La Grand Mere de Jade

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FRÉDÉRIQUE DEGHELT La grand ¯ mère de Jade ROMAN Extrait de la publication

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FRÉDÉRIQUE DEGHELT

La grand¯mèrede Jade

ROMAN

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Une jeune femme moderne "kidnappe" sa grand-

mère pour lui éviter la maison de retraite. Frédé-

rique Deghelt livre un intimiste récit à deux voix.

A travers le charme délicat de l'aveu, d'une écri-

ture légère, elle procure à ses personnages la

force et l'audace de réinventer leur vie.

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FRÉDÉRIQUE DEGHELT

Frédérique Deghelt est une journaliste et réalisa-

trice de télévision, voyageuse infatigable, avec

Paris pour port d’attache.

DU MÊME AUTEUR

LA VALSE RENVERSANTE, Sauret, 1995.JE PORTE UN ENFANT ET DANS MES YEUX L’ÉTREINTE SUBLIME

QUI L’A CONÇU, Actes Sud, 2007.LA VIE D’UNE AUTRE, Actes Sud, 2007 ; Babel n° 897.

© ACTES SUD, 2011ISBN 978-2-330-00412-5

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un endroit où allerACTES SUD

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L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu,c’est de l’encre, c’est l’écrit et ça passe com -me rien d’autre ne passe dans la vie,rien de plus, sauf elle, la vie.

MARGUERITE DURAS

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T OUT de suite en apprenant lanouvelle, Jade avait décidé d’al-ler la chercher. Sa grand-mère

Jeanne, sa Mamoune, avait perdu con -naissance. On ne l’avait trouvée que lelendemain, étendue sur le sol de sa cui-sine, dans la ferme savoyarde où elle vi-vait seule. Le soir suivant, alors que Jadese préparait pour sortir avec des amis,le téléphone avait sonné. Vingt-trois heu -res… Jade avait eu un mouvement derecul. A cette heure c’était sûrement Ju-lien qui avait des bleus à l’âme, des en-vies de la revoir. Elle hésita, décrocha ensoupirant, et entendit la voix de sonpère qui vivait en Polynésie depuis unedouzaine d’années. Il lui raconta l’éva-nouissement de Mamoune et un malaised’un tout autre genre : ses sœurs, lestantes de Jade, refusaient d’attendre etde considérer que cette faiblesse n’était

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que passagère. Cela pouvait se repro-duire et c’était suffisant pour les troisfilles de Jeanne qui habitaient à quel -ques encablures de sa maisonnette sansvenir la voir. Elles avaient décidé debrandir la sécurité. Mamoune n’avait paseu voix au chapitre et toute famille tropéloignée avait été exclue de la décision.Serge, le père de Jade, savait qu’il seraitimpossible de déraciner sa mère de quatre-vingts ans en l’invitant à vivre dans sesîles lointaines. De toute façon, personnene lui avait demandé son avis. L’ordrede placement de Mamoune en maisonmédicalisée avait déjà été signé et sessœurs l’avaient juste informé de la situa-tion. Essaie de savoir ce qui se tramelà-bas, avait-il dit à sa fille ce soir-là. Ilpa raît que c’est provisoire… Mais à sonâge…

En écoutant la voix inquiète de sonpère, Jade s’était demandé pourquoi sestantes voulaient se débarrasser si vite deleur mère qui s’était toujours occupéede tout le monde, sans même lui don-ner une chance ou, mieux, une aide. Lemalaise de Jade grandissait à mesurequ’elle écoutait le récit de ce complotcontre Mamoune. L’une des sœurs étaitmédecin. Ainsi tout devenait simple,

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avec un certificat médical elle pouvaitplacer Mamoune dans une maison, justeparce qu’elle avait manqué une petitemar che de sa vie, se disait Jade.

Bien sûr ce serait une folie, mais elleavait décidé de prendre sa voiture dès lelendemain, sans réfléchir, pour répondreà cette indignation qui lui broyait le ven -tre. Tout au long de la route, elle savaitqu’elle se donnerait des arguments pourou contre, selon le kilométrage qui laséparerait de Mamoune. Il en allait tou-jours ainsi des décisions prises à l’emporte-pièce.

Sur un coup de tête, Jade venait dequitter Julien, celui qu’elle avait cru êtrel’homme de sa vie pendant cinq ans. De -puis deux mois, elle était seule dans sonappartement. Allait-elle passer ses joursavec une octogénaire, elle qui se croyaitincapable de vivre avec un hom me ?Non, non, c’était parfaitement ridi culeet incomparable. Jade savait qu’en suiteviendraient les questions de son double,celle qui lui mettait des bâtons dans lesroues dès qu’elle cédait à ses côtés fon-ceurs. L’autre, la raisonneuse, lui sou-mettrait des arguments pertinents quiviendraient casser ses em portements.Elle lui dirait, par exem ple, que si elletravaillait toute la journée elle ne pour-rait être sûre que tout se passait bien

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pour Mamoune. Ou en core si ses tantesavaient raison, si sa grand-mère avaitréellement besoin d’une assistance mé-dicale permanente, elle ne pourrait pas luipayer une infirmière, une garde-maladeavec son minable salaire de journalistepigiste.

Mais d’autres questions plus confusesse présentaient. Au fond, qu’est-ce queJade savait de Mamoune ? Pas grand-chose. Elle l’adorait depuis sa plus ten -dre enfance cette grand-mère au parfumde rose ou de violette suivant les jourset l’humeur. Elle ressemblait à la bonnefée de Cendrillon avec ses tresses blan -ches remontées en chignon et ses yeuxtrès clairs. Petite, un peu ronde, Ma-moune avait toujours gardé des enfants,toujours su comment leur parler, où lesrejoindre d’une voix douce sans leur po -ser les questions habi tuelles des grandespersonnes. Alors, tu travailles bien à l’éco -le ? Et qu’est-ce que tu veux faire plustard quand tu seras grande ? Avec elle,pas de gouffre entre le monde des petitset celui des trop grands. Elle était mater-nelle, d’une tendresse enveloppante, etson rire était un chant qui donnait enviede rire avec elle.

Jade se souvint que sa grand-mèreétait fille d’un agriculteur et d’une sage-femme. Mamoune lui avait montré une

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photo de ses parents le jour de leur ma -riage et Jade avait trouvé que, tout enayant l’air d’avoir quinze ans, ils avaientdes visages de vieux. Petite moustachede paysan de début de siècle pour lui,cheveux remontés en chignon pour elle,un air grave. A l’époque, on ne souriaitpas sur les photos. Leur fille Jeanne avaitété ouvrière à la chaîne dans sa jeunesse.Mais pourquoi Jade avait-elle besoin dese remémorer qui était Mamoune ou en-core Jeanne ? Seul devait compter cedésir de l’arracher à son sort. A moinsque…

Jeanne avait rencontré son mari Jeanà l’usine où ils travaillaient tous lesdeux. Elle était très jeune alors. Du hautde ses seize ans, elle avait été fascinéepar ce jeune homme brun au visage an-guleux qui connaissait si bien la mon-tagne et ne semblait pas s’intéresser auxfilles. Il lui avait pourtant fait la cour. Unefois mariée, Jeanne s’était con sacrée à sesenfants puis à ceux des autres. Il y enavait toujours une tripotée à la maison etelle savait mener son monde sans se fâ-cher. Aucun enfant ne voulait désobéir àMamoune – c’était ainsi que les enfantsl’avaient nommée –, elle était trop gen-tille pour se défendre. Jeanne avait une

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façon bien à elle de corriger les capri-cieux : elle les consolait et les regardaittendrement. Ses yeux étaient un sourirebleu pailleté de gris qui les plongeaientdans une sorte de honte immédiated’avoir osé lui opposer un refus. Jeanrentrait tard, trimait dur et avait poussésa progéniture à se surpasser à l’écoleafin qu’ils quittent le monde des tra-vailleurs manuels et accèdent aux étudessupérieures. Avec ses trois filles dontdeux étaient avocates et la troisième, mé-decin, il était fier d’avoir mené à bien lamission qu’il s’était assignée. Son seulgarçon, Serge, qui était le père de Jade,avait en quelque sorte joué les rebelles.Il était devenu peintre. Il vivait dans desîles lointaines en marge des notables, encompagnie d’une artiste bohème aussiimprévisible que lui, la mère de Jade.

Le mari de Mamoune était mort d’unecrise cardiaque trois ans plus tôt, laissantsa femme désemparée. Elle, si autonomeà ses côtés, semblait avoir couché dans latombe de Jean une part d’elle-même.

Son déménagement en maison de re -pos était prévu pour le samedi, Jade s’étaitdit qu’elle allait débarquer chez Ma-moune le vendredi à midi, le lendemaindonc. Cela laissait peu de temps pour

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réfléchir… Juste après l’appel de sonpère, Jade avait voulu réveiller sa grand-mère pour lui souffler au téléphone : Jeviens te chercher, comme un secret. Pourqu’elle entende dans cette phrase d’en-lèvement la confirmation de ce qu’elleavait déjà deviné. Ses filles lui avaient“vendu” une période d’essai avec quel -que artifice doucereux pour justifier lamise en paquets de ses affaires préfé-rées. C’était, lui avaient-elles dit, uneconvalescence, un déménagement pro-visoire auquel Mamoune, fine mouche,avait feint de croire. Mais il y avait ur-gence et puisqu’il lui fallait quitter samaison, autant que ce soit pour celle deJade. Tu vivras un temps à Paris avecmoi, allait murmurer sa petite-fille, et puisnous verrons ensemble si tu veux resterou revenir chez toi et dans quelles condi-tions. Ainsi, Jade aurait l’impression de nerien lui cacher de la gravité de son état,qui avait exigé son placement dans unétablissement, tout en partageant avecelle ses interrogations personnelles. Cettetransparence et cette franchise joueraienten sa faveur. Mamoune qui ne voulaitplus monter à Paris depuis des années nese ferait pas prier. Enfin Jade l’espérait…Elle était la fille du fils chéri de sa grand-mère et, vu les circonstances, elle choisi-rait son camp.

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Jade savait déjà ce que dirait Ma-moune. Ce qui m’ennuie dans ces mai-sons, elle ne les nommerait pas, c’estqu’elles sont pleines de vieux. Moi aussi,bien sûr, rajouterait-elle, je ne suis plusune jeunette, mais il me semble quevivre en mélangeant les générations çaralentit... Elle s’arrêterait comme pour ré-fléchir… Peut-être même puis-je te ser-vir à quelque chose… Cette dernièrephrase, c’était bien son style, mettraitdes larmes aux yeux de Jade. Elle ima-ginait Mamoune, toute en rondeurs danssa robe bleue, cherchant sourcils froncésà quoi pouvait bien encore servir sasim ple existence, comme si elle avait étéun objet à mettre au rebut, et tout celale plus sérieusement du monde.

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Mamoune

J’AI SI PEUR de ne plus me souveniret d’être incapable de m’occuperseule de ma petite existence. Jus-

qu’à aujourd’hui, la vie ne m’a pas toutdonné, mais elle m’a accordé l’essentiel.Ce que je ne demandais pas. De quoisatisfaire un goût de la découverte queje ne me connaissais pas. Certains di-raient, j’en suis sûre, que ce qui m’arriveaujourd’hui était prévisible. Quand j’étaisencore à l’usine, il y avait là une Afri-caine qui disait à toutes les mères. “Dorsavec tes enfants quand ils sont petits,sinon ils ne s’occuperont pas de toiquand tu seras vieille.” Je n’avais pas en-core d’enfant à l’époque. J’ai dû oublierses conseils. Je n’ai pas assez dormi avecmes filles. Je le découvre aujourd’hui.

Je ne leur en veux pas. Je crois mêmeque je les comprends. Que peut-on bienfaire de moi ? A l’âge que j’ai, je suis un

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poids et je ne me remets pas d’en êtrearrivée là. Me voilà trop vieille, trop fati-guée et maintenant susceptible d’éva-nouissements. Alors demain ?...

J’aime cette vue que j’ai de la fenêtrede ma cuisine sur le jardin. Il n’est plus lemême depuis que Jean est mort mais jene me lasse pas d’observer les oiseauxtandis que je fais la vaisselle. Nous étionssi complémentaires au cœur de notre si-lence. Il s’occupait de la terre jusqu’à lamorte saison. En hiver, je regardais les ar-bustes nus en buvant mon premier caféet j’imaginais les couleurs dont je pour-rais parer notre jardin au printemps.Chaque matin, la terre noire me soufflaitun spectacle différent de la veille : tulipesjaunes ou rouges, forsythias, clématites,primevères… Les couleurs et les formesme jouaient leur spectacle puis le grandjour de l’achat des graines arrivait. Quel -ques semaines plus tard, j’attendais avecimpatience que le jardin révélât à Jeanles couleurs qui l’avaient emporté. C’étaitsans compter sur le vent qui se chargeaittoujours de mélanger mes plantations. Ilcréait ainsi des surprises à la floraison. Jepestais pour la forme, mais il me plaisaitbien qu’une brise imprévue rendît à monjardin sa touche sauvage.

Nous sommes au début du printemps.Comme si je savais qu’on allait m’arracher

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à ma maison, je n’ai rien semé cette année.Après la mort de Jean pourtant je n’aipas failli. Chaque mois d’avril, il y en eutseulement trois, notre jardin retrouvaitsa splendeur. Il me semblait même ren -dre un hommage particulier à sa dispa-rition, comme si la terre s’appliquait àdonner le meilleur d’elle-même. Les voi-sines qui passaient chez moi étaient rassu -rées de retrouver la jardinière de toujours.Elles me complimentaient pour ma mainverte. Personne n’y voyait le messageque m’adressait l’absent : celui de conti-nuer seule à contempler la beauté de notrejardin.

Il y avait tant de complicité dans sa pré -sence. Au fur et à mesure des années, sabouche s’était muée en un trait pâle quiracontait les émotions retenues. La mienneau contraire avait gardé sa rondeur char-nue, entretenue par ces conversationsvolatiles qui n’allaient nulle part. La peaudes bébés, les grandes embrassades desenfants lui avaient communiqué cettedouceur que je sentais s’écra ser commela pulpe d’un fruit, sur la joue rêche decet homme tout en labeur qui me déco-chait des sourires entendus pour saluermes tendresses quotidien nes.

Je crois que je rêvais de lui quand j’aieu ce malaise qu’on a l’air de me repro-cher. Non ce n’est pas exactement cela.

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Je venais juste de porter quelques dé-chets à l’extérieur de la maison. Le froidde cette fin d’hiver était humide et j’avaisdécidé de me préparer du lait chaud.Ensuite je suis rentrée dans ma cuisine.Mais je sens que je triche : ma mémoireinvente une suite là où il n’y a que duvide. La réalité, c’est qu’on m’a retrou-vée le lendemain, au pied du réfrigéra-teur. J’aimerais pouvoir dire que j’aisenti quelque chose. J’ai bien dû m’éva-nouir autrefois dans des conditions sem-blables et personne ne m’en a fait unemontagne… Mais je ne dois plus avoirl’âge de l’indulgence, ni même celui de lapitié. On ne me passera plus rien. C’estainsi.

Pour l’heure je me réjouis que cetteenfant vienne m’enlever. C’est un signedu ciel pour que je continue. Je n’ai pasl’énergie d’une révolte. Je ne l’ai jamaiseue. C’est sans doute pour cette raisonque j’ai toujours échappé aux soup-çons quand j’étais dans la Résistance sa-voyarde. Le regard des autres glissait surmoi. J’étais invisible, pas concernée. Jesuis née vieille et doucement résignée,condamnée à la gentillesse comme à lafranchise.

Avec ce caractère docile que j’ai tou-jours eu, je n’éprouve pas de rancœur àl’égard de mes filles. Elles ont bien vu,

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192. Catherine MézanUN PIANISTE VU DE DOS

193. Max-Pol FouchetDEMEURE LE SECRET

194. Pierrette FleutiauxLA SAISON DE MON CONTENTEMENT

195. Arnaldo CalveyraJOURNAL D’ÉLEUSIS

196. Anna Maria OrteseAURORA GUERRERA

197. Kjell EspmarkHISTOIRES A CONTRECŒUR

198. Anca VisdeiL’EXIL D’ALEXANDRA

199. Jean-Claude GrumbergÇA VA ?

200. Nancy HustonL’ESPÈCE FABULATRICE

201. Andy MerrifieldL’ÂNE DE SCHUBERT

202. Brigitte AllègreLES FANTÔMES DE SÉNOMAGUS

203. Dominique SassoonÉVARISTE ET LES CHIRURGIENS

204. Pia PetersenIOURI

205. Frédérique DegheltLA GRAND-MÈRE DE JADE

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Ouvrage réalisépar le Studio Actes Sud

En partenariat avec le CNL.

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