetlapressionquitombera sur nous sera intenable. Il en convient, soupèse le pour et le contre,envisagemêmede se dénoncer lui-mêmepour lesmeurtres.C’est la premièrefoisdansl’histoiredenosdeuxviesquenoussommessurlepointdecapituler.Pasparmanquedevolontéoudecourage,maissimplementparcequ’ilyadescombatsquel’onnepeutpasgagner.Tout à coup, dans le silence de la nuit, unmartèlement nous fait sursauter.

D’un même mouvement, nous nous retournons vers la fenêtre. Une fille, levisagehagard,estentraindetambourinersurlavitre.Cen’estpaslefantômedeVincaRockwellquirevientnoushanter.C’estlapetiteFannyBrahimiàquij’aidonnél’autorisationderesteràl’internatpendantlesvacances.—Madamelaproviseure!J’échangeunregardinquietavecFrancis.Fannyhabitedanslemêmepavillon

queVinca.Jesuiscertainedecequ’ellevamedire:ellearetrouvélecorpssansviedesonamie.—C’estfini,Francis,dis-je.Onvaêtreobligésd’appelerlesflics.Maislaportedemonbureaus’ouvreetFannys’effondreenlarmesdansmes

bras. À ce moment, je ne sais pas encore que Dieu vient de m’envoyer lasolution à tous nos problèmes. Le Dieu des Italiens. Celui que nous priionslorsquenousétionsenfantsdanslapetitechapelledeMontaldicio.—J’aituéVinca!s’accuse-t-elle.J’aituéVinca!

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15Laplusbelledel’école

Uneexcellentemanièredetedéfendred’eux,c’estd’éviterdeleurressembler.

MARCAURÈLE

1.Il était 2 heures du matin lorsque je sortis des urgences du CHU de

la Fontonne.À quoi ressemble l’odeur de lamort ? Pourmoi, c’est celle desrelents demédocs, dedésinfectants et deproduits d’entretienqui planent danslescouloirsdeshôpitaux.Maxime avait fait une chute de plus de huit mètres avant d’atterrir sur le

chemin goudronné. Des branchages, en contrebas du talus, avaient amorti sadégringolade, mais pas suffisamment pour éviter de multiples fractures auxvertèbres,aubassin,auxjambesetauxcôtes.Embarquant Olivier dans ma voiture, j’avais suivi l’ambulance jusqu’à

l’hôpital et j’avais brièvement aperçu mon ami à son arrivée. Le corps pleind’ecchymoses,immobiliséparunecoquerigideetuneminerve.Sonvisagepâleet éteint, disparaissant sous les tubes des perfusions,m’avait douloureusementrappeléquej’avaisétéimpuissantàleprotéger.Les médecins à qui Olivier avait pu parler nous avaient tenu un discours

grave. Maxime était dans le coma. Sa tension était très basse et, malgrél’injection de noradrénaline, elle n’avait que peu remonté. Il souffrait d’untraumatisme crânien doublé d’une contusion, voire d’un hématome cérébral.Nous étions restés dans une salle d’attente,mais le personnel hospitalier nousavait fait entendre que notre présence ne servait à rien.Le pronostic était trèsréservé,même si un scanner du corps entier allait permettre de faire un bilanplus exhaustif des lésions. Les prochaines soixante-douze heures seraientprimordiales pour déterminer la suite des événements. Dans leurs non-dits,

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j’avaisbiencomprisquelaviedeMaximenetenaitqu’àunfil.Olivierrefusadequitterleslieux,maisinsistapourquej’aillemereposer.—Tuasvraimentunesaletête,etpuisjepréfèreattendreseul,tusais.J’acceptai,aufondpeudésireuxd’être làquandlapoliceviendrait recueillir

les témoignages, et traversai le parking de l’hôpital sous la pluie battante. Enquelquesheures, le tempsavait radicalementchangé.Leventétait tombépourlaisser place à un ciel bas, d’un gris cotonneux, ponctué d’éclairs et deroulementsdetonnerre.JetrouvairefugedanslaMercedesdemamèreetconsultaimonportable.Pas

denouvellesdeFannynidemonpère.J’essayaidelesappeler,maisaucunnemerépondit.ÇaressemblaitbienàRichard.Ilavaitdûretrouversafemmeet,àprésentqu’ilétaitrassuré,lesautrespouvaientalleraudiable!Jemis lecontact,mais je restaisur leparking,moteurallumé.J’avais froid.

Mes yeux se fermaient, j’avais la gorge sèche, l’esprit encore embrumé parl’alcool.J’avaisrarementétéaussiépuisé.Jen’avaispasdormidansl’avionlanuitdernièreetpasbeaucoupnonpluscelled’avant.Jepayaiscashledécalagehoraire, l’abus de vodka et le stress. Je ne maîtrisais plus mes pensées quipartaientdanstouslessens.Cernéparlemartèlementdelapluie,jem’écroulaisurlevolant.Ilfautqu’onseparle,Thomas.J’aidécouvertquelquechose.Quelquechose

de très grave qui… Les dernières paroles de Maxime bourdonnaient à mesoreilles.Quevoulait-ilmediredesiurgent?Qu’avait-ildécouvertdesigrave?L’avenir était sombre. Jen’étaispasparvenuauboutdemonenquête,mais jecommençaisàadmettrequejeneretrouveraisplusVinca.Alexis, Vinca, Francis, Maxime… La liste des victimes de cette affaire ne

cessaitdes’allonger.C’étaitàmoid’ymettrefin,maiscomment?L’odeurquirégnaitdans l’habitaclemereplongeadansmonenfance.C’était leparfumqueportaitautrefoismamère.JickydeGuerlain.UneodeurmystérieuseetentêtantequimélangeaitlafraîcheurdeseffluvesdeProvence–lalavande,lesagrumes,leromarin – et la profondeur plus persistante du cuir et de la civette. Jem’accrochaiunmomentauxnotesduparfum.Toutmeramenait toujoursàmamère…J’allumai le plafonnier.Une question triviale : combien coûtait une bagnole

commeça?Peut-êtrecentcinquantemilleeuros.Oùmamèreavait-elletrouvél’argentpours’offrirunetellevoiture?Mesparentsavaientunebonneretraiteetune belle maison qu’ils avaient achetée à la fin des années 1970, lorsquel’immobilier sur laCôte d’Azur était encore accessible aux classesmoyennes.

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Mais cette voiture, ça ne lui ressemblait guère. Soudain, une illumination :Annabelle ne m’avait pas laissé son roadster par hasard. Son acte étaitprémédité.Jerevoyaislascènedecetaprès-midi.Annabellem’avaitmisdevantle fait accompli. Elle ne m’avait pas laissé d’autre choix que d’emprunter saproprevoiture.Maispourquoi?J’examinai le trousseau de clés. En plus de celle de la voiture, je reconnus

celledelamaison,celle–pluslongue–delaboîteauxlettresainsiqu’uneautreclé,assezimposante,gainéedecaoutchoucnoir.Lestroissésamespendaientaubout d’un porte-clés luxueux : une forme ovale en cuir grainé frappé de deuxinitialeschromées:unAentrelacéavecunP.SileAétaitceluid’Annabelle,àquirenvoyaitleP?J’allumai leGPS et jetai un coup d’œil aux adresses préenregistrées sans y

trouverriendesuspect.J’appuyaisur lepremier item–Maison–et,alorsquel’hôpitalétait situéàmoinsdedeuxkilomètresduquartierde laConstance, leGPScalculaunedistancedevingtkilomètresavecun itinérairecompliquéquimefaisaitpasserparleborddemerpourm’entraînerendirectiondeNice.Troublé, je débloquai le frein àmain et sortis duparking enmedemandant

quelétaitcetendroitinconnuquemamèreconsidéraitcommesamaison.2.Enpleinenuitetmalgrélapluie,lacirculationétaitd’unefluiditéabsolue.

En moins de vingt minutes, guidé par les instructions du GPS, j’arrivai àdestination:unerésidencesécuriséeàmi-cheminentreCagnes-sur-MeretSaint-Paul-de-Vence. « Aurelia Park », là où Francis avait sa garçonnière. Là où ilavait été assassiné. Je me rangeai dans un renfoncement à une trentaine demètresdel’imposantegrilleenferforgéquiprotégeaitl’entrée.Aprèslavaguede cambriolages de l’an dernier, la sécurité avait dû être drastiquementrenforcée.Unveilleurauxalluresdeplantonétaitenfactiondevantlepostedegardiennage.UneMaseratimedépassaets’avançadevantleportail.Ilyavaitdeuxentrées

possibles.Àgauche,lesvisiteursdevaientsesignaleraugardien,tandisquelesrésidentspouvaientemprunterlavoiededroite.Uncapteurscannaitleurplaqued’immatriculationetouvraitlagrilleautomatiquement.Sanscouperlemoteur,jepris le temps de réfléchir. Les initiales A et P renvoyaient à Aurelia Park, cedomainedontFrancisavaitétél’undespromoteurs.D’uncoup,unélémentmerevint enmémoire.Aureliaétait ledeuxièmeprénomdemamère.Unprénomqu’elle aurait d’ailleurs préféré àAnnabelle.Une autre certitudeme traversa :c’étaitFrancisquiavaitoffertleroadsteràmamère.

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Mamère et Francis étaient-ils amants ? Jamais cette hypothèse ne m’avaiteffleuré,maisàprésent,ellenemeparaissaitplusdutoutfarfelue.Jemismonclignotantetm’engageaidanslafileréservéeauxrésidents.Ilpleuvaittellementqu’ilétaitàpeuprèscertainquelegardiennepouvaitpasdistinguermonvisage.Le capteur scanna la plaque d’immatriculation de la Mercedes et le portails’ouvrit.Si saplaque était enregistrée, cela signifiait en tout casquemamèreétaitunefamilièredeslieux.Enroulantaupas,jesuivislapetiteroutegoudronnéequis’enfonçaitdansune

forêtdepinsetd’oliviers.Construitàlafindesannées1980,AureliaParkétaitdevenucélèbreparcequesespromoteursavaientreconstituéungigantesqueparcméditerranéencomplantéd’essencesraresetexotiques.Leurprouesse,quiavaitfaitcoulerbeaucoupd’encreà l’époque, tenaitaussià lacréationd’unerivièreartificiellequitraversaitledomaine.Leparcnecomptaitqu’unetrentainedemaisons,trèséloignéeslesunesdes

autres. Je me souvenais d’avoir lu dans l’article de L’Obs que la maison deFrancisportaitlenuméro27.Ellesesituaitauplushautdudomaine,aumilieud’unevégétationdense.À travers lanuit, jedistinguai l’ombredespalmiersetdes grandsmagnolias. Jeme garai devant le portail en fer forgé qui dominaitd’épaisseshaiesdecyprès.En approchant desbattants, j’entendis undéclic et le portail s’ouvrit devant

moi.Jecomprisque lacléque j’avaisenmapossessionétaitenfaitunpasse-partoutintelligentquipermettaitunaccèsélectroniqueàlamaison.Alorsquejem’engageais sur le dallage en pierre, je fus surpris par le bruit de l’eau. Cen’était pas un ruissellement lointain, c’était comme si la rivière coulait àmespieds. J’actionnai l’interrupteur extérieur : le jardin et les différentes terrassess’éclairèrent en même temps. C’est en faisant le tour de la demeure que jecompris.CommelaMaisonsurlacascade,lechef-d’œuvredel’architecteFrankLloyd Wright, la maison de Francis était construite directement sur le coursd’eau.C’étaitunebâtissemodernequin’avaitriendeprovençalnideméditerranéen,

mais rappelaitplutôt certaines architectures américaines.Hautededeuxétagesagencés en porte-à-faux, elle mélangeait les matériaux – verre, pierre claire,béton armé – et s’intégrait à la perfection dans le site végétal et le plateaurocheuxsurlequelonl’avaitbâtie.La serrure numérique se débloqua dès que je m’approchai de la porte. Je

redoutaisqu’unealarmenesemetteenmarche.Ilyavaitbienunboîtiervisséaumur,maisriennesedéclenchapourautant.Làaussi,ununiquebouton-poussoir

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permettaitd’allumertoutesleslumières.Jel’enclenchaietdécouvrisunintérieuraussiélégantquespectaculaire.Le rez-de-chaussée accueillait un salon, une salle à manger et une cuisine

ouverte. Comme dans l’architecture japonaise, l’espace était décloisonné, lesdifférentslieuxdevien’étantséparésquepardespanneauxouvertsdeboisclairquilaissaientpasserlalumière.Je fis quelques pas à l’intérieur du loft et parcourus la pièce du regard. Je

n’avais pas imaginé la garçonnière de Francis comme ça. Tout était raffiné etchaleureux.Lagrandecheminéeenpierreblanche, lespoutresenchêneblond,lesmeublesennoyerauxformesarrondies.Surlecomptoirdubaràcocktails,une bouteille de bière à demi entamée indiquait que quelqu’un était passérécemment.Àcôtéde laCorona,unpaquetdecigarettesetunbriquetdont lacoquelaquéeétaitornéed’uneestampejaponaise.LeZippodeMaxime…Biensûr,c’estluiquiétaitvenuiciaprèsnotreconversationchezmamère.Et

ce qu’il avait découvert l’avait suffisamment bouleversé pour qu’il parteprécipitammentenoubliantsesclopesetsonbriquet.En me rapprochant des grandes baies à galandage, je pris conscience que

c’étaitàcetendroitprécisqueFrancisavaitétéassassiné.Ilavaitdûêtretorturéprès de la cheminée, peut-être laissé pour mort. Puis il s’était traîné sur ceparquetpatinéjusqu’aulargemurdeverrequisurplombaitlarivière.Là,ilavaitréussiàtéléphoneràmamère.Maisjenesavaismêmepassielleavaitreçusonappel.3.Mamère…Jelesentais,saprésenceimprégnaitcettemaison.Jedevinaissapattederrière

chaque meuble, derrière chaque élément de décoration. Ici, c’était aussi chezelle.Uncraquementmefitsursauter.Jemeretournaiet tombainezànezavecelle.Ouplutôtavecsonportraitaccrochésurlemur,del’autrecôtédusalon.Jeme

dirigeai vers l’espace canapé-bibliothèqueoù étaient affichées d’autres photos.Plus je me rapprochais, plus je comprenais l’histoire qui m’avait échappéjusqu’ici.EnunequinzainedeclichéssedessinaitunesortederétrospectivedelavieparallèlemenéeparFrancisetAnnabellependantdesannées.Ensemble,ils avaient fait le tour dumonde.Auhasarddes photos, je reconnusdes lieuxemblématiques : le désert africain, Vienne sous la neige, le tramway de

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Lisbonne,leschutesdeGullfossenIslande,lescyprèsdelacampagnetoscane,lechâteauécossaisd’EileanDonan,leNewYorkd’avantlachutedestours.Plusque les lieux, les sourires et la sérénitéde leurvisagemedonnèrent la

chairdepoule.MamèreetFrancisétaientamoureux.Pendantdesdécennies,ilsavaient mené une histoire d’amour totale, mais clandestine. Une relationinsoupçonnableetdurable,àl’abriduregarddumonde.Maispourquoi?Pourquoin’avaient-ilsjamaisofficialiséleurhistoire?Aufonddemoi,jeconnaissaislaréponse.Ouplutôtjeladevinais.Elleétait

complexeettenaitàleurspersonnalitéssingulières.AnnabelleetFrancisétaientdeuxcaractèresrudesettranchésquiavaientdûtrouverunréconfortmutuelensebâtissant unebulle dont ils étaient les seuls architectes.Deux individualitésfortesqui s’étaient toujours construitescontre lemonde.Contre samédiocrité,contrel’enferdesautresdontilsn’avaienteudecessedes’émanciper.Labelleet la bête. Deux tempéraments hors du commun qui méprisaient lesconvenances,lescodes,lemariage.Jem’aperçusquejepleurais.Sansdouteparcequesurlesphotosoùmamère

souriait,jeretrouvaiscetteautrepersonnequej’avaisconnuedansmonenfanceetdontladouceurressurgissaitparfoissouslemasqueglacédel’Autrichienne.Jen’étaispasfou.Jen’avaispasrêvétoutça.Cetteautrefemmeexistaitbeletbienetj’entenaisaujourd’huilapreuve.J’essuyaismeslarmes,maisellescontinuaientàcouler.J’étaisémuparcette

doublevie,parcettehistoired’amoursingulièrequin’appartenaitqu’àeux.Levéritableamourn’était-ilpasaufonddébarrassédetouteslesconvenances?Cetamour chimiquement pur, Francis et ma mère l’avaient éprouvé, alors que jem’étaiscontentédelerêveroudelefantasmeràtraversleslivres.Une dernière image accrochée aumur retintmon attention. C’était un petit

formatdecouleursépiareprésentantunetrèsvieillephotodeclasseprisesurlaplace d’un village. Une inscription à la plume mentionnait : Montaldicio,12octobre1954.Assis sur trois rangées de bancs, les gamins ont unedizained’années. Ils ont tous les cheveux noirs comme l’ébène. À l’exception d’unepetite fille blonde, aux yeux clairs, légèrement à l’écart. Tous les enfantsregardent l’objectif, sauf un petit gars à la bouille ronde, mais fermée. Aumomentoùlephotographeappuiesursondéclencheur,Francistournelatêteetn’ad’yeuxquepourl’Autrichienne.Laplusbelledel’école.Touteleurhistoireestdéjà inscritedanscettephoto.Tout s’étaitnoué là,pendant l’enfance,danscevillaged’Italiequilesavaitvusgrandir.

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4.Unescaliersuspenduenboisbrutmontaitversleschambres.D’uncoupd’œil,

j’embrassailadistributiondupremierétage:uneimmensesuitedemaîtreetsesdépendances, bureaux, dressings, salledehammam.Encoreplusqu’au rez-de-chaussée, l’omniprésence des surfaces vitrées effaçait les frontières entrel’intérieur et l’extérieur. Le cadre était exceptionnel. On sentait la forêt touteprocheetleruissellementdelarivièresemêlaitaubruitdelapluie.Uneterrassevitrée permettait de déambuler jusqu’à une piscine couverte qui ouvrait sur lecieletsurunjardinsuspenduagrémentédeglycines,demimosasetdecerisiersduJapon.Uninstant,jefaillisrebrousserchemindepeurdecequejepouvaisdécouvrir.

Maisl’heuren’étaitplusauxatermoiements.Jepoussailaportepivotantedelachambreetrévélaiunterritoireencoreplusintime.Desphotosànouveau,maisde moi cette fois. À tous les âges de l’enfance. L’impression ne m’avait pasquittédelajournée,deplusenplusprégnanteaufuretàmesurequej’avançaisdansmes investigations : en enquêtant surVinca, c’est d’abord surmoi-mêmequej’enquêtais.L’image laplusancienneétaitunclichéennoir etblanc.MaternitéJeanne-

d’Arc,8octobre1974,naissancedeT.Unselfieavantl’heure.C’estFrancisquitientl’appareil.Ilenlacemamèrequiportelebébédontellevientd’accoucher.Etcebébé,c’estmoi.Stupeuretévidence.Lavéritémesautaitauvisageavecviolence.Unevague

d’émotionsmesubmergea.Enrefluant,sonécumecathartiquemelaissagroggy.Touts’éclairait,toutseremettaitàsaplace,maisdansunedouleurcruelle.Mesyeux restaient obstinément fixés sur la photo. Je regardais Francis et j’avaisl’impressiondemeregarderdansunmiroir.Commentavais-jepuêtreaveugleaussi longtemps? Je comprenais tout àprésent.Pourquoi jenem’étais jamaissentilefilsdeRichard,pourquoij’avaistoujoursconsidéréMaximecommeunfrère, pourquoi un instinct animalme faisaitmonter au front chaque fois queFrancisétaitattaqué.Assaillidesentimentscontraires, jem’assissur lereborddulitpouressuyer

mes larmes.Savoir que j’étais le fils deFrancismedélivrait d’unpoids,maissavoirque jenepourraisplus luiparlermelaissaitmilleregrets.Unequestioncommençaàmehanter:Richardétait-ilaucourantdecesecretdefamilleetdeladoubleviede sa femme?Sansdoute,mais cen’était pas certain.Peut-êtreavait-il fait l’autruche pendant des années, sans comprendre véritablementpourquoiAnnabelletoléraitsesinnombrablesincartades.

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Je me levai pour quitter la chambre, mais je revins sur mes pas avecl’intentiondedécrocher laphotode lamaternité. J’avaisbesoinde l’emporter,commeunepreuvedemesorigines.Ensoulevantlecadre,jedécouvrisunpetitcoffre-fortencastrédanslemur.Unpavénumériqueinvitaitàsaisirsixchiffres.Ma date de naissance ? Je n’y croyais pas une seconde, mais je ne pusm’empêcherd’essayer.Parfois,l’évidence…Laporteducoffre s’ouvritdansundéclic.L’armoired’aciern’étaitpas très

profonde. J’y plongeai lamain pour en ressortir un flingue.Le fameuxpétarddontFrancisn’avaitpaseuletempsdeseservirlorsqu’onl’avaitattaqué.Dansunpetitsacdetoile,jetrouvaiaussiunedizainedecartouchesdecalibre38.Lesarmes nem’avaient jamais fasciné. Généralement, elles ne provoquaient chezmoiquedelarépulsion.Maispourladocumentationdemesromans,j’avaisétéforcédem’yintéresser.Jesoupesailerevolver.Compactetlourd,ilressemblaitàunvieuxSmith&Wesson,Model36.LefameuxChiefsSpecialavecsacrosseenboisetsacarcasseenacier.Quelétait le sensde laprésencedece flinguederrièrecettephoto?Que le

bonheuret l’amourvéritabledevaientêtreprotégéspar tous lesmoyens?Queleurconquêteavaitunprixquipouvaitêtreceluidusangetdeslarmes?J’introduisis cinq cartouchespour remplir lebarillet et je leglissai dansma

ceinture. Je n’étais pas certain de savoir m’en servir, mais j’étais certain quedésormais le danger était partout. Parce que quelqu’un s’était mis en têted’éliminer tous ceux qu’il estimait responsables de la mort de Vinca. Et quej’étaissûrementleprochainsursaliste.J’arrivai en bas de l’escalier quand mon téléphone sonna. J’hésitai à

décrocher.Çan’estjamaisbonsignelorsquequelqu’unvousappelleennuméromasqué à 3 heures dumatin. Finalement, jeme décidai à répondre.C’était lapolice. Le divisionnaire Vincent Debruyne qui m’appelait du commissariatd’Antibespourmeprévenirquemamèreavaitétéretrouvéemorteetquemonpères’accusaitdel’avoirtuée.

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Annabelle

AntibesSamedi13mai2017Je m’appelle Annabelle Degalais. Je suis née en Italie à la fin des années

1940,dansunpetitvillageduPiémont.Etlesminutesquivontsuivresontpeut-êtrelesdernièresdemavie.Lorsque, le25décembredernier,Francism’a téléphonéenpleinenuitavant

derendrel’âme,iln’aeuletempsquedeprononcerunboutdephrase:ProtègeThomasetMaxime…J’ai compris cette nuit-là que le passé était de retour. Avec son cortège de

menaces,dedangeretdemort.Plus tard,en lisant lesarticlesde journauxquiracontaient les souffrances que Francis avait dû endurer avant d’expirer, j’aicompriségalementquecettevieillehistoirenepourraitseterminerquecommeelleavaitcommencé:danslesangetlapeur.Pendantvingt-cinqans,nousavionspourtantréussiàtenirlepasséàdistance.

Pourprotégernosenfants,nousavionsfermétouteslesportesàdoubletourenveillantànelaisseraucunetracederrièrenous.Lavigilanceétaitdevenuenotreseconde nature, même si, avec le temps, notre méfiance avait perdu de soncaractèremaladif.Certainsjours,l’inquiétudequim’avaittenailléetantd’annéessemblaitmêmes’êtreévaporée.J’aibaissélagarde,forcément.Etj’aieutort.LamortdeFrancis a faillime tuer.Moncœur s’est déchiré. J’ai cruque je

partais.Lorsqu’onm’aconduiteàl’hôpital,dansl’ambulance,unepartiedemoiavaitenviedelâcherpriseetderejoindreFrancis,maisuneforcederappelm’arattachéeàlavie.Je devaisme battre encore pour protégermon fils. Le retour de lamenace

m’avaitarrachéFrancis,maisilnemeprendraitpasThomas.Mon dernier combat serait de terminer le travail, c’est-à-dire d’anéantir

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l’individuquimetenpérill’avenirdemonfils.Etdeluifairepayerlamortduseulhommequej’aiejamaisaimé.Aprèsmasortiedel’hôpital,jemesuisreplongéedansmessouvenirsetj’ai

mené ma propre enquête pour comprendre qui, après tant d’années, pouvaitvouloir se venger. Avec une violence, une hargne et une déterminationeffrayantes.Jenesuisplustoutejeune,maisj’aiencorelesidéesclaires.J’aieubeauconsacrertoutmontempsàchercherdesréponsesàmesquestions,jen’aipas trouvé la moindre piste. Tous les protagonistes qui auraient pu avoir desvelléités de vengeance étaient morts ou très vieux. Quelque chose que nousignorionsvenaitgripperl’engrenagepaisibledenotrevieetmenaçaitdelafairedérailler. Vinca était partie en emportant un secret. Un secret dont l’existencemêmenousavaitéchappéetquirefaisaitsurfaceaujourd’huiensemantlamortsursonpassage.J’aicherchépartout,mais jen’ai rien trouvé. Jusqu’àceque, toutà l’heure,

Thomas ressorte de vieilles affaires du sous-sol et les étale sur la table de lacuisine. Soudain, l’évidence m’a sauté au visage. J’avais envie de pleurer derage. La vérité était là, sous nos yeux, depuis si longtemps, masquée par undétailqu’aucundenousn’avaitsuvoir.Undétailquichangeaittout.

*

Il fait encore jour lorsque j’arriveauCapd’Antibes. Jem’arrêtedevantunefaçade blanche qui donne sur le boulevard de Bacon, mais qui ne laisse pasdevinergrand-chosedelatailleetdel’étenduedelamaison.Jelaissemavoitureendoublefileetsonneàl’interphone.UnjardinierentraindetaillerleshaiesmeditquelapersonnequejechercheestalléepromenerseschienssurlesentierdeTire-Poil.Je reprends la route pour quelques kilomètres jusqu’au petit parking de la

plageKeller, à l’intersection du chemin de la Garoupe et de l’avenueAndré-Sella. L’endroit est désert. J’ouvre le coffre pour prendre le fusil que j’aiempruntéàRichard.Pourme donner du courage, je repense aux parties de chasse, le dimanche

matin,encompagniedemonpèreadoptifdans lesmassifs forestiers.J’adoraisl’accompagner. Même si on ne se disait pas grand-chose, c’était un momentpartagé qui avait plus de sens que de longs discours. Je me souviens avecaffection de Butch, notre setter irlandais. Toujours à l’affût des perdrix, des

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bécassesetdes lièvres, iln’avaitpas sonpareilpour les approcheret les fixeravantquenouspuissionslestirer.Jesoupèsel’arme,caressesacrosseennoyerhuiléetm’attardeuninstantsur

la finesse des gravures qui ornent le fusil. D’un déclic, j’ouvre la bascule enacier et fais entrer deux cartouches dans la chambre. Puis jem’engage sur lecheminétroitquibordelesflots.Auboutd’unecinquantainedemètres,unebarrièredissuaded’allerplusloin.

«Zone dangereuse – accès interdit ».La faute aux coups demer demercredidernierquiontdûprovoquerdeséboulements.Jecontournel’obstacleensautantsurlesrochers.L’airmarinme fait du bien, et le panorama éblouissant qui porte jusqu’aux

Alpes me rappelle d’où je viens. Au détour du rivage escarpé, j’aperçois lasilhouette,grandeetélancée,del’assassindeFrancis.Lestroisgroschiensquil’entourentavancentenmeutedansmadirection.J’épaulemonfusil.Monregardglisseversmacible.Elleestdansmalignede

mire.Jesaisquejen’auraipasdesecondechance.Lorsquelecoupclaque,clair,brefetrapide,toutmerevientdanslagueule.Montaldicio, les paysages de l’Italie, la petite école, la place du village, les

insultes, laviolence, lesang, lafiertéderesterdebout, lesouriredésarmantdeThomas lorsqu’il avait trois ans, l’amour au long cours d’un homme différentdesautres.Toutcequiacomptédansmavie…

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16LaNuitt’attendtoujours

Commenceàcroirequelanuitt’attendtoujours.

RenéCHAR

1.Danslanuitorageuse,lesruesd’Antibessemblaientéclabousséesd’unenduit

épaisetvisqueuxqu’unpeintremalhabileauraitrenversésursatoile.Ilétait4heuresdumatin.Jedéambulaisdelongenlargesouslapluie,devant

le commissariat de police de l’avenue des Frères-Olivier. J’avais enfilé monimperméable,maismes cheveux étaient trempés et de l’eau s’infiltrait dans lecol de ma chemise. Mon téléphone portable vissé à l’oreille, j’essayais deconvaincre un ténor du barreau niçois de bien vouloir assistermon père si sagardeàvuedevaitseprolonger.J’avais l’impression d’étouffer sous la cascade de catastrophes qui

s’enchaînaient.Uneheureplustôt,lorsquej’avaisquittéAureliaPark,jem’étaisfaitarrêterparlesgendarmespourexcèsdevitesse.Souslecoupdel’émotion,j’avais propulsé le roadster à plus de cent quatre-vingts kilomètres-heure surl’autoroute. On m’avait fait souffler dans l’éthylomètre et j’avais payé mescocktailsetmesshotsdevodkaparunesuspensionimmédiatedepermis.Pourpouvoirrepartir,jen’avaiseud’autrechoixqued’appelerStéphanePianelliàlarescousse.Lejournalisteétaitdéjàaucourantdelamortdemamère,etm’avaitassuréqu’ilarrivaitsanstarder.IlétaitvenumechercheravecsonSUVDaciaàl’arrière duquel le petit Ernesto dormait à poings fermés.La voiture sentait lepain d’épice et n’avait jamais dû croiser d’Éléphant bleu. En roulant vers lecommissariat, c’est lui qui m’avait briefé, complétant les informations quem’avait transmises le divisionnaire Debruyne. Le corps de mamère avait étéretrouvéauCapd’Antibessurlesrochersdusentierdulittoral.C’étaitlapolice

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municipale, appelée sur les lieuxpardes résidents inquietsd’avoir entenduuncoupdefeu,qui,lapremière,avaitconstatésamort.— Je suis désolé de t’apprendre ça, Thomas, mais les circonstances dans

lesquellesonl’atuéesontvraimenteffroyables.Onn’ajamaisvuçaàAntibes.LeplafonnierdelaDaciaétaitrestéallumé.Pianellitremblait.Ilétait livide,

trèsatteintpar l’horreurqui faisait irruptiondanssasphèrederelations.Aprèstout,luiaussiconnaissaitbienmesparents.Moi,j’étaisanesthésié.Au-delàdelafatigue,duchagrin,deladouleur.— Il y avait un fusil de chasse à proximité de la scène de crime, mais

Annabellen’estpasmorted’uneblessureparballe,avait-ildéclaré.Ilavaiteudumalàme raconter la suiteet j’avaisdû insisterpourqu’ilme

lâchelavérité.Et c’était elle que j’étais maintenant en train d’essayer d’expliquer au

Dupond-Morettilocal,alorsquejevenaisdequitterlecommissariat:levisagedemamère avait été réduit enbouillieparune avalanchede coupsde crosse.Bienévidemment,cen’étaitpasmonpèrequiavaitfaitça.Richards’étaitrenduà cet endroit parce que je le lui avais indiqué, et Annabelle était déjà mortelorsqu’ilétaitarrivé.Ils’étaitécrouléenlarmessur lesrochersetsonseul tortavaitétéderegarderlecadavredesafemmeensanglotant:«C’estmoiquiaifaitça!»Cetteaffirmation,expliquai-jeàl’avocat,n’étaitbiensûrpasàprendreaupremierdegré. Ilétaitmanifestequ’ellesignifiaitdavantageunregretdenepasavoirétécapabled’évitercemeurtrequ’unaveudeculpabilité.L’hommedeloienconvintsansdifficultéetm’assuraqu’ilallaitnousaider.Lorsque je raccrochai, il pleuvait toujours autant. Je me réfugiai sous un

abribusdésertdelaplaceduGénéral-de-Gaulled’oùjepassaideuxcoupsdefilpéniblesàPort-au-PrincepuisàParispourprévenirmonfrèreetmasœurdelamort de notre mère. Jérôme, fidèle à lui-même, resta digne, quoiqueprofondémentatteint.Laconversationavecmasœurfutsurréaliste.Alorsquejepensaisqu’elledormaitchezelle,dansledix-septièmearrondissement,elleétaitenweek-end avec sonmec à Stockholm. Je ne savaismême pas qu’elle avaitdivorcél’annéeprécédente.Ellem’appritsaséparationpuis,enrestantvaguesurlescirconstances,jeluifispartdudramequivenaitdefrappernotrefamille.Ellepartitdansunecrisedelarmesquejefusincapabledecalmer,pasplusquen’yparvintletypequidormaitàsescôtés.Puis je restai un long moment sous l’orage à errer comme une ombre au

milieu de la place. L’esplanade était inondée. Une canalisation avait dû serompre, emportant une partie du bitume. Les fontaines encore éclairées

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projetaientdanslanuitdelongsjetsd’eaudoréequisemêlaientàlapluiepourformerunesortedebrouillardplanant.Trempé, enveloppé par la bruine, j’avais le cœur carbonisé, les neurones

grillés, le corps laminé. La brume vaporeuse qui noyait mes pas effaçait leslimites de la place, les bordures des trottoirs, lesmarquages au sol. Et j’avaisl’impressionqu’ellenoyaitaussitoutesmesvaleursetmespointsderepère.Jenesavaisplusvraimentquelavaitétémonrôledansunehistoirequim’abîmaitdepuistantd’années.Unechutequisemblaitnepasavoirdefin.Unscénariodefilmnoirquej’avaisdavantagesubiquejen’enavaisétél’instigateur.2.Soudain,deuxpharestrouèrentlebrouillardetavancèrentdansmadirection:

laDaciajouffluedeStéphanePianelliétaitderetour.—Monte,Thomas!medit-ilaprèsavoirbaissésavitre.J’aibienpenséque

tunesauraispascommentrentrer.Jevaisteramenercheztoi.À bout de forces, j’acceptai sa proposition.Le siège passager était toujours

encombré par un vrai foutoir. Comme à l’aller, jem’installai sur la banquettearrière,àcôtéd’Ernestoendormi.Pianellim’expliquaqu’ilrevenaitdel’agencedeNice-Matin.Lejournalayant

boucléplustôtdanslasoirée,iln’yauraitpasdepapiersurlamortdemamèredans la première édition du lendemain. Le journaliste était néanmoins repasséparsonbureaupourécrireunarticledestinéausiteInternetduquotidien.—Lesfaiblessoupçonsquipèsentsurtonpèreneserontmêmepasévoqués,

m’assura-t-il.AlorsquenouslongionsleborddemerendirectiondelaFontonne,Pianelli

meconfiaenfinqu’ilétait tombésurFannyenquittant l’hôpitaloùilétaitalléchercherdesinfossurMaxime,plustôtdanslasoirée.—Elleétaitàboutdenerfs.Jamaisjenel’avaisvuecommeça.Unsignald’alarmeretentitdansmonespritfatigué.—Qu’est-cequ’ellet’araconté?Nousétionsarrêtésaucroisementde laSiesta.Lefeurouge leplus longdu

monde…—Ellem’atoutraconté,Thomas.Ellem’aditqu’elleavaittuéVincaetqueta

mèreetFrancisl’avaientaidéeàcouvrirsesactes.Je comprenais mieux le trouble de Pianelli tout à l’heure : il n’était pas

seulement impressionnépar les circonstancesde lamort demamère, il l’étaitd’avoirdécouvertunehistoired’assassinat.

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—Ellet’aditcequiétaitarrivéàClément?—Non,avoua-t-il.C’estlaseulepiècedupuzzlequimemanque.Le feu passa au vert. La Dacia rejoignit la nationale et remonta vers

laConstance. J’étais complètementdéfait. Jen’avaisplus l’esprit clair. J’avaisl’impression que cette journée ne finirait jamais. Qu’une vague allait toutemporter.Tropde révélations, tropdedrames, tropdemorts, tropdemenacesquiplanaientencoresurceuxquim’étaientchers.Alors,j’aifaitcequ’ilnefautjamaisfaire.J’aibaissélagarde.J’aitransgressévingt-cinqansdesilenceparcequej’avaisenviedecroireenl’êtrehumain.J’avaisenviedecroirequePianelliétaitunmecbienquiferaitpassernotreamitiéavantsafonctiondejournaliste.J’aitoutmissurlatable:lemeurtredeClémentettoutcequej’avaisappris

aujourd’hui.Unefoisarrivédevantlamaisondemesparents,Pianellis’estgaréface au portail et a laissé le moteur tourner. Nous sommes restés encore unedemi-heureàdiscuterdansl’habitacleduvieuxSUVpouressayerd’yvoirplusclair. Patiemment, ilm’a aidé à reconstituer ce qui s’était passé plus tôt dansl’après-midi. Ma mère avait dû laisser traîner une oreille lorsque je discutaisavecMaxime.Commemoi,elleavaitsansdoutenotélesdifférencesd’écritureentre la dédicace du livre et les appréciations scolaires rédigées par AlexisClément.Contrairement àmoi, cedétail lui avaitpermisd’identifier l’assassinde Francis. Elle lui avait donné rendez-vous ou l’avait traqué jusqu’au Capd’Antibes dans le but de l’éliminer. Bref, elle avait réussi là où nous avionséchoué:démasquerunmonstredontlafureurassassinesemblaitsanslimites.Uneclairvoyancequiluiavaitcoûtélavie.— Essaie de te reposer, me dit Stéphane en me donnant une accolade. Je

t’appelledemain.Oniraensembleàl’hôpitalprendredesnouvellesdeMaxime.Malgrélararechaleurdesespropos,jen’euspaslaforcedeluirépondreet

claquai la porte de la voiture. Comme je n’avais pas de bip, je fus obligéd’escaladerleportail.Jemesouvenaisqu’onpouvaitaccéderàlamaisonparlapartiegaragedusous-sol,quemesparentsneverrouillaient jamais.Unefoisàl’intérieurdusalon,jeneprismêmepaslapeined’allumerlalumière.Jeposaimon sac sur la table ainsi que le calibre de Francis. J’enlevaimes vêtementstrempésetjetraversailesaloncommeunsomnambuleavantdem’écroulersurlecanapé.Là, jemepelotonnaidansunplaidde laineet je laissai le sommeilm’emporter.J’avaisjouéetperdusurtouslestableaux.L’adversitém’avaitbroyé.Sansque

j’y sois préparé, je venais de vivre la pire journée de ma vie. Ce matin, endébarquantsur laCôted’Azur, j’avaisbienconsciencequ’unséismemenaçait,

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maisjen’enavaisanticipénilapuissancenilecaractèrecrueletdévastateur.

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17LeJardindesAnges

Peut-êtrequandnousmourrons,peut-êtrelamortseulenousdonnera

lacléetlasuitedecetteaventuremanquée.

ALAIN-FOURNIER

Dimanche14mai2017Lorsquej’ouvrislesyeux,lesoleildelami-journéetriomphaitdanslesalon.

J’avais dormi d’une seule traite jusqu’à 13heures passées.Un sommeil épais,profond,quim’avaitoffertunedéconnexiontotaleaveclanoirceurduréel.C’estlasonneriedemonportablequim’avaitréveillé.Jen’avaispasétéassez

rapide pour répondre, mais j’écoutai le message qu’on venait de me laisser.Depuis le téléphone de son avocat,mon pèreme prévenait qu’il venait d’êtrelibéréetqu’ilrentraitàlamaison.Jetentaidelerappelerdanslafoulée,maislabatteriedemontéléphoneétaitàplat.Mavaliseétantrestéedanslavoituredelocation, jecherchaienvaindans lamaisonunchargeurcompatibleavecmonappareil,puisjerenonçai.Depuislefixe, j’appelai leCHUd’Antibes,oùjeneparvins pas à joindre quelqu’un qui pourrait me donner des nouvelles deMaxime.Je pris une douche et enfilai des fringues que je trouvai dans le placard de

monpère :unechemiseCharvetetunevesteenvigogne.Jequittai lasalledebainsetenchaînaitroisexpressosenregardantparlafenêtrelamerquidéclinaitsescamaïeuxdebleu.Dans lacuisine,mesvieillesaffairesétaient restéesà lamêmeplacequelaveille.Suruntabouret, legroscartonenéquilibreet,surlecomptoirenboismassif,mesanciennes rédactions,mesbulletins scolaires, lesmixtapes,lerecueildepoèmesdeTsvetaïevaquej’ouvrisànouveaupourrelirelabelledédicace:

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PourVinca,Jevoudraisn’êtrequ’uneâmesanscorpspournetequitterjamais.T’aimer,c’estvivre.Alexis

Je feuilletai le livre, d’abord d’unœil distrait, puis plus attentivement. Paru

auxéditionsduMercuredeFrance,Monfrèrefémininn’étaitpas,contrairementàcequej’avaistoujourscru,unrecueildepoèmes.C’étaitunessaienprosequequelqu’un –Vinca ou la personne qui le lui avait offert – avait abondammentannoté.Jem’arrêtaisurl’unedesphrasessoulignées.«C’est[…]laseulebrèchedanscetteentitéparfaiteque sontdeux femmesqui s’aiment.L’impossible, cen’estpasderésisteràlatentationdel’homme,maisaubesoindel’enfant.»Laformuletouchaquelquechoseenmoi:cetteentitéparfaitequesontdeux

femmesquis’aiment.Jem’assissurl’undessiègesetpoursuivismalecture.Deuxfemmesquis’aiment…Superbementécrit,letexte–composéaudébut

des années 1930 – était une sorte d’exaltation poétique de l’amourlesbien.Pasunmanifeste,maisune réflexionanxieuse sur l’impossibilitépourdeux femmes demettre aumonde un enfant qui soit biologiquement issu desdeuxamantes.C’estalorsquejecompriscequim’avaitéchappédepuislepremierjour.Et

quichangeaittout.Vincaaimait les femmes.En tout cas,Vincaavait aiméune femme.Alexis.

Un prénom mixte. Quasi exclusivement masculin en France, il étaitmajoritairementféminindanslespaysanglo-saxons.J’étaisbouleverséparcettedécouvertetoutenmedemandantsi jenefaisaispasfausserouteunenouvellefois.Onsonnaauportail.Persuadéquec’étaitmonpère,j’endéverrouillail’accès

etsortit l’accueillirsurlaterrasse.Mais,àlaplacedeRichard,jemeretrouvainez à nez avec un jeune homme trèsmince, aux traits fins et au regard d’unetroublanteclarté.— Corentin Meirieu, je suis l’assistant de M. Pianelli, se présenta-t-il en

enlevantsoncasquedevéloetensecouantdescheveuxtrèsroux.L’apprentijournalistecalasonengincontrelemur:unedrôledebicycletteen

bambouavecuneselleencuirmontéesurressorts.— Toutes mes condoléances, me dit-il en affichant une mine désolée qui

disparaissaitsoussabarbedense,endécalageavecsonvisagejuvénile.

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Jeluiproposaid’entrerprendreuncafé.—Avecplaisir,sivousavezautrechosequedescapsules.Ilmerejoignitdanslacuisineet,alorsqu’ilexaminaitlepaquetd’arabicaprès

de lacafetière, il tapotaunepochettecartonnéequ’il tenaitplaquéecontre sontorse.—J’aidesinfospourvous!Pendant que je préparais nos boissons, CorentinMeirieu s’assit sur un des

tabouretsetsortituneliassededocumentsannotés.Enposantunetassedevantlui, j’aperçus launede ladeuxièmeéditionduNice-Matinqui traînaitdans sasacoche.Unephotodusentierdulittoralbarrédel’inscription:PEURSURLAVILLE.— Ça n’a pas été coton, mais j’ai pu glaner des infos intéressantes sur le

financementdulycée,déclara-t-il.Jeprisplaceenfacedeluiet,d’unsignedelatête,l’invitaiàcontinuer.— Vous aviez raison : le financement des travaux de Saint-Ex dépend

entièrementd’unedonationimportanteetinattenduequel’établissementareçuetrèsrécemment.—Récemment,çaveutdirequoi?—Autoutdébutdel’année.QuelquesjoursaprèslamortdeFrancis.—Etquil’aeffectuée?LafamilledeVincaRockwell?Ilm’étaitvenuàl’espritqu’AlastairRockwell,legrand-pèredeVinca,n’avait

jamaisacceptéladisparitiondesapetite-filleetqu’ilavaitpuorganiserunesortedevendettapostmortem.—Pasdutout,réponditMeirieuenmettantunsucredanssoncafé.—Quialors?Lehipsterconsultasesnotes.— C’est une fondation culturelle américaine qui est derrière ce don : la

fondationHutchinson&DeVille.Sur le coup, cela nem’évoqua pas grand-chose.Meirieu but son café d’un

trait.—Commesonnom l’indique, la fondationest alimentéepardeux familles.

Les Hutchinson et les DeVille ont fait fortune en Californie après guerre encréantunesociétédecourtagequipossèdeaujourd’huidescentainesd’agencesàtraverstoutlecontinentaméricain.Lejournalistecontinuaàdéchiffrersesnotes.— La fondation a un rôle demécénat dans l’art et la culture. Elle finance

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principalement des écoles, des universités et desmusées : la St. JeanBaptisteHighSchool,Berkeley,l’UCLA,leMoMadeSanFrancisco,lemuséed’ArtducomtédeLosAngeles…Meirieuremontalesmanchesdesachemiseenjean,quiluicollaittellement

aucorpsqu’elledonnaitl’impressiond’êtreunesecondepeau.—Lorsdudernier conseild’administrationde la fondation,uneproposition

inhabituelle a été mise au vote : pour la première fois, l’un des membressoumettaitl’idéed’investirendehorsdesÉtats-Unis.—C’étaitl’agrandissementetlarénovationdulycéeSaint-Exupéry?— Exactement. Les débats ont été animés. En soi, le projet n’était pas

inintéressant,maisilcomportaitdeschosesfarfelues,commelacréationprèsdulacd’unepromenadeappeléeleJardindesAnges.—Stéphanem’aparléd’uneimmenseroseraie.— Oui, c’est ça. L’intention du concepteur est d’en faire un lieu de

recueillementdédiéàlamémoiredeVincaRockwell.—C’estdingue,non?Commentlafondationa-t-ellepuvaliderunteldélire?—Unegrandepartieduconseild’administrationétaitcontrejustement,mais

l’unedesdeuxfamillesn’estplusreprésentéequeparuneseulehéritière.Celle-ci ayant une certaine fragilité psychiatrique, plusieurs administrateurs ne luifaisaient pas confiance. Statutairement, elle disposait pourtant d’un grandnombre de voix et elle a pu rallier à elle quelques suffrages pour l’emporterd’unecourtemajorité.Je me massai les paupières. J’avais l’impression paradoxale de ne rien

comprendreetenmêmetempsdene jamaisavoirétéaussiprèsdubut.Jemelevaipourallercherchermonsacàdos.Ilfallaitquejevérifiequelquechose.Àl’intérieur,jeretrouvaileyearbookdel’annéescolaire1992-1993.Tandisquejetournaislespages,Meirieuterminasesexplications:— L’héritière qui a la haute main sur la fondation Hutchinson & DeVille

s’appelle Alexis Charlotte DeVille. Je pense que vous la connaissez. Elle aenseignéàSaint-Exlorsquevousyétiezélève.AlexisDeVille…Laprofsicharismatiquedelittératureanglaise.J’étaissidéré,lesyeuxrivésauportraitdecellequetoutlemondeappelaità

l’époqueMlleDeVille.Mêmesurleyearbook,sonprénomdisparaissaitderrièrelesinitialesA.C.J’avaisenfintrouvéAlexis.L’assassindemamère,deFrancis.CellequiavaitcherchéàtuerMaxime.Etcellequi,indirectement,avaitprécipitéVincasurlesvoiesdesondestinfuneste.—Aprèsplusieursséjours,elleestrevenuevivresixmoisparansurlaCôte

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d’Azur, précisa Meirieu. Elle a racheté l’ancienne Villa Fitzgerald au Capd’Antibes.Vousvoyezoùc’est?Jemeruaidehorsavantdemerendrecomptequejen’avaisplusdevoiture.

J’hésitaiàpiquerlevélodujournaliste,mais,àlaplace,jedescendisausous-solpar le garage et soulevai la bâche en plastique qui protégeait ma vieillemobylette. Je m’installai sur la selle et, comme lorsque j’avais quinze ans,j’essayaidedémarrerle103àlapédale.Mais l’endroit était froid et humide et le moteur était grippé. Je trouvai la

boîteàoutilsetrevinsverslecyclo.Jeretirail’antiparasite,desserrailabougieàl’aided’uneclé.Elleétaitnoire,encrassée.Commejel’avaisfaitdescentainesdefoisavantdepartiraucollège,jel’essuyaiavecunvieuxchiffonetlafrottaiaupapierdeverreavantdelaremettreenplace.Lesgestesrevenaient.Ilsétaientgravésquelquepartdansmamémoire,souvenirslointainsd’uneépoquepourtantpassilointaineoùlaviemeparaissaitpleinedepromesses.J’essayaiunenouvellefoisdedémarrerlabécane.Ilyavaitunlégermieux,

mais lamobylettene tenait toujourspas le ralenti. J’enlevai labéquille, sautaisurlaselleetmelaissaiglisserlelongdelapente.Lemoteurdonnal’impressiondes’étouffer,puisfinitparpétarader.Jem’élançaisurlarouteenpriantpourquelamobrésistequelqueskilomètres.Jen’avaispasbesoinderalenti.

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Richard

Les images cognent dans mon crâne. Insoutenables et irréelles. Plusinsupportables que les pires cauchemars. Le visage de ma femme explosé,enfoncé, éclaté. Le beau visage d’Annabelle réduit à un masque de chairsanguinolente.Jem’appelleRichardDegalaisetjesuisfatiguédevivre.Silavieestuneguerre,jenevienspasseulementd’encaisserunassaut.Dans

les tranchées de l’existence, je viens de me faire cisailler le ventre à labaïonnette. Obligé de capituler sans condition dans la plus douloureuse desbatailles.Jeresteimmobileaumilieudesparticulesd’orquipoudroientdanslalumière

du salon. Désormais, ma maison est vide et le sera à jamais. J’ai du mal àadmettre la réalité de cette épreuve. J’ai perduAnnabelle pour toujours.Maisquand l’ai-je vraiment perdue ? Il y a quelques heures sur une plage duCapd’Antibes? Ilyaquelquesannées?Ouplusieursdécennies?Ou leplusjuste serait-il de reconnaître que je n’ai pas vraiment perdu Annabellepuisqu’ellen’ajamaisétéàmoi?…Jesuishypnotiséparlepistoletposésurlatabledevantmoi.Unearmedont

j’ignorecequ’ellefaitlà.UnSmith&Wessonavecunecrosseenboiscommeonenvoitparfoisdanslesvieuxfilms.Lebarilletestplein:cinqcartouchesdecalibre38.Jesoupèseleflingue,éprouvelepoidsdesacarcassed’acier.L’armem’appelle.Unesolutionévidenteetexpéditiveàtousmesproblèmes.C’estvraiqu’à court terme, la perspectivede lamortme soulage.Oubliées ces quaranteannéesd’unmariageétrangependantlesquellesj’aivécuàcôtédecettefemmeindéchiffrablequidisait«m’aimeràsafaçon»,signifiantprécisémentqu’ellenem’aimaitpas.Lavérité,c’estqu’Annabellemetoléraitet,àtoutprendre,c’étaitdéjàmieux

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que rien.Vivre avec elleme faisait souffrir,mais vivre sans ellem’aurait tué.Nous avions nos arrangements secrets qui me faisaient passer aux yeux dumondepour lemari volage – que j’étais, certes…– et qui la préservaient desragots et des curieux. Rien ni personne n’avait de prise sur Annabelle. Elleéchappait à toute classification, à toutes les normes, à toutes les convenances.C’estcettelibertéquimefascinait.Aprèstout,n’aime-t-onjamaisautrechoseenl’autre que sonmystère ? Je l’aimais,mais son cœur n’était pas à prendre. Jel’aimais,maisjen’aipasétécapabledelaprotéger.Je pose le canon duChiefs Special surma tempe et tout à coup, je respire

mieux. J’aimerais comprendre qui amis cette arme surmon chemin.Thomas,peut-être ?Ce filsquin’estpasmon fils.Cet enfantqui, luinonplus,nem’ajamais aimé. Je ferme les yeux et son visage apparaît, accompagnant desdizaines de souvenirs précis lorsqu’il était petit. Des images teintéesd’émerveillementetdedouleur.L’émerveillementdevantcetenfant,intelligent,curieuxettropsage;ladouleurdesavoirquejen’enétaispaslepère.Appuieunpeusurladétentesit’esunhomme.Ce n’est pas la peur quime fait renoncer. C’estMozart. Les trois notes de

harpeetdehautboisquimepréviennentlorsqueAnnabellem’envoieunSMS.Jesursaute.Jeposeleflinguepourmeprécipitersurmontéléphone.Richard,tuasducourrier.A.Lemessageabienétéexpédiéàl’instantparletéléphoned’Annabelle.Sauf

quec’estimpossiblepuisqu’elleestmorteetqu’elleavaitlaissésonportableàlamaison. La seule explication, c’est donc qu’elle a programmé l’envoi de cemessagetexteavantdemourir.Richard,tuasducourrier.A.Ducourrier?Quelcourrier?Jeconsultemesmailssurmontéléphone,mais

ne repère rien de concluant. Je sors de lamaison et descends l’allée de bétonjusqu’à notre boîte aux lettres. À côté d’un prospectus pour une livraison desushisàdomicile, je trouveuneépaisseenveloppebleucielquimefaitpenseraux lettres d’amour que nous échangions à une époque très lointaine. Jedécachettelalettrequin’estpastimbrée.Peut-êtreAnnabellel’a-t-elledéposéedirectement hier après-midi ou plus vraisemblablement est-ce un transporteurprivéquil’aapportée.Jelislapremièrephrase:Richard,situreçoiscettelettre,c’estquej’aiététuéeparAlexisDeVille.Je mets un temps infini pour lire les trois pages. Ce que j’y découvre me

désarçonneetmebouleverse.C’estuneconfessionpostmortem.Etàsamanière,c’estaussiunesortedelettred’amourquisetermineainsi:Àprésent,c’esttoi

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quiasledestindenotrefamilleentretesmains.Tuesledernieràavoirlaforceetlecouragedeprotégeretdesauvernotrefils.

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18LajeunefilleetlaNuit

Àlafinnousavionsdespiècesdupuzzle,mais,dequelquefaçon

quenouslesassemblions,destroussubsistaient[…],commedespaysquenousnepouvionspasnommer.

JeffreyEUGENIDES

1.Lamobyletteavaitrendul’âme.Derrièremonguidon,jepédalaiscommeun

dingue. En danseuse, debout, décollé de ma selle, comme si je me tapaisl’ascensiondumontVentouxlestéd’unpoidsdecinquantekilos.Située boulevard de Bacon, à l’orée du Cap d’Antibes, la Villa Fitzgerald

apparaissaitdelaruecommeunesortedebunker.Malgrésonnom,ellen’avaitjamaisétéhabitéeparl’écrivainaméricain,maisleslégendesontlaviedure,surla Côte d’Azur comme ailleurs. Cinquante mètres avant mon point dedestination,j’abandonnailecyclomoteursurletrottoiretenjambailabalustradequi longeait le bord demer. À cet endroit du Cap, les plages de sable blondcédaientlaplaceàunecôtedéchiquetéeetdifficilementaccessible.Desmassesrocheusesescarpées,sculptéesparlemistral,etdesà-picsquiplongeaientdansla mer. Je crapahutai sur les rochers et, au risque de me rompre le cou,j’escaladaileversantabruptquipermettaitd’accéderàl’arrièredelavilla.Jefisquelquespassurlaplageenbétoncirédelapiscine–unlongrectangle

céruléensurplombantlameretseprolongeantparunescaliertaillédanslapierrequi descendait jusqu’à un petit ponton. Accroché à la falaise, le domaineFitzgerald avait littéralement les pieds dans l’eau. La villa était l’une de cesbâtissesmodernistes, construites pendant lesAnnées folles, dont l’architecturebalançait entre influence Art déco et touches méditerranéennes. Enduite deblanc, la façade géométrique était surmontée d’un toit plat agrémenté d’une

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terrasseprotégéeparunepergola.Àcetteheuredelajournée,lecieletlamerseconfondaientenunmêmebleuéclatant:lacouleurdel’infini.Percée d’arcades, une galerie abritait un salon d’été. Je longeai le portique

jusqu’à trouver une baie vitrée à demi ouverte quime permit dem’introduiredanslamaison.Sil’onexceptaitlavuesurlagrandebleueplutôtquesurl’Hudson,lapièce

principaleressemblaitunpeuàmonloftdeTriBeCa:unespaceépuréoùchaquedétail était soigné. Le genre d’endroit qu’on voyait en photographie dans lesmagazinesou lesblogsdedécoration.Dans labibliothèque, je retrouvaiàpeuprès les mêmes livres que chez moi, reflétant la même culture : classique,littéraire,internationale.Ilyrégnaitaussicettepropretésuspectedesintérieursdanslesquelsnevivent

pas d’enfants. Cette froideur un peu triste des habitations qui ne sont pasirriguéesparlasubstantifiquemoelledelavie:lesriresdesgamins,lespelucheset les Lego dans tous les coins, les miettes de biscuit collées sur et sous lestables…—Décidément,çadevientunehabitudedansvotrefamilledevousjeterdans

lagueuleduloup.Je fisvolte-facepourmeretrouveràdixmètresd’AlexisDeVille. Je l’avais

déjàaperçue,laveille,lorsdelacérémoniedescinquanteansdeSaint-Ex.Elleétaitvêtuesimplement–unjean,unchemisierrayé,unpullenV,unepairedeConverse –, mais elle faisait partie de ces gens qui ont de l’allure et de ladistinction en toutes circonstances. Une prestance renforcée par les troismolossesquis’agitaientdanssonsillage:undobermanauxoreillestaillées,unamericanterrieraupoilfauveetunrottweileràtêteplate.À la vue des chiens, toutmon corps se tendit. Je regrettai d’être venu sans

prendre de quoi me défendre. J’avais quitté la maison demes parents sur uncoupdetête,mûparlarage.Etpuisj’avaistoujourspenséquemonarme,c’étaitmoncerveau.Uneleçonquejetenaisdemonprofesseur,Jean-ChristopheGraff,mais,enrepensant à cequ’AlexisDeVille avait fait àmamère, àFrancis et àMaxime,jemedisquej’avaiseutortd’êtresiimpulsif.Àprésentque j’étais remontéà lasourcede lavérité, jemesentaisdémuni.

Aufond,jen’attendaisriendelabouched’AlexisDeVille.N’avais-jepasdéjàtoutcompris?Sitantestqu’onpuissecomprendrequoiquecesoitausentimentamoureux…Pourtant,jemereprésentaisassezbienl’éblouissementmutuelquecesdeuxfemmes,intelligentes, libresetbelles,avaientdûressentiràl’époque.L’excitationde la complicité intellectuelle, l’ivressedes corps, le vertigede la

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transgression.Mêmesiçamegênait,AlexisDeVilleetmoi-mêmen’étionspassi différents.Nous avions aimé lamême fille il y a vingt-cinq ans et nous nenousenétionsjamaisremis.Grande,élancée,unepeauparfaiteetlissequiinterdisaitdeluidonnerunâge,

AlexisDeVilleavaitrassemblésescheveuxenchignon.Ellesemblaitcertainedemaîtriser la situation. Ses chiens ne me quittaient pas des yeux, mais elle sepayait leluxedemetournerledosetcontemplait lesclichésaccrochésunpeupartoutsurlesmurs.LesfameusesphotossensuellesdeVincadontm’avaitparléDalanegra. Avec un tel modèle, le photographe s’était surpassé. Il avaitparfaitement saisi la beauté trouble et enivrante de la jeune femme. Le côtééphémèredesajeunesse.Cequeviventlesroses…2.Jedécidaidepasseràl’attaque.—VousvousfaitescroirequevousaimeztoujoursVinca,maisc’estfaux.On

netuepaslesgensqu’onaime.DeVille s’arracha de la contemplation des photographies pourme toiser de

sonregardglacé,avecmépris.—Jepourraisfacilementvousrépondrequetuerquelqu’unestparfoisl’acte

d’amour leplusabsolu.Mais làn’estpas leproblème.Cen’estpasmoiquiaituéVinca,c’estvous.—Moi?—Vous,votremère,Fanny,FrancisBiancardinietsonfils…Àundegréouà

unautre,vousêtestousresponsables.Touscoupables.—C’estAhmedquivousaracontéça,n’est-cepas?Elleavançaversmoi,escortéeparsescerbères.JepensaiàHécate,ladéesse

de l’ombre de la mythologie grecque, toujours accompagnée d’une meute dechiens hurlant à la lune.Hécate qui régnait enmaître sur les cauchemars, lesdésirs refoulés, les territoires de l’esprit où les hommes et les femmes sont leplusimpursetleplusfragiles.—Malgrélestémoignagesincontestables,jen’aijamaiscruqueVincasesoit

enfuieaveccetype,s’animaAlexis.Pendantdesannées,j’aitraquélavérité.Etparunactecrueldudestin,c’estaumomentoùjenel’attendaisplusqu’ellem’aétéserviesurunplateau.Les chiens s’agitaient et grognaient dans ma direction. La panique

commençait àmegagner.Lavuedes animauxmeparalysait. J’essayais denepaslesfixerdanslesyeux,maisilssentaientforcémentmonmalaise.

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—C’était ilyaunpeuplusdeseptmois,précisaAlexis.Aurayonfruitsetlégumes d’un supermarché.Ahmedm’a reconnue alors que j’étais en train defairemes courses. Et il a demandé àme parler. La nuit de lamort deVinca,Francisl’avaitenvoyérécupérercertainesdesesaffairesetnettoyerlachambrepoureffacertouteslestracesquiauraientpuvouscompromettre.Eninspectantlespochesd’unmanteau,ilétaittombésuruneautrelettreetunephoto.Luiseulavait compris dès le début qu’Alexis, c’était moi. Un secret que cet abruti agardépendantvingt-cinqans.Derrièresoncalmeapparent,jedevinaissarageetsacolère.—Ahmedavait besoind’argent pour rentrer chez lui, etmoi je voulais ces

informations. Je luiaidonnécinqmilleeuroset ilm’a toutbalancé : lesdeuxcorpsemmurésdanslegymnase,l’horreurdecettenuitdedécembre1992quiaensanglantéSaint-Exupéry,l’impunitédevotrecamp.—Ilnesuffitpasdeserépéterunehistoirepourqu’elledeviennevraie.Iln’y

aqu’uneseuleresponsabledelamortdeVincaetc’estvous.Lecoupabled’uncrimen’estpastoujoursceluioucellequiatenul’armeetvouslesavezbien.Pourlapremièrefois,levisaged’AlexisDeVillesecontractasousl’effetdela

contrariété.Commerépondantàunordreintérieurdeleurdéesse,lestroischienss’approchèrentetm’encerclèrent.Unesuéesoudainemeglaçalebasdesreins.Mapeurdevenait incontrôlable.Généralement, jeparvenais ànepas laisser laphobie s’installer, à me raisonner et à me dire que mes craintes étaientirrationnelles et exagérées. Sauf que, dans ce cas précis, les chiens étaientférocesetdressésàattaquer.Malgrélapeur,jecontinuai:—Jemesouviensdevousàl’époque.Dumagnétismeetdel’auraquevous

dégagiez. Tous les élèves vous admiraient. Moi le premier. Une jeuneprofesseurede trenteans,brillante,belle,qui respectait sesélèveset savait lestirer vers le haut. En hypokhâgne, toutes les filles voulaient vous ressembler.Vous étiez le symbole d’une certaine liberté et d’une certaine indépendance.Pour moi, vous représentiez la victoire de l’intelligence sur la médiocrité dumonde.L’équivalentféminindeJean-ChristopheGraffet…Àl’évocationdemonancienprofesseur,ellepartitdansunmauvaiséclatde

rire.—Ah!CepauvreGraff!Unabrutiluiaussi,maisdansunautregenre:un

abruti cultivé. Lui non plus n’avait rien deviné. Pendant des années, il m’apoursuiviedesesassiduités.Ilm’écrivaitdesversetdeslettresenflammées. Ilm’idéalisaitcommevous idéalisiezVinca.C’est lepropredeshommescommevous.Vous prétendez aimer les femmes,mais vous ne nous connaissez pas et

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vous ne cherchez pas à nous connaître. Vous ne nous écoutez pas et vous nevoulezpasnousentendre.Pourvous,nousne sommesquedes supports àvosrêvasseriesromantiques!Pour appuyer ses dires, elle cita Stendhal et son processus de cristallisation

amoureuse :«Aumomentoùvous commencez àvousoccuperd’une femme,vousnelavoyezplustellequ’elleestréellement,maistellequ’ilvousconvientqu’ellesoit.»Maisjen’allaispaslalaissers’entireravecsesraisonnementsd’intello.Elle

avaitdétruitVincaenl’aimant,etjevoulaisqu’ellel’admette.—Contrairementàcequevousdites,jeconnaissaisVinca.Entoutcas,avant

qu’ellevousrencontre.Etjen’aipaslesouvenird’unefillequibuvaitouquisegavait demédocs. Vous avez tout fait pour asseoir votre emprisementale surelle, et vous avez réussi. C’était une proie facile pour vous : une jeune filleexaltéequidécouvraitleplaisiretlapassion.—Jel’aipervertie,c’estça?—Non,jepensequevousl’avezpousséedansladopeetdansl’alcoolparce

queçaaltéraitsonjugementetqu’elledevenaitmanipulable.Crocs apparents, les chiens me frôlaient et reniflaient mes mains. Le

doberman colla sa gueule sur le haut de ma cuisse, m’obligeant à reculerjusqu’audossierd’uncanapé.— Je l’ai poussée dans les bras de votre père parce que c’était la seule

solutionpourquenouspuissionsavoirunenfant.—Lavérité,c’estquecetenfant,c’estvousquilevouliez.Etvousseule!—Non!Vincalevoulaitaussi!—Danscesconditions-là?J’endoute.AlexisDeVilles’enflamma:—Vousnepouvezpasnous juger.Aujourd’hui, l’aspirationdes couplesde

femmes à avoir des enfants est admise, acceptée, souvent respectée. Lesmentalitésontchangé,lesloisontévolué,lascienceaprogressé.Mais,audébutdesannées1990,toutcelaétaitnié,rejeté.—Vousaviezdel’argent,vousauriezpufaireautrement.Elleprotesta:—Jen’avaisriendutout,justement!Lesvraisprogressistesnesontpasceux

que l’on croit. La prétendue tolérance des DeVille de Californie n’estqu’apparence.Lesmembresdemafamillesonttoushypocrites,lâchesetcruels.Ilsdésapprouvaientmafaçondevivreetmonorientationsexuelle.Àl’époque,ils m’avaient coupé les vivres depuis des années. En ciblant votre père, nous

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faisionsd’unepierredeuxcoups:l’enfantetl’argent.Notrediscussiontournaitàvide.Nousrestionschacunsurnospositions.Peut-

être parce qu’il était vain de chercher une responsabilité. Peut-être parce quenous étions tous les deux coupables et innocents, victimes et bourreaux.Peut-êtreparceque la seulevérité étaitde reconnaîtrequ’ily avait eu, en1992, aulycéeSaint-ExupérydeSophiaAntipolis,unefillefascinantequirendaitdinguesceuxqu’elle laissait entrer dans sa vie. Parce que, quandvous étiez avec elle,vous aviez l’illusion folle que son existence même était une réponse à cettequestionquenousnousposonstous:commenttraverserlanuit?3.L’air était saturé d’une tension malsaine. Les trois chiens m’avaient

maintenant acculé contre lemur et ne doutaient plus désormais qu’ils avaientpris ledessus. Je sentais ledanger imminent, lesbattementsdemoncœur,machemise que la transpiration collait à ma peau, la marche inéluctable vers lamort.D’unseulgeste,d’uneseuleparole,DeVilleavaitlepouvoirdemettrefinàma vie.À présent que j’étais arrivé au bout demon enquête, jeme rendaiscomptequel’alternativeserésumaitàunchoix:tuerouêtretué.Malgrélapeur,jecontinuai:—Vousauriezpuvousdébrouillerpouradopterunenfantoupourenporter

unvous-même.Habitée d’un fanatisme destructeur et exalté, elle se rapprocha très près de

moietpointaunindexmenaçantàquelquescentimètresdemonvisage.— Non ! Je voulais un bébé de Vinca. Un enfant qui ait ses gènes, sa

perfection,sagrâce,sabeauté.Unprolongementdenotreamour.— Je suis au courant pour les ordonnances de Rohypnol que vous lui

fournissiez grâce au Dr Rubens. C’est un drôle d’amour que celui qui, pours’épanouir, abesoindemaintenir l’autredans la toxicomanie,vousne trouvezpas?—Espècedesalepetit…DeVilleenperdaitsesmots.Elle-mêmeavaitdeplusenplusdemalàcontenir

l’agressivitédeschiens.Mapoitrineseserra,jesentisunepointeaucœuretfusprisd’unétourdissement.J’essayaidel’ignoreretj’enfonçaileclou:—Voussavezquelleest ladernièrephrasequeVincaaprononcéeavantde

mourir ?Ellem’a dit :Alexism’a forcée, je ne voulais pas coucher avec lui.Pendantvingt-cinqans, jemesuismépris sur le sensdecettephraseet celaacoûtélavieàunhomme.Maisjesaisaujourd’huicequ’ellesignifiait:«AlexisDeVillem’aforcéeàcoucheravectonpère,maisjenevoulaispaslefaire.»

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J’avaisdumalàrespirer.Toutmoncorps tremblait.Pourfuircecauchemar,j’avaisl’impressionquelaseuleéchappatoireauraitétédemedédoubler.—Vousvoyez,Vincaestmorteensachantpertinemmentquelleordurevous

étiez. Et vous aurez beau faire construire mille Jardins des Anges, vous neparviendrezpasàréécrirel’histoire.Ivrederage,AlexisDeVilledonnalesignaldel’assaut.C’est l’american terrier qui attaqua en premier. La puissance explosive du

chienmefitbasculerenarrière.Alorsquejem’écroulaissurleparquet,matêteheurta lemur,puis le coin tranchantd’unechaiseenmétal. Je sentis les crocss’enfoncer dans mon cou, cherchant la carotide. J’essayai de repousser lemolosse,sansyparvenir.Ilyeuttroiscoupsdefeu.Lepremierdégommalechienquiétaitentrainde

medéchiqueter lanuqueet fit fuir sesdeuxacolytes.Lesdeuxsuivants furenttirés alors que j’étais encore au sol. Le temps que je reprenne mes esprits,j’aperçuslecorpsd’AlexisDeVillequiavaitvalséprèsdelacheminéedansuntourbillondesang.Jetournailatêteendirectiondelabaievitrée.LasilhouettedeRichardsedécoupaitencontre-jour.—Çavaaller,Thomas,m’assura-t-ild’unevoixréconfortante.Lamêmequ’ilprenaitlorsquej’avaissixansetquejefaisaisdescauchemars

lanuit.Samainn’avaitpastremblé.ElletenaitfermementlacrosseenboisduSmith&WessondeFrancisBiancardini.Monpèrem’aidaàmereleverenrestantauxaguetsaucasoùundescerbères

reviendrait nous attaquer. Lorsqu’il posa la main sur mon épaule, je redevinsquelques instants ce gamin de six ans. Et je pensai à cette espèce en voied’extinction qui rassemblait les hommes de la génération précédente, commeFrancis et lui. Des hommes rocailleux, anguleux, avec un système de valeursd’un autre âge. Des hommes sur qui on crachait aujourd’hui, parce qu’ontrouvait leur virilité honteuse et arriérée.Mais des hommes que par deux foisj’avaisétéheureuxdecroisersurmaroute.Carilsn’avaientpashésitéàsesalirlesmainspourmesauverlavie.Enlesplongeantaufondd’ungrandbaindesang.

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Épilogue(s)

Aprèslanuit

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Lamalédictiondesgentils

Lesjoursquisuivirent lamortd’AlexisDeVilleet l’arrestationdemonpèrefigurentparmi lesplusétrangesdemavie.Chaquematin, j’étaispersuadéquelesinvestigationsdelapoliceallaientdébouchersurlaréouverturedel’enquêteconcernant ladisparitiondeVincaetdeClément.Mais,depuissacellule,monpère réussit à circonscrire le danger avec maestria. Il prétendit avoir entamédepuisquelquesmoisune relation amoureuse avecAlexisDeVille.Sa femme,expliqua-t-il,avaitdécouvertsaliaisonetétaitalléevoirsamaîtressearméed’unfusil. Se sentant en danger, Alexis s’était défendue et avait éliminé ma mèreavant d’être elle-même tuée par mon père. Le scénario tenait la route. Ilfournissaitdesmobilesclairsetcrédiblesà tous lesprotagonistes.Sonpremiermériteétaitdecantonnercesmeurtresàlasphère«passionnelle».L’avocatdemonpèresalivaitàl’avanceàlaperspectiveduprocès.Laviolencedumeurtrede ma mère par Alexis DeVille – ainsi que ses antécédents psychiatriques etl’épisodedeschiensquim’avaientattaqué–faisaitpresquepasserl’actedemonpèrepourunevengeancelégitimeetouvraitlaportenonpasàsonacquittement,mais à une peine légère. Surtout, l’hypothèse du crime passionnel avaitl’avantagedenepasreliercetépisodeàVincaniàClément.Maiscetenchaînementdecirconstancesmeparaissaittropbeaupourêtrevrai.

*

Pendantquelquessemaines, jecruspourtantque lachanceallaitcontinuerànous sourire.Maxime était sorti du coma et son état de santé s’améliorait defaçonspectaculaire.Enjuin,ilfutéludéputéetsonnomfutparfoisévoquédansla presse pour un poste de secrétaire d’État.L’enquête sur son agression avaitsanctuarisé la zone aux alentours du gymnase qui était devenue une scène decrime.Ladémolitionnecommençadoncpasà ladateprévue.Puis, lorsque leboarddelafondationHutchinson&DeVilledécida,auvudescirconstances,deretirer sa dotation au lycée Saint-Exupéry, les travaux furent renvoyés auxcalendesgrecquesetladirectionsemitàdévelopperundiscoursauxantipodesdeceluiqu’elleavaittenujusqu’alors.Souscouvertd’argumentsécologiquesetculturels,lesreprésentantsdeSaint-Exinsistèrentsurlesdangersqu’ilyauraitàmodifieruntelsitenaturel,quiperdraitnécessairementunepartiedesonâmeà

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laquelletouslesacteurséducatifsétaientattachés.CQFD.

*

Fanny avait repris contact avec moi dès l’annonce de l’arrestation de monpère.Àl’hôpital,nousavionspassétouteunesoiréedanslachambredeMaximeencoreinconscientànousraconterl’entièrevéritésurlanuitde1992.Apprendrequ’ellen’étaitpasresponsabledelamortdeVincaluiavaitpermisdereprendresavie enmain.Peuaprès, elle avaitquittéThierrySénécaet avait appeléuneclinique de fertilité à Barcelone pour se lancer dans une fécondation in vitro.DepuisqueMaximeallaitmieux,nousnousretrouvionssouventautourdelui,àl’hôpital.Pendantquelquesjours,jecrusréellementquenousallionséchappertousles

trois au destin tragique auquel la présence des deux cadavres emmurés nouscondamnait.Pendantquelques jours, jecrusvraimentquenousavions réussiàtriompherdecettemalédictiondesgentils.Mais c’était sans compter la trahison de celui auquel j’avais eu le tort

d’accordermaconfiance:StéphanePianelli.

*

—Çanevapastefaireplaisir,maisjevaispublierunlivrequiraconteralavéritésur lamortdeVincaRockwell,m’annonça tranquillement le journaliste,unsoirdelafinjuin,alorsquenousétionsassisaucomptoird’unpubduvieilAntibesoùilm’avaitinvitéàprendreunpot.—Quellevérité?—Laseuleetl’unique,réponditPianelli,imperturbable.Nosconcitoyensont

ledroitde savoircequiest arrivéàVincaRockwellet àAlexisClément.Lesparentsd’élèvesdeSaint-Exontledroitdesavoirqu’ilsinscriventleursenfantsdansunétablissementoùdeuxcorpssontemmurésdepuisvingt-cinqans.— Enfin, Stéphane, si tu fais ça, tu nous envoies tous en prison : Fanny,

Maximeetmoi.—Lavéritédoitéclater,assena-t-ilentapotantlecomptoirdelapaumedela

main.Puis il partit dans une grande tirade et, noyant le poisson, me parla d’une

caissièrequiavaitperdusonemploiàcaused’uneerreurdequelqueseurosetdu

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laxisme dont, d’après lui, les tribunaux faisaient preuve envers les hommespolitiquesoulespatrons.Ilembrayaavecsonéterneldiscours–lemêmequ’ilressassaitdepuislafindulycée–surlaluttedesclassesetlesystèmecapitaliste,outild’asservissementauservicedesactionnaires.—Maisenfin,Stéphane,quelrapportavecnous?Ilmedéfiaduregardavecunmélangedegravitéetdejubilation.Commesi,

depuislepremierjour,ilavaitespéréseretrouverdanscerapportdeforce.Etjesentis,pourlapremièrefoispeut-être,àquelpointPianellinourrissaitunehaineviscéraleenverscequenousreprésentions.—Vousaveztuédeuxpersonnes.Ilfautquevouspayiezpourça.Jebusunegorgéedemabièreetessayaideprendreunairdétaché.—Jenetecroispas.Tun’écrirasjamaiscelivre.Ilpritalorsdanssapocheuneenveloppeépaissequ’ilmetendit.Uncontrat

qu’il venait de signer avec une maison d’édition parisienne pour la parutionprochaine d’un document intitulé : Une étrange affaire. La vérité sur VincaRockwell.—Tun’asaucunepreuvedecequetuavances,monpauvre.Tuvasgrillerta

crédibilitédejournalisteaveccelivre.—Lespreuves,ellessontdanslegymnase,fit-ilenricanant.Lorsquelelivre

sortira, compte sur moi pour rameuter les parents d’élèves. La pression seratellementfortequeladirectionnepourrafaireautrementqued’abattrelemur.—LesmeurtresdeVincaetd’AlexisClémentsontprescrits.—Peut-être, bienquece soit trèsdiscutable endroit,mais lemeurtrede ta

mèreetceluid’AlexisDeVillenelesontpas.Lajusticevas’ensaisiretferalelienentretouscesassassinats.Je connaissais l’éditeur. Ce n’était pas une maison très prestigieuse ni très

rigoureuse,maiselleavait lesmoyensd’assurerau livreunefortepublicité.SiPianellisortaitvraimentsonbouquin,ilallaitavoiruneffetdévastateur.—Jene comprendspaspourquoi tunous condamnes,Stéphane.Pour avoir

tonpetitmomentdegloire,c’estça?Çaneteressemblepas.—Jefaismonboulot,c’esttout.—Tonboulot,c’estdetrahirtesamis?—Arrête,monboulot,c’estd’êtrejournaliste,etonn’ajamaisétéamis.Je pensai à la fable du scorpion et de la grenouille. « Pourquoi m’as-tu

piquée?demandelagrenouilleauscorpionenpleinmilieudelarivière.Partafautenousallonsmourirtouslesdeux.—Parcequec’estdansmanature»,luirépondlescorpion.

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Lejournalistecommandaunenouvellepressionetenfonçalecouteaudanslaplaie.—C’estunehistoirevraimentfascinante!LesBorgiaversionmoderne!Tu

pariesqu’ilsenferontunesériepourNetflix?Je regardaisce tâcheronse réjouirde ladestructiondema familleet j’avais

enviedeletuer.—JecomprendspourquoiCélinet’aquitté,dis-je.Parcequetuesunpauvre

type,unesombremerde…Pianelliessayademebalancersachopedebièreauvisage,mais jefusplus

rapide que lui. Je reculai d’un pas, lui assenai un direct en plein visage et unuppercutdanslefoiequilefittomberàgenoux.Lorsquejequittailebardanslanuit,monadversaireétaitàterre,maisc’était

moiquiavaisperdu.Etcettefois,jen’avaispluspersonnepourmeprotéger.

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Jean-Christophe

Antibes,le18septembre2002MoncherThomas,Aprèsdetroplongsmoisdesilence,jevousécrispourvousdireaurevoir.En

effet, lorsque ces lignes auront traversé l’Atlantique, j’en aurai fini de monexistenceterrestre.Avant de disparaître, je tenais à vous saluer une dernière fois. Et à vous

réaffirmer combien j’ai été heureux d’être votre professeur et combien je meremémore avec bonheur nos discussions et tous les moments que nous avonspassésensemble.Vousavezétélemeilleurélèvedemacarrière,Thomas.Pasleplusbrillant,pasceluiquiobtenaitlesmeilleuresnotes,maisassurémentleplusgénéreux,leplussensible,leplushumain,leplusattentifauxautres.Surtout, ne soyez pas triste ! Je m’en vais, car je n’ai plus la force de

continuer. Soyez certain que ce n’est pas parmanque de courage,mais parceque la viem’envoie une épreuve que je ne peux endurer.Et que lamort s’estimposéecommelaseuleportedesortiehonorabledel’enferdanslequeljesuistombé.Même les livres,mes fidèles compagnons, ne peuvent plus aujourd’huimemaintenirlatêtehorsdel’eau.Mondrameestterriblementbanal,maissoninsignifiancen’enatténuepasla

douleur.Pendantdesannées, j’aiaimésecrètementune femmesansoserm’enouvriràelledepeurqu’ellenemerejette.Longtemps,monseuloxygènefutdela regarder vivre, sourire, parler. Notre complicité intellectuelle me semblaitsans égale et l’impression que j’avais parfois que nos sentiments étaientréciproquesm’agardéenvielorsquej’allaismal.J’avoue avoir quelquefois repensé à votre théorie sur la malédiction des

gentilsetavoirnaïvementespérélafairementir,maislavienem’apasrenvoyél’ascenseur.J’aimalheureusementcompriscesdernièressemainesquecetamourneserait

jamais réciproque et que cette personne n’était sans doute pas celle que jecroyais.Jeneseraidécidémentpasdeceuxquiparviennentàforcerleurdestin.Prenezsoindevous,moncherThomas,etsurtoutnesoyezpastristeàcause

demoi!Jeseraisincapabledevousprodiguerdesconseils,maischoisissezbienvos batailles. Toutes ne méritent pas d’être menées. Sachez parfois vousraccrocherauxautresetréussissezlàoùj’aiéchoué,Thomas.Investissez-vous

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danslavieparcequelasolitudenoustue.Jevoudraisvoussouhaiterbonnechancepour lasuite.Jenedoutepasune

secondequevoussaurezréussirlàoùj’aifailli:laquêted’uneâmesœurpouraffronter les turbulences de l’existence. Car, comme l’a écrit l’un de nosécrivainspréférés,«iln’estriendepirequed’êtreseulparmileshumains».Gardezvotreexigence.Gardezcequia faitdevousungarçondifférentdes

autres. Et protégez-vous des cons.Dans la lignée des stoïciens, n’oubliez pasque la meilleure manière de vous défendre d’eux, c’est d’éviter de leurressembler.Et,mêmesimondestinsembletémoignerducontraire,jerestepersuadéque

nosfaiblessessontnosplusgrandesforces.Jevousembrasse.

Jean-ChristopheGraff

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Lamaternité

Antibes,cliniqueJeanne-d’ArcLe9octobre1974Francis Biancardini poussa doucement la porte de la chambre. Les rayons

orangés du soleil automnal se déversaient à travers les portes-fenêtres ouvrantsurlebalcon.Encettefind’après-midi,lecalmedelamaternitén’étaittroubléqueparlarumeurlointainedelasortiedesécoles.Francis s’avança dans la chambre. Ses bras étaient chargés de cadeaux : un

oursenpeluchepoursonfilsThomas,unbraceletpourAnnabelle,deuxpaquetsdebiscottietunpotdecerisesamarenapourlesinfirmièresquis’étaientsibienoccupéesd’eux.IlposasesprésentssurleplateauàroulettesenessayantdefairelemoinsdebruitpossiblepournepasréveillerAnnabelle.Lorsqu’il se pencha sur le berceau, le nouveau-né le dévisagea avec son

regardneuf.—Commenttuvas,toi?Ilpritlebébédanssesbrasavantdes’installersurunechaiseetd’apprécierce

momentàlafoismagiqueetsolennelquisuitlanaissanced’unenfant.Il éprouvait une joieprofondemâtinéede regrets et d’impuissance.Lorsque

Annabellequitterait laclinique,ellenerentreraitpasavecluià lamaison.Elleretourneraitauprèsdesonmari,Richard,quiseraitlepèrelégaldeThomas.Unesituation inconfortable, dont il était bien obligé de s’accommoder. Annabelleétait la femme de sa vie, mais c’était aussi un être hors normes. Une grandeamoureusequiavaitunevision trèspersonnellede l’engagementetquimettaitl’amourau-dessusdetout.Francis avait fini par se laisser convaincre de ne pas révéler leur relation.

«C’estaussilaclandestinitédenotreamourquienfaitleprix,luiassurait-elle.Exposersonamourauxyeuxdumondelerendcommunetluifaitperdredesonmystère. » Lui y voyait un autre avantage : camoufler ce qu’il avait de plusprécieuxàsesennemispotentiels. Inutiledemontreraumondeceàquoinoustenonsvraiment,carcelanousrendtropvulnérables.

*

Francis soupira.Le personnage de blaireau qu’il s’amusait à jouer était une

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mascarade.ÀpartAnnabelle,personneneleconnaissaitvraiment.Personnenesavait la violence et l’instinct demort qu’il portait en lui. Cette fureur s’étaitdéchaînéepourlapremièrefoisen1961àMontaldiciolorsqu’ilavaitquinzeans.C’était un soir d’été, près de la fontaine de la place. Les jeunes du villages’étaient alcoolisés. L’un d’eux s’était approché trop près d’Annabelle. Ellel’avaitrepousséplusieursfois,maisletypeavaitcontinuéàlatoucher.Francisétaitjusqu’alorsrestéàl’écart.Lesgarsétaientplusâgésquelui.C’étaientdespeintresetdesvitriersdeTurinquiétaientvenusconstruireetréparerdesserresdans une propriété du village. Puis, quand il avait compris que personnen’interviendrait, il s’était rapproché du groupe et avait demandé au type dedéguerpir. À cette époque, il n’était pas très grand et pouvait même donnerl’impressiond’êtreunpeulourdaud.Lorsqu’onluiavaitriaunez,ilavaitattrapél’agresseur à la gorge et lui avait balancé un crochet au visage. Malgré sonphysique,ilavaituneforcedetaureauetétaithabitéparlarage.Unefoisqu’ilavaitcommencé, ilavaitcontinuéàfrapper le jeuneouvriersansquepersonneparvienne à lui faire lâcher sa proie.Depuis tout petit, il avait des problèmesd’élocution qui l’avaient toujours dissuadé de parler à Annabelle. Les motsrestaient bloqués dans sa gorge.Alors, ce soir-là, il parla avec ses poings. Enfracassant la tête de ce pauvre type, il envoyait un message à Annabelle quidisait:avecmoi,personneneteferajamaisdemal.Lorsqu’il en eut fini, le type était inconscient, le visage en sang, la bouche

pleinedesespropresdents.L’affaireavaitcauséungrandémoidanslarégion.Danslesjoursquiavaient

suivi, les carabiniers avaient cherché à interroger Francis, mais il avait quittél’ItaliepourlaFrance.Lorsqu’ilavaitretrouvéAnnabelle,desannéesplustard,ellel’avaitremercié

de l’avoir défendue, mais elle lui avait avoué qu’elle avait peur de lui. Ilss’étaientrapprochésmalgrétoutet,grâceàelle,ilétaitparvenuàdomestiquersaviolence.Alors qu’il berçait son fils, Francis se rendit compte que le bébé s’était

endormi. Il osadéposer unbaiser sur le front deThomas.Douce et enivrante,l’odeurdubébélebouleversa,luirappelaàlafoisdeseffluvesdepainaulaitetde fleur d’oranger. Entre ses bras, Thomas était minuscule. La sérénité quiémanaitdesonbeauvisageétaitporteusedepromessespourl’avenir.Maiscettepetitemerveilleparaissaitsifragile.Francisserenditcomptequ’ilpleurait.Pasparcequ’ilétaittriste,maisparce

quecettefragilitéleterrifiait.Ilessuyaunelarmequicoulaitsursajoueet,avec

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touteladélicatessedontilétaitcapable,reposaThomasdanssonberceausansleréveiller.

*

Il ouvrit la porte coulissante de la baie vitrée et sortit sur la terrassetropéziennedelachambred’hôpital.IltirasonpaquetdeGauloisesdelapochedesonblouson,allumaunetigeet,suruncoupdetête,décidaqueceseraitsadernièrecigarette.Àprésentqu’ilavaitchargedefamille,ildevaitsepréserver.Pendant combien de temps les fils ont-ils besoin de leur père ?Quinze ans ?Vingtans?Touteleurvie?Alorsqu’ilinhalaitlafuméeâcredutabac,ilfermales yeux pourmieux profiter des derniers rayons de soleil qui se frayaient unchemindanslefeuillaged’ungrandtilleul.LanaissancedeThomasl’investissaitd’uneresponsabilitélourde,maisqu’il

étaitprêtàexercer.Élever un enfant, le protéger était un combat de très longue haleine qui

nécessitait une vigilance de tous les instants. Le pire pouvait survenir sanss’annoncer. Il ne fallait jamais relâcher son attention. Francis ne se déroberaitpas.Ilavaitlecuirépais.Lebruitde labaiequicoulissaitsortitFrancisdesespensées. Ilseretourna

pourvoirAnnabellequiavançaitvers lui, le sourireaux lèvres.Lorsqu’elle seréfugiadanssesbras, ilsentit toutessescraintess’évaporer.Alorsque labrisetièdelesenveloppait,Francisseditquetantqu’Annabelleresteraitauprèsdelui,ilsauraitfairefaceàtout.Laforcebruten’estriensansl’intelligence.Ensemble,ilsauraienttoujoursuncoupd’avancesurledanger.

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Uncoupd’avancesurledanger

Malgré lamenace que faisait planer sur nous le livre de Pianelli,Maxime,Fannyetmoiavonscontinuéàvivrecommesiellen’existaitpas.Nousavionspassé l’âge de vivre dans la peur. Passé l’âge de vouloir convaincre ou nousjustifier.Nousnousétionspromisuneseulechose:quoiqu’ilarrive,désormais,nousferionsfaceensemble.Aujourlejour,nousprofitionslesunsdesautresenguettantunetempêtedont

jegardaislesecretespoirqu’ellenedéferleraitjamais.Quelquechoseavaitchangéenmoietm’avaitdonnéunenouvelleassurance.

L’inquiétudequimebouffaitàpetitfeuavaitdisparu.Lesnouvellesracinesquejem’étaisdécouvertesfaisaientdemoiunautrehomme.J’avaisdesregretsbiensûr : celui de ne m’être réconcilié avec ma mère qu’à travers sa mort, celuid’avoirattenduqueRichardseretrouveenprisonpourmesentirprochedelui.Le regret aussi de n’avoir jamais discuté avec Francis en sachant qui il étaitvraiment.Lesitinérairesdemestrois«parents»medonnaientàréfléchir.Leurs parcours étaient singuliers, traversés par la souffrance, les

emballements, les contradictions. Ils avaient parfoismanqué de courage,maisparfoisfaitpreuved’unsensdusacrificequiforçaitlerespect.Ilsavaientvécu,ils avaient aimé, ils avaient tué. Ils s’étaient quelquefois perdus dans leurspassions, mais ils avaient sans doute essayé de faire de leur mieux. De leurmieux pour ne pas avoir un destin ordinaire. De leur mieux pour concilieraventure personnelle et sens des responsabilités. De leur mieux aussi pourdéclinerlemotfamilleselonunegrammairequileurétaitpropre.Être issudecette lignéemeforçaitnonpasà les imiter,maisàdéfendrecet

héritageetàenacceptercertainesleçons.Il était vain de nier la complexité des sentiments et des êtres humains.Nos

vies étaient multiples, souvent indéchiffrables, minées par des aspirationscontraires. Nos vies étaient fragiles, à la fois précieuses et insignifiantes,baignant tantôt dans les eaux glacées de la solitude, tantôt dans le filet tièded’une fontaine de Jouvence. Nos vies surtout n’étaient jamais vraiment souscontrôle.Unrienpouvaitlesfairebasculer.Uneparolemurmurée,unregardquipétille, un sourire qui s’attarde pouvait nous élever ou nous précipiter dans lenéant. Et malgré cette incertitude, nous n’avions d’autre choix que de faire

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semblant de maîtriser ce chaos en espérant que les inflexions de nos cœurssauraienttrouverleurplacedanslesdesseinssecretsdelaProvidence.

*

Le soirdu14 juillet,pour fêter la sortiede l’hôpitaldeMaxime,nousnousétionstousréunisdanslamaisondemesparents.Olivier,Maxime,leurspetitesfilles, Fanny et même Pauline Delatour qui s’était révélée être une filleintelligente et drôle avec laquelle jem’étais réconcilié. J’avais fait griller dessteaks au barbecue et préparé des hot-dogs pour faire plaisir aux enfants. Onavaitdébouchéunebouteilledenuits-saint-georges,puisons’était installéssurla terrasse pour regarder le feu d’artifice tiré depuis la baie d’Antibes. Lespectaclevenaitdedébuterlorsqueretentitlecarillondel’entrée.J’abandonnaimesinvitésetj’allumail’éclairageextérieuravantdedescendre

l’alléejusqu’auportail.StéphanePianellim’attendaitderrièrelagrille.Iln’avaitpas l’air très frais : les cheveux longs, la barbe fournie, les yeux cernés etinjectésdesang.—Qu’est-cequetuveux,Stéphane?—Salut,Thomas.Sonhaleinepuaitl’alcool.—Tumelaissesentrer?demanda-t-ilenagrippantlesbarreauxdelagrilleen

ferforgé.Cette grille que je n’ouvrirais pas symbolisait la barrière qui existerait

désormais toujours entre nous. Pianelli était un traître. Jamais il ne serait desnôtres.—Vatefairefoutre,Stéphane.— J’ai une bonne nouvelle pour toi, l’artiste. Je ne vais pas te faire

concurrenceenpubliantmonlivre!Il sortit de sapocheune feuille pliée enquatrequ’ilme tendit à travers les

barreaux.— Ta mère et Francis étaient vraiment deux beaux enfoirés ! lança le

journaliste.Unechancequej’airetrouvécetarticleavantquemonlivrenesorte.J’auraiseul’airtropcon!Je dépliai le papier alors que les pétards et les fusées des feux d’artifice

éclataientdansleciel.C’étaitlaphotocopied’unvieilarticledeNice-Matindatédu28décembre1997.Cinqansaprèsledrame.

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VandalismeetdégradationsaulycéeSaint-Exupéry

L’établissement de la technopole de Sophia Antipolis a été la cible d’actes devandalismedanslanuitdeNoël.Lesdégradationslesplusimportantesonteulieudanslegymnasedulycéeinternational.C’est le matin du 25 décembre que l’étendue des dégâts a été découverte par ladirectrice des classes préparatoires, Mme Annabelle Degalais. De nombreux tags etinscriptionsinjurieusess’étalaientsurlesmursdelasalledesport.Leoulesvandalesont également brisé plusieurs vitres, vidé les extincteurs et dégradé les portes desvestiaires.Pourladirectrice–quiadéposéplainte–,ilnefaitaucundoutequecesindividussontextérieursàl’internat.La gendarmerie a ouvert une enquête et a procédé aux vérifications d’usage. Enattendant la suite des investigations, la direction de la cité scolaire a d’ores et déjàentreprislenettoyageetlestravauxnécessairespourquelegymnasesoitremisenl’étatdèslarentréedesélèvesle5janvierprochain.

ClaudeAngevin

L’article était accompagné de deux photos. Sur la première, on pouvaitconstater l’étendue des dégradations qui avaient touché le gymnase : le murtagué,l’extincteurquigisaitsurlesol,lesvitresbrisées.—OnneretrouverajamaislescorpsdeVincaetdeClément,rageaPianelli.

C’étaitévident,n’est-cepas?TamèreetFrancisétaientbientropintelligentsetmachiavéliquespournepasassurerleursarrières.Jevaistedireuntruc,l’artiste.Toiettescopains,vouspouvezremerciervosparentsdevousavoirtirésd’unemerdenoire.Sur ladeuxièmephoto,onvoyaitmamèredebout, lesbrascroisés,dansun

tailleur strict, chignon tiré et expression impassible.Derrière elle, la silhouettemassivedeFrancisBiancardiniavecson inusablevesteencuir. Il avaitpris laposeavecunetruelledansunemainetunburindansl’autre.L’évidence me sauta aux yeux. En 1997, cinq ans après les meurtres et

quelquesmois avant quemamère ne démissionne de ses fonctions, elle avaitdécidé,avecsonamant,d’évacuer lescorpsdumurdugymnase.Pasquestionpour eux de vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Pourjustifierl’interventiondeFrancis,ilsavaientsimulécesactesdevandalisme.Lestravaux de réfection s’étaient déroulés en pleines vacances de Noël. Le seulmoment de l’année où le lycée était presque désert.Autant dire un boulevardpour queFrancis – cette fois sans l’aide d’Ahmed – déplace les corps et s’endébarrassedéfinitivement.Nous avions tant redouté la découverte des cadavres alors qu’ils avaient

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depuisvingtansquittél’enceintedulycée!Unpeusonné, jerevinsàl’imagedeFrancis.Sesyeuxperçantsparaissaient

perforer lephotographe,età travers lui, tousceuxquisemettraientun jourentraversdesaroute.Unregardd’acier,unpeubravache,quidisait:jenecrainspersonne,carj’auraitoujoursuncoupd’avancesurledanger.Pianelli était reparti sansdemander son reste.Lentement, je remontai l’allée

pourrejoindremesamis.Ilmefallutunlongmomentpourprendrepleinementconsciencequenousnecraignionsplusrien.Arrivéenhaut,jerelusunedernièrefois l’article de journal. En regardant attentivement ma mère sur la photo, jem’aperçusqu’elletenaituntrousseaudeclésentrelesmains.Sansdoutelesclésde ce foutu gymnase.Les clés dupassé,mais celles quim’ouvraient aussi lesportesdel’avenir.

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Leprivilègeduromancier

Cen’estpaspourdevenirécrivainqu’onécrit.C’estpourrejoindreensilence

cetamourquimanqueàtoutamour.

ChristianBOBIN

Posésdevantmoi,unBicCristalàtrentecentimesetunbloc-notesàcarreauxSeyès.Messeulesarmesdepuistoujours.Je suis assis dans la bibliothèquedu lycée, àmaplacede l’époque, dans le

petitrenfoncementdontlavuedonnesurlacourpavéeetlafontainerecouvertede lierre.Lasalled’étudebaignedans l’odeurdecireetdecierge fondus.LesvieuxLagardeetMichardprennentlapoussièresurlesétagèresderrièremoi.AprèsledépartàlaretraitedeZélie,ladirectiondulycéeadécidédedonner

monnomaubâtimentaccueillantleclubthéâtre.J’aidéclinécettepropositionetavancéàlaplaceceluideJean-ChristopheGraff.Maisj’aiacceptéd’écrireetdeprononcerunpetitdiscoursd’inaugurationdevantlesétudiants.J’ôtelecapuchondustyloetjecommenceàprendredesnotes.Toutemavie,

jen’aifaitqueça.Écrire.Dansundoublemouvementcontraire:construiredesmurs et ouvrir des portes.Desmurs pour endiguer la cruauté ravageuse de laréalité,desportespours’échapperdansunmondeparallèle–laréaliténonpastellequ’elleest,maistellequ’elledevraitêtre.Çanemarchepasàtouslescoups,maisparfois,pendantquelquesheures,la

fiction est vraiment plus forte que la réalité. C’est peut-être le privilège desartistesengénéraletdesromanciersenparticulier:êtrequelquefoiscapablesdegagnerleurcombatcontreleréel.J’écris, je rature, jeréécris.Lespagesnoirciess’accumulent.Peuàpeu,une

autre histoire prend corps.Une histoire alternative pour expliquer ce qui s’estréellementpassé,cefameuxsoirde1992,danslanuitde19au20décembre.Imaginez…Laneige,lefroid,lanuit.ImaginezcemomentprécisoùFrancis

est retourné dans la chambre de Vinca avec l’intention de l’emmurer. Il s’estapprochéducorpsquireposaitdanslachaleurdulit.Ilasoulevélajeunefilleet,avecsaforcede taureau, il l’aportéecommeonporteuneprincesse.Maispaspourl’emmenerdansunchâteaumerveilleux.Ill’aportéejusqu’àunchantierdeconstruction noir et glacé qui sentait le béton et transpirait l’humidité. Il étaitseul. Uniquement escorté de ses démons et de ses fantômes. Il avait renvoyé

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Ahmedchez lui. Ilaposé lecorpsdeVincasurunebâcheàmême lesoletaallumétoutes les lampesdechantier. Ilétaithypnotisépar lecorpsde la jeunefille et n’arrivait pas à se dire qu’il allait couler du béton sur elle. Quelquesheuresplustôt,ils’étaitdébarrasséducorpsd’AlexisClémentsansseposerdequestions. Mais là, ce n’était pas pareil. Là, c’était trop dur. Il l’a regardéelongtemps. Puis il s’est approché d’elle pour recouvrir son corps d’unecouverture,commesiellepouvaitencoreprendrefroid.Etpendantunmoment,alors que des larmes coulaient sur ses joues, il s’est imaginé qu’elle vivaitencore. L’illusion était tellement forte qu’il lui semblait voir sa poitrine sesouleverlégèrement.Jusqu’aumomentoùilacomprisqueVincarespiraitvraiment.Bordel de Dieu. Comment était-ce possible ? Annabelle lui avait porté un

coupsurlatêteavecunestatueenfonte.Lapetiteavaitdansleventredel’alcoolet des cachetons. Certes, les anxiolytiques ralentissaient le rythme cardiaque,mais lui-même, tout à l’heure, n’avait senti aucun pouls lorsqu’il l’avaitexaminée. Il posa sonoreille sur la poitrine de la jeune fille et il entendit soncœur.Etc’étaitlaplusbellemusiquequ’ilaitjamaisentendue.Francis n’a pas hésité. Il n’allait pas porter un coup de pelle sur la gamine

pourfinirletravail.Ça,ilnelepouvaitpas.IlatransportéVincadansson4x4et l’a couchée sur les sièges arrière. Puis il a roulé en direction dumassif duMercantour où il avait une cabane de chasse. Une sorte de petit chalet danslequel il passait parfois la nuit lorsqu’il allait tirer le chamois du côtéd’Entraunes. Habituellement, il y était en deux heures, mais à cause desconditions de circulation, le trajet lui a pris plus du double. L’aube se levaitquandilestarrivéàlafrontièredesAlpes-de-Haute-Provence.IlainstalléVincasurlecanapédupavillondechasse,alluméunfeudanslacheminée,rentréunegrandeprovisiondeboisetfaitbouillirdel’eau.Il a beaucoup réfléchi en conduisant et il a pris sa décision. Si la petite se

réveillait,ill’aideraitàdisparaîtreetàrepartiràzéro.Unautrepays,uneautreidentité,uneautrevie.Commedansunprogrammedeprotectiondes témoins.Sauf qu’il n’allait pas demander de l’aide à une agence gouvernementale. Il adécidé d’aller frapper à la porte de la ‘Ndrangheta. Lesmafieux calabrais luitournaient autour depuis quelque tempspour blanchir leur argent. Il allait leurdemander d’exfiltrer Vinca. Il savait qu’il mettait le doigt dans un engrenagedémoniaque,maisilaimaitcetteidéequelavienevousenvoyaitjamaisquedesépreuves que vous pouviez supporter.Le bien amène lemal, lemal amène lebien.L’histoiredesavie.

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Francis s’est préparé un gros pot de café, s’est assis sur la chaise et il aattendu.EtVincas’estréveillée.Puislesjours,lesmoisetlesannéesontpassé.Quelquepart,unejeunefemme

quiavaitlaisséderrièreelleunterritoirecarbonisérevenaitàl’existence,commesiellenaissaitunesecondefois.

*

Quelquepartdonc,Vincavivait.

*

Voilàmaversiondel’histoire.Ellereposesurtouslesélémentsetlesindicesque j’aipuglaner lorsdemonenquête : les liensprésumésdeFrancisavec lamafia, les virements d’argent qui repartaient vers New York, ma rencontrefortuiteavecVincaàManhattan.J’aimeàpenserquecettehistoireestvraie.Mêmes’iln’yapeut-êtrequ’une

seulechancesurmillequeleschosessesoientpasséesainsi.Enl’étatactueldel’avancée de l’enquête, personne ne pourrait réfuter totalement cette version.C’estmacontributionderomancieràl’affaireVincaRockwell.Jeterminemontexte,jerangemesaffairesetjequittelabibliothèque.Dehors,

portéesparlemistral,desfeuillesjauniesvirevoltentdanslesoleild’automne.Jemesensbien.Laviemefaitmoinspeur.Vouspouvezm’attaquer,vouspouvezmejuger,vouspouvezmeruiner.J’auraitoujoursàportéedemainunvieuxBicmâchouillé et un bloc-notes froissé.Mes seules armes. À la fois dérisoires etpuissantes.Lesseulessurlesquellesj’aitoujourspucompterpourm’aideràtraverserla

Nuit.

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Levraidufaux

ParcequeNewYorkaétépourmoiunevéritablehistoired’amour,lesintriguesdemesromansontd’abordprisplaceenAmériqueduNord.Puis,peuàpeu,ellesontenpartiemigréverslaFrance.Depuisplusieursannées, j’avais envie de raconter une histoire qui se déroulerait sur la Côte d’Azur, la région de monenfance.Etenparticulierautourdelavilled’Antibesdanslaquellej’aitantdesouvenirs.Mais il ne suffit pas d’une envie, l’écriture d’un roman est un processus fragile, complexe et incertain.Quandj’aicommencéàécriresurcecampusparalyséparlaneige,surcesadultesparalysésparlesjeunesgensqu’ilsontété,j’aisuquelemomentétaitvenu.C’estainsiqueLaJeuneFilleetlaNuitapourdécorlesuddelaFrance.J’aiéprouvéungrandplaisiràévoquerceslieuxsurdeuxépoques.Pourautant,leromann’estpaslaréalité,lenarrateurneseconfondpasavecsoncréateur:cequeThomasavécu dans ces pages n’appartient qu’à lui. Le chemin de la Suquette,Nice-Matin, le café des Arcades,l’hôpitaldelaFontonneontbeauexister,ilsontsubiladéformationduromanesque.LecollègedeThomas,son lycée, ses profs, proches et amis sont totalement inventés, ou bien différents de mes souvenirs dejeunesse.Enfin,jevousl’assure,jen’aiencoreemmurépersonnedansungymnase…

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Références

Page15 :Transcriptionmusicale des vers deMatthiasCLAUDIUS («La JeuneFille et laMort»)dans lesecondmouvementduquatuoràcordesno14en rémineurD.810,LaJeuneFilleet laMort, de FranzSCHUBERT, in 40 Mélodies choisies avec accompagnement au piano, traduction française par ÉmileDeschamps,BrandusetCie,1851 ;page27 :BernhardLLOYD,MarianGOLD etFrankMERTENS, titre del’albumForeverYoung du groupeALPHAVILLE,WEA –WarnerMusic Group, 1984 ; page 29 : HarukiMURAKAMI,1Q84,LivreI:avril-juin,traduitparHélèneMorita,Belfond,2011;page39:AldousHUXLEY,1984,traduitparAmélieAudiberti,Gallimard,1950;page44:répliquedupersonnageAntonEgodanslefilmRatatouille, deBradBIRD, productionPixarAnimationsStudio (©Disney), 2007 ; page 52 : Jean-JacquesGOLDMAN, « Puisque tu pars », EPIC – Sony Music Entertainment, 1988 ; page 52 : MylèneFARMER,«Pourvuqu’ellessoientdouces»,PolygramMusic,1988;page56:«Livingiseasywitheyesclosed », JohnLENNON et PaulMCCARTNEY, « Strawberry Fields Forever », extrait de l’albumMagicalMysteryTourdugroupeTheBeatles,EMI,1967;page69:P.D.JAMES,LaPrisede l’ombre, traduit parLisa Rosenbaum, Fayard, 2004 ; page 81 : Albert CAMUS, L’Étranger, Gallimard, 1972 ; page 82 :Exercice:©Jean-LouisROUGET,2014,maths-france.fr;page105:VladimirNABOKOV,Machenka,traduitparMarcelleSibon,Gallimard,1993;page125:FrançoiseSAGAN,Desbleusàl’âme,Flammarion,1972;page 141 : Jesse KELLERMAN,LesVisages, traduit par Julie Sibony, Sonatine, 2009 ; page 147 : HenriCARTIER-BRESSON,Imagesàlasauvette,Verve,1952;page157:TennesseeWILLIAMS,Letraindel’aubenes’arrêtepasici,inThéâtre,vol.IV,traduitparMichelArnaudetMatthieuGaley,RobertLaffont,1972;page 179 : Hervé BAZIN, à l’occasion de la sortie de Vipère au poing ; page 179 :http://quartiermauresconstance.weebly.com/la-suquette.html ; page 186 : Les « coulisses de la vie »,AntoinedeSAINT-EXUPÉRY,CourrierSud,Gallimard,1929;page188:LettredeJulietteDROUETàVictorHUGO,30 juin1837;page191:FrançoisdeMALHERBE,«ConsolationàM.DuPériersur lamortdesafille»(1607),inŒuvrespoétiquesdeMalherbe,texteétabliparProsperBlanchemain,Flammarion,1897;page 196 : Roger MARTIN DU GARD, Jean Barois, Gallimard, 1913 ; page 197 : Patricia HIGHSMITH,L’InconnuduNord-Express, traduit par JeanRosenthal,Calmann-Lévy, 1950 ; page205 : SeanLORENZ,«DigUptheHatchet»,vousvousrappelezcepersonnaged’UnappartementàParis?;page223:RichardAVEDON, source inconnue ; page 245 : PatrickSÜSKIND,Le Parfum.Histoire d’unmeurtrier, traduit parBernard Lortholary, Fayard, 1986 ; page 247 : Sigmund FREUD, L’Interprétation des rêves, traduit parIgnaceMeyerson,ÉditionsF.Alcan, 1926 ; page 273 :AnthonyBURGESS,LesPuissances des ténèbres,traduit parGeorgesBelmont etHortenseChabrier,Acropole, 1981 ; page 305 : FriedrichNIETZSCHE, inStéphaneZAGDANSKI,Chaosbrûlant,LeSeuil,2012 ;page307 : JackLONDON,MartinEden, traduit parClaudeCendrée,GeorgesCrèsetCie,1926;page335:MARCAURÈLE,Penséespourmoi-même,traduitparA.-I.Trannoy,LesBellesLettres,2015;page357:RenéCHAR,«Moulinpremier», inLeMarteausansMaîtresuivideMoulinpremier,Gallimard,2002;page365:JeffreyEUGENIDES,VirginSuicides,traduitparMarcCholodenko,Plon,1995;page366:MarinaTSVETAÏEVA,Monfrèreféminin.Lettreàl’Amazone,coll.«LePetitMercure»,Gallimard,1979;page377:ALAIN-FOURNIER,LeGrandMeaulnes,Fayard,1913 ;page384:STENDHAL,Del’amour,PierreMongie,1822;page403:StefanZWEIG,Lettred’uneinconnuein

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Amok, traduit par Alzir Hella et Olivier Bournac, Stock, 2002 ; page 419 : Christian BOBIN, La Partmanquante,Gallimard,1989;page422:DenisDIDEROT,Jacqueslefatalisteetsonmaître,Buisson,1796.

Illustrationsendébutetenfind’ouvrage:©MatthieuForichon.

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Dumêmeauteur

SKIDAMARINK,AnneCarrière,2001ETAPRÈS…,XOÉditions,2004,Pocket,2005SAUVE-MOI,XOÉditions,2005,Pocket,2006SERAS-TULÀ?,XOÉditions,2006,Pocket,2007PARCEQUEJET’AIME,XOÉditions,2007,Pocket,2008JEREVIENSTECHERCHER,XOÉditions,2008,Pocket,2009QUESERAIS-JESANSTOI?,XOÉditions,2009,Pocket,2010LAFILLEDEPAPIER,XOÉditions,2010,Pocket,2011L’APPELDEL’ANGE,XOÉditions,2011,Pocket,2012SEPTANSAPRÈS…,XOÉditions,2012,Pocket,2013DEMAIN…,XOÉditions,2013,Pocket,2014CENTRALPARK,XOÉditions,2014,Pocket,2015L’INSTANTPRÉSENT,XOÉditions,2015,Pocket,2016LAFILLEDEBROOKLYN,XOÉditions,2016,Pocket,2017UNAPPARTEMENTÀPARIS,XOÉditions,2017,Pocket,2018

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Table

Couverture

Pagedetitre

Lesentierdescontrebandiers

Hieretaujourd'hui

FOREVERYOUNG

1-Coca-ColaCherry

2-Lepremierdelaclasseetlesbadboys

3-Cequenousavionsfait

4-Laportedumalheur

5-LesderniersjoursdeVincaRockwell

6-Paysagedeneige

LEGARÇONDIFFÉRENTDESAUTRES

7-Danslesruesd'Antibes

8-L'étéduGrandBleu

9-Cequeviventlesroses

10-Lahachedeguerre

Legarçondifférentdesautres

11-Derrièresonsourire

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12-Lesfillesauxcheveuxdefeu

LAJEUNEFILLEETLAMORT

13-LaplacedelaCatastrophe

Fanny

14-Laboum

Annabelle

15-Laplusbelledel'école

Annabelle

16-LaNuitt'attendtoujours

17-LeJardindesAnges

Richard

18-LajeunefilleetlaNuit

Épilogue(s)-Aprèslanuit

Lamalédictiondesgentils

Jean-Christophe

Lamaternité

Uncoupd'avancesurledanger

Leprivilègeduromancier

Levraidufaux

Références

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Dumêmeauteur

Pagedecopyright

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©Calmann-Lévy,2018

www.calmann-levy.fr

www.guillaumemusso.com

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Notes1.LegénéralDallaChiesa,préfetdePalermeetcombattantanti-mafia,futassassinéquelquesmoisaprès

sanomination,ainsiquesonépouseetsongardeducorps.LinoVenturaainterprétésonrôledanslefilmCentjoursàPalerme.

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Notes1.Lamafiacalabraise.