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La Fiction courte Malcolm Cook A u moment de la Revolution fraw;;aise environ 100 nouveaux romans paraissaient tous les ans en France. l Ce chiffre baisse de fac;on sen- sible pendant les quelques annees qui suivent et remonte de nouveau vers la fin du siecle. Dans cette etude, je propose de faire une analyse de la production de la fiction courte 2 pendant une periode politique instable et d'etablir les qualites de ces textes dans Ie contexte politique, social et esthetique de la periode. II est evident que les auteurs de romans et les auteurs de contes et nouvelles sont souvent les memes-mais ce n' est pas toujours Ie cas et nous verrons, je pense, que parmi les auteurs plus connus.. qui ont survecu-Sade, Restif, Florian, Bernardin de Saint-Pierre-il en existe d'autres qui ont fait une contribution remarquable a l'evolution de la fiction contemporaine mais qui ne se lisent guere de nos jours. D' autres textes restent anonymes, ce qui ne surprendra personne pour la periode - dont nous parlons. Voir R. FraulSchi, A. Martin, VG.Mylne, Bibliographie dll genre rolllonesqlle, 1750-1800 (Londres et Paris: Mansell, 1977). On compte !OI ouvrages nouveaux en 1789, dont 58 ouvrages et 43 traductions; en 1793 on compte 20 ouvrages nouveaux seulement, 15 et 5 traductions; en 1799 il Ya 174 ouvrages nouveaux, 123 et 51 traductions. 11 faut noter que les traductions sont souvent des textes qui ont pam bien des annees avant, soit en Angleterre, soit en Allemagne. Notons aussi que ce que les auteurs designent comme des traductions ne Ie sont pas necessairement, car il n'a pas toujours ete possible d'identifier Ie texte originaL 2 Nous traduisons litteralement Ie terrne shortfiction pour designer un ensemble de textes varies. EIGHTEENTH-CENTUR Y FICTION, volume 13, numeros 2-3,janvier-avril2001

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La Fiction courteenFrance,1790~1800

Malcolm Cook

A u moment de la Revolution fraw;;aise environ 100 nouveaux romansparaissaient tous les ans en France. l Ce chiffre baisse de fac;on sen­

sible pendant les quelques annees qui suivent et remonte de nouveau versla fin du siecle. Dans cette etude, je propose de faire une analyse de laproduction de la fiction courte2 pendant une periode politique instable etd'etablir les qualites de ces textes dans Ie contexte politique, social etesthetique de la periode. II est evident que les auteurs de romans et lesauteurs de contes et nouvelles sont souvent les memes-mais ce n' est pastoujours Ie cas et nous verrons, je pense, que parmi les auteurs plus connus..qui ont survecu-Sade, Restif, Florian, Bernardin de Saint-Pierre-il enexiste d'autres qui ont fait une contribution remarquable al'evolution dela fiction contemporaine mais qui ne se lisent guere de nos jours. D' autrestextes restent anonymes, ce qui ne surprendra personne pour la periode

- dont nous parlons.

Voir R. FraulSchi, A. Martin, VG.Mylne, Bibliographie dll genre rolllonesqlle, 1750-1800 (Londreset Paris: Mansell, 1977). On compte !OI ouvrages nouveaux en 1789, dont 58 ouvrages fran~ais et43 traductions; en 1793 on compte 20 ouvrages nouveaux seulement, 15 fran~ais et 5 traductions; en1799 il Ya 174 ouvrages nouveaux, 123 fran~ais et 51 traductions. 11 faut noter que les traductionssont souvent des textes qui ont pam bien des annees avant, soit en Angleterre, soit en Allemagne.Notons aussi que ce que les auteurs designent comme des traductions ne Ie sont pas necessairement,car il n'a pas toujours ete possible d'identifier Ie texte originaL

2 Nous traduisons litteralement Ie terrne short fiction pour designer un ensemble de textes varies.

EIGHTEENTH-CENTUR Y FICTION, volume 13, numeros 2-3,janvier-avril2001

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11 Y a des raisons pratiques qui peuvent expliquer une partie desphenomenes qui nous interessent. Les presses etaient occupees par lesmasses de pamphlets politiques, de brochures et de joumaux que larevolution avait inspires; il y avait un manque de papier et de main d'reuvreet, sans doute, un changement de gout.3 Le corpus de fiction que noustrouvons identifie et decrit dans la Bibliographie du genre romanesquenous laisse penser que la fiction evolue pendant la periode, que les auteurs,naturellement, commencent a inclure une realite revolutionnaire qu'ilsvivent tous les jours, que Ie monde decrit dans les textes longs se diver­sifie et que les auteurs commencent de far;on reguliere a depeindre descouleurs qui sont de moins en moins locales. Mais il y ad' autres tendanceschez les auteurs de fiction courte qui sont quelquefois tres differentes de ceque nous trouvons dans Ie roman plus long. Dans les pages qui suivent, jetente d'etablir des distinctions dans les sous-genres utilises a1'epoque. Jene peux, dans si peu de pages, etre exhaustif-mais j'espere pouvoir pro­voquer une refiexion qui nous permettra de mieux comprendre la periodeet celle qui suit.

Le foisonnement de textes courts, tres souvent dans Ie format in­80

, pendant la periode 1790-92 est frappant; certains de ces textes sontrepertories par les auteurs de La Bibliographie du genre romanesque, maisils ne nous donnent qu'un petit echantillon de l'ensemble. Les auteurs depamphlets cherchaient ase faire lire et ils inventaient done des titres et desformes surprenants pour se faire distinguer. Par exemple, l'auteur de LaBabiole, ou le colporteur chez son libraire (s.l.n.d.) nous presente un col­porteur qui refuse de vendre les ouvrages longs car il sait que Ie publicne les achetera pas-Ie titre seul fait vendre un ouvrage, dit-il (p. 34). Lamode est a1'ouvrage court et c'est Ia Ie contexte de notre discussion.

Nous trouvons, en gros, cinq possibilites pour la fiction courte. LeDictionnaire de l'Academie nous aide adefinir celles-ci:

3 Dans Les Revolutions de Paris (10-18 frimaire, an ll), nous trouvons une lettre de la Commissiondes Subsistances et Approvisionnements adressee aux Patriotes. "A cause du manque de papier laCommission encourage: Ane pas vous permettre l'usage de feuilles doubles en blanc; a prUerer,pour I'impression, Ie format in-8°; a ne jamais mettre sous enveloppe les lettres simples; a recueilliret conserver avec soin, tous ceux de vos papiers, manuscrits ou imprimes, qui, ne pouvant pas etreutiles tels qu'ils sont, pourront Ie devenir convertis en papier blanc ou gris» (p. 298). Dans sonroman Adraste et Nancy v.y, publie a Saint-Maixent en l'an II,l'auteur, Rochefort, explique dans lesObservations: «La difficulte que les imprimeurs eprouvent dans les departemens pour se procurerdes ouvriers en a retarde l'impressionjusqu'a ce jour» (p. 190). Pour de plus amples details au sujetdes conditions de la production, voir mon "Politics in Revolutionary Fiction», Studies on Voltaireand the Eighteenth Centlll)' 201 (1982),237-340.

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1. Une anecdote est une «particularite secrete de I'histoire qui avoit ete om­ise ou supprimee par les Historiens precedens». On trouve, par consequent,l'expression «anecdote curieuse». Mais il est evident que Ies auteurs del'epoque utilisent Ie terme «anecdote» pour souligner la veracite d'unehistoire qui pourrait sembler exageree.

2. Un conte est une narration, un recit de quelque aventure, soit vraie, soitfabuleuse, soit serieuse, soit plaisante. Pour la periode revolutionnaire jepense que nous pouvons etre plus precis: Ie conte peut etre allegorique(mais il fallait que l'allegorie soit simple et claire), satirique, licencieuxet amusant-il est court et Ie ton est leger. L'exception, bien sur, c'est Ieconte moral-Ia moralite rend Ie texte serieux et Ie style est tres souventeleve, voire pompeux, ce qui Ie rapproche de la nouvelle.

3. Une histoire est la narration des choses qui sont dignes de memoire,d'apres Ie Dictionnaire. Al'epoque revolutionnaire Ie terme est souventemploye pour permettre la critique «exacte» d'un personnage ou d'unefaction, ou d'un evenement historique. Mais l'histoire peut etre longue.

4. Un recit suppose un narrateur qui raconte une histoire; Ie recit estnormaIement serieux, ce qui Ie distingue du conte. Le recit, d'habitude, estcourt.

5. Enfin, et c' est la categorie qui m' interesse Ie plus, nous avons la nouvelle:

On appelle aussi Nouvelles certains contes d' aventures extraordinaires, certainespetites histoires faites et inventees uniquement pour l' amusement du lecteur. Dansce sens, on emploie aussi Nouvelle au singulier: Nouvelle espagnole, Nouvellehistorique.

La definition proposee par Ie Dictionnaire n'est pas suffisante, amon avis,pour decrire la grande variete de textes qui sont appeles «nouvelles» parleurs auteurs. II nous semble que, dans la grande majorite des cas, la nou­velle se distingue du conte-et donc il est peu utile de definir la nouvellecomme «un conte d'aventures». Essayons, avant d'etudier quelques ex­emples, de preciser ce que nous attendons dans une nouvelle: il faut unehistoire simple sans histoires intercalees; il faut un ton serieux, quelque­fois tragique, et une intrigue bien cemee, sans comique; il y a souvent unnarrateur qui raconte l'histoire, comme Ie ferait un nouvelliste. Le styleest eleve et soigne. Le texte est plus long que Ie conte-mais il depasserarement un seul volume. Souvent nous trouvons les nouvelles dans un re­cueil. La nouvelle peut etre une histoire morale, meme un conte moral,

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mais la morale fait partie de I'histoire et, normalement, n'est pas preciseeala fin, comme c'est souvent Ie cas dans Ie conte moral de Marmontel etde ses imitateurs.

II est utile de considerer quelques exemples de cette fiction. Le conteque nous trouvons ala fin du xvme siecle est different de celui que noustrouvons au debut du XIXe . Le texte ironique, satirique, licencieux, estremplace par un conte serieux, souvent religieux, qui parait dans uneBibliotMque Chretienne ou une Librairie d'Education. Malheureusementil n'existe aucune bibliographie de la fiction de la periode 1800-20; doncnous definissons et etudions abase d'impressions personnelles-mais ilme semble qu'il est presque inconcevable de se tromper-on reconnaittout de suite un texte de la periode qui suit celle de notre etude. Prenons,comme exemplepournotre etude, Le Conte vrai (1792). II s'agit d'un texteanonyme qui donne une histoire comique de la Revolution sous l' allegoried'un conte oriental. L'auteur cherche aattaquer les freres Lameth. Nouslisons dans la conclusion:

Lecteur, voila Ie conte arabe que je voulais vous rapporter; examinez-Ie bienattentivement, vous verrez s'il ne renferme pas une excellente moralite, s'il nesemble pas avoir toute la veracite de l'histoire. (p. 8)

Le conte est devenue une histoire-il est donc peu surprenant que la nou­velle ait du etre definie de fa90n differente. Dans les definitions donneespar Ie Dictionnaire de I'Academie, Ie probleme qui n'est pas resolu c'estque les differents termes sont employes pour expliquer ce qui est censeles differencier. II est fort possible que beaucoup des auteurs de I' epoquen'avaient pas une idee claire et distincte des differentes formes possibles.Mais il est probable aussi que d' autres auteurs savaient exactement ce qu' ilscherchaient lorqu'ils donnaient un sous-titre aleur texte. II y a une confu­sion evidente dans les definitions du Dictionnaire de 1'Academie--est-ceque les lecteurs de la fiction avaient une idee plus sure? Tres souvent,surtout pour la periode 1790-92 qui est dominee par les textes courts,allegoriques et politiques, Ie titre laisse peu de doute au lecteur. Par ex­empIe, Le Regne du Prince Trap Bon dans le Royaume de Fols, un texteanonyme de 1792, raconte I'histoire d'un royaume ou les sujets devien­nent de plus en plus fous. Tres critique de la Revolution, ce texte (il esttrop long, peut-etre, pour qu'on l'appelle un «conte»), sans doute l'reuvred'un emigre, avait un certain succes al'epoque. II est imprime aCoblentz,Worms, Toumay, Aix-Ia-Chapelle et Paris, au bureau de L'Ami du Roi

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(un journal monarchiste). En effet, il est evident que Ie lieu de la public­ation acette epoque peut nous donner une idee du genre de production.Le Precis historique des causes principales qui ant amene la revolutionpresente dans l'empire de la Cochinchine nous donne une histoire trans­posee de la revolution en France. Publie aWimbledon en 1791, on peutsupposer que Ie texte est destine aux emigres franc;ais aLondres.

Ces «contes» paraissent en tres grand nombre pendant les premieresannees de la Revolution. Mais il est possible, je pense, de discerner unchangement de gout pendant les annees qui suivent la mort de Robespierre.Certains auteurs se distinguent et je propose maintenant de faire une etudenon pas du roman que l'on peut appeler traditionnel, qui reprend rapidementet qui continue a donner des histoires d'amour, quelquefois, il est vrai,dans un contexte revolutionnaire qui introduit necessairement un contenupolitique. Je voudrais me concentrer maintenant sur la nouvelle et sur lesauteurs qui choississent ce titre pour leurs productions. Je ne pretends pasdonner une liste exhaustive de tous les auteurs ou de toutes les nouvelles­mais je presente tout de meme un echantillon assez large pour que l'onpuisse en tirer quelques conclusions.

La nouvelle franc;aise a ete fort bien etudiee par Rene Godenne dans sonHistoire de la Nouvelle Franr;aise aux xVlf et XVIIIe siecles. Godenne parledu «renouvellement d'une technique» pour la fin du xvnre siecle et il choisitd'etudier trois auteurs: Cazotte, Florian et Sade.4 Nous n'aurons pas apar­ler de Cazotte et de son Diable amoureux, nouvelle espagnole (1772).C'est un texte remarquable (que Godenne appelle plus tard «un conte fant­astique») qui est surprenant abeaucoup d'egards. C'~st un texte qui estpeu apprecie en France a I'epoque, bien qu'il ait ete traduit en anglais.5

Pour I'instant, c'est Florian qui demande notre attention. Godenne con­state, avec raison je pense, que Florian est un auteur qui prepare Ie terrainpour les nouvellistes de la periode revolutionnaire. En 1784, il publie Sixnouvelles et en 1792 paraissent les Nouvelles nouvelles. Godenne con­state chez Florian la concision et la concentration (p. 226); Ie romanesqueest fortement attenue, dit-il, Ie nouvelliste insuffle une certaine verite hu­m~ine et la fac;on d'etiqueter les nouvelles par pays encourage un certain

4 Rene Godenne, Hi.noire de 10 NOllvelle Francoise allX XVIIe et XVI/I" sii!Cles (Geneve: Droz, 1970),pp. 211-38. Les references renvoient 11 cette edition.

5 Voir, 11 ce sujet, man article, «Translating the Fantastic: Cazotte's Diable amOllrelL\», The Trans­mission of ClIltllre in Western Ellrope, 1750-1850, ed. David Bickerton et Judith Proud (Bern:Peter Lang, 1999), pp. 95-104.

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realisme (p. 227). Quelle est done la difference entre Ie roman et la nou­velle, a part la longueur? II existe un ton ironique et pourtant serieuxdans les nouvelles de Florian-Ia brievete exige une reduction de details etI' auteur propose tres souvent une entree en matiere qui souligne la verite dela nouvelle qui va suivre. Par exemple, dans «Selmours, nouvelle anglaise»l'auteur commence par un commentaire:

C'est une belle et respectable nation que la nation anglaise. Le poids immense dontelle fut toujours dans la balance de I'Europe, ce qu'elle a fait d'eclatant dans lapolitique, dans la guerre, ses sublimes decouvertes dans les sciences, assureroientassez sa gloire, quand meme elle n'y joindroit pas I' avantage plus precieux encored'avoir ete Ie premier peuple moderne qui ait possede les deux biens les plusnecessaires au bonheur des hommes, des philosophes et des lois.6

II est evident que 1'auteur nous propose un sujet serieux-cette intro­duction est typique de la nouvelle chez Florian et mene naturellement a1'introduction du personnage principal, que Ie narrateur connatt. II s'agitd'une histoire morale que Ie realisme geographique renforce. Nous lisonsdans la conclusion: «dans certaines circonstances il est quelquefois diffi­cile de cantenter tout le mande» (p. 62). La deuxieme nouvelle commencede fac;on tres similaire:

Si l'on pouvoit supposer, comme les Parsis Ie disent, que cet univers est soumisa deux principes, dont l'un fait Ie peu de bien que nous y voyons, et l'autretout Ie mal dont il abonde, on seroit tente de croire que c'est en Afrique sur­tout que Ie mauvais principe exerce sa puissance. Nulle terre ne produit autant depoisons, de betes feroces, de reptiles venimeux. (p. 63)

L'histoire de Selico comporte quelques elements romanesques mais setermine comme «Selmours» par une conclusion morale:

Cette vertueuse famille ne se separa plus, jouit de ses richesses, et, dans un paysbarbare, offrit longtemps Ie plus bel exemple que Ie ciel puisse donner it la terre,celui du bonheur et de I' opulence produits par la seule vertu. (p. 88)

Nous pouvons identifier certains traits de la nouvelle chez Florian, quenous retrouverons chez d'autres auteurs: une simplicite de narration; unrealisme qui cherche aStre authentique; un ton moral eleve qui garantit laphilosophie du texte; une concision et une tentative d'eviter Ie romanesque

6 Florian, Nouvelles (Paris: Didot, 1792), 3eme edition, p. 5. Les references renvoient 11 celle edition.

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excessif. II Ya un personnage principal qui domine la narration et un tonironique qui laisse penser que la situation qui existe ailleurs n'existe pastoujours dans la France contemporaine. Nous pensons immediatement ala nouvelle de Bernardin de Saint-Pierre, La Chaumiere indienne (1791).Bernardin nous confond quelque peu dans son avant-propos en parlant decette ceuvre comme d'un «conte». Mais elle a toutes les qualites de lanouvelle: concision, precision geographique, peu de personnages, un tonironique et une philosophie serieuse.7 Avons-nous, grace aFlorian, definila nouvelle?

En partie, oui. Mais d'autres auteurs pratiquent Ie genre et nous devonsexaminer la maniere dont ils composent leurs textes. Ducray-Duminil,journaliste, romancier asucces pour la periode pre-revolutionnaire, auteurde romans qui ont continue aparaitre pendant Ie XIXe siecle (mais en formeabregee), auteur de textes courts, de fictions «lues» pendant la periodede la Terreur, est un personnage qui doit nous interesser. II n' existe pasd'etude complete de son ceuvre ou de sa vie, mais c'est pourtant un auteurfascinant, un ecrivain qui sait s' adapter aux circonstances qui evoluent.Comme Mercier de Compiegne, que nous analyserons un peu plus tard,Ducray-Duminil produit des compilations pendant la periode qui nousinteresse.8 On a critique son style «neglige» mais ce n'est pas Ie cas pourles textes qu'il produit pendant la Terreur. Dans la compilation Codicilesentimental et moral ou recueil de Discours, Contes, Anecdotes, Idylles,Romances et Poesiesfugitives,9 on trouve de tout: des textes qui ont pam enforme de pamphlet revolutionnaire (comme L'Hospitalite ou Ie Bonheur duvieux pere qui a ete <due au lycee Republicain»), un «Discours sur l' art duTheatre», des «Reflexions sur la musique», etc. Mais ce qui nous interesse

7 On peut lire 11 ce sujet la discussion interessante de Laurette Celestine, «La Challmiere illdiellliede Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre: conte etlou nouvelle? Variations generiques sur unegamme unitaire», Allecdotes, Faits-Divers, Contes et NOllvelles, 1700-1820, ed. Malcolm Cook etMarie-Emmanuelle Plagnol-Dieval (Bern: Peter Lang, 2000), pp. 227-40.

8 Deux romans de Ducray-Duminil ont eu un sucd:s considerable avant la Revolution, Lolotte etFallfall, OCt les aventllres de dellx e/!falls aballdolllles dalls IIlle fie deserte (Charles-Town et Paris,1787), et Alexis, all la maisollnette dallS les bois (Grenoble et Paris, 1789). Dans la BiographieIIniverselie all Dictiolllzaire historiqlle par F.-X de Feller, nouvelle edition par M. Perennes (Paris,1834), on trouve I'auteur decrit de la manihe suivante: «Romancier, membre de plusieurs societessavantes, ne 11 Paris en 1761, succeda en 1790 11 I'abbe Aubert dans la redaction des Petites­Affiches [...] Tous ces romans ont eu un succes populaire; Ie style en est cependant tres neglige;l' on y trouve de la vivacite, de l'imagination et du naturel; et trop souvent des details puerils etminutieux» (4:396).

9 Codicile sentimelltal et moral all reclleil de Discollrs. COlltes, Anecdotes, Idylles, Romances etPoesiefllgitives (Paris: Le Prieur, I' an second de la Republique), 2 vols (British Library: 160611404).

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ici, c'est un texte intitule «Josette de la colline des Allinges au l'Enfantde la Patrie». 11 s'agit d'une «Nouvelle extraite d'un voyage sentimentaldans Ie departement du Mont-Blanc, lue au Lycee republicain de la rueHonore, Ie 28 pluvi6se, an second de la Republique Fran<;aise, une etindivisible». C'est une histoire revolutionnaire qui semble vraie-l'auteurdonne des descriptions charmantes d'un paysage romantique et proposeune histoire morale qui est faite pour souligner les valeurs republicaines.Mais Ie mot «nouvelle» ne figure pas dans Ie titre de la collection. Lestextes revolutionnaires chez Ducray-Duminil sont souvent des «Idylles»­ce qui suppose, je pense, un ton moral, un style noble et une descriptionde la campagne au les evenements ant lieu. Mais la nouvelle suggere autrechose-une anecdote veritable qui n'a rien d'imagine.

Claude-Fran<;ois-Xavier Mercier (de Compiegne) est un auteur encoreplus fecond pour la periode que nous etudions. On donne sa prove­nance pour eviter une confusion avec Louis-Sebastien Mercier. Mer­cier de Compiegne est a la fois auteur et libraire-imprimeur. 10 C'est Iespecialiste des compilations de la periode revolutionnaire. 11 est fort pos­sible que, comme libraire-imprimeur, il emprunte des textes pour remplirses volumes. Mais certains textes sont certainement de lui et c'est lui qui,peut-etre, utilise Ie sous-titre «nouvelle» Ie plus facilement. Pour la perioderevolutionnaire nous allons examiner trois textes qu' il appelle «nouvelles».Rosalie de Gerblois, nouvelle historique, paru, du mains selon l'auteur, en1792 (mais seule la troisieme edition de 1795 semble avoir survecu). 11s'agit d'un roman situe al'epoque des Croisades et que l'auteur presentede la maniere suivante:

Utilite des Romans NationauxNe seroit-ce pas rendre service au peuple, que de lui faire sentir sa richesse dansles beautes qui l'environnent, lui retracer des evenernens qui, perdus dans la nuitdu terns, ant consacre jadis chaque arbre et chaque riviere, par une anecdote quilui en indiqueroit l'origine? (p. 3)

Mercier propose ici un texte serieux, voire moral, car il attaque l'adulteredans cette nouvelle. 11 explique:

10 II n'est pas apprecie par les auteurs de la Biographie 1lI1iverselie et n'a pas sa propre entree: ontrouve une description de son ceuvre a la fin de celIe de Louis-Sebastien Mercier. Notre auteurest «presque aussi fecond» que Louis-Sebastien «mais encore plus mediocre. Ne aCompiegne en1763, et mort aParis vers la fin de l'annee 1800. II etait commis dans les bureaux de la marineavant la Revolution. II a publie un grand nombre de petits romans, poe,nes, collies et nouvellesdont rien ne lui a survecu» (8:336).

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La vraisemblance, il est vrai, n'y est pas scrupuleusement observee; mais aprestout, est-ce rna faute, si ayant it presenter it mes lecteurs une femme adultereet cependant vertueuse, un mari commode par sensibilite, et un suicide digned' eloges; je donne Ie vernis antique it cette Nouvelle, pour en faire pardonner lesinconvenances?(p.16)

Peut-on conclure que Mercier definit la nouvelle comme un texte court,tragique, serieux et moral-un roman, autrement dit, mais sans lescOIncidences et les peripeties romanesques et ou Ie ton moral domine?

Les Nouvelles galantes et tragiques datent de 1793, mais seule l'editionde 1795 semble avoir survecu. Cette collection porte Ie sous-titre «Frag­mens pour servir a I'histoire du siecle qui a precede la revolution». IIs' agit d'une compilation assez curieuse de fiction courte, de textes in­titules «anecdotes», «contes» ou «nouvelles». II est difficile d' etablir unedefinition qui nous permettrait de distinguer entre les trois sous-genres;mais on peut dire, je pense, que les contes sont amusants, souvent iro­niques et que les anecdotes/nouvelles sont plus serieuses, plus «vraies».Ce que l'on peut constater, me semble-t-il, c'est que les nouvelles ant tressouvent une situation geographique precise, comme c'etait surement Iecas pour Florian. Mercier est un veritable marchand de livres qui est con­scient de la mode et de la propriete litteraire. En effet, la preface de l' editeurne laisse pas de doute ace sujet. ll

Ismael et Christine (1795) est une «nouvelle historique».12 L' auteur achoisi un evenement «reel», l'histoire d'une «jeune et belle Frans;aise, uneParisienne» qui a choisi d' epouser un Africain et de vivre loin de son paysnatal. La peinture des mreurs et la couleur locale encouragent Ie lecteur acroire qu'il s'agit d'une histoire veritable-et l'auteur se permet naturelle­ment une apologie du noir et une tentative de detruire les prejuges. Ce texteest de son epoque, car il y a une discussion sur les mreurs des differentspays et quelques remarques que l'on peut definir comme revolutionnaires.

11 Mercier explique qu'il a ete emprisonne pendant la Terreur, a tort, accuse d'avoir ecrit des motsqui avaient en realite ete dits par son libraire: «Comme l'auteur de Faublas, j'ai vu contrefaire etvendre sous mes yeux, un ouvrage que j'aurais voulu pouvoir aneantir a jamais de la memoiredes hommes et de la mienne; un ouvrage qui atteste Ie despotisme des libraires, qui se permettentd'alterer les expressions de I'auteur, d'y ajouter, d'en retrancher, s'approprient tous les fruits decette infidelite, pour ne laisser a I'auteur que les dangers de la responsabilit6> (pp. 7-8).

12 Ce qui nous surprend chez cet auteur c'est que l'on ne trouve jamais la premiere edition dont ilparle dans les prefaces. Est-ce possible qu'il invente une premiere edition epuisee pour que l'onpense que Ie texte connait deja un certain succes et qu' on soit ainsi pousse a acheter la deuxiemeedition lorsqu'elle est encore disponible?

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Nous devons parler de deux autres auteurs, adversaires et ennemis,avant d'arriver a notre conclusion. L'Annee des Dames Nationales deRestif de la Bretonne, texte qu'il dit avoir compose avant la Revolutionet qui represente un ensemble tres riche d'anecdotes, d'histoires racontantun evenement qui touche une femme des provinces de France, structurepar la forme de l'annee en douze volumes qui representent les mois del'annee, est une des productions les plus remarquables de la periode dontnous parlons. Tres rares aujourd'hui, ces douze volumes, imprimes surun papier de mauvaise qualite, avec une impression typographique quichange de volume en volume et meme a1'interieur d'un seul volume, oules caracteres utilises par l'imprimeur diminuent de taille lorsqu'on arrivevel'S la fin d'un volume, meritent une etude detaillee. QueUe est la sourcede ces anecdotes? Restif maintient que les histoires sont toutes vraies; maisles histoires varient enormement et Ie lecteur a 1'impression que les detailssont puises dans les faits-divers des journaux de l' epoque. 13 D' autres textes,malgre ce qu'en dit l'auteur, parlent de personnages historiques, de la reineMarie-Antoinette et d' autres personnages importants. 14 Nous avons affaireici a un texte tres surprenant, ou la propagande est quelquefois cacheediscretement al'interieur d'un volume tres long. Restif presente son textede la maniere suivante:

Dans cette Annee des Dames, je vais suivre la nature, dans toutes les Provinces,afin d'y voir les effets du climat, Ie degre de civilisation, la fac;:on d'etre et depenser: de sOfte qu'il resultera de cet Ouvrage, un tableau complet des m~urs detout Ie Royaume. [...] D'apres ce plan, j'ai pris, dans chacune des Villes que jenomme, taus les renseignemens necessaires, sur les m~urs de la Fille au Femme,dont l' Aventure est la plus frappante, etj' abrege Ie Recit autant qu'il est possible.(1:32)

Ala fin du douzieme volume, l' auteur passe en revue quelques femmes quiont joue un role pendant la revolution. II est done evident que Ie texte secree pendant la crise revolutionnaire. Ala fin du dernier volume l'auteursalue son lecteur et dit:

Adieu, man Lecteur Republiquain. Ne vois dans ces NOUVELLES que de faits vrais,que je ne pouvais carriger, sans leur oter leur utilite. Tu y trouveras des m~urs qui

13 L' auteur note: «1' ai prie les Hommes instruits et vertueux, auxquels je me suis adresse, de vouloirbien me fournir des faits exacts, et de les examiner scrupuleusement, pour ne rien donner a Iaprevention» (I :33).

14 Par exemple, a la page 1915, pour Ie mois de juin, nous trouvons l'histoire de la princesse deLamballe.

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ont ete, aulieu que les Romanciers ne te donnent que des mceurs factices, enfansde leur imaginacion, et par consequent sans utilite pour les mceurs. L'InfameRobespierre fut execute Ie 10 termidore. (La page n'est pas numerotee)

Histoires, anecdotes, nouvelles-y-a-t-il une difference fondamentale quipuisse nous aider a voir clair? Dne chose est certaine. La preference deRestif pour Ie «vrai» ne plaIt pas au marquis de Sade, qui reserve unecritique toute particuliere pour Restif dans son introduction aux Crimesde ['amour, «l'Idee sur les romans».15 Vers la fin de sa carriere litteraire,au toumant du siecle, Sade aussi publie des nouvelles qui ne sont passans interet a plusieurs points de vue. «L'Idee» sert d'avant-propos aux«nouvelles» qui suivent; mais Sade ne suit pas ses propres conseils. Peut­on supposer que «L'Idee» represente une presentation ironique du romanideal? Sade exige la vraisemblance et il demande qu'on evite «1'affeteriede la morale». Mais les nouvelles qui suivent font tout Ie contraire dece qu'exige la theorie-on peut, bien sur, maintenir que Sade parle nonpas de nouvelles mais de romans dans «L'Idee»-mais on a 1'impressionqu'il nous donne une parodie du conte moral avec un style eleve et uneconclusion morale, et une satire de la nouvelle comme elle est definie parRestif. Par exempIe, la nouvelle «Florville et Courval ou Ie fatalisme»raconte une histoire invraisemblable ou les COIncidences nombreuses et laconclusion etonnante semblent souligner de fa~on frappante la differenceentre la tMorie et la pratique chez Sade. Mais chez Sade, rien n'est simple,et au lieu de decouvrir les differences visibles, il vaut mieux chercher lesraisons dissimulees-car Sade a une philosophie a proposer et les histoiressont presentees de maniere precise pour que la question de la culpabiliteet de 1'innocence sexuelle soit mise a jour. Ces nouvelles seraient, si ellesetaient plus longues, des romans a these, de longs contes philosophiquesou la comMie tient plus a la forme qu'au contenu. Les Crimes de ['amourne choquent pas car on est conscient du dialogue que l'auteur entretientavec Ie lecteur-et Ie manque de vraisemblance ne permet pas une attitudecritique du contenu des textes. On peut proposer, il me semble, que si lanouvelle est deja parodiee chez Sade, la forme est comprise par les lecteurscontemporains. Le ton ironique qui domine dans cette collection de Sade,

15 Voir Ie marquis de Sade, (Ellvres completes (Paris: Tete de Feuilles, 1973), vol. 9-10, «R[etifjinonde Ie public; illui faut une presse au chevet de son lit; heureusement que cella-1ft toute seulegemira de ses terribles productions; un style bas et rampant, des aventures degoiltantes, toujourspuisees dans la plus mauvaise compagnie; nul autre merite, enfin, que celui d'une prolixite.... dontseuls les marchands de poivre Ie remercieront» (10:14).

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son emploi de notes en bas de page qui «parlent» au Iecteur, soulignentIa difference de conception de Sade et de Restif. Car Restif se permetrarement Ia comedie dans ses textes.

Souvent, mais pas toujours, Ies nouvelles paraissent en recueils ou il ex­iste une unite de ton et de sujet. C'est sans doute Ie cas de Sade maisil existe un autre auteur, Rosny, qu'il ne faudrait pas oublier Iorsqu'oncontemple Ia fiction de cette periode. En 1797 paraissent Les Six Nou­velles ou la confession galante de six femmes dujour. 16 Nous Iisons dansl' avertissement:

Mon dessein n'est cependant point de m'eriger en censeur austere, ni de medeclarer l'apotre severe d'une rigidite mal-entendue. Dans mes six nouvelles, jeme borne a raconter fidelement les premieres aventures galantes de six joliesfemmes et leur entree dans Ie monde. Quoiqu'il soit tres facile de les reconnoitre,autant par des anecdotes qui sont deja connues, que par Ie grand nombre desjeunes elegans qU'elles trainent a leur char,je ne les designerai que sous des nomssupposes. (pp. 6-7)

Pour Rosny, Ia nouvelle est «vraie» et il pretend que Ie Iecteur de l' epoquepourrait identifier Ies femmes qui racontent «Ie recit fidele de leurs premiersplaisirs». II ne critique pas Ia conduite des femmes car ce qui importe pourlui est Ia fidelite. Vne jeune femme explique Ia maniere dont elle a eteseduite et «I'auteur» explique dans une note: .

Cette morale, dans la bouche d'une jolie femme, est un peu relachee; mais jeprie mon lecteur de se rappeler que je ne suis que l'historien fidele, et qued'ailleurs, cette anecdote eut lieu au commencement d'une revolution ou lesprincipes n'etaient pas encore des plus epures. (pp. 115-16)

Cette explication donne Ia formule traditionnelle-un texte que l'on pour­rait critiquer pour son contenu est justifie par Ie besoin de raconter Iaverite. Et c'est cette verite que Ies auteurs de nouvelles soulignent pours'eloigner du roman ou, c-omme nous I'avons vu dans Ia theorie de Sade,l'imagination joue un role primordial. L'editeur intervient aIa fin des SixNouvelles de Rosny pour situer ses textes et pour preparer Ie terrain pourd' autres «anecdotes»:

Si cette belle se fUt permis de sortir du cercle etroit que lui avait trace la societed'Esturville, cela efit un peu derange mes projets d'economie, car au lieu de

16 Les Six Nouvelles ou la cOIlfessioll galame de six femmes du jour (Paris: Delalain fils, DesenneIibraire, 1797).

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mettre au jour un seul volume, a coup sur, pour contenir Ie detail des differentesaventures galantes qui lui sont arrivees, je me serais trouve dans I' obligation depublier plusieurs in-folio; et certes, cette collection precieuse eut cornpromis trapde parties interessees, pour ne pas attirer un grand nombre d' ennernis. Si cependantIe public daigne sourire a cet essai, je lui promets de Ie gratifier un beau matind'un recueil plus etendu et non moins veridique. J'invite seulement ceux de meslecteurs qui pourront reunir quelques anecdotes sur Ie compte de rna charmantesociete, de me les adresser sous cachet et d'etre bien persuades que jamais jen'altererai la verite. (Note de I'Editeur; pp. 169-70).

Cette note sert de conclusion au recueil mais souligne ala fois la veracitedu contenu et l'unite de l'ensemble-car l'editeur parle bien de «reunirquelques anecdotes». II est impossible de savoir si les jeunes femmesqui figurent dans ces nouvelles pouvaient etre identifiees par les lecteursparisiens de l'epoque-ce qui est certain c'est que l'illusion de la veriteest soulignee par les interventions hors-texte. La nouvelle chez Rosny setrouve en recueil unifie ou l' imagination ne semble avoir aucun role ajouer.

Ala fin du siecle la nouvelle continue aparaltre. Meme des textes publiesplus tot comme «anecdotes» se trouvent maintenant imprimes commedes nouvelles. 17 Mme de Genlis, qui avait fait sa reputation comme ro­manciere traditionnelle, nous donne des nouvelles au debut du XIXe siecle.Par exemple, Le Mari corrupteur, suivi de la Femme philosophique, nou­velles, tirees de la nouvelle Bibliotheque des Romans nous presente deux«nouvelles». 18 L'avertissement de la deuxieme est interessante:

La nouvelle qu'on va lire n'est qu'une imitation d'un roman anglais qui parutil y a deux ans, qui n'a point ete traduit, et qui est intitule Edmond Oliver parCharles Lloyd, deux volumes. Cet ouvrage est estimable sous tous les rapports:n'en voulant faire qu'une nouvelle, j'en ai retranche beaucoup de personnages,j' ai traduit presque litteralement les premieres pages, j' ai change tous les incidens,toutes les scenes du reste, etj'ai fait mon denouement tout-a-fait different; maisj'ai conserve la marche generale, les intentions morales, et tous les caracteres. (p.148)

II serait interessant de comparer les deux textes, car Mme de Genlis sembleavoir modifie Ie texte original de fac;on radicale. Mais la nouvelle est

17 Valmore, anecdote jranraise de Loaisel de Treogate, qui parait en 1776, devient une «nouvelle»en 1795 (citee par Godenne, p. 288), qui donne Valmore et Fiorello, nouvelles (Paris: Le Prieur, anm).

18 Mme de Genlis, Le Mari corrtlptell1; suivi de la Femme philosophique, nouvelles ... (Paris: Maradan,1803).

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courte, economique et presente une unite d'action. C'est un genre serieux,dans l'ensemble, qui n' a rien de la legerete du conte ou meme du ro­man. Dans son excellente etude, Rene Godenne se contente de definircomme «nouvelle» les textes qui portent ce sous-titre. Et l'on peut facile­ment comprendre cette decision. Cependant, en terminant son recensemental'annee 1799, il exclut, naturellement, Ie roman de Louis de Bruno, Lion­eel, [,Emigre, nouvelle historique (1800). II ne s'agit pas d'une nouvelle«traditionnelle» car 1'ouvrage est trop long-plus de trois cents pages­mais I' auteur nous donne des remarques sur Ie genre, une explication pourla baisse de popularite de la fiction pendant les annees revolutionnaires(on ne s'interessait qu'aux joumaux) et une definition de la nouvelle quila distingue clairement du roman:

Le sujet de cette Nouvelle se trouve necessairement lie avec la Revolution, et n'enest qu'une consequence: j'ai ete oblige d'en parler. Ce que j'ai dit est exactementvrai, mais paraltra exagere dans trente ou quarante ans. l' ai pourtant affoibli lestableaux des grands evenements que j'ai presentes. [...] Cet ouvrage n'est pas unRoman mais une Nouvelle; c'est l'histoire detaillee des evenemens qui eurent lieuala rentree d'un emigre dans sa Patrie. (p. xvi)

Comme l'avait si bien dit Senac de Meilhan, «Tout est vraisemblable, toutest romanesque dans la revolution de la France». 19 Bruno essaye de montrerqu'il y a une difference fondamentale entre la nouvelle et Ie roman:

Les Anglois n' ont qu' un seul mot pour designer ce que nous entendons par Roman:c'est Ie mot Novel, que nous traduisons par Nouvelle; mais nous distinguons parces deux mots, deux especes de compositions differentes. Ce que nous entendonsproprement par Roman, est une narration fabuleuse; ce sont des intrigues d' amour,ou des aventures plus ou moins vraisemblables. Les Romans souffrent des episodeslies a I' action principale, mais qui doivent empikher l'Unite.

Quoiqu'une nouvelle puisse etre une fiction amoureuse ou allegorique, ellepeut etre aussi la relation d'un seul evenement vrai, tragique, serieux en plaisant,mais elle n'admet aucun episode, ni rien qui puisse en arreter la marche. C'estexactement un recit qu'on suppose etre fait ou pouvoir se faire de memoire. (p.xviii)20

19 Senac de Meilhan, CEmigre dans Romallciers dll XVlll e siecle, ed. Etiemble (Paris: GallimardPleiade, 1965),2:1549.

20 Dans une traduction de Liollcel, 2e edition de 1803, on lit dans I' Advertisement: «Although thework is styled a Novel, he begs to remind them, that it is a historical novel and that the Advelltllresof all Emigrallt are not the composition of a lively imagination. The whole work is founded onfact, the adventures themselves are rea">. Le sous-titre de la traduction ne cherche pas 11 garder ladistinction du terme «nouvelle» en franr;ais: Liollcel or the Emigrallt: all historicaillovel.

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Bruno, au moins, explique clairement ce qu'il entend par «nouvelle» et ilme semble que sans etre explicites, d' autres auteurs suivent sa descriptiongenerale. Nous pouvons conclure, je pense, en suggerant que la periode1790-1800 introduit, naturellement, une evolution de la fiction liee auxevenements historiques qui dominent la decennie. II me semble que l' onapen;;oit un changement de gout parmi les lecteurs et lectrices de la fiction,et ceci pendant une periode tres riche-Ie roman long, traditionnel, estdomine par Ie roman noir et Ie roman devient plus «populaire», peut­etre, avec un auteur comme Pigault-Lebrun, et sans doute plus «feminin»avec, pour la premiere fois en France, des romancieres en grand nombre.Mais avec la nouvelle nous sentons la preparation d'un roman different-Ieroman realiste qui dominera Ie paysage quelques annees plus tard. 21

Mais la nouvelle continue et fleurit-chez les auteurs femmes (Mme deStael, Mme de Genlis, Isabelle de Charriere). Elle est devenue la formebreve qui est preferee par les lecteurs, les lectrices et leurs auteurs­un sujet simple, une histoire vraisemblable, voire reelle, un ton serieux,souvent tragique-un texte qui marque la fin d'un siecle ou la fiction aevolue de fa90n remarquable-et qui prepare un siecle ou Ie roman, soustoutes les formes, sera la lecture preferee de la grande majorite de lecteurset de lectrices. La discussion qui se fait entre auteurs et critiques sur IerOle de l'imagination et I' importance de la verite va continuer au cours desannees qui suivent. Mais cela est une autre histoire et Ie lecteur sait que,malgre les protestations des auteurs, Ie charme de la fiction c'estjustementce melange de vrai et de faux. On voudrait que la nouvelle soit vraie mais,evidemment, toute ceuvre de fiction doit comprendre une partie imagineeet une partie historique. Car c' est cela justement qui definit Ie genre et luidonne sa valeur.

Universite d'Exeter

21 II nous semble tres probable que Le Colonel Chabert de Balzac est inspire par Ie Lioncel de Bruno.