La dignité peut-elle se perdre ?

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Med Pal 2007; 6: 243-249 © 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés SOINS PALLIATIFS ET ÉTHIQUE Médecine palliative 243 N° 4 – Septembre 2007 La dignité peut-elle se perdre ? Jean-Philippe Pierron, Université Jean-Moulin Lyon III ; responsable du DU Philosophie du vivant « Connaître, soigner, transformer » ; enseignant dans le DU de soins palliatifs des universités de Dijon-Nancy. Summary Can human dignity be lost? The issue of human dignity in the context of palliative care is a subject of much contradictory debate. Certain associations ad- vocate legalized euthanasia, fighting against therapeutic obsti- nacy and “dolorism”, and emphasizing that people have the right to die in dignity. Conversely, those defending palliative care clearly distinguish between “causing” and “letting” death occur, recognizing that there are situations where treatment is unreasonable obstinate and that therapeutic practices must be regulated by respect for human dignity. Why there is such a big gap between these concepts is of great interest. The project of this article is to clarify the paradigm and explore the different ways of analyzing the question of human dignity. The question is raised as to whether human dignity can be lost. Key-words: dignity, distinction, dignitary, indignation. Résumé Le débat sur la dignité en soins palliatifs fait l’objet de prises de positions qui semblent contradictoires. D’un côté, certaines as- sociations (ADMD) militent pour la légalisation de l’euthanasie, contre l’acharnement thérapeutique et le « dolorisme », revendi- quant le droit à mourir dans la dignité. D’un autre côté, les défen- seurs des soins palliatifs, distinguant clairement « faire mourir » et « laisser mourir », reconnaissent l’existence d’obstinations dérai- sonnables et régulent l’activité thérapeutique au nom de la di- gnité. Quelles sont les raisons d’une telle séparation, voire d’un tel fossé, au point qu’on ne puisse plus avoir une idée claire de la dignité ? Le projet de cet article est de venir clarifier, préciser et expliciter les différents plans d’analyse dont la dignité fait l’objet, se demandant si la dignité peut se perdre. Mots clés : dignité, distinction, dignitaire, indignation. La perte de la dignité « Il est quantité de gens qui, dès l’éveil, se mettent au “garde-à-vous” et cherchent à remplir leur personnage. Même seuls, ils se campent. Il va sans dire que ce n’est pas de cette dignité que je veux parler ; mais bien d’une sorte de respect de soi-même et d’autrui, qui n’a pas à se marquer au-dehors. » [1] Leitmotiv de la relation soignante, la dignité – celle du malade, mais aussi celle du soignant car il s’agit d’une relation – est aujourd’hui invoquée, sinon convoquée, comme un principe orientant l’action soignante, en déli- mitant les frontières de pratiques sans cela jugées inac- ceptables. Instance d’évaluation, la dignité n’est pourtant pas une norme au sens juridique du terme, mais bien plu- tôt un principe moral, régulateur des bonnes pratiques. Elle joue ainsi comme un opérateur axiologique mais avec cette singularité qu’elle le fait dans un contexte laïque. La tradition biblique attestait que « tout homme est une histoire sacrée, parce que l’homme est à l’image de Dieu » (Gn.1). Les sociétés sécularisées se cherchent, quant à elles, un principe transcendant sans la transcendance di- vine, et il semble bien que la dignité joue ce rôle. La dignité veut, de l’homme, dire la grandeur, mais une grandeur qui ne soit pas donnée par le haut dans une Révélation, mais qui soit reconnue par le très bas des expériences morales relatives à l’objection de conscience, à l’indignation, ou au refus de l’humiliation. La dignité de la personne hu- maine, entendue comme fondement des Droits de l’homme, explicite ainsi le « sacré sécularisé » de l’humain, par-delà et après sa sacralisation religieuse par la tradition biblique. Le monde du soin ne fait pas exception à cette sécu- larisation du monde qui sert de grand cadre interprétatif pour construire la relation à autrui. Il y est aussi question de rendre ou de préserver la dignité du patient mise à mal par la traversée d’une forme de déréliction. Cette dignité, le malade l’aurait perdue, ou il ne pourrait plus l’assumer seule. Aussi s’interrogera-t-on pour savoir en quoi consiste notre dignité (la raison ou l’intelligence, la volonté ou la liberté, notre sensibilité ou notre être du simple fait d’être ?). Mais, dans le champ de la médecine et du soin, la question est singulièrement posée. Le malade démuni, comateux, grabataire ou en fin de vie, vit l’expérience Pierron JP. La dignité peut-elle se perdre ? Med Pal 2007; 6: 243-249. Adresse pour la correspondance : Jean-Philippe Pierron, 9, rue Brillat Savarin, 21000 Dijon. e-mail : [email protected]

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N° 4 – Septembre 2007

La dignité peut-elle se perdre ?

Jean-Philippe Pierron, Université Jean-Moulin Lyon III ; responsable du DU Philosophie du vivant « Connaître, soigner, transformer » ; enseignant dans le DU de soins

palliatifs des universités de Dijon-Nancy.

Summary

Can human dignity be lost?

The issue of human dignity in the context of palliative care is a subject of much contradictory debate. Certain associations ad-vocate legalized euthanasia, fighting against therapeutic obsti-nacy and “dolorism”, and emphasizing that people have the right to die in dignity. Conversely, those defending palliative care clearly distinguish between “causing” and “letting” death occur, recognizing that there are situations where treatment is unreasonable obstinate and that therapeutic practices must be regulated by respect for human dignity. Why there is such a big gap between these concepts is of great interest. The project of this article is to clarify the paradigm and explore the different ways of analyzing the question of human dignity. The question is raised as to whether human dignity can be lost.

Key-words:

dignity, distinction, dignitary, indignation.

Résumé

Le débat sur la dignité en soins palliatifs fait l’objet de prises de positions qui semblent contradictoires. D’un côté, certaines as-sociations (ADMD) militent pour la légalisation de l’euthanasie, contre l’acharnement thérapeutique et le « dolorisme », revendi-quant le droit à mourir dans la dignité. D’un autre côté, les défen-seurs des soins palliatifs, distinguant clairement « faire mourir » et « laisser mourir », reconnaissent l’existence d’obstinations dérai-sonnables et régulent l’activité thérapeutique au nom de la di-gnité. Quelles sont les raisons d’une telle séparation, voire d’un tel fossé, au point qu’on ne puisse plus avoir une idée claire de la dignité ? Le projet de cet article est de venir clarifier, préciser et expliciter les différents plans d’analyse dont la dignité fait l’objet, se demandant si la dignité peut se perdre.

Mots clés :

dignité, distinction, dignitaire, indignation.

La perte de la dignité

« Il est quantité de gens qui, dès l’éveil, se mettent au“garde-à-vous” et cherchent à remplir leur personnage.Même seuls, ils se campent. Il va sans dire que ce n’estpas de cette dignité que je veux parler ; mais bien d’unesorte de respect de soi-même et d’autrui, qui n’a pas à semarquer au-dehors. » [1]

Leitmotiv de la relation soignante, la dignité – celledu malade, mais aussi celle du soignant car il s’agit d’unerelation – est aujourd’hui invoquée, sinon convoquée,comme un principe orientant l’action soignante, en déli-mitant les frontières de pratiques sans cela jugées inac-ceptables. Instance d’évaluation, la dignité n’est pourtantpas une norme au sens juridique du terme, mais bien plu-tôt un principe moral, régulateur des bonnes pratiques.Elle joue ainsi comme un opérateur axiologique mais aveccette singularité qu’elle le fait dans un contexte laïque.La tradition biblique attestait que « tout homme est unehistoire sacrée, parce que l’homme est à l’image de Dieu »(Gn.1). Les sociétés sécularisées se cherchent, quant àelles, un principe transcendant sans la transcendance di-

vine, et il semble bien que la dignité joue ce rôle. La dignitéveut, de l’homme, dire la grandeur, mais une grandeur quine soit pas donnée par le haut dans une Révélation, maisqui soit reconnue par le très bas des expériences moralesrelatives à l’objection de conscience, à l’indignation, ouau refus de l’humiliation. La dignité de la personne hu-maine, entendue comme fondement des Droits del’homme, explicite ainsi le « sacré sécularisé » de l’humain,par-delà et après sa sacralisation religieuse par la traditionbiblique.

Le monde du soin ne fait pas exception à cette sécu-larisation du monde qui sert de grand cadre interprétatifpour construire la relation à autrui. Il y est aussi questionde rendre ou de préserver la dignité du patient mise à malpar la traversée d’une forme de déréliction. Cette dignité,le malade l’aurait perdue, ou il ne pourrait plus l’assumerseule. Aussi s’interrogera-t-on pour savoir en quoi consistenotre dignité (la raison ou l’intelligence, la volonté ou laliberté, notre sensibilité ou notre être du simple faitd’être ?). Mais, dans le champ de la médecine et du soin,la question est singulièrement posée. Le malade démuni,comateux, grabataire ou en fin de vie, vit l’expérience

Pierron JP. La dignité peut-elle se perdre ? Med Pal 2007; 6: 243-249.

Adresse pour la correspondance :

Jean-Philippe Pierron, 9, rue Brillat Savarin, 21000 Dijon.

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d’un dénuement ou d’un dépouillement, telle que le « je »du malade est un « je » sans décorum. Mais que perdrait-on exactement lorsque l’on dit perdre sa dignité ? Peut-on vraiment la perdre d’ailleurs comme on perd son ha-bit ? Le désarroi du malade en fait-il pour autant un êtreindigne parce qu’il aurait perdu son arroi, cette apparenceglorieuse qui n’est parfois qu’un apparat ?

Les dignités, l’homme digne et l’indignation

On peut, de la dignité, faire des usages contradictoires– c’est ainsi que la dignité est convoquée aussi bien parles partenaires que les adversaires de l’euthanasie –, rendantla notion suspecte. La dignité peut n’être que l’expressiond’un prêt à penser éthique relevant d’une sorte d’incantation,nourrissant un aveuglement, l’évidence de la réitération ici,tenant souvent lieu de justification. On l’invoque, en effet,comme un argument d’autorité sans vraiment la convo-quer comme catégorie capable d’éclairer les conduites etleur mise en œuvre. La dignité que l’on présente commeun garde-fou prend alors l’allure d’un garde-à-vous ! Ence sens, elle semble moins un repère pour l’action, qu’unpoint aveugle dispensant du nécessaire travail d’élucida-tion portant sur les mobiles et les raisons d’agir. C’estpourquoi, il peut être utile de se livrer à une archéologiede la notion de dignité humaine [2] afin de sortir de laconfusion où l’incantation nous emmène parfois.

Dans son usage ordinaire, et en un premier sens, ladignité est une forme de l’étiquette sociale. L’étymologiele rappelle. Dignité vient du latin

dignus

lequel renvoie à

decet

(il convient), rattaché d’un côté à

decus

(la bien-séance qui donnera décence et dignité) et de l’autre à

de-cor

(qui donnera honneur, décoration, la beauté du corps,image de la dignité morale.) Assise sur l’ensemble des co-des sociaux à honorer pour ne pas perdre la face, dans leface-à-face de la relation soignante, la dignité – celle donton dit que l’on s’y drape – devient l’objet de rites sociauxgarantissant pour chacun la possibilité de sauver la face,d’éviter le ridicule devant autrui en se distinguant. Il y adans la dignité une sortie de l’indistinction par l’attribu-tion de distinctions honorifiques. C’est pourquoi le motdignité a d’abord désigné une distinction accordée auxtitulaires de fonctions importantes. « À Rome, le mot

di-gnitas

désigne le mérite attaché à une fonction ou à unoffice. Et par conséquent la considération et l’estime qu’ona pour celui qui en est digne. » [3] La dignité est alorscelle du dignitaire, manifestation de l’être social qui estici en jeu dans la relation de soin. Telle était la distinctionentre la salle commune réservée aux indigents et les sallesde soins particulières pour les figures de la noblesse dans

l’hôtel-dieu d’hier. Tel pourrait être aujourd’hui ce qui sejoue également dans la répartition des populations entrehôpital public et clinique privée aujourd’hui. En cette pre-mière acception, presque sociologique, la dignité désigneune forme d’institution du social, indiquant une manièrede maintenir « bonne » figure d’humanité pour soi devantet avec l’autre. Elle relève de ce que Gabriel Marcel ap-pelait une « conception décorative de la dignité humaine »[4]. Instrument social différenciant, la dignité est une ma-nière d’introduire de la différence face à l’indifférence.Dans une logique de l’honneur œuvrant dans le social, ladignité n’est pas encore quelque chose que l’on est maisquelque chose que l’on a. « On a sa dignité ! » Dignité quel’on confère ou que l’on enlève lorsque l’on est déchu deses droits civiques dans le champ politique, dégradé dansle champ militaire, ou humilié parfois dans le champ sa-nitaire. Il apparaît bien que la dignité joue comme un aug-mentateur social, qui hausse et distingue l’individu quiagit comme il convient, c’est-à-dire selon les convenan-ces. Notons en passant que si ces convenances ont disparusous l’effet du pluralisme des mœurs inhérentes aux so-ciétés multiculturelles, on mesure aussi combien, formed’hypocrisie des nations, elles étaient aussi porteuses pourles individus. Pour les patients, la dignité trouvait à sereposer sur ce que Irving Goffman appelait des « rites d’in-teractions » prédisposant à des conduites, et grâce aux-quels le patient n’était pas seul à porter sa peine, soutenuqu’il était par ce cadre des mœurs suspectes de n’être quecomédie : mourir et faire bonne figure ! Dans les enquêtesde satisfaction auxquelles a droit l’usager du service desanté, la dignité satisfaite ou revendiquée dans la Consi-dération – « on ne m’a pas bien considéré » – estaujourd’hui l’occasion de réinvestir une forme d’initiativeà l’égard du « pouvoir médical ».

La logique de l’honneur existe dans la relation soignante,– personne n’aime perdre la face : ni le soigné, ni le soignant–, pointant combien la maladie et le soin sont des niveleurssociaux qui voient parfois se télescoper des catégories socialesqui ne se côtoient guère d’ordinaire. La dignité, de signe dereconnaissance sociale qu’elle revendique être, peut s’appro-fondir et toucher plus avant l’individu. En ce second sens, ladignité touche un type d’intériorité dont on pressent la pro-fondeur en même temps qu’elle se visibilise en une image desoi jugée plus ou moins dégradée. Elle nous invite, même sielle nous laisse encore à sa porte, à envisager la force singulièred’une subjectivité dont l’expression sociale porte la trace fu-gace et fragile de la grandeur. Dire d’une personne que « c’estune personne très digne », c’est voir progressivement s’ébranlerce que Pascal appelait les « grandeurs d’établissement », sou-vent mises à mal par la maladie, pour qu’apparaissent les tracesde la « grandeur naturelle », acheminant progressivement de larespectabilité due au statut social vers le respect véritablerendu à la personne plutôt qu’au personnage.

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Être digne, une figure de la vie morale

Être « très digne » consiste à substituer au sens socialde la distinction, une forme intériorisée de la dignité tra-duite en termes de pudeur et de maîtrise de soi par le biaisd’une forme d’imaginaire social. L’homme très digne fi-gure une image de la vie morale. Si la tentation de ladignité peut signifier socialement refuser d’imposer àautrui son propre malheur au nom de la décence – ne pasfaire étalage de ses souffrances en public –, elle s’ache-mine avec l’être digne, vers une signification prémoraledans la constitution d’une posture de soi, voire d’uneforme de conquête de soi qu’on appelait autrefois vertu.À mi-chemin entre la morale et les mœurs, elle est unepremière manière de sculpture de soi qui vise plus en soique son apparaître parce qu’elle convoque les ressourcesd’un soi tentant d’être maître de lui-même. Il peut y avoirlà une illusion – faire semblant –, il y a là également uneforme élégante de l’être soi relevant d’une stylistique mo-rale. S’il est question, avec la maladie, d’une forme dedésolation qu’il s’agit pourtant d’habiter et d’investir, ten-tant d’être noble dans l’ignoble, la dignité de la personnemalade est une figure esthético-morale qui a sa place dansla galerie des figures morales, à côté du valeureux, ducourageux, de l’héroïque, du fragile, etc. Témoin en est letexte suivant, faisant parler une aide-soignante travaillantdans une maison de retraite : « M. René disait encore unechose qui me revient à l’esprit. Il disait que pour supporterles séances de toilette, il lui fallait parfois imaginer unpersonnage d’apocalypse, un juge maigre, sans visage,avec de longues mains efficaces chargées d’estimer seschairs, de comptabiliser les jours lui restant à vivre. Ainsi,il parvenait à oublier la silhouette des aides-soignantes,leurs habits, leurs jambes lourdes, leur parfum de terre,d’humus, de savon. Parfois l’estimation s’étirait en lon-gueur. Les filles ne comprenaient pas ses hésitations, soneffroi, ou même son désir, là, devant ces ombres, ces pla-ges de peau en mouvement, ces ventres sous les blouses.Le vieux pensionnaire détournait la tête. Il se laissaitmanipuler [5]. » Cette lecture, romancée certes, donne depercevoir que cette dimension esthétique et éthique quiconstruit la relation n’est pas sans importance parcequ’elle touche la question de la présentation et de la re-présentation de soi devant l’autre, au sens théâtral et scé-nique, qui se joue dans la relation au malade. C’est ce quemet en jeu la prise en compte de la dignité pendant lessoins. Si nous retrouvons l’idée d’une dimension sensible,théâtrale de la dignité, il s’agit cette fois-ci bien plus etautrement que d’une question décorative. Une manière dese taire pendant les soins, un regard qui ne fuit pas maisqui creuse la relation, une manière de se tenir mêmelorsqu’on ne tient plus debout, la dignité maintenue pen-dant l’indignité de la toilette afin que cette expérience de

l’humilité ne soit pas perçue comme une humiliation, etc.confèrent à la dignité une signification sensible, qui n’estpas sensiblerie, mais qui insiste sur la portée des disposi-tifs et mises en œuvre de techniques de soin cherchant àpoétiser la cruauté physique ou psychique à laquelle livrela maladie. Il y a là, dans l’épreuve sensible de la maladie,non pas une dignité mise à mal, mais une dignité donton sent la densité, qui s’éprouve par-delà l’épreuve, quise sent avant qu’elle ne se sache. Dit autrement, cette di-mension sensible de la dignité tend à nous libérer d’uneapproche intellectualiste de la dignité, pour lui donnercorps. Cet aspect est non négligeable dans les soins parcequ’il y a bien là quelque chose comme « un spectacle » dela lutte contre la maladie, présentable ou répugnant, digneou indigne, qui est moins l’objet de voyeurs que de cesvoyants de l’essentiel que sont les soignants.

Mais en s’approfondissant encore, la dignité se mueen un principe ayant une ampleur éthique et métaphysi-que. La dignité est ce qui se trouve au cœur de l’attestationde la conscience lorsqu’elle veut dire une option axiolo-gique indépassable. Cette dimension d’attestation, de viséeontologique va fondamentalement à l’essentiel, et place ladignité à son véritable étiage. La dignité, on en reconnaîtla force normative dans les épreuves où on la voit bafouée,insultée, écrasée, anéantie. La dignité que l’on déclare estune dignité que l’on réclame parce qu’on a fait l’expé-rience de l’infâme et du terrible présent dans les contréesdu mal (de la maladie aux crimes contre l’humanité)

1

.Comment ne pas voir que si l’émergence de la dignité estcontemporaine de l’avènement du camp d’exterminationou d’une médecine qui se technologise, c’est précisémentparce que l’originaire sur lequel s’assoit la visée éthiqueest la conscience d’un inacceptable. Sûrement entre-t-ondans la vie morale, moins par la position solaire de prin-cipes fondés en raison, que par l’attestation insistanted’une indignation originaire : « Cela ne peut pas être quiréduirait à néant l’humanité en l’homme » ! Attester la di-gnité de l’humain se fait dans l’expérience originaire del’indignation, laquelle est visée de l’essentiel. L’indigna-

1. Le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948,rédigée au sortir de la Seconde Guerre mondiale initiatrice de crimes contrel’humanité, atteste que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous lesmembres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénablesconstitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ».De même, dans la Convention pour la protection des droits de l’homme et dela dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de lamédecine d’Oviedo, le 4 mars 1997, les États membres du conseil de l’Europese déclarent « convaincus de la nécessité de respecter l’être humain à la foiscomme individu et dans son appartenance à l’espèce humaine et reconnaissentl’importance d’assurer sa dignité ». Deux autres textes peuvent également êtreretenus ici : l’article du code civil (introduit par les lois bioéthiques 1994) :« La loi assure la primauté de la personne et interdit toute atteinte à sa di-gnité » ; l’article 2 du code de déontologie médicale pour lequel toutes activi-tés soignantes doivent être menées… « dans le respect de la vie humaine, dela personne et de sa dignité ». Ceci vaut également pour les règles profession-nelles des infirmières.

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tion a une portée éthique et métaphysique fondatrice, dé-signant le cœur de ce pourquoi il y a obligation de soin,justifiant que l’on se sente et se sache obligé de prendresoin. L’indignation est un fait originaire qui dit absolu-ment ce qui ne peut pas être. Si elle n’a pas la clarté d’uneaffirmation positive, elle dit un « ne […] pas », elle est laforce mobilisatrice qui fait entrer la différence ontologi-que, qui atteste la reconnaissance d’une singularité, d’uneexception. « Il y a, depuis la petite enfance jusqu’à latombe, au fond du cœur de tout être humain, quelquechose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis,soufferts ou observés, s’attend invinciblement à ce qu’onlui fasse du bien et non du mal. […] C’est cela, avant toutechose, qui est sacré en tout être humain

2

. [6] »Expérience originaire saisissante, il est alors question

de faire en sorte que l’indignation, dans sa visée ontologique,devienne aussi une catégorie opérationnelle susceptibled’éclairer les pratiques et les conduites. Si la conscienced’une dignité nous conduit de son être social aux fron-tières énigmatiques de l’humanité irremplaçable en touthomme, le respect de cette dignité nous ramène à la tra-versée la plus ordinaire de la relation à l’autrui vulnérable.C’est pourquoi, si la dignité engage la valeur qu’unhomme a à ses propres yeux, elle engage également savaleur devant autrui, le soignant en l’occurrence, et pluslargement l’auditoire universel. Cette expansion expliqueque la dignité soit devenue un principe fondateur pour laDéclaration universelle des droits de l’homme, principesde déontologie, règles d’actions pour les pratiques profes-sionnelles (l’obligation de soins, les droits du malade, lerefus des traitements inhumains et dégradants, la chartedu patient hospitalisé, etc.) Elle explique également pour-quoi, si la dignité est un idéal régulateur des pratiques soi-

gnantes, une définition trop haute de celle-ci risquerait dela rendre inaccessible, oubliant ces fibrillations de la dignitéqui déjà se font sentir socialement, dans des conduites pré-morales, mi-empiriques mi-transcendantes comme le sontles gestes ordinaires du prendre soin.

La dignité : du principe à l’action

L’invocation de la dignité dans le champ du soin estune manière de rappeler et d’expliciter la finalité de l’hos-pitalisation et du soin. On n’accorde l’hospitalité qu’à ce-lui ou celle dont la dignité est reconnue. C’est là l’enjeudu Samu social ou de l’hospitalisation/accès aux soins desplus démunis. En ce sens, l’institution du soin, si elle estun dispensaire, est plus encore l’institution de l’hospitalité.C’est pourquoi la dignité devient un principe pour s’orienterdans l’action, rééquilibrant le rapport moyens/fin donnantà l’activité soignante sa pleine mesure d’hospitalité. Ladistinction classique en anglais entre le

to cure

et le

tocare

, entre faire des soins et prendre soin, trouve son as-sise sur l’invocation de la dignité, laquelle consiste àmaintenir et attester la consistance insubstituable du su-jet, quel qu’il soit et quoi qu’il soit devenu, sous l’objec-tivation du dispenser des soins. La dignité est une resub-jectivation éthique qui vient remédier à la désubjectivationtechnique du curatif ou à la disqualification sociale de l’ex-clusion. Mais c’est dire, par conséquent, que la dignité estune attestation de type métaphysique, ante-éthique, qui estun principe à la fois universel et à la fois extrêmementpointu en ce qu’il cherche à attester la fine pointe de cequi fait l’humanité, par-delà ou au-delà des altérationsportant sur les capacités d’un homme en particulier.

On le voit donc, la dignité tire son équivocité du faitqu’elle est à la fois un principe métaphysique attestant dece qui fait la valeur inconditionnelle de l’humain et à lafois une instance axiologique évaluant le soi par le biaisde ce qu’il met en œuvre. Ainsi, l’insistance ontologiqueveillant sur la dignité de l’humain a pour autre versant saconsistance axiologique pour l’agir. C’est sur cette conti-nuité/discontinuité entre le métaphysique et l’axiologiqueque joua la controverse concernant le lancer de nain – ladignité de l’homme comme principe

versus

la dignité del’individu particulier comme acteur

3

–, ou l’opposition ensoins palliatifs, entre la signification morale du « mourirdans la dignité » et la dignité métaphysique promue par

2. La même Simone Weil écrit : « L’objet de l’obligation, dans le domaine deschoses humaines, est toujours l’être humain comme tel. Il y a obligation en-vers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain, sans qu’aucuneautre condition n’ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtraitaucune. Cette obligation ne repose sur aucune situation de fait, ni sur les ju-risprudences, ni sur les coutumes, ni sur la structure sociale, ni sur les rapportsde force, ni sur l’héritage du passé, ni sur l’orientation supposée de l’histoire.Car aucune situation de fait ne peut susciter une obligation. Cette obligationne repose sur aucune convention. Car toutes les conventions sont modifiablesselon la volonté des contractants, au lieu qu’en elle aucun changement dansla volonté des hommes ne peut modifier quoi que ce soit. Cette obligation estéternelle. Elle répond à la destinée éternelle de l’être humain. Seul l’être hu-main a une destinée éternelle. […]Cette obligation a non pas un fondement,mais une vérification dans l’accord de la conscience universelle. […] Parconséquent, la liste des obligations envers l’être humain doit correspondre àla liste de ceux des besoins humains qui sont vitaux, analogues à la faim.Parmi ces besoins, certains sont physiques comme la faim elle-même. Ils sontassez faciles à énumérer. Ils concernent la protection contre la violence, lelogement, les vêtements, la chaleur, l’hygiène, les soins en cas de maladie.D’autres, parmi ces besoins, n’ont pas rapport avec la vie physique, mais avecla vie morale […] Ce sont, comme les besoins physiques, des nécessités de lavie d’ici-bas. C’est-à-dire que s’ils ne sont pas satisfaits, l’homme tombe peuà peu dans un état plus ou moins analogue à la mort, plus ou moins proched’une vie purement végétative […] On doit le respect à un champ de blé, nonpas pour lui-même, mais parce que c’est la nourriture des hommes. L’enraci-nement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. » (1949)

3. Sur cette affaire du « lancer de nain » dans les boîtes de nuit du sud de laFrance, l’avis du Conseil d’État a produit un interdit au nom de la dignitéhumaine. Ce « jeu » a été considéré comme dangereux et comme portant at-teinte à la dignité humaine en instrumentalisant l’être, et ce, en dépit duconsentement des intéressés qui avaient revendiqué, au nom de leur dignitéd’acteur, d’avoir trouvé là un moyen de gagner dignement leur vie.

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les soins palliatifs. L’idée de droit à mourir dans la dignitépense pouvoir contenir toute la signification de la dignitédans un concept moral relatif à l’évaluation des capacitésou des incapacités, d’où la forte thématique présente dansle vocabulaire attaché à l’humiliation, à l’acharnement, àla suspicion de « dolorisme » censé faire de la douleur uneplanche de salut. Les soins palliatifs sont, eux aussi, at-tentifs à cette dimension morale, soucieux de ne jamaisbriser l’équilibre entre la grande vulnérabilité et l’humilitéqu’elle requiert pour en prendre soin afin de ne pas som-brer dans l’humiliation. Mais ils donnent à cette dignitémorale une assise en reconnaissant la dignité insubstitua-ble de chaque homme ou femme par-delà la capacité qu’acelui-ci ou celle-ci de la porter. La dignité de la personneest ainsi relevée dans sa reconnaissance par autrui. Cen’est donc qu’après, au sens logique, l’attestation du faitontologique de la dignité que peut se développer une éthi-que de la reconnaissance de l’homme comme fin et noncomme moyen, dont Kant formula les principaux traits.

Si la dignité est une valeur, la grandeur de cette valeurtient à ce qu’elle n’a pas de prix. La dignité ne se raconteni ne s’évalue dans les catégories de la quantité parcequ’elle est une marque de la distinction qui qualifie irré-ductiblement la valeur d’un sujet. La dignité est l’explici-tation d’une fin, irruption de la dimension axiologiquedont revêt le quelqu’un là où le moyen n’est qu’un quel-que chose. Dans le règne des fins, tout a un

PRIX

ou une

DIGNITÉ

. Ce qui a un prix peut aussi bien être remplacé parquelque chose d’autre à titre d’équivalent ; au contraire,ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admetpas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité. Ce qui se rap-porte aux inclinations et aux besoins généraux de l’homme,cela à un prix marchand ; ce qui, même sans supposer debesoin, correspond à un certain goût, c’est-à-dire à la sa-tisfaction que nous procure un simple jeu sans but de nosfacultés mentales, cela a un prix de sentiment ; mais cequi constitue la condition qui seule peut faire que quelquechose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeurrelative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque,c’est-à-dire une dignité [7]. Et on le sait, pour Kant, n’aune dignité que ce qui vaut comme fin en soi parce qu’ilest capable de se représenter à soi-même comme fin, àsavoir l’être raisonnable en l’homme. La personne seule aune valeur absolue et non relative.

De cette distinction kantienne, on retiendra d’abordque ce qui distingue prix et dignité porte sur le caractèreinsubstituable et irremplaçable de la personne. Si, en soinspalliatifs, chaque lit de malade ouvert correspond à unprix de journée susceptible de pouvoir être évalué etquantifié d’un point de vue comptable, chaque situationde patient relève en revanche d’une histoire singulière.Toute la difficulté pour l’administration et la gestion hos-pitalière, fixant les prix de journée et la limitation des

dépenses de santé, est de n’être pas dupe du fait que sonapproche comptable et monétaire relève d’une logique del’équivalence servie par la langue de la mesure quantifia-ble, évaluable, comparable alors que la relation à l’autruimalade suppose une épreuve toujours singulière et, de cefait, incomparable. L’enjeu éthique est alors de faire ensorte que cette dernière serve d’horizon régulateur pourl’autre, rappelant que tout n’est pas mesurable.

Dignité et distinction sociale dans les établissements hospitaliers

Ceci dit, dans le champ du soin, la distinction entreprix marchand, prix de sentiment et dignité opère tout demême, reprenant alors les trois significations attachées àla dignité dégagées précédemment. En effet, ce qui dansl’expérience de « la dignité » a un prix marchand, relèvede ce goût de la distinction sociale, animé par cette rivalitémimétique ou cette course aux capitaux symboliques quiveut que l’on se distingue. La dignité n’a pas de prix, lesdignités si ! C’est pourquoi, le monde de la santé peutaussi être un marché. L’apparition et le développementdes cliniques privées, la concurrence entre médecine hos-pitalière et cabinet privé en ville révèlent ce goût de laclientèle pour un service personnalisé (entendu non pascomme prise en compte de la personne mais comme at-tachement du personnel au service à tel patient perçu dansson personnage de client.) L’appétit pour les infrastructu-res du soin et les matériaux nobles (de la chambre indi-viduelle avec peinture refaite à neuf régulièrement à latélévision, en passant par le service de restauration) estloin d’être anecdotique dans le champ du soin, entretenantla confusion, sous l’effet de la marchandisation du soin,entre dignité du malade et exigence de l’usager-client.Mais, dans le champ du soin, ce qui a un prix marchand,ce sont ces prestations faisant du soignant un prestatairede services. Ce n’est pas le cœur du pacte de soin parlequel une vulnérabilité s’en remet aux mains expertesd’autrui qui a un prix marchand, mais les conditionsmatérielles et objectives dans lesquelles le soin s’exerce.L’erreur serait donc de croire que les moyens du soin seconfondent avec la fin du soin, réduisant l’évaluation dela qualité des soins à la prise en compte d’indicateurs por-tant sur ce qui satisfait à première vue la dignité sociale,oubliant d’autres indicateurs plus globaux comme ceuxdu développement durable par exemple. En soins pallia-tifs, la notion de « santé durable », aussi paradoxal quecela puisse paraître en raison de la grande imminence dela mort, peut fournir de bons éléments d’évaluation despratiques soignantes. C’est là une vraie difficulté : qu’est-ce qui, dans la relation de soins, est susceptible de prendre

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Médecine palliative

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N° 4 – Septembre 2007

La dignité peut-elle se perdre ?

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en compte la dignité des malades et d’être objectivable,voire mesurable ? À titre d’exemple, les démarches d’ac-créditation des établissements de santé sont équivoques,car si leur fin peut et doit être la dignité des personnes,elles peuvent encourager une définition pauvre de la di-gnité envisagée uniquement en termes de signes sociaux.Confondant la dignité avec la distinction sociale, elles neportent alors que sur les éléments de la pratique soignanteayant un prix marchand, c’est-à-dire sur ce qui est nor-malisable, uniformisable car susceptible d’obéir à des mo-dèles standards, répétitifs, quantitativement mesurables etcomparables. Ainsi, si

a priori

la confidentialité peut allerdans le sens d’une prise en compte de la dignité des per-sonnes en refusant de livrer leur intimité en pâture aupublic, la confidentialité peut encourager l’anonymat etrenforcer une forme d’isolement, voire de solitude des pa-tients. On ne peut confondre la dignité avec les dignités !

Quant au prix de sentiment, son importance est loind’être négligeable puisque ce qu’il met en jeu relève de lareprésentation que l’on a de soi dans la mise en scène desoi. Le prix de sentiment met en jeu, non pas la juste es-time de soi mais la dialectique de l’image de soi et del’idée de soi, ou en termes rousseauistes entre amour desoi et amour-propre. On peut ainsi croire illusoirementpouvoir dire légitimement qu’il a perdu sa dignité celuiqui affectivement se vit comme diminué. Se vivre commediminué ne signifie pas pourtant voir sa dignité diminuer,sauf à confondre la dignité avec la seule expression de savaleur sous l’effet de ses actes et de ses décisions. La di-gnité ne connaît pas de degrés. Certes, il y a une dimensionaffective de l’épreuve de la maladie qui fait que l’on vitaffectivement chaque étape qui porte atteinte effectivementà l’expression de nos capacités, comme une diminution. Or,ce retentissement affectif, qui est une dégradation dansl’ordre des capacités (au sens du « ça se dégrade »), n’estpas une déchéance dans l’ordre de la valeur. C’est ce qu’ily a d’ignominieux et de fallacieux dans l’expression qua-lifiant le malade de « légume » ou parlant de sa vie entermes « d’état végétatif ». Le prix de sentiment croit épui-ser toute la signification de la dignité dans l’incapacité depouvoir continuer encore s’imaginer autre que l’on est,d’autres vies possibles. Mais si la maladie et la vulnéra-bilité forcent à mettre un terme aux rêveries en confron-tant au principe de réalité dans sa dimension psychologi-que, elle n’est ni indignité ontologique, ni indignitééthique.

La dignité originaire

Cette dernière observation amène à préciser le proposde Kant affirmant que n’a une dignité que ce qui est une

fin en soi. Ici deux éléments notables : d’une part la di-gnité touche l’homme capable en nous comme une figurede l’être valant absolument, intrinsèquement ; d’autrepart, la dimension morale de la dignité porte sur l’expres-sion de cette dignité dans des choix et des actions quiprofilent une existence en une manière qui lui est propreet qu’elle ne doit qu’à elle-même. La dignité de l’hommeest donc inconditionnelle, là où les prix sont conditionnés.Il s’ensuit que du point de vue de la dignité morale, il n’ya pas d’homme qui ait plus de dignité qu’un autre commeon peut dire d’un objet qu’il a plus de prix marchandqu’un autre, ou qu’un souvenir de soi en bonne santé ouune image valorisante de soi a plus de prix de sentimentqu’un autre. La dignité ne se formule pas dans les motsde la quantité mais dans ceux de la qualité intrinsèque del’humain qui vaut en soi. Cette valeur en soi, l’hommel’honore en respectant ce qui en lui ou en l’autre fait qu’ilvaut absolument à savoir la capacité de se représenter lesfins de son agir. Ici la dignité de principe trouve son ex-pression sensible dans cette dignité morale qui s’augmentedes choix moraux profilant singulièrement une existencepar le biais des options et des choix qu’elle a pu faire.Dans un autre langage, celui du thomisme, Édouard Divryécrit : « La dignité de l’être précède la dignité de son agir,grâce à l’antériorité de celui qui est la cause de ses propresactions. Encore que nos actes spécifient notre futur etnous avec, à l’origine nous engendrons nous-mêmes nospropres actes. La précellence de notre personne sur nosactes permet d’induire une distinction dans l’ordre de ladignité. Qu’il dorme ou qu’il veille, l’homme se voit qua-lifier de la même réalité individuelle assortie d’une dignitéfondamentale d’être […]. La dignité du pâtir, si dignité ily a, doit-elle ressortir, de manière équivalente, à la dignitéde l’agir ou à la dignité de l’être ? Peut-elle diminuer ladignité de l’être ? En première réflexion, ce qui différenciel’homme actif de celui qui est purement passif dans ledomaine du visible ou dans sa vie consciente, c’est queson agir peut le qualifier au point de lui faire obtenircomme une dignité de surcroît, une dignité acquise parune croissance de valorisation. Aux extrêmes de la vie,l’embryon ne peut pas encore acquérir un renchérissementde dignité active par ce qu’il pourrait faire ; le mourantne le peut apparemment plus. […] Dans le cas du pâtir quine débouche pas apparemment sur un surcroît de bienhumain, ne faudrait-il pas parler d’une diminution dedignité ? Mais qu’est-ce qui diminuerait ? Pas la dignitéacquise par l’honneur, puisque les mérites passés demeu-rent. […] S’il y avait diminution de la dignité par la souf-france, ce serait une diminution de la classe de la dignitéseconde (dignité acquise par l’agir, dignité réversiblejusqu’à la mort) à cause de cet aspect de réversibilité quin’apparaît pas dans la dignité première. [8] » On le voitdonc, on ne saurait confondre la dignité originaire ayant

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Jean-Philippe Pierron

une portée ontologique attestant la valeur absolue de touthomme et une dignité morale ayant une significationaxiologique signalant que l’on ne doit la valeur que l’ona à ses propres yeux qu’à l’effet de ses œuvres. Mais sansdoute que l’on confond alors la dignité et l’estime de soi.

Au terme de ce parcours, nous retiendrons que de ladignité déclarée à la dignité mise en œuvre, s’opère toutun parcours anthropologique par le biais duquel une dé-finition métaphysique de la dignité trouve à être compen-sée par des dispositifs juridiques, déontologiques et demorale objective donnant à la dignité une dimension li-sible et opérationnelle. La dignité est ainsi l’attestation del’universelle valeur de l’humain qui parvient à rencontrerl’histoire des hommes, y compris leur histoire doulou-reuse, moins pour l’éviter que pour l’habiter. Si l’ethos estbien un habitat, la dignité comme horizon éthique inviteà habiter le monde des hommes et à le rendre habitablejusqu’aux confins reculés de la douleur, de la souffranceou de la fin de vie. C’est en ce sens un mauvais procèsintenté aux soins palliatifs que de laisser entendre, sousprétexte qu’ils posent et promeuvent la dignité méta-physique insubstituable de tout homme, qu’ils n’auraientcure de la faire exister jusque et y compris pour le maladeen fin de vie qui ne peut plus porter sa dignité par le biaisde ses choix ou de ses actes. Mais ceci exige, il est vrai,que la dignité trouve des médiations (droit, déontologie,mœurs hospitalières et éthique des soignants) capables detraduire sa visée sans la trahir et sur lesquelles sans cesse

avoir à exercer son exigeant scrupule. Idéal régulateur, ladignité sert donc d’horizon et d’élément d’évaluation pourl’ensemble des règles qui encadrent les pratiques et lesconduites développées à l’égard de l’homme vulnérable.La dignité humaine est un horizon d’humanité, le droit àl’accès aux soins pour tous, la déontologie soucieuse deconfidentialité, les mœurs hospitalières attentives au pa-tient reconnu comme sujet, les gestes soignants en sontla terre.

Références

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8. Divry E. Crise de la dignité de l’homme souffrant ? Revued’éthique et de théologie morale 2006 ; 240 : 94-5.