La fin du secret bancaire en Europe, et ensuite?

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L ’affaire Cahuzac et les offs- hore leaks révélées par Le Monde ont donné un sacré coup de main aux partisans de la transparence financière en Europe. « Il me semble qu’il y a un vent qui souffle dans l’UE pour lever les opa- cités, les obstacles que peut receler le secret bancaire », s’est félicité le ministre français de l’Économie, Pierre Moscovici, lors de la réunion de l’ECOFIN qui s’est tenue à Dublin les 12 et 13 avril. « Cela peut sembler cynique, mais ces affaires de fraude fiscale tombent à point nommé, dans un moment où l’on tente de faire passer des mesures contre le secret bancaire en Europe, observe Éric Alauzet, député EELV et membre de la commission des Finances à l’Assemblée nationale. Les crises en général sont souvent les déclencheurs de mesures radicales qu’on ne pourrait pas prendre en temps normal. » Cette fenêtre de tir n’a pas échappé à Pierre Moscovici et ses homo- logues allemands, italiens, espa- gnols et britanniques. En quelques jours, le « club des cinq » a réussi à faire plus pour la levée du secret bancaire que quatre ans de négo- ciations intracommunautaires, fai- sant plier le Luxembourg et l’Au- triche, rétifs à tout principe d’échanges automatiques d’infor- mations entre autorités fiscales des pays membres. Une manœuvre habile Pour ce faire, les cinq ministres des Finances n’ont pas tenté le pas- sage en force de la révision de la directive épargne, qui prévoit l’échange automatique d’informa- tions sur les intérêts des capitaux à l’étranger. Ils ont choisi un autre angle d’attaque, en instrumentali- sant la loi américaine Fatca (Foreign account tax compliance act). Une loi de 2010, considérée comme l’arme fatale contre l’évasion fiscale, qui oblige toutes les banques hors des États-Unis à identifier et com- muniquer au fisc les comptes déte- nus par des Américains et des entre- prises américaines hors du territoire, sous peine de sanctions (lire encadré). Or il se trouve que le Luxembourg et l’Autriche ont tous deux conclu des accords bilatéraux Fatca avec les États-Unis. Comment pourraient- ils refuser aux États européens une coopération équivalente ? Ce serait à la fois inéquitable et illégal, ont fait valoir les négociateurs aux deux pays récalcitrants. À l’appui, l’article 19 de la direc- tive sur la coopération adminis- trative adoptée par les Vingt-Sept en 2011 (entrée en vigueur au 1 er janvier 2013). Cet article sti- pule que « lorsqu’un État membre offre à un pays tiers une coopération plus étendue que celle prévue par la présente directive, il ne peut pas refu- ser cette coopération étendue à un autre État membre ». Imparable. La manœuvre était habile. Le 10 avril, Jean-Claude Juncker, Pre- mier ministre luxembourgeois, acceptait de lever le secret ban- caire vis-à-vis des Européens à par- tir de 2015. Cinq jours plus tard, après la réunion ECOFIN de Dublin, son ministre des Finances, Luc Frieden, lançait un appel aux États membres du G20 « afin que l’échange automatique d’informa- tions devienne la norme internationale que tous ses membres s’engagent à appliquer effectivement ». La Suisse devrait suivre L’Union européenne pourrait donc sous peu se doter d’une plate-forme automatique d’échange d’informa- tions bancaires entre pays mem- bres, inspirée des accords bilatéraux Fatca conclus avec les États-Unis. Rien n’est pour autant gagné tant que des paradis fiscaux comme le Liechtenstein, Andorre, Monaco ou bien sûr la Suisse n’entrent pas dans ce système. « Les échanges automatiques d’informations sans la Suisse n’ont aucun intérêt », observe Liêm Hoang-Ngoc, économiste et eurodéputé socialiste français. Mais la Suisse, principal coffre-fort au cœur de l’Europe, continue de camper sur son légendaire secret bancaire : « L’État doit absolument respecter la sphère privée, a déclaré le Président, Ueli Maurer, dans une interview parue le 14 avril dans Le Matin. C’est un moment dangereux pour la Suisse, mais contrairement au Luxembourg, nous ne sommes pas membres de l’Union européenne, nous répondons au standard de l’OCDE. Il n’y a aucune raison de changer de stratégie maintenant. » Cette intransigeance ne laisse pas d’interloquer certains observateurs helvètes. La Suisse a, elle aussi, conclu un accord Fatca avec les États-Unis en décembre 2012. Une fois que les États européens auront mis en place un équivalent à Fatca à l’intérieur des frontières de l’Eu- rope, pourra-t-elle continuer à tenir cette position ? « Si la Suisse accorde l’échange d’in- formations aux États-Unis, ce droit s’ouvrira également à d’autres pays. Sinon, ces derniers pourraient invoquer un désavantage concurrentiel », esti- mait récemment Sergio Rossi, pro- fesseur d’économie à l’université de Fribourg. Une contrepartie pour les banques suisses « La Suisse a toujours été plus docile avec les États-Unis, mais cette fois elle aura de la peine à l’accorder aux Amé- ricains et pas aux Européens, ajoute Philippe Kenel, avocat fiscaliste suisse. Mais il serait plus facile de faire plier les Suisses avec une contre- partie », précise-t-il. Pour faire avancer le dossier, l’Eu- rope pourrait par exemple accor- der au secteur bancaire suisse la libre circulation des services finan- ciers, propose l’avocat. Une conces- sion qui permettrait aux banques helvètes de contacter des clients et proposer leurs services dans toute l’Union, ou encore d’ouvrir des filiales à l’étranger pour gérer sur place l’argent de leurs clients. « Une telle contrepartie ne me semble pas exorbitante, du moment que les banques helvètes acceptent d’être tota- lement transparentes », estime pour sa part le député Éric Alauzet. Mais pour être en mesure de négo- cier avec le gouvernement suisse, encore faut-il que la Commission obtienne le mandat du Conseil, qui doit lui être délivré à l’unani- mité des membres. « Cela fait presque deux ans maintenant que la Commission demande des mandats pour négocier des accords en matière d’échange d’informations fiscales. Elle n’a toujours pas reçu le feu vert des États membres pour ces man- dats », souligne un porte-parole de la Commission. 6 L’HÉMICYCLE NUMÉRO 463, MERCREDI 24 AVRIL 2013 Dossier Les fraudeurs peuvent trem- bler si la plate-forme euro- péenne d’échanges automatiques que souhaite mettre en place Pierre Moscovici copie à l’identique les principes de la législation améri- caine Fatca. Car celle-ci est incom- parablement plus dure que la légis- lation européenne actuelle. En vertu de Fatca, les institutions financières étrangères signent un accord avec le fisc américain aux termes duquel elles s’engagent à identifier et communiquer tous les comptes de tous leurs clients américains, qu’ils soient personnes physiques ou morales, d’un mon- tant supérieur à 50 000 dollars. Par institutions financières, le fisc américain entend tout établisse- ment qui accepte des dépôts, accorde des prêts, gère des comptes à caractère financier pour le compte de tiers, ayant une activité d’investissement ou de transactions de valeurs mobi- lières : banques de dépôt, cour- tiers sociétés d’investissement, coopératives bancaires, compen- sateurs, hedge funds, véhicules col- lectifs d’investissement, compa- gnies d’assurance… Bien moins ambitieuse, notre légis- lation européenne* ne prévoit que l’échange d’informations portant sur les intérêts du capital perçus à l’étranger par des personnes phy- siques ressortissantes d’un pays de l’Union. À partir de 2014**, les Vingt-Sept devront se plier à l’échange automatique d’informa- tions pour cinq nouveaux types de revenus : revenus professionnels, jetons de présence, produits d’as- surance-vie, pensions, propriété et revenus de biens immobiliers. On parle donc d’intérêts et non d’épargne, ce qui est une base beaucoup plus restreinte. *directive épargne **directive sur la coopération administrative Fatca, la révolution fiscale ? DR La fin du secret bancaire, et ensuite ? Un consensus se dessine dans l’Union européenne autour de l’échange automatique d’informations sur le modèle de la loi américaine Fatca. Mais comment éviter la fuite des capitaux en Suisse et au-delà ? Par Tatiana Kalouguine

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L’affaire Cahuzac et les offs-hore leaks révélées par LeMonde ont donné un sacré

coup de main aux partisans de latransparence financière en Europe.« Il me semble qu’il y a un vent quisouffle dans l’UE pour lever les opa-cités, les obstacles que peut receler lesecret bancaire », s’est félicité leministre français de l’Économie,Pierre Moscovici, lors de la ré unionde l’ECOFIN qui s’est tenue àDublin les 12 et 13 avril.« Cela peut sembler cynique, maisces affaires de fraude fiscale tombentà point nommé, dans un moment oùl’on tente de faire passer des mesurescontre le secret bancaire en Europe,observe Éric Alauzet, député EELVet membre de la commission desFinances à l’Assemblée nationale.Les crises en général sont souvent lesdéclencheurs de mesures radicalesqu’on ne pourrait pas prendre en tempsnormal. »Cette fenêtre de tir n’a pas échappéà Pierre Moscovici et ses homo-logues allemands, italiens, espa-gnols et britanniques. En quelquesjours, le « club des cinq » a réussià faire plus pour la levée du secretbancaire que quatre ans de négo-ciations intracommunautaires, fai-sant plier le Luxembourg et l’Au-triche, rétifs à tout principed’échanges automatiques d’infor-mations entre autorités fiscales despays membres.

Une manœuvre habilePour ce faire, les cinq ministresdes Finances n’ont pas tenté le pas-sage en force de la révision de ladirective épargne, qui prévoitl’échange automatique d’informa-tions sur les intérêts des capitauxà l’étranger. Ils ont choisi un autreangle d’attaque, en instrumentali-sant la loi américaine Fatca (Foreignaccount tax compliance act). Une loide 2010, considérée comme l’armefatale contre l’évasion fiscale, quioblige toutes les banques hors desÉtats-Unis à identifier et com -muniquer au fisc les comptes déte-nus par des Américains et des entre-prises américaines hors duterritoire, sous peine de sanctions(lire encadré).

Or il se trouve que le Luxembourget l’Autriche ont tous deux concludes accords bilatéraux Fatca avec lesÉtats-Unis. Comment pourraient-ils refuser aux États européens unecoopération équivalente ? Ce seraità la fois inéquitable et illégal, ontfait valoir les négociateurs aux deuxpays récalcitrants.À l’appui, l’article 19 de la direc-tive sur la coopération adminis-trative adoptée par les Vingt-Septen 2011 (entrée en vigueur au1er janvier 2013). Cet article sti-pule que « lorsqu’un État membreoffre à un pays tiers une coopérationplus étendue que celle prévue par laprésente directive, il ne peut pas refu-ser cette coopération étendue à unautre État membre ». Imparable.La manœuvre était habile. Le10 avril, Jean-Claude Juncker, Pre-mier ministre luxembourgeois,acceptait de lever le secret ban-caire vis-à-vis des Européens à par-tir de 2015. Cinq jours plus tard,après la réunion ECOFIN deDublin, son ministre des Finances,Luc Frieden, lançait un appel auxÉtats membres du G20 « afin quel’échange automatique d’informa-tions devienne la norme internationaleque tous ses membres s’engagent àappliquer effectivement ».

La Suisse devrait suivreL’Union européenne pourrait doncsous peu se doter d’une plate-formeautomatique d’échange d’informa-

tions bancaires entre pays mem-bres, inspirée des accords bilatérauxFatca conclus avec les États-Unis.Rien n’est pour autant gagné tantque des paradis fiscaux comme leLiechtenstein, Andorre, Monacoou bien sûr la Suisse n’entrent pasdans ce système. « Les échangesautomatiques d’informations sans laSuisse n’ont aucun intérêt », observeLiêm Hoang-Ngoc, économiste eteurodéputé socialiste français.Mais la Suisse, principal coffre-fortau cœur de l’Europe, continue decamper sur son légendaire secret

bancaire : « L’État doit absolumentrespecter la sphère privée, a déclaréle Président, Ueli Maurer, dans uneinterview parue le 14 avril dans LeMatin. C’est un moment dangereuxpour la Suisse, mais contrairementau Luxembourg, nous ne sommes pasmembres de l’Union européenne, nousrépondons au standard de l’OCDE. Iln’y a aucune raison de changer destratégie maintenant. »Cette intransigeance ne laisse pasd’interloquer certains observateurshelvètes. La Suisse a, elle aussi,conclu un accord Fatca avec lesÉtats-Unis en décembre 2012. Unefois que les États européens aurontmis en place un équivalent à Fatcaà l’intérieur des frontières de l’Eu-rope, pourra-t-elle continuer à tenircette position ?« Si la Suisse accorde l’échange d’in-formations aux États-Unis, ce droits’ouvrira également à d’autres pays.Sinon, ces derniers pourraient invoquerun désavantage concurrentiel », esti-mait récemment Sergio Rossi, pro-fesseur d’économie à l’université deFribourg.

Une contrepartie pourles banques suisses« La Suisse a toujours été plus docileavec les États-Unis, mais cette fois elleaura de la peine à l’accorder aux Amé-

ricains et pas aux Européens, ajoutePhilippe Kenel, avocat fiscalistesuisse. Mais il serait plus facile defaire plier les Suisses avec une contre-partie », précise-t-il.Pour faire avancer le dossier, l’Eu-rope pourrait par exemple accor-der au secteur bancaire suisse lalibre circulation des services finan-ciers, propose l’avocat. Une conces-sion qui permettrait aux banqueshelvètes de contacter des clients etproposer leurs services dans toutel’Union, ou encore d’ouvrir desfiliales à l’étranger pour gérer surplace l’argent de leurs clients. « Unetelle contrepartie ne me semble pasexorbitante, du moment que lesbanques helvètes acceptent d’être tota-lement transparentes », estime poursa part le député Éric Alauzet.Mais pour être en mesure de négo-cier avec le gouvernement suisse,encore faut-il que la Commissionobtienne le mandat du Conseil,qui doit lui être délivré à l’unani-mité des membres. « Cela faitpresque deux ans maintenant que laCommission demande des mandatspour négocier des accords en matièred’échange d’informations fiscales.Elle n’a toujours pas reçu le feu vertdes États membres pour ces man-dats », souligne un porte-parolede la Commission.

6 L’HÉMICYCLE NUMÉRO 463, MERCREDI 24 AVRIL 2013

Dossier

Les fraudeurs peuvent trem-bler si la plate-forme euro-

péenne d’échanges automatiquesque souhaite mettre en place PierreMoscovici copie à l’identique lesprincipes de la législation améri-caine Fatca. Car celle-ci est incom-parablement plus dure que la légis-lation européenne actuelle. En vertu de Fatca, les institutionsfinancières étrangères signent unaccord avec le fisc américain auxtermes duquel elles s’engagent àidentifier et communiquer tousles comptes de tous leurs clientsaméricains, qu’ils soient personnesphysiques ou morales, d’un mon-tant supérieur à 50 000 dollars.

Par institutions financières, le fiscaméricain entend tout établisse-ment qui accepte des dépôts,accorde des prêts, gère descomptes à caractère financierpour le compte de tiers, ayantune activité d’investissement oude transactions de valeurs mobi-lières : banques de dépôt, cour-tiers sociétés d’investissement,coopératives bancaires, compen-sateurs, hedge funds, véhicules col-lectifs d’investissement, compa-gnies d’assurance…Bien moins ambitieuse, notre légis-lation européenne* ne prévoit quel’échange d’informations portantsur les intérêts du capital perçus à

l’étranger par des personnes phy-siques ressortissantes d’un paysde l’Union. À partir de 2014**, lesVingt-Sept devront se plier àl’échange automatique d’informa-tions pour cinq nouveaux types derevenus : revenus professionnels,jetons de présence, produits d’as-surance-vie, pensions, propriétéet revenus de biens immobiliers.On parle donc d’intérêts et nond’épargne, ce qui est une basebeaucoup plus restreinte.

*directive épargne

**directive sur la coopération

administrative

Fatca, la révolution fiscale ?

DR

La fin du secret bancaire,et ensuite ?Un consensus se dessine dans l’Union européenne autour de l’échange automatiqued’informations sur le modèle de la loi américaine Fatca. Mais comment éviter la fuitedes capitaux en Suisse et au-delà ?Par Tatiana Kalouguine

Page 2: La fin du secret bancaire en Europe, et ensuite?

Voilà plus de 30 ans que vous

dénoncez le secret bancaire suisse.

Vos compatriotes sont-ils

dans le déni ?

Une Suisse au-dessus de tout soup-çon a paru en 1976. La Suisse laveplus blanc, en 1991, et La Suisse,l’or et les morts, en 1997, ont été

des best-sellers internationaux,ils m’ont valu neuf procès danscinq pays, tous perdus, avec desmillions de francs suisses de dom-mages et intérêts à la clé, ainsique l’opprobre total. Au Parle-ment de la Confédération (j’yétais député de Genève), mêmedes socialistes, à un momentdonné, ne me parlaient plus. J’aiété diffamé, les miens ont étémenacés. Pourtant tout y était :l’argent des dictateurs et celui dela mafia, le rôle des banquierssuisses dans le détournement desfonds juifs, etc.

La Suisse est-elle encore

aujourd’hui la lessiveuse et le

coffre-fort des grandes fortunes

françaises et européennes

que vous dénonciez ?

Oui. Prenons l’affaire Cahuzac.C’est l’écume sur la mer qui couvre des abîmes. Un cas clas-sique. Hervé Falciani, l’ex-infor-maticien de la banque HSBC àGenève, a livré 9 000 noms fran-çais, documentés, aux parquets deNice et de Paris en 2009. Jusqu’àmaintenant, seules 12 enquêtesont été ouvertes, aucune ne s’estsoldée encore par une condamna-tion définitive. De la même façon,Mme Bettencourt a avoué avoirdéposé clandestinement 100 mil-lions en Suisse, elle n’a subijusqu’ici aucune sanction pénale.Carla del Ponte, l’ancienne pro-cureure de la Confédération, m’adit que 80 % des fonds qui sontdéposés dans les coffres des ban-quiers privés genevois sont consti-tués d’argent illégal : fraude fis-cale, argent de la mafia, argent dusang. Ce chiffre me paraît réaliste.

Pensez-vous comme certains que

l’on se dirige vers la fin annoncée

du secret bancaire suisse,

au moins vis-à-vis des

ressortissants de l’UE ?

Ce n’est pas vrai du tout. Par lapression, les pays capitalistes alen-tour ont obtenu via l’OCDE depetits progrès : de nouveaux trai-tés de double imposition ont dûêtre négociés, qui considèrent dela même façon évasion et fraudefiscale. Mais c’est loin d’être suf-fisant.La plupart de ces États dits du tiers-monde ne bénéficient pas des trai-tés de double imposition. À Goma,au Congo, il n’y a pas d’antibio-tiques dans les hôpitaux ! Le Pré-sident Kabila et ses complices pil-lent le trésor public. Leur argent setrouve essentiellement en Suisse,notamment à Genève. C’est l’ar-gent du sang. Pratiquement toutes les banquespossèdent des divisions chargéesd’organiser l’évasion des capitaux,elles démarchent les dirigeants,ministres et députés, leur ouvrentdes comptes, s’occupent de tout.Nombre de banquiers suisses sontles complices actifs de ce meurtrede masse. Car les milliards quireposent sous la Corraterie àGenève ou la Bahnhofstrasse deZurich se paient par les souffrancesdes enfants qui n’ont accès ni àl’école, ni à la nourriture, ni auxsoins.

L’échange automatique

d’informations est-il une mesure

adaptée à la situation ?

Le gouvernement suisse est totale-ment aux ordres des banques. Ilrefuse donc avec énergie la demande

de l’UE, et particulièrement de laFrance, en vue de l’instauration del’échange automatique d’informa-tions. Les blocages sont nombreux.Exemple : on retrouve une multi-tude d’avocats genevois dans leregistre commercial au Panama, àGuernesey, aux Bahamas… Il y a1 200 avocats à Genève. Nombred’entre eux n’ont jamais plaidé undivorce ni un contrat commercial.Leur travail ? Tout à fait légal. D’unepart, l’optimisation fiscale. C’est-à-dire chercher les moyens, pour leursclients, surtout étrangers, mais aussilocaux, de ne pas payer d’impôts.Cela passe essentiellement par l’offs-hore. La France perd 80 milliardsd’euros par an de revenus fiscaux,la Suisse entre 30 et 40 milliards. Autre occupation de nombred’avocats genevois, qui s’appa-rente parfois à du sabotage : empê-cher le fonctionnement normalde l’entraide judiciaire. La procé-dure pour la restitution – trèspartiel le – des fonds Marcos a duré12 ans, cinq ans pour Abacha. Etjusqu’à présent, quatre procéduressur cinq n’aboutissent tout simple-ment jamais au vu du nombre derecours interjetés.Que nombre de banques de notrepays soient les complices actifs deces prédateurs n’est évidemmentpas glorieux. Mais l’argent du sangconstitue un scandale autrementplus effrayant que la fraude fiscalefrançaise.

Propos recueillispar T.K.

À lire > Jean Ziegler, Destruction massive.

Géopolitique de la faim, éd. du Seuil, 2012.

Les capitaux fuient déjà la SuisseEt si la Suisse acceptait de lever lesecret bancaire ? La crainte est biensûr de voir alors s’envoler les capi-taux vers d’autres cieux plus clé-ments. « Sans doute va-t-on évincerdu marché européen quelques établis-sements non coopératifs ? Cela ne ser-vira qu’à délocaliser les fonds dansd’autres paradis fiscaux », pressentEric Delannoy, spécialiste du secteurbancaire et vice-président de Weave,un cabinet de conseil en stratégie.Cet exode aurait même déjà com-mencé, assure Philippe Kenel : « Lesclients commencent à sortir de Suisse,encouragés par les banques qui préfè-rent anticiper. Elles savent bien que sielles attendent le dernier moment, ellesse retrouveront avec de l’argent dont

elles ne sauront que faire. » En casd’adoption de Fatca avec l’Unioneuropéenne, les choses devraients’accélérer, ajoute-t-il. « Les ban-quiers suisses vont dire aux clientseuropéens ce qu’ils ont dit aux Amé-ricains : vous avez deux mois pourpartir. » La question de l’argent nondéclaré sera un problème clé dansles discussions à venir entre la Suisseet l’Union européenne. Car en casd’exode massif, la perte pourraitêtre colossale. Le montant total desfonds logés en toute opacité dansles banques suisses – par définitiontrès difficiles à mesurer – pourraits’élever, aux dires de certainsexperts, à quelque 700 milliardsd’euros, dont 80 milliards unique-ment pour les avoirs français.

La question de l’amnistie fiscaleUne fois la Suisse intégrée à Fatca,comment éviter la saignée ? Cer-tains, comme Philippe Kenel, plai-dent pour une mesure temporaireconsistant à demander aux frau-deurs le paiement d’un taux d’im-pôt libératoire sur les sommes dis-simulées. Une convention fiscaleincitative qui serait inspirée del’accord Rubik, conclu entre laSuisse et l’Allemagne en 2012. Cet accord prévoyait un taux d’im-position de 21 % à 41 % pour lesplacements allemands en Suisse. Ila été retoqué en novembre par leBundesrat, la Chambre haute duParlement allemand, qui le jugeaittrop clément envers les fraudeurs.Une telle mesure, qui permettrait

de rapatrier quelques milliards dansles caisses de l’État français, n’estpas sans poser des questionsd’éthique. Éric Alauzet admet yavoir déjà réfléchi, mais reste par-tagé. « On sait que la fraude fiscaleest une des raisons des déficits des paysoccidentaux. Parvenir à les taxer faitpartie de la solution : le renforcementdes contrôles a déjà permis deux mil-liards de rentrées fiscales supplémen-taires en 2012. Mais l’amnistie fis-cale, c’est un équilibre difficile entrela morale et les finances. »Pour le député du Doubs, la solu-tion est plutôt à chercher du côtéd’une mondialisation des échangesautomatiques, qu’il appelle de sesvœux. « Le Fatca européen va fairetache d’huile. Progressivement, nous

allons l’étendre à d’autres pays,comme le font les États-Unis, quiviennent de négocier un accord avecSingapour. » Vœu pieux ? L’expert bancaire Eric Delannoyn’est pas du tout convaincu que leschoses se passeront ainsi. « L’Europen’a pas la puissance des États-Unispour inciter les institutions étrangèresà coopérer, ni sa capacité à imposerdes mesures de rétorsion aussi dis-suasives », objecte-t-il. Une chose est sûre : la signatured’accords bilatéraux entre l’Unioneuropéenne et les principaux para-dis fiscaux mettra des années à seconcrétiser. Avec le risque pourl’Europe d’avoir toujours un tempsde retard sur ses ressortissants frau-deurs.

NUMÉRO 463, MERCREDI 24 AVRIL 2013 L’HÉMICYCLE 7

Dossier

« 80 % des fonds des banques privéessuisses seraient constitués d’argent illégal »

JEAN ZIEGLERVICE-PRÉSIDENT DU COMITÉ CONSULTATIF DES DROITS DE L’HOMME À L’ONU.

PROFESSEUR ÉMÉRITE DE SOCIOLOGIE À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE.

Questions à

MIC

HA

EL

GO

TT

SC

HA

LK/A

FP