LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE EN DROIT … · A partir de l’égalité civile et de la...

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LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE EN DROIT SOCIAL OU LA RELATIVITÉ D’UN CONCEPT ABSOLU. Discours prononcé par Monsieur Michel PALUMBO, Substitut Général, à l’audience solennelle de rentrée de la Cour du travail de Bruxelles, le trois septembre 2002.

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LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE

EN DROIT SOCIAL

OU

LA RELATIVITÉ D’UN CONCEPT

ABSOLU.

Discours prononcé par Monsieur Michel PALUMBO, Substitut

Général, à l’audience solennelle de rentrée de la Cour du travail de

Bruxelles, le trois septembre 2002.

INTRODUCTION. Travail humain et dignité de la personne entretiennent des relations aussi étroites qu’ambivalentes. (1) La Genèse l’exprime clairement : « C’est à force de peine que tu en tireras (du sol) la subsistance. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été pris ; car tu es poussière et tu retourneras à la poussière ». Vision des plus sombres. Mais il y a l’autre aspect : le travail en tant qu’acte créateur réalisé par l’homme créé à l’image de Dieu.(2) Le travail est loin d’être magnifié dans le monde gréco-romain, l’homme libre pratique l’OTIUM, la conversation, la participation aux assemblées de la cité alors que l’esclave doit se contenter du NEGOTIUM, c’est-à-dire le travail. Dans le christianisme médiéval, le travail et la paix deviennent les deux valeurs fondamentales pour l’ordre social. Avec la Réforme protestante, le métier est le meilleur moyen de servir Dieu, c’est en faisant bien son métier que l’homme ordinaire rend, pour LUTHER, le mieux hommage à son Créateur.(3) Le travail cesse d’être une source de tourment pour l’individu. A partir du 17ème siècle, à l’époque des Lumières, les Modernes, dont JOHN LOCKE, vont valoriser le travail comme l’expression même de l’activité créatrice de l’Homme et de sa personnalité libre. C’est la raison pour laquelle les modernes ont fondé la propriété privée sur le travail.

(1) P. VAN der VORST, Cent ans de droit social belge, Bruxelles, Bruylant, 3ème édition, 1992, 51-56.

P. VAN der VORST, Travail et non travail. Vers la pleine participation, Bruxelles, De Boeck, 2000, 11-13. A. JACOB, Le travail, reflet des cultures, Paris, P.U.F. 1994. A. SUPIOT, Critique du droit du travail, Paris, P.U.F., Les voies du droit, 1994, 3. J. GILLAIN, La notion de contrat de travail, Guide Social Permanent, Kluwer, 2002, Partie I, Livre I, Ch. I, 330 et sv.

(2) Extraits de la Genèse, 3, 18-19 et 1, 27-28 dans Le trésor spirituel de l’humanité – LA BIBLE, 1ère éd. Œcuménique, vol. I, Paris, Planète, 1965. (3) J.M. FERRY, Pour un revenu de citoyenneté dans Les droits économiques, sociaux et culturels dans la Constitution, Bruxelles, Bruylant, 1995, 29.

Actuellement, le travail est valorisé au point d’être placé au centre de l’organisation de nos sociétés modernes. • La contribution du droit social à la défense juridique de la dignité de la

personne peut s’autoriser de la proclamation du principe de la dignité humaine par notre Constitution en son article 23. Cet article fait du « droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle », du « droit à une rémunération équitable ainsi que du droit d’information, de consultation et de négociation collective » les premières des prérogatives destinées à assurer le droit de chacun à « mener une vie conforme à la dignité humaine ».(4)

• La protection de l’humanité de l’homme apparaît dans le discours du droit

social mais de manière assez timorée par rapport à l’importance de l’humanité de l’homme dans la problématique générale des relations de travail.

• Ce paradoxe s’explique peut-être par la difficulté de qualifier en droit

l’humanité de l’homme. Sommes-nous en présence d’une interrogation purement philosophique ?

La dignité humaine ne relève-t-elle pas de l’absolu alors que le droit impose toujours la relativité ? La récente formulation d’un principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine atteste que l’intégration juridique de la défense de l’humanité de l’homme est bien avancée. Cependant, le processus d’intégration juridique de la dignité de la personne humaine n’est pas achevé. L’affirmation claire et précise d’un principe préfigure toujours une phase de développement des solutions qui la mettent en œuvre. Si donc, la défense de l’humanité de l’homme par le droit social constitue une réalité, elle n’est pas moins, également, marquée par la relativité. Cependant, la proclamation du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine révèle les potentialités dont le droit social est porteur en matière de défense de l’humanité de l’homme.

(4) H. OBERDOFF, Les Constitutions de l’Europe des Douze, Paris, LA Documentation française, 1994, 69.

C’est dans cette triple perspective que je souhaiterais me situer en élargissant progressivement le champ de la réflexion. Première partie : LA RÉALITÉ D’UNE DÉFENSE DE L’HUMANITÉ DE L’HOMME EN DROIT SOCIAL. L’une des priorités du droit social est d’assurer la défense de la dignité de la personne contre l’indignité consécutive à la relation de travail, qui saisit le travail humain comme une chose. Mais là n’est pas l’unique fonction du droit social, y compris au regard de la dignité. Etant donné l’importance du travail dans l’existence de l’individu, l’absence de travail constitue un facteur d’indignité qui appelle la mobilisation du droit social en faveur de la défense de la dignité par le travail.

Chapitre 1 – LA DÉFENSE DE LA DIGNITÉ DANS LE TRAVAIL. L’engagement contractuel du travail humain implique son admission parmi les choses susceptibles de former la matière d’une convention (article 1128 du Code civil). C’est aux termes du décret d’Allarde des 2-17 mars 1791 que sera proclamée la liberté du commerce et de l’industrie et que sera consacrée la liberté du travail, c’est-à-dire celle de travailler pour autrui comme la liberté du commerce établit celle de travailler pour soi. (5) A partir de l’égalité civile et de la liberté du travail, le louage de services apparaît comme un échange entre deux personnes libres et théoriquement égales. Le Code civil assure une défense minimale de la personne qui loue ses services. Ainsi l’article 1780 du Code civil interdit l’engagement perpétuel de celui qui contracte un louage de services. (5) P.D. OLLIER, Le droit du travail, éd. A. COLLIN, COLLECTION U, 1972, 16.

TH. REVET, La liberté du travail, Droit et libertés fondamentaux, Dalloz, 4ème éd., 1997, n° 805.

L’article 1142 interdit, quant à lui, l’exécution forcée des obligations de faire. Mis à part ces deux garanties, la force de travail est soumise à un statut qui la rapproche d’une chose ordinaire.(6) Le Code civil porte la trace « des restes d’une véritable réification de certaines personnes ».(7) Lors de la conclusion du contrat, le travailleur était considéré comme acceptant le salaire ainsi que les conditions de travail que lui proposait l’employeur. La caractéristique de ce contrat était la situation de subordination dans laquelle le travailleur était placé par rapport à son employeur. Cette situation permettait de le distinguer du travailleur indépendant tel l’artisan.(8) Section 1 : Les nouveaux visages de la subordination. L’évolution ultérieure va certes s’efforcer de réduire la sous-humanité des gens de travail. Le rapport salarial demeure néanmoins structurellement inchangé, même si sa configuration interne se transforme. Il s’agit toujours du même contrat synallagmatique, basé sur l’accord des volontés, subordonné et rémunéré. Cette conception traditionnelle est actuellement contestée. Elle serait sur le point d’être dépassée. On s’écarterait progressivement et inexorablement de la relation salariale qui permettait l’utilisation de la force de travail en vue de la réalisation d’un intérêt, celui de l’employeur. C’est Dominique Méda, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris qui, dans son ouvrage « Le travail, Une valeur en voie de disparition »(9), développa le premier cette thèse. Celle-ci fut d’ailleurs relayée par de nombreux juristes français dont Thierry PRIESTLEY(10) et Alain SUPIOT. Selon ce dernier, le

(6) TH. REVET, La force de travail, PARIS, LITEC, 1992, n° 79. (7) A-J. ARNAUD, Essai d’analyse structurale du Code civil français. La règle du jeu dans la paix bourgeoise, PARIS, LGDJ, Bibl. phil. du droit, T. XVI, 1972, 81. (8) G. LYON-CAEN, Les origines du contrat de travail, ENCYCLOPEDIA UNIVERSALIS, T. IV, 965. (9) D. MÉDA, Le travail, Une valeur en voie de disparition, Paris, Champs, FLAMMARION, 1995. (10) TH. PRIESTLEY, ,A propos du contrat d’activité proposé par le rapport BOISSONNAT, Droit social, 1995, 955.

modèle juridique uniforme du travail salarié menacerait ruine dans son propre champ d’application.(11) Notre réalité juridique belge présente-t-elle pareille désinstitutionnalisation du statut des salariés ? Pour répondre à cette question, il importe d’analyser cette problématique sous deux angles bien particuliers. Le premier est relatif à l’apparition de nouvelles activités non productives dont la formation professionnelle. Le travail marchand, celui qui fait l’objet d’un échange, a tendance à se raréfier. Certains se demandent « jusqu’à quand sera-t-il possible de couvrir la qualification du contrat des activités non productives ».(12) En Belgique, pareil problème se pose compte tenu de la multiplication des contrats liés aux politiques de l’emploi menées depuis le début des années 70.(13) Certains de ces contrats concernent le secteur non marchand. Ils visent des activités non productrices. La nécessité de répondre à de nouveaux besoins sociaux a amené les pouvoirs publics à multiplier les formes d'intervention passant par la subsidiation d’associations privées, développant ainsi le secteur non marchand où l’on trouvera des catégories particulières d’emplois, à la frange entre le public et le privé. Diverses formules se sont multipliées : Le troisième circuit de travail (T.C.T.), le cadre spécial temporaire (C.S.T.), les agents contractuels subventionnés (A.C.S.). La loi organique du contrat de travail n’est pas exclue même si son application se voit limitée par certaines dérogations. L’objet de ces relations de travail concerne des activités non productrices mais cela ne présente pas un obstacle à la qualification de contrat de travail. Comme le souligne très justement le professeur JAMOULLE « Le droit belge n’a jamais subordonné cette qualification à la recherche d’un quelconque profit dans le chef de l’employeur, il n’a jamais exigé que le rapport salarial porte sur (11) A. SUPIOT, Les nouveaux visages de la subordination, Droit social, 2000, 145. (12) F. GAUDU, Travail et activité, Droit social, 1997, 120. (13) A. VAN HEERSWYNGHELS, Les politiques de l’emploi en Belgique, Dossiers CRISP, octobre 2001, n° 53. S. VAN WASSENHOVE, Les mesures en faveur de l’emploi, Guide social permanent, Dossier n° 2001/01.

des activités de production au sens strict et il a toujours été admis que le contrat de travail puisse intervenir dans le secteur public ».(14) Ce qui est frappant, c’est que d’une relation à deux on est passé à une relation à trois intervenants. En l’espèce, on a quitté le terrain du classique contrat de travail, rapport bilatéral, pour une relation triangulaire caractérisée par l’intervention de l’Etat. A titre d’exemple, citons la nouvelle réglementation pour la promotion de l’emploi des demandeurs d’emploi de longue durée, dénommée ACTIVA (arrêté royal du 19 décembre 2001, M.B. du 12 janvier 2002). Depuis le 1er janvier 2002, un nouveau régime de promotion de l’emploi des demandeurs d’emploi de longue durée remplace les régimes des « emplois de service » et du « plan avantage à l’embauche » et supprime l’intérim d’insertion pour les chômeurs complets indemnisés. L’employeur qui engage un demandeur d’emploi au moyen d’un contrat de travail écrit et à mi-temps au moins bénéficie d’une réduction de 50 à 100 % de ses cotisations sociales durant 1 à 5 ans. Si en outre, ce demandeur d’emploi est un « chômeur complet indemnisé », l’O.N.Em. intervient financièrement dans le salaire net mensuel de ce travailleur via une « allocation de travail » de maximum 500 € par mois pendant 1 à 3 ans. • Le travail dans une agence locale pour l’emploi (A.L.E.) est également

caractéristique de ce mouvement de balancier en faveur de la conception classique du rapport salarial. La loi du 7 avril 1999 (M.B. du 20 avril 1999) a élaboré un contrat de travail A.L.E. L’exposé du motifs de l’avant-projet de loi soulignait la volonté de valoriser le statut des prestations en A.L.E. Pour ce faire, le mécanisme mis en œuvre consiste à permettre la conclusion d’un contrat de travail avec l’A.L.E. Le prestataire devient ainsi un travailleur à temps partiel et perçoit une rémunération. Le mécanisme permet de conclure un contrat de travail mais avec des dérogations sur le plan de la réglementation du travail, sur le plan du lien de subordination et sur le plan des formalités incombant à l’employeur.(15)

(14) M. JAMOULLE, Le contrat de travail à l’épreuve du temps, C.D.S., 1998, 473. (15) B. INGHELS, Le travail dans une agence locale pour l’emploi, Guide permanent, Partie I, Livre IV, Chapitre II, 196 et sv.

Le second angle où s’opère la contestation du contrat, réside dans la subordination, critère essentiel pour cerner le rapport salarial. Certains auteurs français considèrent que la subordination n’est plus adaptée pour décrire les relations de travail liées aux nouvelles technologies. Le passage de GERMINAL à INTERNET, selon l’expression du professeur RAY(16), s’accompagne d’une transformation de l’emploi subordonné. Selon lui, la subordination ne conviendrait pas aux formes renouvelées de gestion des entreprises qui exigent une plus grande adaptabilité, une autonomie individuelle dans l’organisation du travail. Ces nouvelles formes de gestion mettent en place une responsabilité personnelle, créatrice d’obligations de résultat pour un salarié qualifié de « collaborateur ».(17) Que penser de cette approche ? La notion de subordination s’est remarquablement adaptée. Jusqu’il y a quelques années, la loi sur le contrat de travail énonçait que la prestation de travail devait être effectuée sous l’autorité, la direction et la surveillance de l’employeur, en ce qui concernait les ouvriers et les employés. Pour les représentants de commerce, seule l’autorité était requise. Certains auteurs posèrent la question de savoir s’il y avait des degrés d’intensité dans la subordination. Plusieurs d’entre-eux émirent l’opinion que la direction et la surveillance n’étaient que des manifestations de l’autorité détenue par l’employeur. Ce point de vue a été consacré par la Cour de cassation(18) qui considère que l’exercice de l’autorité publique implique le pouvoir d’assumer la direction et d’exercer une surveillance. Les critères de surveillance et direction étant devenus superflus, ils furent supprimés par la loi du 17 juillet 1985.

(16) J. RAY, De GERMINAL à INTERNET, Droit social, 1995, 634. (17) J. RAY, op. cit., 635. (18) Cass. 26 septembre 1973, J.T.T. 1974, 11.

Cass. 19 décembre 1977, Pas. 1978, I, 479.

• La subordination n’a jamais été incompatible avec une large autonomie des salariés. L’adaptation du critère classique s’est réalisée au prix d’une insécurité juridique, celle relative aux frontières entre salarié et indépendant. La contestation du concept de subordination est étonnante dans la mesure où on peut déceler, ces dernières années, un certain attrait pour le critère traditionnel du rapport salarial.

• L’emploi à temps partiel, caractérisé par cette multitude de régimes de flexibilité, accorde une grande place à la subordination du travailleur.

• Le législateur se réfère, encore et toujours au critère de la subordination dans

la législation relative à l’occupation du travailleur à domicile. La loi du 6 décembre 1996 a introduit dans celle du 3 juillet 1978, un titre VI comprenant un seul article (le 119), réparti sur 12 points. Par le lieu où il s’exerce, le domicile du travailleur ou l’endroit où la prestation s’exécute, le rapport de subordination échappe aux critères traditionnels de la surveillance et du mesurage du temps. Il n’en demeure pas moins que le travail à domicile a été intégré au rang de contrat de travail (pour autant, évidemment, que l’autorité patronale se vérifie).

• Mentionnons, enfin, la convention collective du travail n° 68 relative à la protection de la vie privée des travailleurs à l’égard de la surveillance par caméra sur le lieu de travail, rendue obligatoire par arrêté royal du

20 septembre 1998. Bien que la surveillance ne soit plus un critère légal, elle réapparaît à travers les pratiques de vidéo, permettant un contrôle particulièrement efficace des prestations de travail.

Au terme de cette analyse, quelle réponse fournir à la question initialement posée ? Les critiques formulées à l’égard de la subordination trouvent vraisemblablement leur fondement dans un souci de légitimer les nouvelles formes d’utilisation des forces de travail, lesquelles évitent la voie du salariat.(19) Les montages contractuels de travail indépendant, de contrats d’entreprise, de consultances, de « free lance » se sont multipliés ces dernières années. Peut-on cependant conclure que le législateur a renié cette technique assurant l’effectivité du droit du travail ? (19) TH. AUBERT-MONPEYSSEN, Les frontières du salariat à l’épreuve des stratégies d’utilisation de la force de travail, Droit social, 1997, 616.

Actuellement, la jurisprudence a pris le relais du législateur défaillant pour combattre les pratiques de travail des « faux indépendants ». La situation de ces faux indépendants pose un problème de justice sociale qui ne peut se réduire à la question du détournement de ressources d’un régime de sécurité sociale vers l’autre. Le problème concerne tous les secteurs d’activité. On y retrouve des femmes d’ouvrage, des concierges, des commis de cuisine, des serveuses de bar, des chauffeurs de taxi, des journalistes, des architectes, des artistes de spectacle.(20) La distinction entre subordonné et indépendant n’est pas, en pratique, aussi aisée. Quel est le statut du pompiste « indépendant » qui gère une station service mise à sa disposition par une compagnie pétrolière, qui ne peut acheter que les carburants et huiles commercialisées par cette société ou celles appartenant au même groupe, qui doit réaliser un chiffre d’affaires mensuel minimum, qui est astreint à des horaires stricts, doit porter une tenue portant l’insigne de la société, ne peut prendre ses vacances qu’à certains moments et doit, à cette occasion et après avoir reçu l’autorisation de son cocontractant, se faire remplacer par un autre pompiste logé à la même enseigne que lui mais dont le contrat prévoit expressément qu’il travaille dans le cadre d’une collaboration indépendante et que tout litige relèvera de la compétence du tribunal de commerce ? Les Cours et Tribunaux du travail, amenés à se prononcer sur la question de savoir s’il y a relation de travail ou collaboration, appliquent généralement une méthode indiciaire. Le juge prendra en considération un ensemble d’indices qui militent, soit en faveur de l’existence d’un lien de subordination, soit en faveur de la solution inverse. Si, au terme de cet examen, le juge estime que les indices de subordination sont plus nombreux et plus probants que les indices d’indépendance, il requalifiera la convention des parties en un contrat de travail et appliquera au cas d’espèce les dispositions de droit social dont le demandeur réclame l’application.(21) (20) A. WATTEYNE, Des faux indépendants ou aux frontières imprécises du contrat de travail et du statut de travailleur indépendant, C.D.S., 1992, 1-7. (21) - Cass., 13 avril 1992, J.T.T. 1992, 217.

- M. DUMONT, La preuve du lien de subordination, Liège, C.U.P 1996, 269, 273. - F. LAGASSE, Les faux indépendants et le droit du travail, les frontières du lien de subordination, le

point sur l’évolution de la jurisprudence, à paraître dans Orientations.

La Cour du travail de Bruxelles, appelée à se prononcer sur la qualité subordonnée ou indépendante d’un travailleur, s’est, par arrêt du 28 juin 2001, montrée favorable à une notion élargie du lien de subordination. Après avoir souligné le caractère insatisfaisant de la recherche d’un faisceau d’indices, la Cour a proposé une nouvelle approche en partant des critères propres au travail indépendant. Soit la volonté d’entreprendre est limitée et dépendante de celle d’un partenaire, la subordination peut découler de l’analyse des conditions mises au travail (nature de l’activité, horaire des prestations, contrôle des absences, mode de rémunération, etc…), soit l’activité d’entreprendre est évidente et exclut par là toute idée de subordination.(22) Cet arrêt n’a pas remplacé le critère de la dépendance juridique par celui de la dépendance économique. Le critère privilégié demeure celui de la subordination juridique mais matiné d’un zeste de dépendance économique.(23) Signalons pour être complet que la Ministre de l’Emploi et du Travail souhaite clarifier la situation sur le plan juridique en établissant une présomption de travail salarié dès l’instant où un certain nombre de critères, déterminés par arrêté royal, seraient réunis. Il s’agirait d’une présomption réfragable. Quoi qu’il en soit, malgré ses altérations, la subordination demeure le critère par excellence du salariat, prenant le mieux en compte, dans le temps d’une histoire évolutive, la personne des travailleurs. Section 2 : La loi relative à la protection contre la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail. La défense de l’humanité de l’homme s’opère par l’introduction de la considération de la personne dans le cadre de son environnement professionnel. Pour illustrer mon propos, j’ai choisi d’analyser la loi du 11 juin 2002 relative à la protection contre la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail (M.B. du 22 juin 2002, entrée en vigueur le 1er juillet 2002).

- Cour du travail de Bruxelles, 8ème chambre, 5 juin 2002, R.G. n° 39.367.

(22) Cour du travail de Bruxelles (8ème chambre), 28 juin 2001, R.G. n° 39.024. v. dans le même sens Cour du travail de Bruxelles (8ème chambre), 26 avril 2001, J.T.T. 2001, 443.

(23) J. GILLAIN, op. cit., 246.

Comme tout groupement humain, l’entreprise ou le lieu de travail en général, est source de tension entre les individus qui se traduisent le plus souvent par des conflits anodins, oubliés une fois l’orage passé. Néanmoins, dans certains cas, ces antagonismes se concentrent sur une même victime, ce qui amène à l’écarter du groupe ou à la détruire psychiquement. Il s’agit là de phénomènes de persécution identifiés par des sociologues(24) qui les ont baptisés « MOBBING » ou « harcèlement moral ».(25) Ces comportements ont longtemps été ignorés en Europe mais ils sont aujourd’hui largement dénoncés. L’ampleur du harcèlement moral et la gravité de ses conséquences ne peuvent laisser indifférent. En effet, selon les résultats de la troisième enquête européenne sur les conditions de travail réalisée au printemps 2000 dans l’ensemble des 15 Etats membres de l’Union Européenne, il y aurait : 2 % (3 millions) de travailleurs qui ont fait l’objet de harcèlement sexuel et 9 % (13 millions) qui ont fait l’objet d’intimidation ou harcèlement moral. (26) Les conséquences psychologiques, physiques et sociales du harcèlement sont incalculables pour les travailleurs victimes de ce harcèlement. L’indifférence à l’égard du harcèlement doit cesser non seulement en raison de sa gravité mais également parce qu’elle est en contradiction avec l’évolution du droit qui vise à améliorer la protection de la dignité humaine. Dans la mesure où la dignité humaine est inhérente à la personne humaine, sa protection doit être assurée en toutes circonstances et notamment dans le cadre de la relation de travail. Notre arsenal législatif n’est pas dépourvu de réponses mais elles sont partiellement inadaptées au phénomène des comportements violents au travail. Sur le plan répressif, le harcèlement est un délit depuis l’insertion dans le Code pénal de l’article 442bis par la loi du 30 octobre 1998.(27) (24) H. LEYMANN, Mobbing. La persécution au travail. C. DEJOURS, Souffrance en France, Paris, Le Senil, 1998. (25) Du verbe « To mob » qui veut dire « houspiller, attaquer, malmener ». (26) Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, Dublin, Troisième enquête

européenne sur les conditions de travail, 2000. D. CHAPPELL et v. DI MARTINO, La violence au travail, B.I.T. 1998.

(27) C. MEUNIER, La répression du harcèlement, R.D.P.C., 1999, 139 et sv. L. STEVENS, Stalking strafbaar, R.W., 1998-1999, 1377.

Sur le plan de la prévention, il n’y avait aucune disposition spécifique même si le médecin du travail et l’inspection médicale ont un rôle important dans ce domaine.(28) Notre législation, se situant dans un espace européen, se devait de donner effet à diverses directives européennes, à savoir : la directive 89/391/CEE du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail. Cette directive établit le cadre général pour la politique de prévention à mener par les employeurs. La nouvelle loi applique les principes de la directive aux diverses formes de violence. - la directive 2000/43/CE du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du

principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique.

- la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.

Les diverses formes de violence physique et psychique sous forme de harcèlement moral et de harcèlement sexuel au travail peuvent être l’expression d’un comportement discriminatoire à l’égard de certaines catégories de travailleurs. C’est la raison pour laquelle la nouvelle loi a pour but d’assurer la protection des travailleurs contre le harcèlement moral proprement dit, mais également dans un souci de cohérence, contre la violence au travail et le harcèlement sexuel, ces trois comportements pouvant être proches l’un de l’autre. • La loi du 11 juin 2002 s’intègre dans la loi du 4 août 1996 relative au bien-

être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail. Le champ d’application de la loi est particulièrement large. Sont concernés, tous les employeurs privés ainsi que le personnel occupé (non seulement sous contrat de travail mais également sous contrat d’apprentissage, industriel ou des classes moyennes). La loi vise par ailleurs tous les services publics avec tous les membres de leur personnel, statutaires ou contractuels.

(28) D. FAULX et C. GEUZAINE, Le harcèlement moral au travail : état du lieux et pistes de développement, Médecine du travail-Ergonomie, vol. 37, n° 3, 2000, 135 et sv.

• Comme la compétence judiciaire relève de la procédure « bicamérale » une seconde loi, datée du 17 juin 2002, a été votée. Elle contient les dispositions modificatives du Code judiciaire. Ainsi, l’article 6 de la loi du 17 juin 2002 modifie l’article 764 du Code judiciaire rendant obligatoirement communicables au Ministère public les litiges relatifs à la violence au travail, au harcèlement moral et au harcèlement sexuel.

(1) Les définitions légales.

Suivant les grandes lignes de la loi, nous nous intéresserons d’abord aux définitions du phénomène que la nouvelle loi entend combattre. L’article 32ter de la loi définit la violence au travail, le harcèlement moral et le harcèlement sexuel au travail. La définition du harcèlement sexuel au travail reprend textuellement la définition inscrite à l’article 5 de la loi du 7 mai 1999 sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne les conditions de travail, l’accès à l’emploi et aux possibilités de promotion, l’accès à une profession indépendante et les régimes complémentaires de sécurité sociale en vertu duquel le harcèlement sexuel sur les lieux de travail est présumé être une discrimination sur la base du sexe.(29) En ce qui concerne la notion de harcèlement moral au travail, la loi se réfère à la définition reprise à l’article 2.3 de la directive 2000/43/C.E. du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique. La définition est cependant plus large car elle se base sur le caractère répété des comportements abusifs. L’adjectif abusif a son importance. Ainsi, il n’est pas abusif de rappeler à un membre du personnel que l’entreprise ou l’institution attend qu’il/elle fournisse les prestations prévues par son engagement. Par contre, il relève de la responsabilité de la ligne hiérarchique, dans le cadre de la loi du 4 août 1996, de déterminer quand le stress au travail devient nocif pour les subordonnés, collectivement ou individuellement et d’agir pour y remédier. Quant à la violence au travail, elle vise principalement des comportements instantanés d’agression des travailleurs. Il s’agit d’une définition fort large. La (29) J. JACQMAIN, Une nouvelle loi sur l’égalité de traitement entre travailleurs féminins et masculins, C.D.S. 2000, 53 et sv.

loi vise non seulement tous les actes de violence au travail dans les rapports entre l’employeur et les travailleurs de l’entreprise, entre les travailleurs entre- eux mais aussi entre les travailleurs et des tiers. Les travailleurs peuvent être témoins ou victimes, sur les lieux de travail, de violences qui vont du pugilat à l’assassinat, voire à l’opération de banditisme organisé. Ces hypothèses suscitent un contentieux en matière d’accident du travail, notamment sur le point de savoir si le spectacle violent auquel la victime a été contrainte d’assister et qui a provoqué en elle un choc psychologique, peut constituer un accident au sens de la loi sur les accidents du travail. (30) Le terme violence au travail vise également des comportements qui, s’ils se répétaient, relèveraient du harcèlement moral ou sexuel. La troisième catégorie de situations visées par l’article 32ter complète les deux autres.

(2) La prévention du harcèlement et de la violence au travail. La nécessité de développer des mesures de prévention est primordiale dans un domaine où le remède est délicat à administrer, tant il est vrai que les conséquences des situations de V.T./H.M./H.S. sont difficiles à effacer. L’article 32quater prévoit des mesures de prévention minimales qui doivent être adaptées à la nature des activités et à la taille de l’entreprise. Elles sont au nombre de 8. Ces mesures doivent avoir obtenu l’accord préalable du comité de prévention et de protection au travail (C.P.P.T.). Dans les services publics, le statut syndical attribue à un organe de relations collectives les attributions qui, dans le secteur privé, revient au comité de prévention et de protection au travail (C.P.P.T.). Dans les institutions soumises à la loi du 19 décembre 1974, il s’agit du comité de concertation.(31)

(30) Tribunal du travail de Charleroi, 21 avril 1999, C.D.S. 2000, 223 ; Tribunal du travail de Bruxelles, 1er février 2000, C.D.S. 2002, 91. (31) J. JACMAIN, La notion d’un système de relations collectives, Guide social permanent, T. 5, Part. IV, Liv. II, Tit. I, ch. 1er .

Rien n’empêche cependant d’aller plus loin. Les employeurs et les partenaires sociaux peuvent adopter des mesures spécifiques complémentaires et ce par l’adoption au sein du Conseil National du Travail de conventions collectives de travail rendues obligatoires par arrêtés royaux. • L’article 32sexies impose à l’employeur, avec l’accord préalable de

l’ensemble des représentants des travailleurs au comité de prévention et de protection au travail, de désigner un conseiller en prévention spécialisé dans les aspects psychosociaux du travail et de la violence au travail / harcèlement moral / harcèlement sexuel ainsi que des personnes de confiance qui assistent ce conseiller. Le conseiller spécialisé appartient, soit au service interne, soit au service externe de prévention.(32) L’article 32sexies prévoit la présence d’une ou de plusieurs personnes de confiance. La personne de confiance accueille la victime, écoute les parties et essaye une conciliation, avant d’enregistrer la plainte motivée. Ensuite, si tous les efforts échouent, c’est le conseiller qui informe l’employeur. Signalons que les personnes de confiance ne doivent pas accomplir des actes ou prendre des positions qui pourraient les mettre en difficulté vis-à-vis de l’employeur. C’est la raison pour laquelle ils ne bénéficient pas d’une protection juridique particulière.

Favoriser l’information (article 32septies) Favoriser l’information des différents acteurs de la relation de travail est incontestablement un moyen de prévention des agissements de violence au travail car c’est bien souvent l’ignorance de ce phénomène qui favorise son développement. Si l’employeur est informé de tels actes (soit le conseiller lui communique une plainte motivée déposée par une victime soit l’employeur l’apprend d’une autre façon), il doit prendre les mesures appropriées.

(32) Pour une présentation détaillée des nouveaux organes en matière de prévention, on peut consulter le n° 27

de la Revue du travail (juillet-septembre 1997).

Si celles-ci sont insuffisantes pour faire cesser la situation ou si l’employeur ne prend aucune mesure, le conseiller spécialisé saisit, en concertation avec la victime, les fonctionnaires chargés de la surveillance. Dans ces cas, le conseiller spécialisé dispose d’une compétence de décision autonome plus importante que la compétence d’avis normale du conseiller en prévention. L’inspection compétente est celle de l’Hygiène et de la Médecine du Travail qui relève du Ministère fédéral de l’Emploi et du Travail. Enfin, l’article 32octies détermine que les mesures doivent être intégrées dans le règlement de travail. L’employeur peut aussi recourir à d’autres moyens de communication adaptés à l’entreprise comme l’adoption d’une charte d’entreprise, le recours au courrier électronique afin de diffuser l’information sur les diverses mesures de prévention en matière de violence, harcèlement moral et sexuel au travail.

(3) Le volet répressif de la nouvelle législation. (articles 32nonies à 32tredecies).

La mise en place d’un dispositif de prévention complet et efficace ne saurait cependant faire oublier la nécessité de le compléter par des mesures de sanctions. Le volet répressif de la nouvelle loi s’inspire fortement des articles 19 à 23 de la loi du 7 mai 1999 sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes. • L’article 32nonies consacre le droit du travailleur ou de la travailleuse de

s’adresser soit au conseiller spécialisé ou à la personne de confiance, soit à l’inspection et, le cas échéant de déposer une plainte motivée. Cette plainte est une condition pour pouvoir bénéficier de la protection visée à l’article 32tredecies.

• L’article 32decies confirme le droit qu’a toute personne qui justifie d’un intérêt d’introduire un recours devant la juridiction compétente. Par toute personne, il faut entendre celle qui relève du champ d’application de la nouvelle loi, c’est-à-dire l’employeur, les travailleurs, les tiers en

contact avec les travailleurs durant l’exécution de leurs contrats ainsi que les organisations et les associations visées à l’article 32duodecies.

Quant à la juridiction compétente, il s’agit, si le litige n’a pour objet que les droits civils découlant du chapitre Vbis, du Tribunal ou de la Cour du travail. Cette attribution de compétence vaut également quand une des parties est l’un des tiers en contact avec les travailleurs, ce qui constitue une nouveauté en droit judiciaire. La nouvelle loi n’a pas de conséquence sur l’action de la victime qui se constitue partie civile dans le cadre de poursuites intentées contre l’employeur sur base des dispositions pénales de la loi du 4 août 1996 (article 81, 1°). Les juridictions répressives demeurent compétentes. Une autre nouveauté réside dans le pouvoir d’injonction conféré à la juridiction compétente par l’article 32decies, alinéa 2. Pouvoir assez rare en droit du travail. Selon les circonstances et selon la demande de la victime, le Tribunal pourra adresser une injonction à l’employeur seul (quand il ne prend pas des mesures correctrices), à l’auteur seul ou aux deux. Le mécanisme de l’injonction est identique à celui de la législation sur l’égalité : le juge fixe un délai une fois celui-ci dépassé, l’employeur ou l’auteur qui n’a pas mis fin à la situation contestée se rend passible de sanctions pénales (article 88bis nouveau, introduit par l’article 6 de la loi du 11 juin 2002). • La plus grande nouveauté de la loi du 11 juin 2002 réside dans le fait que la

victime peut agir en justice contre l’auteur des faits, quel qu’il soit, non seulement pour solliciter une injonction, mai le cas échéant pour réclamer une compensation. C’est la première fois qu’une législation du travail autorise un travailleur à assigner un collègue de travail devant la juridiction sociale. Bien plus, le litige peut opposer un membre du personnel à un tiers. Ce tiers pourrait être un élève (ou ses parents agissant en son nom).

• En ce qui concerne la charge de la preuve, l’article 32undecies prévoit que la partie demanderesse devant la juridiction compétente doit établir « des faits qui permettent de présumer l’existence de V.T./H.M./H.S. ; la partie défenderesse devant alors prouver que la situation dénoncée n’existe pas.

Le juge peut également faire appel à ses autres pouvoirs. Ainsi, le Tribunal du travail de Nivelles, dans un jugement du 15 avril 2002, a désigné des experts, lesquels ont été chargés de préciser si la situation dénoncée relève du harcèlement moral. (33)

• L’article 32duodecies reconnaît un droit d’action autonome aux organisations représentatives des travailleurs et des employeurs au sens de la loi du 5 décembre 1968 mais aussi aux établissements d’utilité publique et associations sans but lucratif visés par la loi du 27 juin 1921, qui sont dotés de la personnalité juridique depuis au moins trois ans au moment de l’introduction de l’action lorsque les faits de V.T./H.M./H.S. « ont porté préjudice à leurs fins statutaires ». Comme dans la loi du 7 mai 1999, ce droit d’action ne porte pas atteinte à celui de la victime. Ainsi, si la victime agit personnellement, les organisations devront obtenir son accord pour agir.

(4) La protection contre les représailles. (article 32tredecies).

L’article 32tredecies contient deux modifications par rapport à l’article 23 de la loi du 7 mai 1999 : - § 5 : le droit à l’indemnité prévue au § 4 est reconnu sans que la victime de

violence, de harcèlement moral ou sexuel soit obligée de demander sa réintégration, quand la juridiction compétente a estimé établie les faits de violence, de harcèlement moral ou sexuel.

- § 7 : la même protection contre le licenciement est accordée aux personnes qui seraient amenées à témoigner dans pareils litiges.

Pour le surplus, il s’agit d’un système protecteur calqué sur celui de la loi du 7 mai 1999. Nous sommes en présence d’une interdiction de mettre fin à la relation professionnelle ou de modifier unilatéralement les conditions de travail, sauf pour des motifs étrangers à la plainte ou l’action judiciaire.

(33) Tribunal du travail de Nivelles, 15 avril 2002, indédit, R. Référés n° 2/W/2002.

L’interdiction débute dès que l’intéressé(e) dépose une plainte motivée au sein de l’entreprise ou de l’institution. Le conseiller spécialisé avertit l’employeur que la protection s’instaure. En cas de rupture ou de modification unilatérale, l’intéressé(e) ou son organisation syndicale peut demander sa réintégration ou le rétablissement des conditions antérieures. A défaut de réintégration ou de rétablissement, le travailleur ou la travailleuse a droit, à son choix, à une indemnité de protection égale à la rémunération brute de six mois ou égale à celle du préjudice réel, dont l’intéressé(e) doit prouver l’étendue. En conclusion, la persécution au travail est un phénomène complexe qui a justifié l’élaboration d’une loi, la dénonçant et visant à la prévenir en préparant les différents acteurs à la traiter dès son apparition.(34)

Chapitre 2 – LA DÉFENSE DE LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE PAR LE TRAVAIL.

De nombreuses constitutions citent souvent le « droit au travail » parmi les premiers droits fondamentaux. Cette présence du droit au travail au sein des principes majeurs de l’ordre social s’explique par le caractère essentiel du travail pour la personne. Dans une société industrielle, voire post-industrielle, le travail constitue le moyen de satisfaire par soi-même les besoins vitaux. Le travail participe à la dignité de la personne humaine.(35) Le travail assure l’autonomie de la personne, laquelle ressortit à sa dignité. La proclamation constitutionnelle du « droit à l’emploi » fait incontestablement progresser la défense juridique de la dignité de la personne humaine.

(34) Pour plus de détails sur la problématique nous renvoyons le lecteur à :

- J. JACQMAIN, Le droit du travail comme insecticide : Le harcèlement professionnel dans le contrat de travail et la nouvelle technologie, Ed. Jeune Barreau de Bruxelles, 2001, 193-234.

- J. JACQMAIN, La loi relative à la protection contre la violence et le harcèlement moral ou sexuel au au travail , Bulletin Social du Guide Social permanent, Kluwer, août 2002, N° 137, 1-33.

- Intervention de J.P. JANSSENS à l’Institute for International Research, 25-26 juin 2002, inédit. (35) V. SAINT-JAMES, Réflexions sur la dignité de l’être humain en tant que concept juridique du droit français, D. 1997, Chr., 62.

C’est en se fondant expressément sur le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine que notre Constitution du 17 février 1994 garantit le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle (article 23, 1°).

Section 1 : Le droit constitutionnel au travail. Chacun a un droit au travail dans la mesure où toute personne a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. Le droit au travail est un droit reconnu à tous les belges et étrangers se trouvant en situation régulière en Belgique. C’est à chacun que sont accordés le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine et le droit au travail. Alors que les textes internationaux et européens ne cessent, en matière de droits de l’homme, de privilégier la notion de droit, le Constituant belge a inséré dans l’article 23 le principe d’obligations correspondantes à des droits. En matière de droit au travail, quelle est l’obligation correspondante ? La liberté de ne pas travailler est-elle reconnue par le Constituant ? La volonté du Constituant est d’éviter, par la reconnaissance des droits sociaux, de créer une « société d’assistance ».(36) L’enjeu est d’éviter une situation où une personne, tout à fait apte à travailler invoquerait, par paresse ou par conviction, le droit à des allocations de chômage, au minimex, désormais inclus dans le droit constitutionnel à la sécurité sociale au sens large. La liberté de ne pas travailler, tout en revendiquant le droit à la sécurité sociale ou à l’aide sociale, n’est pas reconnue actuellement par la Constitution. C’est en ce sens que la Cour du travail de Bruxelles s’est prononcée dans un arrêt du 11 octobre 2001.(37) En l’espèce, un sociologue de formation sollicitait le bénéfice du minimex.

(36) X. DIJON, La Convention européenne et les droits de l’homme le plus démuni, J.T. 1988, 721. (37) Cour du travail de Bruxelles, (8ème chambre), 11 octobre 2001, R.G. n° 40.860, inédit.

Il faisait valoir qu’étant sociologue il avait le droit de suivre sa vocation, ce qui nécessitait l’octroi d’un minimum vital. Il se référait explicitement à l’article 23 de la Constitution. Selon la Cour, les droits économiques, sociaux et culturels consacrés par l’article 23 de la Constitution sont assortis d’obligations et s’exercent non seulement dans le cadre de la société telle qu’elle est organisée actuellement, mais encore sous certaines conditions déterminées par la loi. Il n’appartient pas, selon la Cour, au juge de bouleverser les bases de la vie en société telles qu’elles ont été prévues et aménagées légitimement par le législateur au nom de la collectivité pour permettre à un idéaliste de se libérer de toute contrainte et de revendiquer un revenu minimal à charge de la collectivité pour lui permettre de réfléchir, en sociologue, sur les modifications à apporter au système politique, social et économique. La première conséquence de l’insertion du droit au travail dans la Constitution est implicitement de proclamer les autorités publiques débitrices de l’obligation de moyen sous-jacente à ce droit.

Section 2 : Les prolongements du droit au travail. Le « droit au travail » a singulièrement marqué le droit des relations de travail de ces vingt dernières années. En la matière, l’action des pouvoirs publics a eu de plus en plus pour finalité l’accès, le maintien et le retour à l’emploi de telles ou telles catégories de la population : jeunes, femmes, chômeurs de longue durée. • Ainsi, deux mesures ont récemment été prises par le législateur pour inciter

les personnes de 50 ans et plus à reprendre le travail. (38) La première est relative à la dispense de disponibilité sur le marché de l’emploi. A partir du 1er juillet 2002, les conditions d’application de la dispense sont modifiées.

(38) - Arrêté royal du 27 mai 2002 modifiant l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage dans le cadre de l’augmentation du taux d’emploi des travailleurs âgés (M.B. 11 juin 2002). - Arrêté ministériel du 28 mai 2002 modifiant l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991.

Le chômeur complet, âgé de 50 ans au moins et ayant perçu 312 allocations au cours des deux dernières années sera inscrit d’office comme demandeur d’emploi et devra être disponible sur le marché de l’emploi , accepter un emploi convenable et répondre aux convocations du service emploi. La seconde mesure a trait à la notion convenable pour le chômeur de 50 ans et plus. La notion d’emploi convenable est utilisée pour sanctionner le chômeur qui se prive volontairement de travail, c’est-à-dire qui abandonne ou refuse un emploi. Seul l’abandon ou le refus d’un emploi « convenable » prive le chômeur de son droit aux allocations.(39) A partir du 1er juillet 2002, certains critères de l’emploi convenable sont assouplis en faveur des chômeurs de 50 ans et plus (article 36 ter nouveau de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991). Ainsi, ils peuvent refuser ou abandonner : - un emploi qui ne correspond ni à leurs études, ni à leur profession

habituelle, ni à une profession apparentée, et ce sans limite temporelle, alors que les autres chômeurs ne peuvent refuser ou abandonner un tel emploi que durant les six premiers mois de leur chômage.

- un emploi donnant habituellement lieu à une absence journalière de la résidence habituelle de 10 heures (12 heures pour les autres chômeurs) ou pour lequel la durée journalière des déplacements dépasse 2 heures (4 heures pour les autres chômeurs).

• Comme autre mesure signalons que depuis le 18 avril 2002, le minimexé ou

le bénéficiaire de l’aide sociale financière engagé par un employeur dans le cadre d’un programme de transition professionnelle donne droit à la dispense ou à la réduction temporaire de cotisations patronales octroyées par le plan ACTIVA.(40) Le plan ACTIVA a été mis en place au début de l’année 2002 pour promouvoir l’emploi des demandeurs d’emploi de longue durée (chômeurs, minimexés et bénéficiaires de l’aide sociale financière).

(39) J.F. FUNCK, Caractère involontaire du chômage, Guide Social permanent, T. 4, P. I. (40) Arrêté royal du 22 mars 2002 modifiant l’arrêté royal du 7 mai 1999 portant exécution de l’article 2, § 5bis

de la loi du 7 août 1974 et de l’article 57quater, § 3 de la loi du 8 juillet 1976.

• Mentionnons enfin les mesures prévues par le projet de loi relatif au droit à l’intégration sociale et plus particulièrement celles qui concernent l’intégration sociale des personnes âgées de moins de 25 ans. Le jeune se verra présenter par le C.P.A.S. un contrat d’intégration sociale dans les trois mois qui suivent sa demande de revenu d’intégration. L’inscription du droit des jeunes à l’emploi dans la nouvelle loi imposera au C.P.A.S. une mission légale d’insertion professionnelle. Compte tenu de la situation personnelle du jeune, il sera opté, soit pour une première expérience professionnelle dans le cadre d’un contrat de travail, soit pour un projet individualisé d’intégration sociale visant à augmenter ses chances d’obtenir à terme un emploi (formation, études de plein exercice, parcours social personnalisé). Le C.P.A.S. a pour mission de rechercher et non de trouver un emploi adapté à la situation personnelle du jeune et à ses capacités.(41)

Ces diverses mesures illustrent bien le fait que l’emploi est devenu l’un des objets premiers du droit du travail. (42) Force est cependant de constater qu’en l’état actuel, le « droit au travail » est loin d’assurer une protection de l’accès et du maintien à un travail comparable à celle qu’offre les véritables « droits-créance ».(43)

Chapitre 3 – LA DÉFENSE DE LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE EN SÉCURITÉ SOCIALE.

Chaque personne a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. Le droit à la sécurité sociale est un des moyens d’assurer cette dignité. Nous limiterons nos propos à un seul secteur de la sécurité sociale, à savoir celui du chômage.

(41) PH. DE KEYSER, La nouvelle loi concernant le droit à l’intégration sociale, Journal des Procès, 2002, n° 439, 7-9. (42) A. JEAMMAUD, Le droit du travail en changement. Essai d’une mesure, Droit Social, 1998, 217. (43) D. de BRUYN, Le droit constitutionnel au travail, Annales de Droit de Louvain, 1996, 173-212. J. JACQMAIN, Droit au travail, Droit du travail, in Les droits économiques, sociaux et culturels dans la Constitution , Bruxelles, Bruylant, 1995, 163-192. M. JAMOULLE, Les transformations du droit belge du travail depuis 1975, Contradictions n°s 78-79, 1996, 152-161. M. STROOBANT, De Arbeidsovereenkomstenwet van 10 maart 1900 en het recht op arbeid in Honderd jaar arbeidsovereenkomstenwet, Antwerpen, Intersentia 2002, 31-60.

Section 1 : Le contrôle de la situation familiale du chômeur : loi du 6 décembre 2000.(44)

Le régime du contrôle de la situation familiale des chômeurs indemnisés a été profondément modifié. La ratio legis de la loi est double : 1° limiter les atteintes à la vie privée du chômeur. 2° garantir les droits fondamentaux de l’assuré social dans les situations où les risques d’abus ou de violation de ses droits sont les plus importants. Les innovations légales sont les suivantes : Premièrement : les droits de la défense du chômeur ont été renforcés. Ø L’entretien en vue de vérifier la situation familiale est transformée en

audition. Cette modification a pour but d’assurer une meilleure sécurité juridique. Elle entraîne l’application des dispositions relatives à l’audition prévues par l’arrêté royal du 25 novembre 1991. Les principes repris dans la loi du 12 mars 1998 (M.B. du 2 avril 1998) dite « Loi FRANCHIMONT » devront être respectés par les fonctionnaires de l’O.N.Em.

Ø Le chômeur, étant donné qu’il s’agit d’une audition, peut se faire représenter ou accompagner lors de celle-ci par un avocat ou un délégué syndical. Notons que la possibilité de l’intervention d’une tierce personne est également introduite lors de la visite du domicile. Les risques de perquisition sauvage seront ainsi diminuées.

Deuxièmement, la présence obligatoire de deux fonctionnaires lors de la visite procède de la même idée : confiance et sécurité. En vue de respecter les droits de la défense, le procès-verbal du déroulement de la visite sera présenté au chômeur pour signature.

(44) Loi du 6 décembre 2000 modifiant l’article 23 de la loi du 14 février 1961 d’expansion économique, de progrès social et de redressement financier (M.B. 22 décembre 2000).

Troisièmement, la nouvelle loi supprime la possibilité qui était donnée aux inspecteurs de l’O.N.Em. de s’adresser au Président du Tribunal du travail pour obtenir d’autorisation de visiter le domicile du chômeur sans son consentement. Pareille procédure particulière pour les chômeurs a été jugée discriminatoire. Les inspecteurs doivent respecter le droit commun. Quatrièmement, en cas d’absence de coopération de la part du chômeur, le directeur du bureau de l’O.N.Em. pourra statuer sur base des éléments en sa possession. La mesure n’a pas pour but de supprimer tout contrôle de la situation familiale. Le chômeur ne peut profiter de la limitation des visites domiciliaires pour se soustraire à tout contrôle. Si celui-ci n’apporte pas d’éléments suffisants prouvant la réalité familiale invoquée, le directeur pourra décider de l’indemniser sur la base du fait, par exemple, que plusieurs personnes sont reprises à la même adresse au registre de la population. Cinquièmement : le chômeur devra être informé qu’il peut introduire une réclamation contre l’O.N.Em. auprès du médiateur fédéral. Cette mesure s’inscrit aussi dans le respect des droits des assurés sociaux. Pareille information n’est pas inutile dans la mesure où le rapport annuel des médiateurs fédéraux a constaté pour l’année 1988, que l’O.N.Em. était l’institution de sécurité sociale qui faisait l’objet du plus grand nombre de réclamations (soit 42,5 %). Les modifications tentent de concilier le principe fondamental de la vie privée et la nécessité de contrôler la situation familiale des chômeurs.(45)(46) La pratique semble indiquer que cet objectif d’humanisation des contrôles soit atteint.

Section 2 : Les sanctions administratives en matière de chômage. (Arrêté royal du 29 juin 2000).

(45) Projet de loi modifiant l’article 23 de la loi du 14 février 1961, Exposé des motifs, Doc. parl. Chambre des

Représentants, session 1999-2000, n° 0670/001, 7. (46) Ch. Vanderlinden, Le contrôle de la situation familiale du chômeur, à paraître dans C.D.S. 2002.

L’arrêté royal du 29 juin 2000 a considérablement réduit la durée des exclusions. En cas de chômage volontaire les sanctions étaient de 8 à 52 semaines. Dans certains cas, le droit aux allocations de chômage était perdu avec obligation d’accomplir un nouveau stage. Les exclusions ont été ramenées de 4 à 8 semaines au moins, à 26 ou 52 semaines au plus. Quant aux sanctions administratives proprement dites, elles vont de 1 semaine à 26 semaines. L’arrêté royal du 29 juin 2000 introduit par ailleurs les notions d’avertissement et de sursis (articles 53bis et 157bis de l’arrêté royal du 25 novembre 1991). Compte tenu de l’aspect disproportionné des sanctions, et donc non conforme à la dignité humaine, ces innovations ont pour objectif de ramener les exclusions à une plus juste proportion. Le contentieux judiciaire s’en est trouvé fortement réduit. Demeure cependant la question de savoir si la juridiction du travail peut remplacer la sanction administrative infligée par le directeur par un avertissement. • Il ne me semble pas que les juridictions du travail puissent exercer une

compétence discrétionnaire attribuée au directeur par l’article 157bis. On ne peut comparer l’Office du juge dans le contentieux du chômage qui prévoit la possibilité d’accorder une mesure de sursis à celui du juge dans le contentieux pénal. La juridiction du travail statue sur des recours introduits contre une décision prise par une autorité administrative ; dans ce contentieux, contrairement à la juridiction pénale, elle doit respecter le principe de la séparation des pouvoirs (concl. Avocat Général LECLERCQ, préc. Cass. 10 juin 1996, R.C.J.B., 1997, 447 et sv.).

• Il ne me semble pas non plus qu’on puisse invoquer l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme pour soutenir qu’il est

inconcevable que le directeur du bureau de chômage statue en dernier recours quand il apprécie si un chômeur peut bénéficier d’un sursis ou d’un simple avertissement. Le directeur n’est pas un organe juridictionnel. Il a pour mission d’appliquer une réglementation ; un droit de recours existe contre ces décisions en vue de vérifier s’il a correctement ou non apprécié les faits qui justifient son point de vue ou s’il a appliqué ou non les dispositions réglementaires.(47) Indépendamment de ces considérations techniques(48), il n’est pas exagéré d’affirmer que la nouvelle législation a réhabilité la personne du chômeur dans ses relations avec l’administration.

(47) Cour du travail de Liège, 24 avril 2002, R.G. n° 3468/01, inédit. (48) Pour plus de détails v. M. DELANGE, Les mesures d’exclusion en matière de chômage après l’arrêté royal

du 29 juin 2000 sur la réforme des sanctions administratives, à paraître dans C.D.S. 2002.

Deuxième partie : LA RELATIVITÉ DE LA DÉFENSE DE L’HUMANITÉ PAR LE DROIT SOCIAL.

Chapitre 1 : La protection sociale est-elle soluble dans le droit de propriété ? Que le droit à la protection sociale puisse se référer aux dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales peut paraître paradoxal. En effet, la Convention de Strasbourg a pour premier objectif la protection des libertés publiques traditionnelles et ne traite pas des droits et libertés à caractère social, exception faite du droit de grève et de la liberté syndicale. Non que le Conseil de l’Europe se soit désintéressé de la protection des droits sociaux mais celle-ci s’inscrit dans le cadre d’instruments spécialisés comme la Charte sociale européenne. Le souci de la protection des droits individuels a amené cependant la Cour européenne des droits de l’homme à retenir de ceux-ci une conception extensive permettant l’inclusion des droits aux prestations sociales. Pour la Cour de Strasbourg, la Convention est un instrument vivant qui doit s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui (C.E.D.H. 13 juin 1979, MARCKX, Série A, n° 31, § 58). La Cour précisera, en 1979, dans un arrêt AIREY (C.E.D.H., 9 octobre 1979, Série A, n° 32) que si la Convention « énonce pour l’essentiel des droits civils et politiques, nombre d’entre eux ont des prolongements d’ordre économique et social », « nulle cloison ne sépare la sphère des droits économiques et sociaux du domaine de la Convention ». La jurisprudence n’a pas été très rapide à emboîter le pas. Dans une décision rendue le 9 mai 1990, la commission européenne des droits de l’homme a estimé

irrecevable la demande formulée par une ressortissante belge qui, n’ayant pu honorer ses factures d’électricité en raison de l’extrême modicité de ses revenus, s’était vue privée d’électricité en dépit de son état de santé et de ses charges de famille, pareille situation n’étant pas susceptible, aux yeux de la commission, de se rattacher aux dispositions des articles 3 et 8 de la Convention respectivement relatifs à l’interdiction des traitements inhumains et dégradants ainsi qu’au respect de la vie familiale.(49) La Cour de Strasbourg va se montrer par après très attentive à la sauvegarde des droits sociaux. Les arrêts GAYGUSUZ, VAN RAALTE et PÉTROVIC témoignent d’une évolution certaine.(50) Opposant un ressortissant turc aux autorités autrichiennes, l’affaire GAYGUSUZ concernait l’attribution de prestations dues à titre de chômage. Ayant travaillé en Autriche avant d’être au chômage, le requérant, Monsieur GAYGUSUZ, sollicita, une fois venus à expiration ses droits aux prestations purement contributives, l’attribution d’une allocation d’urgence dont le bénéfice est normalement ouvert à ceux qui, ayant épuisé leurs droit contributifs et demeurant sans emploi, ne peuvent faire face à leurs besoins essentiels. L’attribution de l’allocation demeurant subordonnée à la possession de la nationalité autrichienne, Monsieur GAYGUSUZ ne peut en obtenir le bénéfice et c’est dans ces conditions qu’il décida de saisir la Cour européenne des droits de l’homme, s’estimant victime de discrimination. Les dispositions de l’article 14 de la Convention interdisent, il est vrai, les discriminations selon le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions, les origines nationales ou sociales. Elles n’opèrent néanmoins que dans le champ d’application des droits et libertés reconnus par la Convention et ses protocoles, de sorte que la discrimination formulée par un Etat signataire ne s’expose à sanction que pour autant qu’elle s’est appliquée à l’attribution ou à l’exercice de l’un ou l’autre de ceux-ci. La Cour ne pouvait faire droit à la demande de Monsieur GAYGUSUZ sans avoir préalablement caractérisé le droit aux prestations en cause au regard des droits et libertés garantis par la Convention. Pour résoudre la question, la Cour s’est basée sur les dispositions de l’article 1er du Protocole n° 1 de la Convention qui garantissent à chacun le droit au respect de ses biens, autrement dit le droit de propriété.

(49) Décision du 9 mai 1990, VAN VOLSEM/Belgique, Aff. N° 14641/89, RUDH 1990, 349, note F. SUDRE. (50) S-J PRISO-ESSAWE, Les droits sociaux et l’égalité de traitement dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, R.T.D.H. 1998, 721.

Pour la Cour, le droit à l’allocation d’urgence prévue par la législation autrichienne ressortit au champ d’application du droit de propriété (§§ 39 à 41). La qualification découle du caractère patrimonial du droit invoqué. Le droit à l’allocation d’urgence procédant d’un droit garanti par la Convention, la Cour a pu condamner l’Autriche, la condition de nationalité exigée par la loi nationale constituant une discrimination selon la nationalité au sens des dispositions de l’article 14 de la Convention.(51) • C’est dans la même perspective que s’inscrit l’arrêt VAN RAALTE.(52)

Dans cette affaire, le requérant, Monsieur Van Raalte, s’était, ému de la pérennité dans le droit néerlandais des prestations familiales d’une disposition tendant à exonérer du paiement d’une cotisation affectée au financement des prestations familiales les femmes célibataires et sans enfants âgées de 45 ans au moins. L’identification d’une discrimination selon le sexe ne posait pas de problème ; encore fallait-il pour conclure à la violation de l’article 14 de la Convention, de rattacher la situation du requérant à l’un des droits garantis par la Convention. La Cour s’est basée sur les dispositions de l’article 1er du protocole n° 1. La contribution n’était pas, dans son principe, contraire aux prescriptions mêmes de l’article 1er du protocole n° 1 ; elle ne pouvait cependant être assortie d’une discrimination selon le sexe qu’aucun motif ne justifiait en l’espèce.

• Rendu le 27 mars 1998, l’arrêt PETROVIC(53) ouvre à la promotion des droits sociaux d’autres perspectives basées sur les dispositions de l’article 8 de la Convention qui protègent le droit au respect de la vie privée et familiale contre les atteintes de la puissance publique, sauf justifications dûment établies. Ayant cessé son activité professionnelle pour élever ses enfants, Monsieur PETROVIC souhaitait bénéficier de l’allocation de congé parental prévue par la législation autrichienne. Il ne put cependant obtenir gain de cause, celle-ci était réservée, en Autriche, aux seuls parents de sexe féminin. Pour conclure

(51) C.E.D.H., 18 septembre 1996, GAYGUSUZ c/ Autriche, Rec., 1996-IV, n° 14 ; D. 1998, 438, note J.P. MARGUÉNAUD et J. MOULY. (52) C.E.D.H., 21 février 1997, VAN RAALTE c/ Pays-Bas, R.T.D.H. 1998, 721. (53) C.E.D.H., 27 mars 1998, PETROVIC c/ Autriche, R.T.D.H. 1998, 721.

à l’existence d’une discrimination selon le sexe au sens de l’article 14 de la Convention, la Cour de Strasbourg s’est basée sur les dispositions de l’article 8. Quand un Etat donne naissance à une politique d’aide financière aux familles, il ne peut assortir l’attribution des prestations qu’il institue de discriminations contraires à l’article 14 de la Convention. Cette jurisprudence n’est pas sans enseignement. Elle traduit l’élargissement du champ d’application de la Convention européenne aux droits sociaux et peut s’opposer à la subsistance des discriminations qui demeurent dans la législation de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe. Cette jurisprudence est cependant particulière dans la mesure où elle rattache au droit de propriété les droits aux prestations sociales. L’interprétation retenue par les arrêts GAYGUSUZ et VAN RAALTE n’en mérite pas moins l’attention au regard du droit belge peu perméable à pareille conception du droit de propriété. Ainsi, le Tribunal du travail de Bruxelles a rejeté pareille conception dans le cadre de la législation relative aux allocations aux handicapés. Le Tribunal du travail de Bruxelles a également refusé cette interprétation dans des litiges opposant l’I.N.A.M.I. à divers laboratoires de biologie clinique.

• Le recours aux instruments internationaux n’est pas sans limite. Les juridictions ordinaires hésitent à procéder à l’interprétation extensive des dispositions des conventions internationales de manière à en déduire des normes positives susceptibles d’être immédiatement invoquées par les particuliers dans les litiges qui les opposent aux organismes sociaux. Bien des arrêts écartent la norme internationale invoquée à l’appui du recours, soit que celle-ci ne s’impose qu’aux Etats signataires, soit qu’elle se borne à fixer des objectifs en termes généraux, et ne puisse ainsi, dans l’un et l’autre cas, recevoir une application concrète qu’une fois intervenues les mesures appropriées en droit interne. Telle est la solution retenue par exemple s’agissant des dispositions de l’article 3 de la Convention de New York sur les droits de l’enfant.

Par deux arrêts du 4 novembre 1999, la Cour de cassation a décidé que les dispositions de l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée à New York le 20 novembre 1989 et approuvée par la loi du 25 novembre 1991, n’ont pas d’effet direct en droit belge. L’article 3 dispose en son premier paragraphe que, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. Aux termes du second paragraphe du même article, les Etats parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées. Dans la première espèce, la Cour d’appel s’était basée sur l’article 3, § 1er, auquel elle avait reconnu un effet direct pour rejeter une demande en reconnaissance d’enfants formée par un homme dont la mère ne contestait pas la maternité. Dans la seconde espèce, la Cour d’appel avait statué sur une action en contestation d’état fondée sur l’article 332bis du Code civil sans que, selon le moyen, il apparût de sa décision que les intérêts de l’enfant eussent constitué la considération primordiale des juges. Dans l’un et l’autre cas, la Cour de cassation, pour exclure que l’article 3 de la Convention soit directement applicable, énonce que, pour « bénéficier de l’effet direct, la norme d’une convention internationale doit être suffisamment précise et complète » et considère que « bien qu’elles soient utiles à l’interprétation des textes, les dispositions dont il s’agit ne sont pas suffisamment précises et complètes pour avoir un effet direct, dès lors qu’elles laissent à l’Etat plusieurs possibilités de satisfaire aux exigences de l’intérêt de l’enfant ; qu’elles ne peuvent servir de sources de droits subjectifs et d’obligations dans le chef des particuliers et qu’elles permettent notamment aux Etats et aux autorités contractantes de déterminer comment protéger au mieux les intérêts de l’enfant dans le cadre des modalités d’établissement de la filiation biologique ». S’agissant d’une disposition comme l’artic le 3 de la Convention, la Cour de cassation n’y a pas vu le degré de précision suffisant pour décider qu’elle eût pu justifier le juge du fond à statuer sur une action en contestation d’état dans

des conditions autres que celles que le législateur a précisées aux articles 330, § 2 et 332 du Code civil pour protéger les intérêts de l’enfant.(54) La Cour du travail de Bruxelles, dans son arrêt du 23 mai 2002, s’est également prononcée sur la non application de la Convention internationale des Droits de l’enfant à propos d’une demande d’aide sociale en vue de garantir l’intérêt supérieur de l’enfant, les parents étant de nationalité étrangère en séjour illégal en Belgique. La Cour du travail a refusé tout effet direct aux articles 1, 3, 23, 26, 27 de ladite Convention.(55)

• Sans doute l’application combinée des dispositions des articles 14 de la Convention et 1er du protocole n° 1 devrait-elle faire échec aux discriminations les plus évidentes dans notre système de protection sociale. Encore la prudence s’impose-t-elle sur ce point. La question demeure posée de la situation des étrangers en situation irrégulière qui n’a pas été abordée par la Cour européenne des droits de l’homme. Telle est l’opposition du verre à moitié plein et du verre à moitié vide. L’élargissement aux droits sociaux du champ d’application de la Convention européenne ne saurait se réduire à une analyse à sens unique. On ne peut que se réjouir de l’interprétation donnée par la Cour européenne des droits de l’homme qui vise à intégrer la protection des droits sociaux dans un système plus large de protection des droits et libertés. On ne perdra cependant pas de vue la portée relative de l’application des principes de la Convention européenne aux droits aux prestations sociales. Dès lors que le droit a été prévu par la loi nationale, il faut que son application soit exempte des discriminations prohibées par les dispositions de l’article 14 de la Convention. Il importe également que le contentieux qui en résulte réponde aux exigences de l’article 6 de la Convention.

(54) C. STORCK, Chronique de jurisprudence, Revue de droit international et de droit comparé, 1er trimestre 2002, 111. (55) Cour du travail de Bruxelles, 8ème chambre, 23 mai 2002, R.G. n° 42.220. Voir aussi Cour du travail de Liège, 26 mars 1997, C.D.S. 1997, 544.

Par contre, la Convention ne garantit nullement l’existence même des droits sociaux, dont l’effectivité découle de la libre initiative des Etats signataires. Le contentieux de l’octroi de l’aide sociale aux étrangers en séjour illégal qui ont introduit une demande de régularisation sur base de la loi du 22 décembre 1999 illustre, me semble-t-il, les considérations développées précédemment. La Cour du travail de Bruxelles a considéré, tenant compte des enseignements des arrêts de la Cour d’arbitrage des 30 octobre 2001 et 17 janvier 2002, que les articles 10 et 11 de la Constitution ne faisaient pas obstacles à l’application de l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 aux candidats à la régularisation.(56) Pour rappel, cet article constitue une importante restriction pour certains étrangers en séjour illégal, l’aide sociale étant limitée à l’aide médicale urgente. Par ailleurs, la Cour a considéré que les obligations conventionnelles internationales de la Belgique ne faisaient pas obstacles à l’application de l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 à cette catégorie d’étrangers. Selon la Cour, les articles 3, 6, 8, 13, 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’ont pas été violés par l’application de l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 aux candidats à la régularisation.

Chapitre 2 : La vie privée s’invite au travail. Le droit au respect de la vie privée trouve à s’appliquer dans le cadre de la relation de travail. Cependant, ce droit n’est pas un droit absolu (v. article 8, alinéa 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales). L’ingérence de l’employeur dans la vie privée du travailleur peut intervenir à trois moments de la relation de travail : - Lors de l’embauche, l’employeur peut choisir le candidat qu’il estime le plus

apte au poste à pourvoir.

(56) v. Cour du travail de Bruxelles (8ème chambre), 21 mars 2002, R.G. n° 42.179; Cour du travail de Bruxelles (8ème chambre), 17 avril 2002, R.G. n° 41.647-41.673 ; Cour du travail de Bruxelles (8ème chambre), 23 mai 2002, R.G. n° 42.220.

A cette fin, il pourra solliciter certaines informations concernant le candidat.(57) Ces informations porteront sur ses compétences, ses diplômes, son expérience professionnelle.

- Lors de l’exécution du contrat de travail, le pouvoir de direction de l’employeur lui permet d’exercer une certaine surveillance sur l’exécution de ses ordres par le travailleur. Celle-ci se prolonge parfois par une surveillance du travailleur lui-même et entraîne certaines ingérences dans sa vie privée (familles, caméras de surveillance).(58)

- Enfin, lors de la rupture du contrat, des faits relevant de la vie privée du

travailleur pourront éventuellement servir de base à une décision de licenciement pour motif grave.(59)

Nous nous limiterons à examiner l’utilisation des nouvelles technologies et de l’e-mail sur le lieu de travail. Dans l’informatique, le traçage est omniprésent. La surveillance est partout. Qui dit moyens de surveillance, dit non seulement licéité de ces moyens mais aussi compatibilité de ceux-ci avec le respect de la vie privée du salarié ou plus exactement sa vie personnelle. Les mots ont leur importance dans la mesure où les problèmes posés par les nouvelles technologies de l’information et de la communication concernent plus largement la vie personnelle. La vie privée telle qu’elle est protégée par l’article 8 de la C.E.D.H. concerne essentiellement l’intimité de la vie humaine : la liberté du domicile, le droit au respect et à l’inviolabilité des correspondances, le droit à une vie familiale normale. La vie personnelle qui inclut l’intimité de la vie privée englobe d’autres aspects de la vie du salarié, notamment ses démarches publiques : les lieux publics qu’il fréquente, ses activités culturelles ou sportives, ses lectures, les opinions qu’il exprime.

(57) H. CLAUWAERTS, Le respect de la vie privée lors de la recherche d’un emploi et la sélection du personnel, Rev. trav. avril, mai, juin 1997, 13 à 19. (58) F. LAGASSE et M. MILDE, Protection de la personne et vie privée du travailleur. Investigation et contrôle sur les lieux de travail, Orientations 1992, 149-164. (59) P. BLONDIAU, Protection de la personne et vie privée du travailleur au moment de la rupture du contrat, Orientations 1992, 165-180.

Avant de procéder à la confrontation de la vie personnelle au travail et des nouvelles technologies, arrêtons-nous quelques instants sur chacun de ces éléments. S’agissant de la vie personnelle, sa protection dans l’organisation des relations de travail n’est pas neuve mais se complique. La distinction entre vie personnelle et vie professionnelle est de moins en moins évidente. Les entreprises favorisent parfois un développement de la vie personnelle au travail en organisant à l’intérieur de l’entreprise des actes de la vie quotidienne (agences de voyages, guichets bancaires, crèches, …). Lieu et temps de travail n’ont plus la même importance, ce qui relativise la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle , surtout quand l’entreprise offre à ses salariés du matériel informatique. • Que dire, par ailleurs, de l’intérêt pour les nouvelles technologies ? Tous les

acteurs dans l’entreprise sont séduits. Les responsables de ressources humaines ne jurent plus que par le e-recrutement. Les « salariés-internautes » sont fascinés par ces nouvelles techniques.

Comment s’opère, dans ces conditions, la confrontation entre vie personnelle au travail et nouvelles technologies ?

Une double relation est visible. D’une part, les nouvelles technologies favorisent le développement de la vie personnelle au travail, bien plus que le téléphone, le fax. En quelques secondes, un salarié peut, sur son instrument de travail, quitter sa vie professionnelle pour développer une vie personnelle au travail avec une offre très large de produits (s’informer, faire ses courses, réserver un billet d’avion, de train, communiquer). D’autre part, les nouvelles technologies favorisent les atteintes à la vie personnelle du salarié. Le contrôle est davantage présent parce qu’il est inhérent à ces nouvelles techniques. Mais la cybersurveillance doit pouvoir reposer sur des justifications légitimes : sécurité informatique, éviter qu’un temps normalement consacré au travail soit utilisé à des fins personnelles, éviter la fréquentation de sites interdits, éviter que

les nouvelles technologies ne soient utilisées pour commettre des infractions (harcèlement). Tout est une question d’équilibre. Le juriste peut éprouver des difficultés à organiser une cohabitation entre vie personnelle au travail et nouvelles technologies, tant la technique est sophistiquée. Il ne fait pas de doute que l’organisation juridique dépend en partie de la spécificité des techniques.(60) Mais comme l’a affirmé G. LYON-CAEN « le droit, principalement celui des libertés individuelles, n’a pas à s’incliner devant l’état de la technologie ; c’est à la technologie de s’adapter (elle en est très capable) aux exigences fondamentales du droit ».(61) La doctrine s’est intéressée au problème.(62) Les Cours et Tribunaux ont été saisis de litiges portant généralement sur le licenciement pour motifs graves d’un travailleur supposé avoir abusé du système de télécommunication mis à sa disposition par l’employeur.(63) Précédant le législateur, ce sont les partenaires sociaux qui, au sein du Conseil national du travail, ont négocié une convention collective de travail consacrée à cette problématique. Il s’agit de la convention collective de travail n° 81 du 26 avril 2002 relative à la protection de la vie privée des travailleurs à l’égard du contrôle des données de communications électroniques en réseau rendue obligatoire par un arrêté royal du 12 juin 2002 (M.B. 29 juin 2002, 29489). La convention collective de travail n° 81 s’incorpore dans un arsenal réglementaire important visant à assurer d’une part le droit de l’employeur de réglementer et de contrôler les prestations du travailleur et l’usage qu’il fait des outils de travail mis à sa disposition et d’autre part le droit inaliénable du travailleur au respect de sa vie privée. (60) A. SUPIOT, Travail, droit et technique, Droit Social, janvier 2002, 13-25. (61) Cass. (fr.), soc., 2 octobre 2001, Sem. Soc. LAMY, n° 1046 avec le commentaire de G. LYON-CAEN. (62) M. BARTH, Contrôle de l’employeur de l’utilisation privée que font ses travailleurs des nouvelles technologies de l’information et de communication au lieu de travail, J.T.T. 2002, 169-177. O. RIJCKAERT, Le contrat de travail face aux nouvelles technologies, Orientations 2000, 204 et sv. (63) v. notamment Tribunal du travail de Bruxelles, 2 mai 2000, R.G. n° 93.534/99 ; Tribunal du travail de Bruxelles, 22 juin 2000, R.G. n° 1.471/99 ; Tribunal du travail de Bruxelles, 6 septembre 2001, J.T.T. 2002, 52-54 ; Cour du travail de Gand, 22 octobre 2001, J.T.T. 2002, 41 ; Cour du travail de Gand, 4 avril 2001, J.T.T. 2002, 49.

Parmi cet arsenal citons : - les articles 2, 3, 16 et 17 de la loi du 3 juillet 1978 relative au contrat de

travail qui imposent au travailleur d’exécuter le travail en se conformant aux instructions de l’employeur ;

- l’article 8 de la C.E.D.H. qui consacre le droit des individus au respect de leur vie privée tout en prévoyant les conditions d’une ingérence dans l’exercice de ce droit.

- l’article 22 de la Constitution qui garantit le droit de chacun au respect de sa vie privée et familiale ;

- la loi du 21 mars 1991 portant réforme de certaines entreprises publiques, économiques. L’article 109ter D de cette loi assure la protection du secret des télécommunications ;

- l’article 314bis du Code pénal qui interdit de prendre connaissance du contenu de la télécommunication privée. Est considérée comme privée, toute communication qui n’est pas destinée à être entendue par d’autres personnes que les participants à la télécommunication.(64) Des garanties entourent également les procédés judiciaires d’interception, de repérage et d’identification des données relatives à de telles télécommunications (article 88bis, 90ter à decies du Code d’instruction criminelle).

- la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel, qui prévoit que les données à caractère personnel doivent être traitées loyalement et licitement, collectées pour des finalités déterminées, explicites, adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont obtenues.(65)

• La convention collective du travail n° 81 se réfère à ces multiples sources.

Dès son premier article, elle précise vouloir être garante « du respect du droit fondamental des travailleurs au respect de leur vie privée dans la relation de travail, en définissant pour quelles finalités et à quelles conditions de proportionnalité et de transparence un contrôle des données de communication électroniques en réseau peut être installé ». La convention collective n° 68 relative à la protection de vie privée des travailleurs à l’égard de la surveillance par caméras sur le lieu de travail

(64) TH. CLAEYS et D. DEJONGHE, Gebruik van E-mail en internet op de werkplaats en contrôle door de werkgever, J.T.T. 2001, 121. (65) M.B. 18 mars 1993, et modifiée par la loi du 11 décembre 1998 transposant la directive 95/46/CE du 24 octobre 1995 du Parlement européen et du Conseil (M.B. 3 février 1999).

précisait déjà les conditions d’une ingérence de l’employeur dans la vie privée du travailleur.(66) Ces conditions sont celles de la convention collective de travail n° 81.

• La convention collective n° 81 réglemente le contrôle des communications privées du travailleur à l’exclusion des échanges professionnels effectuées à l’aide des techniques en réseau. Elle n’autorise que la prise de connaissance des données de communication, à l’exclusion de leur contenu.

• Droit de l’employeur de fixer les modalités d’accès et d’utilisation.

Comme par le passé, il revient à l’employeur de définir les modalités d’accès et d’utilisation des moyens de communication en réseau ainsi que les personnes qui pourront en faire usage. Personne ne remet en question le fait que l’employeur puisse disposer totalement de sa propriété, des biens et des matières premières nécessaires à l’exécution du contrat de travail. Parmi ces biens, se trouvent le réseau informatique, les ordinateurs et leurs accessoires.

• Un droit de contrôle des données de communications électroniques en réseau

conditionné par le respect des principes de finalité, de proportionnalité et de transparence. La convention collective n° 81 confirme les principes contenus dans la loi du 8 décembre 1992. Elle définit clairement les circonstances autorisant le contrôle (principe de finalité). Le contrôle ne pourra être excessif (principe de proportionnalité) et enfin, le contrôle devra se faire dans un esprit de transparence. L’information exacte des travailleurs sur la politique de contrôle de l’entreprise prend tout son sens.

Le principe de finalité. La convention collective de travail n’autorise le contrôle des données de communications électroniques en réseau que pour autant qu’une des quatre finalités suivantes soit poursuivie :

(66) O. DE SCHUTTER, P. DE HERT, B. SMEESTERS, Emploi, vie privée et technologies de surveillance,

J.T.T. 2001, 1 et sv.

- l’employeur peut procéder à un contrôle pour prévenir l’accomplissement de faits illicites ou diffamatoires, de faits contraires aux bonnes mœurs ou susceptibles de porter atteinte à la dignité d’autrui ; Il peut s’agir de la consultation de sites à caractère pornographique, de sites incitant à la haine, à la discrimination. Les Cours et Tribunaux du travail ont admis l’exercice d’un contrôle par l’employeur dans ces situations.

- le contrôle est également autorisé pour protéger les intérêts économiques, commerciaux et financiers de l’entreprise auxquels est attaché un caractère de confidentialité.

- l’employeur peut effectuer un contrôle en vue d’assurer la sécurité et le bon

fonctionnement technique des systèmes en réseau de l’entreprise. - la quatrième finalité concerne le respect de bonne foi des principes et règles

d’utilisation des technologies en réseau fixées dans l’entreprise. Autrement dit, l’employeur peut vérifier si les travailleurs respectent les directives d’utilisation de l’Internet et de l’E-mail fixées par l’employeur.

Le principe de proportionnalité.

Le respect de ce principe consiste à ne pas contrôler plus de données que nécessaire et à choisir la méthode de contrôle qui entraîne l’ingérence la plus réduite dans la sphère privée du travailleur.

Le principe de transparence.

Avant de procéder à un contrôle, l’employeur est soumis à une double obligation d’information collective et individuelle. Le Conseil d’entreprise devra être informé des aspects du contrôle. A défaut de Conseil d’entreprise, l’information sera donnée au comité pour la prévention et la protection au travail. A défaut de comité, c’est la délégation qui recevra l’information. S’il n’y a pas de délégation, ce seront les travailleurs qui seront directement informés. Quant à l’information individuelle, l’employeur doit informer chaque travailleur individuellement de l’existence d’un contrôle et des modalités. Cette information sera plus large que celle fournie au Conseil d’entreprise.

Le contrôle du contenu des télécommunications électroniques en réseau.

Tout contrôle du contenu est-il interdit ? L’article 314bis du Code pénal protège le contenu des télécommunications. Ce qui signifie que le contenu de tout courrier électronique échangé depuis le lieu de travail bénéficie de la protection prévue par l’article 314bis du Code pénal. Sa prise de connaissance par l’employeur est interdite, sauf si ce dernier invoque l’une des exceptions légales suivantes (67) : - l’interception ou l’enregistrement de télécommunications privées en vue de

prendre connaissance de leur contenu est autorisée moyennant le consentement de tous les participants à cette communication.

- l’interdiction sera levée quand la loi autorise ou impose l’accomplissement des actes visés ou lorsque ces actes sont accomplis dans le seul but d’assurer le bon fonctionnement du réseau.

- enfin, l’état de nécessité, cause générale de justification en droit pénal, pourra légitimer une violation, par l’employeur, de l’interdiction prévue par l’article 314bis du Code pénal.

Pour conclure.

La convention collective de travail n° 81 consacre le droit de contrôle de l’employeur sur l’usage, à des fins privées, par le travailleur du courrier électronique et de l’internet sur le lieu de travail.(68) La protection quasi absolue du secret des télécommunications est battue en brèche. Cependant, cette reconnaissance du droit de contrôle dans le chef de l’employeur est liée à des exigences notamment de transparence qui créent un équilibre entre la protection légitime de l’entreprise et la nécessaire protection de la vie privée au travail. C’est à ce prix que l’introduction des technologies de l’information et de la communication dans l’entreprise pourra se réaliser d’une manière profitable pour tous. (67) Pour un commentaire détaillé de l’article 314bis du Code pénal, H. BOSLY et D. VANDERMEERSCH, La loi belge du 30 juin 1994 relative à la protection de la vie privée contre les écoutes, la prise de connaissance et l’enregistrement de communications et de télécommunications privées, R.D.P. 1995, 301 et sv. (68) O. RIJCKAERT, Le contrôle de l’usage d’internet et de l’e -mail sur le lieu de travail au regard de la convention collective de travail n° 81 du 26 avril 2002, Bulletin social du Guide Social Permanent, juin 2002, n° 135, 2-25.

CONCLUSIONS. Si le respect de la Convention européenne des droits de l’homme a été affirmé par la Cour de Justice dès 1975 (Arrêt RUTILI), la citoyenneté de l’Union marque une nouvelle étape : « Les individus seront traités comme des êtres humains plutôt que comme des instruments économiques ».(69) Cette évolution est perceptible dans des arrêts récents de la Cour de justice des Communautés européennes. Ainsi, dans l’arrêt MARTINEZ SALA du 12 mai 1998,(70) la question de la liberté de circulation des personnes a été posée non plus au regard de l’article 48 C.E. mais au regard de l’article 8 A C.E. comme attribut de la citoyenneté européenne. Madame MARTINEZ SALA est une ressortissante espagnole vivant en Allemagne depuis l’âge de 12 ans. Elle a exercé une activité salariée pendant 10 ans, avec certaines interruptions, puis a bénéficié de l’aide sociale. Depuis environ 10 ans, son titre régulier de séjour n’était plus renouvelé mais un document faisant état de sa demande de prolongation de titre de séjour était délivrée. Elle n’était pas expulsable, la Convention européenne d’assistance sociale et médicale du 11 décembre 1953 interdisant l’expulsion d’une personne se trouvant dans le pays depuis plus de 5 ans pour le seul motif d’avoir eu recours à l’assistance sociale.(71) Madame MARTINEZ SALA sollicita une allocation d’éducation lors de la naissance de son deuxième enfant.

(69) J. SODERMAN, Le citoyen, l’administration et le droit communautaire, Rev. Marché commun 1998, 19. (70) C.J.C.E., 12 mai 1998, MARIA MARTINEZ SALA, Aff. C85-96, Rec., I-2691. (71) Egalement applicable en Belgique, Loi belge du 4 juillet 1956, M.B. 29 mars 1957, v. J.T.D.E. 1995, 102, n° 18.

Le service compétent de Bavière rejeta cette demande parce que l’intéressée ne possédait ni la nationalité allemande, ni un titre de séjour ou une autorisation de séjour. Considérant que l’allocation d’éducation est une prestation familiale au sens du règlement n° 1408/71, qu’il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer si Madame MARTINEZ SALA est un travailleur au sens de l’article 48 C.E., du règlement n° 1612/68 ou du règlement n° 1408/71, la Cour dit que « le droit communautaire s’oppose à ce qu’un Etat membre exige des ressortissants des autres Etats membres autorisés à résider sur son territoire qu’ils produisent une carte de séjour en bonne et due forme, délivrée par l’administration nationale, pour bénéficier d’une allocation d’éducation, alors que les nationaux sont uniquement tenus d’avoir leur domicile ou leur lieu de résidence ordinaire dans cet Etat membre ».(72) L’article 6 du Traité interdisant toute discrimination en raison de la nationalité fut alors déclaré applicable, ce qui entraîna le bénéfice de l’allocation d’éducation litigieuse qui fut considérée par la Cour comme rentrant dans le champ d’application ratione personae du droit communautaire. L’intégration de la citoyenneté européenne modifie considérablement les données de l’analyse. Le critère préalable au bénéfice de l’égalité de traitement n’est plus seulement celui du travail ou de toute activité économique. Il devient aussi celui de la citoyenneté. Ce concept émergent révèle les virtualités dont le droit social est porteur en matière de défense de l’humanité de l’homme. Est-ce à dire que par le jeu de la citoyenneté, l’interdiction fondée sur la nationalité (article 12) permettra d’éviter les conditions parfois restrictives établies par les règlements ou directives aux conditions de séjour des ressortissants de l’Union européenne ? La réponse se doit d’être nuancée car dans l’arrêt SALA, la Cour a subordonné l’application de l’article 12 à la légalité de la résidence. C’est aux Etats d’assurer l’efficacité des refus de séjour ou des reconduites à la frontière. S’ils acceptent sur leur territoire des ressortissants européens, les effets de la citoyenneté peuvent prendre toute leur dimension. Il devrait en résulter qu’un ressortissant communautaire qui bénéficie dans un autre Etat d’un contrat de réinsertion sociale ne pourrait plus se voir refuser un titre de séjour comme dans l’arrêt BETTRAY. (72) C.J.C.E., 12 mai 1998, MARTINEZ SALA, C-85/96, Rec., I, 2691, dispositif, point 30.

L’arrêt GRZELCZYK du 20 septembre 2001(73) marque d’ailleurs le point de départ d’une généralisation des avantages sociaux à l’ensemble des citoyens de l’Union résidant légalement sur le territoire d’un Etat membre. Néanmoins, de même qu’il est précisé par l’article 17 du Traité instituant la Communauté européenne, la « citoyenneté de l’Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas », le chemin est encore long avant qu’une fusion des droits permette d’écarter leur perception économique au bénéfice d’une unité subjective de citoyenneté.(74) Certains concepts juridiques émergent lentement dans ce que l’on pourrait appeler « la conscience juridique » d’une société. Le droit se veut facteur de stabilité plutôt que germe de bouleversement. Mais le droit positif ne demeure jamais immobile non plus, car la société qu’il a pour tâche d’organiser, ne cesse de se transformer et, à intervalles plus ou moins réguliers, il absorbe de nouveaux concepts, qu’il va chercher dans la philosophie, la sociologie, la science politique. Dès lors qu’ils répondent à un besoin social permanent, ces nouveaux concepts ou nouvelles catégories juridiques, ne tardent pas à prospérer. Que l’on pense, par exemple, au concept de respect de la vie privée. On peut souhaiter le même avenir en droit social au concept de respect de la dignité de la personne. Toutes les conditions sont réunies pour que se développe les riches potentialités d’un concept qui traduit dans notre droit une des valeurs basiques de notre culture car il y a encore beaucoup à accomplir pour que devienne vraie l’opinion exprimée par le professeur RIVERO « si la finalité de l’entreprise impose des limites aux droits et libertés fondamentales des salariés, cette finalité se heurte néanmoins à un « minimum incompressible : la dignité de la personne ».(75)

(73) C.J.C.E., 20 septembre 2001, GRZELCZYK c/ C.P.A.S. OTTIGNIES-LOUVAIN-LA -NEUVE, Aff. C 184/99 ; Concl. A.G. ALBER, 28 septembre 2000, J.T.D.E., 2002, 22. (74) S. HENNION-MOREAU, Le travail ou les limites de la citoyenneté européenne, in Mélanges en l’honneur de E. ALFANDARI, Dalloz 2000, 301. (75) J. RIVERO, L’entreprise et les libertés publiques, Dr. soc. 1982, 423.