La Francophonie, une histoire individuelle et collective

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Béatrice Gbado a créé au Bénin les éditions Ruisseaux d’Afrique. De ses souvenirs d’enfant à son engagement d’aujourd’hui, elle évoque son parcours dans sa double dimension personnelle et collective. *Béatrice Gbado est auteur et directrice des éditions Ruisseaux d’Afrique (Bénin) J’ étais petite – quatre ans et demi – et parce que je dérangeais par mon débordement de vie, mon père m’a mise au cours d’initiation… comme auditrice libre. Et je suis tombée sous le charme des répliques collectives de la classe en guise de salutations, des cris de guerre lancés par chaque équipe pour affirmer sa déter- mination à vaincre au sport – pendant que nos petits pas battaient la cadence, que nos bras se balançaient –, des mélo- dies chantées à pleine gorge, sans rete- nue, avec des mots inconnus, propres à la maîtresse, à l’école. Ces mots magiques avaient un bel écho, un beau rythme ; avec des grelots qui allaient et venaient, des syllabes légères et ordonnées qui don- naient la mesure, qui semblaient donner du sens aux sonorités. dossier / N°227-LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS 103 La Francophonie, une histoire individuelle et collective par Béatrice Gbado*

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Béatrice Gbado a créé au Béninles éditions Ruisseaux d’Afrique.De ses souvenirs d’enfant à son engagement d’aujourd’hui,elle évoque son parcoursdans sa double dimension personnelle et collective.

*Béatrice Gbado est auteur et directrice des éditions

Ruisseaux d’Afrique (Bénin)

J ’ étais petite – quatre ans et demi –et parce que je dérangeais parmon débordement de vie, mon

père m’a mise au cours d’initiation…comme auditrice libre.Et je suis tombée sous le charme desrépliques collectives de la classe en guisede salutations, des cris de guerre lancéspar chaque équipe pour affirmer sa déter-mination à vaincre au sport – pendantque nos petits pas battaient la cadence,que nos bras se balançaient –, des mélo-dies chantées à pleine gorge, sans rete-nue, avec des mots inconnus, propres à lamaîtresse, à l’école. Ces mots magiquesavaient un bel écho, un beau rythme ;avec des grelots qui allaient et venaient,des syllabes légères et ordonnées qui don-naient la mesure, qui semblaient donnerdu sens aux sonorités. Dans ce qui fut ma poche, et qui n’est qu’un trou,je n’ai plus de sou.

Mes meilleurs habits ne sont que deshaillons.

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La Francophonie,

une histoire individuelle

et collectivepar Béatrice Gbado*

Mes souliers n’ont ni semelles ni talons.Mais pour moi le monde est beau,Dans les livres là-haut, chantent lesoiseaux…J’ai aimé très tôt cette langue qui chante,cette langue du groupe, cette langue quim’intégrait déjà à l’international.Liberté dans la découverte, sans laresponsabilité de maîtriser, ni la règle,ni le sens des vers… Poésies, comptineset chants. Je me suis laissée aller à écouter,apprendre, parler… à voguer de classeen classe, avant de réaliser qu’il y avaiten cela une rigueur, une norme, desrègles strictes. Prise entre mon sens dudevoir et la peur de la punition, ce futun couloir étroit d’appropriation decette langue de l’autre. Le charme s’étaitenvolé derrière les traits hideux de lamaîtresse Brigitte puis plus tard du pro-fesseur Rigobert. Ce fut la prise de dis-tance.Je renouerai avec la langue sous lalumière d’un autre maître. Du gros livrede morceaux choisis pour l’étude de lalangue, il aimait à nous lire des extraits.L’homme devait aimer Jean-JacquesRousseau, Molière et les autres.Lorsqu’il les citait, je me sentais vibrer,je me sentais grandir.Bien des fois, faisant la lessive au mari-got, marchant sur les sentiers tortueuxde nos quartiers, ou surprise par lesilence de la nuit, l’un ou l’autre de cesmoments me revenait…Prenant vie dans mon quotidien.Ouvrant ma porte à la réflexion sur la vied’ici et la vie ailleurs.M’éveillant à la beauté des choses et desêtres.M’appelant au respect des autres.M’ouvrant à la vie, à l’histoire des peuples.D’autres peuples sur terre parlent la

même langue, vivent ou ont vécu desréalités très proches des nôtres. Lesrefrains de mon enfance reprenaientsens pour l’adolescente que j’étais.Là-haut sur la montagne J’ai bâti mon chaletAvec un peu de pailleEt trois petits piquets

Je n’ai qu’une chemiseEt trois petits mouchoirsEt je fais ma lessive Tous les samedis soirs.

Sous l’orage, Le Soleil des indépendances,Une vie de boy, Le Vieux nègre et lamédaille, L’Arbre fétiche, La Secrétaireparticulière : autant de romans qui prélu-daient de la richesse de la langue, de lagrande diversité des peuples qui la par-laient, de la similitude entre leurs joies etleurs défis. D’autres moyens comme lesexposés et le théâtre ont renforcé en moil’importance de la maîtrise de la languedans l’expression juste de soi, sa partici-pation à l’ouverture à l’autre ; son rôlefédérateur dans mon environnement oùl’on parlait Haoussa, Dendi, Foulbé,Fongbé, Batonou, Gourmantché… Etc’est à juste titre que la langue françaiseétait faussement appelée la langue natio-nale du Dahomey, du Bénin.En somme j’ai évolué sur deux pieds :mon environnement familial me for-mait scrupuleusement à ma culturematernelle, portée par la langue Mahi,avec ses intonations et ses tournures,ses adages et ses proverbes, à l’écoledes clairs de lune. L’école des heuresouvrables me formait à la maîtrise de lalangue de travail. Ça c’est de l’histoireancienne, n’est-ce pas ? Mais elle mepermet de dire qu’au commencementde la francophonie était la langue fran-

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çaise, et que chacun dans l’espace fran-cophone a avec elle, une histoire indivi-duelle et collective, ordinaire ou pas-sionnante. Lorsque mûrit en moi le désir de commu-niquer des émotions, de partager rêves etimaginations, de faire vibrer l’autre à nostraits, nos mots et nos couleurs, de trans-mettre la beauté des lettres et la crème dela culture de chez moi aux tout-petits, jechoisis la langue française… Comme unvéhicule pouvant faire circuler nos pen-sées et nos valeurs, les porter plus loinque nos pieds, au-delà de nos limiteshumaines et de nos frontières, partagernotre vision, nos coutumes et les aven-tures de nos mondes. C’est avec l’édition,que j’ai découvert la francophonie.

La francophonie est un espace de recon-naissance. En lançant les concoursACCT1 pour la littérature de jeunesse,elle a reconnu notre engagement à écri-re et publier des textes venant desentrailles de notre peuple, à publier desimages qui nous ressemblent. Cet appelà produire des ouvrages jeunesse prop-res à notre créativité, valorisant notregénie, notre patrimoine et notre besoinde nous le réapproprier pour mieux lepartager avec les autres, cet appel nousconfirmait dans nos soifs et aspirations.L’enfant qui apprend la langue de travail,la langue française, a le droit de demeu-rer lié à son environnement humain etmatériel pour le découvrir, l’aimer etplus tard, le transformer.

Éditer pour moi, c’est créer le dialogueentre les cultures. Cela passe par la pro-duction de livres qui affirment leurs ori-gines, qui montrent les similitudes entreles langues (Le Rat et le serpent), quiposent des questions majeures à tous les

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La Perruche, l’iroko et le chasseur, F.C. Yemadje, Ruisseaux d’Afrique/HAHO

Je voudrais redevenir bébé, ill. C. Adjaka, Ruisseaux d’Afrique

âges, dans le langage de la sagesse béni-noise (La Perruche, l’iroko et le chas-seur), qui montrent que la sagesse uni-verselle s’est revêtue différemment selon la sensibilité des peuples (Le Courage deBina - Le Loup et l’agneau)…

La francophonie est un espace de solida-rité. De 2001 à 2005, le catalogue des édi-tions Ruisseaux d’Afrique est passé d’unedizaine à une centaine de titres. Dans unpays, le Bénin, qui n’a pas de politiquedu livre, où le réseau de lecture publiqueest en souffrance, où les moyens despopulations sont faibles et où le livren’est pas dans les habitudes de distrac-tion… aurions-nous pu, aurions-nous oséproduire autant de livres de jeunesse ? Ila suffi que par nos propres tâtonne-ments, nous affirmions notre ligne édito-riale et notre détermination à aller aubout de ce que nous portions pour lesenfants du monde, notre engagement àdire non à l’impasse. Par des invitationsaux divers salons et foires, par les diversséminaires et ateliers de formations, parl’appui des divers fonds de soutien àl’édition jeunesse, L’Agence intergouver-nementale de la Francophonie et leMinistère français des affaires étrangèreset de la francophonie nous ont identifiéset ont accompagné notre émergencecomme une entreprise africaine fiabledans le secteur de l’édition. La solidaritéfrancophone nous a aidés à grandir et àprogresser en professionnalisme. Pardeux fois, en 2002 et en 2005, le PrixAlioune Diop, pour la promotion de l’édition en Afrique, décerné par L’AIF,est venu récompenser notre créativité,encourager notre témérité et nous prépa-rer davantage à d’autres étapes de com-pétitivité.

La francophonie est un espace de par-tage. En facilitant les rencontres, elleinvite aux échanges. À se voir deux àtrois fois par an, à se plaindre desmêmes maux, l’on finit par réfléchir àdes solutions communes. Le fait de par-tager la langue française a une partimportante dans cet élan de partages etde capitalisation d’expériences. Ainsi,Ruisseaux d’Afrique a initié des réseaux decoédition, codistribution, pour atteindreun double objectif : - par un tirage important, baisser le coûtde revient du livre,- faire face aux difficultés de circulationdu livre en Afrique. Cette mise en réseau implique aujourd’huiplusieurs maisons francophones au Suddu Sahara : Ganndal de GuinéeConakry, Cérès de Tunisie, Éburnie deCôte d’Ivoire, Monkand’art du CongoBrazzaville, Sankofa & Gurli du BurkinaFaso, l’association Bibliothèque LectureDéveloppement du Sénégal, Kalaama duSénégal et Ruisseaux d’Afrique duBénin… De sorte que le livre rayonnesur le continent, à partir de foyers simul-tanés que sont les partenaires. Le faitd’avoir le français en commun nousconfère ainsi une liberté d’organisationpour une meilleure canalisation de nosefforts…

Écrivain jeunesse, directrice d’une mai-son d’édition spécialisée jeunesse, jerevis aujourd’hui mes rêves d’enfants etactualise mes aspirations d’adolescenteau service des enfants du monde entier.

1. Agence de coopération culturelle et technique

(ACTT), ancien nom de l’Agence intergouvernementale

de la francophonie (AIF).

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