La ficelle

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LA FICELLE L'inspecteur Rouvier fouillait les poubelles. Il ne les fouillait pas pour le plaisir, c'était son métier ; trouver des choses qu'on ne peut pas voir, nous, commun des mortels. Non, cet homme n'est pas un dieu, ni un demi-dieu, juste un homme qui a plus de logique que vous et moi. Vous savez le genre d'homme qui reste toute la journée dans un bar pour glaner de l'information, en buvant café sur café. L'homme qui a l'air normal, parce qu'avec un chapeau en feutre on ne peut pas dire que ce soit vraiment tendance par les temps qui courent, à part les gens très à la mode qu'on croise des fois à Bellecour, qui, si l'on ne regardait pas bien autour de nous, on aurait pu croire que c'était le carnaval de Dunkerque. Fouiller les poubelles tel un clochard, pourtant il n'y ressemblait pas derrière sa veste bizarre composée de tissu aux manches et de cuir sur le devant ; il avait la classe. On aurait dit une espèce de rockeur décalé, avec ses lunettes de soleil rondes à la John Lennon et ses chaussures non pas des chaussures de villes qu'on cire, mais des marrons avec des motifs de lierre et pas en cuir. Une espèce d'ado de 20 ans en perdition. Non, vraiment, c'était un clochard, avouez que je vous ai bien eu pour le coup. Un clochard qui ne faisait jamais la manche et qui marchait toute la journée des kilomètres. Il aimait la randonnée et, comme il avait raté sa vocation de rentrer dans l'Académie française, comme Pagnol, il s'était résigné à faire Rimbaud, le poète en fugue contre on ne sait pas quoi, juste qu'il aimait le contact de la nature. Rouvier fouillait donc tranquillement les poubelles dans les grandes poubelles grises de Lyon, s’il n'avait pas été dérangé par une main coupée qu'il avait prise pour un morceau de poulet savoureux et tendre. Mouvement de recul, normal, que feriez-vous à sa place ? Il s'est assis un peu plus loin contre un mur, essayant de remettre en ordre sa caboche. Il en avait vu des films atroces, des films d'horreur et tout ça où des gens s'automutilent, même des films où l'on avait l'impression que le corps humain n'était qu'un bout de viande. Il est retourné près de sa poubelle. Regardant la main de loin, avant de regarder dans la poubelle d'à côté, histoire de se changer les idées. Nan, pas possible, il y avait une autre main. Là, ça devenait vraiment grave. Il pensait à une décapitation. Qui dit décapitation dit d'autres membres cachés dans les poubelles du coin. La rue était déserte, dans un sens il n'en avait rien à faire d'être vu en train de fouiller activement les poubelles. Avec un paquet de chips vide, il avait sorti les deux mains et tout ce qu'il avait pu trouver : bague de fiançailles, téléphone, cravate couleur unie et une mallette ouverte remplie de papiers avec un portefeuille qui contenait cinquante euros. L'aubaine. « Il n’est pas mort pour rien, le con », pensait Rouvier. Pas de tête, pas de tronc, pas de jambes, rien. C'était un peu bizarre et ça suffisait à attirer la curiosité du clochard, qui n'avait rien à faire de ses journées à part vagabonder. Il faut dire que la société ne l'avait pas épargné. Il n'avait pas eu son Bac pour lequel il avait trimé sans relâche et était voué à devenir banquier. En 2026, tout était bizarre et il n'était qu'une des pièces de la machine. Les publicités depuis un moment se sont grandement développées, elles

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Une personne veut changer le monde. Cela suffirat-il ?

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LA FICELLEL'inspecteur Rouvier fouillait les poubelles. Il ne les fouillait pas pour le plaisir, c'était son métier ; trouver des choses qu'on ne peut pas voir, nous, commun des mortels. Non, cet homme n'est pas un dieu, ni un demi-dieu, juste un homme qui a plus de logique que vous et moi. Vous savez le genre d'homme qui reste toute la journée dans un bar pour glaner de l'information, en buvant café sur café. L'homme qui a l'air normal, parce qu'avec un chapeau en feutre on ne peut pas dire que ce soit vraiment tendance par les temps qui courent, à part les gens très à la mode qu'on croise des fois à Bellecour, qui, si l'on ne regardait pas bien autour de nous, on aurait pu croire que c'était le carnaval de Dunkerque.

Fouiller les poubelles tel un clochard, pourtant il n'y ressemblait pas derrière sa veste bizarre composée de tissu aux manches et de cuir sur le devant ; il avait la classe. On aurait dit une espèce de rockeur décalé, avec ses lunettes de soleil rondes à la John Lennon et ses chaussures non pas des chaussures de villes qu'on cire, mais des marrons avec des motifs de lierre et pas en cuir. Une espèce d'ado de 20 ans en perdition.

Non, vraiment, c'était un clochard, avouez que je vous ai bien eu pour le coup. Un clochard qui ne faisait jamais la manche et qui marchait toute la journée des kilomètres. Il aimait la randonnée et, comme il avait raté sa vocation de rentrer dans l'Académie française, comme Pagnol, il s'était résigné à faire Rimbaud, le poète en fugue contre on ne sait pas quoi, juste qu'il aimait le contact de la nature.

Rouvier fouillait donc tranquillement les poubelles dans les grandes poubelles grises de Lyon, s’il n'avait pas été dérangé par une main coupée qu'il avait prise pour un morceau de poulet savoureux et tendre. Mouvement de recul, normal, que feriez-vous à sa place ? Il s'est assis un peu plus loin contre un mur, essayant de remettre en ordre sa caboche. Il en avait vu des films atroces, des films d'horreur et tout ça où des gens s'automutilent, même des films où l'on avait l'impression que le corps humain n'était qu'un bout de viande.

Il est retourné près de sa poubelle. Regardant la main de loin, avant de regarder dans la poubelle d'à côté, histoire de se changer les idées. Nan, pas possible, il y avait une autre main. Là, ça devenait vraiment grave. Il pensait à une décapitation. Qui dit décapitation dit d'autres membres cachés dans les poubelles du coin.

La rue était déserte, dans un sens il n'en avait rien à faire d'être vu en train de fouiller activement les poubelles. Avec un paquet de chips vide, il avait sorti les deux mains et tout ce qu'il avait pu trouver : bague de fiançailles, téléphone, cravate couleur unie et une mallette ouverte remplie de papiers avec un portefeuille qui contenait cinquante euros. L'aubaine. « Il n’est pas mort pour rien, le con », pensait Rouvier.

Pas de tête, pas de tronc, pas de jambes, rien. C'était un peu bizarre et ça suffisait à attirer la curiosité du clochard, qui n'avait rien à faire de ses journées à part vagabonder. Il faut dire que la société ne l'avait pas épargné. Il n'avait pas eu son Bac pour lequel il avait trimé sans relâche et était voué à devenir banquier. En 2026, tout était bizarre et il n'était qu'une des pièces de la machine. Les publicités depuis un moment se sont grandement développées, elles

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sont en 3D sans lunettes, on pourrait comme attraper le produit, sans vraiment l'avoir, et la régie publicitaire proposait en plus à ses clients un parfum qui convenait à la publicité pour le diffuser au public. Voyez la pizza quatre fromages, juste devant votre nez, avec l'odeur qui va avec, sans pouvoir la toucher autrement qu'en allant l'acheter. Dire qu'avant on se contentait de diffuser des odeurs artificielles pour le pain, c'était une grossière erreur que de ne pas l'avoir inventé avant.

Craquer pour la pizza factice en face de lui ou garder l'argent pour mener sa petite enquête ? Cruel dilemme. Il est entré dans un magasin hard discount aux allures de hangar, avec des moellons apparents, aucune décoration, et où les produits étaient posés sur des palettes, avec le prix écrit au feutre sur une feuille de papier. Le pire, c'est que 20 ans avant ça existait déjà, mais les consommateurs ne s'en n'étaient jamais plaints, pour cause : baisse du pouvoir d'achat, augmentation du prix des logements... J'en passe et des meilleures alors que le gouvernement, lui, au lieu d'aider les citoyens, profitait de leur insouciance et de leur individualisme pour faire ses petites magouilles. Que voulez-vous, c'est ça la démocratie, virer des gens comme Stéphane Guillon de France Inter, lui qui décriait justement ces magouilles avec une petite pièce de théâtre qu'il jouait à lui seul à l'antenne.

« Par exemple, vous avez un secrétaire d'État, un certain Mr BLANC : il s’offre 12 000 € de cigares, tous les mois il envoie son chauffeur les acheter et c'est le contribuable qui paye ! Et quand il sent qu'il va se faire gauler, parce qu'un journal satirique va sortir l'affaire, il rembourse 3000 €.

Vous en avez un autre, JOYANDET, comme ça lui casse les pieds de prendre un avion de ligne comme un vulgaire plouc, il loue un jet privé, 116 500 € l'aller-retour ; hi hi hi, il s'en fout, c'est pas son fric ! »

Rouvier sait ça. Il ne peut rien dire, il n'a pas les relations pour, il n'y a personne pour l'entendre, les gens s'en foutent, ça ne les concerne pas après tout, ils ont un travail. Notre personnage crève de faim à cause de gens comme eux, pour des gens qui ne se prennent pas pour des ploucs, qui ont des goûts de luxe alors que lui n'a pas le minimum pour vivre, ni même une adresse où habiter, pas même un local poubelle.

« À un moment, vous avez une Mademoiselle BOUTIN qui arrive. Alors elle c’est la bonne fille, c'est la rondeur comique, et pis elle a un p'tit côté catho, petite sœur des pauvres. Tu t'dis : bon, c'est l'honnêteté sur Terre, jamais elle détournera un centime, et paf, tu découvres qu'elle est payée 9500 € pour réfléchir ! Alors vers la fin y’ a un gars qui lui dit : « Mme Boutin, heureusement que vous n'fumez pas pour réfléchir ! Avec 9500 € par mois, vous ne pourriez jamais vous offrir 12 000 € de cigares comme M. Blanc ». » Tous pourris donc. Le gouvernement de Rouvier n'est pas mieux il faut dire ce qui est, ça a même empiré, mais personne pour défiler dans la rue. Nan, ça sert à rien, c'est pas à la mode, et c'était pas un petit révolutionnaire comme Besançenot qui allait changer les choses à l'époque. Ça n'a pas changé. Toujours souriants, ils vous sortent des phrases incompréhensibles pour vous endormir où il faut avoir étudié le droit pour comprendre. Vous comprenez, il faut avoir un langage adapté à la fonction pour laquelle vous avez été attribué, il ne s'agit pas d'être un simple pauvre, il faut se la donner, avoir l'air intelligent et derrière se gaver de fric. Rouvier pensait qu'un jour ça se soulèverait, que le peuple en aurait marre de se faire berner. Il fallait un leader et ce n'est pas un pauvre qui allait changer quoi que ce soit. Ca voudrait dire monter un parti politique, avec des adhérents et se présenter à la présidentielle. Sans rire, un homme d'un mètre soixante-neuf et demi sans aucune éducation politique se

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présenter ? C'était filer droit à l'abattoir. Mais quand on a l'impression d'être libre alors qu'on ne l'est pas, que faire ?

On vous dit qu'on est libre : si Rouvier avait voulu devenir Assistant social, il aurait dû payer des frais pour passer l'examen, et payer encore, toujours payer. Les autres formations payantes c'était du pareil au même, réservées aux riches, les pauvres n'avaient qu'à se taire, ils ne sont pas intelligents.Quand certains se gavent de fric au gouvernement, d'autres ne peuvent pas financer leurs études. Ça continue, personne ne dit rien et personne ne dira jamais rien. On est tous trop bien dans notre petit confort personnel, avec notre petit travail dans la centrale nucléaire qui alimente toute une population et qui, si elle pète, va mettre pas mal de gens dans le pays dans la merde. Ne me dites pas que vous ne le saviez pas, vous le savez. Vous savez aussi que vivre au Néolithique est impossible, pourtant vos ancêtres l'ont fait, ils vivaient moins longtemps et en suaient pour vivre. Que dites-vous des pauvres gens qui se suicident chaque jour parce qu'ils n'ont pas assez pour vivre avec leur plantation pleine d'engrais chimique, à la botte des groupes multinationaux ? Néolithique ou Temps modernes ?

Rouvier regardait ce qu'il avait devant lui, rien n'avait bougé depuis qu'il était parti chercher sa nourriture low cost. En tailleur, il réfléchissait de ce qu'il pourrait bien faire de ça. Il n'avait pas de téléphone et s'empara de celui du mort, en mauvais état, mais qui marchait encore. Le code PIN n'existe plus à cette époque, l'écran tactile se déverrouille avec l'empreinte d'un doigt. Il alla donc chercher la main et appuya avec l'index sur le téléphone qui présenta sa page d'accueil aussitôt avec le niveau de la batterie qui n'était qu'à 50 %. Il en profita pour changer les paramètres de reconnaissance pour pouvoir utiliser son index à lui. Nan, mais imaginez s’il était obligé de garder un doigt pourri dans sa poche, quand même !

Il prit la mallette avec lui, il allait pouvoir commencer son enquête, il allait s'improviser détective. Vous savez le genre de personnes que les gens appellent pour vérifier où est leur femme pendant la journée. C'est monnaie courante en 2026, l'individualisme conduit à ce qu'on ne fasse plus confiance à soi-même et à délaisser les autres, à part quand ils peuvent nous servir à quelque chose, plutôt que de regarder le bon côté de leur personne.

La vérité c'est que du bon dans leur personne il n'y en a pas. Plus personne n'en a. Les reporters de la chaîne privée sur le canal national n'ont pas d'autres choix que de trouver des sujets-chocs pour se rendre intéressants et pour pouvoir vivre décemment plutôt que d'agir avec le sujet-choc.

On a de la gélatine dans les yaourts allégés. La gélatine, c'est de la peau de porc, on la fait bouillir pour en extraire la gélatine avec un procédé. Ce qui est choc, c'est qu'on montre qu'on utilise de l'acide pour le dégraissage, et que ça pue. Les industriels s'en foutent. Ils se foutent aussi des religions des autres et ne marquent pas si la gélatine est de la gélatine de porc, de la gélatine de requin ou de phoque, ils ne marquent que gélatine ou encore E441, sinon, ils ne marquent rien. Au lieu de ça, on pourrait utiliser l'agar-agar, la pectine ou le konjac qui sont des végétaux et qui ne posent de problèmes à personne (algues rouges, groseille, pomme, coings, agrumes).

Au lieu d'énoncer les solutions au problème, ils ne font que dénoncer les grands groupes. Dans un sens oui, ça fait peur, ça terrifie la population qui oriente ses achats. Quelle société de consommation ! Ce ne serait pas drôle, c'en serait pathétique.

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Plus personne n'est bon. Tout le monde est périmé, depuis la naissance, avec des idées de liberté qui n'ont jamais vraiment existé. Liberté : où ? On ne peut plus circuler dans de grands lieux publics sans avoir une armée de CRS partout, parce qu'on a peur du terrorisme. Normal, c'est le but du terrorisme. Ça ne donnait pas pour autant envie à Rouvier de devenir un terroriste.Déjà, fouiller la mallette et éteindre le téléphone pour ne pas user la pile. Des papiers avec le logo d'une grande entreprise de cigarettes. Tout de suite, l'homme mort avait l'air plus suspect. Le paquet de cigarettes qui était en dessous de 5 € 20 ans avant était maintenant au dessus de 25 €. Autant dire que c'était devenu presque un luxe de fumer, autant s'acheter du parfum à 80 € tous les mois, c'est meilleur pour la santé. C'était suspect parce qu'il était en quelque sorte en vendeur clandestin de cigarettes, pas directement, lui prenait juste les commandes. D'ailleurs, son nom ce n'était pas Blanc, mais Lamure. Pierre Lamure. Ça a fait rire Rouvier, allez savoir pourquoi.Il y avait beaucoup de commandes, environ vingt clients qu'il avait démarché la dernière journée qu'il était vivant, mais Rouvier ne savait même pas quel jour on était ni même la date. Aucune idée et ça ne lui était pas d'une grande importance. En tout, il y avait cinq-cents commandes dans sa valisette. Cinq cents commandes d'en moyenne 20 €, pour 20 € on avait quatre paquets, soit 5 € au lieu de 25. Ça valait le coup pour n'importe qui accro à la nicotine. De toute façon, Rouvier ne se sentait pas concerné.

Mais il n'y avait pas que les cigarettes. Il y avait aussi la drogue, et là il fallait avancer de l'argent parce que Rouvier a trouvé dans le dossier une enveloppe de 220 €. Pas de trace écrite pour ça. Bizarre. Sûrement pour éviter les CRS. Pourtant si Rouvier était capable de voir que les cigarettes venaient de la contrebande, alors les CRS aussi auraient deviné, ou alors il pensait qu'ils étaient débiles.

Il y avait un numéro de téléphone pour contacter l'entreprise, il l'arracha et le mis dans sa poche. Il trouva aussi une liste de clients à visiter, avec l'adresse, tout. ‘Quoi de mieux que d'infiltrer carrément le réseau ? ’ Pensa Rouvier. Il avait décidé de s'appeler Pierre Lamure. Cette affaire n'était pas claire, pourquoi cet homme était-il mort ? Qui était à la tête de ce réseau ? Le fils de Blanc ? Non, peut-être que lui ne fume pas de cigares, tant mieux pour le contribuable. Il n'avait pas plus d'informations. Il allait pouvoir se faire de l'argent malhonnêtement, tant pis s’il se faisait attraper, il n'en avait rien à faire.

Le premier client de la journée était sur les quais de Saône. Ce n'était pas loin de là où il était, à dix minutes à pied. Il pensait pendant tout le voyage à l'argent qu'il pourrait se faire, et à ce qu'il pourrait bien faire avec. Se payer un appartement, se laver, manger, dormir dans un endroit plus confortable que debout contre un mur dans une ruelle isolée qui puait le vomi, la bière et les ordures ménagères. Le rêve. Mais il ne voyait ça qu'à courte durée, juste le temps d'enquêter, parce qu'il ne disposait que d'une liste et pas de plusieurs. Pour avoir une autre liste, il fallait demander à celui qui s'occupait des listes et qu'il ne connaissait pas, mais qui devait connaître Lamure. Il allait prendre son temps, pas se presser, et se faire un maximum d'argent.C'était dans un immeuble assez chic, le genre de personne qui n'a pas l'air d'avoir besoin de payer des cigarettes 5 €. « Voyons voir, se dit-il, quel nom déjà ? Hmm... Rodriguez, voilà ». Il sonna à l'interphone.« — Ouais quoi ? Dis une voix bourrue.— C'est pour les clopes.— Ah ! Hmm, OK, j'ouvre. Troisième étage. »

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Mr Rodriguez était assez bien portant. Il avait une tête de ceux à qui il ne faut vraiment pas chercher la merde parce qu'un coup de poing vous envoie directement à l'hôpital. Il n'avait pas vraiment besoin de ses poings, il avait un flingue sur son placard à chaussures derrière lui, bien à la vue de tout le monde. Ce n’était pas Rouvier, mais les flics, Rodriguez serait dans la merde.

« — Je veux 200 g de coke pour la semaine prochaine, OK ? Tiens, ça, c'est pour la came, le reste, les clopes, j'en veux 8 paquets.— OK, OK, je reviendrais.— Comment ça, tu reviendras ? C'est pas ton pote là normalement qui doit m'emmener la came ?— Ah si, si, excuse, c'est juste que je suis nouveau, le temps que je m'y fasse...— T'es un marrant toi, j't’aime bien. J'parlerais de toi à ton boss à l'occasion...— Lamure, je m'appelle Pierre Lamure.— OK, OK... Salut. »

Il referma la porte et Rouvier comptait ses billets. Il y en avait pour 200 €. Il commençait à espérer que les autres lui donnent autant et ne se contenteraient pas de quelques cigarettes. Il voulait que sa liste n'ait plus de fin, mais il ne lui restait qu'une dizaine de noms. Il avait eu chaud avec Rodriguez, il avait failli se faire attraper. Remarque, si le patron de Lamure était au courant qu'il était mort, Rouvier était déjà dans la merde, les morts ne ressuscitent pas, malgré ce qu'essaient de nous faire comprendre les crèmes anti-âge. Il y a même qui utiliseraient la science des gênes. Non, mais n'importe quoi, c'est eux qui sont sens gêne pour plumer le client.

Rouvier continuait, il encaissait l'argent, tout le monde voulait revendre sa drogue. Il avait pas loin de 2000 € et il ne lui restait qu'un nom sur sa liste : Grandchamp. Il habitait au Vieux Lyon. Rouvier avait marché toute la journée, depuis 9 h du matin jusqu'à 20 h. Il était fatigué. Il n'en pouvait vraiment plus et n'étais plus en état de mentir. Il décida quand même d'aller rendre visite à Grandchamp. Il habitait un appartement luxueux, orné de petites gargouilles de pierres, avec des vitres cisaillées à l'ancienne. Monsieur Grandchamp était un habitué de la maison, il avait les plus grosses commandes de drogue parce qu'il revendait à des gens qui revendaient eux-mêmes. Il avait le bras long dans le domaine.

Grandchamp, le nom brillait sur la plaque contre le mur, il n'y avait pas d'interphone, juste une sonnette. ‘Docteur Sylvain Grandchamp, ostéopathe, RDC’ ‘Sonnez et entrez’. Rouvier sonna, entra, et contempla. C'était magnifique, il y avait une immense cour centrale et des lierres grimpants de partout, un jardin bien entretenu avec des fleurs magnifiques et une fontaine en son milieu. En cet été très chaud à cause de la canicule due au réchauffement climatique, les oiseaux venaient s'y baigner et boire. Le docteur mangeait, à l'étage. Il avait préparé un pot-au-feu qui sentait jusqu'en bas.« — Ouais, c'est pour quoi ? C'est fini les consultations ! Revenez demain à 9 h !— C'est pour les clopes.— Monte.Laplume monta.— Mange, t'as l'air affamé mon p'tit gars. Tiens, une chaise, après, on parle affaires. D'abord, tu manges.— Merci Monsieur.

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— Bah, y’ a pas de quoi, même si avec tout ce que je vais te payer aujourd'hui Vigilanti, ton patron, pourrait bien ta payer un resto classe. Ce soir, c'est grosse commande, mais d'abord, mange. Tiens, prends du pain. »

Rouvier mangeait avec un appétit de loup, lui qui ne mangeait d'habitude que des sandwichs secs ou des morceaux de pain trouvé dans les poubelles. Grandchamp était comme un ange tombé du ciel. Il voyait déjà le fric qu'il allait se faire, tout tourbillonnait dans sa tête. Il n'oubliait pas pour autant Vigilanti, le patron du réseau clandestin auquel lui même était en tant que clandestin.

« — Je vais demander qu'on nous apporte le dessert, j'espère que ça callera ton ventre d'ogre.La serveuse était habillée comme une pute. Il faut dire ce qui est, talons hauts, bas résilles, mini-jupe à ras la touffe et décolleté plongeant. Il ne manquait plus que les oreilles de lapin pour en faire une playmate.— Apporte-nous le tiramisu chérie.Elle s'en alla, mais c'est une autre qui est revenue plus tard, dans le même genre, mais en plus jeune, autour des dix-huit ans. Il commençait à croire que le rez-de-chaussée était un cabinet et l'étage un bordel.— Aaah, ça, c'est du gâteau petit ! »Petit, il avait 20 ans. S’il l'avait pu, malgré sa petite taille, il l'aurait buté ce vieux con, et emmené les ‘petites’ avec lui pour les remettre dans la vie normale où elles appartenaient.

« — Ouais, je sais, t'as l'air de trouver ça bizarre petit, mais c'est mes putes, j'ai le plus gros à Perrache et une partie à la Mulatière. Ce que tu vois là c'est des nouvelles, faut qu'elles me prouvent qu'elles sont bien ce qu'elles sont, tu vois ? Sinon je les mets pas sur le trottoir, même maquées y'en a qui se tirent. Elles sont là pour le pognon, t'entends, elles avaient une vie de merde avant de bosser pour moi.— Et ça fait longtemps que vous êtes là-dedans ?— Ouais à peu près trente ans, depuis que ma femme m'a quitté en fait. Faut dire, j'préfère avoir deux jeunes gratuites et pas chiantes qui font ce que je leur demande plutôt qu'une vieille conne qui passe sont temps à râler, donner des ordres et qui passe son temps dans les magasins plutôt que d'aller bosser. Tu vois le genre ?— Ouais, je vois. »

Il serrait les poings. Il crevait d'envie d'en mettre une à Grandchamp, de l'insulter de vieux pervers et de sale porc. Quelle société de merde n'empêche, les femmes étaient pour lui comme des objets, des marchandises qu'il achetait ou revendait. En trente ans, il avait développé un véritable réseau à Lyon.

« — C'est le pote à ton chef, comment il s'appelle déjà ? Putain j'ai perdu son nom. Il est souvent avec lui, tu vois pas ?— Nan je vois pas, aucune idée.— Marseille... Mars... Marsou ! Ouais, c'est ça, Marsou. C'est un surnom parce qu'il vient de Marseille, plus moyen de me rappeler son vrai nom.— Ouais et alors ?— Et alors c'est lui qui m'a pistonné à l'époque pour les putes. Il était en déplacement à Lyon tu vois, il avait des problèmes de dos, et comme chaque patient me sort ses problèmes, je leur sors les miens. Quand il a appris pour ma femme et qu'il savait que je gagnais beaucoup, c'est là qu'il m'a proposé. »

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Marsou, Vigilanti, les deux étaient peut-être liés au meurtre de Lamure. Il les gardait en tête.

« — T'es bien crevé mon p'tit gars, t'as un endroit où dormir ce soir ?— À vrai dire non, mais vous inquiétez pas je vais me démerder.— Je vois pas d'inconvénient à ce que tu dormes ici, alors si tu veux, fais comme chez toi. Je suis trop crevé pour les papelards de toute façon, on verra ça demain. Demain, faut que j'appelle ton boss aussi pour les quatre putes qu'il m'a commandées, ça, je peux pas le mettre sur papier, la tradition c'est à l'oral, dit-il en mimant une bite qui rentrait dans sa bouche.— OK bon ben je reste alors, je dors où ?— Dans la chambre du fond, la chambre d'amis, dit-il en ricanant bêtement, Anaïs ! Chloé ! Escortez... C'est quoi ton nom au fait ?— Pierre, Pierre Lamure.— C'est marrant ça me dis quelque chose je l'ai entendu y'a pas si longtemps que ça. »

Les deux filles arrivèrent assez vite, lui montrant la chambre. L'une d'elles s'enferma avec Rouvier dans la chambre, et le conduisit à la salle de bain qui faisait partie de la chambre. Elle se doucha avec lui, lui lèchant les tétons, lui tripotant la bite, frottant ses seins nus contre lui. Il n'avait pas baisé depuis plus d'un an et ça lui manquait. Sur le coup, il en oublia que c'était une pute et se laissait faire. Ils forniquèrent toute la nuit comme des bêtes sauvages, à faire trembler les murs. Ils s'en foutaient, le patron n'était pas là, il était dans sa résidence secondaire. Elle était insatiable, une vraie obsédée qui ne s'arrête jamais et qui en veut encore, même quand l'engin est HS et qui rien que le fait de le toucher fait crier. Ça l'amusait d'entendre ses gémissements, puis il s'est endormi et elle s'est endormie à côté de lui.

Le soleil pénétrait dans la pièce et tapait directement dans les yeux de Rouvier, ce qui le réveilla, avec la gorge sèche. Chloé ou Anaïs était sur le lit encore, quand l'autre arriva dans la pièce.

« — Je vous ai entendu, toi et Chloé toute la nuit. Elle en prenait du plaisir la salope. Viens là, je vais te faire ce qu'aucun mec n'a jamais senti !— Écoute Anaïs, je dois partir, j'ai pas le temps. Vraiment pas le temps. Je dois faire signer des papiers à ton boss et après je me casse, j'ai d'autres affaires.— Quelles affaires ?— Je dois... Aller à Marseille. J'ai plein de clients qui m'attendent.— Clients ou clientes, hein, petit cochon ?— Nan sérieux, il est où ton boss ?— En bas, il bosse, il reviendra pas avant midi pour bouffer. On baise, ensuite je prépare la bouffe pendant que tu prépares tes affaires et il sera 12 h. De toute façon, tu l'as tellement crevé l'autre nympho qu'elle va dormir jusqu'à 13 h »

Ils s'en allèrent dans la pièce d'à côté. Pas pour baiser. Pour parler affaires.

« — Dans ta poche, j'ai trouvé ta carte d'identité, je sais que tu te fous de la gueule du patron. 2000 € aussi. Je te propose un truc, Benjamin Rouvier, tu me files les 2000 € et je ferme ma gueule. Du moins jusqu'à ce que tu te casses. Après je promets rien.— Je bosse pas pour ton boss, je bosse en solo, j'essaie de trouver pourquoi un mec est mort, un mec à qui j'ai trouvé que les mains dans une poubelle.— Mais t'es fou mec, pourquoi tu fais ça ? Ça t'avance à quoi ? Pourquoi t'es pas allé voir les flics ?

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— Les flics, ça bosse que pour te foutre des PV et t'arrêter sur le bord de la route avec un air sadique. Et puis je sais pas, je suis curieux, j'ai envie de savoir, c'est tout.— Il a quoi à voir le boss avec ça ? Ils sortent d'où tes putains de 2000 € ?!— Ton boss est un client de Vigilanti, qui est le mec pour qui celui qui est mort travaillait. Le truc c'est que je savais pas que ça allait me foutre dans une merde pareille.— J'ai vu le boss appeler Vigilanti ce matin. S’il sait que t'as menti, ses hommes sont sûrement déjà en route. Je serais toi je me donnerais les 2000 € et je me tirerais en courant sans me retourner. »

C'en était trop. Elle avait découvert ce qu'il ne fallait pas découvrir et ses 2000 € il ne voulait pas les perdre. Il attrapa un coussin, l'enfonça de toutes ses forces sur sa bouche et attendis jusqu'à ce qu'elle ne se débâte plus. Elle était morte. C'était un souci en moins. Le temps jouait maintenant contre lui, il ne savait pas si elle disait des mensonges ou si elle disait la vérité. Il lui fallait le fric de la drogue. L'argent appelle l'argent, la cupidité l'avait gagné. Il trouva le bureau du médecin, il y avait une enveloppe de 800 €, un gros billet de cinq-cents et deux de cent.Chloé, réveillée par le bruit de l'assassinat, s'était levée et était dans l'encolure de la porte au moment où il passa devant sa chambre.

« — C'est quoi ce bordel chéri ?— Rien, viens, j'ai pas le temps de t'expliquer, prends tes affaires il faut qu'on se barre d'ici en vitesse.— Mais... Je suis bien ici... Pourquoi...— Tu veux de l'argent ? Tu en auras. Tu me veux pour toi toute seule ? Tu m'auras. Je t'en supplie, viens, vite.— Et le boss alors ?— Ton boss on lui pisse au cul, en descendant je lui dirais qu'on va se ballader le temps qu'il finisse ce qu'il a à faire. Je dois juste mettre un truc sur le feu. Elles sont où vos boîtes de conserve ?— Là-bas, sur l'étagère. Mais dis moi, pourquoi...— Plus tard, plus tard. »

Il allait faire croire au docteur qu'Anaïs était toujours vivante. Il avait jusqu'à 12 h pour fuir, loin. Il était 11 h, autant dire qu'il n'avait pas de temps à perdre. Il prit la boîte de conserve et la vida dans une casserole.« — Fais tes bagages, vite.— OK, OK. On va où ?— On va en sécurité.— Pourquoi c'est pas sûr ici ?— Non c'est pas sûr, tu sauras pourquoi tout à l'heure. Maintenant file. »

Elle préparait activement ses affaires, quand soudainement le patron est remonté.

« — Hey, bonjour ! Bien dormi ?— Ouais, ça peut aller.— Tiens, on mange du cassoulet ce midi, ça tombe bien j'aime le cassoulet. D'ailleurs, faut que je voie Anaïs, j'ai retrouvé une de ses boucles d'oreilles dans les escaliers.— Ah mais elle est pas là, elle est partie faire des courses, il manquait du pain.— Une vie sans pain, qu'est-ce que ce serait hein ? Bon, vu que j'ai fini pour la matinée, on a qu'à voir pour les papiers maintenant.

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— Si ça ne vous dérange pas, je préfère ce soir, j'ai un peu mal à la tête.— OK bon ben ce soir alors.— Attendez, je reviens. »

Benjamin partit rejoindre Chloé dans la chambre.

« — Jette ton sac par la fenêtre.— Pourquoi ?— Parce que je vais prétexter une promenade, j'ai mal à la tête, on en profitera pour récupérer ton sac en bas et on se casse.— T'as mal à la tête chéri ?— Non j'ai pas mal à la tête. Écoute, fais ce que je te dis. »

Elle jeta son sac par la fenêtre. Puis ils allèrent tous les deux sur la terrasse où les attendait Grandchamp.

« — On va se promener, j'espère que le mal de tête me passera. On revient vers 12 h

— Pas grave, je touillerais le cassoulet. »

Ils s'en allèrent, tranquillement, comme si de rien n'était, comme si Laplume n'avait pas tué Anaïs, comme s’il n'allait pas s'enfuir avec l'une des filles de Grandchamp. Ils récupérèrent le sac, ni vu ni connu, direction l'agence de location de voitures. Chloé se plaignait qu'elle avait mal aux pieds, ça faisait bien quinze minutes qu'ils marchaient, lui s'en foutait éperdument.

« — C'est encore loin ? Si ça continue comme ça, je vais avoir des ampoules ! J'ai pas des baskets moi !— Nan, on est bientôt arrivés, c'est juste au coin de la rue. En même temps quand je dis qu'on se casse c'est qu'on va pas revenir, t'aurais pu prévoir, enfin je sais pas moi. Un peu de jugeote ça fait pas de mal.— Mais on se casse où ?! C'est quoi ces histoires de pas revenir ? Dit-elle affolée.— Dans la voiture je t'expliquerais tout, pour l'instant, s'il te plaît, tais-toi.— Je comprends rien, j'ai envie de rentrer.— Bon, écoute, si tu veux finir sur le trottoir après tout c'est ton problème, moi je te proposais mieux. Tu fais comme tu veux, tu veux faire demi-tour ? Ben vas-y. »

Elle resta coite pendant un moment, puis quand il décida de repartir, elle le suivit. Elle se tut tout le reste du trajet.

« — Bonjour, c'est pour une voiture.— Quel genre de modèle ?— Le moins cher.— Voilà ce qu'on a de disponible, ça vous convient ?— Ouais, ouais, ça va.— Permis de conduire.— Voilà.— Il ne vous reste plus qu'à souscrire une assurance jeune conducteur parce que vous avez moins de 25 ans. »Il signa, prit les clefs de la voiture, une voiture construite en Roumanie et qui ne coûtait presque rien grâce au prix de sa main d’œuvre. Enfin, bref, et s'en alla sur le parking. Des

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voitures de police traversaient la rue, il y en avait au moins trois. Benjamin avait peur, peut-être parce qu'il savait que les flics étaient là pour le cadavre d'Anaïs. Chloé, elle pensait sûrement qu'il y avait une course poursuite.

« — Monte dans la bagnole.— Mais pourquoi je...— MONTE DANS LA BAGNOLE GRANDCHAMP VEUT NOUS TUER !— Mais j'ai fait quoi dans l'histoire moi ? »

Il poussa Chloé dans la voiture, ferma la porte, contourna la voiture et s'installa sur le siège conducteur, sur les nerfs. La voiture roumaine démarra si sec que ses passagers partirent en arrière, et roulait vers le périphérique, comme une voiture normale. Du moins jusqu'au moment où Grandchamp les aperçut. C'était le début de la catastrophe. La berline accéléra. Il cherchait les deux fuyards : d'une parce que l'un avait volé 800 €, de l'autre parce que c'était sa pute et qu'elle était à lui et à personne d'autre. Comme la voiture roumaine se dirigeait vers le périphérique, la berline suivait de près. Quand ils entrèrent sur le périphérique, la berline se mit à côté de la roumaine.

« — Rends-moi mon fric, espèce de voleur ! Et ma pute ! Sinon j'te bute ! J'en ai rien à foutre, j'suis un fou !— Ben vas-y, bute-moi, essaye. »

Rouvier accéléra, mais Grandchamp avec sa grosse berline le rattrapait facilement. Le compteur de Benjamin indiquait 150 km/h et continuait de grimper. Le docteur, lui, essayait de le faire aller dans le décor en lui percutant l'arrière gauche avec le devant droit de sa berline, quand il abandonna l'idée pour tirer à balles réelles. Il tirait comme un pied, depuis la cabine de sa voiture, à travers le pare-brise. Rouvier freina, Grandchamp, lui, continuait à foncer toujours tout droit. Un camion qui avait eu peur de sa conduite vira vers la gauche, l'écrasant comme si c'était une bouteille en plastique. Il y avait des étincelles de partout, Benjamin en profita pour accélérer et les doubler, quand il vit au loin depuis son rétroviseur l'explosion. Il avait l'impression d'avoir accompli une bonne action. Une des seules bonnes actions de sa vie. Chloé, elle, ne comprenait rien, elle était scotchée à son siège, tremblotante, avec une tête comme si elle avait eu une apparition divine.

« — T'inquiètes pas, c'est plus qu'un mauvais cauchemar.— J'en ai marre je veux descendre de cette bagnole !— Tu vas sauter en cours de route ou tu vas écouter ce que j'ai à te dire ? Ce type, là, Grandchamp, c'était un mec pas net, tu vois, il dealait de la drogue, des cigarettes, se livrait au commerce de femmes et je sais pas quoi d'autre encore. Si je t'ai sauvé, c'est parce que j'avais pas envie que tu finisses sur le trottoir à Perrache ou à la Mulatière. Je pense pas que tu soies quelqu'un de mauvais, quelqu'un qui a pas les capacités de faire quelque chose de bien mieux dans sa vie que de se faire traiter comme un objet sexuel. Anaïs, c'est moi qui l'ai tué, elle a découvert ce que je tramais dans votre gros bordel, elle voulait me soutirer 2000 €, et je savais aussi que si je partais, elle allait me dénoncer à des mecs importants qui pour retrouver l'argent de leur drogue auraient fait n'importe quoi, juste pour qu'elle puisse s'assurer une place dans les putes de luxe. Tu sais, je veux pas te faire peur, mais ces histoires de Mafia avec les gens coulés dans l'eau, les pieds dans le béton, les tortures, on est en plein dedans. On est en plein dans la Mafia marseillaise Chloé. Ils savent que t'es avec moi, c'est leur seule piste pour nous retrouver. Tout ce qu'ils savent sur moi, c'est que je ne suis pas Pierre Lamure parce qu'il est mort, et je veux comprendre pourquoi.

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— Mais... Si t'es pas Pierre Lamure, t'es qui alors ? Tu travailles pour qui ? Pour quoi ?— Benjamin Rouvier. C'est comme ça que je m'appelle. Je travaille pour la curiosité et pour la justice, je travaille pour personne d'autre. Mon truc, ce que j'essaie de faire là, c'est pas de faire ma loi ou quoi que ce soit, c'est virer tous ces pourris qui nous entourent et qui profitent de tout pendant que d'autres crèvent la dalle dans la rue.— Tu parles comme si t'étais un clochard ou je sais pas quoi, dit-elle en rigolant.— Regarde-moi, regarde-moi bien dans les yeux : j'ai l'air d'un clochard ?— Nan, ben nan, un mec normal.— Pourtant, j'en suis un. Je suis un SDF. Je n'ai nulle part où aller, toute la journée j'erre dans la rue, personne ne me remarque, je ne suis qu'une poussière pour la société. Tu sais ce qu'elle fait la société ? Au lieu de nous donner à manger et de nous aider à trouver un emploi, elle préfère faire des dons à l'étranger. Quand c'est pour des catastrophes chez nous, qu'il y a des inondations et que des maisons sont détruites, qu'est-ce qu'ils deviennent les gens ? Ils ont tout perdu. Même leur société d'assurance ne peut pas les dédommager pour catastrophe naturelle. Un appel aux dons ? Non, c'est des Français. Je comprendrais jamais leur logique, avant de donner au pays d'à côté on ferait mieux d'assouvir les besoins de notre pays, parce que si on se casse la gueule à les aider, les pays pauvres, et qu’eux se cassent la gueule aussi, alors tout le monde se casse la gueule. Que les pays qui peuvent aider aident, mais quand le pays est surendetté, il vaudrait peut-être mieux dépenser l'argent ailleurs. Tu me suis ?— Mais pourquoi ils ne font pas un appel aux dons tous les ans pour les pauvres, comme les Pièces jaunes ?— Demande leur à eux, ceux d'en haut, qui sont vautrés dans leurs chaises bien confortablement, qui se font construire des maisons alors qu'il y en a qui comme moi pourraient en avoir plus besoin qu'eux, parce que souvent c'est leur résidence secondaire.— Pourquoi t'as pas fait de la politique, toi ?— Pour faire de la politique, il faut être intelligent, sortir d'une grande école, parce que c'est là qu'on trouve les bonnes idées, c'est là qu'on sait comment une gestion d'argent marche et d'ailleurs ils l'utilisent plutôt bien, pour leur plaisir personnel. C'est censé représenter le peuple ? Non, mais regarde-les, tous plus pourris les uns que les autres à se cacher derrière leur blabla.— C'est quand même con, normalement ils sont pas censés faire ça, ils devraient être punis.— Eux punis ? Laisse-moi rire. Ils font ce qu'ils veulent. On est censés avoir aboli les privilèges en France. Tiens regarde, un exemple tout con : Liberté : Liberté d'être un conducteur vache à lait qui remplit les caisses des l’État avec les vignettes automobiles, l'essence à prix d'or, j'en passe et des meilleures, Égalité : Ceux au pouvoir en ce moment, tu crois vraiment qu'il y a égalité avec tous leurs privilèges ? On a tous l'égalité au niveau des salaires entre hommes et femmes ? Je ne crois pas non. Fraternité : Celui qui me fait le plus rire, on est dans une société individualiste où chacun ne s'occupe que de ses affaires. Si je respecte ces trois principes qui sont ceux de la France, je fais péter le pays. »

Chloé regardait Benjamin d'un air béat, il conduisait, révolté, comme s’il avait le désir de changer le monde, comme s’il n'attendait qu'une chose c'était la révolte du peuple. Il ne pouvait pas être Président de la République française, il était juste pauvre, sans diplôme. Ce n'est pas qu'il pensait ne pas le devenir un jour, c'est qu'il pensait ne pas en être capable. Quand on vous rabaisse, qu'on vous dise que vous n'êtes pas intelligent parce que vous n'entrez pas dans les cases qu'on vous a attribuées, ça énerve forcément. Il a raison : c'est plus facile de noyer le peuple dans le blabla en l'hypnotisant plutôt que de dire la vérité et de trouver des solutions qui conviennent au peuple.

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« — C'est ça la démocratie, au lieu de la dictature où l'on donne les privilèges à un seul homme, on en donne à plusieurs. Y’ a un sens d'équité, ouais, mais le peuple a le droit de les regarder de travers surtout quand le pays va mal.— Qu'est-ce que tu veux y faire ?— Donner un grand coup de pied dans la fourmilière. J'ai plus rien à perdre. Je suis au bout du rouleau. »Effectivement, quand on est dans la rue, à part survivre au jour le jour il n'y a plus rien à faire, tandis qu'eux, ils planifient des voyages, payés par les états où ils vont, dans de somptueux hôtels, avec, s’ils le désirent, le droit de se gaver comme des porcs.

« — On va où ?— À Marseille, trouver Marsou. Je suppose qu'il est toujours là-bas, quand à Vigilanti, je sais pas où il est. Je perds pas de vue que Pierre Lamure est mort, je comprends pas pourquoi il est mort, c'est peut-être tout con, mais je veux savoir. À Lyon on est plus en sécurité, ça va être pas mal le bordel, vaut mieux se tirer un moment et attendre que ça se calme avant de chercher Vigilanti. On aura sûrement des infos sur lui à Marseille, à ce qu'il paraît Marsou et Vigilanti son de bons potes.— Marsou... J'ai déjà entendu le patron... Grandchamp, parler de traboules et d'un quartier connu de Marseille, mais je me rappelle plus...— C'est pas grave si ça te revient pas, ça va sûrement te revenir. Les traboules c'est à Lyon, c'est des anciennes planques de je sais plus quoi. Je serais pas surpris qu'il y ait un trafic de quelque chose.— Alors... Tu vas révolutionner le monde ?— Non, juste le rendre meilleur. J'ai aucune prétention, je vais faire de mon mieux, c'est tout. En attendant, j'ai un bout de papier depuis un moment dans ma poche, il y a l'adresse et le numéro du siège social. On va y aller. »

Cette décision de se jeter dans la gueule du loup était périlleuse. Imaginez qu'il arrive là-bas et qu'il demande à voir Marsou. Déjà, il ne savait pas son nom ni son prénom et Chloé devait faire l'objet d'une espèce d'avis de recherche interne, parce que s’ils la trouvaient elle, ils le trouvaient lui. Se pointer dans le siège social d'une entreprise et demander le patron. Benjamin ne savait même pas à quoi ressemblait le patron, pas une photo, rien. Il n'y avait pas pensé, mais le téléphone du mort, une fois allumé, était doté de la fonction géolocalisation. Il pouvait toujours essayer d'utiliser cette merveilleuse technologie pour tendre un piège à ses poursuivants, mais sans armes, ça allait être dur. Il fallait qu'il invente un mécanisme diabolique, comme on en voit à la télévision ou au cinéma ; une sorte de piège immense et invisible qui, à défaut de les tuer sur le coup, aurait l'avantage de les immobiliser un instant.Rouvier avait l'idée d'une société parfaite où chacun vivrait non plus seul dans son coin, mais en communauté, où tout le monde apprendrait à s'apprécier et à vivre en communauté.

Les inuits, avant qu'on ne leur apprenne à vivre comme nous, vivaient comme ça : partage des enfants, des femmes, du travail, de la nourriture et étaient sans chef. Si quelqu'un faisait du mal à un autre de la communauté, on le punissait en l'écartant de la communauté. Il devait vivre sans eux et donc était en quelque sorte condamné à survivre pendant un laps de temps. Depuis qu'ils ont appris à vivre comme nous, ils ont un taux important de suicide et d'alcoolisme, c'est bien qu'il y a un problème, ils ne sont pas heureux. L'être humain est un être social avant tout, il a appris que vivre seul menait à la folie. Rouvier avait des idées qui commençaient à germer. L'Europe était devenue un grand dépotoir, ce qui a la base devait être une communauté. Imaginez comme il l'imagine lui : en

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Europe, il n'y a plus de frontières intérieures, on échange tous avec la même devise, celui qui ne veut pas de la devise est exclu, tant pis pour lui on ne l'accepte pas. Il y a une langue commune qui est apprise par les enfants depuis la primaire qui est l'anglais, car c'est une langue simple. On fait du protectionnisme, on n'importe plus aux autres pays qui sont en dehors de l’Europe et qui n'ont pas décidé de faire comme eux. L’Europe serait laïque, il n'y aurait pas de discrimination et chacun y vivrait en harmonie, avec sa religion, à condition de ne pas la clamer haut et fort, mais plutôt comme on dirait qu'on appartient au catholicisme comme on appartiendrait à un club de tennis ou de foot, sans les maillots et les supporters qui vont avec, juste l'équipe sur le terrain.

Il n'y aurait plus qu'une seule justice, la justice européenne, qui fait donc qu'il n'y a plus de président de la France, ni de chancelier en Allemagne, ni de Roi en Angleterre. La police serait européenne comme l'armée et le président de l'Europe servirait enfin à quelque chose parce qu'il aurait du pouvoir.Rouvier pense que nous sommes trop attachés à notre pays, à notre langue, qu'on perçoit les étrangers comme des voleurs de travail alors que justement ils profitent à notre économie. Ceux qui ne font pas profiter l'économie c'est ceux qui profitent du système et ceux-là la communauté doit les punir à juste titre. Évidemment, il veut parler aussi des Européens qui en profitent pour avoir des usages abusifs de l'arrêt maladie et de toutes les prestations sociales en général. Ces personnes-là qui ne sont pas productives, il faut les exiler, leur montrer que sans nous, la force que nous sommes, ils ne sont rien, que ceux qui n’y peuvent rien comme les handicapés doivent être considérés comme des gens normaux et non pas comme des bêtes sauvages, il leur faut des infrastructures.

Pour Rouvier, ce n'est pas une Europe utopique, c'est une Europe possible. Un endroit où enfin le mélange des cultures anéantit la peur d'autrui et les préjugés. Les criminels devraient être incarcérés à vie avec une remise de peine qui n'est pas abusive s’ils écrivent un livre raisonné qui explique qu'ils ont compris leur punition et qu'ils ne recommenceront plus, que ce témoignage pourra donc être pris en compte si le prisonnier venait à récidiver. La punition fait penser à celle qu'on nous fait subir quand on est petit et c'est le principe, sauf que celle-là est facultative, si on veut être incarcéré à vie parce qu'on pense qu'on est trop dangereux alors soit, il a fait son choix. Tony Meilhon, 31 ans, est suspecté d'avoir assassiné sauvagement une fille de 18 ans, pourtant, il est relâché peu de temps après, il consulte même sa montre pendant le procès et à l'air de s'ennuyer comme s’il n'en avait rien à faire. Il est utile de rappeler que c'est un récidiviste. C'est une histoire assez ancienne maintenant, mais la justice française est devenue de plus en plus laxiste. Rouvier allait mener sa révolution à lui, celle que le peuple ne mérite pas. Commencer par la mafia, finir par la prise de pouvoir et la révolte du peuple. Ne vous imaginez pas une dictature, imaginez-vous l'Europe avec un vrai président et un gouvernement européen.Autoroute A7, sur une aire d'autoroute, Chloé et Benjamin se reposent, car le trajet est long. Soudainement, un coup de feu. Dans la boutique de la station essence, un employé avait été tué. C'était visiblement un hold-up. Quand on dit que l'essence est à prix d'or : les gens tueraient pour un plein d'essence. On ne braque plus les bijouteries, les stations-service ont moins de sécurité et le butin est plus précieux que le 1er des bijoux de la boutique. L'État a consenti, après une grève de plusieurs jours, une baisse du prix de l'essence pour les transporteurs. Cette baisse était possible par une pompe spécialement équipée pour eux : il fallait insérer une carte spéciale pour pouvoir l'utiliser. Comme une carte de paiement, ces cartes étaient financées par les entreprises et créditées par elles. Le vol de ces cartes ne servait à rien, les transporteurs, comme leur disque de route, étaient soumises à un contrôle

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draconien. La carte était insérée par le conducteur dans un lecteur dès sa sortie de l'entreprise, elle ne se déverrouillait que quand le réservoir du camion descendait en dessous de 15 %, à ce moment-là il pouvait l'utiliser, mais devait la remettre une fois le plein fini dans le lecteur. À son retour à l'entreprise, il devait demander à un agent, qui a une clé spéciale et unique non dupliquable, de déverrouiller son boîtier. Aussitôt que le conducteur suspectait sa carte d'être volée ou perdue, il appelait un numéro spécial qui la bloquait, la rendant inutilisable dans les bornes. Le système paraît compliqué, mais ne l'est pas.

Ainsi, sur une de ces aires de repos de l'autoroute A7, Benjamin était dans sa voiture de location, regardant la scène de loin. Inutile de préciser que les personnes qui étaient autour étaient pétrifiées, après tout, même s’ils en étaient capables : pourquoi ils agiraient ? Ce n'est pas leur problème. On ne cherche pas les histoires, on reste dans son coin, on laisse faire.Benjamin sortit sans se presser de son véhicule et se dirigea vers la boutique. Chloé était toute affolée : ‘Tu vas te faire tuer si tu y vas ! ’ Il ne s'est pas retourné, il était déterminé. Il voyait les agresseurs clairement, ils avaient tous un flingue, certains étaient pointés vers des clients, un autre vers le vendeur. Il entra dans la boutique, sereinement.

« — Quel comité d'accueil ! C'est gentil, tout ça pour moi franchement fallait pas !— Ta gueule toi, avec les autres et tu bouges pas.— J'ai pas dû bien entendre, quoi ? C'est à moi que tu parles ? Dit Benjamin.— Ouais c'est à toi, vas-y commence pas à m'énerver où je te fais un deuxième trou de balle.— Comme j'ai peur. Regarde sous ton flingue, y’ a une recharge de gaz, c'est un flingue Air soft. Ben vas-y, allez, tire, fais-moi mal avec tes billes en plastique.— T'es un chaud toi hein, tu joues avec ta vie ! J'vais te flinguer j'te dis, casse-toi ! T'as cinq secondes.— Je bougerais pas. Personne bougera. On est vingt-cinq contre quatre, on est en supériorité numérique, je serais vous, je me casserais.— J'vais te péter la gueule, petit con ! »Le chef laissa tomber son pistolet d'Air soft et courut le poing prêt à partir sur Benjamin, quand un client lui fit un croche-patte, le faisant glisser par terre. Tout le monde s'est empressé de se jeter sur les agresseurs, les ruant de coups. Un des clients a ensuite appelé la Police qui est arrivée quinze minutes après. Benjamin n'est pas resté, il est parti aussitôt vers la pompe, a rempli son réservoir et est parti sans payer.

« — T'es un héros, dit Chloé.— Non, je ne suis pas un héros, si tout le monde agissait comme moi ce serait un comportement normal. J'ai juste fait preuve d'analyse.— N'empêche que t'as sauvé des gens, ils étaient morts de peur les pauvres !— Je n'ai sauvé personne, ils n'étaient pas vraiment armés. »

Elle avait envie de lui faire une turlutte pour le remercier, c'était l'excuse qu'elle avait trouvée. Il refusa poliment. En vérité elle commençait à l'aimer, elle le trouvait viril, courageux et il n'avait pas peur de la mort ou de ce qu'on disait de lui. Elle se sentait aussi beaucoup moins intelligente que lui parce que des fois elle n'avait rien à dire sur ce qu'il disait. Il partait souvent sur un sujet pour en parler de longues minutes puis restait emmuré derrière un ténébreux silence. Elle commençait à aimer un homme qui n'aimait personne, elle qui croyait qu'elle ne trouverait jamais un homme bien. Elle ne connaissait pas d'autre moyen de lui prouver son amour qu'en baisant. Lui n'en avait pas envie. Elle se posait des millions de questions qu'elle ne se posait pas avant : « Si je le serre dans mes bras, il va penser quoi ? » « Si je lui dis que je l'aime, il va me dire quoi ? ». Elle commençait juste à comprendre les

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sentiments qu'a une personne amoureuse. Elle se demandait comment les hommes arrivaient à faire le premier pas, en tout cas, elle n'aurait pas le choix avec lui. Si elle voulait qu'il se rende compte qu'elle l'aimait, elle devait y aller en premier. Qu'importe le temps que ça prendra, elle y arrivera.

« — La route est encore longue, on va passer la nuit ici, sur cette aire d'autoroute. Je vais être obligé de partager la banquette arrière avec toi.— Hmm, marmonna Chloé, perdue dans ses pensées. On se déshabille pas, pas besoin, en plus des gens risqueraient de me voir.— Ah pour quoi ? Pour te mater ? Il rigolait. En même temps ce serait bien, il y aurait tellement de mecs devant la vitre le matin que ça cacherait le soleil, ça rattraperait ce que j'ai pas pu dormir ce matin. » La nuit tombée, ils se mirent sur une aire d'autoroute déserte. Benjamin alluma la radio. L'ancien locataire avait mis la station sur CherieFM et ils diffusaient une musique triste du genre d'Hallelujah de Jeff Buckley. Chloé était à côté de lui, elle avait le coeur qui battait la chamade rien qu'à l'idée de lui dire. Il fallait qu'elle ose.

« — Benjamin je...— Ouais je sais que c'est de la merde. Je change. »

Coupée dans son élan, frustrée, elle se tut. Elle avait les boules parce qu'elle y était presque. Il lui fallait attendre un autre moment propice, et personne ne pouvait savoir quand ça arrivera. Elle avait tellement peur qu'il se tire avec une autre femme. Il était à elle. Elle avait décidé qu'il était à elle, même si elle n'était pas avec lui. La peur, voilà ce qui l'animait. Depuis qu'elle était partie de chez Grandchamp elle avait peur, quelque chose de comme il faut. Cet homme était comme son ange gardien, un ange tombé du ciel pour la sauver de l'Enfer qu'elle vivait. Il a risqué sa vie pour elle, il l'a emmené avec elle alors qu'il n'y était pas obligé. Rien ne l'oblige jamais, mais il agit quand même. Pour elle c'était de la folie, mais cet homme fou l'attirait, sans rien y pouvoir.

L'atmosphère était de plus en plus tendue à l'approche du coucher, ils savaient au plus profond d'eux que ça allait mal se passer, qu'ils n'arriveraient pas à se tenir.

« — Bon, moi j'ai sommeil je vais me coucher. Faudrait que tu viennes aussi parce que sinon tu vas me réveiller.— OK, je vais voir si dans le coffre il n'y a pas une couverture, dit-elle. »

Elle ouvrit le coffre et en profita pour déboutonner un peu ses vêtements, histoire d'avoir l'air attirante. Elle savait très bien qu'il n'allait pas y avoir de couverture, c'était juste un prétexte.

« — Je te préviens, il ne se passera rien, ce qui est arrivé hier soir était hier soir.— Mais... Je n'allais rien tenter de toute façon, dit-elle en souriant. Je vais me mettre au fond, j'aime pas être près du bord. »

Elle se mit au fond et s'allongea, il se décala et fit de même. Le temps coulait doucement pour elle, une seconde paraissait interminable.

« — Enlève ta main de ma bite.— J'avais juste chaud au bras fallait que je le sorte.— Te fous pas de ma gueule, tu me tripotais. »

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Elle enleva sa main, dégoûtée. Il ne voulait vraiment pas d'elle. Pourtant hier soir, ils l'avaient bien fait. C'était devenu comme une torture psychologique pour elle. Comment faire en sorte qu'il l'aime ? Il s'endormit, sans ronfler.Le soleil dans les yeux, Benjamin se réveilla. Il prit le volant pendant que Chloé dormait, la bouche ouverte. Au virage de la sortie d'autoroute, elle se réveilla, la tête dans le cul.

« — Dit, t'as pas faim ? Dit-elle.—Si un peu, on va essayer de trouver une aire pour le petit-déjeuner.—J'aurais bien envie d'un vrai petit déjeuner, avec des biscottes et du beurre, de la confiture—Écoute, tu prendras ce qu'il y aura, OK ? C'est pas le moment de faire les difficiles.—Mais on s'en fout, on a 2800 € ! Qu'est-ce qui nous empêche de..—Déjà, c'est MON argent, ensuite, j'en fais ce que je veux.—Qu'est-ce que t'es chiant ! Dit-elle. Je suis sûre que c'est à cause d'hier soir, t'es en colère contre moi.—Non, j'ai juste horreur qu'on m'emmerde de bon matin comme ça. J'ai besoin de calme. »

Ils s'arrêtèrent dans une grande chaîne de restauration autoroutière. Il y avait beaucoup de vacanciers, c'était la période. Chloé mourrait de soif, l'été était particulièrement chaud cette année. Elle était aussi particulièrement insupportable parce qu'elle avait eu ses règles le matin même. Autant dire que cette journée allait être particulièrement énervante, d'une part parce que Benjamin était mal réveillé et pas d'humeur, de l'autre parce que Chloé ne pensait plus qu'aux aires d'autoroute pour se libérer de son fardeau dégoulinant de rouge et de noir. Ils prirent un déjeuner léger à 9 h du matin, dans le calme, puis reprirent la route.

« — Enlève tes pieds du tableau de bord s'il te plaît, ça me stresse.— Je vois pas en quoi ça te stresse...— Quand je conduis, j'ai horreur de voir dans mon champ de vision un truc qui fait que gigoter, ça m'énerve et ça me déconcentre de la route.— Va falloir que tu t'arrêtes à la prochaine sortie, j'ai envie de pisser.— Faudra encore te retenir, c'est pas avant 10km. »

Elle enleva ses jambes du tableau de bord, ce qui lui fit un grand frisson qui lui parcourut tout le corps. Elle sentait que son entrejambe était déjà mouillée et ça commençait à sentir la mort. C'était un sacré supplice pour elle et cette aire allait être sa libération. Changer de serviette : un air de fraîcheur et de propreté allait redonner vie à son vagin. Quel bonheur !

« — On arrive bientôt ? Je tiens plus, je vais me faire dessus...— C'est juste là... »

Elle se réjouissait, son paradis de propreté allait enfin apparaître, aussi insalubre qu'il allait être.

« — Voilà, c'est là.— Mais... Y’ a pas de toilettes !!!— J'ai jamais dit qu'il y en aurait.— Et je fais comment moi ?— Je sais pas, t'as qu'à aller derrière un arbre, y » a personne pour l'instant.— Mais ça va pas non ?! Tu sais pas ce que c'est d'être une fille toi, ça se voit ! Je vais pas me déshabiller là !

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— J'en ai rien à faire, juste tu pisses pas dans la voiture et t'attends la prochaine aire ou tu pisses ici.— Pff... »

Grosse désillusion. Il n'y avait rien d'autre à faire pour conserver son honneur que d'attendre la prochaine aire, en espérant que ça ne sentirait pas dans la voiture jusque-là.Il restait encore quelques kilomètres et le sang coulait sur ses jambes, lentement. L'odeur, elle, se propageait aussi, lentement mais sûrement.

« — Ça sent la mort... Tu t'es pas brossée les dents ou quoi ?—Ouais, c'est ça, je me suis pas brossé les dents. J'irais quand je pourrais aller aux toilettes. Ce matin, j'y ai pas pensé. »

Évidemment que si elle y était allée... Son jean commençait à prendre une couleur sombre à l'aine. Il était trop tard. Quelque temps plus tard, ils arrivèrent. Benjamin n'avait plus rien dit depuis le moment où il disait que ça ne sentait pas bon, il avait ouvert les fenêtres.Elle ouvrit le coffre et y prit un autre pantalon. Pas question de jupe, trop risqué. Elle fila d'un pas pressé vers les toilettes, tout en essayant d'être discrète et de ne pas se faire remarquer.

« — Ah, mais regarde là, c'est pathétique... Vivre comme une porcasse... Quelle honte ! Dis une des deux filles dans les toilettes.— Ca va je vous dérange pas trop ?— On dit juste que t'es dégueulasse, ça se voit et se sent à des mètres...— En quoi ça te regarde ?— Ça nous regarde qu'on te sent de loin et ça nous emmerde, dit l'autre.— C'est moi qui t'emmerde, mêle toi de ta vie au lieu de te mêler de celle des autres, espèce de thon va.— C'est qui que tu traites de thon ? Dirent les deux filles en choeur. »

Baston de filles dans les toilettes : ça griffait, ça donnait des coups de pied, ça mordait et ça donnait des coups de poing. Les deux filles avaient réussi à lui déchirer son haut, elle était en soutien-gorge. Elles partirent, une d'elles se retourna « Pouffiasse va, ça t'apprendras ! Sale pute ! La prochaine fois, tu fermeras ta gueule. » Elles continuaient à parler entre elles en rigolant quand Benjamin arriva comme un taureau. Il en envoya une par terre et la dévisagea à coup de poing puis courut derrière l'autre qui poussait des cris affolés. Il la rattrapa, elle était dans la boutique du magasin et criait à qui voulait bien l'entendre que le mec qui venait d'entrer était un fou dangereux. Tout le monde se retourna vers lui, le regardant comme une bête de cirque.

« — Vous trouvez ça normal, vous, de se foutre de la gueule de quelqu'un, en deux contre un, puis, quand cette personne doit se défendre, lui sauter dessus et lui arracher ses vêtements parce qu'elle a osé dire quelques chose ? Elle a frappé une femme avec une autre fille dans les toilettes, si ça vous arrivait vous feriez quoi ? Vous allez rester là comme des clampins et la laisser filer ou vous allez m'aider ?!— Il a raison, c'est inadmissible, dit une vieille femme qui n'était pas loin de la fille. »

La vieille femme frappa la fille à coup de sac à main et les autres firent pareil. « Ça t'apprendra », dirent-ils chacun à leur tour en la frappant. Benjamin était déjà sorti, il était reparti vers les toilettes où Chloé était encore en état de choc. Il la rassura que tout allait aller bien, puis elle partit se changer, haut comme pantalon, prétextant que c'était à cause des filles

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qu'elle saignait de l'entre-jambes. Elle avait le visage tout contusionné et la lèvre inférieure ouverte qui saignait. Elle était bien contente qu'elles aient eu ce qu'elles méritaient, mais elle aurait préféré les frapper elle-même.

Dans la voiture, elle ne faisait que de se plaindre qu'elle avait mal et réclamait de pouvoir aller en pharmacie pour acheter quelques bandages. Elle avait honte de ressembler à un monstre. Ils sortirent de l'autoroute A7 pour aller vers la ville la plus proche. C'était Montélimar-Nord, sortie 17. La ville du nougat. Quelle belle ville ! Elle était fleurie, il y avait de la vie.

Le traditionnel Nougat de Montélimar était tendre et dur, les artisans continuaient à sélectionner avec soin des matières premières nobles comme le Miel de lavande de la Drôme, les amandes d'Espagne, les pistaches de Sicile et la vanille de l'Ile de la Réunion. Leur nougat se présentait aussi sous la forme de chocolats fins : fondant noir, moka, chocolat au lait parfumé à l'orange, pour enchanter les plus délicats des palais. Malheureusement, ils n'étaient pas là pour manger.

À force d'insister, Chloé avait pu négocier un paquet, qu'elle n'était pas allée chercher elle-même, cachée derrière un journal, à l'abri du regard des passants. Malgré sa lèvre défoncée, elle le savourait, c'était tellement bon ! Pour une fois que c'était fait artisanalement et pas par des industriels... Benjamin n'aimait pas le nougat.

Benjamin était déjà allé dans les Gorges de l'Ardèche, ce n'était pas très loin. Il n'aimait pas la ville, il préférait la campagne. Il se souvient d'un village entouré par les montagnes où l'on y accédait par une longue route sinueuse.

Chloé se laissait bander la tête par Benjamin, esquissant des grimaces et des « Ah ! », « Ouh ! », « Aille ! » de douleur. Pour la lèvre, la pharmacienne a dit que vu la gravité de la blessure, quand Benjamin lui a expliqué la profondeur de la chose, qu'elle devrait aller voir un médecin pour se faire faire des points de suture. Elle aurait un ou deux points.

« — On va devoir aller voir le médecin pour ta lèvre.— Oh non, il va quand même pas me recoudre ?!— Si, un ou deux points, c'est ce que m'a dit la pharmacienne.— Ouais ouais c'est ça, un ou deux points... Quand je vais y aller, il va m'en faire plus. Il anesthésie au moins ?— Mais oui, il anesthésie, il va te faire une petite piqûre de rien du tout. »

En réalité, il n'en savait rien, et comme la pharmacienne n'avait pas vu Chloé, elle ne pouvait pas savoir exactement le nombre de points de suture.

« — T'as ta carte vitale sur toi ?— C'est pas remboursé de toute manière.— Ouais, c'est bien ça qui m'emmerde, on va devoir payer la peau du cul encore.— Tu parles, 40 €, c'est une bagatelle avec ce que t'as comme fric.— N'empêche que ça m'emmerde ! »

« Quel radin » pensait-elle. Elle n'osait plus rien dire de peur qu'il s'énerve. La pharmacienne lui avait indiqué un docteur non loin de là et il n'allait pas prendre la voiture. Chloé allait

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devoir sortir et affronter le regard des autres. Elle n'avait pas à avoir honte, après tout ce n'était pas de sa faute si elle n'avait pas pu changer sa serviette avant, merde quoi ! Il s’arrêta dans une banque pour y déposer 2600€.

Benjamin et Chloé entrèrent dans le cabinet. Une secrétaire, après leur avoir demandé la raison de leur visite, les invita à s'installer dans la salle d'attente et d'attendre leur tour.

« — Y'a bien que chez le médecin que les gens respectent leur tour. Ça me rappelle le lycée tout ça, avec les gens qui passaient devant nous, sans scrupules. Personne ne disait rien.— Ouais, mais bon, ils sont pas pressés de se faire piquer ou de se faire charcuter en même temps... »

Après une heure à feuilleter les magazines people ou vélo du médecin, c'était enfin à eux. Plus le moment fatidique approchait et plus Chloé avait peur. Peur de quoi, allez savoir, c'est juste une aiguille qui transperce une lèvre !

« — Madame ?— Varandier. Lucie Varandier. Ne me vieillissez pas, je ne suis pas si vieille je n'ai que 20 ans et pas encore mariée...— Ah, oui, excusez-moi. Monsieur, vous pouvez vous asseoir. Alors, qu'avons-nous là ? Dit-il en inspectant la blessure de Chloé. Ça fera bien deux points de suture ça. Vous pouvez garder vos vêtements, j'en ai pour un quart d'heure. Allez vous allonger là-bas.— Dites docteur, vous allez m'anesthésier hein ?— Pour une si petite blessure ? Non... J'ai déjà soigné un enfant de 14 ans qui s'était pris un coup de bâton dans l'arcade sourcilière sans anesthésie. Deux points de suture ce n'est rien, je vous assure.— Si vous le dites, n'empêche que j'ai la trouille. »

Pendant toute l'opération, elle restait scotchée au lit, les mains crispées, prête à mordre ou à griffer au cas où il se raterait. Elle s'est contentée de fermer les yeux, mais elle ne pensait qu'à sa lèvre, elle était concentrée dessus ce qui amplifiait la douleur. Comme Benjamin voyait qu'elle était apeurée, il est arrivé et lui a mis un grand coup sur la jambe.« — Mais merde ça fait mal ! Pourquoi t'as fait ça ? T'es con ou quoi ?!— Je détourne ta douleur, pense à la douleur de ta jambe et ne pense plus à l'autre. Vu que celle de la jambe est plus importante, tu ne sentiras rien, je t'assure. »

Le médecin acquiesça, puis s'en retourna à son fil et son aiguille, prêt à en découdre avec la lèvre.

« — Eh bien voilà ! C'est fini ! Évitez juste d'ouvrir trop la bouche.— Enfin ! J'en avais marre ! Plus jamais chez le médecin !— Il va quand même falloir revenir pour les vaccins et il faudra enlever le fil aussi, dans trois semaines...— Ah non hein ! Benjamin, dis-moi que c'est pas vrai !— Si, tu vas devoir retourner voir un médecin pour le fil.— Bon, ça fera 40 €, ce n'est pas remboursable et je ne suis pas votre médecin traitant. Vous venez d'où ?— On vient de Paris. On paye en liquide. »

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Chloé était dégoûtée. Pour elle venait de commencer le compte à rebours jusqu'au prochain médecin. En sortant, elle s'est vue dans une vitre : « J'ai plus une tête, j'ai un patchwork... » Il fallait trois semaines pour que les bleus disparaissent aussi.

« — C'est bon, arrête de tirer la tronche comme ça, c'est pas comme si t'allais pas redevenir comme avant...— Ouais ben en attendant je suis moche, je ressemble à rien et je te fais honte. À moi aussi, je me fais honte d'ailleurs ! »

Elle se mit à pleurer. Benjamin la serra dans ses bras, juste pour qu'elle se taise. Il en avait marre de ses niaiseries. Chloé, elle, se sentait moins que rien. Elle pensait l'attendrir, elle ne faisait que l'énerver. Ils retournèrent à la voiture et repartirent en direction de l'A7. Sur l'autoroute, il y avait un bouchon, ce qui les ralentissait.

« — On est vraiment obligés de mentir à tout le monde ? Enfin, je sais pas moi, mais c'était quand même un médecin !— Il est tenu au secret professionnel, si on était des assassins, il serait forcé de garder le secret.— Ben alors pourquoi tu lui as pas dit qu'on venait de Lyon ?— J'te signale que c'est toi qui as commencé, Lucie Varandier...— J'avais peur, ça te va ?— Parce que j'ai pas peur ? Tu crois que j'ai pas peur ? T'es vraiment qu'une sale égoïste, tu pense qu'à toi. Tout pourrait s'effondrer autour de toi tu t'en foutrais, après tout, t'es comme les autres.— Ah ouais, et il aurait fallu que je fasse quoi, hein ? Tu m'as vu ? J'ai essayé de me défendre contre les deux pétasses, je me suis fait tabasser ! J'allais faire quoi ? Hein ? Dit-elle, énervée.— Pourquoi t'as cherché la merde ? Tu crois que je serais toujours là derrière toi à corriger tes conneries ? Arrête un peu. Je ne suis pas ce que tu crois.— Mais c'est elles qui ont cherché la merde !— T'aurais pu partir digne, t'as rien fait pour. Genre t'aurait pu, au lieu de les traiter de thons, leur dire qu'elles n'avaient rien d'autre à faire de leur vie et que ça en était pathétique. On n'est pas toujours obligés d'utiliser la violence, sauf quand c'est un cas de self-défense.— J'ai pas autant d'inspiration que toi quand je m'énerve.— La puissance du self-control. Avec le temps, si tu t'entraînes, ça viendra.— Hmm.— Putain j'en ai marre de ces bouchons, ça finit jamais... »

Ils sont restés une heure sur l'A7 sans jamais vraiment avancer. Il était déjà 18 h 30. S’ils avaient su, ils seraient restés à Montélimar, au moins là-bas il y a des hôtels. Ils trouvaient la banquette arrière très inconfortable, on y était serrés, on dormait mal et le matin on était de mauvaise humeur, sans compter le mal de dos.

« — C'est bon, regarde, ça roule là-bas.— Dit, t'as déjà eu une copine ?— Oui.— Elle était comment ?— C'était une fille intelligente. Je crois que je n'en trouverais pas une aussi forte qu'elle en tout. Elle arrêtait pas de dire à tout le monde qu'elle était pas si forte que ça alors que tout le monde savait éperdument qu'elle allait réussir. Mais bon, j'ai pas envie de parler d'elle, rien

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que d'y penser j'ai encore mal au cœur et ça m'énerve. Elle ne me comprenait pas... Qu'est-ce que j'en ai à faire que quelqu'un me comprenne maintenant... »

Il avait jeté un froid. Chloé ne savait plus quoi dire. Elle réfléchissait. Elle se disait que si elle devenait plus intelligente qu'elle, et elle ne savait pas à quel point elle l'était, elle pourrait mériter son attention et peut-être tomberait-il amoureux d'elle, enfin, qu'il arrêterait d'être méchant avec elle. Elle s'imaginait pouvoir recommencer comme le premier soir où ils ne se connaissaient pas encore. Elle ne pouvait que se l'imaginer. C'était décidé, elle allait s'instruire à chaque moment qu'elle le pourrait.

« — J'ai pas mon Bac moi non plus, j'ai rien, tu sais.— Bah ! qu'est-ce que tu veux, on rentrait pas dans les cases... On t'ordonne d'être quelqu'un d'autre que ce que tu es si tu veux réussir.— Tu crois que c'est trop tard pour passer le Bac à mon âge ?— Mais nan, j'ai commencé le lycée à 17 ans.— Ouais, mais tu sais, j'ai peur d'aller dans des endroits publics...— Au pire, tu pourrais suivre des cours par correspondance.— Au pire ouais...— Pour l'instant, on s'occupe d'autre chose. »

Elle se sentait déjà plus forte rien qu'à l’idée de devenir quelqu'un, autre chose qu'une pute. Elle se voyait déjà derrière un bureau à taper toute la journée sur un ordinateur.

« — Tu faisais quoi quand t'étais au lycée ?— J'étais dans plein d'associations. J'aimais le contact avec les autres. Sinon, j'écrivais.— Ah, t'écrivait quoi ?— J'ai écrit des livres qui n'ont jamais été publiés.— Ça t'a dégoûté et du coup tu veux plus recommencer ?— J'ai toujours aimé écrire. De toute façon, oublie. C'est du passé. »

Elle l'imaginait, s’il avait été publié, signant des autographes sur ses livres dans une grande librairie. Une longue file de gens sortait jusque sur le trottoir.

Ils s'arrêtèrent sur une aire d'autoroute où il y avait un restaurant. Elle en profita pour vaquer à ses occupations et lui vadrouillait à droite à gauche, regardant les prix des articles, consterné par la marge de ces restaurants d'autoroute. « Ils profitent bien qu'on ne puisse pas faire autrement, quelle bande de salauds ! » pensait-il.

Elle sortit des toilettes puis ils reprirent la voiture. La nuit commençait à tomber et un vent frais se faisait doucement sentir.

« — On est bientôt arrivés ?— Si tout va bien, on sera pas obligés de dormir dans la voiture, on devrait arriver à Marseille vers 0 h ».

Ils arrivèrent vers 23 h 30 et prirent une chambre dans un hôtel pas très cher, avec le prix au dessus du bâtiment, éclairé en jaune. Les damiers lui faisaient penser à une Formule 1. Cet hôtel avait des lits superposés qui n'étaient vraiment pas confortables et les douches étaient communes. Le matin, ils eurent droit à la confiture industrielle en gelée et à de la pâte à tartiner en stick. Pour une fois Benjamin, comme Chloé, avaient réussi à dormir comme il

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faut. Tous les deux étaient de meilleure humeur. Cependant, quelque chose allait énerver Chloé: une femme regardait Benjamin bizarrement et ça n'avait pas l'air lui déplaire.

"-T'as vu comment elle te regarde, l'autre ?-Ouais et alors ?"

Elle s'empressa de partir en avalant en quatrième vitesse son petit-déjeuner, attendant devant la porte d'entrée, où tout le monde fumait. Ils la regardaient bizarrement, avec sa tête toute bandée et bleue, comme un monstre. Le regard des autres lui était insupportable. La femme à l'intérieur s'était rapprochée de Benjamin pour lui parler. Ouh ! Grossière erreur de sa part. Elle entra comme une furie, tirant Benjamin qui partit en arrière.

"-Mais qu'est-ce qui t'arrive, bordel ?!-On se tire d'ici, j'en ai marre !-Ah, c'est ta petite copine... Bon, ben je te laisse, salut, dit la fille qui regardait Benjamin.-Non, c'est pas ma petite copine, c'est une fille qui passe son temps à foutre le bordel autour d'elle et ça commence plus que sérieusement à me gaver !"

Ils s’engueulèrent en plein milieu du hall de l'hôtel, tout le monde les regardait et la femme qui était venue draguer Benjamin s'était enfuie. Ils reprirent la voiture quand ils se rendirent compte qu'une voiture les suivait, une voiture où on pouvait voir que l'un des cinq hommes, sur la banquette arrière, avait une batte de base-ball.

« — T'arrêtes pas, je crois qu'on nous a retrouvés.— J'en sais rien. Peut-être que c'est juste des gens qui font du base-ball. En France, ça paraît con, mais on sait jamais. »

La voiture se rapprochait d'eux. Fausse alerte, ils doublèrent. Marseille n'était plus qu'à quelques kilomètres : Autoroute du Soleil, Sortie 31. Ils prendraient la 32.La « Cité phocéenne », enfin ! C'est là qu'ils allaient trouver Marsou. Où ? Dans son siège, tout en haut d'une tour. Benjamin avait quand même l'impression qu'il n'allait pas être ailleurs que dans son yacht. S'il en avait un, il devait être très bien gardé. Le truc, c'est que des bateaux bien gardés il y en avait des masses. En effet, c’était le premier port marin français et le quatrième au niveau européen. S’ils devaient chercher un bateau, ils allaient devoir bien se renseigner. Le quartier d'affaires Euroméditerranée, c’est par là qu’ils devaient commencer. Ils arrêtèrent la voiture près de la tour CMA-CGM, juste à côté d’un port qui donnait sur la méditerranée. Ils sortirent de la voiture et allèrent se balader. Ils s’arrêtèrent dans un kiosque. Dans le journal local, il y avait un article en première page :

« Marsou, ou Paul Rimbert, le patron du géant de la cigarette M. avait été arrêté en 2023 pour possession illicite de résine de cannabis. Il a été relâché aujourd’hui. Il va pouvoir reprendre une vie normale et plus saine sur son yacht de luxe Le Brise-Tempête. »

Voilà le bateau qu’ils devaient chercher. Le voir c’était une chose, l’infiltrer encore une autre, intercepter une des bagnoles blindées dans laquelle il était susceptible de rouler encore une autre.

Ils reprirent la voiture et longèrent des kilomètres de port. Pas un seul bateau qui portait le nom de Brise-Tempête. Ils commencèrent à désespérer, quand au loin ils virent un bateau se

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rapprocher. Un bateau comme un de ceux que Benjamin avait déjà vu en Sicile, avec des néons bleus sur les côtés, avec deux étages apparents. Ils pensèrent que ça ne faisait plus aucun doute qu’il était encore à Marseille, que le bateau venait le chercher. Peut-être allait-il rester amarré, peut-être allait-il repartir, ils n’en savaient rien.

« — Et si jamais c’est pas ce bateau-là ? On fait quoi ?— Demain on retournera sur le port et on recommencera à regarder les noms de bateau.— Je commence vraiment à désespérer. En plus, je crève de chaud, y’ a beau avoir la brise marine, j’ai pas envie de rester là-dedans toute la journée.— Eh, regarde, un groupe d’hommes ! »

Ce qu’ils voyaient c’était un homme sanglotant, couvert de sang, qui était traîné jusqu’à la berge par un groupe d’hommes. L’un des hommes avait un gros boulet comme on en voit dans les films d’horreur sur les fantômes, avec une espèce de bout de métal circulaire qui se clipsait à la cheville. L’homme n’essayait même pas de se débattre, il n’en avait plus la force.

Chloé espérait que Benjamin sorte de la voiture et qu’il les frappe tous, mais il ne fait rien. Ils regardèrent alors la scène de loin. L’homme a eu de la chance, quand ils l’ont lancé dans l’eau le boulet est parti en dernier et lui a fracassé le crâne, ce qui avait dû le tuer sur le coup. Chloé était choquée, elle ne savait plus quoi dire.

« — Je crois que c’est les hommes de Rimbert, je vais les suivre, on verra bien. Toi, reste dans la voiture, on sait jamais.— Tu vas te faire tuer, toi, un de ces jours… » Il suivait les hommes comme un espion, il avait joué à beaucoup de jeux d’infiltration, mais en réalité il y avait la peur de se faire attraper. S’il ratait le niveau, il n’y avait pas de « Try Again », c’était direct « Game Over ».

Comme un renard il avançait vite, se faufilant dans tous les petits endroits du port, les suivant de loin. Comme un écureuil il grimpait sur les caisses pour avoir une vue d’ensemble. Des blattes et des rats traversaient et on pouvait le comparer à l’un d’eux. Les quatre hommes se dirigeaient vers une petite embarcation, pas un truc très grand. Ce n’était pas les hommes qu’il cherchait. Benjamin décida donc de retourner à la voiture, mais Chloé n’était plus là. Il dit à haute voix « Je lui avais dit pourtant de rester dans la bagnole, comment je vais faire pour la retrouver maintenant ? ». Il s’assit au volant et s’effondra, net, d’un coup de matraque.

Benjamin se trouvait dans une pièce aux parois métalliques, seul, avec la vague impression de ne pas être sur terre, ça tanguait. Il n’y avait qu’un mot, manuscrit, très mal écrit.

« On a ta copine, rends-nous l’argent. On a que 160 € sur les 2800 que tu nous dois. »

« — Laissez-moi sortir ! Laissez-moi sortir et je vous donnerais l’argent ! Dit-il en tambourinant contre la porte. »

Un gros balèze ouvrit, le regarda sévèrement de son mètre quatre-vingt-dix et lui montra une grosse porte métallique en lui disant qu’on voulait le voir.

« — C’est toi, Benjamin Rouvier, j’imagine. Écoute, t’as buté un de mes meilleurs potes et fait s’écrouler 30 ans de travail. En plus, j’apprends que tu nous as volé 2800 € qui viennent de chez nous.

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— Pierre Lamure. C’était qui ?— Lamure, c’était un sale traître, un espion. On sait aussi que tu t’es fait passer pour lui. Faut être con, prendre l’identité d’un mec mort. Quand Grandchamp me l’a appris avant-hier j’ai tout de suite su qu’un truc tournait pas rond. On vous suit depuis un moment, vous aviez pas éteint le téléphone de Lamure, il était en veille… T’as 2 h pour nous ramener les 2640 €.— Vous relâcherez Chloé, hein ?— J’ai jamais dit qu’on la relâcherait, elle nous appartient. C’est juste si tu veux rester vivant. Je te conseille pas d’appeler les flics, sinon ça va mal aller pour toi. »

Benjamin sortit. Il était mort de trouille. Tout ce qu'il avait voulu c'était changer le monde et il s'était foutu dans une merde pas possible. Dans 2 h, il serait 20 h, la nuit ne commencerait même pas à tomber. 2640 € de perdus ou 2640 € de gagnés, plus une fille de sauvée, plus un mec dangereux de buté. La deuxième lui paraissait la meilleure. Quand on a plus rien à perdre, on peut toujours essayer, reste à savoir comment. Passer derrière le bateau ? Impossible à cause de l'eau, en plus c'est haut. Passer de front, c'est du suicide. Il n'y avait plus vraiment d'alternative. En fait, il n'y en avait qu'une : recruter des gens. Les gens ne s'intéressent qu'au pognon, c'est bien connu... 50 € chacun. Viser les bars et les gens à l'apparence menaçante.

Un groupe d'hommes étaient en train de regarder des gens passer dans la rue, comme si c'était une habitude.

« — Salut mec ! Dis, t'aurais du feu ? Dit l'un d'eux, avec une casquette en arrière.— Ouais, ouais, j'en ai, attends... Benjamin fouilla dans sa poche et lui donna. Garde-le, j'en ai pas besoin.— Merci mec, t'assures.— Dites, ça vous dirait de gagner 50 € chacun ? Un truc tout con.— Carrément ouais, dis toujours, dit un autre homme avec un gros chien tenu en laisse.— Vous voyez ce bateau là-bas ? Le Brise-tempête ?— Ouais, dirent-ils en chœur.— Vous rentrez à l'intérieur, vous chopez la fille qui y est, vous la ramenez et il y aura une prime de 100 € à celui qui tue Paul Rimbert.— Quoi le mec de la mafia là ? Le mec qui vient de sortir de tôle ? »

Ils se concertèrent, hochant la tête, gesticulant, caressant le molosse puis revinrent vers Benjamin.

« — On est OK, mais va falloir allonger le blé avant.— Qu'est-ce qui me dit que vous allez pas vous tirer avec le fric sans rien faire ? Non, vu la somme ce sera après.— OK mec, mais pas d'entourloupe sinon c'est toi qu'on bute en plus de lui. »

Ils se dirigèrent vers le bateau, l'air menaçant, mais innocent. Un des hommes, ce n'était sûrement pas le seul, avait un flingue. Pas un gros calibre, un simple Beretta. Ils n'étaient intéressés que par l'argent, ils ne réfléchissaient pas. S’ils devaient se faire attraper, tant pis. Ils montèrent sur le bateau, tranquillement, quand un des sbires de Rimbert approcha.

« — Descendez de là.— C'est pas la fête ici ce soir ? Non parce qu'on a été invités, avec mes potes, mon frère !— Y'a pas et y'auras jamais de fête ici, cassez vous. »

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À bout portant, l'homme au Beretta tira sur le garde. Tous les hommes sur le bateau, sbires de Rimbert y compris, sortirent le leur. Un sbire sortit d'un des coins du bateau et tira sur un des mercenaires, qu'il toucha à l'épaule. Au même moment, un de ses collègues riposta et lui tira en pleine tête. La petite troupe avançait à pas lents, le blessé, agonisant, avait été placé contre un des murs, avec des mots qui étaient censés le rassurer « Ça va aller mon pote, t'inquiètes pas ça va aller, Dieu est avec nous, Dieu est grand ». Ils entrèrent dans le luxueux salon où Rimbert les attendait, tenant la fille avec lui.

« — Approchez encore d'un pas et je la bute. Posez vos flingues, allez, pas de discussion.— On a fini le boulot, on se casse.— Quel boulot ?— Un mec nous a promis de l'argent pour vous descendre, vous et vos hommes.— Combien ?-50 € chacun.— Je vous donne le double chacun et vous me butez ce fils de pute. — Allonge le blé vieux, tout de suite.— J'ai rien ici, quand vous aurez fini. »

Les sirènes de la police retentissaient au loin, ameutées par les coups de feu. Ils partirent en courant et l'un d'eux dit à Benjamin : « T'as intérêt à nous filer le pognon, ou on te bute, le vieux nous a promis le double de ce que tu nous offrais pour te buter, rendez-vous à Notre-Dame de la Garde dans 1 h ». Benjamin acquiesça, mais il n'avait pas revu Chloé, toujours captive. Qui sait ce qu'il allait lui arriver ? Avec un gars comme Rimbert, tout et n'importe quoi. Coulée avec un bloc de béton, remise sur le marché avec une étroite surveillance et allez savoir quoi encore.

À ces jeunes, on leur avait promis 100 € chacun. L'État, lui, leur avait promis un vrai travail il y a de cela longtemps déjà, mais ce n'était que des mensonges. Leur vie entière n'était qu'un mensonge et Benjamin était l'un de ceux qui n'aiment pas les menteurs, c'est même pour ça qu'il allait aller à Notre-Dame de la Garde et payer les hommes. Il monta sur le bateau pour sauver le blessé, qui malheureusement était déjà très mal en point, et prit son pistolet.

« — Comme on se retrouve ! T'as pas prévenu les flics, t'as engagé des mecs, et même pas tu les payes, tout ça pour me buter, moi, Paul Rimbert !— Toi... Je vais te buter ! »

Chloé s'extirpa des bras de Rimbert, mais il l'avait en joue et lui tira une balle dans le dos. Benjamin, lui, pointa le sien au même moment sur lui et le tua d'une balle en pleine tête.

« — Benjamin... Je t'aime... Mon héros... J'aurais, j'aurais voulu te le dire avant, mais...— Je ne suis pas un héros... J'aime une autre femme qui est morte à l'heure qu'il est, à cause de toutes ces conneries. Je te vengerais Chloé, je te le promets. »

Chloé rendit son dernier soupir dans les bras de Benjamin. La police était presque là. Il courut jusqu'à la voiture et s'en alla vers la grande basilique marseillaise. Elle l'aimait, il n'en savait rien et il s'en foutait. Tout ce qui l'animait ce n'était pas que Pierre Lamure, cet espion qui avait pour idée de déjouer tous les plans de la mafia lyonnaise et marseillaise, mais aussi la femme qu'il avait aimée, qui trouva la mort dans un accident de funiculaire, « La ficelle » comme ils l'appellent les Lyonnais.

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Saint-Jean – Fourvière, avril 2025, un camé égorge une femme avec son couteau parce qu'elle ne voulait pas lui donner du feu, et pour cause, elle n'en avait pas. Cette femme, c'était la future femme de Benjamin, Céline Cassigny, qu'il avait demandé en fiançailles trois jours avant. Benjamin s'était juré de la venger, parce que la justice ne l'avait condamné qu'à trois ans de prison avec cure de désintoxication offerte. Il laissa depuis tomber ses études, comment expliquer aux examinateurs du Bac que c'était un cas de force majeure, qu'il ne pouvait pas se concentrer sur sa copie sans penser à elle, sans que ça le tourmente encore et encore, qu'il n'en arrivait même plus à dormir.

La nuit, il pensait tellement à elle que pour la remplacer il serrait son polochon, mais il savait que ce n'était qu'un bout de tissu et que ce n'était pas ça qui allait la faire revenir. Il fallait qu'il s'y fasse. Tant qu'il le pouvait, il se rendait sur sa tombe, il n'y déposait rien d'autre que des larmes. Il ne comprenait pas cette tradition bizarre des fleurs, symbole de la vie, alors que tout ça n'était que tristesse et désespoir. De là où elle était, elle ne pouvait rien voir de toute façon. Rien ne pourrait la ramener à la vie, mais il pouvait éviter que d'autres crimes de ce genre soient commis : il fallait que les gens arrêtent de consommer de la drogue pour la simple et bonne raison que ça les rendais dingues.

Comment croire en Dieu quand tout ce que vous avez autour de vous disparaît chacun son tour ? Quand on a une famille comme la sienne ? Parents divorcés, avec d'un côté un père qu'il ne voit jamais et une mère qui a refait sa vie avec un con en donnant naissance à trois filles. Il était toujours traité comme une merde, par exemple, à table il n'avait pas le droit de dire qu'une des filles prenait trop de place sur la table ou qu'elle donnait des coups de pied sous la table, soi-disant parce qu'eux, les parents, étaient censés donner une éducation et que c'était à eux de parler. Mais quelle éducation ? Vous appelez ça une éducation vous de ne rien dire ?!

Le matin, il n'avait pas le droit de dormir, il fallait se lever à 11 h alors qu'ailleurs il connaissait des familles avec le même nombre de personnes qui se levaient quand ils voulaient, même à 14 h, et on respectait leur sommeil. Le matin là-bas, ça criait, ça sautait, ça insultait (alors que c'était soi-disant interdit) de pouffiasse, de conne, de salope et ça disait même « Ta gueule ». Si lui faisait la moitié de ce qu'elles faisaient, il s'en prenait une, pire, on lui confisquait sa clé WIFI en prime pour qu'il n'ait plus d'accès à Internet. Il s'en foutait, il pouvait quand même écrire ce qu'il voulait, c'est le principe de la liberté d'expression qu'il n'avait pas chez lui.

Le mari de sa mère était fier de lui, il ne s'excusait devant personne. S’il devait ressembler à quelqu'un, ce serait bien Louis XIV, un tyran. Si le matin une des filles avait décidé de mettre la musique à fond et que Benjamin criait de baisser parce que cette fille se croyait toujours seule dans la maison, lui arrivait et disait de mettre encore plus fort, rien que pour faire chier. Son âge mental laissait donc à désirer et il avait lui avait même avoué, lors d'une engueulade, que c'était un con et que si Benjamin lui cherchait la merde avec la justice, il allait le retrouver à sa sortie et le tabasser. Il s'en foutait maintenant, il n'était plus dans cette maison de fous, loin de tout ce bordel. Sa mère ne l'aidait pas, elle ne disait rien, elle passait son temps à menacer les filles de les frapper si elles ne se tenaient pas à carreau, mais ne faisait jamais rien.

Benjamin se rappelle que lui, à leur âge, ne faisait pas autant de conneries et en prenait plus qu'elles. À croire que les aînés sont les souffre-douleurs des parents. Sa petite sœur, qui était

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d'une autre portée, n'arrangeait jamais rien, elle l'enfonçait toujours et profitait de la moindre occasion pour le tailler. Quand elle est partie, c'est la plus grande des trois filles qui s'est mise à faire la même chose qu'elle, comme si c'était une référence. Benjamin a une pensée pour tous ceux qui ont été ou sont dans leur cas, très souvent.

Il était trop jeune et trop naïf pour voir ce qui était bon et mauvais pour lui, c'est pourquoi quand il a su qu'elle était morte, il a bu une moitié de bouteille de Vodka pour oublier sa douleur. C'est comme ça qu'il a fini à l'infirmerie de son lycée à 8 h du matin, embarqué par la suite par une ambulance taxi qui l'a emmené jusqu'à l'hôpital le plus proche. Il s'en est voulu de ne pas être parti avec elle ce jour-là, il aurait pu la protéger. Il voulait qu'on croie en lui, c'était la seule qui avait jamais cru en lui. Elle ne lui a jamais dit pourquoi elle avait gardé une des roses fanées sur son tableau d'affichage en liège, dans sa chambre. Elle se souviendra sûrement de lui là-haut, peut-être qu'elle pourra observer qu'il n'était pas compliqué à comprendre, juste qu'il était simple à vivre.