la défense du rhinocéros

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ROMAN JOEL WOLFS LA DEFENSE DU RHINOCEROS

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ROMAN

JOEL WOLFS

LA DEFENSE DU RHINOCEROS

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La défense du rhinocéros

I

La nuit était tombée depuis maintenant un moment. Il mettait toujours du temps à prendre conscience de ce genre d’événements. Au travers des fenêtres à sa gauche, la lueur jaune des lampadaires de la rue s’était à présent pleinement substituée à la clarté de cette chaude journée d’août. En dépit de son mètre quatre vingt six, la seule tête de Lucius Lexter dépassait du dossier de son fauteuil. Il passa doucement sa main sur sa nuque ; la journée l’avait épuisé. En, dépit des vacances judiciaires, les urgences ne cessaient de se multiplier à un rythme qu’avec le temps il trouvait de moins en moins supportable. Il est vrai que maintenant, il approchait de plus en plus sûrement de la quarantaine, mais le rythme de vie soutenu auquel il s’astreignait lui avait permis de conserver un corps ferme et légèrement musclé qui, taillé dans sa hauteur, lui avait toujours valu un succès certain auprès des femmes. Sa barbe constamment naissante, ses traits irréguliers ne permettaient pas de le décrire comme étant physiquement beau. Cela ne le dérangeait plus depuis longtemps. Il savait bien que ce qui plaisait chez lui, c’était ce coté cassé, insondable. Parfais, il se disait même qu’avec son caractère, être beau aurait certainement été un handicap.

Comme souvent, il fut le dernier à quitter le cabinet. Il aimait travailler le soir, quand tout est calme. De toute façon, ce soir, personne ne l’attendait. Avant d’éteindre la lumière, il relut un jeu de conclusions et quelques lettres qu’il posa ensuite sur le bureau de Sophie, sa secrétaire. Il prit ensuite sous le bras un dossier qu’il devait étudier et « passer » à la place de son principal associé, en congés pour quelques jours. Arrivé au

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bas de l’escalier, il sortit son trousseau de la poche de son manteau et ferma la porte de deux tours de clé. Depuis quinze ans, il fermait chaque soir et ouvrait chaque matin cette même serrure de ces deux tours de clés. Il jeta un regard vers la plaque dorée sur laquelle figuraient les uns au dessus des autres son nom, celui de Boris Walberg, son associé depuis toujours ou presque, et enfin celui de Karl Marie Astor qui n’était avocat que depuis cinq ans. Il n’avait que peu d’affection pour ce dernier. Aussi avait il manifesté violemment sa désapprobation lorsque trois ans plus tôt Walberg lui avait proposé un contrat d’association. C’est à regret et sous la pression de son ami et associé qu’il y avait finalement et à regret consenti.

L’avocat sourit à demi à la vue de son nom en haut de la plaque. La troublante corrélation qui existait entre son nom et son métier était depuis la fac sujette à plaisanterie. Peu à peu, l’ensemble de son entourage, magistrats et confrères compris avaient pris l’habitude de l’appeler simplement Lex. Un nombre significatif de clients étaient d’ailleurs bien souvent surpris lorsque finalement ils prenaient connaissance de l’intégralité de son nom.

Ces clients étaient d’ailleurs nombreux. La réputation de Lex, homme aux succès fréquents et nombreux, s’était depuis longtemps faite et propagée, et ce en dépit d’une discrétion naturelle que ses associées ne cessaient de lui reprocher.

Lex regarda sa montre, il était vingt deux heures trente, la journée avait été longue. Depuis quelque temps, il arrivait de plus en plus tôt le matin au cabinet. L’excès de stress et de fatigue l’avait avec le temps rendu légèrement insomniaque. Las de tourner en rond et en vain dans son appartement, il avait comme souvent décide de mettre ce temps à profit en venant au cabinet dès quatre heures du matin. Un rapide calcul lui apprit qu’il venait donc d’y passer près

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de dix-huit heures. S’il ne lui fallait dormir, Lex se disait qu’il, pourrait passer sa vie en cet endroit. Pour plus de commodité, il avait fait l’acquisition d’un petit réfrigérateur qui, installé dans son bureau, lui permettait d’y rester sans interruption durant de longues périodes. Les matins au cours desquels Sophie avait eu l’occasion de le trouver endormi dans son fauteuil, le corps à moitié couvert par sa veste froissée pour n’avoir pas été fréquents, n’en étaient cependant pas rares.

Ce soir cependant, Lex avait hâte de rentrer. Il voulait dormir un peu, être frais pour demain. Onze heures, oui c’est ça, elle arriverait par le train de onze heures…. Demain, Perrine arrivait !

Leur histoire avait commencé environ vingt ans plus tôt à la fac de droit d’Aix en Provence. Il se souvenait précisément de chaque détail de leur rencontre. Il était en train de lire Ulysse de James Joyce durant un cours de droit constitutionnel. Assise derrière lui, elle avait commencé par lire sur son épaule avant de finalement lui parler. Il s’était retourné, grognon, énervé d’avoir été dérangé dans sa lecture et légèrement inquiet à l’idée que l’attention du professeur, quelques mètres plus bas n'ait été attirée par leur conversation. Le professeur les repéra effectivement, puis les pria de sortir. Au départ furieux contre elle, il tomba amoureux de Perrine au cours d’un café quelques instants après. Ses cheveux d’un blond très clair, mouillés par une glaciale pluie de décembre tombaient sur ses épaules en mèches fines et légèrement frisottantes. Ses joues rougies par le froid, les deux minuscules noisettes qu’elle avait à la place des yeux, tout en elle était émouvant : solaire. Face à son corps menu, grelottant sur sa chaise, peinant pour ne pas renverser son café ; il sentit immédiatement, même s’il ne le comprendrait réellement que plus tard, que quelque chose d’irréversible venait de se produire en lui.

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Ils s’étaient rapidement installés ensemble. Sans originalité, au quotidien, les difficultés avaient commencé. Lui se concentrait de plus en plus sur ses études ; elle, les poursuivait sans passion pour passer du temps avec lui. Une telle situation ne pouvait satisfaire Perrine très longtemps. La vie de couple l’ennuyait, la perspective de fonder un jour une famille l’effrayait. Elle rêvait d’autre chose, elle rêvait d’ailleurs. Elle disait vouloir vivre pleinement chaque jour de sa vie, jouir en permanence sans se poser de questions. A la vérité, Lex avait toujours ressenti chez elle une peur inextinguible, la crainte irraisonnée de sentir son cœur se flétrir de n’avoir pas battu assez fort. Perrine avait progressivement arrêté de s’investir dans le droit, puis dans leur couple, et un jour, elle lui avait annoncé son intention de partir. Elle avait dit partir, pas le quitter… La nuance, énorme dans sa bouche, tenait au fait que Perrine, de temps en temps revenait. Elle appelait la veille, rarement avant, et leur vie reprenait pour quelques jours parfois quelques semaines. Puis elle laissait un mot sur l’oreiller avant de disparaître à nouveau.

Armée de son bagout et d’une maîtrise en droit arrachée de justesse, elle avait réussi à se faire embaucher dans une O.N.G. Elle partait s’occuper d’enfants en difficultés dans des pays pauvres, un peu partout. Elle faisait ou avait fait partie de nombreuses associations à travers le monde. La liste était si longue que Lex avait, en dépit de tous ses efforts peu à peu perdu le fil. Cette vie nomade semblait convenir parfaitement à Perrine… Lex ressentait une jalousie certaine, à la voir ainsi s’épanouir loin de lui, peut être plus encore qu’à l’idée des hommes qu’elle rencontrait immanquablement au cours de ses voyages. Il sentit son estomac se nouer, il venait de passer près d’un an et demi sans la voir, seize mois à attendre un signe d’elle…

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D’une pression sur un bouton, Lex ouvrit les portes de sa Porsche 911 bleu sombre. Il jeta son long manteau à l’intérieur du véhicule dans un geste de rage, fit passer le dossier de sous son bras au siège passager, et se glissa derrière le volant. Quand il mit le contact, une violente douleur dans son bas-ventre lui démontra à quel point il n’avait pas envie de dormir seul ce soir.

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II

Le téléphone posé sur le rebord de la table de nuit s’éclaira dans un bruit de rasoir électrique. Les yeux collés, par les larmes de la nuit. Lex étendit une main tâtonnante dans sa direction. Il le frôla du bout d’un doigt et le fit tomber sur la moquette épaisse. Contraint d’ouvrir les yeux, il se pencha sur le rebord de son lit, et à la seule lumière des lampadaires de la ville qui filtraient par la fenêtre, il attrapa violemment l’objet coupable de l’avoir réveillé. A coté de lui, lové sur le second oreiller, Pardeur le chat noir à la queue blanche que Perrine avait adopté avant de l’abandonner chez lui sans aucun ménagement, émit un léger miaulement, visiblement fâché d’avoir été réveillé. Tout en décrochant le téléphone, Lex lui lança un regard complice. L’avocat avait au départ détesté cet intrus, parachuté de force dans sa maison et dans sa vie sans que ni lui ni l’animal ne l’ait réellement choisi. Peu à peu il s’était attaché à ce camarade qui comme lui, attendait sans trop y croire le retour de sa maîtresse.

A l’autre bout du fil, une voix rocailleuse au

fort accent provençal criait dans le micro sans aucun ménagement pour les oreilles engourdies de son interlocuteur.

-Bonsoir ; lieutenant Coste, police nationale. Je parle bien à maître Lexter ? -Oui lieutenant, mais vous savez, je ne me déplace jamais pour un client à cette heure. Rappelez moi demain matin si c’est urgent, ou sinon à mon cabinet lundi matin.-C’est que, je veux dire, c’est à propos de maître Walberg. - Que se passe-t-il ? Il lui est arrivé quelque chose ?

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-Eh ben je veux dire, on vient de l’arrêter, il a descendu un gusse cette nuit. Il est en garde à vue au commissariat de la porte Dauphine. -Je connais. Vous m’expliquerez sur place : j’arrive…

Lex referma le clapet de son téléphone en même temps que celui du lieutenant, sans même lui demander plus de précision. Boris Walberg et lui avaient monté le cabinet tous les deux ; le faisant grossir avec le temps et beaucoup de sueur. Plus encore qu’un associé, Boris était un ami, il avait besoin d’aide, peu importait l’heure, ce qu’il avait fait ou pas, il avait besoin d’aide rien d’autre ne comptait.

Assis au volant de sa voiture, Lex terminait de refermer les boutons de sa chemise légèrement froissée. Sur le siège passager, il avait jeté sans précaution une veste et une cravate.

Sur le chemin, il essaya de ne pas trop penser à ce qu’il venait d’entendre, il ne comprenait pas, Walberg était irritable certes, mais jamais Lex n’aurait pu l’imaginer en train de tuer un homme… Non, peut être que cet abruti de flic endormi s’était mal exprimé, ce qui dans le cas de ce flic particulier semblait pléonastique… Peut être ne s’agissait-il que d’un accident… Boris conduisait vite, beaucoup trop vite, il rentrait tout juste de vacances, il devait être fatigué ; il avait pu renverser quelqu’un…

Instinctivement, Lex ralentit l’allure, là ou il était, Boris ne risquait pas de partir… Pas la peine de prendre des risques inutiles, pas ce soir… Sur le tableau de bord, la montre indiquait quatre heures du matin. Perrine arriverait dans sept heures. Tant pis pour la nuit de sommeil… Lex se promit intérieurement de prendre cependant le temps de repasser chez lui avant d’aller la chercher à l’aéroport, afin d’être rasé, bien habillé, même si Perrine ne semblait jamais faire attention à ce genre de détails. Aurait-elle changé ? Probablement pas, Perrine était de ces

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femmes qui ne changent jamais, sur lesquelles le temps semble passer sans jamais réellement l’atteindre. Cette impression était renforcée par le fait qu’ayant toujours préféré s’occuper des enfants des autres sans jamais avoir souhaité en avoir un à elle, elle avait conservé un corps d’éternelle adolescente. Souvent dans la rue, il lui arrivait de se faire draguer par des étudiants. Lex avait toujours été agacé par sa rivalité forcée avec des gamins de la moitié de son age. Cette nuit, il repensait à ce soir nuit d’août, à peu près douze ans plus tôt lorsque, au bord de cette plage il avait émis l’idée -ou le souhait il ne savait plus précisément comment cela s’était manifesté en lui- d’avoir un enfant d’elle. Elle avait ri d’abord, puis elle avait pris conscience du sérieux de la question. Par fuite plus que par conviction réelle, elle s’était alors emportée, avait affirmé que dans le monde actuel, il était criminel et égoïste de vouloir mettre un enfant au monde, de lui imposer toutes ces horreurs, que si l’on aimait réellement les enfants, puis qu’il fallait s’occuper d’eux là ou ils avaient besoin d’aide et d’attention, en Afrique, en Asie ; un peu partout dans le monde.

Lucius ; elle seule l’appelait par son prénom, ne s’était pas satisfait de cette explication. Pour cette raison peut être, elle était partie peu après pour ne revenir que cinq ans plus tard.

Terrassé, moins par la fatigue que par l’idée de ses prochaines retrouvailles avec Perrine, par l’angoisse pour son ami et associé, Lex s’extirpa difficilement de la Porsche. Son dos le faisait souffrir. En période de grand stress, une boule de nerfs se formait toujours au même endroit au creux de son dos, ce soir, il lui semblait qu’une pelote d’épingles s’était fichée entre deux de ses vertèbres. Lentement, il se dirigea vers la porte du commissariat de la porte Dauphine.

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III

Lex pénétra dans le bureau du lieutenant Coste. C’était l’une de ces pièces tristes et impersonnelles aux murs gris et aux peintures usées. La caricature grandeur nature de ce que l’on s’attend à trouver dans un vieux commissariat. L’écran de l’ordinateur qui encombrait le bureau du lieutenant, n’avait rien à voir avec le bel écran plat dont Lex venait de faire l’acquisition. Le tissu de la chaise de bureau était élimé, de la mousse jaune en sortait par endroit, filtrant entre les cuisses adipeuses du lieutenant. Derrière la masse de dossiers accumulés sur le coté du bureau tels un gigantesque mikado qui semblait sur le point de s’effondrer au moindre claquement de porte, s’imposait la masse difforme du policier.

Le lieutenant David Coste était un homme d’une trentaine d’années à qui le surpoids faisait paraître plus ou moins quinze ans de plus. Son menton se déformait en vagues qui affluaient et refluaient au rythme de ses paroles. Derrière des traits épais et déformés par les excès, ses lèvres fines et ses yeux d’un bleu intense contrastaient ; derniers stigmates de celui qui avait du, un jour, être un très bel homme. Quelques minuscules points noirs éclosaient par endroits sur les bosses nombreuses de son crâne lunaire. Boris Walberg assis sur une antique chaise de bois au dossier usé, se tenait, fixe et silencieux face au lieutenant. Autour de lui, le temps semblait s’être arrêté. Derrière lui, les murs semblaient encore un peu plus gris. Pendant un moment, il ne semblât pas même se rendre compte de la présence de son ami.

Lex posa une main sur chacune de ses épaules. L’extrême dilatation dans les yeux de Walberg, la crispation de ses traits, étaient les

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témoins encore bien visibles des larmes que, jusqu’ici, l’avocat avait réussi à retenir.

Le lieutenant Coste voulut prendre la parole ; Lex l’arrêta à la fois d’un geste et d’un regard autoritaires. Il avait une faculté innée, marque des seuls grands, qui lui permettait d’imposer sa volonté au gens qu’il rencontrait, et ce sans jamais avoir à élever la voix.

‒ Je suppose que vous avez sous les yeux les déclarations de mon client ? Passez les moi, ça ira plus vite.

‒ La voila. Dites, vous êtes pas franchement aimable j’veux dire….

‒ A cette heure je suis rarement aimable, lui répondit Lex : glacial.

Cet homme le dégoûtait littéralement, il l’avait détesté au premier regard, et n’entendait pas lui laisser ni le temps ni l’occasion de lui faire changer d’avis. Le lieutenant Coste se leva d’un geste étonnamment gracieux compte tenu de son gabarit. Il suait maintenant comme une glace restée trop longtemps au soleil. Enfin, il quitta la pièce légitimement vexé sans un regard pour les deux avocats.

Lex s’installa à la place que venait de quitter l’énorme policier et prit possession du bureau mieux même que s’il s’agissait du sien. D’un œil, il lisait la déposition rédigée dans un style empâté à la syntaxe approximative. De l’autre il tentait de saisir ce qui se passait dans la tête de son vieil ami, que depuis quelques instants il trouvait transfiguré. Boris était un petit blond aux yeux fauves, au nez démesuré et à la carrure imposante. Il était également un avocat réputé ; le genre d’homme qui au cours de sa carrière avait tout vu, tout enduré. Le voir prostré, réduit à l’état d’un pantin immobile et muet était un spectacle auquel Lex n’aurait jamais cru assister. Apres quelques instants de silence, Lex prit enfin la

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parole d’une voix douce, rassurante, prenant bien soin de faire des phrases courtes, faciles.

‒ Boris, je suis là. Tout va bien… Explique-moi tout. Tout va bien se passer.

‒ Je l’ai tué… Tu comprends pas… Je l’ai tué… C’est ma faute…

Boris se mit à pleurer.

‒ Respire un peu ; je vais te chercher un verre d’eau. Raconte-moi tout.

Boris sanglotait maintenant bruyamment. Il cherchait à freiner ses larmes, mais plus il cherchait à se retenir, plus il perdait le contrôle de lui-même.

Voir ce bonhomme de quarante deux ans, qui se trouvait de plus être son vieil ami fondre en larmes dans ce bureau minable, après avoir été sévèrement cuisiné par ce gros flic minable mit Lex dans une rage indescriptible.

Un bref aperçu de la déposition de son ami l’avait dès son entrée mis au fait de la situation.

Comme Lex le savait déjà, Boris Walberg était rentré de vacances dans l’après midi. Comme chaque année ; il avait décidé de passer une quinzaine de jours dans la maison qu’il possédait dans le nord du Mexique. Rentré au cours de la journée, il avait regagné directement son duplex de la rue Saint Didier. Durant la nuit ; il avait entendu du bruit dans son salon. Stupidement, il s’était emparé du fusil de chasse qui se trouvait pendu au mur dans le bureau attenant à sa chambre. Il s’était ensuite saisi des cartouches, dans le dernier tiroir du bureau. Il avait chargé son arme puis avait descendu l’escalier qui menait à son salon. Un homme se trouvait dans son salon en train de remplir un sac. Il avait vraisemblablement repéré la baraque, vide depuis un moment. Se rendant compte de son

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erreur, il avait sorti un couteau et s’était jeté sur Boris. Ce dernier avait fait feu sans trop réfléchir. Reprenant ses esprits ; il avait ensuite appelé la police et s’était livré. L’homme, probablement âgé d’une vingtaine d’années n’avait pas de papiers sur lui. Il portait cependant une montre, sur laquelle, au dos, était gravé un nom : Marco Leiva.

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Lex, se tenait face à la fenêtre de son salon les lumières derrières lui étaient éteintes. Pardeur posé en écharpe autour de son cou, il regardait les voitures qui, doucement, traversaient la rue du Four. Dans la pénombre, il pensait à Boris qu’il avait du abandonner au transpirant lieutenant Coste. Quelque chose lui échappait dans la déposition de son ami. Certes, Boris n’était pas un homme particulièrement calme, mais Lex ne comprenait pas comment il avait pu prendre une arme et la charger avant de descendre, il ne comprenait pas comment il avait pu tirer et tuer un inconnu sur une impulsion.

La réaction de Boris était d’autant plus surprenante qu’il était juriste de formation. Pour le non initié, le fait de tirer et tuer un cambrioleur armé dans son salon peut s’apparenter à de la légitime défense. Boris Walberg ; lui savait pertinemment que pour être admise devant un tribunal, la légitime défense doit être proportionnée à l’attaque. Plus simplement, blesser un homme armé qui vous menace peut s’apparenter à de la légitime défense, le tuer est un meurtre. Si au vue des faits, il était à peu près certain que l’avocat ne serait condamné qu’à une peine minime, presque symbolique, cette condamnation entraînerait immanquablement sa radiation du barreau.

Comment Boris, sachant cela avait-il pu paniquer, au risque de gâcher sa carrière, sa vie ? Tout cela n’avait pas de sens. Lex voulait comprendre. Il avait écourté son entrevue avec Boris au maximum, il ne supportait pas de voir son ami dans cet état, pire ; il ne le reconnaissait pas. Le comportement de son ami dans le bureau du lieutenant Coste avait été erratique, complètement incohérent. Depuis son divorce, Boris s’était entièrement réfugié dans le boulot. Il

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s’abrutissait en traitant les problèmes des autres. A leur contact, sa vie lui semblait de son propre aveu un peu moins misérable. Ordinairement, il passait même au cabinet directement à son retour de vacances, avant même de rentrer chez lui. Exceptionnellement, il ne l’avait pas fait.

Lorsque Pardeur tenta de sauter à terre, une de ses griffes se prit dans les mailles du pull de son maître. Lex le libéra en grimaçant, le chat venait de lui faire une belle entaille à l’épaule droite. L’animal se dirigea prestement vers la cuisine. Il sauta sur le rebord de l’évier à coté duquel se trouvait sa gamelle et un verre d’eau. Etrangement, Pardeur n’acceptait de boire que dans un verre. Il buvait en inclinant son verre à l’aide de ses deux pattes antérieures un peu à la manière d’un écureuil. Lex jeta une poignée de croquettes dans la gamelle. Une pensée fugitive s’insinua en lui : et si Boris avait fait exprès ? Et s’il l’avait tué volontairement ? L’avocat eut sérieusement envie de se gifler, il devait vraiment manquer de sommeil pour avoir des idées pareilles. Non seulement son hypothèse n’avait aucun fondement, mais en plus, elle le poussait à douter de son ami. Lex sortit une bouteille de martini du placard au dessus de sa tête.

La chaleur de l’alcool qui lentement se frayait un chemin au travers de son corps le calma quelque peu. Lex tenta une chose impossible ; se forcer à se détendre. Il ne voulait pas que Perrine le voie avec cette tête, pas avec ces cernes, ce front tendu, ce regard vague. Tout ces signes qui aux yeux de Perrine trahiraient à raison l’inquiétude qu’il s’était fait à l’idée de son retour. Non… il ne fallait à aucun prix qu’elle pense qu’il s’était tracassé à propos de sa venue. S’était-elle tracassée avant de revenir ?

Sept heures à la pendule de la cuisine. Lex décida d’essayer de dormir une heure, il se dirigea vers son salon et se laissa lourdement tomber sur son vieux canapé.

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Quand il rouvrit les yeux, sa première pensée, son premier, geste, son premier regard furent vers sa montre. Elle indiquait Dix heures quinze. En voiture, Lex avait tout juste le temps de se rendre à Roissy. Il fit une furtive apparition dans la salle de bain et prit une douche nécessaire, avant d’attraper son rasoir électrique et son eau de toilette. Lex ne repassait jamais ses chemises qu’au gré des besoins, le matin avant de les enfiler. Jamais l’idée de payer quelqu’un pour le faire à sa place ne lui serait cependant jamais venue à l’idée. Il prit donc une chemise froissée dans sa penderie et un pantalon qu’il enfila à la hâte. Au premier feu rouge, il sortit le rasoir de sa poche, et dans la minuscule glace du pare soleil, il tenta maladroitement de changer la bête hirsute face à lui, en l’homme dans les bras duquel Perrine devait immanquablement se jeter.

Les grandes vitres offraient à l’aéroport une lumière, qui se reflétant sur le sol donnait au lieu un aspect polaire, aveuglant. Cette impression contrastait violemment avec le chaos des voyageurs, qui, semblables à une armée de sherpas, charriaient des tonnes de vêtements tournant et virant cherchant plus ou moins adroitement le chemin susceptible de les mener au bon terminal. Adossé à un mur, un sourire aux lèvres, Lex mima un air reposé et détendu. Onze heures moins cinq…. Enfin.

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Lex soupirait au volant de sa voiture. Arrivé sur le periph’ il fit une pointe à 190. Tant pis s’il se faisait arrêter ; il saurait bien s’arranger. Comment avait elle pu lui faire ça ? Pourquoi ? Un coup de fil aurait suffit… Bien sur que non, un coup de fil n’aurait pas suffit… Il aurait crié, hurlé même, mais au moins, il n’aurait pas ressenti la douleur qui lui vrillait les tripes en ce moment...

Lex passa deux heures lentes et impatientes à attendre Perrine. Ensuite, il imagina que Perrine et lui s’étaient croisés sans se voir, qu’ils s’attendaient respectivement en deux endroits à leurs yeux pourtant évidents. Il se mit alors en tête de la chercher ; en vain. Las, il avait du finalement se résigner à l’évidence ; Perrine n’était pas dans l’avion.

Il prit le chemin de son appartement. Il ne voulait pas penser aux raisons qui avaient poussé Perrine à ne pas prendre cet avion. C’était la première fois qu’elle ne venait pas après l’avoir prévenu de son arrivée… Il ne voulait pas s’inquiéter pour elle… Si au moins il avait un numéro ou la joindre, toutes ses interrogations, ses inquiétudes seraient déjà terminées : il saurait. A vrai dire, Lex n’était pas sûr de vouloir réellement savoir, et de toute façon, Perrine ne laissait jamais de numéro, elle détestait les attaches quelles qu’elles soient, et considérait la possession d’un téléphone portable comme une forme d’esclavage.

Pour penser à autre chose, et aussi parce qu’il s’était promis de le faire aussitôt que possible, Lex décida de passer un coup de fil à Damien.

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Damien Cairoix était un vieil ami. Lex lui avait rendu un service quelques années plus tôt, un service que depuis Damien ne cessait de lui rendre dès que Lex lui en fournissait l’occasion. Cette infinie sollicitude arrangeait bien Lex, qui n’éprouvait en fait que très peu de scrupules à en profiter. Il est vrai que Damien, qui occupait un poste haut placé dans les Renseignements Généraux pouvait à l’occasion fournir à Lex un ou deux coups de pouces décisifs lorsqu’un problème grave se présentait.

Le portable de Damien sonna dans le vide. La succession de sonneries fit alors place à la voix impersonnelle d'un répondeur. Lex se résigna à laisser un message succinct lui demandant de chercher d'urgence des informations au sujet de Marco Leiva ; l’homme que Boris avait abattu. Décidément, aujourd’hui, rien ne semblait fonctionner comme il le souhaitait. Tout ce qu’il approchait semblait s’enfuir ou se briser.

Lex balaya l’intérieur de la voiture du regard et s’arrêta un instant sur le dossier qu’il avait emmené la veille. Un banal recouvrement de créance… rien de bien passionnant. D’une pression du majeur, il mit en route le poste C.D. et « life on the fast lane » la chanson d’Eagles commença à rugir sur les enceintes autour de lui. Quelques instants plus tard, la musique fit place à la sonnerie du téléphone… Dans l’attente de nouvelles de Damien, de Perrine ; Lex avait branché le kit mains-libres dès son entrée dans la voiture. Il fut donc particulièrement déçu lorsque la voix de Diane sortit des enceintes.

Lex avait rencontré Diane environ six mois plus tôt. Elle était serveuse dans un restaurant africain ou Lex aimait se rendre. Un soir, il était rentré avec elle, sans trop y avoir réfléchi. Il l’avait en fait désirée bien plus qu’elle ne lui avait réellement plu. Diane était une petite blonde pleine de certitudes. Lex avait depuis longtemps les certitudes en horreur. Il pensait et ressentait viscéralement que les gens incapables de changer

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d'avis s’aimaient plus que la vérité. Lex aimait la vérité plus que tout, maladivement, même si son métier le forçait régulièrement à admettre que dans bien des cas la vérité n’est qu’une question de perspective.

Il aurait été incapable de vivre avec Diane très longtemps, tout comme Diane supportait difficilement qu’il n’ait jamais accepté de se laisser modeler à l’image qu’elle attendait d’un homme. Pourtant, tels deux échoués sur la même île, ils se sentaient -à date plus ou moins fixes- obligés de revenir l’un vers l’autre. Lex se sentait physiquement attiré par elle, violemment, pourtant l’idée d’un contact prolongé l’ennuyait, l’effrayait un peu. Diane et lui s’étaient toujours parlé peu, prisonniers d'un nombre infini de conversations anodines et sans conséquences. En lui-même, Lex avait plus ou moins toujours eu la conviction que s'il en était un jour autrement, leur relation s'achèverait immanquablement. .

Plus loin que jamais de ces considérations, Diane semblait d’excellente humeur.

- Comment ; tu reviens de l’aréoport ? J’adore les aréoports. Tu sais, quand j’étais petite, j’étais vraiment omnibulée par les avions… Et tu y as été faire quoi ?

- Rien… dossier urgent… client… tu vois le genre…

- Ah pas cool ! Tu travailles aussi le samedi ? Je comprends pourquoi tu palpes sévère !

- …Tu fais quelque chose ce soir ? J’ai moyennement envie de manger seul…

- Ca tombe bien, je t’appelais pour ça ; je fais rien ce soir et j’avais envie d’un petit gueuleton avec toi. Je peux passer vers quelle heure ?

Diane venait de manière explicite de se proposer de faire office de plat de résistance. Pour cette raison un peu, plus encore par dépit, Lex ne

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raccrocha pas. Diane profita d’un instant de silence pour renchérir :

- Alors on dit 19 heures chez toi ? - Ca me va… excuse moi j’ai un double

appel... Bisous, à tout’…  Le numéro de Damien venait d'apparaître sur l’écran de son téléphone. Lex poussa un soupir de soulagement ; les affaires reprenaient.

- Damien ! Tu vas bien ?- Ca va ça va… Mieux que toi je crois ? - Qu’est-ce qui te fais dire ça ?- J’ai les premières infos sur ton Pékin. Ou

plutôt ton mexicain. Marco Leiva nationalité mexicaine, né à Tijuana un 6 août, il y a 25 ans. Arrivé en France, légalement, il y a exactement trois jours. Rapide ton bonhomme ; en si peu de temps, il s'arrange pour se faire descendre par ton associé à l'occasion d'un cambriolage. Mais ça je crois que tu le savais déjà ?

- Bien joué Damien… Rien d’autre?- Tu me prends pour James Bond ? Laisse moi

un peu de temps pour pêcher des infos, au Mexique et ailleurs. Je te tiens au courant. Je te laisse, je te rappelle dès qu j’en sais plus. Ciao.

- Merci… Ciao.

Damien avait fait vite, bien sur, il avait identifié la victime, certes, mais son intervention posait plus de questions qu’elle n’en résolvait.

Lex tenta intérieurement de faire le point. Alors qu’il rentrait de vacances au Mexique, un mexicain fraîchement arrivé s’introduisait chez Boris avant de finir raide mort. La coïncidence semblait énorme. Même un imbécile tel que Coste, qui ne manquerait pas, sous peu d’en apprendre autant que lui, se poserait immanquablement des questions. Damien lui-même venait par un sous-entendu plus ou moins fin de mettre le doigt sur la

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question que tout le monde ne tarderait pas à se poser. Comme Lex s’était surpris à le penser un peu plus tôt, la mort de Marco Leiva ne ressemblait pas vraiment à un accident.

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VI

Nu, étendu, sur son lit, un petit cendrier en verre poli posé sur son ventre, Lex terminait lentement une cigarette. Diane s’était endormie, ou peut être faisait elle semblant. Lex repensait aux événements des derniers jours. Son regard voguait sur le corps de Diane au rythme de la courbe de ses hanches, s’arrêtant parfois sur les tétons qui, seuls, émergeaient de son torse minuscule.

Elle souriait, quelques mèches de ses cheveux collées sur ses lèvres par la chaleur de la chambre. Elle était vraiment belle comme ça ; lovée contre lui. Lex rêva un instant que le temps s’arrête, qu’ils puissent rester là tous les deux, elle figée dans sa beauté, lui occupé à la regarder comme ça, sur ce lit.

Un jour, un client avait comparé devant lui la vie à la salle d’attente d’un médecin. Il lui avait dit : « écoutez c’est pareil : on n’est pas bien on a un peu mal au ventre. Autour de nous se trouvent des gens plus ou moins sympathiques, qui arrivent, qui partent, et nous on est là, paumés, à chercher la chaise sur laquelle on se sentira le moins mal, à fouiller dans une pile de magazines usés celui que l’on n’a pas encore lu et on attend que le médecin vienne nous chercher, parfois un peu anxieux à l’idée qu’il arrive. »

C’était peut être ça la bonne chaise, le bon magazine. A l’instant, Lex n’avait vraiment aucune envie que le médecin – s’il existe !? - ni qui que ce soit d’autre ; vienne le chercher.

A son grand désespoir ; on sonna à la porte. L’avocat se leva, sans prendre garde au cendrier, qui tomba mollement sur la moquette. Il se dit que l’aspirateur pourrait l’attendre jusqu’à demain. Il enfila une chemise et un caleçon qui traînaient sur le dossier d’une chaise puis se

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dirigea paresseusement vers la porte en se demandant qui pouvait bien venir sonner à… Lex tourna la tête vers la pendule du salon. Qui pouvait bien le déranger à 5 heures quarante deux ? Arrivé à la porte, il émit un « oui, qui est la là ? » dans un grognement plus agressif que réellement intelligible. Une voix douce, presque une voix d’enfant lui répondit.

- Lucius, ouvre-moi, c’est Perrine. - Perrine ? dit il en ouvrant la porte. Il souriait

maintenant béatement. - Tu dormais ?- Tu le sais bien, je ne dors jamais. Mais, pour

une fois, tu ne vas pas me le reprocher. - Lucius ; s’il te plait, ne commences pas. Je ne

te reproche jamais rien, je conseille voila tout.

- Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu ne devais pas arriver plus tôt ?

- Je suis arrivée légèrement à la bourre ; j’ai loupé mon avion mais me voila ? C’est le principal non ?

- Tu aurais pu m’appeler, je t’ai attendu tu sais …

- Je sais aussi que tu ne dois pas t’inquiéter pour moi, je suis une grande fille.

Perrine mesurait tout juste un peu plus d’un mètre soixante. Lex n’était pas certain que l’on puisse la qualifier de « grande fille ». Cependant, à l’instant, il se serait bien gardé de lui dire. Lex n'avait à cet instant à l'esprit plus moindre salle d'attente ni le moindre magazine.

La porte de la chambre s’ouvrit dans un

couinement prolongé. Diane pénétra dans le salon. Elle était vêtue d’un caleçon et d’une chemise dont la provenance ne souffrait aucun doute. Elle n’avait pas pris la peine de refermer un seul bouton de la chemise, dont les pans découvraient par intermittence son ventre, puis

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ses seins au rythme de ses gestes lents. Lorsqu’elle plongea son regard dans celui de Perrine, et la gratifia d’un « salut » arrogant cette dernière fit un demi tour et se dirigea vers la porte sans dire un mot ni manifester une quelconque émotion.

Lex se jeta dans l’escalier à sa suite. Perrine se mit à courir. Lex était bien décidé à ne pas la laisser s’enfuir, s’il la laissait partir ; il n’était pas certain de la revoir un jour. Ce qui venait de se passer était grave. Tous deux connaissaient l’existence de ces autres qu’ils rencontraient tous deux durant leurs périodes de séparation, mais ils n’en parlaient jamais. La soudaine confrontation qui venait d’avoir lieu entre Perrine et Diane venait de donner une réalité palpable à ce qui n’était jusqu’alors pour eux deux qu’une vague impression. Il avait, par dépit, rompu leur convention tacite ; lorsqu’ils se retrouvaient, il n’y avait plus qu’eux. Il ne devait plus y avoir qu’eux.

Arrivé au bas de l’escalier, le pied nu de Lex glissa sur le marbre de l’escalier. Il chuta la tête en avant et cria le nom de Perrine celle- ci se retourna, resta figée un instant puis repris sa course. Lex se releva ; le front en sang, honteux et dépité. Perrine était hors d’atteinte, peut être définitivement. Lex remonta l’escalier, lentement. Il s’arrêta à mi-chemin et s’assit sur une marche. Il repensa à la série d’événements qui s’étaient accumulés au cours des dernières quarante huit heures. La série noire continuait. Il ferma les yeux un instant, la fatigue le reprenait ; cette fois ci mêlée de ce qui ressemblait de plus en plus à du découragement. Non, il ne pouvait pas renoncer à Perrine sur un simple malentendu. Lex se releva et remonta les marches qu’il lui restait à parcourir pour regagner son appartement. Diane s’était rhabillée. Elle l’attendait, debout dans le salon. Elle était visiblement furieuse.

- Lex, c’était qui cette pouffe ?- Diane, fait moi plaisir : dégage…

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- Je te préviens, si je pars maintenant tu ne me reverras plus jamais !

- Oui… C’est à peu près comme ça que je le voyais…Sors.

Il avait particulièrement appuyé sur ce dernier mot, il ne voulait laisser aucune équivoque sur le fond de sa pensée. Diane se mit à sangloter.

- Lex, tu ne peux pas me faire ça. Je t’aime…

Il la regarda un instant, impuissant, puis ne serait-ce que pour mettre fin au silence, il se sentit obligé de dire :

- Diane… Je suis désolé.

Elle resta, là à le regarder puis, mimant les gestes que Perrine avait effectués quelques minutes plus tôt, elle tourna les talons et trébucha contre le divan. Elle tomba à terre dans une pose un peu ridicule qui détonnait particulièrement avec le climat de la pièce. Lex l’aida à se relever, puis la raccompagna jusqu’à la porte. Il se laissa faire, lorsqu’elle se pencha pour l’embrasser avant de partir sans lui dire au revoir.

Lex se dirigea vers la salle de bains et désinfecta son front tout en composant le numéro de Damien. Devant le caractère exceptionnel de la situation, il se résigna à employer des moyens exceptionnels. Il s’était jusqu’alors toujours refusé à demander des informations à son ami sur Perrine. Il aurait eu l’impression de la trahir, elle qui était si attachée à sa liberté. Ce soir c’était différent, il n’avait pas d’autre choix, il devait tout risquer. Et, après tout, ne se sentait-elle pas déjà trahie ? Le téléphone sonna, Lex sentit le rythme de son cœur se calquer sur celui des sonneries.

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VII

Le lieutenant David Coste se leva de très mauvaise humeur. Il était cinq heures trente du matin lorsqu’il posa le pied sur le linoléum collant de sa cuisine. Il faisait partie de ces gens qui, quel que soit le jour de l’année se levaient toujours incroyablement tôt. David l’avait appris depuis longtemps ; les lève-tôt sont une espèce détestée par tout le reste de l’humanité, laquelle les voit comme des empêcheurs de dormir, donc de vivre à leur manière. David éprouvait souvent beaucoup de mal à considérer son sommeil comme une part de sa vie à part entière.

David avait un problème certain avec les rapports à autrui en général. Il lui arrivait d’ailleurs régulièrement de s’inclure dans autrui.

Comme souvent lorsqu’il ne travaillait pas, il avait passé la soirée seul dans son salon devant un film, en l’occurrence « la mort aux trousses » ; qu’il revoyait pour la vingt quatrième fois, en tête à tête avec une tarte meringuée au citron et une bouteille de champagne. Son salaire de flic n'était certes pas énorme, mais le fait de vivre seul lui permettait un certain nombre d’extras, dont boire du champagne tous les samedis soirs faisait partie.

Il sortit deux demis baguettes de son congélateur et les mit quelques instants au micro ondes. D’un doigt, il mit en route la machine à café. Le four émit un bip asthmatique ; David sortit le pain et le fendit grossièrement avant de le tartiner intégralement de roquefort.

David plongea sa première tartine dans le noir du café en soupirant. Il avait repensé toute la journée à cet avocat qu’il avait du interroger la veille. Les collègues du bureau s’étaient tout d’abord marrés ; pour une fois qu’ils pouvaient enfermer et taquiner un peu un corbeau… Ils avaient pourtant consenti à se tenir à carreau.

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Après tout, Walberg était plutôt connu dans le métier, on ne pouvait pas se permettre de lui en faire trop baver.

Les réflexions des collègues, David s’en foutait, il avait toujours été peu loquace, tant et si bien qu’en dix huit ans de poulailler, il continuait à parler de collègues, terme le plus générique et impersonnel possible plutôt que de copains ou d’amis. Selon ses critères ; David n’avait plus d’amis depuis longtemps.

Son caractère le poussait naturellement à attendre beaucoup des autres sans jamais rien demander. Il était évidemment plus ou moins rapidement systématiquement déçu. Combiné à son coté abrupt, souvent cassant, cette disposition d’esprit avait contribué à faire le vide autour de lui.

David traîna ses pieds nus jusqu’à la salle de bains. Il fit couler de l’eau brûlante dans le lavabo. David n’avait pas de glace dans sa salle de bains. Il l’avait brisée depuis longtemps, et refusait de dire aux rares visiteurs qu’il recevait dans quelles circonstances cela s’était produit. Ce qui était certain, c’est que depuis ; il avait toujours négligé de la remplacer, plus par blocage que par paresse. David ne s’estimait pas assez pour supporter sa propre image, il s’aimait cependant beaucoup trop pour s’infliger ne serait-ce que l’idée d’endurer un quelconque régime.

Pourquoi l’avait-il descendu ? David n’arrivait pas à se sortir cette question de la tête. Pourquoi un avocat brillant, friqué et connu avait soudainement, à son retour de vacances, buté de sang froid un gonze dans son salon ? Car il l’avait buté de sang-froid, David en était certain, il l’avait compris dès la première seconde ; son avocat aussi d’ailleurs, d’où sa mauvaise humeur. En dépit du caractère peu agréable de leur première rencontre, Coste sentait plutôt bien ce Maître Lexter. Un type intelligent ; mais pour aujourd’hui, tant pis ; ils se trouvaient dans des camps opposés. David avait pris un grand plaisir à se

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faire passer auprès de lui pour un abruti ; il aimait jouer ce rôle de con. Compte tenu de son physique, les gens se laissaient facilement convaincre, ils le considéraient instinctivement comme une caricature. Alors ; ils commençaient à faire des erreurs.

Boris Walberg s’y était laissé prendre comme les autres, l’avocat était suffisant, comme beaucoup de représentants de sa profession ; il avait une tendance à considérer instinctivement tout flic comme un abruti. David se promit de le faire parler ; ce n’était qu’une question de temps. Si seulement il pouvait découvrir un mobile, quelque chose qui puisse le mettre sur une piste, l’aider à faire parler Walberg, convaincre un procureur, n’importe quoi… David sortit de la salle de bains avec une seule certitude : si Walberg avait réellement tué cet homme de sang froid comme il le supposait, il allait avoir toutes les peines du monde à le faire avouer. Après tout, il connaissait déjà tous les trucs, toute la procédure, il n'allait donc pas être particulièrement facile à impressionner. S’il voulait avoir une chance de découvrir la vérité ; il allait devoir faire vite, très vite.

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VIII

Perrine était étendue sur le lit de sa chambre d’hôtel ; un verre de vodka tirée du minibar dans la main. Un clavier sans fil pris sur la table de nuit sur les genoux, elle consultait ses mails. Elle était finalement descendue dans un Sofitel ; pas loin de la Défense. Si elle ne pouvait pas se permettre de s’offrir le luxe des palaces Parisiens, Perrine mettait un point d’honneur à dormir dans les hôtels les plus agréables possibles lorsqu’elle rentrait en France. Perrine aimait les extrêmes, elle aimait dormir sous une tente ou à la belle étoile, elle aimait également les beaux hôtels mais ne supportait pas de dormir dans une chambre vétuste. S’enfermer entre quatre murs au papier peint usé et poussiéreux lui semblait un non-sens quant il y avait tant de belles choses à voir dehors.

La chambre était claire, tapissée dans des tons pales et orangés. Seul résonnait le bruit de l’eau qui remplissait la baignoire dans la salle de bains. La chambre était belle, confortable, mais Perrine avait du mal à en profiter, ce n’était pas pour finir dans une chambre d’hôtel, même jolie, qu’elle était rentrée en France. Depuis quelque temps, elle était extrêmement tendue, elle n’avait pas eu le temps de réellement se reposer depuis trop longtemps. Elle aurait voulu parler à Lucius, elle en avait tellement besoin… Seulement, elle n’était pas sure qu’il comprendrait, qu’il pourrait entendre ce qu’elle avait à lui dire.

Perrine reprit une gorgée de vodka. Pourquoi était elle partie ?

Quelqu’un frappa à la porte. Perrine se leva sans réellement se demander qui cela pouvait être ; personne ne savait où elle se trouvait. Probablement un employé de l’hôtel.

Lex se trouvait derrière la porte, vêtu de son unique smoking, qu’il n’avait pas mis depuis une

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décennie, et qui pourtant lui allait encore miraculeusement bien. Il tenait dans sa main droite un énorme bouquet d’œillets –Perrine détestait les roses : naturellement- sans lui dire un mot, il mit son autre main sur la joue de Perrine et posa ses lèvres sur les siennes.

Il sentit brusquement une violente douleur se répandre sur sa joue, là ou la main de Perrine venait de se projeter.

- Lucius… Tu te fous de moi ? - Perrine laisse moi parler, juste un instant…- Lucius, tu sais bien qu’il n’y a absolument

rien à dire, tu es libre de te taper qui tu veux…

- Perrine !...- …tout ce que je te demande, c’est de faire

en sorte que je n’aie pas à tomber nez à nez avec tes pétasses !

- Qu’est-ce que tu veux que je te dise… Tu me plantes, sans un mot d’explication, pas un coup de fil. Je suis censé faire quoi ? T’attendre roulé en boule au coin du feu ??

- Dis moi, tu as une drôle de manière de m’attendre, heureusement que tu prétendais t’inquiéter tout à l’heure.

- Soit ; j’ai chié, tu as chié, nous avons tous chié… Maintenant, si nous sommes tous les deux d’accord là-dessus, on fait quoi ?

Elle secoua la tête en soupirant :

- Lucius… - Je vais te dire ce qu’on va faire ; on a deux

solutions, soit on en reste là, tu me gifle encore un coup, tu me claques la porte au nez et on se dit adieu, soit…

Il se pencha en attrapant la nuque de Perrine et l’embrassa comme il avait rêvé de le faire depuis qu’elle avait annoncé sa venue. Lorsqu’elle rouvrit

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les yeux, son visage s’était éclairé en un sourire espiègle.

- Soit ? - Soit vous consentez à me faire entrer chez

vous belle aventurière…

Perrine sourit à nouveau en attirant Lucius à elle. La porte se referma derrière eux sans un bruit.

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IX

Comme tous les lundis matins, la vieille Volvo 460 du lieutenant David Coste se gara en face du commissariat de la porte Dauphine. Le policier fit sortir une jambe, puis l’autre de la voiture. Le volant collé à ses cuisses produisait un sifflement aigu lorsqu’il conduisait. Tant l’entrée que la sortie de sa voiture étaient devenues pour lui, au fil du temps, des activités de plus en plus ardues. Il se dit qu’il était temps de commencer à faire quelques économies afin d’acheter une voiture plus grande.

Lorsque David claqua enfin la portière et mit la clé dans la serrure, les vitres du commissariat se transformèrent en une pluie d’étincelles tranchantes projetées à toute vitesse vers lui.David eu juste le temps de se protéger le visage. Une infinité de lames minuscules lui zébraient les avants bras, le cou, et s’incrustaient dans ses vêtements. Lorsqu’il releva enfin la tête, le commissariat n’était plus qu’une masse noirâtre et fumante.

Quand les secours firent leur apparition quelques minutes plus tard, il semblait déjà évident qu’aucun des occupants n’avait pu échapper au souffle de l’explosion et aux flammes qui l’avaient suivi.

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X

Le téléphone de Lex sonna beaucoup trop tôt, quoique de toutes façons les téléphones sonnent toujours trop tôt le lundi matin. Lorsque Lex se résigna à décrocher ; ce fut pour entendre la voix de Karl Marie Astor.

Des années après, Lex regrettait plus que jamais de s'être associé avec Karl Marie Astor. A sa paresse chronique et ses résultats médiocres s'ajoutait une suffisance que Lex avait entre toutes en horreur. Lex passa le bout de ses doigte le long de la peau de Perrine, qui, en dépit de la sonnerie, dormait toujours à coté de lui. Il voulait s’imprégner d’elle, de sa douceur. Il voulait enfin se donner le courage d’affronter la catastrophe que Karl allait lui annoncer. Karl n’appelait jamais que pour annoncer des catastrophes… Ces catastrophes, Lex trouvait qu'il passait un temps par trop considérable à les réparer.

- Qu’est-ce qui vous arrive Karl ? Faites vite, je ne suis pas réveillé.

- Lexter, c’est terrible.

Lex se retint de lui dire ; « tu sais, avec toi, j’ai l’habitude… ». Pour une fois, il avait presque envie de le laisser dans sa merde. Cependant, le cabinet avait besoin de tout sauf de ça à cet instant. Karl le coupa à ce stade de ses pensées.

- C'est vraiment affreux, vous n’allez pas le croire…

- Karl, venez en au fait, je n’ai pas que ça à faire.

Perrine ouvrit un œil, et comprenant la situation, sourit à Lucius.

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- Allumez votre télévision, n’importe quelle chaîne, ce sera plus simple, sinon vous n’allez pas me croire.

Lucius leva les yeux au ciel, ce qui fit pouffer sa compagne. Il se saisit de la télécommande, qui traînait sur la table de nuit du coté de Perrine et déposa au passage un baiser sur ses lèvres. Lorsqu’il appuya sur le bouton de la seconde chaîne, Perrine lui prit une main et la fit descendre le long de son ventre. Lorsque les images apparurent sur l’écran, il s’arrêta net. Un journaliste, qui semblait partagé entre la panique et l’enthousiasme du professionnel qui vit un grand moment de sa carrière criait dans son micro.

- …attentats ont eu lieu cette nuit. Je me trouve actuellement sur le site de la troisième explosion…

Derrière lui, un décor d’apocalypse se dessinait sur l’écran. Les pompiers, qui venaient visiblement tout juste de venir à bout des flammes, charriaient des corps calcinés recouverts de couvertures ignifugées brillantes. Dans le dos du journaliste, Lex reconnut le commissariat de la porte Dauphine. Il lutta pour ne pas montrer à Perrine la panique qui commençait à l’envahir.

- … fait état de plusieurs, dizaines de disparus. Les chances de trouver des survivants…

Dans l’écouteur, Karl reprit la parole ;

- Ils, ont fait sauter le cabinet… Ces salauds ont fait sauter le cabinet.

- Ce que je vois sur l’écran, ce n’est pas le cabinet. Est-ce que vous savez ou les autres explosions ont eu lieu ?

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Couvrant la voix de Karl l’espace d’une seconde, le téléphone émit un bip.

- Lexter … oui, ils ont fait sauter d’autres bâtiments. Mais vous ne savez pas encore le pire.

- Avec vous Karl, je m’attends toujours au pire… Mais excusez moi, j’ai un deuxième appel. Je vous rappelle si j’ai le temps.

Raccrochant sans plus de formalités. Un une personne qui devait pouvoir lui en apprendre plus était en train de l'appeler. Lorsque Lex prit la communication, se fut pour entendre une voix dans laquelle pointait la panique derrière l’apparence de la bonne humeur:

- Damien, je suppose que tu m’appelles à propos de mon cabinet qui se consume en ce moment ?

- Oui… A ce que j’entends t’as regardé les infos.

- Vaguement. A vrai dire je ne sais quasiment rien ; fais moi un bref topo je te prie.

- En bref : quatre explosions se sont produites dans Paris ce matin à moins de dix minutes d’intervalle. Les quatre concernent des bâtiments que tu connais ; ton cabinet, mais ça tu le sais déjà. Le commissariat de la porte dauphine celui là c’est de loin le plus spectaculaire. Et je te garde le meilleur pour la fin ; l’appartement de Walberg, ton associé ainsi que le tien sont tous les deux partis en flammes… En fait, jusqu’à ce que je te parle il y a quelques secondes, j’étais quasiment sùr que tu étais mort.

Lex prit Perrine dans ses bras, et la serra fort. Puis demanda sans conviction :

- Une piste ?

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- Tu te fous de moi, je suppose ? Il y a un lien évident entre les explosions et tu l’as compris aussi bien que moi…

- Boris… A son sujet, tu as des nouvelles ? - Plutôt, oui ! Il était toujours en garde à vue.

Tu t’imagines bien que les flics n’allaient pas le laisser partir. Ils étaient trop contents de mettre un avocat derrière des barreaux.

- Ils ont son corps ?- Lex… Tu te rends pas compte… Tu sais

combien ils étaient dans ce commissariat ? Je préfère t’arrêter tout de suite ; il n’y a absolument aucune chance pour que qui que ce soit ait pu échapper à une pareille fournaise.

- Damien, je vais avoir besoin de te parler, de te voir. Tu peux te libérer quand ?

- Donne-moi une heure, et j’arrive. - OK. Dans une heure, devant chez moi. - A tout de suite… - Ciao.

Lex referma le téléphone, et le déposa sur la table de nuit ; à sa gauche.

- Perrine, mon ange, je vais y aller. S’il te plait, ne bouges pas d’ici, c’est plus sur.

- Lucius ! Je sais que tu es sous le choc ; mais ce n’est pas le moment de me faire le coup du sexe fort qui s’inquiète pour la faible femme. Je passe la moitié de l’année dans des pays en guerre je vis des situations autrement plus dangereuses que toi derrière ton bureau, alors je crois que je peux faire quelque pas dans Paris !

- Soit. Je t’emmène, fais ton sac...- Tu sais, Lucius, si jamais ça explose, tu

pourras toujours faire barrage de ton corps…

Perrine se mit à rire. Lucius la prit une fois encore dans ses bras, pour sentir la chaleur de

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son corps, pour se rassurer. Alors il se mit à pleurer.

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XI

Perrine déposa Lucius à quelques rues de chez lui, et alla garer la voiture. Elle s’était proposée pour conduire. Bien sur, elle ne rechignait jamais à conduire la Porsche, mais aujourd’hui, elle avait une raison supplémentaire. Elle sentait que Lucius allait avoir besoin d’être épaulé. Elle entendait, pour une fois, lui faciliter la vie au maximum. Depuis qu’ils se connaissaient, elle ne l’avait jamais vu aussi abattu. Cependant, elle n’avait jamais vu autant de soucis s’abattre sur lui en si peu de temps. Elle sentait qu’il en faudrait peu pour qu’il craque, qu’il se remette à pleurer tel un gosse comme tout à l’heure à l’hôtel. Lex aimait donner l’impression qu’il était invincible, elle le lui avait souvent reproché. Face à un problème qui le concernait, cet homme capable d’écarter les pires calamités de la route de ses clients se fermait, refusait de parler à quiconque. Le voir en train de pleurer ouvertement était donc un événement plus qu’exceptionnel ; quasiment antinomique à la personne de Lucius Lex.

Perrine sortit un chewing-gum de sa poche. Non ce n’était toujours pas le moment de lui parler…

A quelques rues de là, Lex se retrouva face à un barrage de police. Un cordon de sécurité avait été placé autour du lieu de l’explosion. Dans l’émotion, Lex n’avait pas pensé à ce qui lui semblait maintenant une évidence : on ne le laisserait pas accéder à son immeuble.

Il resta en plein milieu de la rue, figé dans ses pensées. Il regardait la fumée noire, qui, sortant d’une bouche béante qu’il aurait il y a encore pas si appelée sa fenêtre noircissait les façades des immeubles voisins et formait un

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prodigieux signal dans le ciel de Paris qui lui semblait dire : « ci-gît la vie de Lucius Lexter ».

L’avocat se mit à rire. C’était un petit rire nerveux, incontrôlable, douloureux. Ce rire à la fois si inattendu et dérangeant était finalement la seule réponse possible que son esprit avait trouvé pour répondre à l’absurde de la situation. Lex avait une fois lu que le rire peut constituer, dans certains cas extrêmes le seul rempart contre la folie. Il se découvrait être un exemple presque caricatural de ce type de comportement. Une passante qui devait avoir pas loin de quatre vingt ans, lui lança un regard outré. Lex détourna la tête. Une main se posa vigoureusement sur son épaule. Lex se retourna ; le poing serré.

- Ah te voila ! Ca fait bientôt un quart d’heure que je te cherche.

- Damien ! J’ai cru qu’on ne se retrouverait pas.

- Suis-moi… On va boire un café. C’est pas la peine d’aller jusqu’à ton immeuble, il n’y a plus rien à sauver… Cependant, j’ai trouvé quelqu’un que tu devrais être content de revoir.

Damien avait gardé une main dans son dos. Il la ramena à la hauteur du visage de Lex. Pardeur miaula faiblement puis déposa deux coups de sa langue râpeuse sur la joue de son propriétaire.

- Je l’ai trouvé sous une voiture en venant. Par contre ; je n’ai absolument aucune idée de la manière dont il a pu arriver là.

- Merci Damien, tu ne peux pas t’imaginer à quel point je suis heureux de voir ce matou.

Le téléphone de Lex se mit à vibrer dans sa poche. Il le sortit, et dit à Perrine :

- Allo mon ange, tu es où ?

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- Pas loin de ta rue, face à des flics qui ne veulent pas me laisser passer…

- Attends deux secondes, on ne doit pas être loin… Je lève le bras… Tu me vois ? Ok !

Ils prirent ensuite tous les trois la direction du café le plus proche.

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XII

Fait inhabituel ; Lex alluma une cigarette avant de prendre le volant. Fait encore plus rare, Perrine ne lui fit aucune réflexion en le voyant fumer. Tout juste se demanda t’elle s’il venait d’acheter ces cigarettes ou s’il en conservait toujours à portée de main pour les moments de grand stress.

Leur entrevue avec Damien Cairoix avait été de courte durée, mais extrêmement instructive. L’inspecteur général des renseignements généraux ne pouvait se permettre de s’absenter très longtemps ; le ministère ayant en effet décidé de mettre le paquet pour coincer les auteurs des attentats. Cependant, il disposait déjà de quelques précieuses informations.

Sur une intuition de Damien, les RG avaient commencé à répertorier les clients de Boris Walberg. Etrangement, près d’une vingtaine de sociétés mexicaines figuraient parmi eux. Cette piste semblait présenter suffisamment d’intérêt pour que Damien ait pris la peine de faire passer une note à la DGSE leur demandant de glaner quelques infos de ce coté. Damien s’était également procuré l’adresse  de la maison que Walberg possédait au Mexique à une trentaine kilomètres de Tijuana.

Le plan de Lex était très simple; ils allaient se rendre là-bas tous les deux : arriver le plus discrètement possible, pourquoi pas se poser à Los Angeles et jouer les touristes en vadrouille au Mexique. Bref, il s’agissait selon lui d’attirer le moins possible l’attention sur eux. Après tout, ceux qui avaient commis les attentats durant la nuit étaient tout sauf des amateurs. De plus, si la piste Mexicaine s’avérait être la bonne, ils seraient en terrain ennemi, potentiellement à leur merci ; il allait falloir la jouer extrêmement fine. Perrine

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avait bien sur mis son grain de sel ; arguant que ces malades avaient prouvé leur capacité à frapper fort et n’importe où et qu’il valait donc mieux se trouver en un endroit ou l’on aurait la capacité de leur répondre. La conversation s’était arrêtée plus ou moins à cet endroit, Damien avait tout d’abord déconseillé à son ami de partir, puis s’était résigné. Il aurait fait la même chose à sa place.

Perrine et Lex se trouvaient donc tous deux dans la Porsche ; des bagages dans le dos ainsi que sur les genoux, en direction de Roissy. Lex avait du mal à se concentrer sur la route. Il ne l’aurait jamais confessé à qui que ce soit, mais il se demandait s’il faisait bien de partir. Cependant, il devait savoir, il devait connaître la vérité. Boris avait il des secrets ? Lex s’était-il trompé sur son ami durant toutes ses années ? Leur cabinet s’était il enrichi de manière douteuse ? De la réponse à ses questions dépendait d’une certaine manière un jugement sur sa vie telle qu’il l’avait conçue jusqu’alors. Lex devait comprendre, pour reconstruire, il devait connaître la vérité.  

Cependant ; une question restait en suspens : la vérité valait-elle de prendre tant de risques ?

Sur le chemin ; Lex laissa un message sur le répondeur de Sophie. Il lui demandait d’envoyer un fax au bâtonnier, à charge pour lui de la transmettre à chaque avocat du barreau. Il demandait en fait à chacun de ses adversaires de lui adresser dans les meilleurs délais une copie intégrale de leurs entiers dossiers, pièces assignations et conclusions afin de lui permettre d’être en état de plaider dan les meilleurs délais. Il donna en suite des instructions identiques à Karl-Marie Astor qu’il chargea de gérer la reconstruction des dossiers en son absence.

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XIII Le Boeing 747 d’American Airlines se posa sur la piste de l’aéroport de Washington Dulles. Il faisait nuit ; et on ne distinguait de la ville qu’une multitude de lumières. Perrine et Lex descendirent de l’avion ; ils étaient supposés passer une paire d’heure dans un terminal ; en attendant leur correspondance pour Los Angeles.

Au bas d’un escalator interminable, s’ouvrait un hall dans lequel se trouvaient les guichets de l’US Customs ; la douane américaine. Au sol, figurait un marquage jaune, une ligne que personne ne franchirait sans y avoir été invité. Après une attente dans une file qui leur semblait ne jamais avancer, Perrine et Lex se retrouvèrent face à une imposante douanière afro-américaine. Lex eut envie de lui demander son numéro de téléphone et de l’envoyer au lieutenant de police qu’il avait rencontré l’autre nuit. Après un contrôle complet de leurs papiers, la douanière lut dans le détail la fiche qui leur avait été remise dans l’avion et qui contenait une série de questions personnelles aussi pertinentes que : « avez-vous déjà été condamné aux états unis ? » avez-vous déjà commis un meurtre ? » ou encore « êtes vous un terroriste ? »

Lex était à la fois tellement crevé et tracassé qu‘il s’était à peine moqué de ce brillant questionnaire.

La douanière leur rendit leur papiers après y avoir déposé un coup de tampon et les gratifia d’un « Welcome in the United States » machinal. Peu après le guichet, ils furent rattrapés par un jeune américain au visage d’adolescent qui, essoufflé, courait après Perrine à travers le couloir. Lex, résigné aux jeunes admirateurs de sa compagne fit au jeune homme son regard le plus noir. Le jeune homme avait la peau très claire

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et le visage saupoudré de taches de rousseur. Il devint écarlate lorsque Lex l’interpella :

- What d’you want ? - Vow avé oublie votre bag dans l’avion.

Le petit sac à dos qu’il tenait maintenant à hauteur de visage appartenait effectivement à Perrine. Lex fulminait : il en voulait à ce minaud sorti de nulle part d’avoir été plus attentif que lui aux affaires de Perrine.

De courtes minutes plus tard ; Perrine était assise sur un siège dans le terminal ou ils devaient tous deux prendre leur correspondance pour Los angeles. Lex, quant à lui, était debout, une main posée contre la glace par laquelle, frustré, il tentait vainement de se faire une idée de la géographie, de l’ambiance, de la ville. Il pensa un instant à tout arrêter maintenant, à prendre Perrine par la main, à foncer dans une navette, à finir la nuit lové dans son corps dans le lit d’une chambre d’hôtel à Washington. Il tourna légèrement la tête vers elle, elle avait les lèvres serrées, le regard perdu. Il se dit qu’elle devait avoir peur au moins autant que lui. Il se rendit compte à cet instant, qu’il avait jusqu’ici occulté ses sentiments à elle. Au nom de cette vérité qu’on avait cherché à cacher à coup d’explosifs, il était prêt à risquer leur vie, à risquer la vie de Perrine sans réfléchir. Il fit un pas vers elle, ouvrit la bouche pour lui dire quelque chose comme ; « Je t’aime. Rentrons». Mais elle l’arrêta, elle prit la parole la première.

- Tu sais, Lucius je m’en voulais un peu, il était prévu que je ne passe qu’une semaine avec toi. Au fond ; quelque part, je suis contente de partir au Mexique avec toi. On ne part jamais en vacances tous les deux.

- Lex répondit songeur,

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- Moi aussi, mon ange, je suis content de partir avec toi.

L’hôtesse s’installa à son guichet et commença à contrôler les billets des passagers du vol pour Los Angeles. De longues minutes plus tard, l’avion finit par décoller. Drôles de vacances...

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XIV

Perrine et Lex sortirent tous deux du hall principal de l’aéroport de LAX alors que le jour se levait sur Los Angeles. Ils avaient tous les deux les traits tirés, les cheveux légèrement en bataille, et nouveau fait exceptionnel ; se tenaient par la main. La nuit avait été longue, et la succession de collations et de projections qui avaient rythmé leur voyage jusqu'à présent ne leur avaient qu’en de rares instants chassé de l’esprit les raisons de leur voyage. Perrine semblait de plus en plus soucieuse au fur et à mesure que tous deux se rapprochaient de leur destination.

Sur le large trottoir, face aux portes vitrées du hall ; un grand brun aux jambes interminables, et qui passait visiblement un temps stupéfiant à s’occuper des pectoraux qui affleuraient sous sa chemise, attendait, le corps posé contre la portière d’un long van Dodge de couleur grise. Il suivait Perrine du regard, les yeux cachés derrière une paire de lunettes de soleil aux verres rouges et tenait dans une main un carton sur lequel était écrit « Lexter » ; ainsi que le nom d’une compagnie de location de voitures. Lorsque le couple s’approcha de lui, puis se présenta il leur fit un large sourire commercial ; de ceux que Perrine appelait des sourires dentifrices.

- Mister and missus Lexter I presume? How are you, nice journey?

Lucius ne répondit pas immédiatement ; il se retint d’éclater de rire, l’employé de la boite de location de voiture venait dire en quelques secondes suffisamment de choses que Perrine détestait entendre pour l’énerver une journée entière... en même temps, il ne pouvait pas se douter de qui il avait affaire, l’idiot !

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Il venait tout d’abord de l’appeler « madame » ce qui naturellement n’était pas du tout du goût de Perrine, mais, pire que tout, il venait de poser la question interdite : « comment allez-vous ? ». Quel abruti !

Perrine avait lors d’une nuit qu’ils avaient passé à discuter, plusieurs années auparavant ; échafaudé une théorie qui, aujourd’hui encore, le laissait perplexe. Comme beaucoup des théories de Perrine, cette théorie était à la fois très juste mais tellement incongrue, inacceptable socialement qu’elle se révélait à l’usage selon Lex totalement inapplicable. Perrine détestait en effet qu’on lui demande comment elle allait, subitement entre deux bonjours. Car c’est odieux disait-elle, parce que la personne qui pose cette question n’a au fond d’elle absolument aucune envie d’entendre une réponse positive. Bien souvent, on considère même que répondre par la négative est un profond manque de correction. Il y a un engagement moral profond dans cette question, mais la plupart des gens ne s’en rendent pas compte, sauf parfois, dans un mauvais jour lorsqu’on leur demande par habitude, en regardant ailleurs, et en pensant déjà à autre chose ; « comment vas-tu ? » et que, dans un demi-sourire, ils se retrouvent contraints d’articuler un « oui et toi ? » aussi forcé que douloureux. Il, est amusant de se rappeler, l’origine de cette question qui signifie en fait « comment allez-vous aux toilettes ? » Une manière somme toute efficace, mais à la réflexion un peu fruste de prendre des nouvelles de quelqu’un…

Perrine envoya sa main droite directement sur la joue du jeune chauffeur, qui poussa un cri qui exprimait tant l’humiliation que la douleur. Il émit un juron, et manqua de répliquer. Lex l’arrêta d’un regard où se mêlaient l’autorité et un amusement gêné. Lex avait l’habitude ; les

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situations de la sorte étaient après tout plutôt courantes lorsqu’on passait un peu de temps avec Perrine. Deux signatures et trois formalités plus tard, Lex et Perrine se trouvaient maintenant dans le coeur de Los Angeles, en direction de la highway. Ils avaient convenu de rejoindre la frontière de Tijuana, à quelques kilomètres au sud de San Diego.

Money for Nothing de Dire Straits vibrait dans l’air climatisé de la voiture. Perrine, qui n’avait pas réussi à dormir durant la nuit que tous deux venaient de passer dans l’avion s’était endormie, la nuque cassée contre la vitre. Lex décida de s’arrêter prendre une chambre dans un Holiday Inn. Ils avaient tous deux besoin de quelques heures de sommeil avant de prendre la route.

L’hôtel était un bloc de béton carré, devant lequel une rangée de palmiers peinait pour donner un aspect estival à un parking, plein, ou s’entassaient des voitures aux proportions et à la puissance démesurés. Lex se gara à une extrémité du parking ; moyen simple pour lui de se souvenir d’une place sur un parking inconnu et d’une voiture dont, au vu de sa fatigue présente il n’était pas sur de se rappeler à son réveil.

Accoudé à son guichet, un réceptionniste grisonnant et peu réveillé les accueillit dans un sourire crispé et jauni par la cigarette. Lex crut reconnaître un léger accent texan dans sa voix parfois traînante. Il leur remit de nombreux coupons échangeables contre des consommations gratuites au restaurant de l’hôtel ainsi que la clé de la chambre 159 qui se trouvait dit-il au premier étage.L’hôtel n’avait qu’un étage...

Un bras crispé autour de la taille de Perrine, Lex monta les escaliers lentement. Arrivé en haut, il marqua un temps d’arrêt, pour prendre connaissance de la géographie de l’hôtel. Il

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s’agissait d’un carré au milieu duquel avait été découpée une large cour intérieure qui occupait en fait la quasi totalité de la superficie du lieu. Des tables et des palmiers semblaient posés plus ou moins au hasard un peu partout autour d’une large piscine à l’eau d’un bleu irréel, encore vide à cette heure de la journée. Tous deux se dirigèrent vers la porte de leur chambre, située près de l’un des coins du carré. Un tour de serrure plus tard, ils entraient dans la chambre, ou plutôt dans les chambres. Cette chambre, comme toutes les chambres de l’hôtel semblaient l’être, était en fait séparée en deux pièces distinctes, toutes deux pourvues d’un lit « king size » ainsi que d’une télévision. La première des deux chambres présentait l’inconvénient majeur d’être ouverte sur toute sa longueur par une baie vitrée obstruée par de simples persiennes, qui n’offraient à ses locataires qu’une relative intimité.

Quelques secondes plus tard, enlacés, le corps vaguement couvert d’un drap ils s’étaient couchés, sans un mot, tous deux décidé à s’endormir immédiatement, à se laisser porter par la fatigue, afin de la purger sans attendre.

L’excès de fatigue est paradoxalement un frein irrésistible au sommeil. Ainsi, après de longues minutes occupées à tenter, chose impossible, à ne penser à rien, Lex finit, résigné, par ouvrir les yeux. Face lui ; le regard de Perrine, deux petites flammes ambrées, le scrutait. Elle fit entendre son petit rire, elle s’était rendue compte que lui aussi, la regardait. Lex passa sa main sur la joue de Perrine, elle fit glisser d’un petit coup de mâchoire le pouce de Lucius dans sa bouche. Il fit descendre lentement une main le long du dos mince de sa compagne et l’arrêta entre ses cuisses. Les hanches de Perrine se mirent à onduler progressivement, Lex avait maintenant pris le lobe de son oreille entre ses dents. Il finit enfin par le délaisser ; faisant très lentement descendre ses levres contre le corps moite de Perrine. Peut être avait elle raison. Peut être que

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finalement, leur voyage allait ressembler à des vacances...

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XV

David Coste sortit de l’hôpital en début de matinée. Sortir de ce bâtiment s’en s’être réellement vu y entrer lui faisait une étrange impression. Lorsque les ambulanciers l’avaient amené, il était encore inconscient. Il s’était écroulé quelques secondes après l’explosion du commissariat, les nombreuses entailles et brûlures qui recouvraient son corps ainsi qu’une partie de son visage, si elles n’étaient pour la plupart que superficielles, lui avaient de par leur nombre fait perdre une grande quantité de sang. Il s’était réveillé une trentaine d’heures plus tard, dans une forme physique certes relative, mais étrangement satisfaisante au vu de ce qu’il venait de subir. Le médecin chargé de suivre son état avait insisté pour le garder quelques jours à l’hôpital à titre de précaution. David avait cependant réussi, après avoir du « bousculer » légèrement quelques membres du personnel de l’hôpital, à se faire signer une autorisation de sortie après seulement quarante huit heures passées en observation.

Privé de sa voiture, qui, après renseignements semblait avoir été déposée par un collègue à la fourrière, David se résolut à faire une chose qu’il ne faisait jamais, une chose qui lui déplaisait profondément. Après moult hésitations, il finit par se résoudre à poser le pied dans une rame de métro. Dans un premier temps, il allait regagner Créteil, passer quelques heures chez lui, prendre un grand bain brûlant et se changer. Ensuite, il profiterait du congé que la police venait de lui offrir afin de se remettre pour faire la seule chose qui lui semblait logique, une chose qu’il se sentait en devoir de faire ; cette chose c’était bien sur débusquer les responsables du bordel de l’autre nuit et les faire payer. David déplia deux strapontins, et s’assit plus ou moins mal. Au bout de quelques minutes, bercé par le rythme de la

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rame, il arriva enfin à ne plus penser à l’éventualité que les vitres autour de lui se détachent de leur support pour venir le lacérer.

Assise face à lui une jeune femme d’une vingtaine d’années, mince, brune, plutôt jolie en dépit d’un nez un peu trop proéminent jeta un sourire timide dans sa direction. David détourna le regard. Il avait toujours tendance à trouver suspects les gens qui lui souriaient, de même que ceux qui étaient instinctivement gentils avec lui. Lorsqu’il inclina à nouveau la tête dans la direction de la jeune fille, elle avait détourné son regard, qui maintenant, semblait perdu dans le noir qui fuyait par la fenêtre de la rame.

Le métro s’arrêta à l’arrêt « Ecole Vétérinaire », elle se leva paresseusement. David sentit une boule de nerfs se former au creux de son estomac. Merde ; il n’avait pas envie qu’elle parte. Pas comme ça. Pas encore... Il s’étonna de sa réaction. L’univers clôt dans lequel il s’était enfermé l’avait aidé à confiner ses désirs. Il avait presque oublié, à quel point on peut parfois être attiré aussi violemment, aussi soudainement vers un autre être.

Le métro émit son sifflement caractéristique avant que ses portes ne se referment. Elle était toujours là, l’une de ses cuisses délicieusement rondes posée contre la barre métallique au centre de la rame. David était à la fois ému et légèrement honteux de se sentir réagir comme un adolescent. Oui, elle était sur le point de descendre au même arrêt que lui, et après ? Cela ne justifiait en rien l’émoi de pucelle qu’il ressentait à présent. Il se leva à son tour et fit deux pas pour se mettre face aux portes métalliques et taggées ; c'est-à-dire à coté d’elle.

Lorsqu’elle tourna à nouveau la tête dans sa direction, son visage portait à nouveau ce sourire qui l’avait ému ? Ce sourire qu’il avait rejeté un instant et auquel il n’aurait jamais pensé avoir droit à nouveau. Comble de la surprise ; elle prit la parole. Sa voix était chaude et assurée.

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- Qu’attendez vous pour me poser la question ?

- Excusez-moi ?- Vous savez, aucune femme ne vous donnera

son nom si vous ne lui demandez pas...- Euh... comment vous... - Sophie : je m’appelle Sophie. Et vous ?

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XVI

David Coste soupira, avant de jeter un regard dubitatif sur sa tartine de roquefort. Il resta à la regarder pendant quelques instants ; puis se résigna, la mort dans l’âme à l’abandonner sans même que ses lèvres aient pu seulement l’effleurer, dans le sac qui, poubelle improvisée, pendait distraitement sur la poignée du placard de la cuisine. Les aiguilles du vieux réveil en aluminium, recouvert d’une couche de poussière vieille de plusieurs mois pointaient toutes les deux leur tête vers le bas. Six heures trente du matin... Incapable de dormir, David venait de passer l’essentiel de la nuit dans la cuisine. C’était somme toute un fait notoire : David avait toujours mangé plus qu’il n’avait dormi. Cette nuit, cependant, un événement, totalement incongru s’était produit ; si David n’avait pas trouvé le sommeil, la faim ne l’avait pas trouvé non plus.

Les faits exceptionnels se succédaient depuis quelques jours. L’explosion de son commissariat était certes un fait exceptionnel ; mais selon l’échelle de valeur de David Coste, sa rencontre avec Sophie dans le métro était un événement autrement plus incongru. Bien sur, il croisait des femmes tous les jours dans la monotonie de sa vie. Cependant, aucune n’avait jamais eu pour lui le sourire instinctif, évident, de Sophie, même à l’époque, lointaine ou son physique encore jeune et intègre lui permettait des conquêtes faciles et nombreuses.

Seulement, si Sophie ressemblait grossièrement à un coup de pouce du destin, de ceux qui se comptent dans une vie sur les doigts d’une main, il ne savait pas précisément comment interpréter cette chance soudaine. Car voila, en plus d’être tout ce qu’elle était -ou plutôt, en plus d’être tout ce que David voyait en elle- son

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affection soudaine pour Sophie allait devoir faire face à une difficulté aussi unique que majeure ; elle était la secrétaire de Lucius Lexter.

Bien sur, elle était le contact qu’il attendait ; le moyen de se procurer des renseignements sur Boris Walberg, sur le cabinet en général, peut être. Il l’espérait, elle pourrait être surtout le moyen de comprendre enfin pourquoi l’explosion de son commissariat, pourquoi plusieurs dizaines de morts absurdes. Oui, elle était tout ça à la fois, mais à l’instant, elle était surtout la femme qui venait en quelques heures passées à discuter, venait de l’éblouir comme jamais aucune autre.

Alors voila, le problème était posé, à la fois simple et très complexe. Derrière une apparente dichotomie ; l’aimer ou se servir d’elle, David sentait peu à peu renaître en lui des sentiments enfouis en lui depuis un temps presque au delà de sa mémoire. Peu à peu, David regardait impuissant renaître en lui la passion. Passion pour elle peut être... Peut être... Mais aussi la passion pour son boulot, pour cette soif de vérité qui lui avait servi de moteur durant les quelques brèves années brillantes de sa carrière.

David avait aimé son travail de flic, maintenant il commençait à s’en souvenir, oui, c’était il y à longtemps. Avant que n’arrive le dégoût.

A l’instant, David était plein de choses à la fois. David était un homme, David était un flic, David était anxieux, David était excité, David sur était surtout un peu honteux. C’est à peu près à cet instant qu’il prit la décision de lui mentir, de ne pas lui parler de son commissariat, des cadavres calcinés ni de la honte, mais de lui poser des questions sur son job, sur ses employeurs, sur leurs clients. Après tout il pourrait peut être à la fois l’aimer et lui mentir. Autrefois il n’aurait pas cru cela possible mais aujourd’hui, pourquoi pas ? Aujourd’hui, tout lui semblait possible.

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XVII

La montagne de dossiers qui avaient afflués la veille dans son salon le déprimait. Il regardait ces piles blanches, rouges, bleues, jaunes, et roses se former sans qu’il puisse cependant rien faire pour les stopper. Plein de dossiers, plein de couleurs et encore bien plus de complications... Karl-Marie Astor détestait les complications. Bientôt neuf heures... très mal réveillé, assis sur le rebord de son lit, l’avocat maudit intérieurement son associé. Ce dernier avait en effet prit une suite de décisions qui lui semblaient complètement aberrantes. Compte tenu de l’explosion de leur cabinet, événement de force majeure difficilement discutable, Lex et Karl avaient obtenu sans véritable difficulté le renvoi de la totalité des audiences prévues dans les prochaines semaines. Lex avait cependant décidé qu’afin d’éviter une paralysie totale du cabinet, cabinet, ils se feraient livrer les copies destinées à peu à peu remplacer les dossiers détruits directement à leur domicile. Ces copies ne cessaient depuis deux jours d’arriver par coursiers et Karl sentait sa colère croitre au fur et mesure que son salon se transformait en salle des dossiers.

Le bruit de la sonnette acheva de le réveiller, vêtu d’un simple caleçon en soie rouge Karl se dirigea sans entrain vers la porte de son appartement, puis fit entrer Clarisse sa secrétaire sans même la regarder. Clarisse était pourtant une très belle femme, en temps normal, Karl ne manquait jamais de lui faire une remarque sur ses « jambes interminables » ou encore sur son « visage d’ange posé sur un corps de salope ». Elle fit une moue discrète en se rendant peu à peu compte du désordre dans lequel elle allait devoir travailler durant les prochaines semaines arrêtant

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un instant son regard sur les cadavres de bouteilles de vodka sur le bureau et près du canapé. En se glissant sous la douche, Karl se félicita d’avoir passé tant d’heures à travailler ses abdominaux. Le départ de Lex ajouté à la présence de Clarisse chez lui allaient, s’il savait s’y prendre peut être lui permettre de faire, finalement bien démarrer cette journée.

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XVIII

Lorsque Lex ouvrit les yeux, il était seul dans le lit. Il ne se demanda pas même ce qui avait pu motiver Perrine à se lever aussi tôt. L es neuf heures de décalage horaire associées à la nuit blanche passée dans l’avion avaient fait leur effet. Il avait dormi absolument toute la journée. Au vu de l’activité dans la cour, qu’il pouvait observer par la baie vitrée, il devait être aux alentour de vingt trois heures. Une foule de touristes en maillot de bain ondulait entre des transats et la piscine. Lex décida d’aller prendre une douche –Lex se sentait généralement incapable de faire quoi que ce soit le matin avant d’avoir pris une douche- puis de sortir faire un tour de l’hôtel. Connaissant Perrine ; réveillée avant lui, elle n’avait certainement pas pu s’empêcher de visiter un peu, il la retrouverait certainement devant un café, au bord de la piscine. Lex se traîna jusqu’à la salle de bains immaculée, puis laissa couler l’eau de la douche jusqu’à ce qu’elle soit brulante puis, les yeux encore à demi clos se glissa sous les gouttes et la vapeur brûlantes. Au bout de quelques secondes, il fit à nouveau monter la température de l’eau, son corps s’habituait très rapidement à la chaleur, à tel point que l’eau lui semblait rapidement presque tiède. Lorsque, mal réveillé, il lui arrivait de s’éterniser sous sa douche, il laissait l’eau atteindre les températures les plus hautes, diminuant progressivement la quantité d’eau froide jusqu’à l’éliminer quasiment. Cette activité à la frontière entre la douche et le sauna lui procurait toujours une sensation intense, la seule capable de le réveiller. Mais à la grande incrédulité de son entourage ; jamais aucune douleur.

Finalement réveillé, Lex sortit de la douche et posa sa main sur l’unique serviette qu’il vit dans la salle de bains. C’est seulement après s’être longuement essuyé qu’il prit conscience

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que quelque chose n’allait pas : la serviette était absolument sèche et parfaitement pliée, Perrine ne s’en était manifestement pas servie. Lex enfila un caleçon à la hâte, manqua de tomber en courant sur le carrelage mouillé de la salle de bains, reprit son équilibre en se réceptionnant sur la moquette de la chambre dont il fit le tour d’un regard circulaire. Le sac de voyage de Perrine, celui dont elle ne se séparait jamais car il contenait l’essentiel de ce qu’elle possédait ne se trouvait nulle part dans la chambre.

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XIX

La route éternellement droite, noyée de sable de part et d’autres avaient plongé lex dans un sinistre ennui. Une main posée sur le volant, l’autre sur l’accoudoir, les deux jambes étendues laissées libres par la grâce du régulateur de vitesse, lex n’était plus qu’attente. Chaque parcelle de son être n’était plus tournée que vers sa destination.

Quant à Perrine, Lex tachait de ne plus y penser. A vrai dire, il éprouvait à présent une vive colère à son encontre. Il en avait assez de cette éternelle partie de cache-cache, de ces départs précipités, de cette attente continuelle. Pour rien au monde, il n’aurait accepté d’en vouloir à Perrine, il s’était toujours promis de ne jamais se laisse aller à ces colères sourdes, ces rancunes larvées qui à force de tant auraient pu le conduire à peu à peu la détester. Pour cette raison, Lex avait autant que possible vidé son esprit de toute inquiétude à son égard.

Les heures de route s’enchainèrent et s’allongèrent avec une régularité monotone. Lex ne s’arrêta qu’une demi-heure à San Diego, et déjeuna d’un sandwich rapidement avalé dans un Taco Bell.

Bientôt, le haut mur qui matérialisait la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique commença à apparaitre. Il était exactement tel qu’ Lex l’avait imaginé. C’était la stricte et simple masse de béton surmontée de barbelés à laquelle tout édifice destiné à isoler un peuple d’un autre doit ressembler.

Lex laissa sa voiture à coté d’une Ford Mustang rouge sur le Parking qui faisait face à la frontière. De crainte d’attirer l’attention, il ne l’avait en effet assurée que pour les Etats-Unis mais ne souhaitait cependant pas prendre le risque de s’aventurer au Mexique sans assurance.

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Lex fit donc la traversée de la frontière à pied. Elle fut en fait étonnamment brève, et contrastait violemment avec la longue file d’attente à laquelle étaient astreint les mexicains désireux de traverser en direction des Etats-Unis. Cette traversée fut en fait si brève que Lex faillit même ne pas voir les fusils d’assaut M-16 au poing des gardes qui encadraient la foule qui sortait de Tijuana. Il s’arrêta cependant un instant, interdit par la vue d’une fillette, qui à quelques dizaines de mètres des gardes, le dos collé à une antique Chevrolet, les yeux déjà d’un vide sépulcral, tenait encore une seringue bien serrée dans sa main.

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XX

David Coste ouvrit, les yeux saisi d’un frisson bref mais intense. Lui sédentaire plus que tout autre ne pouvait manquer d’éprouver un vertige en s’éveillant dans une pièce autre que sa chambre. A sa gauche, Sophie sentit son mouvement et gémit un «  qu’est-ce qui t’arrives plaintif ».

David, lui répondit d’une voix intense et l’œil rêveur, la rassura d’un geste et ajouta tu sais, j’ai jamais été capable de beaucoup dormir. Sophie l’enserra rien dire. Les yeux fermés, David n’avait désormais plus la moindre peine à se souvenir des raisons qui l’avaient amené dans la chambre de Sophie. Ses interrogations l’avaient maintenant quitté. Enserré par ces bras si frêles mais pourtant si chauds David ne laissa pas même sa voix trembler lorsqu’il dit :

- Sophie, je t’ai menti.

C’est la voix remplie d’inquiétude qu’elle répondit simplement ;

- Quoi ? - Non, ne t’inquiètes pas, il n’y a personne

d’autre. Ca n’a rien à voir avec ca. - Alors dis-moi. Tu me fais confiance, oui ?- Oui. - Alors dis-moi, parle !- Eh bien, en fait, tu sais que je suis flic.

Elle prit son air mutin, celui qui faisait rougir ses joues, et ressortir ses pommettes,

- Et après, ca n’est pas une maladie contagieuse je crois ?

- Non, mais il faut que tu saches, je ne veux pas que tu croies que je t’ai abordée à cause de ca, c’est complètement par hasard, mais maintenant je sais plus quoi faire, cette

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enquête je veux pas la lâcher, et en même temps…

- Tu ne veux pas te calmer un peu ? Explique-moi tout. Lentement.

- En fait, ca à commencé quand le commissariat où je travaillais à explosé.

- Je vois…- Et j’ai décidé d’enquêter là-dessus. Ce qui

signifie, tu comprends, que je dois aussi enquêter sur ton patron.

- Ah. - Et j’ai besoin que tu m’aides à le faire, mais

je ne veux pas que tu aies le sentiment que je t’utilise, d’ailleurs je ne veux pas non plus me servir de toi, en fait, ce qu’il fut que tu saches c’est que…

- Quoi ?- C’est que je crois que je t’… - Elle posa tendrement ses lèvres sur les

siennes et lui fit don d’un regard amusé :- Tu ne crois pas qu’il est un peu tôt pour ca ? - David ne sut que répondre. Elle en profita

pour enchainer : - Mais par contre, ca m fait très plaisir. Moi

aussi j’ai envie que ca marche. Et pour ton enquête, pas de problème, tu sais, les gens qui ont fait ca s’en sont pris à mon emploi, moi aussi j’ai envie qu’on les attrape.

A son tour, David étreint tendrement Sophie. Il Lui dit ensuite : dis moi, tu as déjà essayé les tartines de roquefort dans le café ?

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XXI

David Coste achevait son second petit déjeuner. Face à lui étaient posés les restes de deux grands crèmes de trois jus d’oranges ainsi que les miettes d’innombrables tartines. La petite pile de papier que commençaient à former les notes successives qui avaient été posées par le garçon étaient désormais toutes souillées de traces de confiture. La couleur ne permettait cependant pas de déterminer s’il s’agissait de cerise ou de fraise. Le policier tachait de remettre ses idées en place. Sa soirée, puis sa nuit avec et chez Sophie avaient été exceptionnels. David se l’avouait à présent, il avait depuis longtemps perdu tout espoir de passer à nouveau des instants aussi agréables.

Un petit carnet noir, face à lui, il griffonnait les informations et les spéculations qu’il avait pu rassembler au cours de la nuit sous l’œil attentif d’un jeune lieutenant au non pittoresque qui semblait décidé à ne pas le lâcher d’une semelle. Il portait une chemise à carreaux d’un autre temps et un jean trop bien repassé qui le faisait ressembler à un gosse de huit ans. Une cravate invraisemblable lui enserrait le cou fermée part un nœud impeccable. Auguste Klimt n’était lieutenant de police que depuis deux mois. Dès son arrivée, il s’était accroché à la masse immense du lieutenant Coste comme un naufragé à un mat passé à sa portée. C’était un jeune homme enthousiaste et intelligent. Il était cependant atypique et féru de choses aussi innombrables que l’archéologie, la musique Baroque, le hockey sur glace (qu’il n’avait cependant vraisemblablement jamais pratiqué) ou encore la clarinette.

Le principal défaut du lieutenant Klimt, outre son incapacité à aimer les même choses que la majorité de ses semblables était sa capacité à

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parler sans discontinuer des ces passions multiples auxquels lui seul semblait s’adonner.

Lorsque David leva la tête dans sa direction, le jeune lieutenant achevait l’une de ces théories sociologiques absurdes qu’il affectionnait tant.

« …parce qu’en fait les pauvres, enfin je veux dire les gens comme vous et moi qui ne peuvent pas se permettre d’aller au restaurant tous les jours, qui n’ont pas de domestiques, enfin les gens qui son obligés de cuisiner et de se servir eux-mêmes en permanence, vous voyez ce que je veux dire ? Et bien ces gens, enfin nous quoi, eh bien ont st obligés de manger’ la salade après la plupart du temps. Parce qu’à moins d’avoir parfaitement minuté le repas, auquel cas je ne dis pas. Mais on ne peut pas raisonner sur une exception, vous êtes d’accord avec moi lieutenant ? Et bien, donc, à moins d’avoir parfaitement minuté le repas, ce qui est très difficile, on doit manger la salade après parce que sinon, le plat principal est froid. Personne ne pense jamais à ces choses là, mais c’est fondamental. Je vous le dis lieutenant, la véritable fracture sociale, elle commence dès le repas, la fracture sociale, elle se situe entre ceux qui mangent la salade avant et ceux qui mangent la salade après. »

David leva un œil hagard dans sa direction. Il n’avait peu ou prou rien écouté de la théorie qui venait de lui être exposée, et se contenta de répondre :

- Klimt, reprenez moi du jus d’orange s’il vous plait.

- Tout de suite lieutenant. - Et arrêtez de m’appeler lieutenant, de toute

façons je ne suis pas en service. - Alors, vous avez appris quoi ?- Je ne sais pas. Peut être rien. Trois avocats

dans le cabinet. Dont un branleur

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apparemment. Deux secrétaires. Walberg et l’un de ses associés Maitre Astor partageaient la même secrétaire, laquelle si j’en crois Sophie –et je la crois, tu peux en être sûr- couche à l’occasion avec ce même Astor…

- Ce qui fait au moins deux bonnes raisons d’aller l’interroger.

- Exactement. Tu travailles à quelle heure ?- Je ne travaille pas. J’ai pris quinze jours de

congés pour venir enquêter avec vous. - Klimt, rassurez-moi, vous n’avez aucune

déclaration à me faire ? - Rien à voir lieutenant, disons que j’avais

envie comme vous de comprendre ce qui est arrivé aux collègues. Et ma mère m’a dit encore ce matin…

- Tu as vu ta mère avant de venir ? - Comme tous les matins en fait…- Tu vis chez ta mère ?- Oui. Elle est âgée, et si vous croyez que c’est

facile de trouver un logement dans paris… - Ne te justifie pas Klimt, pas avec moi. - Merci lieutenant. - Et appelle-moi par mon nom, bordel !

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XXII

On frappait à la porte. Perrine s’éveilla et presque immédiatement se mit sur ses pieds. Elle dormait nue, toujours, elle enfila donc à la hâte un short et un tee-shirt pour aller ouvrir.

Derrière la porte se trouvait une personne que jamais elle ne se serait attendue à voir en cet endroit.

Damien Cairoix avait la figure grave et le teint pale.

- Que faites-vous au Mexique ? - Je viens vous voir ma jolie. - A quel sujet ? - Le seul que nous ayons en commun… - Lucius ? Il vous a appelé pour me retrouver. - Pas cette fois. - Que ce passe t’il. - Vous auriez du lui dire la vérité. - Que voulez-vous dire ? - je crois que vous le savez très bien. - Il et au courant ? - Non je ne lui ai rien dit. Mais je le ferai si

vous ne vous décidez pas. - Et c’est pour me dire ca que vous me

dérangez à cette heure ? - Non, je viens vous dire qu’on retrouvé Lex,

mon ami battu et ensanglanté dans une rue de Tijuana. Je viens vous dire aussi que ce ne serait certainement pas arrivé si vous aviez tout dit à Lex.

- Je ne comprends pas. - Il a mis le doigt dans un engrenage bien trop

gros et lourd pour lui. Et vous l’y avez laissé s’enfoncer seul.

- Où est-il ?- Je l’ai fait rapatrier à Los Angeles. Il est dans

un hôpital militaire, en sécurité. Ils devraient

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le renvoyer en France d’ici quelques jours lorsque son état sera stabilisé.

- Et qu’il aura été interrogé je suppose ? - Que voulez-vous, nous n’avions pas le choix. - Depuis quand êtes-vous au courant ? Pour

moi, je veux dire ? - Depuis que Lex m’a demandé de vous

retrouver lorsque vous vous étiez enfuie dans Paris. Votre trace n’était pas bien difficile à suivre. Celle de Lex non plus hélas.

- Et vous ne lui avez rien dit non plus, vous qui vous prétendez son ami. Vous vous êtes servis de lui comme appât.

- À la différence de vous, c’est mon métier. - Partez ! Sortez d’ici ! - Rassurez-vous, je n’ai plus rien à vous dire.

Au revoir.

Perrine avait éclaté en sanglots presque sans s’en rendre compte en disant ces derniers mots. Lentement, elle referma la porte et tomba à genoux.

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XXIII

Ce crachin si typique qui ne semble connu que des seuls parisiens tombait finement sur le pare-brise de la Volvo. Les deux lieutenants trépignaient sur leur siège, maudissant les feux de n’être pas tous verts, et les automobilistes pour leur présence même.

Trouver l’adresse de Clarisse Cerda n’avait pas pris plus de quelques secondes. Cette adresse faisait d’ailleurs partie des informations récoltées au cours de la nuit par l’ainé des deux flics avant de finir griffonnée sur le carnet noir désormais lui aussi taché de confiture. La secrétaire habitait seule un appartement modeste au quatrième étage d’un immeuble de la rue Boucrix, à saint Maur des fossés. Il avait fallu une interminable demi-heure de voiture aux deux policiers pour s’y rendre.

Les murs d’un violet vif qui sentaient le neuf, Clarisse portait une robe courte et noire dont la coupe émanait un luxe discret mais évident. David prit évidemment la parole le premier ;

- Lieutenants Coste et Klimt, police nationale pouvons-nous entrer quelques instants ? Ne vous inquiétez pas, il s’agit simplement de quelques questions sur vos employeurs. Nous enquêtons sur les événements qui ont affecté votre cabinet depuis quelques jours.

- -Je ne sais pas trop ce que je vais pouvoir vous dire, je n’ai rien à voir avec ce qui s’est passé.

- Nous le pensons également mademoiselle, nous souhaitons simplement nous faire une idée du contexte, des différents protagonistes.

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- Comprenez, je ne sais pas trop quoi vous dire… je ne voudrais pas trahir quoi que ce soit.

- Nous ne vous demanderons rien de tel. - c’est que vous savez, les choses que je

pourrais vous dire sont couvertes par le secret professionnel.

- Klimt choisit cet instant pour prendre la parole.

- Excusez-moi, votre parfum, c’est bien « jardin sur le Nil » n’est-ce pas ?

- Oui de chez Hermès, vous avez du nez. - Merci, la robe vient également de chez

Hermès n’est-ce pas ? - Oui, aussi. - Si je puis me permettre, vous avez beaucoup

de gout.

Elle ne désarma pas, faisant ainsi montre d’une longue habitude de ce type de compliment.

- Avant de devenir flic, j’ai pensé un temps à devenir Avocat, mais pour être franc, ma mère n’avait pas les moyens de me payer les études, j’ai du trouver un cursus plus court.

- Ah. - Ca doit être génial de travailler dans un gros

cabinet non ?- C’est vrai que le cabinet tourne plutôt bien.

Nous traitons des dossiers intéressant. - Et pour avoir les moyens de porter « Jardin

sur le Nil », vous devez être bien payée. Vous avez plein de gros clients.

- Vous savez, ce sont surtout les institutionnels qui rapportent.

- Je ne comprends pas, qu’est-ce qu’un institutionnel ?

- Ce sont des grosses sociétés qui nous choisissent de nous envoyer tous leurs dossiers de contentieux. Ce ne sont pas souvent des dossiers passionnants, mais

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Maitre Lexter travaille avec les plus grandes compagnies d’assurance, et Maitre Walberg avec plusieurs Banques, sans copter les sociétés étrangères.

- Vous avez aussi des clients étrangers ? - Des sociétés mexicaines pour lesquels on

fait du recouvrement de créances, enfin, un groupe de société je crois, je n’ai jamais vraiment bien compris.

- Comment ca ? - En fait, ces sociétés ont des noms différents

mais la personne avec laquelle nous correspondons est toujours la même, un américain je crois, un certain James T ; Kirk. Marrant comme nom, vous ne trouvez pas ?

- Et le troisième avocat ? Il n’a pas d’institutionnel ?

- Non, il a beaucoup moins de dossiers que les autres, c’est d’ailleurs pour ca que je tape ses cassettes en plus de celles de Maitre Walberg. Karl fait surtout du pénal, et un peu de conseil juridique. Il est jeune, et les deux autres refusent de lui lâcher des dossiers surtout Maitre Lexter, je crois qu’ils ne s’aiment pas beaucoup.

- Et maitre Walberg ? Ils s’entendaient bien ?- en fait, c’est lui qui a fait entrer Maitre Astor

au cabinet, et puisqu’il ne peut pas toujours s’absenter du cabinet, il lui donne pas mal de dossiers à déposer pour lui.

- Qu’est-ce que ca veut dire ?- C’est une pratique courante, en matière

civile, les procédures sont essentiellement écrites, une partie des dossiers ne se plaident même pas ou à peine.

- Et le juge tranche comment?- Les avocats préparent des dossiers de

plaidoirie qui contiennent leurs conclusions, c'est-à-dire leur argumentation écrite, ainsi que des pièces sous cotes commentées. Ces dossiers doivent cependant être déposés au

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cours de l’audience ce qui implique que les avocats fassent le déplacement.

- Je vois. - Vous voulez savoir autre chose ?- Non Mademoiselle pas pour l’instant. Merci

de votre accueil. On vous recontactera si besoin.

Les deux flics prirent rapidement congé de la secrétaire,D’un regard échangé, ils s’étaient mutuellement convaincus qu’ils n’en apprendraient pas plus.

Arrivé en bas de l’immeuble, Coste traversa la rue avec l’idée de s’acheter un sandwich puis se ravisa. Il se tourna vers le jeune lieutenant et lui dit :-Vous êtes incroyable Klimt, avec un talent pareil, comment ce fait-il que vous habitiez encore chez votre mère. Auguste Klimt se contenta de lui répéter une phrase dont Coste sut qu’il devrait se contenter :

- Je vous l’ai déjà dit lieutenant, elle est très âgée.

- Et vous vous passionnez aussi pour les parfums ?

- Non, en fait ce parfum, je l’ai offert à ma mère il y a dix jours, c’était son anniversaire.

Sur cette réponse définitive, David Coste changea une nouvelle fois d’idée, il avait besoin de ce sandwich.

- Suivez-moi Klimt, on va manger. - Non merci je n’ai pas faim. - Il faut que je mange, ca m’aide à penser. - Moi je n’ai pas besoin de penser pour

manger, et je n’ai pas faim. - Vous mangerez quand même, c’est un ordre.

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Coste n’avait pas la moindre intention de manger seul, non, en fait c’était vraiment une chose qu’à partir d’aujourd’hui, il ne voulait plus faire.

D’une, dit-il, elle y semble effectivement attachée à son « Karl », de deux ; nous avons une piste, James T. Kirk, il va s’agir de l’identifier celui là. Désolé de biser votre élan lieutenant, lui répondit le jeune Klimt, mais a m’étonnerait qu’on le trouve ? James Tibérius Kirk c’est le capitaine du vaisseau spatial Enterprise dans Star Trek si vous voyez ce que je veux dire.

David Coste mordit une fois encore dans son sandwich, comme souvent, il n’avait pas la moindre idée de ce que Klimt voulait dire. Ce dont il était sûr cependant, c’est que sa piste s’arrêtait là ou sa colère était en train de commencer.

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XXIV

Sophie ne cessait elle aussi de recevoir de recevoir des copies de dossiers à son domicile. Les différentes lignes téléphoniques avaient également été redirigées chez elle. Le standard du cabinet se trouvait donc désormais dans son salon, ce qui l’ennuyait profondément. Les fax ne cessaient également d’affluer, mais comme la plupart des coups de fils, il ne s’agissait le plus souvent que d’avocats inquiets quant à la possibilité d’être en état de plaider des dossiers urgents.

L’absence de Maitre Lexter n’arrangeait rien bien sûr, et Sophie en l’absence de données informatiques relatives aux différents dossiers se trouvait la plupart du temps bien en peine de donner une réponse satisfaisante à ses interlocuteurs. Tout juste se contentait-elle de répéter inlassablement les mêmes, « Nous n’avons plus aucunes données, renvoyez-nous votre entier dossier par Fax, nous n’avons plus aucunes données, nous tacherons de vous répondre le plus rapidement possible. Le pire c’étaient les appels de clients inquiets dont il fallait prendre à nouveau les coordonnées, auxquels il fallait donner rendez-vous de toute urgence après leur avoir demander d’amener à nouveau l’ensemble des pièces qu’ils avaient pourtant déjà fournies.

Sophie poussa un juron lorsqu’elle retourna le Fax un venait d’arriver. Pour la troisième fois de la matinée, Karl-Marie Astor lui ordonnait de lui remettre l’intégralité des courriers relatifs aux dossiers dont Boris Walberg était le titulaire. Déjà deux fois ce matin elle avait eu l’occasion de lui répéter que les ordres de maitre Lexter qui étaient formels à ce sujet et lui enjoignaient de conserver l’ensemble de ceux-ci jusqu’à son retour.

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Sophie avait soigneusement distingué ces dossiers. Elle avait d’ailleurs une seconde raison de les conserver, David avait la ferme intention de les examiner discrètement. Sophie décrocha le téléphone et composa le numéro de David Coste.

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XXV

Seulement deux jours après avoir été trouvé dans une rue de Tijuana que Lucius Lexter fut admis à l’hôpital de la pitié Salpêtrière.

Perrine était l’une de ces femmes que la nature n’à semble t’il faites si belles comme pour s’excuser de les avoir également faites également intelligentes. Il ne lui avait donc pas été bien difficile d’obtenir d’un infirmier des renseignements sur l’état de Lucius. Ce dernier avait plusieurs côtes cassées et de nombreuses contusions. Il avait besoin de repos, mais sa vie n’était pas en danger.

Plus persuasive encore avec ce même infirmier, Perrine sut se faire conduire jusqu’à la chambre de Lucius quoique le personnel ait ordinairement des consignes inviolables quant aux heures de visites.

Il ne fallut pas longtemps à jeune femme pour se rendre compte qu’un sédatif avait été administré à Lucius. Tant mieux, au fond. Ca serait plus facile comme ca. Perrine sortit de sur son cœur une lettre froissée et la posa sur la table de nuit. Dans cette lettre, elle expliquait tout. Ce qu’elle ressassait depuis des jours et qu’elle s’était trouvée incapable d’expliquer par des paroles se trouvait condensé ici en quelques phrases.

Alors qu’elle déposait son enveloppe Perrine en remarqua deux autres. La grande en dessous qui portait la mention « Damien → Lex ». Sophie ne se faisait aucune illusion sur son contenu passa à la seconde, plus petite. Elle portait l’écriture de Lucius, et un seul mot était écrit dessus : Perrine.

Cette dernière sortit de la chambre précipitamment et se mit à courir à travers les couloirs. Ce n’est que finalement arrivée au sur le

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trottoir qu’elle s’assit en pleine rue, à même le sol et ouvrit la frêle enveloppe. Elle ne contenait qu’une feuille, sur laquelle un poème manuscrit du type de ceux qu’elle et Lucius avaient l’habitude de composer et de s’échanger bien des années plus tôt.

Elle le lut lentement et à voix basse :

Mélodie des trains

Rêver si loin au rythme des trains du temps qui passentBercé par ce cahot qui vieillit et qui lasse,Je fredonne sans fin, ces vieux airs s'entrelacent ;Des mélodies que seul l'ennui parfois surpasse

Portez-moi souvenirs, chassez ma lassitude!Redonnez à ma vie le lustre et l'amplitude,Que lui ont dérobés la peur et l'habitude.Déesses guidez mes pas, mon cœur, ma mâlitude.

Les souvenirs s'éloignent les impressions s'estompent. Déjà je ne sais plus, ma mémoire me trompe, J'avais un sentiment, larmes et temps le corrompent. Ramassons notre fil avant qu'il ne se rompe.

Ca y est je t'aperçois, ma Roxane d'antan.Et puis je me rappelle les sentiments d'avant.Tu me disais alors, "chaque chose en son temps".Nous nous en sommes allés, moi seul le cœur battant.

C’était un adieu.

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XXV

C’est sur ce trottoir, trempé par la fine pluie qui n’avait pas cessé de s’abattre sur la ville depuis des jours que le lieutenant David Coste trouva Perrine. Avec ses cheveux mouillés et tombants, elle devait avoir plus ou moins le même aspect que ce jour en lequel Lex était tombé amoureux d’elle, et le policier la trouva lui aussi très belle.

Il continua cependant sa route, rien en effet ne pouvait le laisser supposer qu’il existât un quelconque rapport entre l’avocat qu’il venait voir et cette belle femme en pleurs. Les gens en larmes sont hélas chose banale à l’entrée des hôpitaux…

Informé de l’admission de Lexter en cet endroit, c’est tout naturellement que le policier venait tenter de la voir en personne. Le lieutenant se heurta cependant à une résistance inébranlable de la demoiselle qui se trouvait à l’accueil. Cette dernière refusa farouchement de lui révéler une quelconque information ni bien sûr le numéro de la chambre de Lucius Lexter. A son attitude, il semblait d’ailleurs évident qu’elle avait reçu en ce sens des consignes si impérieuses que la vue même d’une carte de police n’ébranla aucunement.

David dut donc se résigner à ressortir rapidement de l’hôpital. Perdu dans ses pensées, il faillit cette fois trébucher sur le corps de Perrine, qui ne s’était pas relevée depuis son arrivée.

- Excusez-moi Mademoiselle. - Ce n’est rien.

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- Je ne suis personne pour vous dire ca, mais je n’aime pas trop vous voir assise là dans le froid et l’humidité.

- Ne vous inquiétez pas. - Comment voulez-vous que je ne m’inquiète

pas quand je vous vois ici dans cet état. - C’est rien, problème de cœur, pas de quoi

nous faire du mouron. - Pour ca, je ne sais pas vraiment si je peux

vous aider, je n’ai pas pratiqué cette matière pendant des années. J’ai repris il y a quelques jours à peine, alors je ne me sens pas très compétent.

- Comment s’appelle-t-elle ? Ou… il, peut-être ?

- ELLE… s’appelle Sophie. - Vous avez l’air très amoureux… - Je le crois, mais… Comme je vous l’ai déjà

dit ; je ne suis pas sûr d’être encore au fait de ces choses là.

- Croyez le ou non, mais je comprends. - j’ai envie d’un café, et je suis certain que

vous, vous en avez besoin. On va en face ? C’est moi qui offre.

Perrine hésita un instant puis accepta. La masse colossale de cet homme lui inspirai confiance et de toute façon, elle n’avait plus la moindre volonté.

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La chaleur du café était douce. Perrine reprit peu à peu contenance, et ce jusqu’à ce que David lui demande :

- C’est votre amoureux que vous veniez voir ici je suppose ?

- Oui… en fait, c’est un peu compliqué… je…- Je ne vous en demanderais pas plus, j’ai la

sale habitude de poser des questions. - Et vous ? Qui veniez-vous voir ? Un proche ?- Non, pas du tout. Je suis flic en fait. Je viens

voir un suspect, ou un témoin, je ne sais pas encore trop.

- Cool. Et vous enquêtez sur quoi ? - En fait, moi aussi c’est un peu spécial, des

amis à moi sont morts dans le commissariat qui à explosé, vous avez dû en entendre parler.

- Lorsque Perrine frissonna, c’est au dramatique de son histoire que le policier l’imputa.

- Et vous êtes chargé de l’enquête ?- Pas vraiment, non. Ils filent ce genre

d’enquête à des gens bien plus haut placés que moi, vous imaginez bien. Mais je veux vraiment les serrer ces gars là.

- Et vous en êtes où, ca avance ? - Je ne sais pas trop, j’ai plein de pistes, qui

vont de Paris au Mexique, c’est vous dire… - Vous en êtes déjà là ? - Que voulez-vous dire ?- Je veux dire que vous feriez bien de rayer

définitivement Lucius Lexter de la liste des suspects. Enquêtez du coté du Rhinocéros, Walberg, vous gagnerez du temps, faites-moi confiance.

- Qui êtes-vous ? - Peu importe, faites-moi confiance. - Pas facile ca.

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- C’est pourtant votre meilleure option. - Racontez-moi tout.

Perrine commanda un chocolat liégeois et raconta l’histoire, toute l’histoire.

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XXVII

A peu près au même moment, Lex s’éveillait dans sa chambre d’hôpital. Son premier regard fut pour le poème qu’il avait eu le temps d’écrire à l’intention de Perrine. Il voulait le lire à nouveau, réfléchir un peu encore, ne rien faire surtout qui soit définitif. C’est bien sûr la lettre de Perrine qu’il trouva à sa place. Lex n’était plus désormais un être, il était une émotion tout entière. Il déchira plus qu’il n’ouvrit l’enveloppe, et entama la lecture de la lettre que Perrine avait eu tant de mal à écrire.

Lucius,

Au moment où tu liras cette lettre, j’en ai peur tu seras déjà en colère contre moi. Tu as toutes les raisons de l’être. J’ai appris dans quel état on t’a retrouvé. Damien Cairoix m’a expliqué. Il ne m’aime pas beaucoup. Il te préviendra contre moi, ce que tu vas lire achèvera peut être de te convaincre qu’il avait raison. Saches cependant que lui aussi t’as caché de choses. Je crois qu’il s’est servi de toi comme appât.

Je n’ose penser à ce que ces gens t’ont fait. Je ne peux m’empêcher de penser que si j’avais été là… enfin tu comprends.

Depuis des jours j’ai essayé de te parler. Jamais cependant je n’ai pu trouver le courage de le faire à temps. Maintenant tu vas m’en vouloir plus encore.

Il y a quelque mois, je suis partie au Mexique avec une association. Dans la région de Tijuana. Là j’ai rencontré un homme dont je suis-je crois tombée amoureuse. Il s’appelait Marco Leiva. C’était un homme d’une douceur incroyable.il était bien plus jeune que moi, je sais, mais je crois que c’est aussi ce qui me plaisait.

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J’ai passé avec lui des moments formidables. Il y avait cependant comme une ombre chez Marco. Ca m’ pris du temps, beaucoup de temps, mais j’ai réussi à obtenir qu’il me parle de lui. C’est à cette période que j’ai appris qu’il ne connaissait pas son père. Sa mère s’appelle Francesca. C’est une femme d’une beauté peu commune. Elle n’a que quarante ans. Elle avait quinze ans lorsque Marco est né. Le père était un riche Francais. Pour des raisons évidentes, il a refusé d’assumer l’enfant. Par peur, il choisit de donner une forte somme à Francesca en échange de sa tranquillité. J’ai aidé Marco à faire les recherches. Elles n’ont pas été bien difficiles crois-moi. J’ai fini par identifier Boris Walberg. Marco a été comme fou dès ce moment. Il n’avait plus qu’une idée en tête ; rencontrer son père… Bêtement, j’ai fini par lu dire que je connaissais Boris… Nous avons tenté d’aller le voir chez lui, mais il refusa de nous parler. Il nous dit qu’il était pressé, qu’il rentrait en France qu’il n’avait pas le temps… Marco voulait le suivre aller le voir en France, enfin lui parler. Je n’ai pas su comment refuser.

Nous avons pris des billets d’avion, je t’ai appelé le même jour. Finalement, Marco a insisté et nous sommes partis un jour plus tôt sans que je n’aie ni le temps ni l’occasion de te prévenir. Je voulais te voir avant d’y aller mais c’était dur de revenir comme ca après tout ce temps pou te dire ces choses au sujet de Boris. Et il y avait Marco…

Je ne savais que faire, ni comment le faire. Marco, lui était très décidé. Nous nous sommes donc rendus chez Boris. Il était tard. Marco m’a demandé de rester dans la voiture. Un quart d’heure après qu’il soit rentré, j’ai entendu un coup de feu. Je me suis précipitée vers la porte, mais elle était fermée et personne ne m’a ouvert. Ensuite, très rapidement, les sirènes sont arrivées, une voiture de police. Je me suis enfuie, j’étais paniquée.

Tu devais passer nous prendre à l’aéroport le lendemain matin. J’ai pensé un temps t’y

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rejoindre, faire comme si rien ne s’était passé, mais le moment venu, je n’avais pas encore assez repris contenance. J’ai passé la nuit puis la journée suivante dans la chambre d’hôtel dans laquelle tu m’as trouvée. La suite tu la connais. Ma réaction lorsque je t’ai vu avec cette fille, maintenant, je crois que tu la comprends mieux.

Et tu m’as retrouvée. J’avais besoin de toi. Et c’était merveilleux de passer à nouveau du temps avec toi. J’avais oublié à quel point. Ensuite, tu as voulu partir au Mexique. J’étais sure que c’était inutile, que tu ne trouverais rien. J’ai saisi l’occasion. J’avais besoin d’être seule avec toi. De me retrouver.

Lorsque nous sommes arrivés à Los Angeles, tu t’es endormi si vite… Moi j’en étais incapable. Je suis descendue et j’ai appelé Francesca. Il fallait que je lui parle, qu’elle sache pour Marco. Au téléphone, j’ai tout de suite su qu’elle était au courant. Le corps devait être rapatrié sous deux, jours, elle m’a demandé de l’aider à organiser les obsèques, elle n’en avait pas la force. Il fallait que je sois là-bas. Je me sens si fautive. Sans moi, il n’aurait pas retrouvé Boris, et alors…

Je ne pouvais te prévenir, il aurait fallu tout t’expliquer, et ce nouveau choc me privait un peu plus encore de mes forces.

Puis Damien Cairoix est venu me voir, chez Francesca. Il m’a parlé de toi, il m’a accusée… il avait certainement raison.

Je dois partir à nouveau. Tu n’as certainement plus aucune envie de ma voir à présent, et ca je ne le supporterais pas.

Je pense à toi, toujours, où que je sois. Pardonne moi ; Ta Perrine.

Lex resta plusieurs minutes le regard dans le vague. Du strict point de vue factuel, la lettre de Perrine ne lui avait à vrai dire guère appris grand-chose de plus que le rapport et les photographies des agents de Damien.

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La vérité, à la plume de Perrine avait cependant une saveur différente, plus douce, et plus triste à la fois. Plus important peut être, tous les doutes qu’il avait ressenti au sujet de ses sentiments pour Perrine -ces doutes si présents depuis sa soudaine disparition- n’était plus à présent qu’une brume lointaine. Mais une fois encore, au moment où lex voulait plus que tout Perrine auprès de lui, elle s’était enfuie.

Lex prit la photographie de Marco Leiva sur sa table de nuit. Il n’éprouvait plus rien à présent que de la curiosité pour son ancien rival. Lex mit son menton dans sa main, sa paume sur sa bouche. La ressemblance entre Boris et son fils n’était pas évidente, mais pour un homme averti, elle ne faisant pas de doute. Avec la lettre de Perrine, un jour s’était levé sur une face de la vérité. Il fallait maintenant, que les astres tournent, que le jour se fasse aussi sur ce qui s’était passé ce soir d’aout dans le salon de Boris entre lui et son fils. La soudaine paternité de l’avocat rendait son crime plus odieux encore, mais également bien plus inexplicable.

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XXVIII

David Coste referma le clapet de son téléphone. Ce que Sophie venait de lui apprendre commençait peu à peu à mettre en lumière les événements des derniers jours.

Face à lui, se trouvait encore la tasse d’un chocolat que la Perrine avait achevé depuis longtemps. Lorsqu’elle était partie, le flic eut de la peine pour elle ; elle semblait si triste.

David supposa qu’il ne la reverrait probablement pas.

Ce qu’elle lui avait appris sur le mort et sur sa filiation avec Walberg, celui qu'on appelait le Rhinocéros, était capital. Cependant, les explications de Perrine ne résolvaient pas tout. David ne l’imaginait pas en train de tuer froidement son fils pour éviter un scandale. Il devait y avoir une autre raison, plus dure encore, plus profondément enfouie. Le policier pressentait que cette vérité se trouvait quelque part, cachée au sein des dossiers de l’avocat défunt. A ce sujet d’ailleurs, Sophie venait de lui fournir, au terme d’un travail intense, des informations précieuses.

Perrine par ailleurs, lui avait révélé le numéro de la chambre de Lucius Lexter, mais s’y rendre ne lui semblait plus si urgent à présent.

A l’opposé, l’insistance que mettait Karl-Marie Astor, le troisième avocat, le plus proche peut être de Boris Walberg lui semblait de plus en plus suspecte.

Il allait falloir l’interroger. A cette heure, d’ailleurs, Klimt devait déjà être en route pour son domicile.

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IXXX

Karl-Marie Astor mit plusieurs minutes avant de finalement se décider à aller ouvrir. Le dernier coursier avait mit de la boue sur sa moquette. Il avait dû le chasser après l’avoir menacé de procédures diverses à son encontre.

L’avocat avait depuis de grandes difficultés pour se calmer. Ces difficultés croissaient d’ailleurs invariablement au fur et à mesure que son regard se posait sur la tache terreuse qui ornait maintenant depuis une demi-heure le centre de son salon.

L’Auguste Klimt qu’il trouva derrière la porte n’était à vrai dire pas exactement celui que nous connaissons. C’était un Klimt plus habillé, plus assuré peut être aussi. Lorsque son fils lui avait expliqué qu’il projetait de se travestir en journaliste pour les besoins d’une enquête, Madame Klimt s’était montrée particulièrement enthousiaste. Elle s’était d’ailleurs mise en frais d’un costume gris qu’elle alla acheter pour l’occasion dans un beau magasin de l’avenue de Solférino dans lequel elle n’avait jusque là jamais osé entrer. Elle acheta aussi une chemise blanche qu’elle du tout de même repasser, pour enlever les pliures et des souliers de cuir au bout long et pointu, pareils à ceux que portent les messieurs importants. Exceptionnellement, elle avait permis Auguste de ne pas mettre de cravate, pour lui donner un air un peu plus décontracté.

Karl, qui avait prévu de faire payer au nouvel importun l’affront du précédent, se ravisa à la vue du jeune homme qui se trouvait en face de lui. Auguste saisit cette subtilité à l’expression de son visage ainsi que l’occasion de se présenter.

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- Maitre Astor, bonjour, Auguste Manet, je travaille pour le Monde.

- Si c’est au sujet des attentats ; je n’ai rien à vous dire.

- Pas vraiment Maitre. Pour dire vrai, tous les journalistes de la capitale veulent savoir ce qui s'est passé, mais mon angle d'approche et un petit peu différent.

- c'est à dire? - je voudrais faire un reportage, sur vous,

enfin, sur le cabinet en général, avant que d'autres ne cherchent à en montrer une version moins propre, moins honnête surtout.

- Je vois. - Je peux entrer quelques instants? - Installez-vous. Ca doit paraître quand? - Je ne sais pas encore exactement, mais

bientôt, c'est sûr, nous sommes un journal d'actualité.

- Asseyez-vous, je peux vous servir à boire? - Non merci. Pouvons-nous commencer? - Avec plaisir, que voulez-vous savoir?- -Comment fonctionne le cabinet, qui vous

êtes, qui était Boris Walberg bien sûr.

Karl-Marie Astor fit une présentation prétentieuse et insipide de métier. A l'entendre, il semblait être la pierre angulaire d'un système colossal dont ses deux associés ne seraient que d'obscurs satellites.

Les questions de Klimt n'avaient bien sûr d'autre but que de distraire son attention. Le policier espérait lui faire baisser suffisamment sa garde pour obtenir des informations réellement intéressantes.

Posé sur une table basse à l'autre bout de la pièce, le téléphone portable de l'avocat commença à sonner. Ce dernier prit sèchement la communication, puis réalisant certainement qui était son interlocuteur prit un ton plus

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respectueux. Son visage se crispa fugitivement d'une terreur soudaine. Il jeta ensuite un bref regard dans la direction de Klimt, qui ne put s'empêcher de penser que la conversation le concernait.

L'avocat fit ensuite quelque pas en direction de sa chambre.

Le policier profita de ces quelques instants pour se diriger vers la porte. Ses soupçons n'étaient pas suffisants pour se convaincre d'une quelconque implication de l'avocat dans cette affaire, mais déjà trop de gens étaient morts, il ne voulait pas prendre le risque d'être le suivant. Confiant dans son instinct, il ouvrit précipitamment le verrou, courut en direction de l'escalier de secours.

Ce n'est que plusieurs minutes plus tard, suant et essoufflé, enfin assis dans une rame de métro qu'il se permit de reprendre son calme.

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David ouvrit calmement la porte de la chambre de Lucius Lexter. Il avait de nombreuses questions à lui poser, et songeait aux événements écoulés depuis leur première et unique rencontre.

L'avocat lisait une édition usée des Mémoires d'Hadrien. David Coste, qui n'avait que très mal entendu parler de ce livre se hasarda à demander ;

- C'est bien ce que vous lisez?

Lex se surprit en découvrant qu'il n'éprouvait à présent plus la moindre animosité pour ce Flic, il lui semblait aussi perdu qu'il l'était lui-même, et quelque chose en lui de sourd et d'indistinct lui disait qu'il devait à cet homme un semblant d'hospitalité.

- Excellent, lisez-le quand vous en aurez le temps et le goût.

- J'essaierais. - "j'ai rencontré chez la plupart des hommes

peu de consistance dans le bien, mais pas davantage dans le mal, leur méfiance, leur indifférence plus ou moins hostile cédait presque trop vite, presque honteusement". C'est tristement vrai, vous ne trouvez pas? Asseyez-vous.

- Je ne suis pas sûr de comprendre, mais merci.

- J'ai découvert deux secrets terribles au sujet de deux personnes que j'aime. Et pourtant, je continue à les aimer.

- Je comprends, Perrine aussi, elle vous aime vraiment beaucoup.

- Ah? Vous avez vu Perrine. Comment va-t-elle?

- Je ne sais pas trop. - Je comprends. Vous savez où elle est allée?

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- Non. Désolé. - Ne le soyez pas, vous n'y êtes pour rien. En

quoi puis-je vous aider?- Je pense que quelqu'un, une société

quelconque se servait de votre ami mais je ne comprends pas à quelles fins.

- Expliquez-moi. - Walberg faisait du recouvrement de

créances pour une société Mexicaine. Cette société avait en fait plusieurs filiales afin de faire croire à une multiplicité d'intervenants alors que tous les fonds lui revenaient. Walberg n'avait en fait qu'un seul interlocuteur.

- Je vois. - Le système entier semble fait pou permettre

à des fonds de s'acheminer vers cette unique société Mexicaine. Je ne suis cependant pas arrivé à comprendre la nécessité de tous ces procès.

- je crois que je comprends–moi. Seul un habitué des milieux juridiques pouvait comprendre ce mécanisme. Il existe voyez-vous une règle selon laquelle un avocat est contraint de déposer tous les fonds qui transitent entre ses mains, notamment ceux issus d'un recouvrement de créance, par un organisme appelé la CARPA. Ces fonds sont séquestrés pendant trois semaines ce qui permet de sécuriser les transactions en cas de contestation, mais ce qui permet aussi à la CARPA de se rémunérer grassement avec les intérêts des sommes qui transitent chez elle.

- En quoi cela nous aide t'il? - Vous allez comprendre. La Carpa émet à

l'issue des trois semaines un chèque de caisse, en conséquence payable à vue au nom d'un bénéficiaire qui est en pratique la partie qui a remporté le procès, vous me suivez? Puisque la destination est contrôlée à l'avance durant le délai de trois semaines,

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puisque cette destination est l'exécution d'un jugement rendu par les juridictions françaises, rien n'est plus sûr qu'un chèque de la Carpa. Les banques sont d'ailleurs dispensées de tout contrôle et de toute déclaration à la Banque de France relativement à ces chèques.

- Mais alors ça veut dire que… - Ca veut dire que Boris Walberg se livrait à un

blanchiment d'argent à grande échelle au travers du cabinet.

- Cependant, ses dossiers ont tous été détruits durant l'explosion. Il sera très difficile de découvrir pour le compte de qui les fonds étaient blanchis.

- Non, justement : il reste un de ces dossiers. Il se trouve sur la banquette arrière de ma voiture, qui doit se trouver encore dans le parking de Roissy.

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Auguste Klimt enrageait. Depuis plusieurs dizaines de minutes déjà, il tentait vainement de joindre le lieutenant Coste. Le policier devina que ce dernier devait encore se trouver à l’hôpital de la Pitié Salpetrière. Coste avait en effet annoncé au jeune homme son intention de rendre visite au troisième et dernier avocat ; Lucius Lexter qui était actuellement hospitalisé.

En désespoir de cause, le jeune lieutenant sortit son téléphone portable de la poche intérieure de son veston et composa le numéro des renseignements. Il demanda le numéro de l’hôpital, ainsi que celui d’une compagnie de Taxis.

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XXXII

Karl-Marie Astor ouvrit la porte de la chambre de Lucius Lexter et entra. Un homme aux épaules massives le suivait, un revolver muni d’un silencieux à la main.

A sa grande surprise, Lex sourit en le voyant. David Coste quant à lui ne prit pas même la peine de se retourner pour lui faire face.

Lex prit le premier la parole.

- Karl, nous parlions justement de vous.

David enchaina,

- Oui, maitre, je parlais justement de votre probable implication dans une affaire de blanchiment.

- Et je suppose que tu viens finir le travail que tes amis ont bâclé au Mexique.

- Ils n’avaient pas ordre de te tuer. Un mort de plus aurait une nouvelle fois par trop attiré l’attention sur nous. Nous avons beaucoup espéré que cette affaire s’étouffe d’elle-même.

David consentit enfin à se tourner.

- Comme vous pouvez le voir, il n’en est rien. - Sans vous et votre ami flic, qui fouinez

partout, sans vous Lexter qui vous intéressiez trop aux dossiers de Walberg, nous aurions pu en rester là.

Lex avait besoin de savoir, il demanda :

- Boris, c’est vous qui l’avez corrompu ? - Le Rhinocéros n’a pas opposé une grande

défense… Le scandale qui entourait la naissance de son fils, l’âge de la mère

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surtout, tout ca a été bien plus convaincant que l’argent si vous voyez ce que je veux dire.

- Et Marco Leiva, pourquoi est il mort ?- Ce gamin est entré sans prévenir chez

Walberg, il voulait lui parler à tout prix. Seulement lorsqu’il est arrivé, nous étions en pleine réunion, nous parlions de choses que cet entêté n’aurait pas du entendre avec des gens qu’il n’aurait pas dû voir.

- Ce n’est donc pas Boris qui l’a tué ? - Non bien sûr, mais ca n’a plus une grande

importance. Assez parlé, Eric ; s’il te plait, ca a assez duré.

C’est à cet instant qu’Auguste Klimt entra dans la pièce en criant « lieutenant, il faut que je vous prévienne… ». Il n’eut pas le temps de finir sa phrase : Eric le tenait déjà en joue.

Astor se contenta de ricaner :

- Piètre cavalerie !

Le visage de Lex rayonnait toujours cependant du même sourire. C’est seulement à cet instant qu’Astor commença à s’inquiéter.

De chacune des deux portes qui communiquaient avec les chambres voisines émergèrent des soldats vêtus de costumes noirs, masqués et armés. Karl-Marie Astor et son sbire furent rapidement maitrisés et emmenés.

Klimt, pétrifié de peur et de stupeur lança un regard désespérément incrédule au lieutenant et à l’avocat. Ce fut le second qui le gratifia d’une réponse.

- Un agent des renseignements Français m’a fait l’amitié de mettre ma chambre sous surveillance. Lorsque vous avez appelé l’accueil et laissé un message parait-il assez

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cafouilleux les agents qui écoutaient la ligne ont mis ces soldats en faction pour nous protéger.

David crut utile d’ajouter :

- Merci beaucoup lieutenant, c’est du beau travail, et vous nous avez peut être sauvé la vie.

Le jeune lieutenant était toujours interdit. De longues secondes plus tard, il trouva enfin la force de dire :

- Dites lieutenant, vous m’avez appelé lieutenant!

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Épilogue

Lex défit les boutons de sa robe en passant sous le portique pour sortir dans la salle d’audience. La salle des pas-perdus résonnait de voix nombreuses et passionnées. Les débats avaient été longs et épuisants. Une session de cour d’assise d’une semaine était un exercice qui tenait à la fois du sprint et de la course d’endurance. Le résultat était là cependant. Tous les accusés, y compris son client venaient d’être acquittés à la stupeur générale.

Quelques pas encore et Lex se retrouva sous les hautes colonnes fermées de grilles de l'ancienne cour d'appel d’Aix en Provence. Retourner vivre et travailler ici lui avait semblé presque naturel. Son deuxième départ le ramenait aux origines.

Lex fit quelques pas en direction de la rue d’Italie, c’est au premier étage d’un vieil immeuble de cette rue que se trouvait son nouveau cabinet.

Perrine lui prit la main comme dans un rêve. A aucun moment l’idée même de lui demander ce qu’elle faisait là ne lui traversa l’esprit. Elle jeta ses yeux dans les siens et dit :

- Tu as quelques cheveux gris maintenant. J’aime beaucoup.

Lex ne répondit pas, il se contenta de sourire.

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