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LA JEUNE FILLE DE PRAGUE

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Du même auteur

Aux Editions TELO MARTIUS

L'objet du délire (récits) Paysage en biais (poèmes) Ruptures (poèmes) Résidences secondaires (poèmes) Rencontres (Collection Chemins) Des bleus éternels (livre d'artiste sur des

peintures de Sophie Menuet) Le point sublime (roman) Ce qui se voile est dans ton âme (poèmes) Poèmes pour Andréa (poèmes)

Chez d'autres éditeurs

Fenêtres ouvertes (Action Poétique) Sortes de bleu (Sud - Prix Malrieu, 1987)

Publié avec le concours

du Conseil Général Provence-Alpes-Côte d'Azur

Office Régional de la Culture

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MICHEL FLAYEUX

LA JEUNE FILLE DE PRAGUE

Couverture de Colette Chauvin

Editions TELO MARTIUS

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Pour Benjamin

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Elle est venue comme ça, comme par hasard, un léger bruit dans mon dos, un jour où j'avais le regard tourné ailleurs. Elle n'a rien remué,

rien dérangé, rien transformé. Elle a parlé d'une voix très douce, à peine audible, comme si elle avait peur de troubler l'ordre des choses. Comme si elle voulait rester à l'écart de l'exis- tence.

Pourtant cette histoire, je ne l'ai pas inventée.

Elle s'appelait Petra, ou Petrouchka, ou... mais pour moi, ce fut tout de suite Praha. Praha. Prague en Tchèque. A cause sans doute des liens ténus, invisibles, qui l'unissaient à la ville. Plus que des liens, une sorte d'identification. Les premiers jours, elle ne parlait que de ça, de sa ville. Jamais d'autre chose, ni de la vie, ni de l'amour, ni de la famille, ni de l'amitié. Non.

La beauté de sa ville lui servait de passeport, de carnet de chèques. Prague. Prague dont je savais si peu de choses. Rien. Un titre. Celui

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d'un recueil de poèmes : "Prague aux doigts de pluie".

Un beau titre. Une belle métaphore. L'auteur s'appelait Nezval. Un ancien surréaliste qui avait mal tourné.

Une ville pas très sérieuse. Une ville qui avait jeté des gens par la fenêtre pour régler de sombres querelles religieuses. C'était là-bas, quelque part, au centre, un pays oblongue, étiré sur un côté. Un état qui respirait à peine, qui n'osait remuer, de peur qu'on le remarque, de peur de recevoir aussitôt trois régiments blindés sur la figure. Un état mal défini, que l'on se repassait de mains en mains comme une fille. Comme un ballon de rugby.

Elle disait que Prague était une ville baroque. Pas uniquement baroque, mais aussi gothique, mais aussi renaissance, mais aussi classique, si bien que ce mélange des styles la rendait plus baroque encore. Même le fleuve, la Vltava, à force de traînasser comme une vieille savate

entre les palais de la ville, avait fini par prendre lui aussi l'air baroque.

Nous eûmes des discussions sur l'art. Pour

elle, c'était affectif, c'est-à-dire que le baroque n'avait d'autre fonction que de traduire les sen- timents de la ville. Elle aimait. Ca ne se discu-

tait pas. J'essayais de lui expliquer pourquoi l'église après la tornade réformatrice, avait uti-

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lisé l'art baroque pour retrouver son prestige. Elle n 'aimait pas cette théorie. Elle n'aimait

aucune théorie. Elle n'aimait pas les idéo- logues. Pour elle, l'idéologie, c'étaient les Russes, c'est-à-dire les envahisseurs, c'est-à- dire les communistes, c'est-à-dire l'horreur.

Ainsi, émergeant de ma vie glauque, cette jeune fille, Praha, si douce, si différente, si

étrangère. Ne parlant pas. Ne parlant qu'à demi-mots. Quelques phrases sans grande signification. Polies, polissées, lisses. Des phrases qui restaient en suspens, qui hésitaient avant de se poser.

C'est Muriel, ma fille, qui l'avait ramenée dans ses bagages. A chaque incursion à l'étran- ger, Muriel trouve toujours le moyen, par on ne sait quel miracle, de rencontrer la seule person- ne qui accepte de la loger, de lui apprendre le pays, de lui indiquer le paysage. Au retour, elle ramène invariablement avec tout son fourbi, l'hôte qui va rejoindre le désordre structurel de son appartement. Ainsi Praha s'était-elle retrouvée, un beau soir, perdue dans une pièce en désordre. Perdue. Ailleurs. C'est là que je l'ai cueillie, que j'ai abordé son petit museau pointu. Elle était là, têtue, farouche, mal à l'ai- se. Elle est sortie de l'obscurité, a esquissé une sorte de révérence puis a souri.

Etait-ce vraiment une révérence ? ou plutôt une génuflexion comme à l'église ? mais à

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peine marquée, on aurait dit intériorisée, je n'ai jamais pu définir. Il ne s'agissait pas d'une cou- tume qui aurait survécu aux aléas de l'histoire. A ma connaissance, elle était la seule et unique jeune fille tchèque à saluer ainsi. Les autres vous serraient dans leurs bras à la manière

slave. Praha non. On aurait dit une poupée arti- culée. Elle avançait la jambe droite, pliait les genoux, inclinait la tête. C'était instantané, bref, inattendu.

Muriel m'avait demandé de conduire les

enfants à la plage, "ainsi qu'une jeune Pragoise venue en France chercher du travail".

"Chercher du travail en France" fut un des pre- miers thèmes abordés entre nous. Praha a une

façon très originale, je dirais même excen- trique, de développer un raisonnement. Au départ tout se tient. Elle a loué un petit appar- tement dans une villa du faubourg Bohnice. Le propriétaire, un gros slave un peu macho, pro- fitant du marasme économique qu'engendre l'économie de marché, prend un malin plaisir à augmenter périodiquement le loyer. Parfois, le soir, il sonne à la porte : "Dobriden, je deman- de 100 couronnes de plus". Puis : "Dobriden, maintenant, je demande le loyer en marks". Ensuite, il partait en Allemagne et revenait avec de vieilles Mercédes qui s'entassaient dans le jardin. Praha était furieuse. Elle disait : "Voilà ce qu'il fait, ce vieux porc, de mon argent !" Cependant, elle refusait d'habiter dans un HLM au loyer plus modéré. Elle en avait

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conclu que la seule solution était d'aller propo- ser ses services dans un pays riche comme la France. Ce à quoi elle n'avait pas pensé, c'est qu'en vivant et travaillant en France, elle n'au- rait plus besoin de son appartement à Prague. C'était une logique à laquelle elle n'avait pas accès.

Elle pensait qu'il suffisait d'arriver, de frap- per à la première porte, de dire : "Voilà, c'est moi, je suis la petite Tchèque qui parle plu- sieurs langues, qui aime France, Louis XIV, Louvre, Versailles, Châteaux de Loire." et hop! il ne lui resterait plus qu'à choisir entre le secrétariat de direction, le journal télévisé ou la conservation des musées. Elle croyait cela, Praha. Elle trouvait qu'on perdait trop de temps à questionner.

Incompréhensible.

Inadmissible.

La bourgeoisie française n'était pas à la recherche d'une petite Tchèque aux yeux fen- dus en amande pour apprendre le savoir vivre. Personne ne l'attendait, ni elle, ni les sept langues qu'elle parlait couramment. Ah, ces Français qu'elle admirait! Cette France, sa France à elle, allégorique, imaginaire, ludique. Une France étriquée, anachronique, hors-sujet. Celle des beaux parleurs, beaux penseurs, beaux séducteurs. Elle disait "J'aime

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XVIIIème siècle", comme si le mécanisme des

horloges s'était brusquement arrêté, comme si tout était resté figé sur un allegretto de Mozart ou une ultime conquête de Casanova.

Elle avait un visage poupin, un regard de jeune félin, tendre, cajoleur... puis brusque- ment, tout se retirait, la mer et les oiseaux, tout

devenait rigide, inaccessible. Brusquement, le code réintégrait ses quartiers. La loi se rebiffait, se schlérosait en elle, encrassait les articula- tions.

Elle se disait malade, on ne sait trop de quoi. De la hanche, elle insistait, une maladie étran-

ge, inexplicable, une sorte de pollution au niveau des articulations. Peut-être les muscles

fatigués à force de se crisper contre le commu- nisme. A moins que ce ne soit l'idée qu'elle se faisait de ses muscles, son inconscient anato-

mique. Elle disait que là-bas, en Tchécoslova- quie, les communistes avaient fonctionné comme d'horribles prédateurs, se nourrissant sur le dos des indigènes et qu'il ne restait rien, même pas les lois sociales qui protègent la maladie et la vieillesse, que le mieux était de tout recommencer à zéro, revenir à la Renaissance ou au Classicisme, ou entre les deux.

Elle désirait retrouver le passé. Elle avait faim d'avenir. Ces contradictions ne semblaient

pas l'émouvoir. Elle pensait que les médecins

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français devaient leur supériorité au fait de n'avoir jamais rencontré le communisme. Elle

rêvait qu'elle était une princesse qui venait se faire soigner en France. Muriel la présentait à tous les médecins, kinés, ostéopathes, manipu- lateurs d'os et de viande de son entourage. Après chaque séance, Praha disait que ça lui faisait du bien mais que tout cela l'épuisait. Alors elle s'allongeait et demandait qu'on ne la dérange plus.

Elle survivait grâce à la douleur, sa com- pagne, son unique amie. Elle allait vieillir ainsi, perclue de rhumatismes. Parfois elle se

réveillait brusquement, petite fille, tournant de l'oeil à chaque virage trop raide de la réalité.

Parfois, elle existait trop.

Parfois, elle n'existait pas assez.

Elle aimait la mer. Elle aimait s'enfoncer jus- qu'au ras du cou dans l'eau tiède. Rigide, la tête droite, ne laissant dépasser que son chi- gnon, son front dégagé, limpide, les cheveux tirés vers l'arrière. Elle nageait, ou plutôt elle avançait sans remuer. Tenace. Têtue. Toute l'histoire de la Tchécoslovaquie tirée vers l'ar- rière. Laissant des traînées de communisme

dans son sillage. Elle nageait.

Tous les après-midis, je les emmenais, les enfants et elle, sur une plage étroite, à flanc de

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falaise. Elle regardait l'horizon ouvrir ses bras devant elle et elle souriait.

Elle disait qu'elle nageait pour soigner sa hanche. Il lui fallait se justifier. Une jeune Pragoise ne pouvait se baigner ainsi en France sans invoquer une maladie de hanche pour se déculpabiliser. Il lui fallait dire qu'elle était en France pour trouver du travail et se soigner. Non pour prendre du plaisir, nager, manger des salades et des fruits, visiter. Elle se sentait cou-

pable d'être là tandis que Prague marchait sur des béquilles. Je ne savais pas que les petites Pragoises avaient besoin de réciter deux pater et un ave avant de respirer. Je ne savais pas les réseaux complexes à l'intérieur des jeunes Pragoises.

C'était la fin de l'été. Nous vivions des vacances sans fin dans la tièdeur de l'arrière-

saison. Tout s'étirait, trempait dans une lumiè- re ocre d'avant l'automne. Nous vivions

d'éblouissement, de plénitude, un léger frisson à savoir que tout cela était gagné sur l'hiver. Plus rien, plus personne. Les goélands mâchaient l'air. Un couple de vieux anglais pié- tinaient la lumière. Quelques femmes jeunes accompagnées de petits enfants, une pelle, un seau, un château de sable. Et Praha éblouie. Nous, devant le grand mystère de l'amour, de la mer et de l'espace.

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Elle parlait peu. Restait des heures ainsi,

taciturne, à rêver. A échafauder de vastes pro- jets insensés. Parfois elle posait une question sur des thèmes mal définis, surprenants, sco- laires, comme le fait un examinateur au bacca- lauréat : "Parlez-moi de la Poésie en France'. Ou "Dites-moi l'histoire de France aux XVI° et

XVII° siècles". J'ai pensé qu'il s'agissait des séquelles de l'école communiste, une école où l'on préférait charger les mémoires plutôt que développer les facultés de raisonnement. Par la suite j 'ai compris qu'elle composait des sortes de fichiers sur tous les thèmes essentiels, fichiers que sa mémoire - qui était redoutable - enregistrait, avant de les resservir dans la conversation afin d'épater son entourage et ses employeurs. Au fond, elle n'éprouvait pas vrai- ment le besoin de comprendre.

Cette mémoire était une petite merveille. Non seulement elle avait emmagasiné sept ou huit langues, mais aussi le livret de plusieurs opéras, mais aussi des traités de médecine, mais aussi des ouvrages de savoir-vivre, mais aussi les menus détails de la vie quotidienne qu'elle ré-introduit dans le discours quelques mois, quelques années plus tard, suivant l'ur- gence. Dans cet exercice, elle était féroce.

Elle ne connaissait pas le repos. Jour et nuit, elle surveillait son entourage, se méfiait de tout et de tous, organisait le dialogue, les ren- contres, les sorties, l'avenir. Un véritable ordi-

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"A quelle épreuve étais-je soumis ? A celle de la réalité ou à celle du récit ?" s'interroge l'auteur de ce livre, un écrivain qui ose un pari impossible, celui de mettre son talent au service de l'autre, de la femme.

Les écrivains ont depuis toujours parlé des femmes mais c'est à travers leur seule sensibilité.

Flaubert n'avoue-t-il pas "Madame Bovary, c'est moi" ? Qu'aurait écrit Madame Bovary si on lui avait donné la parole ?

"La jeune fille de Prague" tente de sortir de l'em- prise de ce regard posé sur elle. Elle se débat, agresse, utilisant la ruse et même la cruauté.

Pendant ce temps, l'auteur enregistre, rédige la chronique des mystères de l'amour, nous livre la beauté et la dérision de l'éternelle jeunesse où se mêlent les différentes faces d'une réalité. S'il y a séduction, c'est sur le lècteur qu'elle s'opère, séduit qu'il est par les subtiles manigances de l'écriture et par les flamboiements d'un style riche où se mêlent classique et moderne, baroque et gothique.

Entre l'éblouissement des paysages de Provence et la grisaille insinuante de Prague, le lecteur accom- pagne le narrateur jusqu'au terme du voyage des illusions et de l'amour.

Michel Flayeux prouve avec ce roman qu'il a plus d'une corde à son arc et confirme sa maîtrise des arcanes de l'écriture.

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