La culture judéo espagnole, un syncrétisme méditerranéen
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AIX-MARSEILLE UNIVERSITE
INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES
MEMOIRE
pour l’obtention du Diplôme
LA CULTURE JUDÉO-ESPAGNOLE, UN SYNCRÉTISME MÉDITERRANÉEN
Par M. MAYER NICOLAS
Mémoire réalisé sous la direction de
ALIX PHILIPPON
L’IEP n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans ce
mémoire. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.
1
MOTS-CLES
diaspora - diglossie - Empire Ottoman - interculturalité - judéo-espagnol - ladino -
littérature orale - Méditerranée
RESUME
L'exil des Juifs d'Espagne au XVème siècle donna naissance à la diaspora séfarade.
Regroupés en Méditerranée orientale sous le pouvoir ottoman, plusieurs centaines de
milliers d'entre eux y développèrent une culture originale capable de dépasser les
frontières ethniques et religieuses. Nous distinguons particulièrement le syncrétisme
linguistique et l'interculturalité du patrimoine oral de ce peuple. Sa disparition interroge
l'avènement de l'Etat-nation et la vulnérabilité des modes de transmission culturelle des
minorités dans un espace régional conçu aujourd'hui comme frontière entre deux mondes
irréconciliables.
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SOMMAIRE
CHAPITRE I La constitution d'un phénomène diasporique en péril : une religion
juive, une langue romane, un environnement musulman
Section 1 - Des intermédiaires entre Orient et Occident
A- Quel est le cœur géographique du séfardisme ?
B- Regards sur les Juifs de l'Empire Ottoman
C- Des nationalismes à la Shoah : la destruction des terroirs judéo-espagnols
Section 2 - Une langue de fusion comme marqueur identitaire
A- Le phénomène de diglossie
B- Le syncrétisme linguistique et le djudezmo
C- La littérature judéo-espagnole, reflet d'une inquiétude
CHAPITRE II La transmission d'un substrat méditerranéen : la civilisation judéo-
espagnole mémoire de la mare nostrum
Section 1 - L'hispanisme en héritage chez les « Espagnols sans patrie »
A- L'héritage oral et le substrat chrétien dans les romances
B- Les proverbes font revivre Séfarad
C- Les complaintes funèbres et la perte de la Ville Sainte
Section 2 - Les influences balkaniques et orientales, le monde séfarade espace de
transition culturelle
A- Les inépuisables sources poétiques balkaniques
B- Le rire oriental et la figure de Djoha
C- D'une rive à l'autre : la musique et le romance qui (re)traversent la mer
3
A Antonio et Francisco, A Itay et Sacha,
Aux fils de la Méditerranée
Las kolonas del templo se esforsanA detener el esprito antiguoKe el aire i la tempesta lo arevatan.
I los ombres chikos van kaminandoKon puerpos i karas artas de savoresI dizen :Aki está enterada la simienteDel arte i de la saviduría.
Les colonnes du temple s'efforcentDe retenir l'esprit antiqueQue l'air et la tempête emportent.
Et les jeunes hommes se promènentCorps et figures pleins de saveursEt disent :Ici est enterré le cimentDe l'art et de la sagesse
MATITAHU Margalit, extrait du poème Greec,Kurtijo Kemado, Eked, Tel-Aviv, 1988.
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INTRODUCTION
Peut-on rendre hommage à la Méditerranée, invoquer son pouvoir de création et de
fascination ? Mère des mondes, elle déploie une formidable matrice civilisationnelle dont
on a pu négliger la force. La Méditerranée est un espace aujourd'hui délaissé. On souligne
les sous-ensembles culturels qui le divisent et les tensions géostratégiques récurrentes qui
le secouent. La « Mer entre les terres », le centre de notre ancien monde, serait
aujourd'hui réduit à un espace frontalier, un interface selon l’acception géographique
moderne, dont le contrôle fait l'objet de vives disputes, une grande barrière bleue qui
élève face à face deux mondes qui ne communiquent plus. Peut-on alors encore imaginer
cette Méditerranée mythique, ce lieu circulaire générateur de légendes et de traditions,
d'art et d'histoire ?
Intéressons nous au bassin oriental méditerranéen, qui vit précisément s'épanouir les plus
brillantes civilisations, égyptienne et grecque, phénicienne et hébraïque, byzantine et
islamique. Il fut un tissu de routes commerciales ayant pour points d'ancrage des ports
dont les seuls noms sont porteurs d'un imaginaire foisonnant et profondément
multiculturel : Beyrouth, Alexandrie, Le Pirée, Constantinople. Ce furent les phares d'une
région toute entière, les « villes monde » qu'évoque Fernand Braudel1. Elles
expérimentèrent très tôt des formes de commerce et de navigation très sophistiquées,
faisant des activités marchandes un facteur premier de brassage de populations. Le
caractère urbain de ce métissage est une réalité : les paysans anatoliens ignoraient
certainement le bouillonnement stambouliote, et ceux du delta du Nil n'avaient que peu
de connaissances sur les activités en Alexandrie. N'existait-il donc pas déjà des frontières
en Méditerranée ? N'existait-il pas un fossé conséquent entre les cités portuaires,
témoignages d'un cosmopolitisme vivant, et les arrière-pays claniques et autarciques, aux
âpres règles sociales, droits coutumiers et croyances populaires, des reliefs corses du
Colomba de Prosper Mérimée, aux montagnes albanaises d'Avril Brisé d'Ismail Kadaré,
en passant par les plateaux anatoliens du fascinant Les seigneurs de l'Aktchasaz de
1 Grand spécialiste du monde méditerranéen, Fernand Braudel évoque les débuts du capitalisme en Méditerranée en intégrant ses plus grands ports, qu'il qualifie de « villes-mondes », au cœur du système des nouvelles « économies-mondes ». Civilisation matérielle, économie et capitalisme XV-XVIIème siècles, Paris, 1979.
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l'écrivain turc Yachar Kemal2 ? Ces pays de vendetta forment un tableau méditerranéen
rural beaucoup plus inquiétant que celui d'un monde urbain imaginé tolérant et ouvert,
intégrateur de minorités religieuses et ethniques, foyers de civilisation.
Au début du XXème siècle, Salonique3 est la ville multiculturelle par excellence. On
estime qu'elle est peuplée d'environ 80 000 Juifs séfarades, 15 000 Grecs, 15 000 Turcs,
5 000 Bulgares, 1500 Arméniens et 5 000 Occidentaux (essentiellement Italiens, Français
et Anglais)4. Avant la Shoah et la destruction systématique de la communauté juive par les
troupes nazies la construction des États-nations indépendants supposa une restructuration
de la population salonicienne, par l'échange de populations entre la Turquie, la Bulgarie,
l'Arménie et la Grèce, et par une forte émigration de Juifs vers l'Occident. Le paysage
démographique et social de la Méditerranée changeait avec l'avènement de cadres
politiques modernes, alors que le modèle ottoman avait permis de maintenir une
mosaïque urbaine de peuples divers, ayant pour point commun l'horizon méditerranéen
comme possibilité de développement.
La colonisation et le jeu des nationalités au XIXème puis au XXème siècle ont
indéniablement détruit un monde cosmopolite riche de ses minorités. Le cas de l'Afrique
du Nord est marqué par l'empreinte traumatisante d'une colonisation directe qui tenta de
maintenir dans les pôles urbains des populations européennes et d'émanciper les
communautés juives ancestrales pour les assimiler à l'identité française. Ce
cosmopolitisme, plus récent car créé par les puissances colonisatrices (alors que les
royaumes antérieurs à la colonisation ne jouissaient pas du même brassage culturel qu'en
Méditerranée orientale) ne résista pas aux mouvements d'indépendance. Il se solda par
l'exil tragique des pieds-noirs en Algérie ou des Juifs vers Israël. La construction d’États-
nations homogènes scella définitivement le sort des minorités.
2 Malgré l’œuvre de fiction et le romanesque employé par Prosper Mérimée, Colomba n'est pas moins documenté que les œuvres beaucoup plus contemporaines de Kadaré ou de Kemal. Cf Cassar Carmel, L'honneur et la honte en Méditerranée, Edisud, Paris, 2005, 85p.
3 Salonique deviendra Thessalonique après son rattachement à la Grèce indépendante en 1912.4 Chiffres tirés de l'ouvrage de Gilles Veinstein, Salonique 1850-1918 la «ville des Juifs» et le réveil des Balkans,
Autrement, Paris, 1992, pp. 42-45. Cet auteur estime que déjà en 1613 environ 70% de la population de cette cité était juive. Ces chiffres sont proches de ceux publiés par Régis Darque dans Salonique au XXème siècle, de la cité ottomane à la métropole grecque, CNRS Editions, Paris, 2000, 319p.
6
Le XXème siècle est donc celui d'une redistribution sans précédent de populations
entières en Méditerranée, caractérisée plus tard par les mouvements migratoires des rives
sud vers les rives nord. Ces mouvements ont élevé des frontières, ont fait de l'ancien
voisin l'étranger dans l'espace national, et ont mis fin à une cohabitation parfois séculaire
entre les peuples. Le XXème siècle est aussi celui de toutes les guerres nationalistes intra-
méditerranéennes. On peut évoquer ce processus douloureux dans l'est méditerranéen, le
plus exposé à la rupture du multiculturalisme urbain et à l'opportunisme politique de
nouvelles élites. D'une rive à l'autre il faut mettre en perspective ces crises pour penser
qu'il y a tant de similitudes culturelles entre Croates et Serbes, Libanais et Syriens, Grecs
et Turcs, Turcs et Arméniens, ou même Israéliens et Palestiniens, que les plus graves
conflits ont été menés par des « meilleurs frères ennemis », c'est à dire des populations
incapables de reconnaître leur parenté et leur proximité culturelle pour pouvoir exister
dans la logique des États-nations.
Un monde méditerranéen riche de ses langues, de ses traditions, de ses marchands et de
ses échanges a donc disparu, en partie dévoré par la logique occidentale capitaliste et
coloniale qui a détruit ses marchés et ses identités, qui a importé son modèle d’État
exclusif de l'autre et son corollaire idéologique nationaliste.
L'imagerie méditerranéenne idéalise pourtant ce monde disparu, un monde d'artisanat, de
communautés séculaires, de couleurs et de senteurs, déterminé par la douceur d'un climat,
échappant à l'emprise du temps et à l'élan de la modernité, et devenu par là pittoresque ou
authentique. C'est précisément dans ce souvenir nostalgique que le monde urbain et le
monde rural s'unissent de nouveau.
Les grands ports cosmopolites ne sont plus que le reflet de leur gloire passée, les activités
économiques s'articulent autour d'un réseau mondialisé, et le commerce se réorganise en
dehors des noyaux urbains (complexe Tanger Méditerranée opératif en 2007) ou se coupe
directement de ceux-ci (port de conteneurs de Gioia Tauro en Italie construit en 1994).
Les grandes cités méditerranéennes ont perdu leur fonction culturelle, malgré des
tentatives de rénovation avant-gardiste (on pense à Barcelone).
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Les arrières-pays souffrent quant à eux de leur isolement dans ce nouveau contexte
global. Ils peinent à rentrer dans une dynamique de désenclavement, ce qui favorise
l'exode rural et la chute vertigineuse de la population agricole sur les rives nord depuis
soixante ans et sur les rives sud depuis peu, selon les chiffres du Plan bleu5. Les paysages
méditerranéens, domestiqués par l'Homme depuis des millénaires, sont donc en pleine
mutation. On assiste peut être à la fin d'un monde intracommunautaire, d'un réseau de
hameaux et villages porteur de solidarités sociales déterminées. Des montagnes rifaines à
la chaîne dinarique, de la cordillère bétique aux plateaux libanais, la question qui se pose
est bien celle de la désertification, et cet horizon semble désormais inexorable. Le
tourisme intervient souvent comme une ressource essentielle, mais il est peu durable de
par la spéculation immobilière et les tensions environnementales qu'il provoque. Il
confine justement le « méditerranéen » dans la sphère figée du typique ou de
l'authentique. Des stéréotypes commandent notre idée sur « l’être méditerranéen », sur
son déterminisme historique et géographique, sur une certaine représentation de la réalité,
à défaut de penser à la réalité même, au « faire méditerranéen ». Selon les propres
expressions de Pedrag Matvejevitch dans La Méditerranée au seuil du XXIème siècle, on
reste ancré dans une « rétrospective historiciste » qui emprisonne la pensée alors qu'il
faudrait concevoir dans cette région une « prospective porteuse de sens social »6.
La Méditerranée existe-t-elle hors de notre imaginaire ? La question mérite d'être posée.
Le « méditerranéen » fait immédiatement écho au sensoriel, aux impressions, à l'histoire
des racines, aux mythes.
Le cinéaste grec Théo Angelopoulos offre dans ses films un protagonisme à part entière à
la Méditerranée, particulièrement dans L'éternité et un jour. La mer y est un arrière plan
5 Projet de développement et de coopération environnementale en Méditerranée issu du Processus de Barcelone, le Plan Bleu a pour mandat d'effectuer le suivi de la Stratégie Méditerranéenne por le Développement Durable (SMDD). Il est aussi producteur de statistiques sur le monde méditerranéen. En 2005 il annonce que 80% des zones arides ou semi-arides de Méditerranée sont directement menacées de désertification irréversible, résultat conjugué par le changement climatique et l'exode rural massif. http://www.planbleu.org/
6 Pedrag Matvejevitch tente de replacer les populations au cœur de l'analyse du monde méditerranéen, critiquant une «tradition romantique» dans le traitement de l'information dans cette région. Il préface par ailleurs l'ouvrage de Franco Cassano qui souhaite redonner la parole aux Méditerranéens dans La pensée méridienne: le Sud vu par lui-même, L'Aube, Paris, 2005, 203p.
8
sur lequel se reflète l'histoire tragique de gens ordinaires, en même temps qu'elle façonne
en retour le propre imaginaire de ces populations7. Dans la scène particulièrement
émouvante d'un hommage rendu à un enfant albanais clandestin décédé en Grèce, leurs
camarades invoquent son nom et la Méditerranée comme référent symbolique :
« Hé ! Sélim ! Tu ne seras pas avec nous cette nuit.
La mer est si grande. Si seulement tu étais là pour nous parler encore de tous ces ports, Marseille ou
Naples, de ce vaste monde.
Hé ! Sélim, parle, parle nous de ce vaste monde ! »8
Ce vaste monde méditerranéen et celui d'un imaginaire qui nous imprègne. Les
particularités géographiques, les reliefs accidentés et l’âpreté des paysages ont toujours
favorisé l'orientation des axes de communication vers la mer plutôt que vers l'intérieur
des terres. Conter l'histoire des hommes en Méditerranée, c'est donc conter l'histoire de
récits qui ont voyagé d'un port à l'autre, comme nous rappelle cette scène de l’Éternité et
un jour. En traversant la Méditerranée, celle-ci nous traverse en retour, en étant
constitutive de notre mémoire.
Notre travail a pour objectif d'illustrer la fonction identitaire du bassin méditerranéen, à
travers le prisme d'une population qui connaît peut être mieux que toute autre cet espace,
la diaspora juive séfarade.
Les Juifs ont été des acteurs essentiels dans l'histoire de la région. Diaspora, communauté
sans territoire, ils ont précisément su s'adapter à l'environnement cosmopolite, malgré des
décisions politiques qui les ont souvent contraints à l'exil. Qu'est-ce que le monde juif,
sinon une multiplicité de communautés qui ont pour unique lien la religion, et pour
unique souvenir le mythe de la descendance hébraïque en Terre Sainte ? L’être juif fait
écho à l’être méditerranéen en tant qu'il est multiple, qu'il brasse des pratiques culturelles
séculaires diverses. Il est même partiellement constitutif de cet être méditerranéen, en
7 Bien que l'on définisse le cinéaste dans son rapport à l'identité balkanique, ses références à la Méditerranée et au monde antique grec sont tout aussi prolixes, comme dans Le regard d'Ulysse (1995). cf Théo Angelopoulos au fil du temps, Volume IX de Théorème, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 190p.
8 Traduction du grec de Staola Parakis, pour Artevideo, édition 2007.
9
pensant le premier un monde religieux monothéiste, en réaffirmant les liens du sang, de la
famille et de la communauté, en conjuguant civilisation orale et civilisation écrite.
Les Juifs sont indissociables de la Méditerranée. De Jérusalem à Tolède, ils ont contribué
au développement de civilisations brillantes. Leurs exils d'une rive à l'autre sont les
témoignages de la Méditerranée tragique. Dans Zone, Mathias Enard évoque avec ironie
et amertume le sort que le XXème siècle a réservé à ces hommes :
« (…) le consul de Franco, surprenant, insiste auprès des Allemands pour récupérer trois cents juifs de
Grèce. Un convoi est organisé vers l'Espagne, et les Séfarades prennent le chemin du retour vers les terres
d'Isabelle de Castille qu'ils ont quitté quatre cents ans plus tôt (…). Arrivés en Espagne, on les parque
dans des bâtiments militaires à Barcelone. En janvier 1944 ces habitants des côtes de l’Égée se retrouvent
une nouvelle fois de l'autre côté de la Méditerranée. Ils sont finalement envoyés au Maroc espagnol,
indésirables sur le sol de la patrie, avant d'entreprendre, pour leur propre compte cette fois, un nouvel exil
vers la Palestine »9.
En quelques années, des Juifs emportés par le vent de l'Histoire ont traversé trois fois la
Méditerranée. De quelle population juive parlons-nous ? Il est nécessaire de faire un point
étymologique sur les différents groupes constitutifs de la nation juive. On oppose
traditionnellement le monde des Ashkénazes à celui des Séfarades. Le premier fait
référence aux Juifs d'Europe Orientale, Ashkenaz étant désigné dans la Bible comme le
père des « peuples du Nord » et par extension comme le père des habitants du monde
germanique10. Historiquement majoritaires, ils ont formé durant des siècles des élites
intellectuelles remarquées en Europe. A l'inverse, on conçoit souvent les Séfarades
comme les Juifs orientaux restés à l'écart de la modernité et liés durant des siècles au sort
de leur coexistence avec les peuples musulmans. Cependant c'est une erreur de réunir
9 Bien qu'acteurs secondaires dans l'oeuvre de Mathias Enard, les Juifs méditerranéens sont des protagonistes récurrents dans son développement narratif. L'auteur consacre plusieurs pages au destin de la communnauté judéo-espagnole de Salonique. Zone, Actes Sud, Arles, 2008, pp. 391-413.
10 Dans la Genèse, Ashkénaze est l'un des arrière-petit fils de Noé, des petit-fils du patriarche Japhet et des fils de Gomère (Genèse, chapitre X, verset 3). Il devient au Moyen-Age le père mythique de la diaspora rhénane. Mais Ashkenaz est aussi évoqué dans la Bible comme territoire au-delà du Caucase arménien, actuelles plaines riveraines de la Mer Noire. (Livre de Jérémie, Chapitre LI, verset 27). Les Scythes, habitants de ces territoires, sont appelés «Ashkouzas» par les Persans. Ce n'est qu'au Moyen-Age qu'une jonction sera établie entre la généalogie mythique des patriarches et la désignation terrioriale du monde germanique, alors que les Scythes furent longtemps considérés comme ascendants des Germains. Cf Bergmann F. G. Les Scythes, ancetres des peuples germaniques et slaves, Halle, Strasbourg, 1860.
10
sous la dénomination séfarade tous les Juifs non ashkénazes issus de l'Orient : les Juifs de
Turquie n'ont que peu à voir avec les Juifs irakiens ou les Juifs d'Asie centrale.
Sefar désigne en hébreu la péninsule hispanique. Les Séfarades sont donc stricto sensu les
descendants des Juifs d'Espagne. Ceux-ci, après des siècles de cohabitation avec
musulmans et catholiques, furent expulsés par édit royal lorsque s'acheva la Reconquista
en 1492. Un premier chemin d'exil les mena au Portugal, d’où ils furent également
expulsés en 1498. Forcés à se convertir, bien que beaucoup conservèrent secrètement leur
foi (« les marranes11 »), ils décidèrent de s'exiler en Europe du Nord, notamment en
Hollande. Nous ne nous intéresserons que peu à cette première branche. D'autres
gagnèrent de nouveaux pays par dizaines de milliers en quittant la péninsule hispanique
vers le sud de la France et l'Italie, le Maroc et les côtes algériennes. Beaucoup se
regroupèrent plusieurs milliers de kilomètres à l'est, dans le puissant Empire Ottoman qui
les accueillit volontiers. Nous reviendrons sur cette formidable épopée, peu documentée
historiquement, mais qui supposa le transfert d'une culture entière.
C'est aux descendants des Judéo-espagnols installés dans l'Empire Ottoman que ce
mémoire se consacre, à leur capacité d'intégration dans un système méditerranéen dont
nous avons déjà présenté les grandes lignes. Est-il possible d'envisager la culture judéo-
espagnole comme catalyseur de représentations du monde méditerranéen, comme le
formidable reflet d'identités que l'on présente aujourd'hui comme irréconciliables ? Nous
utilisons volontairement le terme de « syncrétisme »12 habituellement réservé à des
phénomènes religieux ou linguistiques pour rendre compte de l'adaptation des Séfarades à
des environnements exogènes dans l'espace méditerranéen.
En quoi les Judéo-espagnols témoignent du cosmopolitisme méditerranéen aujourd'hui
disparu, et que nous enseigne leur histoire dans un espace actuellement en crise ?
11 Terme à l'origine péjoratif (marrano en espagnol ou marrao en portugais signifie «porc»), il désignait après la Reconquista dans la péninsule ibérique des convertis d'origine juive ou musulmane que l'on soupçonnait de pratiquer en secret leur ancienne religion. Cf: Roth Cecil A history of the Marranos, Intellectbooks, London, 1974, 448p.
12 Terme d'origine militaire du grec « Union des Crétois ».
11
De l'Espagne à Israël en passant par les Balkans nous avons recueilli des témoignages et
des documents nous permettant de présenter un travail cohérent sur l'interculturalité
judéo-espagnole. Nous remercions particulièrement Jenny Laneurie Fresco responsable
de l'association Aki Estamos pour sa disponibilité, mais aussi les responsables de la Casa
de Sefarad de Cordoue (Espagne), et du centre Beit Hameia de Safed (Israël).
Le travail présenté s'appuie sur des travaux de linguistique et de littérature comparée. Si
Emil Cioran considère que la langue est la véritable patrie13, alors cette maxime
s'applique plus que jamais aux peuples interdits de terres, et qui ont pour racines
profondes l'usage d'une langue dont la transmission devient la condition de leur survie.
Notre étude aura donc pour toile de fond l'évolution de la langue judéo-espagnole, de son
apogée à son déclin contemporain.
Nous discuterons d'abord du caractère diasporique de la communauté séfarade et ferons
état des débats historiographiques sur le destin de ce peuple. Nous poserons le cadre de
l'environnement multiculturel de l'Empire Ottoman comme condition du syncrétisme que
nous souhaitons démontrer.
Dans un second temps nous soulignerons les rapports entretenus entre les Judéo-
espagnols et les autres peuples du monde méditerranéen, générateurs de pratiques
culturelles que l'on qualifiera de « méditerranéennes », de par leurs traits hispaniques,
balkaniques et orientaux ou islamiques.
13 Emil Cioran affirme dans Aveux et anathèmes, Gallimard, Paris, 1987, p. 145 : «On n'habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c'est cela et rien d'autre.» Cette réflexion sur la primauté de la langue est une des composantes majeures de notre travail.
12
CHAPITRE I
L'histoire d'un phénomène diasporique en péril : un environnement islamique, une
religion juive, une langue romane
Originairement appliqué au peuple juif le terme de diaspora a vu son usage s'élargir dans
les années 1970, à raison du « renouveau ethnique »14 dans les études universitaires
sociologiques et de l'observation de nouveaux phénomènes migratoires intensifiés par la
mondialisation. Les caractéristiques de la diaspora sont devenues plus flexibles : aux
critères objectifs de déracinement provoqué par un désastre et de dispersion de la majorité
du peuple en dehors des frontières d'un État-nation auquel il pourrait s'identifier se sont
greffées des caractéristiques subjectives et symboliques, la conscience et la revendication
d'une identité ethnique ou nationale, le maintien de liens réels ou imaginaires avec un
territoire d'origine. Parler d'une diaspora c'est donc concevoir un phénomène
sociologique, une construction collective dans laquelle les acteurs définissent leur identité
dans sa position minoritaire et fragile. La « diaspora judéo-espagnole » prend tout son
sens dès lors que l'on considère l'Expulsion d'Espagne en 1492 comme le désastre
fondateur et la conservation postérieure d'une langue et culture hispaniques comme
l'expression des liens affectifs avec la Péninsule Ibérique. En retraçant les étapes
essentielles de l'histoire de la diaspora nous dégagerons ces ressorts symboliques,
exprimés avec le plus de vigueur par le maintien de la langue castillane.
Section 1 - Des intermédiaires entre Orient et Occident
Issus d'une Espagne à la croisée des civilisations les Judéo-espagnols avaient acquis la
maîtrise de l'hébreu, de l'arabe, du latin et des dialectes espagnols. Leur position
d'intermédiaires privilégiés entre le monde islamique et le monde chrétien se prolongea
au-delà de l'Exil, particulièrement dans l'Empire Ottoman.
14 DONABEDIAN-DEMOPOULOS Anaïd, « Les langues de la diaspora, une catégorie socio-linguistique ? » in Faits de langue, INALCO, Paris, p. 2.
14
L’Expulsion de 1492 pourrait être une manifestation parmi beaucoup d'autres des
condamnations d'un peuple qui suscita les convoitises et éveilla la méfiance partout où il
s'établit. Pourtant, elle se distingue des expulsions antérieures du domaine royal de
Philippe-Auguste en 1182, d'Angleterre en 1290, ou celles postérieures du Royaume de
Naples en 1510 ou de Bavière en 1555. Les Juifs espagnols exilés témoignent d'un
déracinement extrêmement violent. Mille cinq cents ans de présence dans la péninsule
ibérique avait permis aux Juifs de participer au rayonnement de la culture andalouse, de
servir des réflexions essentielles sur la philosophie, la médecine, les arts. Pour la
première fois peut-être dans l'histoire de la Diaspora les Juifs avaient pu échapper aux
persécutions systématiques et mettre à profit leur savoir. La réflexion de Josef Kaplan,
professeur d'Histoire du peuple juif à l'Université hébreu de Jérusalem est à ce titre
édifiante: « On ne peut comparer l'expulsion d'Espagne avec aucune autre expulsion, ni
celle d'Angleterre ni celle de France. Parce qu'il n'existait dans aucun autre pays une
communauté juive aussi enracinée, avec une histoire si longue, avec des mythes
d'appartenance à cette terre aussi forte. Il s'agit d'un traumatisme terrible, de l'Expulsion
avec majuscule ! »15. Le présent travail souhaite entre autre montrer comment les Judéo-
espagnols ont su maintenir la permanence de leur double origine, espagnole et juive.
Abraham Capon, rabbin de la communauté de Sarajevo à la fin du XXème siècle,
écrivit16:
« A toi Espagne chérie / Nous autres mère t'appelons
Et tandis que dure notre vie / Ta douce langue nous ne laissons pas
Bien que tu nous exila / Comme marâtre de ton sein
Nous n’arrêtons pas d'aimer / Comme saintissime terre
Dans laquelle nos pères laissèrent / Leurs parents enterrés
Et les graines de milliers / De tourmentés et de brûlés.
Nous conservons pour toi / Amour filial, pays glorieux
Et t'envoyons par conséquent / Notre salut chaleureux »17
15 Extrait de l'entretien avec Josef Kaplan réalisé en 2002 in NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, 2003, p. 17.
16 Ibid p. 23.17 Traduction libre du poème A ti Espanya bien querida, cité par Davd Fernando Salem, ex-président de la
fédération séfarade internationale, dans un entretien acordé à Miguel Angel Nieto en juin 2002 à Barcelone ; NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, p. 23 :
A ti España bien querida / nosotros madre te llamamos / y mientra dure nuestra vida / tu dulce lengua no dejamos /Aunque tu nos desterraste / como madrastra de tu seno / no dejamos de amarte / como santísimo
15
Les Séfarades fiers de leur culture hispanique ont transmis à leurs enfants des siècles
durant la langue espagnole, premier signe d'attachement à une patrie qui les a pourtant
rejetés, premier signe d'un volontarisme dans la reproduction d'une culture dont ils sont
aussi les dépositaires. Ils conservèrent de la péninsule des traditions, des savoirs, et même
« une certaine mentalité espagnole » selon les propres paroles d'Elias Canetti18.
A- Quel est le cœur géographique du séfardisme ?
Pouvons-nous envisager une diaspora séfarade unie autour de l'idée d'une « Grande
Espagne » telle que la définit Richard Ayoun19 ? Cet auteur rappelle que les Séfarades
empruntèrent plusieurs chemins d'exil : certains se réfugièrent en Europe de l'Ouest,
essentiellement en Italie et aux Pays-Bas, beaucoup traversèrent le détroit de Gibraltar
pour gagner les terres rifaines et les côtes algériennes, et la majorité, objet spécifique de
notre étude, se regroupa au cœur de l'Empire Ottoman, sur les côtes grecques et turques,
mais aussi déjà en Palestine. Richard Ayoun émet l’hypothèse de l'organisation circulaire
du monde séfarade: « La Terre sainte en est le centre; autour s'ordonnent les
établissements d'Asie mineure, de Grèce et du Maghreb ». Les Juifs d'origine espagnole
établis aux Pays-Bas se développèrent économiquement et participèrent à la colonisation
du nouveau continent, dans des comptoirs tels que Curaçao, la Nouvelle-Amsterdam
(New-York) ou Surinam, formant ainsi un troisième cercle géographique. Cette
conception de la diaspora séfarade ne se justifierait selon nous que sur un plan religieux.
Shmuel Trigano explique qu'un peuple se définit par ses lois, et que le droit rabbinique
halakha est déterminant pour appréhender les identités multiples des peuples Juifs20. Les
Séfarades sont alors ceux qui obéissent aux préceptes religieux définis par le droit
coutumier en vigueur en Espagne avant 1492, aux rites particuliers des Juifs originaires
de la péninsule ibérique. Suite à leur dispersion et à l'influence qu'ils purent exercer dans
leurs nouvelles contrées, il se maintint selon Shmuel Trigano une tradition rabbinique
terreno / en que dejaron nuestros padres / a sus parientes enterrados / y las semillas de millares / de atormentados y quemados / Por ti conservamos / amor filial, país glorioso / por consiguiente te mandamos nuestro saludo caluroso.
18 CANETTI Elias, Histoire d'une jeunesse: la langue sauvée (1905-1921), Albin Michel, Paris, 1977, réédition 2005, 414p.
19 AYOUN Richard, « Le judaïsme séfarade après l'expulsion d'Espagne de 1492 est-il un monde éclaté? » in Histoire économie et société, Volume 10, N°10-2, 1991, pp.143-158.
20 Conférence de Shmuel TRIGANO Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris X-Nanterre, mars 2007.
16
cohérente des Caraïbes à Goa. Cette perspective juridique appuie la thèse de cohérence
géographique circulaire de Richard Ayoun mais la limite au domaine religieux : les
rabbins des villes saintes de Jérusalem, de Safed et de Tibériade puis le Grand rabbin de
Constantinople avaient autorité sur les tribunaux du monde séfarade. Il existait donc un
centre juridique et religieux dans la géographie de la diaspora, situé au cœur de l'Empire
Ottoman.
Le cœur du monde séfarade se situe selon nous là où démographiquement les Judéo-
espagnols représentaient une minorité indispensable à la conduite des affaires
économiques et politiques du territoire d'accueil, là où ils conservèrent jusque très tard la
langue et la littérature orale hispaniques, et là où ils surent à la fois conserver de façon
particulièrement vivace leurs traditions et s'intégrer malgré les risques à ce territoire.
Nous parlons du cœur politique et culturel de l'Empire Ottoman, entre Sarajevo et Izmir,
en passant par Salonique et Constantinople, deux principaux foyers du séfardisme. Nous
nous focaliserons sur cette région tout au long de notre travail. Avant tout, nous
proposons d'évoquer les foyers secondaires des Judéo-espagnols, pour mieux justifier
notre cadrage géographique sur les Balkans et l'Asie mineure.
1°) Les Séfarades aux Pays-Bas
Les migrations vers le nord de l'Europe furent relativement tardives, flux constitués par
des anciens juifs convertis au christianisme qui décidèrent des générations plus tard de
renouer avec leur foi d'origine. Certains s'étaient convertis sous la pression de
l'Inquisition, d'autres l'avaient fait par volonté propre, même si ce choix résultait souvent
d'une pression sociale extrêmement forte. Au Portugal, la conversion forcée fut presque
totale, décidée par un décret royal de 1497, prélude à l'expulsion des « résistants » les
plus farouches. Malgré les vagues de conversion plus ou moins forcées dans toute la
péninsule ibérique les statuts de pureza de sangre « pureté de sang » empêchaient toute
intégration des conversos « convertis » appelés aussi marranos, terme dépréciatif
signifiant aussi « porcs »21. L'Inquisition portugaise de 1536 s'aligna sur les statuts de
21 Conférence de Haïm Vidal SEPHIHA, Dis-moi tes proverbes je te dirai qui tu es à l'Institut universitaire d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris, mars 2007.
17
pureté du sang, soupçonnant tous les anciens israélites de « sorcellerie judaïsante ». En
1580 sous le règne de Philippe II le Portugal fut annexé au royaume d'Espagne, et de
nombreux conversos s'installèrent de nouveau en Espagne. La situation à Lisbonne
n'avait cessé de se dégrader. Le massacre de la Pâque 1506 témoignait, au cœur d'une
épidémie de peste, de la fureur populaire contre les juifs, plus violente encore que celle
des souverains.
La nuit du 17 avril 1506 des magistrats municipaux surprirent une vingtaine de nouveaux
chrétiens en train de célébrer le Seder, la Pâque juive. Ils arrêtèrent une dizaine de
personnes, vite relâchées par ordre royal. Le peuple ne comprit pas cette clémence et
commença à soupçonner les accusés de corruption et de connivence avec les milieux du
pouvoir. Le 19 avril une lumière surnaturelle fut aperçue par la foule venue prier et
implorer la clémence de Dieu face à la terrible épidémie traversée par le peuple lisboète,
mais des convertis doutèrent ouvertement du phénomène. A l'extérieur de l'église l'un
d'entre eux fut lynché en public. Dès lors un véritable massacre s'organisa dans la capitale
portugaise, spontané d'abord puis organisé par les autorités dominicaines. Voici un extrait
de Histoire de Lisbonne, écrit par l'historienne Dejanirah Couto, à propos de cet épisode
sanglant: « Maison après maison, grenier après grenier, la ville est ratissée et livrée au
zèle de la populace. Les prisonniers sont tirés de leurs cachots et jetés vivants dans le
bûcher devant São Domingos. On égorge aussi tous ceux qui, terrifiés par les cris de la
foule, ont cherché refuge dans les églises. Comme les cadavres s’amoncellent à l’intérieur
des maisons et dans les rues, des jeunes garçons leur nouent des cordes au cou, aux bras
et aux pieds et les traînent jusque sur le parvis de São Domingos, où selon les témoins,
gisent déjà plus de quatre cents corps. D’autres bûchers flambent dans plusieurs quartiers
de la ville, et on y jette pêle-mêle les vivants et les morts »22. Le bilan du plus grave
pogrom du Portugal fut très lourd, on estime le nombre de victimes entre mille et deux
mille. L'antisémitisme recouvrant toute sa vigueur en Espagne au XVIème siècle,
beaucoup de convertis finirent par quitter définitivement la péninsule ibérique, préférant
développer leurs réseaux marchands dans des villes d'Europe du Nord, religieusement
plus tolérantes.
22 COUTO Dejanirah, Histoire de Lisbonne, Fayard, Paris, 2000, pp. 150-151.
18
Des communautés se développèrent en France sur la côte atlantique, à Bayonne et
Bordeaux, en Italie à Ferrare, Ancône et Venise, mais aussi en Hollande. En 1582 la prise
d'Anvers par Philippe II d'Espagne et le duc d'Alba obligèrent de nouveau les Juifs à fuir
avec les commerçants calvinistes de la ville vers le nord et la République hollandaise. A
propos de ce nouvel exil Josef Kaplan fait remarquer la fatale destinée de la communauté
séfarade, régulièrement mise en péril par le pouvoir espagnol23. Finalement, la ville
d'Amsterdam devient un temps siège d'une communauté séfarade importante. Josef
Kaplan estime « qu'à partir de 1630 Amsterdam devient une capitale du judaïsme
séfarade », bien que sa communauté ne comprenne pas plus de quatre mille personne24.
Là-bas, les Juifs ou convertis s'assimilent peu à peu, perdant progressivement tout lien
avec leurs origines hispaniques. Selon Aldina Quintana, ils étaient déjà « trop
christianisés » pour rejoindre leurs coreligionnaires dans l'Empire Ottoman25.
Contrairement à ces derniers, ils parlaient un espagnol ou un portugais moderne, écrits en
lettres latines et non pas en caractères hébreux. La propre communauté ne s'appela jamais
« séfarade », mais « hispano-portugaise », preuve de cette perte d'identité religieuse.
Cependant, les liens entre les deux aires culturelles ne cessèrent pas tout de suite. Les
imprimeries de la ville publiaient des livres non seulement pour la communauté locale
mais aussi pour les Juifs de l'Empire Ottoman, preuve de contacts fréquents entre ces
deux foyers.
Les Juifs de la République hollandaise, par leur maîtrise parfaite du latin et l'assimilation
d'une éducation jésuite, participèrent activement à la République des Lettres26, aux
polémiques théologiques et aux débats philosophiques. Ils contribuèrent à la
restructuration rapide de leur identité, influencée par les principes moraux protestants et
tournant le dos à une tradition juive historique. En somme, l'ancien « nouveau chrétien »
devint aux Pays-Bas un « nouveau juif ». Le judaïsme fut pour eux l'objet d'une redécouverte
alors qu'ils n'en avaient qu'une connaissance superficielle, descendant de familles converties
23 Entretien accordé à Miguel Angel Nieto publié in NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, 2003, p. 36.
24 Ibid p. 37.25 Ibid p. 37.26 La « République des Lettres » est une expression désignant le premier réseau d'intellectuels extra-territorial en
Europe. Elle est un espace virtuel qui regroupe la communauté des humanistes dès le XVème siècle. Cf BOTS Hans, La République des Lettres, Belin, Paris, 1997, 188p.
19
depuis trois ou quatre générations. La pratique de leur religion s'accompagna d'une assimilation
des principes humanistes peu à peu sécularisés. Des membres de la communauté questionnèrent
le retour à la religion originale. Né au Portugal Uriel da Costa fut extrêmement déçu par le
passage du biblisme pratiqué en secret dans son pays natal à la pratique ouverte de la religion
juive consécutive à son exil à Amsterdam. En 1616 il publia à Hambourg en portugais
Propositions contre la tradition, s'insurgeant contre les dogmes religieux, interrogeant la
vérité divine des Ecritures et l'élection du peuple juif. Juan de Prado, né en Espagne et lui
aussi réfugié dans la communauté amstellodamoise, suivra le même chemin critique.
Enfin, ami de ce dernier et plus célèbre intellectuel hispano-portugais, Baruch Spinoza
rendit la critique religieuse plus intéressante encore.
L'importance de la communauté séfarade nord-européenne ne se limita pas à Amsterdam.
Elle essaima dans le Nouveau monde, adhérant au projet colonial de la Hollande et du
Royaume-Uni, et dans une moindre mesure à ceux de la France et du Danemark. Les
Juifs développèrent leurs finances dans le contexte libéral hollandais, favorisant entre
1620 et 1621 la création d'institutions aussi déterminantes pour le capitalisme moderne
que la Banque d'Amsterdam ou la Compagnie des Indes occidentales. Le comptoir de
Curaçao fut conçu par les Séfarades comme un premier laboratoire dans la mise en place
du commerce international. Actuel responsable du cimetière juif de cette île, Henry Van
der Kwast rappelle dans une interview réalisée par Miguel Angel Nieto27: « Les premiers
Juifs qui arrivèrent en 1651 étaient des aventuriers. Ils connaissaient Recife au Brésil, car
cette ville avait des relations déjà très intenses avec Amsterdam. Quand la Hollande
s'emparèrent de « l'île inutile » [Curaçao] des Espagnols ils décidèrent de commencer une
nouvelle vie, une nouvelle fois, pour se faire commerçants et marins ». Très vite leurs
activités portèrent leurs fruits. Le processus fut comparable dans les possessions
d'Amérique du Nord. En 1657 la liberté de culte fut reconnue pour les Juifs de la
Nouvelle-Amsterdam, regroupés en plusieurs familles d'origine séfarade28.
Pour conclure, ces brefs rappels sur la branche occidentale de la diaspora séfarade
interroge l'héritage culturel du monde hispanique. Le premier journal juif La Gazeta de
27 Ibid p. 39.28 LEVITT Corinne, Les juifs de New-York à l'aube du XXIème siècle, Connaissance et savoirs, Paris, 2006, p. 36.
20
Amsterdam fut imprimé en espagnol en Hollande29 et les communautés d'Amérique latine
assujetties par l'Espagne se réadaptèrent à un environnement castillan, mais le legs
culturel des séfarades avait pourtant changé : il sortait des cadres issus de la tradition
médiévale et s'ouvrait davantage à l'entreprise des Temps modernes. On observa une
refonte totale de l'identité juive en accord avec les idéaux politiques européens en plein
essor, et une assimilation progressive aux principes des Lumières. Les Juifs ne
conservèrent l'espagnol que dans leur liturgie, leur rite restait séfarade, mais leur
assimilation relative empêcha le processus d'accumulation culturelle propre aux branches
orientales de la diaspora.
2°) Les Séfarades au Maghreb
Les migrations juives entre la Péninsule ibérique et l'Afrique du Nord sont
particulièrement anciennes, même si elles s'intensifièrent suite aux pogroms de 1391 en
Castille30. Déjà au XIIème siècle Moise Maïmonide fuyait la ville de Cordoue avec sa
famille pour s'installer à Fès, contraint par le fanatisme musulman des Almohades. Son
père souhaitait intervenir auprès du calife Abd-el-Moumen pour assouplir sa politique
envers les minorités, ce qu'il ne réussit à faire. Maïmonide mourut en exil en Egypte.
Après la Reconquista, la répression menée par les chrétiens obligea les minorités non-
catholiques à émigrer au Maroc, comme des dizaines de milliers de morisques
soupçonnés de pratiquer secrètement la religion musulmane. Les historiens estiment entre
dix et vingt mille le nombre de Juifs qui quittèrent l'Espagne pour le Maghreb31. Ils furent
vraisemblablement accueillis au Maroc par d'importantes communautés israélites
historiquement très anciennes. La présence juive au Maghreb est attestée depuis la
découverte du cimetière d'Ifrane dans l'Anti-Atlas32 à plus de deux mille ans. Le judaïsme
aurait été importé par des Phéniciens ante-talmudiques. Il influença de façon durable les
populations berbères. L'hypothèse de conversion de ces populations au monothéisme
29 Le premier numéro parut le 12 septembre 1672, exactement huit ans avant la publication du journal Kurant écrit en yiddish. Cf SANTOJA Gonzalo, A la lumbre del día, notas y reflexiones sobre la literatura de los sefardíes, Diputació de Valencia Alfons el Magnànim, Valencia, 2001, 76p.
30 SANTONJA Gonzalo, A la lumbre del día, notas y reflexiones sobre la lengue y reflexiones sobre la lengua y la literatura de los sefardíes, Diputació de Valencia, Valence, 2001, p. 12.
31 NIETO, El último sefardí Op. cit. p. 29.32 Cours de TOZY Mohamed, Géopolitique du monde arabe à l'IEP d'Aix-en-Provence, 03/10/2011.
21
avant l'arrivée de l'Islam fait toujours débat, mais il a été démontré que de nombreux
vocables berbères ont été empruntés au langage hébreu33.
Pour distinguer ces populations culturellement différentes les judéo-arabes ou judéo-
berbères furent appelés tochavim, de l'hébreu résidents », quand les nouveaux » תושבים
venus judéo-espagnols furent nommés mégorashim, de l'hébreu .« renvoyés » מגורשים
Selon Jonathan Benros l'exil des Séfarades fut probablement perçu comme un élément
essentiel à l'émancipation des Juifs autochtones, et la possibilité pour eux de renforcer
leurs positions commerciales34. On remarque cependant que la solidarité religieuse se
heurta à des incompréhensions culturelles latentes : les Judéo-espagnols qui jouissaient
d'un grand prestige intellectuel s'installèrent dans les grandes cités du Nord du Maroc
(Tétouan, Tanger, Larache), isolant de fait les tochavim, populations traditionnellement
agricoles établies dans les vallées montagneuses de l'Atlas.
Le destin des megorashim se confondit de nouveau avec celui des souverains espagnols.
Les anciens inquisiteurs les approchèrent pour qu'ils collaborent activement à la
protection des possessions africaines contre l'Empire Ottoman. Les séfarades firent office
de traducteurs et de médiateurs avec les musulmans. Malgré leurs contentieux la
proximité linguistique et culturelle facilita ce rapprochement, et plus de cinq cents Juifs
se mirent au service de la Couronne espagnole lorsque ceux-ci s'emparèrent de Mers el
Kebir en 1507 et d'Oran en 1509. Cette exception dans la politique espagnole ne
manifeste pas d'assouplissement envers la question juive, mais la prise en considération
de l'utilité de cette population dans un contexte musulman. En 1638 le rabbin de Tlemcen
Jacob Cansino publia une nouvelle édition de l'ouvrage du rabbin salonicien Moise
Almosino sur Istanbul et la dynastie ottomane, destinée à rappeler à la monarchie
espagnole le profit qu'elle pouvait tirer d'une meilleure considération des Juifs, par leur
fine connaissance du monde musulman35.
33 BENROS Jonathan, Migrations juives du Maroc, Université de Michigan, 1991, 103p.34 Ibid p. 21.35 KRIEGEL Maurice, « Compte-rendu de l'ouvrage de Jean-Frédéric Schaub Les Juifs du roi d'Espagne » in
Annales Histoire et sciences sociales, Vol.54, N°4, 1999, p. 989.
22
Cette tentative ne suffit pas et les israélites furent de nouveau chassés de la ville en 1669
sous la pression du fanatisme religieux, mettant un terme à la reconstitution d'une
Espagne des trois religions sur le rivage sud de la Méditerranée jusqu'au protectorat nord-
marocain (1912-1956).
Dans le reste des territoires musulmans maghrébins les différences entre megorashim et
kochavim finirent par s'estomper. Cependant, les contacts restaient discrets et l'on faisait
jusque récemment la distinction en Algérie entre les « Juifs au béret » et les « Juifs au
turban »36. Les différences sociales s'atténuèrent mais la pratique religieuse resta
différente. Les Séfarades préféraient conserver les coutumes édictées par leurs rabbins.
Appelées taqqanot de Castìa37 elles régissaient les pratiques matrimoniales et
successorales.
Outre le droit religieux, que reste t-il de l'héritage espagnol en Afrique du Nord ? La
culture savante comme populaire fut essentiellement orale, et si nous savons que le
quartier juif de Fès était réputé pour ses écoles rabbiniques il ne reste aucune trace écrite
de ces enseignements38. La littérature profane et la poésie médiévale se transmirent de
génération en génération, comme le rappelle Israël Katz39. Mais contrairement aux
Séfarades de l'Empire Ottoman aucun corpus littéraire nous permet d'évaluer avec
certitude les processus d'acculturation et de métissage en terre musulmane. La langue
parlée était appelée haketia40, ancien espagnol teinté de très nombreux arabismes dont on
retrouve aujourd'hui certaines traces chez les descendants des Judéo-espagnols
marocains, en Israël ou aux États-Unis. Jusqu'au XIXème siècle la situation des Juifs au
Maroc fut précaire, et même si le taux d'alphabétisation chez les megosharim était
supérieur à celui des tochavim et des musulmans les conditions de vie dans les populeux
mellahs ne présageait en rien de leur émancipation.
36 AYOUN Richard, « Le judaïsme après l'expulsion d 'Espagne de 1492 est-il un monde éclaté » in Histoire, économie et société, Vol. 10, N°10, 1991, p. 151.
37 De l'hébreu taqqanot « règles » et de l'espagnol ancien Castía « Castille ».38 Informations recueillies à la synagogue du mellah « quartier juif » de Fès en février 2011. La synagogue ne sert
plus aux offices religieux mais est ouverte au public.39 KAATZ Israël, « La música de los romances judeo-españoles » in En torno al romancero sefardí dir.
ARMISTEAD S. SILVERMAN J., Seminario Menéndez Pidal, Madrid, 1982, p. 244. 40 BUNIS David « Les langues juives du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord » in Le monde sépharade Tome II dir.
TRIGANO Shmuel, Seuil, Paris, 2006.
23
Le XXème siècle changea radicalement leur situation pour deux raisons essentielles.
D'une part le protectorat espagnol dans le nord marocain (1912-1956) permit une
« recastillanisation » rapide des communautés. Celles-ci balayèrent rapidement toute
trace d’archaïsmes et d'arabismes dans leur langage. A la faveur de la situation politique,
certains décidèrent de s'installer en Espagne, de traverser la Méditerranée une nouvelle
fois. Uriel Macias estime qu'aujourd'hui soixante pour cent de la population juive
d'Espagne, qui ne se compte par ailleurs que par quelques milliers, est originaire des
villes marocaines de l'ancien protectorat41. La majorité émigra cependant en Israël.
Dans toute l'Afrique du Nord l'union des peuples juifs, judéo-arabes, judéo-berbères et
judéo-espagnols, fut accélérée par le travail de scolarisation en français de l'Alliance
Israélite Universelle. L'imposition du français comme unique langue d'enseignement
s'accompagna d'une nouvelle politique de cohésion. Les Juifs devaient prendre
conscience de leur appartenance à une communauté ethnico-religieuse unique. Cette
idéologie amorça la confusion autour de l'acception moderne du terme séfarade, qui tend
à décrire les Juifs orientaux dans leur ensemble, non plus au regard du droit religieux
mais selon une recentration ethnique de la judéité, premier pas vers une politique sioniste
qui niera les différences culturelles des « judéo-peuples ».
L'assimilation à la culture européenne fut en Afrique du Nord extrêmement rapide. Elle
s'accompagnait d'une prise de conscience d'appartenance à un peuple destiné à
s'émanciper, au Maghreb comme ailleurs42. En Algérie les Juifs furent rapidement
assimilés aux Pieds-noirs, culturellement mais aussi juridiquement avec le décret
Crémieux en 1870. Par l'intervention de la puissance colonisatrice ils devenaient
européens de droit, et les descendants des Séfarades ne conservèrent que des aspects
marginaux de leurs traditions espagnoles.
41 Interview d'Uriel Macias accordée à Miguel Angel NIETO in NIETO, El último sefardí, Op. cit. p. 34.42 Pour approfondir le sujet lire ZAFRANI Haim, Pédagogie juive en terre d'Islam: l'ensignement traditionnel de
l'hébreu et du judaïsme au Maroc, Maisonneuve, Paris, 1969, 191p.
24
Pour résumer, notre choix de focalisation géographique sur les Balkans et la Turquie se
justifie par le maintien dans cette région d'une population judéo-espagnole
démographiquement significative et en mesure de conserver à travers les siècles sa
culture hispanique tout en assumant des apports culturels liés au contexte ottoman.
Comment expliquer cette spécificité ?
3°) La reproduction du mythe andalou dans l'Empire Ottoman
Le statut des Juifs dans le monde musulman n'était en rien enviable, mais il garantissait
les ressorts identitaires du groupe en renforçant son isolement. Le dhimmi embrassait la
religion du Livre et jouissait d'une protection en échange d'impôts divers43. En conservant
cette organisation islamique classique, l'ottomanisme refusait l'expérimentation moderne
de la citoyenneté pour valider ce que l'on appellera le communautarisme. Il sauvait pour
un temps encore les minorités ethniques, linguistiques, et religieuses au risque de se
retrouver à la marge de la modernité politique, c'est à dire incapable de rompre avec la
tradition. Shmuel Trigano refuse de concevoir l'identité séfarade dans sa perspective
folkloriste ou tribaliste, et dénonce la démarche des historiens, y compris israéliens, dans
le regard traditionaliste qu'ils portent sur la communauté. L'auteur dénonce avec vigueur
l'idée selon laquelle les Séfarades sont des intermédiaires privilégiés avec les populations
musulmanes, sous prétexte qu'ils auraient vécu les idylles « judéo-arabes », en
Andalousie comme dans l'Empire Ottoman.
Venons en à considérer le « miracle andalou ». Il est communément admis que les
royaumes arabes d'Andalousie sont des exemples historiques rares de cohabitation
harmonieuse entre les trois religions du Livre, terreau d'une culture de la tolérance qui
s’acheva par la Reconquista. Cette vision mythique naît de la convergence de visions
historiographiques et politiques différentes.
Selon Dominique Urvoy, le siècle des Lumières et la critique de l'absolutisme chrétien
particulièrement féroce en Espagne pose une première pierre dans la construction du
43 A propos du statut des minorités monothéistes dans le monde musulman LEWIS Bernard, « L'Islam et les non-musulmans » in Annales, Histoire, Sciences Sociales, N°3-4, 1980, p. 780.
25
mythe. En insistant sur la dimension dramatique et humaine de l'expulsion des Maures et
des Juifs par les chrétiens espagnols, les penseurs du XVIIème siècle reconstituent un
cosmopolitisme qu'ils expliquent déterminant dans l'extraordinaire effervescence
intellectuelle que connut l'Andalousie44: « Cette légende d'une Andalousie musulmane
modèle a été convoquée par les Lumières pour contrer l'Espagne catholique qui étouffait
le milieu intellectuel45 [...]. Le mythe de la convivialité des communautés dans
l'Andalousie musulmane est donc artificiel, et avant tout tributaire d'une polémique
antichrétienne. La véritable harmonie aurait pu être trouvée dans la ville de Bagdad du
VIIIème siècle. » Si la conséquente production intellectuelle, littéraire et scientifique,
n'est pas remise en cause, l'Histoire ne nous permet pas d'établir un lien de causalité entre
fécondité intellectuelle et harmonie sociale. Comme nous l'avons déjà évoqué,
Maimonide vécut en exil chassé par les Almohades au pouvoir, quand Averroès composa
sous le règne trouble du calife Al Mansour. Il serait impossible de résumer ici l'histoire de
l'occupation musulmane en Espagne, mais plusieurs périodes se distinguent, au cours
desquelles effervescence intellectuelle et situations de paix sociale se succèdent sans
systématiquement s'associer. Le IXème et Xème siècle voient l'émergence du pouvoir de
l'émirat puis du califat omeyade de Cordoue, et les minorités religieuses sont relativement
dociles tant que le pouvoir fait prospérer la péninsule. Mais suite à son effondrement et
morcellement en une multitude de royaumes les règles de vie en communautés varient
d'une ville à l'autre et les confrontations religieuses s'intensifient. Les princes chrétiens de
la Reconquista alternent les alliances stratégiques avec les princes arabes et profitent de
leur désunion, quand ceux-ci doivent se confronter à des révoltes internes qui en
appellent souvent à la guerre sainte, et qui amènent notamment au pouvoir la dynastie
almoravide et les fondamentalistes almohades. Les travaux des historiens mettent en
exergue la très faible stabilité politique et sociale pendant les derniers siècles
d'occupation musulmane46.
44 Entretien de Dominique Uroy accordé à Rachid Benzine « Mythique Andalousie » in Le monde des religions, N°5, 2004.
45 Il n'y eut, de fait, de «Siècle des Lumières» à proprement parlé en Espagne. Le mouvement intellectuel était considéré comme étranger, porté par les afrancesados « francisés » et donc traître à la patrie.46 A propos de l'histoire de l'Espagne musulmane Cf CLOT André, L'Espagne musulmane VIIIème-XVème siècle,
Perrin, Paris, 2005, 429p.
26
Un autre regard enferme l'histoire andalouse dans une conception an-historique, par des
considérations essentiellement esthétiques. Il s'agit du regard orientaliste, héritier du
romantisme, qui croit reconnaître dans la découverte de l'Andalousie du XIXème siècle le
témoignage d'un raffinement culturel inégalé. Les Contes de l'Alhambra de Washington
Irving47 deviennent en Occident très populaires, et participent à la constitution d'un
imaginaire andalou féerique, où la fascination pour l'oriental se mesure aux sentiments
d'admiration et de crainte qu'il provoque au même moment sur la rive sud de la
Méditerranée. La finesse de l'architecture des palais nasrides de l'Alhambra de Grenade
force l'admiration, on parle déjà de « nouvelle merveille du monde »48. Encore une fois
une confusion s'opère entre création artistique et supposée paix sociale, la deuxième étant
perçue comme condition sine qua non à la première. La splendeur de la culture
musulmane en Andalousie est amplifiée par l'état de misère dans lequel on découvre le
sud espagnol, en état de déclin supposé depuis le XVIIème siècle. Les ethnographes
souhaitent mettre à nu les coutumes et le folklore des Andalous pour retrouver des
origines musulmanes ou juives49, restaurant l'idée d'une dégradation historique de la
société espagnole.
Ce regard orientaliste est aussi celui de Maurice Barrès, qui fait part de ses impressions
après avoir visité Tolède en 1900 : « A Tolède j'ai respiré l'Orient. Dans cette ville de la
kabbale les grands intellectuels d'Israël avaient recueilli et commenté l'héritage de la
Judée, de la Babylonie et d'Afrique du Nord. Au milieu d'un public en toilettes claires et
bercé par une musique infiniment paresseuse, sur ces centaines de figures chargées de
siècles, sans être expert, je distinguais de nombreuses variétés du type sémitique: des
Arabes et des Juifs habillés à l'espagnole. Il se prolonge indéfiniment dans mon
imagination excitée l'intérêt que me donnent ces êtres qui se croient des catholiques
espagnols et que je reconnais à leurs actes comme des Sémites »50. Dans l'orientalisme la
perception sensorielle toute puissante laisse place au rêve, et permet ici une interprétation
47 IRVING Washington, Les contes de l'Alhambra, 1832, réédition Phébus, Paris, 2004, 256p.48 Label aujourd'hui officiel de promotion touristique qui distingue les « sept nouvelles merveilles du monde ».49 Dans les Alpujarras, lieu des refuges des derniers morisques au XVIIIème siècle, on s'étonne du mode
d'organisation de la société campagnarde et de leur parler «arabisé», et les recherches patronymiques mettent à jour l'influence juive et arabe. Cf BRENAN Gerald, Al sur de Granada, Siglo veintiuno de España editores, Madrid, 1988, 336p.
50 BARRES Maurice cité in Tolède et Jérusalem, tentatives de symbiose entre les cultures espagnole et judaïque, dir. SHOHAM G. ROSENSTIEL F., L'âge d'homme, Lausanne, 1992, p. 16.
27
fantastique de la réalité espagnole. Sous le regard guidé par la quête presque mystique
d'un Orient biblique, la ville est réinvestie d'une réalité sociale vieille de quatre siècles.
L'intellectuel français, aveuglé par le déterminisme culturel et l'esthétique orientale, reste
cependant lucide sur son ressenti, œuvre de son « imagination excitée ». Il participa lui-
aussi au souvenir d'une Espagne non seulement savante et prospère, mais aussi douce et
heureuse.
Enfin, la troisième étape dans la construction du mythe andalou vient d'un regard cette
fois spécifiquement juif, dans l'Europe centrale du début du XXème siècle. Shmuel
Trigano affirme que des intellectuels ashkénazes y inventent l'idylle judéo-arabe pour
proposer un modèle d'émancipation. Il estime que cette interprétation est décisive pour
que les Juifs considèrent encore aujourd'hui la période d'occupation musulmane en
Espagne comme celle d'un âge d'or. C'est précisément dans la constitution de cet âge d'or
que les Séfarades rappellent la légitimité de leur culture en terre ottomane,
symétriquement propice à la reproduction d'une Andalousie des trois religions51.
Recentrer notre regard sur l'Empire Ottoman c'est aussi prendre en compte la
démographie juive dans ses territoires : dans une cité à population majoritairement
séfarade comme Salonique52 la transmission culturelle était sans aucun doute plus simple
à assumer que dans le contexte caribéen ou hollandais, où malgré l'importance de leur
rôle social et intellectuel les Juifs n'étaient que quelques milliers53. L'assurance
démographique a fait de cette transmission un enjeu identitaire incontournable. Marie-
Christine Bornes-Varol l'illustre par le volontarisme avec lequel les Séfarades de l'Empire
Ottoman ont imposé leur langue espagnole, non seulement aux communautés juives
autochtones, mais aussi aux commerçants non juifs, arméniens, grecs et turcs54.
51 Conférence de Shmuel TRIGANO, Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris Nanterre, mars 2007.52 Salonique fut l'une des rares villes de l'Histoire majoritairement juives avant la création de l’État d'Israël, du
XVIème à la fin du XIXème siècle. Cf VEINSTEIN Gilles, Salonique « la ville des juifs » et le réveil des Balkans, Autrement, Paris, 1992, 294p.
53 Les historiens avancent des chiffres de 5000 israélites à Amsterdam, 2000 à Curaçao, et de manière générale 15 000 en Europe du Nord et en Amérique au XVIIème siècle, bien loin des quelques 200 000 Juifs des Balkans et de Turquie. Ibid p. 45.
54 BORNES-VAROL Marie-Cristine, Le judéo-espagnol vernaculaire d'Istanbul (Etude linguistique), thèse de doctorat, sous la direction de M. Haïm Vidal Sephiha, Université de la Sorbonne-Nouvelle Paris III, Paris, 1992, réédition Peter Lang, Paris, 2008, 578p.
28
Nous reviendrons plus en détail sur la question linguistique comme premier marqueur
identitaire.
B- Regards sur les Juifs de l'Empire Ottoman
Nous proposons dès à présent d'évoquer la condition des Judéo-espagnols dans l'histoire
ottomane, en distinguant les différentes positions sociales au sein de la communauté.
L'élite s'attira les faveurs de la Cour et favorisa le développement de foyers séfarades en
Terre sainte. La majorité du peuple juif vivait en revanche dans un contexte de tensions
multiethniques latent, l'aménagement de la cohabitation entre les minorités ne
garantissant pas toujours la paix sociale.
1°) Débats historiographiques sur l'intégration de l'élite judéo-espagnole
Dans l'Empire Ottoman qui ne s'occupait de ses peuples et minorités qu'à l'heure de
recueillir les impôts et de réprimer les éventuelles rébellions, les Séfarades organisés en
communautés urbaines ont joui d'une relative autonomie au fil des siècles, disposant de
leurs propres tribunaux rabbiniques, de leurs administrateurs et de leur système éducatif.
Le Grand Rabbin de l'Empire était désigné par le Sultan ou son délégué, sur proposition
des délégués communautaires.
L'accueil du sultan Bajazet II permit aux communautés juives d'envisager un progrès
économique important. Sa déclaration au grand rabbin Moshe Capsali en 1492 est restée
célèbre : « Vous appelez Ferdinand d'Espagne un roi sage, lui qui appauvrit ses États et
enrichit les miens ! »55. Le commerce, la fabrication d'armes, les industries du verre et du
textile prospérèrent grâce au savoir-faire acquis par les Juifs en Espagne56. En 1553 le
naturaliste Pierre Belon du Mans écrit dans Voyage au levant « Les Juifs qui sont en
Turquie savent ordinairement parler quatre ou cinq sortes de langage […] partout où
dominent les Turcs il n'y ni ville ni village où ils n'y habitent »57. Le botaniste
55 SANTONJA, A la lumbre del día..., Op. cit. p. 1156 VEINSTEIN Gilles, « Sur la draperie juive de Salonique XVIème-XVIIème siècle » in Revue du monde
musulman et de la Méditerranée, N°66, 1992, pp. 55-64.57 LEROY Béatrice, L'aventure séfarade, Flammarion collection Champs, Paris, 1991, p. 23.
29
communique grâce à des interprètes juifs, et estime alors qu'à « aucun périple, aucun
négoce sans eux ! ». Les Juifs occupèrent des postes convoités auprès du pouvoir
ottoman, médecins, interprètes et ambassadeurs de la Sublime Porte. Le choix des sultans
était éminemment stratégique, les permanentes négociations avec les princes d'Occident
n'auraient pu être menées par des membres des minorités chrétiennes grecque, slaves ou
arméniennes, soupçonnées de faire le jeu des royaumes Européens dans les guerres
perpétuelles entre la croix et le croissant.
Par leur connaissance du turc et du latin et le développement de fortunes commerciales,
des Juifs furent aussi mandatés dans l'administration ottomane en qualité de banquiers.
Selon Elena Romero, ils maintinrent un rôle essentiel dans le contrôle des finances de
l'Empire jusqu'au XIXème siècle58. Cependant, la situation de privilège ne concernait
qu'une minorité de la communauté, et celle-ci en tant qu'acteur de premier plan prenait
des risques politiques face aux intrigues de la Cour et des janissaires : de nombreux Juifs
furent exécutés au-lendemain de soulèvements pour avoir participé à telle ou telle
politique59. De plus, certains furent invités à se convertir à l'islam pour accéder aux plus
hautes sphères de l’État, ce qui explique notamment que plusieurs médecins des Sultans
étaient de nouveaux musulmans. Il serait impossible de retracer ici l'histoire complète du
rôle joué par les courtisans juifs dans les politiques menées par l'Empire Ottoman,
d'autant plus que celle-ci fait l'objet de débats historiographiques aux enjeux politiques
latents. Nous nous contenterons de citer en exemple les biographies de Gracia et Joseph
Nassi, personnages emblématiques devenus célèbres dans l'imaginaire séfarade60.
Issus d'une famille marrane d'origine portugaise Beatriz Mendez et Joao Migues de leurs
noms chrétiens sont à la tête de l'une des plus grandes fortunes européennes grâce au
commerce des épices entre Anvers, Lisbonne et les Indes. Développant leurs réseaux
commerciaux en Hollande et en Italie, ils tissent des liens avec des princes de ces pays,
inquiétant les souverains d'Europe. Arrêtée à Venise, suspectée de judaïsme, Beatriz
58 ROMERO Elena, Entre dos (o más) fuegos, CSIC, Madrid, p. 208.59 Ibid p. 220.60 Notre développement sur les deux personnages s'appuie sur les données recueillies dans l'article de Maurice
Krieger « Néo-capitalisme et mission des Juifs » in Annales. Économies, sociétés, civilisations, N°4, 1979, pp. 684-693.
30
Mendez se voit confisquer sa fortune. Le roi de France Henri II décide d'annuler sa dette
commerciale envers la firme pour des raisons religieuses. Finalement grâce à
l'intervention de son neveu Joao Migues Beatriz est libérée et finit par professer sa foi
juive à Ferrare avant de s'exiler dans l'Empire Ottoman en 1553. Là-bas, les deux figures
familiales retournent officiellement vers leurs origines juives et changent de nom. Leur
entreprise économique n'est pas pour autant mise en danger, et leur influence politique ne
cesse de s’accroître. En 1556 pour protester contre la décision du pape Paul IV d'exécuter
vingt-quatre marranes à Ancône Joseph Nassi parvient à organiser un blocus du port des
États du pape. En 1560 les Nassi obtiennent du sultan Soliman le Magnifique
l'autorisation de construire un centre juif à Tibériade. Sous le règne de Selim II Joseph
devient l'homme de pouvoir le plus influent de l'Empire. Convoitant la souveraineté de
l'île de Chypre, il se fait d'abord nommer duc de l'île de Naxos par le sultan. Principal
instigateur de la politique extérieure de l'Empire, il tombe cependant en disgrâce après la
bataille de Lépante en 1571 et la mort de Sélim II en 1574.
Quelles leçon tirées de l'extraordinaire destin de Gracia et Joseph Nassi ? L'élite judéo-
espagnole dans l'Empire-Ottoman se distinguait par ses origines marranes. Elle sut
s'attirer les faveurs des sultans par sa familiarité avec les mécanismes du capitalisme
moderne en plein essor en Hollande. Dans un article intitulé Le marrane ou
l'entrepreneur Maurice Kriegel de l'Université de Haïfa s'interroge sur l'émergence d'une
telle élite61. Contrairement à l'époque espagnole où les souverains chrétiens ou
musulmans faisaient appels aux Juifs selon leur bon vouloir, une véritable stratégie de
reconversion des familles marranes persécutées en Europe se serait mise en place dans
l'Empire Ottoman. L'Inquisition portugaise menaçait la firme des Mendez, et la
Méditerranée orientale représentait pour eux l'ouverture d'un nouveau marché : « Ce
qu'évitent les Mendez en quittant l'Europe occidentale, ce n'est donc pas le christianisme,
mais le risque d'un démentèlement de leurs réseaux commerciaux par l'arbitraire
inquisitorial ». L'orientation d'une politique mercantiliste entre les marranes d'Italie et les
Turcs dicte alors la politique extérieure de l'Empire, comme en témoigne le blocus
d'Ancône mais aussi la politique anti-française menée par Joseph Nassi. Sous prétexte
61 Ibid p. 691.
31
d'inimitiés religieuses, les marranes les plus riches ne cesseront de limiter l'influence
économique des souverains chrétiens en Méditerranée. La guerre de Chypre menée par
les Turcs contre Venise en 1571 est l'une des conséquences de cette diplomatie. Les
chroniqueurs de l'époque interprétaient le projet de Joseph Nassi d'installer une colonie
juive dans l'île comme origine première de l'occupation. Fernand Braudel refuse
d'aborder la conquête des Ottomans « par les mauvais chemins de la biographie et de
l'anecdote ». Il cherche la cause de la guerre dans la situation géographique de Chypre,
propice aux visées du monopole ottoman, mis en pratique par l'action des modernisateurs
de l'Empire62. C'est dans un second temps qu'agit l'influence de Joseph Nassi et
l'importance des biographies particulières.
L'histoire des Nassi est celle du décalage profond entre une élite juive richissime et des
coreligionnaires pauvres entassés dans les mellahs insalubres de Salonique ou d'Istanbul.
Les écarts de richesse au sein d'une même communauté religieuse caractérisaient
l'Espagne médiévale. Pourtant, le pouvoir califal en préservant les structures sociales
traditionnelles et le système des millet63 ferma aux masses les portes d'accès au progrès
économique et à la modernité politique, annonçant le délitement de l'Empire et sa
décadence. Le débat historiographique porte sur le rôle des minorités dans le maintien de
cette inertie : l'exemple des Nassi appuie la thèse selon laquelle les élites des minorités
(juive, grecque et arménienne) ont imprimé le rythme d'une modernité économique, mais
certains historiens estiment que les prétendus modernisateurs de l'Empire Ottoman ont en
fait prospéré dans un cadre archaïque qu'ils ont de fait renforcé.
Ellis Rivkin, historien qui a participé à la déconstruction du mythe de Joseph Nassi,
réduit son parcours à de simples considérations économiques64. Sa richesse lui aurait
permis de s'émanciper du cadre traditionnel de l'Empire Ottoman, car après tout Nassi
n'agissait pas en tant que juif ni même en tant que nouveau chrétien, son Dieu à lui étant
62 BRAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Tome II, Armand Colin, 1982, pp. 371-372.
63 Le sytème de millet, reconnaissance d'une communauté et de ses droits, dérives de la conception islamique du dhimmi mais accorde cette fois des prérogatives collectives. Il était traduit par le terme de nation sous l'Empire Ottoman.
64 RIVKIN Ellis, The shaping of Jewish history. A radical new interpretation, Charles Scribner's sons, New-York, 1971, p. 256.
32
le profit. Il faut rappeler qu'embrasser une religion de livre dans l'Empire était une
question de survie. Sa conversion au judaïsme n'aurait été que formelle. Rivkin
déconstruit l'humanisme oriental des Nassi, l'apologie dont ils font l'objet dans le monde
judéo-espagnol : en soutenant des œuvres charitables, Gracia n'était-elle pas surnommée
le « cœur de son peuple » ou « la Dame » à Istanbul65 ?
Tout en se plaçant contre le regard apologique Maurice Krieger tempère cette critique.
Selon lui les Nassi n'incarnent pas la volonté d'émancipation capitaliste. Leurs activités
bien que lucratives s'appuyaient sur une pratique très traditionnelle du commerce. « Il
afferme les impôts sur les infidèles, chrétiens ou juifs, et son ennemi à la cour du sultan,
le grand vizir Mohamed Sokolli, se refuse à l'appeler par son titre de duc de Naxos : il le
désigne avec dédain comme un fermier d'impôts66 ». Nassi intensifia les échanges mais
s'octroya de larges monopoles, notamment celui de la production de vins ou de cire67. Son
activité économique était liée aux services rendus à l'Empire et aux concessions que
celui-ci accordait en échange. Selon Halil Inalcik, les marranes surent s'adapter au cadre
d'une politique ottomane qui se prolongea jusqu'au XIXème siècle, ils ne furent donc pas
porteurs de changements économiques fondamentaux, et encore moins de changements
politiques et sociaux68.
Pour conclure, la question de l'élite juive dans l'Empire Ottoman est indissociable de
l'arrivée massive des marranes en Turquie aux XVIème et XVIIème siècles. Par leur
connaissance des royaumes chrétiens, ces élites ont pu jouer le rôle d'intermédiaire
commercial et diplomatique entre l'Orient et l'Occident. Cependant, malgré les fortunes
accumulées et l'influence grandissante à la Cour, elles se sont accommodées d'un mode
de gestion oriental et n'ont jamais pensé la modernisation de l'Empire. Il faudra attendre
l'ère des Tanzimats et la révolution des Jeunes Ottomans pour remettre en question ce
modèle. Fernand Braudel estime que le profil de Jospeh Nassi s'apparente à celui du
65 Sur la vie de Gracia Nasi/Mendes cf CLEMENT Catherine, La Senora, Calmann Levy, Paris, 1994, 418p. ; ROTH Cecil, Dona Gracia Nasi, Liana Levi, Paris, 2007, 223p.
66 KRIEGER Maurice, « Néo-capitalisme et mission des Juifs: l'idéologie émancipatrice d'Ellis Rivkin » in Annales, Économies sociétés civilisations, N°4, 1979, p. 688.67 INALCIK Halil, « Capital formation in the Ottoman Empire » in Journal economic history, N°29, 1968, pp. 122-
123.68 Ibid p. 124.
33
marchand grec Michel Cantacuzène, « fermier des revenus de plusieurs provinces, de
nombreuses douanes, maître des salines de l'Empire, et fabuleusement riche69 ».
L'assujettissement des peuples et minorités de la mosaïque ottomane ne s'explique pas
seulement par une conception islamique classique du pouvoir, par un rapport d'allégeance
et de soumission traditionnel. Il faut aussi souligner le rôle joué par les élites de ces
minorités dans le maintien du modèle. Leur alliance avec le pouvoir suprême se traduisait
par le maintien de structures oligopolistiques dans la gestion des affaires économiques
comme politiques.
2°) Le « Présionisme » dans l'Empire Ottoman
Les communautés judéo-espagnoles de Palestine, quoique peu nombreuses, fondèrent des
foyers culturels, religieux et spirituels de première ordre. L'exemple du développement de
Safed, la ville bleue des Kabbalistes, est éclairant. Mystique développée au cœur du
Moyen-Âge espagnol, la Kabbale trouva refuge en Palestine et révéla des savants tels que
Moise Cordovero, et l'une des autorités rabbiniques les plus influentes du judaïsme,
Yossef Karo. Tous deux nés en Espagne, ils furent les dépositaires d'une culture religieuse
savante, fierté des Séfarades qui aiment à rappeler leur ancienne supériorité intellectuelle
sur le monde ashkénaze70. Leurs tombeaux dans le vieux cimetière de Safed font
aujourd'hui l'objet de pèlerinages et de cultes particulièrement populaires.
La population juive de la ville connut un essor important au XVIème siècle, et la
première imprimante du Moyen Orient y fut construite en 1577. En 1584, la cité comptait
pas moins de trente-deux synagogues71. Ces données recueillies par Abraham David nous
renseigne sur la présence juive en Terre sainte, plusieurs siècles avant le sionisme
moderne. Cependant, les Séfarades cohabitaient avec des communautés juives
ashkénazes, kurdes et irakiennes, et la culture populaire judéo-espagnole ne se déployait
jamais en dehors de l'espace familial, comme me le confirmèrent les responsables du
69 BRAUDEL Le monde méditerranéen..., Op. cit. p. 41.70 Entretien avec des membres de Ladinokomunita à Madrid le 09/10/10.71 ABRAHAM David, ORDAN Dena, To come to the land:Immigration and settlement in 16th century in Eretz
Israel, University of Alabama press, Tuscaloosa, 2010, p. 117.
34
centre Beit Hameia72. L'histoire chaotique de la Terre Sainte décima à plusieurs reprises le
foyer juif de Safed, victime des razzias druzes en 1628 et en 1662, d'une épidémie de
peste en 1742 et d'un tremblement de terre en 175973, ce qui transforma considérablement
la composition de la population. Dans un contexte particulièrement hostile, le quartier juif
ne survit que grâce aux donations de coreligionnaires du monde entier74.
Il est impossible de savoir jusqu'à quelle époque les descendants des Judéo-espagnols
continuèrent à pratiquer la langue et les coutumes hispaniques. Face aux populations
sunnites et druzes les Juifs de la cité savaient oublier leurs origines distinctes et faire
preuve de solidarité. Ils maîtrisaient tous l'hébreu et l'arabe75. Aussi devons-nous nous
méfier de la remarque du diplomate espagnol Rafael Dezcallar qui suite à son séjour entre
1989 et 1992 écrivit « Safed est une ville traditionnellement religieuse et séfarade. On
voit de toute part des Juifs orthodoxes mais en revanche le ladino tombe en désuétude en
faveur de l'hébreu moderne. On entend de plus en plus rarement dans les rues les accents
et intonations du castillan du XVème siècle »76. On peut douter de l'optimisme relatif de
ces observations, certes légitime pour un citoyen espagnol promoteur de l'hispanisme,
mais qui emprunte un raccourci historique faux : les Séfarades ne sont plus les ancêtres
de la population actuelle de Safed, aujourd'hui totalement imprégnée d'identité ashkénaze,
célébrée chaque année par le festival international de musique klezmer. L'usage de
l'espagnol se serait éteint à la fin du XIXème siècle, quand la population ne comptait plus
qu'une poignée de Judéo-espagnols, bien que nous n'ayons aucune certitude à ce sujet, les
textes écrits en castillan étant absents des archives maintes fois détruites de la ville77.
72 Le centre Beit Hameia est un espace dédié à l'histoire de la communauté juive à Safed, et à sa présence antérieure à la création de l'Etat d'Israel.
73 SAULCY (de) Félicien, Voyage en Terre sainte, Librairie académique, Paris, 1865, p. 453.74 Déjà au XVIIème siècle dans une période de relative stabilité politique l'italien et orientaliste Franciscus
Quaresmius soulignait les « contributions des Juifs d'autres parties du monde » pour la « survie des Hébreux ». Cf ROBINSON Edward SMITH Eli, Biblical researches in Palestine, Mount Sinai and Arabia Petrae, Crocker and Brewster, London, 1841, p. 333.
75 Informations du musée du centre Beit Hameia.76 DEZCALLAR Rafael, Tierra de Israël tierra de Palestina, Viajes entre el desierto y el mar, Alianza ensayo,
Madrid, 2003, p. 237. On remarque que l'auteur fait la confusion entre « ladino » et « judéo-espagnol», distinction sur laquelle nous reviendrons dans le I-2-A.
77 Nous avons évoqué les épreuves terribles auxquelles furent confrontées les communautés juives de Safed au XVII et XVIIIème siècle, mais il faut noter que la ville fut détruite à plusieurs reprises au XIXème et XXème siècle, notamment en 1929 pendant les révoltes arabes.
35
Autre ville sainte du judaïsme Tibériade sous la domination ottomane connut aussi une
arrivée massive de Juifs espagnols. Lieu de pèlerinage et de sépulture du savant
Maïmonide, les rives de la mer de Galilée furent investies par des familles séfarades dès
1563, grâce à l'intervention auprès du sultan Soliman Ier de l'homme d’État et ministre
juif de l'Empire Ottoman Joseph Nassi78. Nous ne reviendrons pas sur le parcours
exceptionnel du personnage mais devons souligner la singularité de son projet. Joseph
Nassi imagina l'organisation d'une communauté juive émancipée par le travail, loin de
l'espérance religieuse des kabbalistes de Safed à quelques kilomètres de là. Maurice
Krieger écrit : « Il voulut réédifier Tibériade et se détourna de Safed peuplé par les
religieux attendant la délivrance d'en-haut79 ». Le projet de reconstruction de la ville et de
colonisation par des Judéo-espagnols s'articula autour de l'organisation de la production
de soie et d'une industrie textile. Joseph Klausner voit dans cette entreprise les prémices
du sionisme moderne, un projet politique spécifiquement juif qui rompt avec la
tradition80. Et Maurice Krieger de renchérir : « L'analogie avec Herzl, cet « assimilé »,
vient spontanément à l'esprit : on conçoit que le marranisme et l'intégration dans le
monde juif aient pu servir de propédeutique à un présionisme81 ».
La mort de Joseph Nassi porta un coup dur au projet, et encore une fois la ville fut rasée
par les attaques druzes au XVIIème siècle. La communauté ne put se reformer qu'à partir
de 1740, lorsque le chef bédouin Daher el Omar appela le rabbin Moshe Abulafia et ses
coreligionnaires à reconstruire et repeupler la cité82. Pour détruire le fief du chef bédouin
devenu dangereusement indépendant le vizir de Damas assiégea Tibériade sur ordre du
sultan. Les Juifs furent prier d'évacuer la ville, mais ceux-ci refusèrent et résistèrent au
coté du pouvoir bédouin. L'alliance judéo-bédouine nous semble intéressante,
essentiellement parce qu'elle contredit l'idée selon laquelle les Juifs de l'Empire Ottoman
étaient tous soumis au pouvoir de Constantinople.
78 ROMERO Elena, Entre dos (o más) fuegos: fuentes poéticas para la historia de los sefardíes de los Balcanes, Consejo superior de Investigaciones Científicas, Madrid, 2008, p. 116.
79 KRIEGER, Néo-capitalisme..., Op. cit. p. 689.80 KLAUSNER Joseph, Quand une nation lutte pour sa liberté, Essais historiques, Sefounot, Jérusalem, 1966,
pp. 193-210.81 KRIEGER, Néo-capitalisme..., Op. cit. p. 690.82 ROMERO, Entre dos (o mas) fuegos..., Op. cit. p. 117.
36
A Salonique fut recueilli en 1753 un texte écrit en judéo-espagnol célébrant cet épisode,
témoignage des alliances locales et a-confessionnelles aujourd'hui volontairement
occultées83:
« […] Dieu conseilla le Pacha qu'il écrive au rabbin
Qu'il sorte lui et ses gens pour qu'ils vivent
Que s'ils restaient et que ses soldats arrivaient
Même l'âme des Juifs de Tibériade ne pourrait s'échapper
Le rabbin Abulafia qui entendit ceci
Fit appeler dans toute la juiverie
«Celui qui a confiance, avec moi s'abritera
Il n'y a de raison de sortir et de laisser Tibériade »
Les aventures des Juifs séfarades en Terre Sainte ont donc été contées dans le cœur
géographique et politique de l'Empire Ottoman, quand celui-ci contenait avec peine les
révoltes et soulèvements de ses minorités. Comme dans le cas de la communauté de
Safed, les Juifs de Tibériade s'associèrent à des Juifs originaires du Yémen ou d'Europe
Orientale. En 1850 la ville comptait trois synagogues, et quatre-vingt feux de rite séfarade
(des Judéo-espagnols mais aussi des Judéo-arabes) pour une centaine de familles
ashkénazes84.
L'expérience « sioniste » de Tibériade va contre l'idée reçue selon laquelle les Séfarades
sont naturellement plus hostiles au sionisme. L'idéologie sioniste n'est pas même
l'apanage des milieux intellectuels ashkénazes. Selon Pilar Romeu l'ouvrage rédigé en
1840 par le rabbin de Sarajevo Alkalay Shalom Yerushalaïm est le premier manifeste
sioniste de l'histoire contemporaine85. Il affirme dans ses écrits que la rédemption doit
avoir lieu dans mois d'un siècle, que la terre légitime des Juifs est celle de Palestine, et
83 Ibid p.133 Traduction libre depuis la version judéo-espagnole écrite en caractères latins, publiée dans MODIANO Isaac Shmuel, «Complas de Tebaria» in Séfer renanat mizmor, Salonique, 1753 : Dio consejo el Pacha que a el Rab le escriban / que se salga él con su djente para que ellos vivan / enpero, si quedaran adientro y su djente ahi ariban / no escapará almas de los djidios de Tebariá / El Rab Abulafia que esto oyiría / mandó presto a llamar por toda la djudería / Todo el que tiene habtahá y con mi se abrigaría / no es razón de salir y dedjar Teberiá. Cet épisode est aujourd'hui oublié dans le contexte du conflit israélo-palestinien, mais ce type d'alliance se reproduit plusieurs fois dans l'histoire de la Palestine.
84 SCHWARZ Joseph, Descriptive geography and brief historical sketch of Palestine, A. Hart, 1850, p. 42.85 Conférence de Pilar ROMEU, Apogée et décadence du judéo-espagnol, Insitut d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris,
2006.
37
que leur langue doit être l'hébreu. Andrew Hedler pense que ses idées ont durablement
inspiré Theodore Herzl. Alkalay s'installa à Belgrade dans la communauté de Zemun,
point de jonction géograpahique entre le monde séfarade et ashkénaze, et y rencontra en
effet le père et le grand-père d'Herzl86. Esther Benbassa propose une nouvelle lecture du
sionisme dans l'Empire Ottoman, affirmant qu'il « se renforça face aux difficultés des
communautés dans l'Empire87 ».
Pour conclure, bien qu'animées par des projets différents, les communautés de Safed et de
Tibériade souffrirent toutes deux d'une insécurité constante et des destructions
systématiques. Terre d'élection pour des milliers de réfugiés « espagnols », la Palestine ne
conserva pas, en dehors de son rôle religieux, cet apport identitaire hispanique.
3°) La coexistence dans l'Empire vue par les Séfarades
La majorité de la population séfarade, concentrée dans les mellah des villes de l'Empire,
vivait essentiellement d'artisanat. La cohabitation avec le pouvoir et la majorité islamique
ou orthodoxe n'était pourtant pas pacifique. Comme les autres minorités de l'Empire les
Juifs souffraient des pillages du corps des janissaires et des abus et extorsions des
gouverneurs locaux. En revanche, ils étaient les seuls régulièrement accusés de crime
rituel88. À une époque où les souverains européens ne réagissaient pas face à de telles
allégations les sultans intervinrent à plusieurs reprises. En 1540, face à l'accusation de
crime rituel proférée par la communauté orthodoxe d'Amasya, Soliman le magnifique
émit un décret interdisant aux valis (gouverneurs de province) et aux juges d'avancer des
accusations, lesquelles devaient être directement examinées par la Cour impériale89. Plus
tard en 1840 le sultan Abdul Majid rédigea un décret de condamnation d'accusation de
crime rituel : « Par l'amour que nous portons à nos sujets nous ne pouvons accepter que la
86 HANDLER Andrew, The life and times of Theodor Herzl in Budapest (1860-1878), University of Alabama Press, Tuscaloosa, 1983, p. 161.
87 BENBASSA Esther, « Le sionisme dans l'Empire Ottoman à l'aube du 20ème siècle » in Vingtième siècle, N°24, 1999, p. 80.
88 La calomnie de crime rituel est née en Allemagne au Moyen-Âge et se diffusa tant dans le monde chrétien que musulman. Il reposait sur la croyance que les Juifs utilisaient du sang d'enfants chrétiens dans la confection du pain azyme, de consommation obligatoire dans la communauté pendant les huit jours de la Pâque.
89 GÜLERYÜZ Naïm, « La comunidad sefardí de Istanbul : historia y restos materiales » in El camino de la lengua castellana y su expansión en el Mediterráneo : las rutas de Sefarad, dir. Fundación de la lengua castellana, Madrid, 2008, p. 105.
38
nation juive, dont l'innocence face au crime dénoncé est évidente, soit poursuivie et
inquiétée par des accusations qui n'ont aucun fondement »90.
Évoquons plus en détail l'affaire du «Purim de Rhodes» de 1840, telle qu'Elena Romero
l'analyse91. Un Juif originaire de Smyrne, du nom de Kalomiti, arriva à Rhodes pour
vendre des éponges, ce qui provoqua la colère des Grecs orthodoxes qui disposaient du
monopole de cette production. Pour se venger ils manipulèrent un habitant juif, vendeur
ambulant d’œufs et déficient mental, et lui firent miroiter une récompense s'il rendait
coupable l'un des dirigeants de la communauté de l'enlèvement d'un enfant chrétien. Le
plan fut mis en œuvre la veille de la fête de Purim. Le gouverneur de l'île, Youssouf
Pacha, incité par le clergé grec, le corps consulaire et une partie de juifs récemment
convertis à l'islam, bloqua l'entrée du quartier juif. Les rabbins et notables furent arrêtés
et torturés. Au bout de quinze jours, les accusés furent relâchés et le gouverneur attendit
des instructions complémentaires. Les dirigeants de la communauté juive contactèrent le
banquier séfarade de la Cour Abraham Camondo et le gendre du grand rabbin de Rhodes
se rendit à la cérémonie du selmalik. Au cours de cette procession organisée chaque
vendredi le sultan sortait du palais à cheval, prêtant attention aux requêtes formulées par
les représentants des millet92. Malgré ces tentatives d'interférer directement auprès du
pouvoir, la communauté juive n'eut aucune garantie dans la cessation des poursuites. Le
dernier jour de la Pâque Youssouf Pacha reçut pourtant l'ordre d'interrompre les
arrestations. En effet, au même moment, une affaire similaire eut lieu à Damas. Cette fois
le personnel diplomatique européen accusait directement les Juifs d'avoir assassiné un
moine capucin italien, disparu sans laissé de traces. Le protagonisme particulier du consul
de France provoqua de vives réactions internationales et permit aux associations
philanthropiques juives de se faire entendre pour la première fois dans le concert des
nations. Une délégation composée par Moïse Montefiore, sheriff de Londres d'origine
séfarade, Isaac Adolphe Crémieux président du consistoire de France, et Salomon Munk
érudit franco-allemand s'empara de l'affaire et se rendit en Egypte pour intercéder auprès
de Mohamed Ali, gouverneur de Syrie. Celui-ci libéra finalement les Juifs de Damas, et
90 Ibid p. 105.91 ROMERO, Entre dos (o mas) fuegos..., Op. cit. pp. 248-258.92 Ibid p. 252.
39
quelques jours plus tard le sultan ottoman Abdul Majid prit aussi ses responsabilités en
émettant le décret cité précédemment en faveur des Juifs de Rhodes. La situation se
stabilisa donc par l'intervention de Juifs occidentaux, plus tard relayés par le Royaume-
Uni autoproclamé défenseur de la minorité juive93.
Les Juifs exprimaient la menace physique dont ils étaient victimes dans des mots parfois
durs. Voici l'extrait d'une copla anonyme judéo-espagnole recueillie par Abraham Galante
sur l'île de Rhodes au début du XXème siècle94.
« Ils pensèrent le mal de toute la juiverie
Et de calomnie les Grecs nous accusèrent
Ceux que nous avions comme amis
Se firent ennemis
Parce que nous pêchons, nous oublions l'exil
[…] Pendu que soit le converti, son nom Abdela95»
A l'instar de la société andalouse plusieurs siècles plus tôt, la société ottomane est
aujourd'hui pensée dans la violence de son autoritarisme, mais aussi dans l'équilibre d'une
paix sociale maintenue entre les minorités. Cette vision idyllique est particulièrement
prenante tant chez les descendants des Judéo-espagnols que chez les occidentaux. Shmuel
Trigano situe la construction de ce regard mélioratif dans le contexte de la création de
l’État d'Israël. Construit sur le devoir de mémoire de la Shoah, cet État n'a jamais pensé
les pertes des territoires séfarades, moins urgent dans la mémoire de l'identité juive. Au
contraire, les opposants à la création d'Israël se seraient emparés de la question pour
accabler l’État sioniste de la fin d'une idylle entre Séfarades et musulmans96. Shmuel
Trigano n'hésite pas à dénoncer à ce titre une « manipulation idéologique » dirigée contre
Israël.
93 Cours de DUMAZY F., Europe et la Méditerranée, Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence, Octobre 2011.
94 Traduction libre du judéo-espagnol, GALANTE, Histoire des Juifs de Rhodes, AIU, Istanbul, 1935 : Grande mal pensaron por la djudería / Y 'alila alevantaron los gregos por mantchia / los que mos tenían como amigos / se hicieron enemigos / porque a Dio pequimos, del galut mos olvidamos / […] Taluy del meshumad, su nombre 'Abdela, / sus pies coren para mal como la sanjiguêla, / […] Behayé kol Yisrael / Sea enforcado y también arastado.
95 Juif converti à l'Islam « Abdela » aurait favorisé la persécution des rabbins par les Grecs pendant l'affaire.
96 Conférence de Shmuel Triagno Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris X-Nanterre, mars 2007.
40
Il est attesté qu'en dehors d'une minorité à la solde du pouvoir ottoman, l'immense
majorité des Séfarades vivait dans une situation précaire relative à leur statut de dhimmi.
Cette précarité ne donnait pas lieu à des conflits systématiques ou généralisés mais la
méfiance et les tensions entres les groupes ethniques quels qu'ils soient étaient latentes.
Les alliances entre des pouvoirs locaux musulmans et juifs, comme dans le cas de la ville
de Tibériade au XVIIIème siècle, n'entrent pas en contradiction avec notre propos. Elles
ont été étonnement oubliées parce qu'elles rappellent que des accords politiques
conjoncturels étaient possibles, et ces nuances mettent en péril les visions globalisantes
qui s'affrontent aujourd'hui sur fond de conflit israélo-palestinien, que ce soit celle qui
idéalise l'organisation du pouvoir califal ottoman ou celle qui rappelle l'incompatibilité
historique de deux cultures.
C- Des nationalismes à la Shoah : la destruction des terroirs judéo-espagnols
La « question d'Orient » au XIXème siècle est celle du recul progressif de l'Empire
Ottoman face aux nationalismes. Si les minorités chrétiennes aspirent à l’État-nation et à
l'émancipation du joug turc les Juifs voient en revanche leur position se dégrader. Les
communautés séfarades commencent alors à émigrer, puis à disparaître dans l'entreprise
de destruction nazie. Seule la Turquie conserve aujourd'hui une minorité juive
relativement dynamique. Sans ressources en Israël, la mémoire séfarade oscille entre
souvenir d'une cohabitation douloureuse en Méditerranée orientale et nostalgie d'une vie
propice au multiculturalisme et à l'affirmation de leur identité hispanique.
1°) L'émigration des Juifs des Balkans au début du XXème siècle
La situation des Juifs dans l'Entre-deux-guerres était précaire. Les flux d'émigration se
densifièrent vers les États-Unis et l'Europe Occidentale d'une part, puis vers la Palestine
d'autre part. Cette précarité fut aggravée par un environnement nationaliste et exclusif des
minorités depuis l'éclatement de l'Empire Ottoman. L'échange de populations entre la
Grèce et la Turquie affecta indirectement les Juifs. Bien qu'il loua la quiétude de la cité et
l'harmonie entre les confessions Michael Molho évoqua ces bouleversements à Kastoria.
41
« Lors de l'échange de populations, les Turcs, au nombre de deux mille cinq cents, ont
émigré, et ont été remplacé par des réfugiés de confession orthodoxe, venus des régions
conservées par la Turquie. Ces réfugiés habitent un nouveau quartier dans la ville97. »
Hors selon l'auteur la cité grecque ne comptait que dix mille habitants, dont un millier de
Juifs, et son organisation économique et sociale fut par conséquent considérablement
altérée. Jusqu'à présent, le relatif développement économique de la ville reposait sur un
équilibre dans la répartition des branches d'activité. Les Turcs occupaient les postes
administratifs, ils étaient aussi pêcheurs et bateliers. Les Grecs orthodoxes étaient
essentiellement cultivateurs et pelletiers, quand les Juifs étaient artisans, commerçants,
épiciers et ambulants98. Depuis la reconnaissance des indépendances balkaniques et
turque la minorité juive ne devenait plus indispensable dans l'organisation économique et
politique, elle provoquait même une hostilité grandissante, notamment en Grèce où
l'antisémitisme se teintait d'anti-turquisme agressif.
Quand s'achève la première guerre balkanique en 1912 la ville de Salonique devient
grecque et quitte le giron de l'Empire Ottoman. L'hostilité envers les Juifs se fait toujours
plus forte alors que les réfugiés grecs de Thrace ou d'Anatolie commencent à affluer dans
la cité. L'entre-deux-guerres à Salonique fut une période douloureuse, émaillée de drames
pour les Séfarades. En 1917 en pleine première guerre mondiale un terrible incendie
réduit en cendres la partie ancienne de la ville. Le désastre marque selon les historiens le
début de l'agonie de la communauté séfarade de Salonique99. Grâce à des données
recueillies à l'époque Jospeh Nehama précise que 53 737 Juifs furent touchés, contre 10
334 Grecs chrétiens et 11 360 Turcs musulmans100. La reconstruction débuta en 1922 et la
loi du ministre grec des transports Papanastasiu permit de mettre en œuvre d'abusives
expropriations massives101 qui ruinèrent des milliers de familles juives. Selon Moshe
Attias il semple peu crédible que le feu ait été déclenché sans l'intention délibérée de
réduire à néant la vie juive de la ville102. Les origines de l'incendie sont toujours discutées
97 MOLHO Michael, Histoire des israélites de Kastoria, AIU, Thessalonique, 1938, p. 118.98 Ibid p. 119 ; Michael Molho dresse le portrait des commerçants ambulants p. 120.99 ROMERO Elena « Historia y creacion literraria de los sefardies : una vision de conjunto » in El camino de la
lengua castellana, Op. cit. p. 71.100NEHAMA Jospeh, Histoire des israélites de Salonique, réédition Université de Thessalonique, Thessalonique,
1978, pp. 764-770.101ROMERO, Entre dos (o más) fuegos... , Op. cit. p. 647.102Ibid p. 648
42
aujourd'hui par les historiens. Témoin de la catastrophe Samuel Levy écrivit alors : « Les
premiers jours qui suivirent le sinistre tous ceux qui purent fuir vers l'Europe et
l'Amérique abandonnèrent tout derrière eux et s'embarquèrent vers des mondes
meilleurs103 ».
Les guerres successives et l'antisémitisme compliquèrent les activités des Séfarades et
favorisèrent leur émigration, à Salonique mais aussi dans tous les Balkans. La soumission
à une nouvelle autorité entrava le commerce, le recrutement militaire força l’assimilation,
les Séfarades se firent la guerre entre 1919 et 1922 au nom de la patrie grecque ou
turque104. La situation politique en Grèce fut particulièrement chaotique, émaillée de
coups d’États et de tensions constantes entre factions. La monarchie abolie, la République
fut proclamée en 1924 mais les rivalités ne cessèrent pas. Les Judéo-espagnols se
montrèrent plutôt en faveur des monarchistes, contre les politiques antisémites des
républicains de Vénizelos. En effet, depuis la fin de la première guerre mondiale, toute
une série de mesures avait été prise contre la communauté: l'obligation de se soumettre au
repos dominical et de fermer les commerces et entreprises le dimanche, la réduction de
l'autonomie du système éducatif, la création d'un collège électoral séparé pour les Juifs,
l'interdiction d'utiliser l'hébreu dans les commerces et épiceries et le judéo-espagnol dans
les livres de compte, la continuité du projet urbain de Salonique et de l'expropriation sans
compensation financière, l'appui aux cercles antisémites et aux organisations
nationalistes105. Cette dégradation de la situation se traduisit fin juin 1931 par un pogrom
qui répandit la terreur dans la ville. Attisés par le journal antisémite Makedonia et le
soutien de la police, l'«Union nationale grecque» Ezninki Enosis Elados groupe
d'extrême-droite né en 1930 pilla le quartier Campbell durant deux jours et deux nuits.
Face à la passivité du gouvernement de Venizelos et de la population civile grecque ils
passèrent à tabac plusieurs habitants et détruirent une synagogue, un hôpital, et une
trentaine de maisons106. Le pogrom provoqua une nouvelle vague d'immigration, et les
responsables furent libérés, officiellement pour faute de preuves107.
103LEVY Samuel, Flama acendida, Salonique, 1917, p.56 cité dans ROMERO Ibid p. 649.104SAUL Moshe, « Djudíos en el ejército » in Aki Yerushalaïm, N°62, 2000, p. 27-29.105 ROMERO, Entre dos (o más) fuegos... , Op. cit. p. 731.106Ibid p. 737.107Ibid p. 731.
43
Malgré la précarité de leur situation, les Juifs de Salonique parvinrent à maintenir une
présence démographique conséquente. Le recensement de 1912 faisait état de 64 000
habitants Juifs, et celui de 1940 de 56 400108. Michael Molho estime pourtant que plus de
40 000 Juifs quittèrent la ville entre 1908 et 1940 : la saignée migratoire fut compensée
en partie par le dynamisme démographique109. Cependant, le cœur du séfardisme était
déjà touché, dans sa vie économique et culturelle. En 1940 des trente deux synagogues
antérieures à la Première guerre mondiale il n'en restait plus que seize. Seuls quatre
journaux communautaires publiaient encore, deux en judéo-espagnol et deux en
français110. Jusqu'en 1943 et la destruction physique des Juifs par les Allemands
Salonique était malgré tout toujours considérée comme le phare du monde séfarade.
2°) La Shoah et l'agonie du monde judéo-espagnol
Le 9 avril 1941, quelques jours seulement après leur entrée en Grèce, les Allemands
fermèrent les bureaux de la communauté juive de Salonique et emprisonnèrent les
membres du Conseil municipal. Le premier ministre grec désigné par les nazis, le général
Tsolakoglou, tranquillisa d'abord la population juive, affirmant qu'il n'existait aucun
problème avec les Juifs et que ceux-ci avaient suffisamment fait preuve de leur
patriotisme pendant la dernière guerre contre les Turcs111. Cependant l'armée allemande se
livra pendant quinze mois au pillage des bibliothèques, des archives et des synagogues.
Par voie de presse l'ordre fut donné aux hommes israélites de dix huit à quarante cinq ans
de se réunir sur la place principale de Salonique le 11 juillet 1942. Neuf mille personnes
se réunirent et trois mille d'entre elles furent désignées et envoyées dans des camps de
travaux forcés en Grèce112. L'administrateur autrichien de la ville Max Marten promis leur
libération contre quarante mille dollars, soit plus de trois billions de drachmes. La
communauté s'empressa de réunir la somme mais elle ne put verser que deux billions. La
108SAWAS Stéphane, « La représentation de Salonique dans le cinéma grec » in Confluences Méditerranée, N°38, 2001, p. 145.
109MOLHO Rena, « Salónica : la Jerusalén de los Balcanes » in El camino de la lengua castellana, Op. cit. p. 143. 110Ibid p. 144.111Ibid p. 145.112MOLHO Rena, « Les Juifs en Grèce au XXème » in Matériaux pour l'histoire de notre temps, N°71, 2003, p.
46.
44
preuve du versement ne fut établie juridiquement que récemment, ouvrant la voie à de
nouvelles compensations financières de la part de l'Allemagne dans les années 2000113.
En décembre 1942 le docteur Marten ordonna la destruction du cimetière juif, plus
grande nécropole juive d'Europe qui comptait pas moins de cinq cent mille sépultures.
Les pierres tombales furent réutilisées dans diverses constructions, dont une piscine pour
les officiers allemands. Début 1943 alors que l'avancée du troisième Reich en
Méditerranée était déjà largement compromise Alois Brunner fut envoyé à Salonique
pour organiser la déportation des Juifs. Jusqu'au mois d'août dix-neuf trains chargés de
deux mille cinq cents à trois mille Juifs chacun quittèrent Salonique pour Auschwitz,
Birkennau, Treblinca et Bergen Belsen. Moins de deux milles Juifs reviendront des
camps. La majorité immigra aux États-Unis et en Israël114. Le comportement du grand
rabbin de la ville pendant la guerre est toujours extrêmement controversé. Né en Autriche,
Zvi Koretz arriva à Salonique après la première guerre mondiale. Il dut apprendre le
judéo-espagnol pour se faire accepter par ses coreligionaires. En 1941 il fut très tôt arrêté
par les Allemands, puis libéré en décembre 1942 il fut nommé président du conseil juif de
Salonique, organisation manipulée par les occupants pour faciliter le recensement des
Séfarades. En mars 1943 il participa à l'organisation du départ d'un convoi de Juifs en
direction de Cracovie. Les trains les emmenaient en réalité dans les camps, mais il est
impossible de savoir si les judenraten115 étaient au courant de leur destination réelle.
Toujours est-il que l'application des ordres allemands facilitera grandement la réalisation
de la « solution finale ». Certains survivants, comme Jacques Stroumsa, considèrent Zvi
Koretz comme directement responsable de la déportation des milliers de Juifs de
Salonique. Hannah Arendt cite explicitement le cas Koretz pour illustrer la responsabilité
de certains Juifs dans la Shoah et le triomphe de la « banalité du mal »116. À son
comportement est souvent opposé celui du rabbin d'Athènes, Barzilaï. Convoqué par
Dieter Wislecny et pressé de lui remettre les registres de la communauté dans lesquels
figurent les noms, adresses et professions des Juifs d'Athènes, celui-ci fit croire qu'ils
avaient été détruits117. Feignant sa bonne foi, il s'engagea à recueillir au jour le jour le
113VRADELIS Stanios, « La rançon de Merten enfin prouvée » in Ta Nea, Athènes, 08/10/2005.114RENA, « Les Juifs en Grèce... », Op. cit. p. 48.115Le judenräte était un corps administratif mis en place par les Allemands dans les ghettos d'Europe Orientale. Il
n'y eut que deux ghettos organisés selon ce modèle dans les Balkans, à Salonique et à Bitola.116 ARENDT Hannah, Eichmann à Jérusalem, Gallimard dexième édition augmentée, Paris, 1997, p. 114.117Données disponibles sur akadem.org « L'action du rabbin Barzilaï ».
45
maximum d'informations possibles, et gagna du temps pour mettre parallèlement en place
un réseau clandestin. Avec l'aide essentielle de l'archevêque orthodoxe Damaskinos, il
sauva plusieurs centaines de ses coreligionnaires. Cependant son action ne put faire face
aux traques des nazis. Sur trois mille cinq cent âmes juives en 1940, la moitié parviendra
à échapper à la déportation.
Les communautés de Thrace et de Macédoine, territoires annexés par les Allemands,
furent décimées à plus de quatre vingt dix pour cent. Dans la ville de Monastir (Bitola)
fut construit un ghetto sur le modèle des villes d'Europe orientale118. Les territoires sous
contrôle italien tels que l'Epire ne furent pas épargnés, dès lors que l'occupation
allemande s'exerça de manière directe en 1942. La communauté juive de Ioannina, l'une
des plus anciennes des Balkans, fut exterminée dans sa totalité en 1944119. La Bosnie et la
Croatie sous le joug oustachi virent disparaître plusieurs milliers de Juifs et de Serbes
dans le camp de Jasenovac, seul camp d'extermination non contrôlé par les nazis pendant
la Seconde guerre mondiale et seul camp d'extermination dans la péninsule balkanique120.
La population juive de Sarajevo passa de quinze mille personnes (soit vingt pour cent de
la population) à un petit millier. Finalement, seuls les Séfarades de Bulgarie et de Turquie
furent protégés. Entre 1945 et 1949 l'immense majorité des Juifs bulgares émigrèrent en
Israël, mais en Turquie la communauté se maintint plus longtemps.
3°) L'intégration des Judéo-espagnols dan la Turquie moderne
Mustafa Kemal souhaita consolider ses réformes dans les années 1930 et déclara sa
neutralité pendant la Seconde Guerre Mondiale, selon sa doctrine « paix à la maison, paix
dans le monde ». En 1933 plusieurs professeurs Juifs allemands destitués de leurs postes
universitaires par le pouvoir nazi furent invités par Atatürk à s'établir en Turquie pour
contribuer aux développement des universités turques121. Le pays devint un refuge pour
de nombreux Juifs qui fuyaient l'holocauste, mais des zones d'ombre demeurent,
118COHEN Mark, Last century of a sephardic community : the Jews of Monastir, Foundation for the advancement of Sephardic studies and culture, New-York, 2001.
119SILVER Laura, « Spreading little-known history of Romaniote jews » in Daily news, New-York, 18/06/2008.120LEVY Luc, « Le syndrome oustachi » in Matériaux pour l'histoire de notre temps, N°19, 1990, pp. 53-55.121GÜLERYÜZ, « La comunidad sefardí de Estambul », Op. cit. p. 104.
46
notamment sur le rôle des autorités dans l'interdiction des bateaux de réfugiés de se
diriger vers la Palestine et de se ravitailler dans les ports. Ayse Hür, historienne
spécialisée dans l'étude des politiques turques à l'égard des minorités au XXème siècle,
dénonce même la politique très restrictive de la Turquie à l'égard des réfugiés et la
sympathie affichée par le pouvoir à l'égard du nazisme depuis l'accord turco-germanique
de 1941. « Dans la mesure où bon nombre de pays européens ont fait preuve de la même
attitude à cette époque, il n'y a sans doute pas de raison d'en éprouver plus de honte
qu'eux. Mais n'inventons pas de faux héros et de fausses histoires pour nier notre
responsabilité dans les souffrances des victimes122 ». Il existe aujourd'hui l'idée largement
partagée tant par les Turcs que par les Juifs que la Turquie a contribué au sauvetage de
milliers de Juifs et que sa population fut imperméable aux dangers de l'antisémitisme. Il a
en effet été prouvé que des diplomates turcs sauvèrent dans les pays occupés par les
Allemands des centaines de Juifs en leur octroyant des passeports. Selahattin Ülkümen
consul à Rhodes de 1943 à 1944 fut reconnu en 1990 hasid umot ha'olam « juste parmi
les gentils » par l'institution Yad Vashem de Jérusalem123. Il ne faut pas non plus oublier
que la Turquie fut le troisième État à reconnaître Israël en 1949. David Marcilhacy
analyse le rapport complexe qu'entretiennent Turcs et Judéo-espagnols à travers l'étude de
la presse communautaire124. Créé en 1947 le journal officiel de la communauté juive
Şalom loue la fidélité des Juifs à la patrie turque. Bien qu'il conserve une page en judéo-
espagnol, l'hebdomadaire est essentiellement rédigé en turc depuis les années 1970125.
La généralisation de l'éducation en turc depuis 1923 a joué un rôle primordial dans le
déclin du judéo-espagnol, dans le contexte d'une campagne d'assimilation forcée portée
par le slogan Vatandas türkçe konush « Citoyen parle turc ! ».
Au détour d'une ruelle des anciens mellahs il n'était pas rare d'entendre parler le judéo-
espagnol jusque dans les années 1980126. La relation de fidélité de la diaspora séfarade à
la patrie turque est complexe, parce qu'elle suppose l'oubli d'un passé multiculturel que le
122HÜR Ayse « Le mythe des Schindlers turcs » article paru dans Taraf le 25/05/2008.123GÜLERYÜZ, « La comunidad sefardí de Estambul », Op. cit. p. 105.124MARCILHACY David, « Les Juifs séfarades de Turquie, une minorité mise sous presse » in Outre-terre, Revue
française de géopolitique, N°10, 2005, pp. 379-386.125Ibid p. 381.126M. GROC prefesseur à l'IEP d'Aix-en-Provence fait allusion dans son cours « Turquie et Asie centrale » à de
telles rencontres.
47
pouvoir turc contemporain s'est attaché à faire disparaître. Dans l'histoire de l'Empire il
était impossible pour les Juifs dépourvus de territoire de penser la « révolution
nationale » telle qu'elle fut mise en œuvre en Grèce ou en Bulgarie. Les Judéo-espagnols
ont placé leurs espérances dans le pouvoir central de Constantinople devenue Istanbul.
Ceci explique par exemple la présence de Juifs et leur rôle dans la révolution des « jeunes
turcs » à Salonique en 1909127. Devenus aux yeux des peuples chrétiens les alliés fidèles
des Turcs, ils durent faire face aux nationalismes balkaniques avec une extrême violence :
comme nous l'avons vu l'obligation de s'engager dans les armées et de participer aux
guerres gréco-bulgare ou gréco-turque n'avaient pour eux aucun sens. Ce n'est
certainement pas par hasard si la communauté bulgare rescapée de la Shoah émigra à plus
de quatre-vingt dix pour cent en Israël alors que la communauté turque resta relativement
dynamique128. Aujourd'hui plus de vingt mille Juifs vivent toujours en Turquie, malgré le
regain d'antisémitisme lié au conflit israélo-palestinien et attisé par l'islamisme radical129.
Les récentes tensions diplomatiques entre Israël et la Turquie ont placé la communauté
dans une situation délicate : l'hebdomadaire Şalom a pris ses distances avec le
gouvernement de Benyamin Netanyahou en mars 2010130.
Face à l’ambiguïté du pouvoir turc et à sa politique nationaliste, les Judéo-espagnols
n'eurent d'autre choix que de prendre leur distance avec Israël et de prouver leur parfaite
intégration. Ceux qui ont quitté le pays sont aujourd'hui partagés entre une nostalgie
vivace et le sentiment que le pouvoir turc manipule la communauté, la caractérisant de
« minorité fidèle » ou de « minorité menaçante » selon les circonstances131. Le film de
Nora Seni Si je t'oublie Istanbul témoigne de cette confusion des sentiments132. Nous
conclurons cependant par l'extrait d'un poème écrit para Sara Benveniste, auteur résidant
aujourd'hui en Israël, et pleurant une patrie turque qui n'existe certainement plus que dans
l'imaginaire133 .
127ROMERO Elena, Entre dos (o más) fuegos... , Op. Cit. pp. 387-432.128L'installation d'un pouvoir communiste en Bulgarie peut expliquer l'attrait du sionisme et l'exil massif des Juifs
bulgares, mais parallèlement on remarquera que la situation d'instabilité et de violence politique en Turquie n'affecta que peu la démographie séfarade dans ce pays.
129Attentat terroriste en 1986 près de la synagogue de Nave Shalom et en 2003 au même endroit.130MOLINAS Ivo dans Shalom cité in Courrier international, N°1024, 17-23 juin 2010.131Conférence de BALI Rifat, MALLET Laurent-Olivier et SENI Nora Juifs turcs ou juifs de Turquie au Musée
d'art et d'histoire du judaïsme, Paris, décembre 2009.132SENI Nora, Si je t'oublie Istanbul, Istanbul film agency, 1990.133Traduction libre du judéo-espagnol in ROMERO, Entre dos (o más)..., Op. cit. p. 776 : Seremos alegres y
48
« Nous serons heureux et reconnaissants
Où que nous soyons nostalgie nous aurons
Pour la Turquie et sa belle terre
Nous louerons son peuple et sa grandeur »
4°) La vision romantique de la diaspora aujourd'hui
Quel regard les descendants des Judéo-espagnols portent-ils sur leur identité et leur
histoire? La situation économique des masses juives en Méditerranée orientale était
devenue précaire au début du XXème siècle, à l'instar du déclin de la civilisation
ottomane. La prise de conscience d'un sous-développement s'accompagna d'un danger
d'élimination physique toujours plus proche. Comme nous l'avons évoqué précédemment,
le projet sioniste convainquit nombre de Juifs séfarades. En Israël la politique
d'hébraïsation et la suprématie politique ashkénaze ne permirent pas d'envisager la
transmission de la culture judéo-espagnole. Albert de Vidas éditeur de la revue Erensia
Sefarad témoigne avec amertume : « Nous sommes déconsidérés en Israël, parce que
nous n'avons pas de pouvoir politique comme les Ashkenazim et les Mizrahim [Juifs
d'Orient de culture arabe]. Nous n'avons pas de députés, pas d'écoles où nos fils et filles
puissent recevoir un enseignement en notre langue134 ». Cependant, Israël a fini par rendre
impossible la distinction d'une diaspora séfarade car la mixité des mariages entre citoyens
du pays a rendu ces distinctions « tribalistes » inutiles. Que restent-ils aux descendants
des Judéo-espagnols pour fédérer leur identité en-dehors du cadre national, qu'il soit
israélien, turc, ou autre ?
Les acteurs s'approprient des images et construisent un système mémoriel qui laisse place
à des perceptions fantasmées, ils restituent les états sensoriels d'une vie qu'ils n'ont
pourtant pas vécue. « Dans nos ghettos dispersés le visiteur était saisi par je ne sais quel
parfum d'Orient biblique dès qu'il franchissait le seuil de nos maisons basses, au fond de
nos ruelles étroites encombrées d'échoppes où le marchand et l'artisan emploient les
reconocientes / onde estaremos nostalgía tendremos / por la Turquía y su hermosá tierra / alabaremos su pueblo, su grandeza.
134Cité in STUDEMUND-HALEVY Michael, « Des vies sous les cendres » in Les Séfarades en littérature : un parcours millénaire, dir. BENBASSA Esther, Centre Alberto Benveniste pour les études et la culture séfarades, Presses Paris Sorbonne, Paris, 2005, p. 172.
49
mêmes techniques ou presque qui furent celles de l'Orient biblique » dit André
Chouraqui, ancien maire adjoint de Jérusalem issu d'une famille séfarade135.
Le parcours d'un livre possédé par les Séfarades est devenu une légende et un symbole
national en Bosnie-Herzégovine. L'ouvrage est l'un des plus anciens manuscrits
enluminés de l'Europe méridionale. Appelé Haggadah de Sarajevo, c'est un livre sacré
servant à l'office du Seder, fête qui célèbre l'accession à la liberté du peuple juif pendant
Pessah, la Pâque juive. La Haggadah narre l'Exode, le voyage du peuple juif mené par
Moïse, la fuite d’Égypte et la traversée de la Mer Rouge. Nous ne savons que peu de
choses sur ses origines, il fut sans doute élaboré entre 1340 et 1370 en Catalogne, à
Barcelone ou à Gérone136. Selon le président de la communauté juive de Bosnie-
Herzégovine des illustrateurs chrétiens et musulmans participèrent à sa confection à en
juger par les figures humaines qui y sont représentées. Les Juifs y arborent parfois des
couronnes de rois chrétiens ou des vêtements portés à l'époque par les musulmans137.
L'interdiction de représenter la divinité dans le judaïsme est dans le manuscrit largement
transgressée : la Haggadah est une œuvre d'art figurative. Sortie miraculeusement
indemne de l'histoire trouble de la Méditerranée, elle est surtout le symbole d'une culture
qui manifeste l'équilibre symbiotique de l'Espagne des trois religions.
L'itinéraire du manuscrit commence en 1492. Une famille juive échappant aux rigueurs
de l'Inquisition parvient à faire sortir le livre d'Espagne pour l'Italie. À Rome le livre
réapparaît en 1510 alors qu'il est acheté par un mécène. Fuyant de nouveau l'Inquisition,
la Haggadah voyage dans les Balkans dominés par l'Empire Ottoman, même si nous
n'avons aucune données historiques nous le confirmant. Le manuscrit ne réapparaît qu'en
1894 quand une famille de la communauté juive de Sarajevo la vend à la bibliothèque
nationale bosniaque pour cent cinquante florins. Pendant la Première Guerre Mondiale, la
guerre fait rage dans les Balkans et les Autrichiens doivent à plusieurs reprises évacuer
Sarajevo face aux avancées des troupes serbes. La Haggadah est protégée à Vienne, puis
son retour à Sarajevo est mentionné en 1930, quand la Bosnie fait partie du Royaume de
135Cité in LEROY Béatrice, L'aventure séfarade, Flammarion, Paris, 1991, p. 57.136FINCI Jakob in NIETO, El último sefardí, Op. cit. p. 99.137Ibid p. 100.
50
Yougoslavie. Elle trouve alors sa place au Musée national de Bosnie. La Seconde Guerre
Mondiale et l'occupation allemande en 1941 menacent directement les biens de la
communauté juive. En 1942 le général nazi Johann Fortner donne l'ordre de confisquer le
manuscrit au nom du Troisième Reich. Le directeur du musée Dervis Korkut, d'origine
albanaise, fait croire que des officiers allemands ont déjà emporté le livre138. En réalité, il
le confie à un imam qui le cachera jusqu'à la fin de la guerre dans la bibliothèque de sa
mosquée à Zenica. Le manuscrit n'est restitué aux autorités de la ville que dans les années
1970, il devient déjà le symbole de la résistance farouche de la ville contre les
envahisseurs, quelle que soit leur religion ou ethnie.
Pourtant la guerre n'a pas fini de menacer la capitale bosniaque, et le déchirement de la
Yougoslavie qui épargne d'abord la Bosnie se cristallise dès 1992 autour de Sarajevo, à
l'occasion du plus long siège de l'histoire contemporaine (du 5 avril 1992 au 29 février
1996). Les forces serbes qui encerclent la ville n'hésitent pas à procéder à un véritable
génocide culturel en détruisant son patrimoine, dont la Bibliothèque nationale.
Aujourd'hui nous pouvons lire sur les murs du bâtiment toujours en ruines: « Dans la nuit
du 25 au 26 août 1992 des criminels serbes ont mis le feu à la Bibliothèque nationale et
universitaire. Plus de deux millions de livres et journaux ont disparu dans les flammes.
N'oubliez pas, souvenez-vous ». Très peu d'ouvrages sont sauvés des flammes, et pourtant
des rumeurs font état du sauvetage de la Haggadah. Les spéculations se multiplient, les
différentes parties au conflit s'accusent mutuellement d'avoir vendu le manuscrit pour
acheter des armes. En réalité le livre aurait été découvert à même le sol le lendemain du
bombardement par l'inspecteur de police Fahrudin Cebo, puis transporté dans un coffre-
fort de la banque centrale, même si les témoignages divergent à ce sujet139. Le
gouvernement bosniaque d'Alija Izetbegovic affirma qu'il était en sa possession en 1995,
et pour faire taire les rumeurs il le présenta à la communauté juive de la ville pour la
Pâque de la même année. Restauré grâce à des fonds privés et internationaux (UNESCO)
il est placé depuis 2002 dans une chambre secrète du musée national de Sarajevo. Le
Grand mufti de Sarajevo n'a pas hésité à ériger la Haggadah en symbole de la tolérance
138FINCI Jakob in NIETO, El ultimo..., Op. cit. p. 99 confirmé par The Jewish foundation for the righteous http://www.jfr.org/site/PageServer?pagename=sup_korkut consulté le 13/02/2012.
139Ibid p. 100.
51
religieuse bosniaque, rappelant qu'elle fut sauvée à deux reprises par des musulmans.
Selon Jakob Finci « le livre est merveilleux, non seulement comme pièce artistique mais
aussi comme témoignage d'une histoire vivante. Le livre est la preuve matérielle de nos
profondes racines espagnoles et du long chemin d'exil entre Sefarad et Sarajevo.140»
L'homme s'interroge alors sur l'émergence du symbole bosniaque à travers un livre écrit
en Espagne et fondamentalement juif. Il estime que le multiculturalisme de Sarajevo, cité
qui disputait à Salonique le titre de Jérusalem des Balkans pour la présence séculaire des
trois religions monothéistes, n'est pas un simple visage que la ville offre à ses visiteurs,
mais son véritable ressort identitaire. Contrairement à Salonique devenue exclusivement
grecque et oublieuse de sa mémoire multiculturelle dès la première moitié du XXème
siècle, Sarajevo a conservé plus longtemps un modèle hérité de l'ottomanisme, sa
composition multiethnique et plurireligieuse. Peut-être n'était-ce qu'une question de
décalage historique. Le sanglant nationalisme de la décennie 1990 n'épargna pas la
capitale bosniaque, aujourd'hui toujours divisée. Une anecdote d'Eliezer Papo souligne
une fois de plus l'ironie de l'Histoire. « Quand commença la guerre en 1992 l'Espagne
commémorait le Cinq centième anniversaire de l'expulsion des Juifs. Le roi Juan Carlos
accueillit alors cinquante familles séfarades de Sarajevo qui fuyaient la guerre.141 »
L'histoire de la Haggadah est aujourd'hui une légende, le récit d'une épopée qui provoque
l'admiration et la fascination. Les descendants des Judéo-espagnols sont aujourd'hui fiers
de la raconter, que leurs ancêtres aient vécu en Bosnie ou pas : la Haggadah est le
symbole de leurs voyages à travers la Méditerranée142. Geraldine Brooks, auteur
américaine et spécialiste des manuscrits anciens, découvrit son existence alors qu'elle
était correspondante de guerre pour le Wall Street journal dans Sarajevo assiégée143. Après
plusieurs années d'investigations elle publia le roman People of the book traduit en
français par Le livre d'Hannah, récit du voyage de la Haggadah mêlant fiction et faits
historiques144. Réflexion sur la transmission, il rend hommage aux hommes et femmes qui
140Documentaire télévisuel El legado oral de los judíos expulsados de España, production Televisión española y Alea Televisión, 2003.
141PAPO Eliezer in NIETO El último sefardí, Op. cit. p. 101.142Entretien avec Gilad MOR, Tel Aviv, 17/08/2011.143ASSOULINE Pierre, « Le manuscrit trouvé à Sarajevo » in La République des livres (blog), 30/09/2008
consulté sur internet le 14/02/2012 http://passouline.blog.lemonde.fr.144BROOKS Geraldine, Le livre d'Hannah, Belfond, 2008, 413p.
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ont sauvé le manuscrit, préservant ainsi la trace d'une culture mise en péril, l'infime partie
des productions de l'espace méditerranéen qui témoignent d'une synergie
méditerranéenne disparue depuis.
La mémoire judéo-espagnole confinée au souvenir nostalgique de l'Espagne est travaillée
autour de légendes parfois construites de toutes pièces à l'époque contemporaine.
Prenons l'exemple des clés d'Espagne. Selon la tradition avant de quitter les villes de
Tolède, Séville, Zaragoza ou Cordoue les Juifs fermèrent leur maisons et conservèrent les
clés dans l'espoir d'un éventuel retour. David Saltiel actuel président de la communauté
juive de Thessalonique affirme que les clés se sont transmises de génération en
génération. Les Séfarades partagent une chanson judéo-espagnole à propos de cette
tradition145:
« Où est la clé?
Qui était dans le tiroir
Mes grands-parents l'ont ramené
Avec grand peine
De leurs maisons d'Espagne »
Cette chanson a en réalité été écrite par Flory Jagoda, chanteuse séfarade de Bosnie née
en 1925146. Cette composition ne fait donc pas partie du patrimoine judéo-espagnol. Voici
l'explication avancée par Paloma Diaz Mas à propos de la légende : en 1905 la
publication de Españoles sin patria y la raza sefardí par Angel Pulido147 est la première à
rendre compte de la conservation de ces clés dans le bassin méditerranéen oriental148.
L'auteur espagnol qui découvre les communautés fait part d'une rencontre avec un Juif
des Balkans. Celui-ci lui aurait notamment présenté les clés de la demeure de ces
ancêtres. Eliezer Papo envisage l'invention de cette anecdote de la part d'Angel Pulido, à
une époque où les intellectuels espagnols commençaient à s'intéresser au sort des Juifs
expulsés. Mais il ajoute que le plus intéressant est l'énergie avec laquelle les Séfarades 145Traduction libre du judéo-espagnol, poème cité par SALTIEL David in NIETO, El último..., p. 105 : Donde está
la yave / ke estava en el cajón ? / Mis nonos la trazheron / Kon grande dolor / De su casa de Espanya.146FREIDENREICH Harriet, «Jewish women in Yugoslavia» in Jewish women's archive, New-York, 2005 consulté
sur internet le 13/02/2012 http://jwa.org/encyclopedia/article/yugoslavia .147PULIDO Angel, Españoles sin patria o la raza sefardí (1905), réédition Universidad de Granada, 1993, 659p.148DIAZ MAS Paloma in NIETO, El último..., Op. cit. p. 106.
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commencèrent eux-aussi à chercher tout ce qui pouvait attirer l'attention de ces
intellectuels, n'hésitant pas à exagérer leur amour pour leur ancienne patrie dans l'idée de
conserver les clés de leurs ancêtres149. En quête de reconnaissance, ils n'ont pas hésité à
aménager leur mémoire historique, à tel point qu'aujourd'hui les descendants des Judéo-
espagnols continuent à croire dur comme fer à l'histoire des clés d'Espagne. Moshé
Rahmani, ancien éditeur de la revue Los Muestros confie à Miguel Angel Nieto « Ce n'est
certainement pas une histoire inventée. J'ai des amis qui ont conservé des clés vieilles de
plusieurs siècles150». Des milliers de familles possèdent en effet d'anciennes clés, sans
doute acquises au XIXème siècle, et comme le rappelle Paloma Diaz Mas pour des
questions de logique « si la légende était vraie et que nous contions toutes les clés, Tolède
aurait eu plus d'habitants à cette époque que Madrid aujourd'hui151». Elle conclue que la
véracité de l'histoire importe finalement peu et que la légende, même créée à la faveur
d'une vague romantique venue d'Espagne, montre de toute façon la relation affective de la
communauté avec un passé qu'elle considère glorieux. Matilda Gini de Barnatan,
animatrice du programme Sefarad à la Radio extérieure d'Espagne s'éloigne du débat sur
la question pour affirmer: « L'unique clé dont je dispose est ma langue. C'est l'unique clé
qui puisse m'ouvrir les portes152».
Quelle est donc cette langue qui porte les traces de l'exil et les accents de la
Méditerranée ?
Section 2 - Une langue de fusion comme marqueur identitaire
Nous savons désormais que les Juifs qui s'exilèrent vers le Portugal et le nord de l'Europe
adoptèrent les langues nationales en plein essor, le français, l'anglais ou le hollandais. En
revanche, dans le nord du Maroc et dans l'Empire Ottoman encore en formation non
seulement ils maintinrent leur langue espagnole mais ils l'imposèrent aux communautés
juives antérieures, comme les Romaniotes en Grèce153, voire aux non-Juifs qui en firent 149PAPO Eliezer in Ibid p. 106.150RAHMANI Moshé in Ibid p. 106.151DIAZ MAS Paloma in Ibid p.107.152GINI DE BARNATAN Matilda in Ibid p. 105.153A propos des Romaniotes en Grèce HANDMAN Marie-Elisabeth, « L’Autre des non-juifs …et des juifs: les
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une langue véhiculaire indispensable dans le commerce : « Jusqu'au début du XXème
siècle le judéo-espagnol avait débordé le cadre de la communauté juive pour être utilisé
comme lingua franca pour les relations entre minorités, Grecs, Arméniens, Juifs... »154.
Intéressons nous à cette langue en commençant par distinguer sa variante savante,
appelée ladino, et sa variante vernaculaire désormais appelée judéo-espagnol ou
djudezmo. Nous analyserons ensuite son caractère syncrétique et profondément
méditerranéen avant de nous interroger sur son extinction.
A- Le phénomène de diglossie
Le linguiste Johann Strauss replace la situation particulière des Séfarades dans le cadre de
l'Empire Ottoman, propice selon lui au phénomène de diglossie155. Selon Charles
Ferguson, qui a théorisé le terme, il s'agit d'une situation dans laquelle deux variantes
d'une même langue se côtoient. La première, vernaculaire et pouvant se décliner en
plusieurs dialectes, se développe aux cotés d'une variété qui se caractérise par les points
suivants :
– Elle est beaucoup moins sujette aux altérations que la version vernaculaire car elle
s'articule autour de règles grammaticales extrêmement codifiées. Elle est en ce
sens plus complexe.
– Elle est le vecteur privilégié d'une littérature prestigieuse, ce qui introduit une
hiérarchie indéniable entre la langue savante et la langue populaire.
– Elle est seulement utilisée à l'écrit ou dans le cadre de discours formels, et ne
s'emploie jamais dans la conversation courante.
Le phénomène de diglossie prévalait au Moyen-Age sur les rives européennes de la
Méditerranée Occidentale (Espagne, France, Italie), quand le latin était la langue écrite
savante et les langues romanes vernaculaires ses variantes, avant que ces dernières ne
s'autonomisent totalement en langues nationales distinctes et éclipsent la prévalence de la
romaniotes » in Études balkaniques, N°9, 2002, pp. 133-164.154 TOLEDANO Joseph, Les séfarades, Brepols, Paris, 1992, p. 64.155 STRAUSS Johann, « Diglossie dans le domaine ottoman. Évolution et péripéties d'une situation linguistique » in Revue du monde musulman et de la Méditeranée, N°75-76, pp. 221-255.
55
langue romaine. Dans le cas ottoman Johann Strauss analyse des cas de diglossie plus
parfaits encore, distinguant l'arabe classique fusha et l'arabe vernaculaire 'ammiya, le grec
classique khatarevousa et populaire dhimotiki, mais aussi l'arménien savant ashxarapar et
celui des masses krapar156.
1°) La diglossie judéo-espagnole
Pour les Séfarades la question se pose aussi. Elle nous permet de souligner la distinction
fondamentale entre le ladino, langue savante des Séfarades, et le judéo-espagnol ou
djudezmo, langue vernaculaire constituée de multiples dialectes et influencée comme
nous le verrons par les langues riveraines de la Méditerranée. Les deux termes sont trop
souvent confondus, à tel point que l'on qualifie la culture ou la propre population séfarade
de ladina. Selon Haim Vidal Sephiha, cette erreur résulte des méconnaissances de
l'histoire linguistique, quand même les propres intéressés n'hésitent pas à qualifier leur
langue vernaculaire de ladino157. Ses multiples publications se sont évertuées à dénoncer
un « confusionisme » latent, encouragé par des instances pourtant destinées à sauver le
judéo-espagnol vernaculaire, telles que l'Autorité Nationale du Ladino158. La confusion
aurait selon lui plusieurs origines.
– Ladino de «latin» était une des dénominations de l'espagnol par les Juifs au
Moyen-Âge.
– Le prestige de la langue écrite, noble et semi-sacrée aurait conduit certains
Séfarades à qualifier toute traduction de la Bible de ladino, qu'elle fusse en ladino
ou en djudezmo.
– Plus tard, au XIXème siècle le nom de ladino fut donné à tout écrit judéo-espagnol
imprimé en caractères hébreux.
156Ibid p. 230.157En Israel on parle de l'Autorité nationale du ladino quand on veut en fait parler d'une Autorité Nationale du
judéo-espagnole, d'un «revival cultural ladino» grace à des chanteuses telles que Yasmin Levy et Mor Karbasi, et sur internet s'est meme développé une «Ladinokomunita» pour que les locuteurs du judéo-espagnol puissent communiquer entre eux.
158SEPHIHA Haim Vidal « Judéo-espagnol » in École pratique des hautes Études, 4ème section, Sciences historiques et philologiques, 1978, pp. 229-248.
56
– Enfin, l'erreur résulterait aussi du processus d'euphémisation des traductions
anglo-saxonnes qui préfèrent au trop ethnique et religieux préfixe «judéo-» la
neutralité de ladino159.
En 1973 Moshe Lazar, un des responsables de l'ANL, répondit à Haïm Vidal Sephiha
« l'opinion selon laquelle le terme ladino n'est approprié que pour nommer la langue
sacrée, les traductions de la Bible et des prières, tandis que les autres termes espanyol ou
djudezmo sont réservés uniquement pour la langue parlée, paraît insoutenable » 160. Nous
suivrons pourtant les lignes tracées par le professeur français, car elles permettent de
distinguer deux usages de la langue espagnole tout à fait différents. Nous allons
précisément montrer pourquoi ladino ne doit pas être confondu avec djudezmo.
Pendant plusieurs siècles les Juifs dans l'Empire Ottoman publièrent des livres dans un
hagiolecte161 qui ne se parle pas, à valeur strictement religieuse. Malgré les récurrentes
confusions décrites précédemment, la distinction entre une langue savante prestigieuse et
une langue vernaculaire dépréciée car populaire fut renforcée au fil des siècles par
l'isolement du djudezmo et son altération au contact des langues voisines. Cependant,
pour en revenir au concept, Strauss considère la situation linguistique des Juifs séfarades
comme une « middle form of diglossia »162, dans le sens où la langue savante n'a qu'une
fonction limitée à la religion, et qu'elle ne permet pas une production littéraire
conséquente. Dans les cas grec, arménien, ou arabe la langue vernaculaire fut réhabilitée
au XIXème siècle en s'appuyant sur la version savante pour répondre à la nécessité d'un
idiome national. Au contraire, le cas séfarade propose une situation de diglossie
inachevée ou irrésolue. Car si les Hommes de lettres ottomans ont organisé des débats
linguistiques sur le futur des langues constitutives de l'Empire, sur la nécessité ou pas du
maintien de ces diglossies, pour les Séfarades la question ne s'est pas posée. L'hébreu
comme langue sacrée restait supérieur, et l'idée de retrouver un castillan pur n'avait pour
eux aucun sens. Strauss rappelle même que le français était devenu la langue de
159Conférence de Haim Vidal SEPHIHA Le ladino miroir fidèle de l'hébreu à l'Institut universitaire d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris, mars 2007.
160SEPHIHA Haïm Vidal, « Judéo-espagnol » in École pratique des hautes Études, 4ème section, Sciences historiques et philologiques, 1978, p. 234.
161« Hagiolecte » du grec « langue sacrée » est proposé par le linguiste Claude Hagège. Ibid. p. 231.162STRAUSS, « Diglossie... » Op. cit. p. 232.
57
prédilection des communautés, langue de la culture et de l'éducation, et qu'il finit par
influencer considérablement le djudezmo, au point qu'on parlait de « judéo-fragnol »163.
Nous reviendrons plus en détail sur les interférences linguistiques (contactologie) qui
empêchèrent d'accorder au djudezmo une certaine stabilité normative, lexicale,
syntaxique et grammaticale. Mais avant cela, étudions plus en détails l'hagiolecte
séfarade.
2°) Le ladino
Savant et religieux, comment est né le ladino dans la communauté séfarade ? Il s'avère en
fait être le miroir parfait de l'hébreu, sa traduction mot à mot : il en garde la syntaxe mais
s'habille d'un lexique castillan, permettant ainsi une meilleure diffusion des textes
religieux et liturgiques chez le peuple peu éduqué. Joseph Toledano le considère comme
« le sosie roman de l'hébreu »164, quand Haïm Vidal Sephiha théorise plus largement le
processus de «langue-calque» selon les principes suivants165:
L1 > LT > L2
Où L1 est la langue à traduire (hébreu pour la Bible, voire araméen), LT la langue
traduisante (castillan médiéval, antérieur au XVème siècle) et L2 le résultat, à savoir le
ladino. Un exemple s'impose pour différencier le ladino du judéo-espagnol vernaculaire,
appelé aussi rappelons le djudezmo.
163Conférence de Haïm Vidal Sephiha, Ladino miroir fidèle de l'hébreu, à l'Institut d'Etudes juives Elie Wiesel, mars 2007.
164TOLEDANO, Les Sépharades, Op. cit. p. 45.165SEPHIHA Haïm Vidal, « Le judéo-espagnol » in École pratique des Hautes études, 4ème section, sciences
historiques et philologiques, 1982, pp. 202-225.
58
Hébreu phonétique Ki iechvo akhim iakhdav umet akhda mehem
Traduction littérale en français (Haim Vidal Sepiha) Syntaxe hébreu conservée
Son beau-frère viendra sur elle et la prendra pour lui pour femmme et la beau-frèrisera
Traduction en ladino de la Bible de Ferrare (1553) Syntaxe hébreu conservée
Su kunyado venga sovre elya tomar laa a elle por mujer a akunyardala
Traduction en français de la Bible de la Pléiade Syntaxe latine
Son beau-frère viendra près d'elle, il la prendra pour sa femme et pratiquera envers elle son devoir de beau-frère
Traduction judéo-espagnol vernaculaire ou djudezmo Syntaxe latine
Su kunyado vendra a elya i la tomara a si por mujer, y la akunyadara
La Bible de Ferrare est l'un des premiers documents publiés en ladino, destiné aux
descendants des Juifs espagnols réfugiés en Italie. Ce système de langue hagiocalque
n'est pas propre au monde séfarade, ni même au monde juif. Il est ainsi possible de parler
de judéo-allemand calque (khumesh thaytch) et de judéo-allemand vernaculaire (yiddish),
mais il serait tout à fait possible de concevoir sur le même modèle des « islamo-
langues », même si leur existence historique est discutée166. L'exemple ci-dessus nous
montre à quel point le ladino est une langue qui se distingue par le respect absolu de la
syntaxe hébraïque. Son étymologie ne trompe pas: il s'agissait d'enladinar les textes
sacrés rédigés en caractères sémites, c'est à dire de les revêtir d'expression latine. Il est
important de noter que cet hagiolecte n'est pas postérieur à l'Expulsion, et que l'on
retrouve déjà ses formes dans des textes liturgiques et paraliturgiques de l'Espagne
médiévale. Le ladino permettait déjà de rendre plus accessible la littérature religieuse
chez les israélites peu lettrés et incapables de lire l'hébreu167.
Dans le processus de traduction liturgique à chaque mot hébreu correspond un mot
espagnol, ce qui investit le terme castillan ladino de multiples possibilités de sens. Ainsi
shalom sera toujours traduit par paz, que l'on se réfère à la paix ou à la santé, alors que
paz reste en espagnol ou en judéo-espagnol vernaculaire « paix ».
166Conférence Le ladino miroir fidèle de l'hébreu à l'Institut Universitaire d'Etudes Juives Elie Wiesel en mars 2007 : Haim Vidal Sephiha évoque les traductions du Coran en néo-castillan au Haut Moyen-Age, par le biais de ce qu'il nomme l' «islamoespagnol-calque».
167La plupart des chercheurs s'accordent reconnaître l'existence du ladino dès le XIIIème siècles dans les communautés israélites de l'espace ibérique. SEPHIHA, « Le judéo-espagnol », Op. cit. p. 219.
59
Prenons l'exemple suivant, issu du verset 14 chapitre 37 de la Genèse:
Hébreu phonétique Vaiomer lo lekh-na rea et shalom akheikha veet shalom hatzo
Traduction littérale en français (Haim Vidal Sephiha)
Et-dis à-lui va maintenant vois à paix de tes frères et à paix des brebis…
Traduction en ladino de la Bible de Ferrare (1553) paz est traduction de shalom dans toutes ses acceptions
I dicho a el anda agora vee a paz de tus ermanos i a paz de las ovejas…
Traduction en français de la Bible de la Pléiade
Il lui dit : Va donc, vois comment se portent tes frères et comment va le petit bétail…
Traduction judéo-espagnol vernaculaire ou djudezmo paz n'est que « paix »
I le dicho, anda agora mira komo están tus ermanos i komo están las ovejas…
Traduction espagnole de la Bible (1960) E Israel le dijo : Vé ahora, mira cómo están tus hermanos i cómo están las ovejas…
Esther Benbassa rappelle que la ladino fut la langue la plus utilisée dans la littérature
séfarade, littérature qui se distingue donc essentiellement par son caractère religieux de
commentaires ou de traductions directes de l'hébreu (Bible et Mishnah) ou de l'araméen
(Talmud)168. La langue-calque remplissait une fonction de sacralité rendue impossible par
le judéo-espagnol vernaculaire, considéré comme vulgaire et sans prestige. Cependant, si
elle participait à la transmission d'une culture savante dans les communautés juives de
l'Empire Ottoman, elle était aussi destinée aux marranes européens, anciens Juifs
convertis de force au catholicisme sous l'Inquisition espagnole, soupçonnés de pratiquer
en secret des rites israélites et parfois désireux de revenir à leur foi première. Privés d'un
enseignement en hébreu auprès d'autorités rabbiniques, établis dans plusieurs cités
européennes italiennes ou hollandaises, ils se tournaient vers cette littérature ladino
imprimée en caractères latins, dont les versions de la Bible de Ferrare restent les plus
illustres exemples169.
168La Bible hébraïque s'accompagne de la tradition orale appelée Talmud, qui compile à la fois des textes en hébreux et en araméen, voire en judéo-araméen. Ces textes fondamentaux du judaïsme faisaient l'objet de traductions régulières en ladino au XVIème siècle, dans les imprimeries italiennes ou ottomanes.
169BENBASSA Esther, Juifs des Balkans et espaces judéo-ibériques, La Découverte, Paris, 1993.
60
3°) Le djudezmo
Intéressons nous désormais aux langues parlées par les Judéo-espagnols durant cinq
siècles de coexistence avec les peuples de l'Empire Ottoman. Parce qu'héritées d'une
tradition espagnole et latine, les formes de communication du groupe constituent avec
l'appartenance religieuse juive un marqueur identitaire essentiel en Méditerranée
orientale. L’intérêt universitaire suscité par l'étude des dialectes judéo-espagnols repose
sur différents enjeux. Ils sont à la fois « musée vivant de l'ancien castillan »170, en ce sens
où coupés de l'évolution de l'espagnol moderne ils ont conservé des archaïsmes
syntaxiques et lexicaux propres à une langue médiévale romane, mais ils sont aussi un
formidable exemple d'interculturalité, de par l'influence des langues arabe, française,
grecque, hébreu, italienne, slaves ou turque. Les parlers judéo-espagnols seraient dans
une certaine mesure, tout comme les anciens parlers andalous ou l'actuel parler maltais,
les plus à même de restituer le foisonnement culturel de l'espace méditerranéen.
B- Le syncrétisme linguistique et le djudezmo
Nous distinguons deux étapes essentielles dans le développement du syncrétisme
linguistique des Séfarades. Avant l'Expulsion les Juifs distinguaient déjà leurs parlers de
l'espagnol des chrétiens, notamment par l'apport d'arabismes et d'hébraïsmes. Suite à leur
exil le djudezmo se différencia de l'espagnol contemporain par le maintien d'archaïsmes
et le contact croissant avec de nouvelles langues.
1°) Quels substrats espagnols avant 1492 ?
Haïm Vidal Sephiha considère que le djudezmo devient une langue plus ou moins
normalisée dans l'Empire Ottoman aux environs de 1620171. Les Juifs y sont pourtant
installés depuis le XVème siècle. Cette période est-elle celle du temps nécessaire pour
que le judéo-espagnol vernaculaire s'indépendantise totalement du castillan moderne ?
Les réponses semblent plus complexes. Le djudezmo reste une forme dialectale du
170TOLEDANO, Les Séfarades, Op. cit. p. 52.171Conférence de Haïm Vidal SEPHIHA, Le ladino..., Op. cit.
61
castillan comme le rappelle Iacob M. Hassan : « D'un point de vue de l'intralinguistique
juive, l'espagnol séfarade est une variante de plus des judéolangues, mais d'un point de
vue hispanique c'est un dialecte, ou plus exactement un complexe dialectal, étant données
les différences existantes entre les différentes variétés géographiques»172. Cela signifie à
la fois que les Juifs n'ont pas réellement cessé de parler espagnol, mais aussi qu'il n'ont
pas diffusé avec eux un modèle unique de langue, car en 1492 l'hégémonie du castillan
n'existait pas. Il faut ajouter que dans l'Espagne des trois religions le castillan était une
langue profane pour chacune des confessions. Le latin de la Vulgate était sacré pour les
chrétiens, de même que l'hébreu de l'Ancien Testament l'était pour les juifs et l'arabe du
Coran pour les musulmans. Ces derniers appelaient l'espagnol hadjamiya, c'est à dire
« langue étrangère », alors que les Juifs l'appelaient déjà espanyol, romance, ou ladino, ce
qui favorisa la confusion entre les deux composantes du système diglossique173.
Quelle était donc la situation linguistique des Juifs espagnols avant leur expulsion ?
Cynthia Mary Jopson Crews, l'une des pionnières de l'étude de la langue judéo-
espagnole, estime que le castillan des juifs différait du castillan des catholiques, et ce
pour plusieurs raisons174.
a) Archaïsmes
Selon cette auteure, le castillan moderne naissait à peine et laissait encore la place à des
archaïsmes linguistiques, particulièrement au sein de communautés religieuses ou
ethniques mises à l'écart du processus de construction de l’État nation espagnol :
« L'espagnol était leur langue maternelle. [..] Leurs écrits ne se distinguaient sans doute
pas de ceux des chrétiens, si ce n'est par les sujets traités et quelques tournures de phrases
insolites. Cependant il existe des raisons de croire que leur langue parlée différait de celle
employée par les chrétiens »175.
172Traduction libre depuis HASSAN M. Iacob, Temas sefardies del cancionero sefardi, Secretaria General Tecnica del ministerio de cultura, Madird, 1984, p. 18.
173SEPHIHA Haïm Vidal, « Judéo-espagnol » in École pratique des hautes Études, 4ème section, Sciences historiques et philologiques, 1978, p. 230.
174CREWS Cynthia, Recherches sur le judéo-espagnol dans les pays balkaniques, Droz, Paris, 1935, pp. 14-20.175Ibid p. 16.
62
Il est bien sûr impossible de connaître la pratique de l'idiome castillan à l'époque, mais il
semble que les Judéo-espagnols aient conservé des archaïsmes qui avaient déjà disparu
dans le castillan chrétien du XVème siècle. Par exemple, alors que le verbe lire se dit déjà
leer en espagnol avant 1492, les Juifs employaient meldar, forme primitive issue du grec
meletan, que l'on retrouvait aussi dans l'ancien français, « miauder »176. Aujourd'hui un
séfarade emploie spontanément meldar, et l'emploi de leer au XXème siècle ne se fera
qu'avec la redécouverte de l'espagnol contemporain. Dans ses Parlers Judéo-romans177
David Blondheim conclue lui aussi sur l’archaïsme de la langue parlée par les Juifs avant
1492. Il l'attribue à une tradition linguistique ininterrompue entre les Juifs, celle de
traduction de la Bible de l'hébreu au latin, qui aurait favorisé le maintien de formes
grecques anciennes. Meldar n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres.
b) Arabismes
Il faut se référer aux conditions de vie des Juifs dans la Péninsule ibérique pour pouvoir
postuler l'existence d'une divergence linguistique avant l’Expulsion. Les données
historiques exposées dans la partie précédente nous aident à comprendre certaines
caractéristiques de l'espagnol parlé par les Juifs au Moyen-Âge, au-delà de la question
des archaïsmes. Organisés en communautés urbaines spécialisées dans le domaine
marchand et financier, scientifique et médical, les Judéo-espagnols n'ont eu que très peu
de contacts avec le monde agricole. Cette vie urbaine les a obligés à acquérir de
nouveaux champs lexicaux. Opérants sous la domination musulmane ces emprunts ont
pour la plupart une origine arabe. Ainsi un Séfarade nommait (et nomme toujours) la
forêt shara et non pas bosque. La plupart des termes botaniques sont issus de l'arabe, et
leur usage ne changea pas chez les Juifs malgré la Reconquista178. Cynthia M. Crews écrit
à cet égard: « Les Juifs espagnols possèdent un vocabulaire indigène très restreint pour
les idées et objets relatifs à la vie campagnarde. Il se peut que ce trait caractéristique d'un
peuple qui vit à la ville, en s'occupant du commerce, soit ancien. A l'exception du terme
176Jusqu'au début du XXème siècle, on entendait en Italie du Sud dans certaines communautés gréco-italiennes l'usage du verbe «meletan» pour «lire». Ibid p. 16
177BLONDHEIM David Simon, Les parlers judéo-romans et la vetus latina, Champion, Paris, 1925, 247p.178On peut citer d'autres exemples: un «cèdre» se dit «alarze» … mais certains termes se sont aussi conservés en
espagnol «albaricoque» pour abricot.
63
générique arbol arbre et de pino pin, caractérisant cependant tout arbre haut et élancé,
presque rien de la riche nomenclature botanique espagnole ne s'est conservé. Il existe
dans les premières traductions de la Bible des mots tels qu'enzina chêne, mais
fréquemment le mot hébraïque s'emploie, ou l'arabe a servi d'intermédiaire. »179 L'apport
de la langue arabe ne se limita pas seulement au champ lexical de la botanique. Les
importants travaux de M. L. Wagner ont montré que l'emploi du mot alhad pour
« dimanche » de l'arabe al hadd « le premier » a toujours été propre aux Juifs espagnols,
qui le préféraient au trop chrétien dies dominicus, jour du Seigneur. Les emprunts à
l'arabe, plus significatifs encore que dans l'espagnol parlé par les chrétiens, concernent
bien d'autres domaines : un malade se dit hazino, la liberté alforria, achever at'mar180.
c) Hébraïsmes et « conception psychologique juive »
L'influence de l'hébreu n'est évidemment pas non plus à négliger. Crews rappelle que le
vocabulaire des Juifs avant leur départ d'Espagne contenait la plupart des mots hébraïques
employés aujourd'hui181. Dans un article publié en serbe182, le philologue séfarade de
Sarajevo Kalmi Baruch souligne le caractère profondément juif de l'espagnol parlé par
ses ancêtres. Il s'agit bien sûr de rappeler l'importance des vocables propres à la religion
(din est « religion », herem « excommunication », mazal « chance ») mais aussi de
vocables qui se rapportent à la morale et à la vie usuelle. Ce caractère judaïsant se décline
aussi par une certaine conception psychologique propre au groupe religieux. L'exemple le
plus célèbre concerne la dénomination de Dieu. Les Espagnols chrétiens disent Dios,
dérivé du sujet d'origine latine que les Juifs considèrent incompatible avec leur
monothéisme intransigeant. En supprimant le -s les Judéo-espagnols pensent rappeler
l'unicité de Dieu, rendue confuse par le terme espagnol. El Dio sera toujours Le Dieu des
Séfarades183. Une série de substituts apparaît pour nommer l'unité de Dieu sans
l'expliciter, répondant à l'injonction « Tu ne prononceras pas en vain le nom de Yahvé, ton
179CREWS, Recherches..., Op. cit. pp. 19-20.180Ibid p. 21181Ibid p. 17.182BARUCH Kalmi, « Spomenica o proslavi tridesetgodishnjice jevrejskog klturno-potpornog drushtva » in La
Benevolencia u Sarajevu, Belgrade, 1924.183COMBET Louis, «Lexicographie judéo-espagnole: Dio, Judio» in: Bulletin hispanique, Tome 68, N°3-4, 1966,
pp. 323-337.
64
Dieu, car Yahvé n'innocente pas celui qui prononce son nom en vain » (Deutéronome 5,
11). Le terme hébreu Adonay « Seigneur » étant considéré comme trop sacré, les Judéo-
espagnols préféreront hashem « le nom » en hébreu, el Abastado « celui qui pourvoit » ou
El Santo bendicho « le Saint béni soit-il » en castillan. Les tabous religieux favorisent
aussi la multiplication d'euphémismes pour éviter les idées de mort et de noirceur, de telle
sorte qu'un cimetière sera appelé en hébreu beit hahaim « maison des vivants », qu'en
djudezmo les Séfarades de Bosnie appelleront une prostituée fija buena « bonne fille » et
ceux de Smyrne (Izmir) nommeront le charbon blanko. De la même manière les Judéo-
espagnols préfèrent « s'envoler » à « mourir », et parce qu'il serait trop dangereux de
proférer « le diable t'emporte » ils disent exactement le contraire: el gwerko ke no te
yebe184.
Le particularisme religieux des Juifs a indéniablement favorisé des phénomènes de
langage qui distinguait l'espagnol parlé par la communauté israélite de celui des chrétiens
du royaume de Castille. Julio Caro Baroja remarque aussi certaines tournures
particulières employées par les Juifs dans le théâtre de Cervantés : « […] elles paraissent
indiquer que les Juifs en Espagne parlaient déjà d'un mode singulier, par des dialectismes
particuliers »185.
d) Dialectes espagnols
Les trois points précédents ont montré la spécificité de l'espagnol parlé par les Juifs au
regard de leur condition religieuse et sociale. Cependant, il serait plus exact de parler de
castillan et non pas d'espagnol, celui-ci n'étant pas encore unifié au XVème siècle. Cette
donnée complique davantage la situation linguistique des Juifs de la péninsule, qui
parlaient donc des dialectes différents, tous soumis à un degré divers aux archaïsmes,
arabismes et hébraïsmes décrits précédemment.
184CREWS, Recherches..., Op. cit. p. 19.185CARO BAROJA Julio, Los Judios en la Espana moderna y contemporanea, Arion, Madrid, 1961, p. 92.
65
Le linguiste Bernard Pottier définit trois variétés d'espagnol communes aux trois religions
représentées au Moyen-Âge en Espagne : le léonais, l'aragonais et le castillan186. La
dernière fut privilégiée lorsque fut réuni le royaume, mais les Juifs en exil ne parlaient
donc pas le même dialecte selon leur région d'origine. Regroupés dans les villes de
l'Empire Ottoman selon leur lieu de provenance (on parlait par exemple du kal de los
aragoneses ou du kal de los mayorkies à Salonique187) ils ont longtemps continué à faire
usage de ces dialectes, avant que le commerce et les échanges entre communautés ne
finissent par créer une forme standard d'espagnol que l'on appelle ici djudezmo ou judéo-
espagnol vernaculaire. Cependant, des formes dialectales ont pu persister, et l'on
considère par exemple que les Juifs installés dans les Balkans, majoritairement issus de
l'Espagne septentrionale, ont été très longtemps influencés par le léonais et l'asturien,
alors que ceux installés en Turquie, plutôt originaires de Castille et d'Andalousie, ont
conservé un idiome plus proche de l'espagnol contemporain188. Notre travail ne nous
permet pas d'expliquer en détail les différences dialectales susceptibles d'avoir été
conservées dans telle ou telle communauté de Méditerranée orientale189, mais il doit
prendre en compte cet argument supplémentaire pour concevoir une tradition linguistique
peu unifiée et comprendre pourquoi le djudezmo ne peut être envisagé comme tel avant le
XVIIème siècle.
Pour résumer, alors que les Juifs quittaient la péninsule depuis le XIVème siècle sous la
pression antisémite, ils emportèrent avec eux plusieurs dialectes espagnols aux marges
de la modernité souhaitée par les souverains chrétiens. Le djudezmo ne se distingua pas
foncièrement de la langue espagnole. C'est aussi celle-ci qui évolua rapidement et isola
pendant des siècles le judéo-espagnol vernaculaire dans une situation d’archaïsme
considérée avec mépris.
186POTTIER Bernard, Introduction à l'étude linguistique de l'espagnol, Ediciones hispanoamericanas, 1972, p. 246.187Le call est en catalan le quartier juif. Il existait donc des quartiers juifs aragonais ou mallorquins distincts !188CREWS, Recherches..., Op Cit. p.23: «M. Wagner, par ses travaux relatifs aux divisions antérieures de la
dialectologie judéo-espagnole, et aux traces portugaises subsistant dans le parler moderne, a beaucoup éclairci ce problème difficile. Il pense que les Juifs turcs sont en principe, d'origine castillane, tandis que ceux des pays balkaniques occidentaux ont subi l'influence des parlers espagnol septentrionaux. Ses arguments se basent sur des données linguistiques qui ont été confirmées par la tradition et l'opinion des Juifs eux-mêmes, et par leurs documents religieux et officiels».
189Les différences encore perceptibles concernent essentiellement la question de l'accentuation.
66
Plusieurs siècles durant les voyageurs espagnols ont pourtant souligné la facilité qu'ils
avaient à communiquer avec les Séfarades rencontrés dans l'Empire Ottoman, démontrant
par là le caractère profondément hispanique de cet idiome.
2°) Naissance du djudezmo au XVIIème siècle : une définition négative de l'espagnol
moderne
Quels sont les témoignages historiques qui font état de l'émergence du judéo-espagnol
vernaculaire dans l'orient méditerranéen ?
a) L'Espagnol a traversé les mers
En 1606 Gonzalvo de Illescas écrit dans son Historia pontifical: « Ils ont emporté notre
langue, la conservant et en usant de bon gré, et dans des villes telles que Salonique,
Constantinople, Alexandrie, Le Caire et autres dépendances, et à Venise même, ils
n'achètent, ne vendent et ne négocient qu'en espagnol. J'ai connu dans cette dernière ville
nombre de Juifs originaires de Salonique parlant castillan avec de très jeunes garçons,
bien sinon mieux que moi »190. Au XVIème siècle les Séfarades sont aussi évoqués par le
frère Prudencio de Sandoval dans Historia de la vida y hechos del Emperador Carlos
Quinto. A propos de l'arrivée de Barberousse à Salonique en 1534, il narre l'anecdote
suivante: « Il entra à Salonique, riche ville peuplée de Juifs jetés d'Espagne, où l'on dit
que l'on parle la langue castillane aussi bien qu'à Valladolid »191. En 1614 Bernardo de
Alderete fait imprimer à Anvers Varias antigüedades de España, África y otras
provincias et fait simplement remarquer la spécificité archaïque de la langue parlée par
les Séfarades: « ...] en Italie, à Salonique et en Afrique ceux qui furent espagnols parlent
toujours la langue qu'ils emportèrent avec eux, langue que l'on reconnaît de cette
époque »192.
190SANTONJA, A la lumbre..., Op. cit. p. 18.191ALVAR Manuel, El judeoespañol I, La Goleta, Alcalá de Henarés, p. 286.192Ibid p. 287.
67
La plupart des témoignages historiques prouvent donc que les Juifs parlaient un espagnol
parfaitement compréhensible par les chrétiens, et que la différenciation linguistique déjà
en œuvre avant l'Expulsion n’empêchait en rien le dialogue. Finalement pour arbitraire
qu'elle soit la date de l'an 1620 avancée par Haim Vidal Sephiha comme celle de
naissance du djudezmo à partir du substrat castillan semble cohérente vis à vis de ces
écrits. Car à partir du XVIIème siècle le castillan moderne s'impose au cœur du Siglo de
Oro, période d'extraordinaire floraison des Lettres espagnoles, et le judéo-espagnol
commence à s'enrichir des contacts avec d'autres langues.
Avant d'étudier plus en détail le processus de contacts interlinguistiques, il nous faut faire
un point sur la dénomination de cette langue que l'on considère donc comme à part
entière à partir du XVIIème siècle. « Judéo-espagnol » est une caractérisation externe au
groupe, elle est apparue à la fois comme marqueur ethnique face au terme générique
« séfarade » et comme marqueur linguistique adjectivisé par « vernaculaire » pour éviter
la confusion avec le ladino. Les propres locuteurs ont appelé leur langue djudyo, djidyo
ou djudezmo, c'est à dire « juif », car qualifier l'idiome d'origine castillane dans l'Empire
Ottoman revenait en somme à qualifier la langue des Juifs. Aussi les Turcs l'appelleront
yahudice, « juif » en turc. On retrouve aussi l'évocation de l'espanyol ou espanyol
muestro « notre espagnol » (par opposition à espanyol puro espagnol d'Espagne) dans les
écrits des locuteurs193. Il est intéressant de constater à quel point le langage a oscillé,
jusque dans sa propre dénomination, entre un milieu spécifiquement juif et un cadre
profondément espagnol. Comment désormais définir ses caractéristiques principales? Si
nous avons déjà démontré que l'espagnol parlé par les Juifs avant l'Expulsion était
perméable aux influences arabes et hébraïques, le cadre de l'Empire Ottoman, en
reproduisant des conditions de coexistence entre les trois religions du Livre proches de
celles de l'Espagne médiévale, accentua le processus syncrétique.
193Edgar Morin emploie dans ses romans djidyo, Elias Canetti spanyolith, Marie-Christine Bornes-Varol limite l'usage de espanyol à la communauté de Turquie. BORNES-VAROL Marie-Christine, « La langue judéo-espagnole en Turquie aujourd'hui » in Outre terre, N°10, 2005, pp. 387-389.
68
b) Principales conservations du castillan médiéval, principales différences avec l'espagnol
contemporain
Les hispanistes se sont très tôt intéressés à la diaspora séfarade, car celle-ci leur offrait
l'opportunité de retrouver des phonèmes anciens aujourd'hui disparus de l'espagnol
moderne. Dans l'Empire Ottoman les Juifs ne furent que très peu en contact avec
l'Espagne moderne, et leur situation linguistique resta quelque peu figée, isolée dans un
ensemble non latin, du serbe au grec, du turc à l'arabe. Joseph Toledano reprend dans son
livre Les Séfarades l'idée du « musée vivant du castillan »194. Le djudezmo est étudié dans
ce qui le différencie de l'espagnol contemporain. Malgré les différences régionales et
dialectales on retrouve souvent dans le judéo-espagnol vernaculaire les caractéristiques
suivantes :
– La lettre jota, [x] en phonétique, n'apparaissant que vers 1660 en Espagne195 elle
n'existe donc pas en djudezmo. On retrouve en revanche ses deux origines
phonétiques possibles [j] comme dans jour ou [ʃ] comme dans château. Ainsi la
caja « caisse » espagnole se prononce kacha, et un pajaro « oiseau » pacharo.
Comme le rappelle Haïm Vida Sephiha196 Don Quichotte fut publié en France
avant qu'il ne soit postérieurement nommé Don Quijote en espagnol, ce qui
témoignage de cette transformation.
– L'assourdissement des sifflantes sonores caractérise l'espagnol moderne mais pas
encore le judéo-espagnol. Les Juifs disent meza [z] pour « table » et non pas mesa
[s], mais aussi prizion [z] quand l'espagnol contemporain exigerait prision [s],
comme en témoigne la chanson populaire Yo en la prizion197.
194TOLEDANO Joseph, Les Séfarades, Collection Fils d'Abraham Editions Brepols, 1992, p. 21.195MECHOULAN Henry, « Le judéo-espagnol » in Les Juifs d'Espagne, histoire d'une diaspora 1492-1992, Liana
Levi, Paris, p. 57.196Conférence de Haïm Vidal SEPHIHA, Dis-moi tes proverbes et je te dirai qui tu es à l'Institut universitaire
d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris, mars 2007.197Yo en la prizion, publié dans l'album de Yasmin Levy Romance and Yasmin, Connecting cultures, 2004, chanson
traditionnelle espagnole répandue dans la diaspora séfarade.
69
– Les initiales b et v du latin se distinguent comme en ancien espagnol. « Il
chantait » est kantava et non pas cantaba. La consonne fricative [v] est prononcée
comme en français, alors qu'elle se confond aujourd'hui en espagnol avec la
consonne bilabiale sonore [b].
– Dans les Balkans, sans doute sous l'influence des dialectes septentrionaux et du
portugais198, la lettre initiale f se conserve dans certains mots qui débutent
aujourd'hui par un h en espagnol. Le fil est filo et non hilo, et si l'on combine cette
règle avec la première, le fils ne sera pas hijo [x] mais ficho [ʃ].
– On observe aussi en judéo-espagnol la récurrence de la supériorité du m initial sur
le n initial, alors qu'en espagnol contemporain ce dernier naît avec
l'affaiblissement du premier, parce que l'on appelle l'assimilation consonantique.
Ainsi le pronom « nos » se traduit en djudezmo par muestros non par nuestros, et
en associant cette nouvelle caractéristique à la deuxième règle, « nous » est
mozotros mais en aucun cas nosotros199.
Les règles précédentes ne concernent que les phonèmes consonantiques caractéristiques
de l'ancien castillan, mais ils sont particulièrement représentatifs du judéo-espagnol200. Il
existe au niveau phonétique d'autres marqueurs médiévaux, mais ce travail n'étant pas
purement philologique nous ne rentrerons pas dans leur étude exhaustive. Nous pouvons
cependant préciser que malgré ces différences les règles d'accentuation en djudezmo sont
sensiblement les mêmes que celles de l'espagnol contemporain.
L'étude de la phonologie de la langue doit s'accompagner d'une étude de sa morphologie,
ce que propose précisément Cynthia Crews dans son ouvrage201. Là encore, l'héritage du
vieux castillan est important. La voix passive se forme grâce à l'auxiliaire tener « avoir »
et non ser « être ». Les règles de conjugaison diffèrent: par exemple les terminaisons de
la deuxième personne du pluriel à l'indicatif et au subjonctif se divisent en -ash -ish -esh
198CREWS, Recherches..., Op. cit. p. 27.199Ibid p. 28200NIETO, El último..., Op. cit. p.71.201CREWS, Recherches..., Op Cit. p. 28.
70
quand celles de l'espagnol se distribuent en -ais ou -eis, et la terminaison de la deuxième
personne du singulier au prétérit en -tes n'est pas celle plus moderne en -ste. Les verbes
irréguliers à la première personne du présent de l'indicatif conservent une forme
ancienne: esto, bo, do, et so au lieu de estoy « je suis [dans une situation] », voy « je
vais », doy « je donne » et soy « je suis [dans la permanence] ». On observe des
métathèses, telles que la substitution du groupe dl par ld à la deuxième personne du
pluriel de l'impératif : « chantez-le! » n'est pas cantadlo mais kantaldo. Autre archaïsme,
un verbe au singulier peu s'accompagner d'un sujet au pluriel, surtout quand celui-ci suit
le verbe.
Là encore nous ne rentrons pas dans l'étude complète de la tradition morphologique de
l'ancien castillan et de sa persistance en djudezmo, et nous contentons de donner quelques
pistes de réflexion. Nous pouvons signaler que la syntaxe reste fondamentalement latine
et espagnole, conservant l'ordre déterminé + déterminant.
Pour résumer, les premiers travaux de chrestomathie – l'analyse des structures d'une
langue à partir de corpus de textes - du judéo-espagnol émergent à la fin du XIXème
siècle grâce à des chercheurs intéressés par la dynamique des langues hispaniques202. Il
redécouvrent dans les communautés juives oubliées et isolées de l'Empire Ottoman en
décomposition des formes primitives de l'espagnol contemporain, conservées
miraculeusement quatre siècles durant. En 1882 Antonio Machado y Alvarez écrit dans
El folklore Andaluz203: « La langue espagnole a reçu [à Smyrne, Salonique,
Constantinople] de notables modifications, très intéressantes pour ceux qui veulent se
dédier à l'étude de la philologie et de la phonétique. […] Ceux qui ont su conserver en
partie, durant tant d'années, la riche langue de Cervantés, conservent aussi des traditions
de l'époque de l'expulsion de notre sol ». En théorisant la langue judéo-espagnole, ils
tentent de simplifier un phénomène linguistique extrêmement complexe. Car si l'on a
précisé que le castillan finit par s'imposer au XVIIème siècle dans les communautés
juives de Méditerranée orientale au détriment du catalan, du léonais ou de l'asturien,
202Outre les travaux déjà cités du début du XXème siècle de Crews, Baruch ou Blondheim on remarque que des chercheurs espagnols avaient déjà commencer à s'intéresser aux séfarades à la fin du XIXème siècle.
203MACHADO Y ALVAREZ Antonio, revue El folklore andaluz, Sevilla, 1882, 334p.
71
jamais il n'exista de langue normée, et très vite de nouvelles formes dialectales
apparurent, cette fois sous l'apparition de phénomènes de différenciation géographique et
non plus historique. Les contacts de l'espagnol parlé par les Juifs avec les langues
officielles (turc ou arabe) ou populaires (grec, serbe, bulgare, roumain) du bassin
méditerranéen oriental sont susceptibles d’être étudiés dans le cadre d'une discipline que
Michel Masson et Haim Vidal Sephiha nomment contactologie204.
3°) La contactologie, le cœur du syncrétisme linguistique judéo-espagnol
Dans le refranero de Enrique Saporta y Beja205, l'auteur recueille plus de trois-cents
quarante refranes ou proverbes et locutions issus d'emprunts à d'autres langues qu'à
l'espagnol. En voici la répartition:
turc hébreu ladino grec français italien serbo-croate
hybride
204 198 5 3 3 3 1 19
Si ses investigations nous donnent à voir les larges influences de l'hébreu et du turc dans
la langue judéo-espagnole, il ne faut pas s'y méprendre: les proverbes par leur fonction
didactique incluent plus facilement des termes religieux ou moraux et donc hébreux, et
l’enquête effectuée à Salonique, ville de l'Empire Ottoman de culture turque à l'époque,
explique la proportion importante de turquismes. Comme nous l'avons déjà fait remarqué,
il n'existe pas une langue judéo-espagnole mais des dialectes qui vont se différencier par
l'apport d'autres langues: à Sarajevo les emprunts au serbo-croate sont bien supérieurs, à
Bucarest l'influence du roumain est considérable par les similitudes latines206. Cependant,
il existe dans l'ensemble de l'Empire Ottoman un corpus de termes employés par tous les
Juifs, partagés entre tous les Séfarades. Joseph Nehama a tenté de fixer ce corpus en
publiant un dictionnaire de la langue judéo-espagnole en 1977207. Dans son ouvrage
204SEPHIHA Haim Vidal, Judéo-espagnol et contactologie, Cours polycopié de l'Institut d’Études du judaïsme de Martin Buber, Université de Bruxelles, Bruxelles, 1989, 28p.
205SAPORTA Y BEJA Enrique, Refranes de los Judios sefardies y otras locuciones tipicas de los Judios sefardies de Salonica y otros sitios de Oriente, préface de Haim Vidal Sephiha, Ameller Ediciones, Barcelone, 1978, 414p.
206CREWS, Recherches..., Op. cit. pp. 29-32.207NEHAMA Joseph, Diccionario judeo-español, CSIC, Madrid, 1977.
72
quinze pour cent du lexique provient de le langue turque, et seulement cinq pour cent de
l'hébreu, ce qui rééquilibre sensiblement les chiffres cités précédemment dans le recueil
de locutions des Séfarades de Salonique.
a) Le turc
Les données de Joseph Nehama ne révèlent pas l'exactitude de la composition de la
langue parlée mais nous sont utiles car elles montrent que le cadre ottoman a favorisé la
diffusion du turc plus que de tout autre langage dans les quartiers juifs. Les foyers de
Salonique, Constantinople et Smyrne représentaient le cœur culturel et démographique du
séfardisme, proche du pouvoir ottoman et plongé dans l'air d'influence turque.
L'apport linguistique du turc est multiple, et se mesure d'abord par l'adoption de vocables
désignant des objets de la vie quotidienne. Un sac se dit chanta du turc çanta, une tasse
ou un verre se dit findjan de fincan, le charbon kimur de kömür. Il se manifeste aussi par
des phénomènes de fusion avec l'espagnol. Par exemple pour former un verbe conforme à
l'abstrat turc, les Judéo-espagnols n'ont pas hésité à ajouter au radical turc la terminaison
-ear de telle sorte que la conjugaison respecte les règles castillanes. Ainsi le verbe turc
dayanmak « résister, supporter » devient en judéo-espagnol dayanear. Lors de ma
rencontre avec des Séfarades « d'origine turque » à Madrid208 j'ai pu observer que ces
verbes s'emploient toujours. « Je peins » se dit boyadeo du verbe turc boya castillanisé en
boyadear, et non pas pinto comme l'exigerait l'espagnol contemporain.
Le phénomène inverse existe aussi, lorsque l'abstrat espagnol est cette fois soumis au
substrat turc. Le métier de cantonnier, caminero en espagnol, devient en judéo-espagnol
kamindji, le suffixe -ji adjectivisant en turc le base nominale. Sur le même mode nous
remarquons que la désignation de la gentilité se conforme à la tradition turque209.
L'habitant juif de Smyrne est appelé Izmirli, celui de Constantinople Stambouli. Nous
avons vu que les Judéo-espagnols faisaient usage de l'espagnol langue profane pour
nommer le sacré, déjà avant leur exil : Dieu était El Abastado, El Santo bendicho ou El
208Entretien avec Rachel Bortnick à Madrid, le 09/10/10.209Entretien avec Rachel Bortnick de Ladinokomunita, à Madrid le 09/10/10.
73
Sinior del Mundo. Mais plus surprenant encore, les contacts avec la langue turque
pourtant identifiée au monde musulman permettent de désigner le Seigneur dès le
XVIIème siècle sous le nom de El taván « le plafond » en turc, c'est à dire « celui qui est
en-haut »210. Citons l'extrait d'une chanson populaire séfarade De Edad de Kinze Anyos211:
El ofisio de mi kerido / Le travail de mon aimé
Es ladron i kumardji / Est voleur et joueur
El tavan ke me lo guadre / Que Dieu me le préserve
De la mano del pulis / Des mains de la police
On y remarque trois emprunts au turc relatifs à la profession ou à l'activité kumardji, au
sacré tavan et à l'insitution pulis. Les mots turcs représenteraient dix à vingt pour cent du
vocabulaire djudezmo selon la région. Faible en Bosnie ou en Roumanie, ce taux est très
élevé à Istanbul.
b) L'hébreu et l'arabe
Nous avons déjà expliqué que l'apport hébraïque était déjà acquis dans la langue parlée
par les Juifs avant leur expulsion d'Espagne. Cette influence, essentielle dans le domaine
religieux et moral, n'affecte que peu les termes de la vie quotidienne. Cependant, on
remarque que certaines conjonctions et locutions proverbiales se sont insérées dans la
langue : afilu est אותו « même » kemo est comme lui, ainsi ». Le phénomène de » כמוהו
castillanisation du radical verbal, quoique moins répandu qu'avec l'abstrat turc, peut aussi
être décelé. Du verbe « s'affliger » en hébreu, phonétiquement sehora, les Séfarades ont
apposé le suffixe -ear, donnant naissance au verbe judéo-espagnol sehurear212. Le
syncrétisme linguistique ne concerne pas seulement les formes verbales. David Bunis
rappelle que l'attraction par des radicaux hébreux de préfixes et de suffixes espagnols
pouvait enrichir un dialecte.
210SEPIHA Haïm Vidal, « Le judéo-espagnol », Op. cit. p. 232.211LEVY Yasmin, Romance and Yasmin, Connecting cultures, 2004.212CREWS, Recherches..., Op. cit. p. 230 référence n°725.
74
Le radical hébreu hen peut se décliner en plusieurs sens, « grâce », « agrément »,
« ordre » mais l'apport du suffixe espagnol -zo permet de construire l'adjectif henizo dans
un sens unique « agréable »213.
À la différence des turquismes les hébraïsmes sont déjà nombreux lorsque les Juifs
traversent la Méditerranée, et aucun auteur ne considère qu'ils se sont intensifiés par la
suite214. Cette antériorité est aussi celle de l'influence arabe. Nous avons vu que cette
dernière avait pu offrir des outils lexicaux utiles aux Juifs espagnols, particulièrement
dans le domaine de la botanique ou de l'anatomie.
Quelques arabismes ont été introduits dans le judéo-espagnol de façon indirecte, via le
turc. Quelques exemples : un poignard en arabe se dit sibriyya, en turc shabrie et en
judéo-espagnol chabre, et de même le ministre se dit waki, puis vekil et enfin vekyil.
L'adoption des arabismes est dans ce cas postérieure à l'Expulsion.
c) Le grec et les autres langues balkaniques : bulgare, roumain, serbo-croate
Selon les régions on remarque des influences diverses qui révèlent la nature
protoplasmique du judéo-espagnol. Ainsi citear « lire » de citatati en serbo-croate a
remplacé meldar en Bosnie et en Serbie.
d) Le français et l'italien
Le judéo-espagnol fut gallicisé au point qu'il modifia la syntaxe espagnole et qu'il était
possible d'entendre sur les rives du Bosphore dizele de venir au lieu de dizele ke venga,
par traduction calque du français « dis-lui de venir »215. L'influence des écoles françaises
de l'Alliance Israélite Universelle fut déterminante dans cette évolution216. Aussi
213BUNIS David, « Les langues juives au Moyen-Orient et en Afrique du Nord » in Le monde sépharade Tome I, dir. TRIGANO S., Seuil, Paris, 2006.
214Cynthia Crews pense qu'il serait judicieux de considérer les hébraïsmes comme acquis au Moyen-Age, dans le contexte limité du vocabulaire religieux ou moral. Les exemples cités précédemment sont relativement exceptionnels.
215SEPHIHA, « Le judéo-espagnol », Op. cit. p. 236.216Les écoles de l'AIU alphabétisèrent des milliers de Juifs dans le monde musulman. Née pour défendre les droits
des Juifs dans le monde après l'affaire de Damas l'AIU promeut la culture et la langue françaises.
75
l'influence du français modifia considérablement le système d'accentuation, de sorte que
« facile » est fasíl et non plus fásil, qu' « utile » est utíl et non plus útil etc... Les
gallicismes du journal Şalom d'Istanbul sont nombreux : şemëndofer « chemins de fer »
ou profesör « professeur »217.
e) Exemple de « l'intensité »
Les Judéo-espagnols avaient pour habitude de marquer le pluriel par l'ajout de la
terminaison hébreu -im. Ainsi « des voleurs » sont ladronim, du radical espagnol ladrón,
ou « les popes » sont papazim, depuis le radical grec papas. Or ces pluriels peuvent
s'intensifier par l'ajout ultime de la marque plurielle espagnole -es. En reprenant les
exemples précédent, on pourrait alors parler de ladronimes ou de papazimes pour insister
sur le caractère numéraire : une multitude de voleurs ou de popes. Dans le deuxième cas
on retrouve dans un seul terme un élément radical grec, un pluriel hébreu et un intensif
pluriel espagnol.
Il existe aussi en judéo-espagnol des constructions relatives à l'intensité synonymique, qui
illustre l'extrême richesse du vocabulaire et la créativité offerte par le contact avec
d'autres langues. Par exemple deskalso i dezbragado « déchaussé et sans culotte »
qualifie une personne très pauvre quand espeso i enmelado, littéralement « épais et
emmiéllé » critique plutôt l'attitude d'une personne ennuyeuse. Tomar kaza i morada
« prendre maison et demeure » correspondrait à notre familier « s'inscruster ». Mais
l'intensité ne concerne ici que des synonymes d'une même langue, l'espagnol. Il existe
pourtant une multitude d'expressions intensives que Haïm Vidal Sephiha nomme
« hétérosynonymiques », construites grâce à des synonymes appartenant à des langues
différentes218. Nous en présentons quelques-uns dans le tableau suivant.
217SEPHIHA Haïm Vidal, « Le judéo-fragnol » in Ethnopsychologie, N°2-3, 1973, pp. 239-249.218Ibid p. 241.
76
Expression hétérosynonymique
Langues associées Traduction en français
halis verdadero turc + espagnol « vrai » « archivrai »povre hani espagnol + hébreu
« pauvre »« indigent »
sufu meldohon turc + judéo-espagnol « pieux »
« bigot »
savrozo kaimak espagnol + turc « savoureux »
« exquis »
Pour conclure, la discipline de la contactologie appliquée au djudezmo a permis aux
linguistes de considérer le syncrétisme linguistique avec un nouvel intérêt219. Elle nous
aide considérablement pour démontrer les qualités d'adaptation des communautés
séfarades à un milieu exogène. Pourtant, ces relations d'interculturalité ne furent jamais
valorisées : on préférait dénigrer la perméabilité de la culture judéo-espagnole et sa
dégénérescence220.
C- La littérature judéo-espagnole, reflet des inquiétudes de la communauté
Langue composite souffrant d'un manque total de prestige intellectuel le djudezmo survit
essentiellement dans la littérature orale. Il existe pourtant une littérature écrite
conséquente qui témoigne par son contenu des dangers vécus par la diaspora et de la
nécessité de s'adapter aux canons de la transmission culturelle par voie écrite.
1°) Le sabbatéisme et la littérature religieuse
Il est difficile de considérer une littérature judéo-espagnole unifiée. Au-delà de la
fragmentation linguistique - ouvrages écrits en hébreu, en ladino, en judéo-espagnol
vernaculaire voire en judéo-fragnol - la question d'un manque de continuum
géographique dans la diffusion de ces ouvrages complique sa caractérisation. La
littérature séfarade se diffusait à partir des grands centres d'imprimerie, Salonique,
219ASLANOV Cyril « Quand les langues romanes se confondent... la Romania vue d'ailleurs » in Langage et société, N°99, 2001, pp. 9-52.
220Ibid. p. 33.
77
Constantinople, et Jérusalem, et de façon secondaire à partir de centres de moindre
importance, Sarajevo, Sofia, Andrinople ou Smyrne. Rares furent les ouvrages partagés
par les communautés des villes citées. La plupart étaient de nature religieuse ou
paraliturgique, écrits en hébreu ou en ladino. Esther Benbassa rappelle que la littérature
rabbinique domina jusqu'au XVIIème siècle. Le premier ouvrage publié par les Séfarades
à Istambul est le Dinim de sehita y bedica, traité sur l'abattage des animaux
conformément aux lois religieuses, écrit en castillan et ponctué de nombreux hébraïsmes
religieux221. Les traductions de livres saints en ladino sont comme nous l'avons vu
destinées aux marranes, tels que le Pentateuque d'Istanbul en 1547 ou la Biblia de Ferrare
en 1553. Il est important de souligner le caractère exceptionnel et polyglotte du
Pentateuque d'Istanbul, qui contient le texte biblique en trois versions. Le texte canonique
en hébreu est flanqué de deux traductions, celle de gauche en ladino et celle de droite en
grec vulgaire, toutes deux écrites en caractères hébreux222. L'ouvrage est l'un des
témoignages de l'intégration de la judaïté romaniote dans la nouvelle judaïté séfarade dès
le XVIème siècle. La Biblia de Ferrare est quant à elle uniquement publiée en ladino, en
caractères latins223. Le premier ouvrage considéré comme authentiquement imprimé en
judéo-espagnol vernaculaire est l'ouvrage éthique de Moïse Almosnino Regimiento de la
vida, publié à Salonique en 1664224.
Au XVIIème siècle survient la crise spirituelle du sabbatéisme. Elle remet brutalement en
cause les fondements du judaïsme et l'opérativité de la littérature religieuse séfarade.
Pendant le règne de Mehmed IV survint ce qu'Elena Romero nomme « l'aventure
messianique » de Sabbatai Sevi225. Cette figure qui bouleversa le judaïsme et l'ordre
politique ottoman naquit en 1629 dans une famille juive aisée de Smyrne. En 1651 il se
proclama messie du peuple d'Israël et fut excommunié de sa communauté. Il quitta la
ville et voyagea dans les Balkans, en Égypte et en Palestine, où il provoqua
l'enthousiasme dans les communautés juives. Son retour à Smyrne en 1666 s'accompagna
221MOLHO Yizhak, La littérature judéo-espagnole en Turquie au premier siècle après les expusions d'Espagne et du Portugal, Tesoro de los Judíos sefardíes, 1958, Madrid, p. 18.
222BADENAS Pedro, « La diaspora judéo-espagnole » in Migrations et diasporas méditerranéennes, dir. BALARD Michel, DUCELLIER Alain, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 242.
223SEPHIHA Haïm Vidal, Le ladino judéo-espagnol calque: deutéronome, versions de Constantinople 1547 et de Ferrare 1553, Institut d'Etudes Hispaniques, Paris, 1973.
224BENBASSA Esther, Juifs des Balkans, espaces judéo-ibériques, La découverte, Paris, 1993.225ROMERO, Entre dos (o más) fuegos..., Op. cit. pp. 57-84.
78
d'une hystérie collective et les autorités turques inquiètes lui demandèrent de se présenter
à Istanbul. Il fut finalement exilé dans un château des Dardanelles, menant une vie de
prince, entouré de disciples et de nouveaux adeptes. Accusé d'inciter les Juifs au
soulèvement, il fut conduit auprès du sultan à Adrianopolis et accusé de haute trahison
pour s'être octroyé le titre de roi de Palestine. Il dut alors choisir entre la conversion à
l'islam et la condamnation à mort. Sans hésiter le faux messie porta le manteau vert et le
ruban blanc le 16 septembre 1666. Il reçut le nom d'Aziz Ehmed Efendi. Impliqué dans
des affaires de trouble à l'ordre public, il fut arrêté en Albanie quelques années plus tard
et mourut en prison dans des circonstances inconnues. Or, entre la date de sa conversion
et celle de sa mort des conversions massives à l'islam se produisirent, donnant naissance à
une secte cryptojuive appelée dömne, organisée en communauté jusqu'à nos jours226.
Face à la crise spirituelle, la littérature religieuse se développa dans un but éducatif. Elle
fut essentiellement imprimée en judéo-espagnol vernaculaire : « Visant un public
populaire très large, l'essor de la littérature religieuse en djudezmo répondit au beoin réel
et clairement ressenti d'un renforcement de la foi juive à la période post-sabbatéenne, face
à une aggravation des problèmes économiques et sociaux qui minaient l'instruction
traditionnelle » écrit Ester Benbassa227. Le rabbin Jacob ben Meir Houlli entreprit alors le
Meam Loez « D'un peuple étranger », large commentaire des textes bibliques en
djudezmo, compilation du savoir rabbinique contenant notamment des interprétations
kabbalistiques, et ouvrage le plus populaire jusqu'au début du XXème siècle dans le
monde séfarade. Selon Haïm Vidal Sephiha les familles les plus pauvres de Salonique
possédaient comme unique livre le Meam Loez, enrichi et réédité à plusieurs reprises228.
La version de Jacob Kuli fut la plus imprimée, elle se distinguait par l'apport nouveau de
contes et proverbes229. L'ouvrage définit les contours de l'univers religieux populaire des
Judéo-espagnols jusqu'à l'époque contemporaine. Le genre devint légitime en soi, et au
XVIIIème siècle le développement de la littérature religieuse ou paraliturgique en langue
vulgaire atteignit son apogée. De nombreux ouvrages traitaient de morale (genre musar)
226Les dömnes représentaient à Salonique au XIXème siècle plus d'un tiers de la population musulmane de la ville.227 Ibid p. 67.228Conférence de Haïm Vidal SEPHIHA La science des proverbes à l'Institut universitaire d'Etudes juives Elie
Wiesel, mars 2007.229MOLHO Mihael, Literatura sefardita de Oriente, CSIC, Madrid, 1960.
79
et la poésie religieuse était toujours plus populaire grâce aux coplas, jusque là transmises
de façon orale230. Cependant, cette période dura peu et le djudezmo, par son infériorité
dans le système diglossique, retomba en disgrâce.
2°) La littérature judéo-espagnole du XIXème au XXème siècle : du religieux au profane
Au mépris de l'archaïsme castillan (le djudezmo serait une simple relique de l'ancien
espagnol) s'ajoute celui beaucoup plus violent d'un « abâtardissement » par l'emprunt aux
lexiques turc, grec, ou slave. Dans sa Chrestomathie du judéo-espagnol Grunbaum écrit
en 1882231 : « Pendant longtemps on s'efforça de garder la langue pure et d'y empêcher
l'introduction de mots turcs […] la civilisation des Juifs déclinait leur prestige en souffrit
tandis que leur langue se barbarisait ». Il semble évident que la situation diasporique des
Juifs empêcha toute réflexion sur le renouveau de leur langue. L'impossibilité d'accéder
au statut de nation dans leurs terroirs ne permit pas de la sauvegarder. Les Séfarades
durent s'adapter aux nouveaux cadres nationalistes, apprendre le turc ou le grec, et faire
usage du djudezmo dans un cadre essentiellement privé. La Shoah et la destruction
systématique des terroirs judéo-espagnols signèrent l’arrêt de mort d'une langue qui avait
survécu plusieurs siècles aux exils, aux pogroms et aux guerres. C'est aussi peut-être le
propre mépris des Séfarades pour leur langue maternelle qui a annoncé son déclin,
comme le regrette Paloma Diaz Mas232. Ainsi, les Juifs de Salonique ne s'offusquaient
même pas lorsque les premiers chercheurs issus de la diaspora tels que Gentille Farhii233
analysaient le djudezmo dans une conception évolutionniste qui lui prêtait le caractère de
dégénérescent : « Depuis de longues années déjà l'espagnol vétuste, parlé et écrit par les
Juifs d'Istanbul, a perdu sa pureté primitive. On en connaît les raisons principales:
indifférence de l'Espagne, exil lointain et longue léthargie des Juifs séphardites. Quelles
que soient les raisons de la décadence de la langue, il en résulte qu'au fur et à mesure que
les Juifs perdaient ou déformaient les mots et les belles expressions espagnoles il les
remplaçaient par des mots, des expressions correspondantes turques, françaises,
230BENBASSA, Les Juifs des Balkans..., Op. cit. p. 69.231GRUNBAUM Max, Jüdisch-Spanische Chrestomatie, Frankfurt am Main, 1896.232Conférence de Pilar ROMEU Apogée et décadence du judéo-espagnol à l'Insitut d'Etudes Juives Elie Wiesel,
Paris, mars 2006, en ligne sur akadem.org. 233Née en 1894 à Constantinople, elle fut la première séfarade à porter un regard savant sur la situation linguistique
des Juifs de Turquie.
80
italiennes. Désuète, abâtardie, la langue espagnole continua à être le véritable trait
d'union des Juifs séphardites ». L'auteur, pourtant loin de représenter les intérêts d'un
espagnol pur, va jusqu'à évoquer « une vieille langue humiliée, dénaturée, faite de
soléismes et de barbarismes »234. Ces jugements de valeur par les propres intéressés,
exprimés légitimement dans le souvenir d'un âge d'or perdu, tendent à effacer
l'extraordinaire capacité d'adaptation des Séfarades à leur environnement. Marie-
Christine Bornes-Varol évoque même la honte d'une communauté qui se savait
déclinante : les Juifs au XIXème siècle « commencent à nier l'existence d'un écrit en
judéo-espagnol, et le mythe de la langue maternelle transmise oralement par les femmes,
qui prévaut aujourd'hui, prend racine. […] La redécouverte de l'espagnol d'Espagne
pourrait lui restituer une légitimité mais il devient en fait l'étalon de sa
« dégénérescence ». […] Considéré comme un marqueur populaire, beaucoup de gens
affirment ne pas le parler alors que le contraire est sans doute vrai »235.
Au XIXème siècle la littérature en djudezmo se développe de nouveau, cette fois grâce à
des genres exogènes importés d'Europe tels que le théâtre, l'opérette, ou le roman.
Gonzalo Santonja distingue dans ces œuvres deux traitements distincts : celui
éminemment nostalgique qui fait l'apogée du traditionalisme, et celui sarcastique qui
n'hésite pas à dépeindre les mœurs de la société ottomane dans ses aspects les plus
grotesques236. Selon l'auteur espagnol ces deux tendances résultent d'une conscience du
déclin de la communauté et de la langue, de la transformation sociale et des nouveaux
dangers nationalistes. Nous caractériserons le développement de cette littérature par cette
inquiétude latente vis à vis d'un futur incertain. Le traitement nostalgique est celui des
pièces de théâtre qui rappellent l'épopée séfarade, notamment celles d'Aron Menahem,
Laura Papo ou Abraham Capon. La littérature dramatique devient populaire grâce aux
pièces Don Yosef de Castilla ou La huida de Abdulhamida, qui rendent gloire au passé
judéo-espagnol237. Par ailleurs la traduction de pièces classiques françaises en djudezmo
234FARHI Gentille, «La situation linguistique du sépardite à Istambul» in Hispanic Reviews, Vol.5, N°2, University of Pennsylvania press, 1937, pp. 151-158.
235BORNES-VAROL Marie-Christine, « La langue judéo-espagnole en Turquie aujourd'hui » in Outre-mer, N°10, 2005, pp. 387-389.
236SANTONJA Gonzalo, A la lumbre del dia, notas y reflexiones sobre la lengua y la literatura de los sefardies , Diputacio de Valencia Alfons el Magnanim, Valence, 2001, p. 61
237HASSAN Iacob, Temas sefardies del cancionero sefardi, Secretaria general del ministerio de cultura, Madrid, 1984, p. 36.
81
obtient un franc succès. En 1903 El hazino imajinario « Le malade imaginaire » est
représenté au théâtre de Sofia en Bulgarie238.
Le traitement sarcastique est plutôt celui réservé par les romans-feuilletons et les
pamphlets publiés dans la presse. Aussi brève soit-elle l'effervescence de la presse judéo-
espagnole au XIXème siècle est le symbole de l'émergence d'une culture écrite profane et
populaire. Pas moins de trois cents douze titres sont répertoriés dans le monde séfarade
avant la première guerre mondiale, dont cent cinq rien qu'à Salonique239 ! Selon Elena
Romero le journalisme joua un rôle fondamental dans l'introduction des nouveaux genres
littéraires et dans la constitution d'une communauté séfarade « moderne »240. La naissance
d'une société de la communication et de l'éditorial permis à de nombreux leaders
politiques de la communauté de diffuser des idéaux socialistes ou sionistes241. Certains
ont tout simplement le sentiment de sortir de la torpeur et de l'isolement ottomans,
comme en témoigne le commentaire d'un Judéo-espagnol dans le journal El mundo
sefardi en 1923 : « Notre culture cessa d'être simplement religieuse, elle embrassa toutes
les branches de la vie spirituelle humaine contemporaine : notre presse, musique,
littérature, et la plus haute expression de celle-ci, le théâtre, se développèrent au fur et à
mesure que le besoin d'un judaïsme vivant se faisait sentir242 ». Pourtant, ce besoin de
produire une culture alignée sur les canons européens traduit le malaise de la
communauté. Dépossédés de pouvoir politique dans les nouvelles nations indépendantes,
les Juifs finissent par tourner en dérision leur propre nostalgie pour la gloire déchue de
l'Empire Ottoman. Le sarcasme et l'ironie de nombre de publications et de titres de presse
illustrent cet état d'esprit. Voici un texte publié dans le journal salonicien Acción pendant
l'Entre-deux-guerres243 :238Conférence de Pilar Romeu, Apogée et décdence du judéo-espagnol, Institut universitaire d'Etudes juives Elie
Wiesel, Paris, mars 2006.239TOLEDANO Joseph, « L'effervescence de la presse judéo-espagnole » in Les Séfarades, Fils d'Abraham,
Brepols, 1992.240De buena tinta: 150 años de prensa en ladino, Catalogue de l'exposition à San Millán de Cogolla (novembre
2008), Fundación S. Miguel de C., 2008, 175p.241Ibid p. 12.242Traduction libre du judéo-espagnol depuis un extrait du journal El Mundo Sefardi édition du 01/04/1923 cité in
HASSAN Iacob, ROMERO Elena, BENITO Ricardo, Sefardíes:literatura y lengua de una nación dispersa, Universidad de Castilla la Mancha, 2008, p. 421 : Volaron las condiciones, las que emitió Vilsón / Y guay que dolor ! / Ay Socetá de las Naciones hecha con buen corazón / No tuvo valor / Y guay que dolor / El que fue fuerte venció / se burló de los tratados de los cuales el siñó.
243Traduction libre depuis le texte judéo-espagnol in DIAZ MAS Paloma, El sincretismo lingüístico-cultural sefardí a la luz de dos texto aljamiados, CSIC, Madrid, 2003.
82
« Les conditions s'envolèrent, celles émises par Wilson / Ay, quelle douleur !
La Société des Nations, faite avec bon cœur
N'eut aucune valeur / Ay, quelle douleur !
Le plus fort a vaincu
Il s'est moqué des traités qu'il a pourtant signé/ Ay, quelle douleur ! »
Plus qu'un simple article, ce texte est construit sur la structure d'une endecha, poème
traditionnel chanté à l'occasion du deuil religieux judéo-espagnol. L'auteur transmet un
message complexe que nous pouvons lire à plusieurs niveaux. D'une part sa critique
contre l'opportunisme des puissances menaçantes souligne l'inquiétude des Juifs dans les
Balkans. L'auteur pense aux violations commises par l'Italie à Corfou et en Albanie, alors
que les fascistes possèdent déjà les îles du Dodécanèse. D'autre part le fait d'employer
une rhétorique poétique propre au deuil traditionnel tourne en dérision la culture séfarade.
Dépassée par les événements internationaux cette culture serait incapable de penser le
monde moderne, sinon de tomber dans le registre burlesque.
Avant la Shoah l'évolution d'une culture djudezmo écrite est donc ambiguë. Elle se
développe considérablement en adoptant des genres nouveaux, mais reste confinée entre
l'entreprise de mémoire nostalgique et celle de critique du retard social, économique et
politique vis à vis du reste de l'Europe.
3°) L'agonie de la littérature et de la langue judéo-espagnoles
La seconde moitié du XXème siècle scelle la mort définitive de la littérature judéo-
espagnole. Les descendants des Séfarades font preuve d'un regain d'intérêt pour leurs
racines à la fin du siècle dernier, mais selon Marie-Christine Bornes-Varol cet intérêt reste
limité : « Le mouvement ne prend pas en Turquie où il [le judéo-espagnol] est toujours
déconsidéré, mais parmi les rescapés de la Shoah qui entreprennent de consigner
l'héritage244 ». Quelques romanciers ont publié en djudezmo au lendemain de la seconde
guerre mondiale. Citons Enrique Saporta y Beja auteur de Entorno de la torre blanka 244BORNES-VAROL Marie-Christine, « La langue judéo-espagnole en Turquie aujourd'hui » in Outre terre, N°10,
2005, p. 389.
83
chronique de la vie perdue de Salonique, ou Isaac ben Rubi qui dépeint l'univers
concentrationnaire dans El sekreto del mundo. De célèbres auteurs séfarades ne
trouveront pas dans leur langue maternelle les ressources nécessaires à l'expression de
leur art. Elias Canetti, prix Nobel de littérature en 1981, choisit l'expression allemande, et
Albert Cohen Grand prix de l'Académie française en 1968 l'expression française.
Pendant les décennies 1980 et 1990 la poésie judéo-espagnole a aussi connu une certaine
renaissance, notamment grâce aux voix féminines de Clarisse Nicoidski (Lus ojus las
manas la boka) ou de Margalit Matitiahu (Kurtijo Kemado). Mais cette poésie, marquée
par l'horreur du nazisme, ne permet pas d'envisager l'usage du judéo-espagnol en dehors
de l'expérience de sa disparition. La poésie contemporaine de Margalit Matitiahu se teinte
d'allusions mythiques à la Méditerranée antique, à l'Humanité universelle, mais celle-ci se
confronte violemment à la souffrance d'un monde singulier déraciné. Dans Greec elle
dépeint avec amertume un paysage grec qui vit naître un jour « l'art et la sagesse »245 :
« Les colonnes du temple s'efforcent
De retenir l'esprit antique
Que l'air et la tempête emportent.
Et les jeunes hommes se promènent
Corps et figures pleins de saveurs
Et disent:
Ici est enterré le ciment
De l'art et de la sagesse »
Alors que la langue s'éteint peu à peu, de multiples initiatives ont vu le jour à la même
époque pour promouvoir ce qui a été considéré trop tard comme un fort témoignage de
l'interculturalité entre les peuples méditerranéens. En 1997 fut créée l'Autorité Nationale
du Ladino (ANL), organisme officiel ayant pour objectif la préservation de la culture
judéo-espagnole. Il édite le journal Aki Yerushalaïm, paru en 1979 grâce à l'action de
245Traduction libre du judéo-espagnol, poème « Greec » in MATITIAHU Margalit, Kurtijo Kemado, Eked, Tel-Aviv, 1988, p. 12 : Las kolonas del templo se esforsan / A detener el esprito antiguo / Ke el aire i la tempesta lo arevatan / I los ombres chikos van kaminando / Kon puerpos i karas artas de savores / I dizen / Aki está enterada la simiente / Del arte i de la saviduría.
84
Moshe Saul. L’intérêt des Israéliens pour cette culture reste cependant faible, comme j'ai
pu le constater au Centre Séfarade de Jérusalem, devenu centre d'accueil pour pèlerins
issus de la Diaspora plus que foyer de diffusion culturelle246. Les recherches universitaires
sur le sujet se sont multipliées ces dernières décennies grâce aux centres de l'université
Ben Gourion de Beersheva, mais elles traduisent l'urgence de recueillir les dernières
traces d'une culture sur le point de rendre son dernier souffle. Les universités européennes
se sont intéressées plus tôt à la linguistique judéo-espagnole, propice à des investigations
plus générales sur le syncrétisme culturel. L'Espagne est en matière un pays en pointe :
dès 1941 l'Institut Arias Montano publie la revue Sefarad et ouvre les horizons de la
recherche sur la diaspora. Dans les pays francophones les premières chaires de judéo-
espagnol sont créées à l’École des langues et civilisations orientales vivantes en 1967, à
l'Université libre de Bruxelles en 1972 ou encore à la Sorbonne en 1984247. La résurgence
de la culture judéo-espagnole ne doit pas nous tromper. Joseph Toldeano ironise : « Plus
pathétique encore : c'est au moment où ils sont sur le point de perdre l'usage de leur
langue préservée durant cinq siècles que l'Espagne s'est prise d'un intérêt soudain pour les
descendants des Juifs qu'elle avait expulsés248 ».
L'UNESCO a officiellement reconnu le djudezmo comme langue en danger de
disparition. Le colloque organisé par l'organisation internationale le 17 et 18 juin 2002 à
Paris s'inscrit dans le cadre de l'année des Nations Unies pour le patrimoine culturel. Il est
soutenu par onze délégations permanentes (Argentine, Bulgarie, Croatie, Espagne,
France, Grèce, Israël, Italie, Portugal, Roumanie et Turquie) et s'ouvre par le discours
remarqué du directeur général Koïchiro Matsuura : « L'histoire du judéo-espagnol est une
éloquente illustration de la capacité des langues à porter les valeurs du dialogue
interculturel et du pluralisme auxquelles nous sommes ici tant attachés »249 . Des
résolutions ont été formulées suite à l'organisation du colloque, essentiellement axées sur
la promotion de la langue et l'élargissement d'une offre éducative en djudezmo. Pourtant
246Le centre propose des activité culturelles et développe des programmes sociaux en faveur de familles déshéritées. Il accueille aussi des Juifs originaires d'Amérique du Sud. Visite à Jérusalem le 19/08/2011.
247Données disponibles sur le site d'Akadem consulté le 19/02/2012 http://www.akadem.org/photos/contextuels/4395_1_judeoespagnol.pdf.
248TOLEDANO Joseph, Les Sépharades, Brepols, Paris, 1992, p. 507.249Discours disponible sur le site officiel de l'UNESCO consulté le 19/02/2012
http://unesdoc.unesco.org/images/0012/001263/126317f.pdf .
85
l'extinction de cette langue et de la culture à laquelle elle donne accès semble aujourd'hui
inéluctable.
Pour conclure, la littérature écrite en judéo-espagnol ou djudezmo naît au XVIIème siècle
après la séparation linguistique opérée avec l'espagnol contemporain et la remise en
question de la prépondérance de l'hébreu dans les imprimeries. Cette littérature témoigne
de l'histoire tragique de la diaspora. Selon l'époque les inquiétudes suscitées dans la
communauté se traduisent par une production littéraire spécifique. La première littérature,
éminemment religieuse ou paraliturgique, répond à une crise spirituelle. La littérature
profane du XIXème siècle en ouvrant d'autres horizons souligne paradoxalement les
limites du développement de la communauté. Enfin les ultimes expressions du XXème
siècle sont attachées à une démarche mémorielle et crépusculaire, une réflexion sur
l'extinction d'une population et de son bien le plus précieux, la langue. Citons des extraits
de la Lettre à Antonio Saura du romancier Marcel Cohen, l'un des témoignages les plus
émouvants sur la langue condamnée au silence:
« Cher Antonio, je voulais t'écrire en djudyo avant que s'éteigne tout à fait la langue de mes ancêtres. Tu
n'imagines pas Antonio, ce qu'est l'agonie d'une langue. C'est un peu comme se retrouver seul dans le
silence. C'est se sentir sikeleoso250 sans comprendre pourquoi. […] Les mots ne reflètent, en somme, que
la nostalgie et les drames du passé, la folie de l'époque. A peine entrevus, les mots m'échappent et
s'effilochent comme des nuages. […] Quand cette langue s'effrite jour après jour, Antonio, qu'elle
agonise, lorsque seul dans ta chambre, tu dois fermer les yeux pour en exhumer quelques lambeaux, et
sans trop savoir qu'en faire d'ailleurs, lorsqu'il n'y à plus rien à lire dans cette langue, aucun de tes amis
pour la parler avec toi, lorsque le peu qu'il t'en reste tu ne le transmets pas […], alors, Antonio, tu dois
bien admettre que la mort parle à travers toi »251 .
La solitude de l'écrivain est celle de tout un peuple décimé par l'Histoire, devenu
aujourd'hui orphelin de sa langue. Marcel Cohen s'adresse à son ami espagnol, l'un des
maîtres de l'abstraction lyrique, célèbre pour ses Portraits imaginaires suscitant la terreur,
pour lesquels l'intellectuel français affirmait : « Plus ces masques malmènent l'image
250Dans le texte terme judéo-espagnol composé d'une racine turque et d'un suffixe espganol : « anxieux, oppressé ».251COHEN Marcel, Lettre à Antonio Saura, Pensée de midi Actes Sud, Arles, 2001, 33p.
86
humaine, plus Saura est heureux » 252 . Les deux hommes partageaient en commun ce
sombre regard sur l'histoire de leurs ancêtres. Saura disait lui-même : « L'art espagnol est
tout de discontinuité et d'exceptions, il est saccadé et entrecoupé, à l'image de l'Espagne,
pays marginal, fanatique, isolé en Europe et métissé. A l'image de notre histoire,
affreusement violente »253. Aussi pouvons-nous conclure par les derniers mots de la lettre
de Marcel Cohen, qui à eux seuls rendent compte de la malheureuse aventure séfarade à
travers la Méditerranée, achevée brutalement par les nationalismes que l'on apparente
aujourd'hui à la « modernité politique ». L'équilibre fragile entre religion juive, langue
romane et environnement musulman n'était-il qu'une illusion de quelques siècles ?
« Le plus curieux dans tout cela, est bien de penser que j'ai successivement été un Hébreu pour les
Espagnols, un Espagnol pour les Turcs, un Turc pour les Français, et me voilà maintenant tout à fait
français aux yeux des Espagnols comme des Turcs... Lorsque je me remémore tout cela, que ma famille
évoque Istanbul et toi Cuenca, avant de t'enfermer dans ton atelier pour peindre une énième version de
Torquemada254, que je regarde tes portraits imaginaires si incroyablement réalistes à mes yeux, comment
veux-tu que je n'attrape pas le vertige ? ».
252CORTANZE (de) Gérard, Antonio Saura, La différence, Paris, 1994, p. 163.253Cité par BELLET Harry, article paru dans Le Monde le 24/07/1998, p. 22.254Moine dominicain, Tomas de Torquemada (1420-1498) fut le premier Grand Inquisiteur d'Espagne, de 1483 à sa
mort. Plus de deux milles personnes auraient été envoyés à la mort sous son autorité, la majorité suspectée de « judaïsante ». Pour faire face à l'édit d'Expulsion, le rabbin Isaac Abravanel proposa au roi Ferdinand l'abolition du texte en échange de 300 000 ducats. Le roi aurait hésité, conscient de l'important rôle économique joué par les Juifs. La légende raconte alors que Torquemada, furieux, intervint personnellement auprès du roi, un crucifix à la main, en s'exclamant : « Judas a vendu le Christ pour 30 pièces d'argent, et votre excellence s'apprête à le vendre pour 300 000 ducats. Le voilà ! Prenez-Le et vendez-Le ». Il tourna alors les talons, ayant laissé le crucifix dans les mains du roi. Cf LIEBMAN Seymour, The Jews in new Spain : Faith, flame, and the Inquisition, University of Miami, Miami, 1970, p. 33.
87
L'histoire de la diaspora judéo-espagnole dans l'Empire Ottoman permet de questionner la
survie des minorités dans l'espace méditerranéen. Longtemps conçues comme une
menace, les minorités font aujourd'hui l'objet d'un regain d'intérêt, même si leur
assimilation aux groupes dominants s'est accélérée. Porteuses de traditions particulières et
d'une capacité d'adaptation rendue obligatoire par leur position, elles ont souvent joué un
rôle d'intermédiaire entre les lieux de pouvoir en Méditerranée. Les Judéo-espagnols
étaient des intermédiaires économiques par leur pratique du commerce, mais aussi des
intermédiaires politiques par la culture savante d'une élite au service du pouvoir ottoman.
Ces rôles expliquent en partie pourquoi les minorités se sont maintenues des siècles en
Méditerranée. L'organisation politique et sociale garantissant leur autonomie, elles ne
furent pas confrontées au processus d'assimilation en œuvre en Europe occidentale.
Lorsque le modèle d’État-nation s'imposa sur les rives sud et orientales du bassin
méditerrnéen les Judéo-espagnols subirent un changement de paradigme particulièrement
brutal. Nous avons aussi retracé l'histoire de ce peuple à travers l'évolution de sa langue,
autre outil d'intermédiation, culturel cette fois. Alors que le djudezmo était devenu le
marqueur identitaire de la diaspora sa disparition signe la mort effective du groupe.
A ces considérations sur le devenir de la minorité judéo-espagnole et de sa langue doivent
s'ajouter nos interrogations sur la capacité d'un tel groupe à intégrer des traits culturels
exogènes. Dans le cadre ottoman l'identité séfarade ne se diluait pas avec les nouveaux
contacts culturels, elle se définissait au contraire par son syncrétisme, bien que les
propres acteurs n'en soient pas toujours conscients. Nous allons désormais montrer
comment le cadre décrit dans notre première partie a pu conditionner la naissance d'une
culture populaire, syncrétique et méditerranéenne.
88
CHAPITRE II
La transmission d'un substrat méditerranéen: la civilisation judéo-espagnole
mémoire de la mare nostrum
Notre développement s'attache dès à présent à démontrer comment les Judéo-espagnols
peuvent légitimement considérer leur culture comme dépositaire d'une « mémoire
méditerranéenne ». Les Séfarades conjuguent souvenirs de l'hispanisme et références aux
traditions balkaniques ou turques. Sans que ce processus soit conscient, ils créent donc un
imaginaire qui associe des références culturelles issues des confins occidentaux et
orientaux de la Méditerranée.
Section 1 - L'hispanisme en héritage chez les « Espagnols sans patrie »255
Avant qu'elle ne se projette vers l'Amérique l'Espagne était l'une des premières puissances
méditerranéennes. Le royaume d'Aragon soumit au XIVème siècle le royaume de Naples,
la Sicile et la Sardaigne. Cette influence est toujours sensible de de nos jours dans l'îlot
linguistique de l'Alguer256. Plus tard les comptoirs espagnols au Maroc et en Algérie
permirent à Philippe II d'Espagne un meilleur contrôle du bassin occidental257. Le déclin
progressif des Espagnols s'accentua à partir du XVIIIème siècle, laissant la domination
des eaux méditerranéennes aux puissances britannique et française. Installés depuis des
générations sur les rives orientales de la Méditerranée, les Séfarades se font malgré eux
les meilleurs représentants de la culture hispanique, notamment par la conservation d'une
littérature orale née dans la Péninsule ibérique. Pour notre démonstration nous nous
intéresserons à trois sous-genres : les ballades ou romances, les proverbes et les
complaintes funèbres.
255Angel Pulido fut le premier auteur à considérer les Séfarades comme des Espagnols sans patrie dans La raza sefardí los Españoles sin patria.
256L'alguer ou Alghero en italien est une ville de Sardaigne où le catalan est encore utilisée comme langue administrative.
257SCHAUB Jean-F., Les juifs du roi d'Espagne à Oran 1509-1669, Hachette, Paris, 1999.
89
A- L'héritage oral et le substrat chrétien dans les romances
Analysons dès à présent comment se sont conjugués le substrat culturel espagnol et la
vision juive dans la littérature orale. De quel degré de compatibilité ces deux horizons
ont-ils fait preuve ?
1°) La littérature orale séfarade
La tradition académique identifie trois genres importants dans la littérature orale séfarade,
patrimoine chanté en judéo-espagnol composé de romances « ballades », coplas « chants
religieux », et kantigas « chants de la vie quotidienne ».
Le romancero trouve son origine dans la tradition hispanique médiévale. Chaque
romance est un poème octosyllabique ou hexasyllabique, ballade épique rappelant la
bravoure des chevaliers, l'héroïsme et l'honneur médiévaux dans la Castille du XIIème
siècle. Alors que ce genre tomba en désuétude dans la noblesse, il devint chant populaire
exaltant l'amour ou la naissance, et pleurant l'infidélité ou la perte de l'être cher. Il est
aussi possible de retrouver des thèmes plus politiques ou historiques, rappelant le destin
d'un prince ou d'un roi. Les chercheurs occidentaux se sont très tôt intéressés au genre,
car celui-ci est l'un des plus féconds dans la tradition séfarade. Il établit le lien culturel le
plus direct avec le passé hispanique de la diaspora.
Les coplas sont de tradition plus récente, elles se développent au XVIIIème puis au
XIXème siècle258. Leur contenu est de thématique religieuse et leur fonction hautement
didactique. Elles sont censées promouvoir la cosmovision juive et se développent après la
crise spirituelle provoquée par le sabbatéisme. Bien que transmises oralement elles sont
imprimées dans des recueils dès le XVIIIème siècle259. Chaque fête religieuse se
caractérise par ses poèmes paraliturgiques : le livre d'Esther pour les Coplas de Hanuka,
les complaintes funèbres pour les Coplas de Tishabeav etc... Patrimoine masculin, les
coplas représentent un genre savant essentiel dans l'éducation religieuse. Même si Paloma
258Source musée Casa de Sefarad, à Cordoue, visite le 31/10/10.259SADAK Sami Transculturalité et identité dans les répertoires musicaux judéo-espagnols, Cours polycopié,
Université de Provence 2010, p. 8.
90
Diaz Mas rappelle qu'il ne faut pas les confondre avec les coplas modernes espagnoles,
genre populaire profane260, Iacob Hassan estime qu'elles ont peu à peu évolué vers des
registres parodiques voire burlesques (et donc profanes) dans la presse judéo-espagnole
du XXème siècle261.
Les kantigas ou tout simplement canciones sont des chants lyriques aux styles poétiques
et musicaux plus libres que les précédents, et qui rendent particulièrement compte du
syncrétisme de la culture séfarade. Transmis par les femmes, ils étaient pour elles un
espace de créativité important262. Bien que certains d'entre eux trouvent leur origine dans
la tradition hispanique, ils sont surtout le reflet des influences balkaniques et orientales.
Pour mieux comprendre l'héritage espagnol, focalisons-nous sur le genre des romances,
conservé avec intérêt par les Séfarades de génération en génération. La coexistence des
Judéo-espagnols avec les chrétiens dans les royaumes musulmans d'Al Andalous ou plus
encore dans les royaumes castillans de la Reconquista sont à l'origine de cet emprunt
culturel. Marqués religieusement, les romances sont par leurs racines espagnoles
potentiellement vectrices d'un message chrétien. Comment les Judéo-espagnols se sont-ils
appropriés ce répertoire et comment ont-ils traité son contenu religieux ?
2°) la « déchristianisation » limitée du folklore espagnol
Armistead et Silverman répondent en partie à cette question dans la première partie de
leur ouvrage En torno al romancero sefardi, intitulée « L'héritage péninsulaire »263. Ils
synthétisent les premiers le phénomène de « déchristanisation » dans le romancero juif.
En 1939 William Entwistle s'étonna de la conservation de nombreux éléments chrétiens
dans les ballades hispano-juives et l'absence d'hébraisation systématique264. Pourtant le
260Conférence de Paloma DIAZ MAS Visages du judaïsme séfarade à l'Institut d'Etudes Juives Elie Wiesel, Paris, mai 2006.
261HASSAN Iacob, Temas sefardíes del cancionero sefardí, Secretaria general técnica del ministerio de cultura, Madrid, 1984, p. 18.
262SADAK, Transculturalité..., Op. cit. p. 9.263ARMISTEAD S. G. SILVERMAN J. H., En torno al romancero sefardí, hispanismo y balcanismo de la
tradición sefardí, Seminario Menendez Pidal, Madrid, 1982, pp. 127-148.264ENTWISTLE William, European balladry, Oxford university, Oxford, 1939 (réédition 1951), p. 189.
91
premier à formuler cette question fut Paul Bénichou, dans ses études sur les romances
recueillis à Oran en Algérie en 1944. Il utilisa aussi pour la première fois le terme de
déchristianisation, en concluant: « Il résulte de façon claire que ce qui fut éliminé
paraissait impliquer de façon claire le locuteur à une adhésion aux croyances ou à la
dévotion chrétiennes. En revanche, les allusions purement objectives aux coutumes
chrétiennes ne furent pas modifiées. Nous ne sommes donc pas en présence d'un
influence positive de l'esprit juif sur le romancero mais d'une intervention négative, d'une
purgation, réduite à l'indispensable et inspirée des scrupules religieux du locuteur juif. La
tradition conservée entre les Juifs espagnols n'a pas souffert de redéfinition profonde,
inspirée par les différences de croyances ou de traditions. C'est une tradition espagnole
que nous transmettent les Juifs de la Méditerranée »265. La fidélité aux références
hispaniques semble donc être le pilier constitutif de la culture séfarade. Il n'existerait que
très peu de ballades dédiées aux thèmes bibliques de l'Ancien Testament, et donc
susceptibles d'une identité spécifiquement hébraïque266. Il faut rappeler que le romance
est un héritage partagé en commun par les peuples qui parlent des langues ibéro-romanes,
quelles que soient leur religion.
Évoquons tout d'abord des exemples de judéisation partielle de romances séfarades. Ces
exemples illustrent l'attachement des Juifs au monothéisme dans les textes à connotation
religieuse. Ainsi dans la version séfarade de la Muerte del duque de Gandia, l'évocation
du Dieu chrétien est modifiée en ces termes Dio del sielo, dio del sielo / I Dio de toda
djudería « Dieu du ciel, Dieu du ciel / Et Dieu de toute juiverie ». Dans une version de El
paso del mar Rojo recueillie à Marmara il est ainsi conté Ke miremos sus maravías / Él
es uno y non segundo / El es patrón de todo el mundo « Que nous regardons ses
merveilles / Lui est un et non second / Lui est le patron de tout le monde ». Sur la
requalification du Dios espagnol en Dió juif, il faut y voir cette volonté déjà évoquée de
réaffirmer l'unicité de la divinité, le -s étant considéré à tort par les Séfarades comme une
confusion chrétienne propre à la Trinité267.
265BENICHOU Paul, Romances judeoespanoles de Marruecos, RFE, Madrid, 1944.266On peut citer El sacrificio de Isaac, David lloro à Absalon, Tamar y Amnon.. Armistead estime qu'ils sont
populaires dans le milieu séfarade marocain et non dans le bassin méditerrranéen oriental. Le romance serait donc le lieu de narrations essentiellement médiévales.
267COMBET Louis, « Lexicographie judéo-espagnole : Dío ou Dió » in Bulletiin hispanique, Tome 68, N°3-4, 1966, pp. 323-337.
92
Les modifications peuvent aussi célébrer des pratiques religieuses exclusivement juives.
Ainsi dans une version de Sarajevo de Vos labraré un pendon, les Séfarades ajoutent
Tengo los ojos marchitos / De meldar la ley de Dios « J'ai les yeux fatigués / De lire la loi
de Dieu » se référant aux pratiques d'apprentissage de la loi talmudique dans les écoles
religieuses. Dans une version de Mostar de La novia abandonada, il est spécifié que l'un
des personnages una tarde de las tardes / jendomí para minhá, c'est à dire qu'il alla se
rendre à la minhá, la prière du soir en hébreu. Ainsi la communauté judéo-espagnole a
peu à peu inséré dans le corpus chrétien des références à ses propres pratiques religieuses.
On remarque enfin que quelques romances séfarades ont développé un rejet radical du
christianisme. Dans une version de Rodes de Lucrecia y Tarquinos, l'une des héroïnes qui
a été judaïsée fait part de sa méfiance envers les chrétiens par ces quelques paroles I más
kero morir kon onra / I no vivir desfamada / Ke no digan la mi djente / D'un kristiano fue
namorada « Et je préfère mourir avec honneur / Et ne pas vivre reniée / Que ne disent pas
mes gens / Que d'un chrétien je fus amoureuse ».
Malgré ces marques de déchristianisation les Juifs ont conservé d'abondants éléments
chrétiens. Samuel Armistead propose de classer en six catégories le traitement de
l'élément chrétien dans les romances séfarades268, selon sa fréquence et sa
systématisation, par ordre décroissant.
1- Comme évoqué précédemment cet élément chrétien est très souvent conservé tel quel :
on retrouve des figures religieuses et certains saints (Trinidad, Jesús, Virgen María,
Jesuscristo y su madre, Santa Clara, San Pedro, San Juan…), mais aussi l'évocation de
fêtes ou de cérémonies religieuses (Navidad, Pascua mayor, bautismo…).
2- Le phénomène le plus fréquent de déchristianisation est lorsque le terme est remplacé
par un vocable neutre ou sécularisé. Selon Samuel Armistead c'est une grande innovation
qui caractérise la littérature orale judéo-espagnole. Les exemples sont nombreux, et l'on
peut les trouver dans les multiples versions des romances. Dans Conde Sol la Santa
268ARMISTEAD Samuel, En torno al romancero sefardí hispanismo y balcanismo de la tradición judeo-española , Seminario Menendez Pidal, Madrid, 1982, pp. 135-140. Cet ouvrage de référence s'appuie sur des études et publications antérieures, mais propose pour la première fois une analyse approfondie du substrat chrétien dans la culture du romance séfarade.
93
Trinidad devient Santa Eternidad, dans Gerineldo la Virgen de la Estrella devient le
Libro de la Estreya, la noche de Navidad est simplement nochebuena dans Melisenda
Insomne et las penas del infierno « les peines de l'enfer » sont las penas del enfermo « les
peines du malade » dans Silvana. Dans Virgilios la version castillane el rey indo a misa
« le roi en allant à la messe » est transformée pour que le roi aille plutôt à la chasse ou à
la fenêtre : el rey indo a cazar dans une version recueillie à Sarajevo, el rey indo a la
ventana selon une autre de Salonique.
3- Les formes hispano-latines des termes spécifiquement catholiques peuvent aussi être
remplacées par leurs équivalents grecs ou turcs. Par exemple abad « abbé » ou sacristán
« homme d’Église » des romances espagnols sont substitués dans le contexte séfarade par
papaziko, du grec pappas « pope ». L'église peut être désignée par klisa, du turc kilise
(iglesia en castillan).
4- Dans peu de cas l'élément est conservé mais perd son sens original. Ainsi le terme
monja « nonne » peut prendre le sens de « célibataire ». Dans un chant de mariage de
Salonique, les Juifs séfarades disent Mondja la keren deshar / Casadica kere estar
« Nonne ils veulent la laisser / Mariée elle veut être ». Dans d'autres textes la misa
« messe » et la capilla « chapelle » signifient respectivement une réunion de dignitaires et
un édifice civil, et perdent ainsi leur sens religieux.
5- La substitution des marqueurs chrétiens par des formes sans aucun sens est aussi
remarquée dans quelques ballades : la Virgen est Virgel dans Nochebuena, San Juan
devient Sanjiguale dans Gaiferos jugadores, ou pelegrino « pèlerin » perlinguito dans
Bernal Francés.
6- Dans un nombre très limité de cas cette substitution permet aussi d'insérer des vocables
hébraïques. Abad est alors susceptible de se métamorphoser en hakam « sage » en hébreu.
Même mineure, la déchristianisation a permis l'usage de nombreux procédés pour
affirmer une tradition plus spécifiquement juive. Cependant, il est important de noter que
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ces procédés ne furent pas toujours conscients et volontaires. Ainsi la formation de
vocables sans aucun sens tel qu'au point 5) attesterait plutôt d'un oubli de l'élément
catholique, dès lors que les relations entre l'Espagne et le bassin méditerranéen oriental se
réduisirent. Il faut rappeler que le milieu dans lequel évoluaient les Judéo-espagnols dans
l'Empire Ottoman était essentiellement musulman ou orthodoxe, et la perte de familiarité
avec le catholicisme expliquerait cette altération de Virgen en Virgel ou de San Juan en
Sanjiguale. Les noms grecs ou slaves de ces figures religieuses ne permirent pas le
rétablissement de leur formes originales castillanes. Au-delà d'un manque de contact avec
la réalité religieuse catholique, c'est surtout la rupture de liens avec le castillan moderne
qui fut à l'origine de ces phénomènes.
L'exemple de la branche séfarade marocaine est à ce titre éclairant. De par la proximité
géographique et culturelle la littérature orale judéo-espagnole fut beaucoup moins sujette
aux changements et à ce que Samuel Armistead appelle « l'érosion textuelle » propre aux
romances des séfarades des Balkans, de Turquie ou de Palestine269. Le facteur
géographique n'est pas seul mis en cause dans le processus de déchristianisation. Le
facteur chronologique semble tout aussi déterminant. Ainsi, contrairement aux versions
des séfarades orientaux exilés vers l'est méditerranéen entre le XVème et le XVIème
siècle, les romances importés tardivement au Maroc par les Juifs (XVIIIème-XIXème
siècle) ont conservé davantage d'éléments chrétiens270.
La déchristianisation s'est donc effectuée à des degrés divers. Cependant, qu'est ce qui
explique la relative abondance d'éléments chrétiens et la conservation des règles et lieux
communs du romance ? On remarque en effet le maintien de nombreux topoi narratifs
dans la ballade hispanique : le frère religieux pêcheur, l'épouse fidèle qui se retire dans un
couvent, le déguisement du protagoniste en pèlerin, la contemplation de la beauté
269Dans sa Bibliothèque universelle des voyages (Paris, 1808), G. Boucher de la Richarderie y rapporte la remarque de M. de Chenier, alors en voyage au Maroc pour ses Recherches historiques sur les Maures: «la ville de Tétouan est habitée par des Maures et des Juifs qui parlent presque tous espagnol, et que les relations commerciales, surtout avec Gibraltar, ont rendu doux et polis». L'existence de liens entre l'Espagne et la Maroc grâce au rôle des communautés juives, actives bien après leur expulsion, confirmerait l'adage du XVIIIème siècle selon lequel «le commerce adoucit les moeurs». Toujours est il que ces échanges se sont incontestablement doublés d'échanges culturels, et que la branche séfarade marocaine du Rif ne fut jamais isolée de l'espace hispanique comme le fut la branche séfarade orientale.
270BENICHOU, Romancero judeoespañol, Op. cit. p. 152.
95
féminine pendant la messe, les cloches de l’Église annonciatrices de la mort, etc etc... Ces
topoi ont pour toile de fond un univers chrétien médiéval, et leur éradication supposait
l'altération du genre littéraire. Pour résumer, la déchristianisation consciente expliquerait
sans doute les cas de substitutions séculaires (2) ou spécifiquement juives (6). La majorité
des substitutions sans aucun sens répondrait plutôt à un manque de familiarité avec les
concepts (5). L'éloignement géographique et chronologique ont contribué à la perte de
sens. Cependant, même dans les textes séfarades orientaux anciens, donc supposés plus
nettement déchristianisées, les protagonistes agissent dans un monde essentiellement
chrétien (1). Cette conservation ne s'explique pas seulement par la cohérence mécanique
requise par la poésie traditionnelle. Elle résulte aussi de l'adhésion du groupe aux valeurs
culturelles induites par les romances.
3°) La vision plurireligieuse de l'hispanisme
Ces valeurs sont celles de la société hispano-médiévale dans laquelle les ballades
fleurirent, une société dans laquelle tous les aspects de la vie, politique, économique,
communautaire ou individuelle, étaient conditionnés par des considérations religieuses. A
la fin du Moyen-Âge la vie espagnole consistait toujours en une association dynamique
des trois grandes religions.
L'habitude de définir et d'organiser la réalité selon trois catégories religieuses, autre
héritage hispanique, fut sans aucun doute renforcée et confirmée par des conditions
culturelles et sociales comparables, au Maroc comme dans l'Empire Ottoman. José
Benoliel271 signale par ailleurs que ce triple regard se traduisait dans la langue
vernaculaire par un « triplement lexicologique ». L'acte de prier peut se décliner par le
rezar chrétien, le sallear hispano-arabe ou le dezir tefilla hispano-juif selon le rite272. On
peut établir le tableau de correspondances suivant.
271BENOLIEL José, Dialecto judeo-hispano-marroquí, Brae, Madrid, 1927, p. 267.272Les verbes meldar/qarear/sallear ont pour origine des radicaux hébreux ou arabes, hispanisés par le suffixe -ar.
Dans «dezir tefilla», les Séfarades ont retranscrit l'acte de prier par une expression littérale castillane, dire des teffillas (prières juives en hébreu).
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Contexte chrétien Contexte musulman Contexte juif Traduction françaisela lectura la qraia el meldar la lectureuna criada una morita una dissipla un enfantun casamiento un éers una boda un mariageun entierro una gnaza una misva un enterrementun simenterio un emqabar la meara un cimetière
Cette confrontation et collaboration multi-religieuses, inhérentes au tissu de la vie
hispanique, est encore palpable dans le romancero des Juifs séfarades. Le caractère tri-
religieux de la société espagnole se reflète dans le dialogue du romance Juliana y
Galván, entre le maure Galván et sa princesse prisonnière Juliana. Ce dialogue qui
rappelle la dissolution tragique de la société espagnole est un appel à la coexistence
pacifique entre les trois religions273 :
« - Qu'as tu Juliana, qui t'a fait du mal?
Si les maures t'ont fait mal, je les enverrai à la mort
Si les chrétiens t'ont fait mal, je les ferai prisonniers
Si les juifs t'ont fait mal, je les forcerai à l'exil
- Les maures ne m'ont fait aucun mal, ne les envoie pas à la mort
Ni même le chrétiens, ne les fais pas prisonniers
Ni même les juifs, gens qui de mal ne font rien274 »
Dans le romance La expulsión de los judíos de Portugal chrétiens, musulmans, et juifs
rendent hommage à une princesse dans une scène qui reflète avec fidélité l'usage
médiéval selon lequel tous les habitants d'une ville se réunissaient pour acclamer les
visiteurs importants et chanter des cantiques de bienvenue.
273Traduction libre du judéo-espagnol depuis le texte publié par Samuel Armistead in En torno al romancero sefardi... Op. cit. p. 144 : - Que tienes y tu Juliana, u quien te ha hecho male ? / Si te han hecho mal los moros, los mandare yo a matare / Si te han hecho mal cristianos, los mandare a cautivare / Si te han hecho mal los judios, los mandare a desterrare. / - Ni me han hecho mal los moros, ni los mandes tu a matare / Ni me han hecho mal cristianos, ni los mandes a cautivare /Ni me han hecho mal judios, gente son que mal no hace.
274 Il existe plusieurs versions séfarades de ce romance, au Maroc comme en Méditerranée orientale. Cf GIL R. Romancero judeo-espanol, Madrid, 1911. L'une d'elles débute ainsi: Que es esto, la mi senora ? / Quien vos ha fecho pesar ? /Si os enojaron mis moros, luego los faré matar /Os si las vuesas doncellas, farélas bien castigar / Y si pesar los cristianos, yo los iré conquistar...
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« Ils sortent déjà me recevoir / Trois lois en merveille
Les chrétiens avec leurs croix / Les maures dans leur quartier
Les Juifs avec ferveur / Que la ville bouillonnait »275
Ce texte fut aussi conservé dans la tradition séfarade orientale, mais cette fois transposé à
la réalité balkanique, où les chrétiens sont orthodoxes et les maures turcs :
« Les Turcs depuis les mosquées / Les Grecs allant à à l'église
Les Juifs à la Loi sainte / Celle que garde notre ville... »276
Samuel Armistead analyse la place du romance dans la société médiévale espagnole en
soulignant que les trois communautés religieuses développèrent ce genre épico-lyrique,
mais que celui-ci ancra son origine dans la poésie héroïque médiévale castillane très
largement chrétienne. Ce sont les habitudes, préférences, idéaux et valeurs de la
chevalerie catholique que les romances continuèrent à célébrer. Les Juifs espagnols du
Moyen-Âge s’approprièrent les ballades grâce à leurs contacts avec l'élite dominante
chrétienne. Ainsi les protagonistes des romances séfarades (rois, infantes, contes, ducs...)
reflètent aussi les « préférences aristocratisantes » des propres Judéo-espagnols, qui se
considéraient comme membres à part entière de cette élite dominante de la fin du Moyen
Age hispanique277. Il apparaît ainsi légitime que que dans la littérature orale des Juifs de
Méditerranée orientale les guerriers revêtent les attributs du Christ avant d'entrer en
combat avec les Maures, que leurs épouses et filles se réfugient dans des couvents, que
leurs aventures se déroulent dans des églises ou sur le chemin de la messe, que les
cloches des cathédrales annoncent leur mort etc...
Le substrat chrétien du romancero judéo-espagnol est toujours prégnant dans les
habitudes et préférences de ses protagonistes. Malgré le processus de déchristianisation
275Traduction libre du castillan in MENENDEZ PIDAL Ramón, Crónicas generales de España, Rivadeneyra, Madrid, 1898, p. 164 : Ya me salen a recibir / Tres leyes a maravilla / Los cristianos con sus cruces / Los moros a la morisca / Los judíos con vihuelas / Que la ciudad se estrujía.276Traduction libre du judéo-espagnol in ARMISTEAD Samuel, SILVERMAN Joseph, « Hispanic balladry among the Sephardic Jews of the West Coast » in Western folklore, N°4, 1960, pp. 229-244 : Los turkos en las mexkitas / Los gregos van a la klisa / Los djidios a la Ley santa / La ke la siudad mos guadra.277Nous avions déjà développé la perception du statut social médiéval des Juifs par les propres Séfarades jusqu'à
nos jours, cette idée d'un âge d'or entretenu par la décadence parallèle de l'Empire Ottoman.
98
décrit précédemment ceux-ci sont restés très largement catholiques jusqu'à aujourd'hui.
Les romances séfarades nous parlent de héros et héroïnes naturellement chrétiens, tels
que les Juifs les côtoyèrent au XVème siècle, en même temps qu'ils partageaient leur
langue, leur formes et structures poétiques. Les Judéo-espagnols développèrent durant
cinq siècles un genre tombé en désuétude dans l'Espagne moderne et prolongèrent un
regard médiéval qui célébrait leur passé278. Dans Les aspects du vivre hispanique279
Americo Castro explique que dans une projection poétique telle que le romance il est
naturel que l'individu fasse référence au monde qui l'entoure en même temps qu'à son
monde particulier, à ses propres temps et espace. En tant qu'hispaniques, c'est
précisément ce que firent les Juifs séfarades. Dans l'exil, face à l'angoisse d’être juifs et
de ne plus être espagnols, ils optèrent pour la conservation de leurs deux identités.
L'immense répertoire de romances est un monument durable qui résulte de cette décision
féconde.
B- Les proverbes font revivre Séfarad
Les proverbes, refranes en espagnol, sont de véritable puits de philosophie populaire,
source inestimable pour évaluer l'idiosyncrasie d'un groupe ou d'une communauté, c'est à
dire son caractère singulier face aux règles sociales (du grec idios « qui a un
comportement particulier » et kratos « force, vigueur, pouvoir »). La culture espagnole
est particulièrement riche en proverbes, et leur étude appelée parémiologie s'est étendue à
la culture séfarade, héritière de cette tradition. Véritable mémoire d'une langue, les
proverbes rattachent définitivement les Judéo-espagnols à l'hispanisme, « ainsi dans les
marges de la mare nostrum les communautés juives parlaient la même langue et
partageaient la même philosophie [qu'en Espagne] » écrit Charles Leselbaum280.
278La prépondérance du romance, c'est à dire d'un genre historiquement déterminé en Europe (la ballade médiévale), dans la culture judéo-espagnole jusqu'à nos jours, participe au développement d'un regard sur l'archaïsme de la communauté, au-delà des problématiques liées à l'évolution sociale et politique de l'Empire Ottoman.
279CASTRO Americo, Aspectos del vivir hispanico, Alianza, Madrid, 1970, 169p.280LESELBAUM Charles, « Reseña a SAPORTA Y BEJA Enrique, Refranes de los judíos sefardíes de Salónica y
otros sitios de Oriente, Ametller, Barcelona, 1978» in Thesaurus, Tomo XXXV, N°2, Centro Cervantes, 1980.
99
Michael Molho définit le refrán dans son livre écrit en djudezmo Literatura sefardita de
Oriente de la façon suivante : « Le proverbe est une expression laconique, une phrase
brève, anonyme, admise communément et fondée sur l'expérience de la vie quotidienne.
Il est d'origine spontanée et d'expression populaire. Sa popularité est due à son contenu et
à sa forme, mais pour autant qu'il soit remarquable ou pittoresque, il n'est accepté comme
tel que s'il exprime une pensée ou un conseil digne d'être suivi et pris en
considération »281. La matière des proverbes, qui se fixe facilement dans les mémoires, est
en effet extrêmement populaire dans les communautés israélites de l'Orient méditerranéen
si l'on en croit les nombreuses publications des parémiologues qui rendent état de sa
vitalité jusqu'à nos jours. A travers de nombreux exemples, nous allons analyser cette part
essentiel de la culture panhispanique.
1°) La filiation espagnole dans la tradition proverbiale
Haïm Vidal Sephiha rappelle que l'étymologie de refrán illustre l'action de « briser le
discours »282. Le proverbe doit rythmer le langage et provoquer un impact émotionnel
important, puisqu'il s'accompagne d'une assurance sans faille de la part du locuteur, selon
le mot d'ordre Refraniko mentirozo no hay « Les proverbes ne mentent pas ». Cervantès
ne disait déjà t-il pas à Sancho Parésceme que no hay refrán que no sea verdadero,
porque todos son sentencias sacadas de la mesma experiencia, madre de las ciencias ?
« Il me semble qu'il n'y a de proverbe qui ne soit pas vrai, parce qu'ils sont tous des
expressions issues de l'expérience, mère des sciences ». Notre prochain développement se
base sur les publications de Jesús Cantera Ortiz de Urbina, chercheur qui a dédié son
travail à l'étude comparative des proverbes espagnols et judéo-espagnols283.
Les proverbes en relation avec la famille constituent la majorité du refranero judéo-
espagnol. Para kada oya su tapadera « A chaque marmite son couvercle » s'emploie
281Traduction libre depuis MOLHO Mihael, Literatura sefardita de Oriente, CSIC Insituto Arias Montano, Madrid, 1960, p. 425. On remarque que le texte comporte de nombreux gallicismes, et que Haïm Vidal Sephiha l'identifierait comme « judéo-fragnol ».
282Conférence de SEPIHA Haïm Vidal, Dis-moi tes proverbes et je te dirai qui tu es à l'Institut d'Etudes Juives Elie Wiesel, Paris, mars 2007.
283CANTERA ORTIZ DE URBINA Jesus, « El refranero judeo-español » in Paremia, VOL.6, Universidad complutense de Madrid, Madrid, 1997, pp. 153-162.
100
lorsqu'une jeune fille (et ses parents) se désespère de trouver un époux. En espagnol
contemporain le champ lexical est identique A cada olla su cobertera alors qu'en français
on dirait plutôt « trouver chaussure à son pied ». Les conflits entre belle-mère et belle-
fille ont donné lieu à de savoureux proverbes Suegra ni de barro buena! « Belle-mère
mauvaise même en argile » quand Perez de Guzmán auteur castillan du XVème siècle
écrivait déjà Suegra, ni de azúcar buena « Belle-mère mauvaise même en sucre »284. La
marâtre est indésirable, on ne peut la voir « en peinture », la statuette d'argile qui la
représente et trône sur un meuble de la maison rend malade, la figurine qui la symbolise,
même faite de sucre, ne sera jamais douce au regard. L'autodérision juive et espagnole se
traduit par un groupe de proverbes qui provoquent le rire. D'un côté on dira Al djudio le
viene el meollo tadre « Au juif le cerveau lu vient tard » et de l'autre El español es listo
pero recuerda tarde « L'Espagnol est intelligent, mais il s'en souvient tard ». Ce décalage
s'applique à toute sorte de situations. Un séfarade dira d'une chose qui arrive tard Mi fizha
cazada, cien novios a la puerta « Ma fille mariée, cent fiancés à la porte! » mais
l'Espagnol préférera Después de vendimias, cuévanos « Après les vendanges, les
hottes »285.
De nombreux refranes transmettent un message sur la chance et le destin, exploitant le
terme hébreu mazal qui a produit les adjectifs de l'espagnol contemporain mazaloso
« chanceux, heureux » et desmazalado « malchanceux, malheureux ». La racine hébreu
de ces vocables ne fut reconnue que tardivement, et la Real Academia Española avait
maintenu dans les dictionnaires l'origine latine malaxare286. Cette interaction judéo-
espagnole fut propice au développement de proverbes similaires sur le thème du destin.
El mazal de la fea, la ermoza lo desea correspond à la version espagnole La suerte de la
fea la bonita lo desea c'est à dire en français « La chance qu'a la laide, la belle la désire ».
Il s'agit de réprimer l'insatisfaction perpétuelle que nous éprouvons égoïstement. Le
proverbe Más vale una drama de mazal que una oca de ducados illustre la complexité
lexicale du djudezmo : drama vient du grec « drachme » monnaie de faible valeur, et oca
284Ibid p.154. La légende séfarade dit qu'un homme rompit une statuette d'argile, portrait de se belle-mère, et s'exclama « Même en argile elle n'est pas bonne! ».
285Ibid p. 158. Il existe une multitude d'autres exemples. L'auteur remarque que cette construction existe aussi en français « De la moutarde après le dîner », « Après la mort, le médecin » etc...
286Ibid p. 155.
101
du turc pour une monnaie bien supérieure. D’où littéralement en français « Mieux vaut un
peu de chance qu'une multitude de duchés » : la force du mazal est sans aucun doute bien
supérieure à celle de la richesse matérielle. Malgré les emprunts lexicaux, l'origine du
proverbe est indubitablement hispanique, comme nous le rappellent les différentes
versions du proverbe espagnol contemporain Más vale adarme de razón que libra de
talento « Mieux vaut une goutte de raison qu'une livre de talents »287. Pour poursuivre sur
le thème du destin, analysons le refrán judéo-espagnol Los unos nasen con mazal y
ventura, los otros con potra y crevadura288 « les uns naissent avec chance et fortune, les
autres avec goitre et hernie ». Selon Juan Cantera Ortiz de Urbina il hérite directement de
proverbes que l'on peut de nos jours écouter en Castille, unos nacen con estrellas, otros
nacen estrellados littéralement « certains naissent sous une bonne étoile, d'autres naissent
brisés » ou unos nacen para moler, otros para ser molidos « certains naissent pour
moudre, d'autre pour être moulus »289.
Quittons l'idée du destin pour celle de la beauté, dans une époque qui identifiait le charme
féminin aux rondeurs de chairs. Dame godrura te daré ermozura est identique à
l'espagnol Dame gordura te daré hermosura290, son équivalent français étant « Femme
bien nourrie, femme jolie ». Bien que la beauté véritable soit naturelle, la femme fait
attention au paraître, ce qui lui laisse une certaine marge de liberté dans la manière dont
elle dispose de son corps: Jen y grazia me las dé el Dio, que la ermozura ya me la traeré
yo est le miroir parfait du refrán hispanique Que Dios me conceda atractivo y gracia,
porque belleza y hermozura me las procuré yo « Dieu m'a donné la grâce, moi j’acquerrai
la beauté ». L'usage du proverbe est variable mais transmet l'idée que la locutrice saura
arreglarselas « se débrouiller » d'un problème domestique malgré les conditions qui ne
lui sont pas toujours favorables. L'esthétique s'accompagne de parures de bijoux
conservées de génération en génération, les pièces issues de l'Espagne médiévale ayant
aux yeux des femmes séfarades le plus de valeur. Les compositions des parfums et lotions
sont jalousement gardées au sein de grandes familles d'apothicaires. Ouvrons ici une
287On remarque que l'ancienne unité de mesure castillane adarme provient de la langue arabe.288Potra et crevadura sont en ancien castillan les maladies «gloitre» et «hernie», mais correspondraient en espagnol contemporain à bucio et hernia.289CANTERA, « El refranero... », Op. cit. p. 156.290La méthathèse dr > rd est une des caractéristiques du djudezmo ici godrura > gordura . Les proverbes sont un
matériel privilégié pour l'étude du judéo-espagnol vernaculaire.
102
parenthèse en évoquant l'artisanat du fil d'or dans le monde séfarade. Issu d'une tradition
espagnole, cet artisanat est introduit en Afrique du Nord suite aux premières expulsions.
Progressivement cette activité gagnera tout le bassin méditerranéen, du Maroc à la
Turquie. Un processus industriel se met en marche, qui va de l'achat de l'or à la création
d'ateliers pour la fonte et la conversion du matériau. Mélangé dans des fourneaux à des
lingots d'argent la matière première de cet artisanat, l'argent doré, est effilée et assouplie.
Le fil d'or était utilisé pour la confection de vêtements, aussi bien de femmes que
d'hommes, pour le linge de mariage mais aussi pour la décoration de sacs et d'étuis talit et
tefillim, de ceintures, de chaussures, de toiles qui couvraient les murs synagogaux par des
motifs végétaux, des références bibliques et une profusion de formes géométriques
héritées de l'art arabo-andalou. L'artisanat séfarade du fil d'or fait le lien entre les
traditions textiles espagnole et nord-africaine, et illustre l'importance accordé au paraître
et à l'implication des femmes de la communauté juive dans la recherche du raffinement
esthétique291.
Revenons désormais à l'étude de nos proverbes. Faire état d'idéaux comme la chance ou
la beauté permet de mettre en relief le regard d'une communauté sur ses principes. Mais
le proverbe est aussi très souvent l'objet d'une réflexion acérée destinée à critiquer, à juger
par ce regard les comportements considérés comme irrespectueux. Pour se moquer de
celui qui dit tout savoir, on entendra Se echó asno, i se levantó hahán du proverbe
espagnol Ayer asno, y hoy sabio « Il s'est couché âne et s'est levé savant »292. Hahán est
en hébreu « rabbin » dans la version judéo-espagnole, ce qui traduit encore une fois la
volonté de contextualisation juive suite à l'appropriation d'un élément neutre ou non-juif,
ce désir d'ethniciser face à la perte d'identité supposée par l'origine espagnole. La
substitution d'un terme espagnol par un terme hébreu apparaît aussi dans le refrán qui
dit : Lo que no keres para ti, no lo keras para tu javer correspondant à l'espagnol Lo que
no quieres para ti, no lo quieras para otro « Ce que tu ne veux pour toi tu ne le
291Les informations sur l'artisanat du fil d'or ont été recueillies au musée de la Casa de Sefarad de Cordoue (Espagne) le 31/10/2010. La production et l'élaboration du fil d'or favorisa une organisation sociale dans laquelle les femmes célibataires ou veuves jouaient un rôle de premier plan. L'activité assurait la sécurité économique de ces femmes. Jusqu'à la première moitié du XXème siècle les Séfarades furent les grands protagonistes de cette industrie, mais l'apparition des teintures et des produits chimiques provoqua sa décadence.
292O'KANE Eleanor, Refranes y frases proverbiales españolas de la Edad Media, Boletín de la Real Academia española, Madrid, 1959, p. 236.
103
souhaiteras pas pour l'autre » où l'autre indéfini espagnol est remplacé par l'hébraïsme
javer « le prochain, le compagnon ». Le précepte est par ailleurs largement développé
dans l'Ancien Testament et la théologie juive293.
Pour dénoncer l'attitude de personnes ingrates le proverbe toujours très populaire en
Espagne Cría cuervos y te sacarán los ojos « Élève des corbeaux et ils te crèveront les
yeux » s'est traduit dans les communautés judéo-espagnoles par Bislea kuervo para ke te
sake el ozho où le verbe bislear est un turquisme pour « élever »294.
Pour se moquer des individus pieux mais qui n'ont aucun scrupule avec l'argent et tentent
de profiter de la faiblesse économique des autres les Séfarades diront Arrodear la Ceca y
la Meca. Il existe une expression quasi-identique en espagnol Andar de la Ceca a la
Meca. Les deux locutions se traduisent respectivement par « Tourner autour de la Ceca et
de la Mecque » et « Aller de la Ceca à la Mecque ». Juan Cantera Ortiz de Urbina éclaire
cette parenté et le sens de l'expression295. Son origine provient de l'Espagne musulmane,
lorsque la Ceca était la maison de la monnaie, de l'arabe sikkah « balancier pour la frappe
des monnaies ». Pour les trois religions, aller de la Ceca à la Mecque signifiait donc aller
des lieux de négoce aux lieux de prière, ce que la morale populaire pouvait réprouver
fortement. Aujourd'hui l'expression espagnole est utilisée dans le sens de « aller par
monts et par vaux » sans contextualisation du rapport économico-religieux. Pour rappeler
que face aux discordes qu'il peut causer il convient d'être extrêmement prudent face à
l'argent, le Judéo-espagnol dit Amigos i ermanos seremos, al bolsa no tocaremos « Amis
et frères nous serons, à la bourse nous ne toucherons pas » quand l'espagnol aurait dit
symétriquement Bien me quieres, bien te quiero; no me toques el dinero « Tu m'aimes
bien, je t'aime bien, ne touche pas à mon argent ».
293Par exemple « Tu devrais aimer ton prochain comme toi même » in Ancien Testemant, Levitique 18, 19; « Ce qui t'es haïssable ne le fais point à ton prochain » in Talmud, Shabbat 31a; « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l'on te fasse. Ceci est la Loi. » Réponse de Rabbi Hilliel, -70ans avant notre ère.
294SHANKER Mark, Traces of Sefarad: ethcings of judeo-spanish proverbs, in Gravity Free Press eSefarad, New-York, consulté sur internet le 12/02/2012 http://www.anajnu.cl/huellasdesefarad.htm.
295CANTERA, « El refranero... », Op. cit. p. 157.
104
2°) Les toponymes dans les proverbes, souvenir de Séfarad
Pour analyser d'autres exemples de filiation hispanique directe nous pouvons nous référer
aux proverbes qui ont conservé les noms propres de la Péninsule Ibérique, recueillis par
Evaristo Correa Calderon296. Selon lui la « nostalgie de l'ancienne patrie » se manifeste
par l'évocation de toponymes espagnols : No se fragua Zamora en una hora « On ne
prend pas Zamora en une heure » dénonce l'attitude d'une personne trop pressée ou fait
comprendre que le temps est nécessaire à la réalisation de toute entreprise. C'est un
calque du refrán espagnol No se hizo Zamora en una hora « Zamora ne s'est pas faite en
une heure » qui rappelle le siège de la ville en 1075 par Sancho II, auquel on aurait prêté
les paroles « Zamora ne se gagna pas en une heure »297. Les locuteurs demandent donc
par ces proverbes de la patience ! A plusieurs milliers de kilomètres des côtes d'Espagne
il était possible d'entendre jusqu'à récemment Ken no vido Sevilla no vido maraviya
expression célèbre dans la capitale andalouse et connue aujourd'hui sous la forme Quien
no ha visto Sevilla no ha visto maravilla « Qui n'a pas vu Séville n'a jamais vu de
merveille ». Dans la même idée existe aussi El ken no vido Lisbona no vido coza buena
« Qui n'a pas vu Lisbonne n'a jamais vu de bonne chose », traduction littérale en
djudezmo du proverbe portugais Quem não viu Lisboa, não viu coisa boa298. Lisbonne,
qui connut en 1506 l'un des pires pogroms de l'histoire ibérique, était sans aucun doute le
dernier port duquel s'exilèrent les Séfarades. Leur attachement à la ville étonne encore à
l'égard des humiliations qu'ils durent endurer là-bas, signe d'un décalage que nous avons
déjà discuté entre l'âge d'or hispanique fantasmé chez les Judéo-espagnols et la réalité
historique.
Sans être nécessairement des proverbes au sens moral et philosophique du terme, d'autres
expressions n'ont pas d'équivalent en espagnol mais sont des créations judéo-espagnoles
qui célèbrent ces origines: de façon parfois hautaine un Séfarade dira Vos de Francia, yo
de Aragón « Vous de France, moi d'Aragon » pour conclure une discussion qu'il juge
296CORREA CALDERON Evaristo, « El recuerdo de España » in Revista de Folklore, Tome 01B, N°11, 1981, pp. 3-10.
297RAMOS Alfredo, Castilla y Leon, Anaya touring club, Madird, 2008, p. 428.298CORREA CALDERON, « El recuerdo... », Op. cit. p. 4.
105
improductive299. La sagesse populaire espagnole s'est amusée de l'état lamentable de la
médecine au XVème siècle, époque moins propice aux progrès scientifiques que celle de
la domination musulmane. Il nous est parvenu jusqu'à nos jours des refranes qui appellent
à la méfiance face à la médecine toute puissante : Médicos sin ciencia, largas haldas y
poca conciencia « Médecins sans science, jupes longues et peu de conscience » ou dans
une autre version Médicos de Valencia, largas faldas y poca ciencia « Médecins de
Valence, longues jupes et peu de science »300. Nous ne savons expliquer cette référence à
la ville de Valence, sans doute insérée pour correspondre à la rime induite par ciencia.
Mais le plus étonnant est de constater que le proverbe fut préservé dans le corpus judéo-
espagnol : Medikos de Valencia, mushas aldas, poka siensia. Enfin, Evaristo Correa
Calderon nous donne un autre exemple de la conservation parémiologique de la
géographie espagnole. Somos gaigos i non mos entendemos « Nous sommes galiciens et
nous ne nous comprenons pas » peut-être entendu chez les Séfarades lorsqu'il faut mettre
un terme à un dialogue de sourds. Ce curieux proverbe serait issu d'une phrase prononcée
par le noble galicien Martinez de Barbeito. Alors qu'il participait à l'effort de la
Reconquista et au siège d'Alméria, il aurait déploré l'état de ses troupes rongées par les
dissensions internes301. Le proverbe est toujours employé de nos jours en Galice. Nous
pouvons discuter la véracité de l'anecdote historique mais quoiqu'il en soit une fois de
plus le souvenir de l'Espagne reste prégnant dans le proverbier judéo-espagnol.
3°) Quels proverbes spécifiquement judéo-espagnols ?
Un examen complet du refranero judéo-espagnol nous confirme que la majorité des
proverbes sont communs au monde hispanique et au monde séfarade. Indiscutablement,
ils furent appris et employés en Espagne, puis emportés vers les nouveaux terroirs
séfarades. Comme nous venons de le voir, dans quelques cas le proverbe espagnol a été
légèrement modifié par la substitution d'un hébraïsme ou d'un turquisme. Il existe
cependant des proverbes authentiquement séfarades, propres aux communautés juives de
l'Empire Ottoman. Peu nombreux et sujets à des changements lexicaux ils varient d'une
299Ibid p. 4.300OSTERC Ludovik, « Cervantés y la medicina » in Verba hispanica, N°6, UNAM, México, 1996, p. 17.301BARROS Carlos, « Las guerras de los caballeros en la Galicia medieval » in Norba, revista de Historia, VOL.
21, 2008, p. 209.
106
région à l'autre, contrairement aux proverbes issus d'Espagne et partagés par tous les Juifs
de la Méditerranée orientale. Marie-Christine Bornes-Varol s'oppose à cette vision
unilatérale imposée par les chercheurs : « L'identité parémiologique du judéo-espagnol
est donc, d'après ces auteurs réduite à la mémoire du proverbier espagnol. Il n'a pas de
spécificité : figé, à l'exception de quelques emprunts venus remplacer ça et là des termes
espagnols, il n'a, une fois débarrassé de quelques proverbes empruntés, qu'une identité
espagnole»302. Elle montre par exemple que le proverbe Después de Purim platikos
« Après la fête de Purim des petits plats » pourrait tant appartenir à la tradition espagnole
qu'à la tradition turque du Bayramdam sonra bayram mubarek « Après la fête de Bajram
le banquet »303. L'étude des proverbes interroge donc l'identité séfarade. Sont-ils
nécessairement hérités d'une philosophie populaire séculaire et lointaine ? L'auteure
avoue que l'idée qu'elle dénonce « pour autant naïve et superficielle qu'elle soit, n'est pas
tout à fait fausse ». Les proverbes judéo-espagnols concernent essentiellement les valeurs
de la communauté et très peu celles de la société ottomane, preuve d'un corpus assimilé
antérieurement. Marie-Christine Bornes-Varol a cependant recueilli plusieurs refranes qui
évoquent explicitement et de façon défavorable Turcs ou Arméniens, et qui
n'appartiennent donc pas à une tradition pan-hispanique. El vedre tyene kutchiyo « Le vert
[musulman] a le couteau » ou El vedre dize benden bo « Le vert dit je te répudie ! », mais
aussi Los ermenis son amalekes « Les Arméniens sont des Amalécites [peuple biblique
ennemi d'Israël] »304. Les Turcs et les Arméniens représentaient le pouvoir autoritaire, les
Grecs, les Serbes et les Bulgares les opprimés. Cette sympathie des Juifs envers les
peuples balkaniques évoluera peu à peu avec l'essor parallèle de l'antisémitisme et du
nationalisme dans la péninsule. La résignation face au despotisme de l'Empire Ottoman
s'est traduite par le proverbe Kavesa ke se aboko, no se korto « Tête courbée n'a point été
coupée »305.
302BORNES-VAROL Marie-Christine, « Les proverbes judéo-espagnols » in Identités méditerranéennes, reflets littéraires dir. MICHAUD Monique, L'Harmattan, Paris, 2007, p. 215.
303Jusqu'à présent le proverbe judéo-espagnol avait été rattaché au groupe de proverbes espagnols qui dénoncent l'arrivée tardive d'un évènement cf Después de las vendimias, cuévanos « Après les vendanges, les hottes ».
304BORNES-VAROL Marie-Christine, « Proverbes judéo-espagnols » in Identités méditerranéennes, reflets littéraires: Bulgarie, Espagne, France, Grèce, Italie, Portugal, Serbie, dir. MICHAUD Monique, L'Harmattan, 2007, p. 212.
305SEPHIHA Haïm Vidal, « Proverbes judéo-espagnols: la partie pour le tout. Une mémoire sélective » in Paremia, VOL.2, 1993, Madrid, p. 233.
107
Des proverbes diffèrent aussi de la tradition espagnole non seulement par emprunts
d'hébraïsmes mais aussi par emprunts situationnels. Par exemple Tanto dice amen ke le
kayó el talet « Il a tellement dit amen que le talet est tombé » est employé pour se moquer
d'une personne bigotte. A force de s'incliner pour dire amen le croyant fait tomber le châle
talet qui couvre les hommes pendant les offices religieux de la synagogue. Les individus
jugés au contraire impies peuvent aussi subir les foudres du proverbier. L'équivalent des
expressions espagnoles El rosario al cuello y el diablo en el cuerpo « Le rosaire autour
du cou et le diable au corps » ou Mucha iglesia y poca virtud « Beaucoup d'église et peu
de vertu » se traduirait en judéo-espagnol par Arrova pitás i besa mezusás « Il vole des
pitas et embrasse des mezusas ». Une explication mérite d'éclaircir son sens : la pita n'est
pas le fameux pain grec ou turc mais une confiserie d'origine portugaise que les Séfarades
ont l'habitude de manger la veille de shabbat306. La mezuzá est un objet de culte sacré
renfermant un parchemin du Deutéronome, placé dans l'encadrement des portes, et que
l'on embrasse en signe de dévotion. Ainsi l'hypocrisie du voleur qui feint un
comportement religieux exemplaire est démasquée. Ouvrons ici une nouvelle parenthèse,
culinaire cette fois. Le souvenir de l'Espagne c'est aussi le quotidien des plaisirs de la
table, comme le proverbe précédent nous le rappelle avec les pitas. Les Judéo-espagnols
n'expriment-ils pas l'idée de bon goût par Es dulce komo el pan de Espanya « C'est doux
comme le mazapan307 »? Les mets séfarades sont associés au protagonisme de la mère
dans la transmission culturelle. Pour célébrer pendant la fête de Tishabeav la destruction
du Temple et l'Expulsion d'Espagne, les familles séfarades avaient l'habitude
d'accompagner leur repas de galettes de pommes de terre de Cordoue, de gaspacho de
Séville voire de sangria de Malaga308. L'un des classiques de la cuisine séfarade est la
confection de yemas, jaune d’œuf sucré tout aussi populaire en Espagne. Claudia Roden
rend compte de sa symbolique : « Les yemas se mangent à tous les moments importants
du cycle de la vie. L’œuf dans sa coquille incarne la procréation et la continuité de la vie
juive309». La cuisine séfarade s'est enrichie d'apports orientaux, en Afrique du Nord ou
dans l'est méditerranéen, mais les mères de familles sont fières de leur savoir-faire
306CANTERA, « El refranero... », Op. cit. p. 160.307Le mazapan « massepain » est une confiserie de Noël originaire de Tolède, que les Séfarades continuent
d'appeler «pain d'Espagne».308Cours de cuisine juive programme proposé par The American jewish joint distribution committee consulté sur
internet le 14/02/2012 http://fr.morim.org/getfile.aspx?id=1484.309RODEN Claudia, El libro de la cocina judia, Zendrera Zariquiey, Barcelone, 2004, p. 95.
108
culinaire qu'elle disent avoir acquis de génération en génération depuis l'Expulsion.
Emmanuelle Simon précise cependant dans Eléments d'histoire et de culture judéo-
espagnols que si les Juifs en Espagne cuisinaient avec la même base alimentaire que les
chrétiens, ces derniers avaient l'habitude d'utiliser la graisse de porc, quand les premiers
préféraient pour des questions religieuses l'huile d'olive310. Cynthia Crews insiste une fois
de plus sur les origines espagnoles de la gastronomie séfarade : « La vie de famille et les
mœurs restaient espagnoles. Il semble que leur cuisine n'aient guère changé, comme par
exemple celle de la olla podrida »311. Cette vision qui se distingue une nouvelle fois par
l'idéalisation d'une culture héritée par la mère est aujourd'hui largement partagée par les
descendants des Judéo-espagnols. Citons pour l'illustrer les propos d'Eliezer Papo: « La
demande d'être séfarade est une recherche d'identité qui comme pour n'importe quelle
identité doit avoir un lien avec la langue, les coutumes et usages, la mentalité, la cuisine
[...] »312.
Revenons désormais aux proverbes marqueurs de l'identité séfarade. I el haham yerra en
la tevá correspond à un autre emprunt situationnel « Même le rabbin peut se tromper en
chaire » (avec deux hébraïsmes haham « rabbin » et tevá « chaire ») mais peut se
rattacher à l'adage latin Errare humanum est « L'erreur est humaine »313. Haïm Vidal
Sephiha présente d'autres exemples authentiquement « juifs », qui n'ont pas subi de telles
transformations d'emprunts. Par exemple Moshe muryo Ley no kedo? « Alors quoi,
Moshe est mort, mais sa loi n'est-elle pas restée? » peut être employé contre la résignation
de certains mais aussi pour faire la leçon à un enfant dont le comportement est
inadmissible et auquel il faut rappeler l'autorité «Tu vas voir ce que tu vas voir»314.
L'histoire douloureuse du peuple juif a engendré En este mundo sufrimos por ser djudios
[en el otro sufriremos por no haber sido] « Dans ce monde nous souffrons parce que
nous sommes juifs [et dans l'autre nous souffrirons de ne pas l'avoir assez été] » où
l'emploi de la première partie suffit à transmettre l'idée qu'il faut dans certains cas se
310SIMON Emmanuelle, Séfarades de Turquie en Israël, éléments d'histoire et de culture judéo-espagnols, L'Harmattan, Paris, 1995, p. 195.
311CREWS, Recerches..., Op. cit. p. 22. La olla podrida littéralement « pot-pourri », équivaut au « pot-au-feu ».312PAPO Eliezer in NIETO, El último..., Op. cit. p. 57.313SEPHIHA Haïm Vidal, « La société judéo-espagnole à travers ses proverbes ou Dis-moi tes proverbes je te dirai
qui tu es » in Richesse du proverbe: typologies et fonctions, Actes du colloque de parémiologie, Université de Lille, 6-8/03/1981, p. 231.
314Ibid p. 201.
109
résigner à la douleur, contrairement au proverbe précédent. De façon plus humoristique
des Séfarades diront aussi Por una migajka somo djudyos « Pour une miette [en moins]
nous sommes juifs », faisant allusion à la circoncision. Face à la persécution de la
communauté, l'expression prend alors un sens dramatique : « la vie tient à peu de
choses ».
Pour conclure, il est difficile de dresser le tableau complet de la parémiologie judéo-
espagnole, tant celle-ci est riche et mériterait le développement d'un mémoire entier. Nos
propos ont cependant démontré qu'il existe une tradition directe entre l'Espagne et les
communautés juives de Méditerranée orientale dans l'expression de la sagesse populaire.
C- Les complaintes funèbres et la perte de la Ville Sainte
Puisque nous avons déjà évoqué le cycle de vie, intéressons-nous désormais aux attitudes
de la communauté face à la mort. Est-il possible de dégager des caractéristiques
communes aux formes de deuil tel qu'il est observé sur les rives de la Méditerranée, de
faire apparaître le corollaire rituel d'un supposé être méditerranéen ? Le thème a été
développé dans le cadre d'un colloque intitulé Images et réalités de la mort dans les
sociétés méditerranéennes organisé par le Centre d’Études Corses de l'Université de
Provence, et tenu à Bonifacio en mars 1976315. Malgré la diversité sociale, linguistique et
religieuse, il existerait un substrat commun aux peuples qui bordent la Méditerranée.
Incontestablement l'appréhension de la mort et l'accompagnement du défunt vers l'au-delà
durant la période de deuil illustrent des pratiques culturelles géographiquement
homogènes et continues, bien que celles-ci soient postérieurement modulées par la
religion embrassée. L’Antiquité est à nos yeux une étape historique essentielle dans la
constitution d'un regard méditerranéen sur la mort.
315VINCENT Thomas-Louis, « La mort en Corse et dans les sociétés méditerranéennes » in Archives des sciences sociales des religions, VOL.51, 1981, p. 231.
110
1°) Le deuil féminin en Méditerranée
Évoquons le rôle de la femme pendant l'observance du deuil. Dans l'Egypte Antique des
femmes appelées pleureuses avaient pour fonction de mettre en scène les lamentations
funèbres316. En Grèce antique un thrène, de threomai « pousser des cris », est un chant
funèbre qui rappelle la vie du défunt. Les gémissements de femmes rythment le texte
clamé par l'aède pour la cérémonie des funérailles317. Le chant XXIV de l'Illiade décrit le
thrène entonné lorsqu'est exposé le corps d'Hector :
« Ils ramenèrent le héros dans sa noble demeure / Et la placèrent sur un lit sculpté. A ses côtés / Vinrent se
mettre des chanteurs de thrènes, qui poussèrent / Leurs chants plaintifs, ponctués par les longs sanglots
des femmes »318.
Ces pratiques furent préservées dans la tradition romaine mais le deuil féminin était à la
fois jugé dangereux pour l'harmonie sociale et nécessaire dans les rituels de supplication,
notamment en temps de crise de la Cité319. Cette ambiguïté provient d'origines sans doute
plus lointaines, de croyances païennes dites primitives selon lesquelles la mort est un
sauvage univers où la femme l'emporterait sur l'homme. L'anthropologie nous a appris
que la femme est longtemps considérée comme un homme inversé, inverti, plus à même
de communiquer avec l'infra-monde, le pays des morts étant aussi l'inverse du monde des
vivants320. Elle donne la vie mais accompagne aussi vers la mort, elle est le relais
privilégié entre deux mondes qui s'opposent. Les femmes romaines portaient des habits
noirs, symbole de l'obscurité et du sommeil éternels depuis la tradition antique grecque,
quand les morts rejoignaient le domaine d'Hadès sous la terre321. Originaires d'Orient, les
trois religions du Livre différencient les rituels funéraires autour de la Méditerranée, mais
font de l'inhumation du corps une nécessité dogmatique, rompant avec la pratique de
316WERBROUCK M., « Les pleureuses dans l'Egypte Ancienne » in American Journal of Archeology, VOL. 43, Bruxelles, 1939, pp. 522-524.
317DEMONT Paul LEBEAU Anne, Introduction au théâtre grec antique, Le livre de Poche, Paris, 1996, p. 14.318HOMERE, Iliade, extrait de la traduction de Frédéric Mugler pour Actes Sud, Arles, 1995, p. 719.319STERBENC ERKER Darja, « Voix dangereuses et force des larmes: le deuil féminin dans la Rome Antique » in
Revue de l'histoire des religions, tome 221, N°3, 2004, pp. 259-291.320VINCENT, « La mort en Corse... », Op. cit. Note 125.321La couleur noir était déjà portée par les Grecs, mais les Romains la systématisèrent. Au Moyen-Age son
apparition en Europe fut pourtant tardive, venant vraisemblablement d'Espane et d'Italie.
111
l'incinération et des constructions de tumulus ou de catacombes. La kevoura
« inhumation » dans l'Ancien Testament doit être respectée en vertu de l'interprétation
exégétique du verset de la Bible: « Si l'on fait mourir un homme qui a commis un crime
digne de mort et que tu l'as pendu à un bois, son cadavre ne passera point la nuit sur le
bois; mais tu l'enterreras le jour même »322. Les religions chrétienne et musulmane
condamnent aussi la crémation en s'alignant sur cette interprétation exégétique.
Établi près des lieux de cultes, le cimetière devient un nouvel espace pour la
communauté, qu'elle que soit sa religion. Il est planté de cyprès, symboles de l'éternité de
l'âme pour leur bois imputrescible depuis l'Antiquité grecque, et remarqués pour leur
forme pointée vers le ciel rappelant l'élévation de l'âme. Les processions de femmes pour
honorer les morts de la communauté continuent d'affluer vers les cimetières
méditerranéens jusqu'au XXème siècle, de façon beaucoup plus fréquentes que dans
d'autres traditions géographiques ou les dogmes religieux sont pourtant similaires. Les
Ashkénazes honorent leurs morts une fois dans l'année, pendant le mois d'Eloul323, les
Catholiques d'Europe Occidentale célèbrent au lendemain de la Toussaint le Jour des
Défunts324. En Méditerranée, les femmes juives et chrétiennes ont l'habitude de se rendre
au cimetière la veille de fêtes pour établir un lien de permanence avec les morts. Le
pélerinage au cimetière est appelé ziara chez les Judéo-espagnols, terme qui vient de
l'arabe hispanique selon Haïm Vidal Sephiha, preuve d'une pratique partagée par les trois
religions325.
Dans l'imaginaire méditerranéen le deuil féminin rappelle que si le matriarcat a
proprement parlé326 n'a jamais existé, les sociétés patriarcales traditionnelles ont connu
des aménagements qui ont permis aux femmes d'endosser un rôle essentiel dans la
reproduction culturelle du groupe, quand celui-ci était mis en péril par le fils d'Hadès,
l'homme guerrier. Les femmes attendent les hommes du retour de la guerre, comme
322 Deutéronome XXI, XX, XXIII.323Le mois estival d'Eloul est dans le calendrier juif celui de la pénitence. Il précède Rosh Hashana le nouvel an
juif, quand Dieu juge l'humanité.324Au XIème siècle l’Église prend la décision d'instituer la « commémoration des fidèles défunts » pour que Dieu
délivre ou soulage les âmes du purgatoire.325SEPHIHA Haïm Vidal, « Judéo-espagnol » in Ecole pratique des hautes études, 4ème section, 1982, p. 218.326 BARRY Laurent, « Glossaire de la parenté » in L'homme, N°154-155, p. 728.
112
Pénélope a attendu Ulysse. Dans un article intitulé « La grande mère Méditerranée,
variations sur une figure protectrice et étouffante » Roberto Alajmo évoque le pouvoir
que les mères siciliennes, kabyles ou juives ont acquis dans l'organisation familiale,
étoffant le regard folklorique d'une dimension sociologique commune aux sociétés
méditerranéennes327. Mais revenons à la thématique du deuil. L'imaginaire teinté de
culture mythique ne se confine pas au souvenir. Le cinéma méditerranéen contemporain
perpétue ce regard, et l'on peut citer parmi de nombreux exemples328 la scène d'ouverture
du long-métrage de Nadine Labaki Et maintenant on va où ?329. Le spectateur suit une
procession de femmes endeuillées dans les montagnes arides du Liban, vêtues de noir,
musulmanes et chrétiennes, avançant péniblement dans une complainte funèbre, pliant
sous le poids de la douleur des fils et des maris emportés par la violence de la guerre. Une
voix féminine se fait entendre en arabe : « C'est une longue histoire de femmes. Leurs
yeux sont maquillés de cendres. Le destin a voulu qu'elles s'habillent en noir ». Elles ne
se sépareront que pour se diriger vers la partie musulmane ou chrétienne du cimetière.
Les femmes des communautés juives de la Méditerranée s'inscrivent dans ce schéma
culturel, d'autant plus qu'elles sont dépositaires de la transmission religieuse. Le judaïsme
se transmettant par la mère, la société juive est nécessairement matrilinéaire, bien qu'elle
soit patriarcale dans son organisation. Observons les remarques de Michael Molho dans
son ouvrage historique sur les Juifs de Kastoria (actuelle Grèce)330 : « Les femmes
manifestent bruyamment leur douleur en cas de deuil. Toute mort est l'occassion de pleurs
et de gémissements qui emplissent le ghetto. En attendant l'arrivée du cerceuil et pendant
que s'accomplit la funèbre toilette, des pleureuses de profession dites lloronas
[«pleureuses» en espagnol] récitent de poignantes complaintes de circonstance, récitées
en général en langue grecque, d'après un usage antique ». Il est étonnant d'appeler les
pleureuses lloronas quand elles chantent en grec et non en judéo-espagnol. Ville
balkaniques aux confins de l'Albanie et de la Macédoine, Kastoria a connu une influence
327ALAJMO Roberto, « La grande mère Méditerranée » in La pensée de midi, N°22 Mythologies méditerranéennes, 2007, pp. 60-62.
328Récemment Snjieg d'Aida Begic, Femmes du Caire de Nasrallah ou La source des femmes de Radihelnu sont des long-métrages qui mettent en image le pouvoir des femmes méditerranéennes dans l'organisation familiale, dans un environnement social qui ne leur est pourtant pas favorable.
329Et maintenant on va où? réalisé par Nadine LABAKI, production franco-libanaise, 2011.330MOLHO Michael, Histoire des israélites de Kastoria, AIU, Thessalonique, 1938, p. 106.
113
séfarade limitée par le maintien de traditions romaniotes, fondamentalement helléniques.
Il en va de même pour la communauté juive de la ville montagneuse de Ioanina. En
revanche, à Salonique, Constantinople ou Izmir les observateurs témoignent d'une
tradition espagnole particulièrement vivace dans la pratique rituelle du deuil. Les femmes
continuent à chanter des complaintes funèbres d'origine castillane, appelées quinah en
hébreu et endecha en espagnol. Paloma Diaz-Mas fut l'une des pionnières en matière de
recherche sur la poésie funèbre, découvrant un nouvel aspect de cette culture partagée par
deux mondes séparés par cinq siècles d'histoire331. Notre introduction sur l'existence d'un
deuil méditerranéen nous amène à comparer ce registre poétique entre l'Espagne
contemporaine et les communautés juives de Méditerranée orientale. L'auteure espagnole
remarque que dans les deux cas les complaintes funèbres emploient des registres
historiques, les complaintes juives rappellent la destruction du Temple de Jérusalem et les
complaintes espagnols les morts héroïques de princes chrétiens tombés au combat contre
les Maures332. Le parallèle devient particulièrement intéressant dans certains textes,
notamment lorsqu'il laisse entrevoir des similitudes non seulement thématiques mais
aussi morphologiques.
2°) Le deuil et le souvenir de la Ville Sainte
Dans les traditions juives et chrétiennes le souvenir des villes saintes perdues fut transmis
par les chants funèbres, permettant de maintenir un imaginaire relatif à l'âge d'or
religieux, au déclin de l'humanité et au pouvoir rédempteur du rituel funéraire.
Intéressons-nous à un chant espagnol – endecha - qui pleure la perte de Jérusalem en
1244 pendant la Sixième Croisade, intitulé Ay, Iherusalem, et aux complaintes séfarades
quinot sous-genre des coplas déjà évoquées qui rappellent la dispersion du peuple juif,
telles que La destrucción del Templo ou La toma de Yerushalaïm333. Quinze siècles
séparent ces événements historiques, et pourtant leurs souvenirs via les complaintes
obéissent à des formes poétiques visiblement identiques. Avant de comparer plus en détail
331DIAZ MAS Paloma, Temas y topicos de la poesia luctuosa sefardi, Instituto Arias Montano CSIC, Madrid, 1982.
332Ibid p. 12.333DIAZ MAS Paloma, « Quinot sefardíes y Complants catalanes: lamentaciones por las ciudades santas perdidas »
in Judaísmo hispano: Estudios en memoria de José Luis Lacave Riano , Instituto Arias Montano CSIC, Madrid, 2002, pp. 294-309.
114
ces textes, notons que Paloma Diaz Mas a rattaché à cette tradition un poème catalan
anonyme du XVème siècle intitulé Plors, plans, senglots « Pleurs, plaintes et
sanglots »334. Cette fois, la complainte funèbre a pour but didactique de rappeler la prise
de Constantinople par les Turcs en 1453. Pour la chrétienté la répercussion de cet
événement fut similaire à la prise de Jérusalem en 1244 par les Mamelouks. De nouveau
une cité considérée comme sainte et siège de reliques vénérées du Christ tombait aux
mains des « Infidèles ». Ce désastre donna naissance en Europe à une abondante
production littéraire aux tonalités propagandistes qui suscita de nouvelles velléités de
croisade, prémisse de la constitution de la Sainte Ligue335. Dans la tradition catalane
plusieurs poèmes pleurant la chute de Constantinople revêtent les caractéristiques des
complaintes funèbres castillanes ou juives citées précédemment. Isabel de Riquer signale
que le poème anonyme des Complants est à la fois simple chronique poétique, chant
épique sur la prise de Constantinople, mais aussi manifestation presque parfaite d'une
tradition hispanique des complaintes funèbres pour la perte de la Ville Sainte, du foyer
religieux, et par extension du cœur de la communauté336.
Venons-en désormais à l'étude comparative de ces textes, espagnol, séfarade et catalan.
Tous commencent par les motifs de la plainte et les interrogations rhétoriques. « Ô
Constantin! L'Impérial régnant, ville où es-tu? […] Les yeux s'emplissent de larmes »
dans les Complants, ou « Ô Temple honoré ! Ay, comment es-tu détruit? […] Tout Israël
pleure » dans La detrucción del templo337. La rhétorique de la plainte, commune aux
littératures hébreu et latine, se codifie au Moyen-Âge selon des règles formelles qui
mettent en exergue la parenté des traditions.
Ensuite vient l'explication du désastre, systématiquement imputé aux pêchés des
Hommes. Cependant, si dans les poèmes catalan et espagnol le mal est considéré comme
permission de Dieu pour effrayer les pêcheurs, dans les textes séfarades le mal est
334Ibid p. 295.335On distingue deux « Sainte-Ligue », la première constituée en 1531 à la demande de la République de Venise,
ennemi principal et concurrent commercial de l'Empire Ottoman, la deuxième en 1571. L'alliance des États chrétiens enregistre sa plus grande victoire militaire en 1571, après avoir détruit la flotte turque au large de Lépante.
336RIQUER Y PERMANYER Isabel de, Poemas catalans sobre la caiguda de Constantinople, Universitat de Barcelona, Barcelone, 1997, p. 25.
337Traduction libre depuis DIAZ MAS, « Quinot... », Op. Cit pp. 296-297.
115
manifestation suprême de sa colère. Dieu oblige tous les Juifs à œuvrer pour l'apaiser338.
L'âge d'or religieux auquel nous nous sommes référés précédemment est largement
développé dans les trois traditions, et s'accompagne encore une fois d'une dénonciation
des agissements des Hommes, accusés d'avoir abandonné trop tôt les lieux saints. Dans
les Complants « Par peu de foi et moins de dévotion […] les Princes tombèrent tous par
leur division » rappelle « Par le mauvais usage qu'ils en firent [les sacerdotes du Temple],
ils durent fuirent vers le vide » de La destrucción del Templo. Dans les traditions juive et
chrétienne, la chute de Jérusalem s'explique non seulement par les pêchés du peuple, mais
aussi par l'impiété de ses notables. Les poèmes se concluent par des prières, une
invocation au Dieu ou à la Vierge chez les chrétiens. Les louanges font partie des topoi
de la littérature médiévale, et dans les quinot elles s'accompagnent d'expressions
d'espérance messianique, conformément à la religion juive: « Seigneur Dieu qui est
vivant / Ne regarde pas nos pêchés / Et ne nous envoie pas à l'exil […] / Envoie le
rédempteur / Notre Messie tant attendu » dans La destrucción del Templo.
Selon Paloma Diaz Mas les similitudes entre les traditions sont particulièrement
remarquables dans le cœur des poèmes qui se centre sur la description de la prise de la
ville. Elle débute par l'entrée des ennemis qui passent au fil de l'épée les habitants, puis se
poursuit par le pillage et les massacres: « Entrés par les maisons ils faisaient voler par les
fenêtres les hommes et leurs fils, capturaient les demoiselles » dans les Complants ; « De
maison en maison ils allaient, jetaient par les toits les hommes, prenaient les
demoiselles » dans La destrucción del Templo. Le thème du viol des femmes topos des
quinot est développé abondamment dans Ay Ihérusalem, tout comme celui de la vente des
habitants comme esclaves339. L'exil et la survie de la population, fondamentaux dans la
tradition juive, sont aussi évoqués dans le texte catalan. On retrouve des motifs bibliques
dans la description de la mise en captivité des habitants, la comparaison des vaincus avec
des brebis amenés au sacrifice. Dans Ay, Ihérusalem « Ils les lièrent cruellement / Les
mains et les pieds comme des brebis » renvoie aux vers de La destrucción del Templo «Ils
les attachèrent / pour l'égorgement comme petit bétail ». La source du motif se trouve
338Ibid. p. 299.339Ibid p. 303.
116
sans aucun doute dans le livre d'Isaïe (53 ; 7) de l'Ancien Testament340: « Il a été maltraité
et opprimé, et il n'a point ouvert la bouche, semblable à une brebis qu'on mène à la
boucherie ».
Nous pouvons affirmer que les chants funèbres endechas ou coplas de la muerte en
castillan et quinot en hébreu partagent des caractéristiques propres à la lamentation pour
la perte de la Ville Sainte, usant de procédés bien déterminés, le recours à la rhétorique de
la plainte, dans lesquels s'insèrent plusieurs motifs (éloge de la cité, entrée des ennemis,
massacre de la population et viol des femmes, exil des survivants, sacrifice des
prisonniers attachés comme du bétail) traités dans un ordre toujours identique. Cet
exemple témoigne d'un apprentissage populaire de l'Histoire par le biais de poèmes
censés rythmer la vie de la communauté. Les femmes chantent ces textes pour honorer la
mémoire du mort en même temps que celle de sa communauté religieuse. Le souvenir
historique se confond avec le devoir religieux. Cette tradition perdure dans les
communautés judéo-espagnoles qui ont perpétué dans leur langue espagnole une
narration romane adaptée à la religiosité juive. Il est essentiel de rappeler que les
Séfarades faisaient usage des quinot dans un contexte paraliturgique mais qu'ils ne
privilégiaient jamais leur traduction en hébreu, sans doute attachés au contexte culturel
judéo-chrétien de l'ère médiévale. Il nous faut exposer au lecteur une piste étonnante
aujourd'hui discutée chez les chercheurs qui fait remonter l'origine des complaintes
funèbres au Livre des Lamentations dans l'Ancien Testament341. Le motif des pleurs de
Rachel se retrouve à la fois dans les Complants « La plainte fut plus forte que celle de
Rachel / Pleurant ses fils de la ville détruite » et dans la quina judéo-espagnole El horbán
de Sión « Rachel vient en pleurant / Elle dit: Où sont mes fils / Ceux chéris que j'avais à
Sion ». Selon la tradition juive la colère divine à l'origine de la destruction du Temple ne
céda pas aux supplications des prophètes et des patriarches. Elle ne se calma que lorsque
Dieu s’apitoya du sort de Rachel. Dans le Livre des Lamentations il la console et promet
d'en finir avec l'exil de son peuple342. Enzo Franchini récuse la filiation directe de la
340Ibid p. 307.341FRANCHINI Enzo, « Ay Iherusalem: nuevas fuentes y fecha de composición » in Revista de poética medieval,
N°15, 2005, pp. 11-38.342ROMERO Elena, La ley y la legenda: relatos de tema bilbico en las fuentes hebreas, CSIC, Madrid, 1989, pp.
538-539.
117
poésie funéraire catalane avec l'Ancien Testament343 mais l'apparition du motif des pleurs
de Rachel montre jusqu'à quel point l'auteur identifiait la chute de Constantinople avec
celle de Jérusalem.
Nous pouvons donc conclure en affirmant que les complaintes funèbres des Judéo-
espagnols appartiennent tant à une tradition juive qu'à une tradition romane344, toutes
deux soumises à des règles de deuil établies en Méditerranée depuis l'Antiquité. Les
lamentations pour la capitale de l'Empire byzantin ont codifié la rhétorique de la
complainte pour la Ville Sainte, Jérusalem faisant office de modèle par excellence. Cette
origine biblique, qu'elle soit directe ou indirecte, nous renseigne aussi sur la constitution
d'une culture judéo-chrétienne dont les Séfarades seraient aussi les dépositaires. Enfin
Paloma Diaz Mas rappelle que ce syncrétisme culturel, part essentielle de l'hispanisme,
permit à la littérature écrite comme orale de nouvelles formes d'expression, perceptibles
jusqu'à nos jours. Elle rappelle que l'hymne actuel de la Catalogne Els Segadors « Les
Semeurs » est basé sur un romance du XVIIème siècle, témoignage parfait du modèle
rhétorique judéo-chrétien pour la Ville Sainte que l'on a pillée et violée :
« Catalogne, grand comté / Qui t'a vu si riche et plein / Contre tous les Catalans / Voyez donc ce qu'ils ont
fait / Ils ont brûlé un lieu sacré / Qui s'appelait Sainte Colombe / […] Ils tuèrent un chevalier à la porte de
l'église / En présence des parents / Ils violaient les demoiselles / Et tuaient les pères s'ils se
plaignaient »345 .
Encore une fois le risque d'une étude sur les pratiques traditionnelles est de confiner
l'espace méditerranéen à une zone de résistance ou d'inertie, où les « changements
seraient moins visibles que les permanences »346. Nous pouvons discuter cette affirmation
et remettre en cause le folklorisme systématique auquel est assujetti le bassin
méditerranéen. Cependant, si nous nous intéressons aux traditions de cet espace, c'est
aussi pour redécouvrir de nouveaux liens longtemps oubliés, que les propres Judéo-
espagnols mettent aujourd'hui en avant pour défendre leur culture. L'apport espagnol n'est
343FRANCHINI Enzo, « Ay Iherusalem... », Op. cit. p. 17.344Ibid p. 308.345DIAZ MAS, « Quinot... », Op. cit. p. 308.346VINCENT, « La mort en Corse... », Op. cit. p. 231.
118
pas unilatéral si l'on considère l'hispanisme comme le déploiement d'influences diverses
sur un support judéo-chrétien. Sur le même thème du deuil et de la complainte étudions
désormais un autre exemple qui nous montre comment les Séfarades ont longtemps cru
transmettre une tradition espagnole pure alors qu'il n'en était rien.
3°) La tradition hispanique de la complainte funèbre réinventée
Les Séfarades avaient aussi pour habitude de chanter la complainte El pozo airón pendant
la célébration de Tishabeav347, jeûne commémorant les douleurs infligées au peuple juif:
« S'en vont les sept frères, ils s'en vont en Aragon
Les chaleurs sont fortes, d'eau ils ne trouvent pas
Au milieu du chemin ils découvrent un puits airón348
Ils jouent à pile ou face349, et le plus jeune est désigné
Il l'attachent à la corde et le jettent dans le puits airón
Au milieu de ce puits la corde se rompt
L'eau se fait sang, les pierres couleuvres
Couleuvres et scorpions, qui lui dévorent le cœur
Si mère vous demande, vous lui direz: il est resté là-bas!
Si ma femme vous demande: veuve elle est restée!
Si mes fils vous demandent: nouveaux orphelins ils sont! »
Le texte exprime la douleur subie par la perte d'un proche dans ce qui s'apparente déjà à
un exil « S'en vont les sept frères... », et célèbre l'union de la famille face au désastre
infligé. Dans la narration ce n'est pas un hasard si le drame survient alors que le groupe
était déjà en péril face au manque d'eau. L'idée du sacrifice est celui du peuple juif qui
347Traduction du judéo-espagnol depuis la version recueillie par ATTIAS Moshe in ATTIAS, Romancero sefardí, Jérusalem, 1961, p. 83 : Ya se van los siete ermanos, ya se van para Aragó / Las kalores eran fuertes, agua non se les topó / Por en medio del kamino, toparon un podjo airó / Echaron pares i nones, a el chiko le kayó / Ya lo atan kon la kuedra, ya lo echan al podjo airó / Por en medio de akel podjo, la kuedra se le rompió / La agua se les izó sangre, las piedras kulevras son / kulevros i lakranes, ke le komen el korasón / Si vos pregunta la mi madre, la diresh : atrás kedó / Si vos pregunta la mi mujer : bivda mueva ya kedó / Si vos preguntan los mis ijos : guerfanikos muevos son !
348Airon était une divinité de culte païen dans la péninsule ibérique avant l'arrivée des Romains. Ceux-ci toléraient son culte. Il était vénéré aux abords des sources, considérées comme portes d'entrée à l'inframonde dont il était le dépositaire. Il existe aujourd'hui en Espagne plusieurs sources et puits désignés comme pozo airón. LORRIO Alberto « El dios celta Airón y su pervivencia en el folclore y la toponomía » in Pasado y presente de los estudios celtas, Ortigueira, 2007, pp. 109-136.
349Echar a pares y nones dans le texte, littéralement « jeter pairs et impairs », c'est à dire « jouer à pile ou face ».
119
commémore le 9 Av350 les calamités nationales, la destruction du premier et du second
Temple de Jérusalem. Les Juifs séfarades célèbrent alors l'austérité et la tristesse.
Il semble ne faire aucun doute que que cette complainte, interprétée dans le sens du rituel
juif, s'inscrive malgré tout dans une tradition hispanique de la complainte funèbre. Les
éléments thématiques et stylistiques en ce sens sont nombreux. Par exemple, le premier
vers rappelle le thème des sept frères au destin tragique, topos du folklore espagnol et de
la littérature occidentale en générale351. L'allusion à l'Aragon comme région lointaine et
désertée, froide ou brûlante, terre rude à l'esprit des hommes, est aussi récurrente dans la
tradition hispanique, tout comme l'évocation des parents au final du poème352. La
toponymie du pozo airón comme lieu magique où se rencontre le monde et l’infra-
monde, un au-delà, est aussi révélateur de cette tradition353.
Étonnamment le néo-helléniste suisse Samuel Baud-Levy recueillit au début du XXème
siècle un texte grec dans l’île de Chalki, dont voici la traduction354:
« Quatre et cinq ils étaient, neuf frères / Vint la guerre et ils s'armèrent
Sur le chemin d'Arménie, ils eurent soif / Ils trouvèrent un puits qui était très profond;
Cinquante brassées de large et cent de profondeur / Ils tirèrent au sort pour savoir qui descendait
Et le sort décida du jeune Constantin / Attachez moi, frères, et je descendrai
Les frères l'attachèrent et le firent descendre / Ils tentèrent de le sortir; ils ne purent pas.
Ils essayèrent une nouvelle fois; la corde se rompit / Allez-y mes frères, allez voir notre bonne mère.
Et si elle demande ce qu'il est advenu de moi / Ne lui dites pas que je me suis noyé
Dites lui seulement que je me suis marié / Et que j'ai pris pour épouse la fille d'un sorcier […] »
La parenté avec le texte judéo-espagnol est frappant, et le chercheur est d'autant plus
désorienté que les éléments hispaniques ne manquent pas dans la version séfarade. Il
n'existe aucune trace de la ballade du Pozo Airón dans la tradition populaire espagnole
moderne, ce qui fait d'abord penser que les Séfarades ont été les seuls à la faire vivre 350Av est le cinquième mois du calendrier juif.351ARMISTEAD, En torno al romancero..., Op. cit. p. 154.352Ibid p. 155.353Cf note infra 294.354Traduction libre de l'espagnol depuis une version traduite du grec in ARMSTEAD, En torno al romancero..., Op.
cit. p. 155, depuis BAUD-BOVYSamuel, La chanson populaire grecque du Dodécanèse, Paris, 1936, pp. 284-288.
120
jusqu'à l'époque contemporaine, peut-être grâce au sens religieux qu'ils lui avaient
conféré. En Espagne, cette source serait tombée dans l'oubli. Hors, la découverte de la
version grecque a remis en cause cette interprétation.
Voici les nouvelles conclusions de Samuel Armistead : la chanson grecque fut traduite en
judéo-espagnol, non seulement à un simple niveau linguistique ou verbal, mais aussi à un
niveau plus complexe, formulistique et topique. Pour parer le texte d'atours typiquement
hispaniques et fidèles à l'esprit de la complainte endeuillée, les traducteurs ont reconstitué
une tradition orale qu'ils avaient solidement assimilé : « Le poème grec fut traduit par
celui qui maniait les deux langues et les deux traditions poétiques à la perfection et sans
nécessité d'utiliser plume et papier »355 . Le nombre neuf « numéro formulistique par
excellence dans la tradition grecque »356 est remplacé par le nombre sept, conforme à la
signification magique de la péninsule ibérique. Dans les deux traditions poétiques les
contrées maléfiques sont celles situées les plus à l'intérieur des terres, relativement isolées
des côtes méditerranéennes. Ainsi les terres lointaines d'Arménie sont traduites par celles
d'Aragon.
Le texte de La dama de Aragón introduit donc notre étude sur les apports culturels des
milieux d'intégration des Séfarades. Pour conclure, nous devons souligner que l'héritage
hispanique ne s'est pas seulement manifesté par l'adoption d'un support culturel
strictement matériel, mais aussi par l'obstination à conserver un imaginaire tel que
pouvait le restituer la langue et la vision du monde des Judéo-espagnols. Quelles que
soient les formes d'expression de la littérature orale, ballades, proverbes ou complaintes
funèbres, on remarque que les Séfarades s'inscrivaient volontairement dans la tradition
espagnole, n'hésitant pas à la « recréer » de toutes pièces.
355Ibid. p. 156.356Ibid. p. 157.
121
Section 2 - Les influences balkaniques et orientales, le monde séfarade espace de
transition culturelle.
L'hispanisme porté par la langue djudezmo ne couvre pas à lui seul les horizons ouverts
par les Judéo-espagnols dans leur culture populaire. Nous devons dès à présent rappeler
que leurs cinq siècles de présence dans l'Empire Ottoman favorisèrent les échanges
culturels. L'adaptation de la ballade grecque « des neuf frères » évoquée précédemment
n'est pas un exemple isolé. Les terroirs balkaniques et orientaux influencèrent de façon
durable l'imaginaire séfarade. Nous évoquerons notamment l'emprunt de sources
poétiques, la diffusion d'un personnage folklorique et les échanges musicaux.
A- Les inépuisables sources poétiques balkaniques
Ce serait une erreur de croire que la poésie populaire séfarade est d'origine exclusivement
hispanique. Dans le cas de la poésie lyrique des kantigas, comme dans le cas des
romances ou des coplas de la muerte (endechas) étudiées précédemment, il est évident
que les différentes cultures de l'empire ottoman ont influencé, tant sur les thèmes que sur
la forme, ce répertoire.
1°) L'interculturalité dans le répertoire des kantigas
Le Cancionero judeo-español de Moshe Attias en apporte un exemple concret par l'étude
d'une kantiga chantée à Salonique et qui commence ainsi357:
« Jette de l'eau devant ta porte
Je passerai, et tomberai
Je glisserai sur l'eau
J'entrerai, je te parlerai »
357Traduction libre du judéo-espagnol in ARMISTEAD Samuel, SILVERMAN Joseph, En torno al romancero sefardi, hispanismo y balcanismo de la tradicion judeo-espanola, Seminario Menendez Pidal, Madrid, 1982, pp. 179-182 : Echa agua en la tu puerta / Passaré, me caeré / Toparé cabstante en el agua / Entraré, te hablaré.
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Le chant judéo-espagnol diffusé dans tout le bassin méditerranéen oriental correspond à
la traduction quasi littérale d'un distique grec recueilli sur l'île de Chios en mer Egée358:
« Jette de l'eau au seuil de ta porte / pour qu'en passant je glisse
pour qu'une excuse je trouve / que ta mère me laisse entrer te parler »
Dans la version judéo-espagnole le sens de l'histoire et le prétexte du jeune homme pour
entrer chez sa fiancée ont été conservés. L'interrogation posée par la date d'adoption de ce
motif par les Juifs reste en suspend. On sait en revanche que ces vers ne sont pas
modernes dans le corpus folklorique grec. L'étude de la communauté grecque de Cargèse
en Corse au XIXème siècle permit en effet de retrouver cette ballade. En 1876 H.F. Tozer
y recueillit les vers grecs suivants359:
« Répands de l'eau au seuil de ta porte / pour que je tombe et glisse
pour que je puisse trouver une excuse / pour entrer et te donner un baiser »
Les historiens estiment que l’îlot linguistique grec de Cargèse rompit toutes relations
avec le monde hellénique à partir de 1675360. Ces vers sont incontestablement d'une
tradition ancienne. Il est fort probable que les judéo-espagnols les aient intégrés dans leur
propre corpus littéraire peu après leur installation dans le monde grec, alors sous le joug
ottoman. Ce cas confirme que le folklore populaire judéo-espagnol n'est pas un simple
dérivé du répertoire lyrique espagnol du XVème siècle, et qu'il s'est construit de façon
vivante selon la variation de l'intensité des relations de cohabitation avec les autres
peuples de l'Empire Ottoman, dont les Grecs faisaient partie.
Illustrons le métissage des kantigas par d'autres exemples. La chanson Una pastora yo
ami est restée très célèbre parmi les Séfarades, récemment rééditée dans les albums de
Yasmin Levy361. Sur internet des vidéos présentent cette chanson comme issue d'une pure
tradition hispanique362. 358Traduction libre du grec depuis ARGENTI P., ROSE H. The foloklore of Chios Tome II, University of
Cambridge, Cambridge, 1949, pp. 706-707.359TOZER H., Modern greek ballads from Corsica, Hellenic studies, 1882.360BLANKEN G., Les Grecs de Cargèse: recherches sur leur langue sur leur histoire, Leyden, 1957, 299p.361LEVY Yasmin, album Sentir, Four quarters records, 2010.362jewishfolksongs.com consulté sur internet le 09/02/2012.
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Le texte en djudezmo laisserait penser que cet air fut emporté dans les bateaux qui
gagnaient l'Empire Ottoman aux XVème et XVIème siècles363.
« Une bergère j'ai aimé / une belle fille
Depuis l'enfance je l'adorai / je n'en aimais pas d'autre
Un jour quand nous étions / assis dans le jardin
Moi je luis dis de toi ma fleur / je me meurs d'amour
Dans ses bras elle me serra / avec amour m'embrassa
Et me répondit avec douceur / tu es bien jeune pour l'amour
Je grandis et la cherchai / elle en prit un autre
Elle s'oublia de moi / mais je l'aimais pour toujours »
L'amour impossible tel qu'il est chanté ne correspond pas au canon de l'amour courtois, et
même si le cadre pastoral a pu faire penser à d'éventuelles scènes de l'Ancien Testament
ou au personnage biblique de Rachel364, son origine est de toute évidence moderne et
post-romantique. En 1997, et de façon donc relativement tardive, Albertos Nar est le
premier à repérer l'origine du récit dans une opérette écrite en 1891 par le dramaturge
grec Dimitrios Koromilas. Lui même s'était inspiré d'un poème de l'écrivain Giorgios
Zalakostas. Les paroles de la chanson sont la traduction exacte en djudezmo d'une
composition grecque moderne365. Le regard sur la culture judéo-espagnole a
inévitablement généré un amalgame entre l'instrument du discours, le djudezmo langue
ancienne et archaïque, et son contenu, enrichi de thèmes parfois contemporains, pensé à
tort dans une tradition médiévale. La confusion est entretenue par les propres Séfarades,
davantage conscients du syncrétisme de leur langue que celui de la culture qu'elle diffuse.
Plus surprenant encore des kantigas s'avèrent ne faire partie ni de cette tradition castillane
ni d'emprunts à la culture balkanique. La chanson Adio Kerida rappelle étrangement l'air
d'une aria de La traviata de Verdi, ce qui est aujourd'hui admis par l'ensemble des
363Traduction libre du judéo-espagnol, paroles publiées dans l'album Sentir de Y. LEVY et sur : Una pastora yo amí / una fizha hermoza / de mi chiques yo la adorí / más k'ella no amí / Un día ke estavamos / en la gwerta sentados / le dishe yo por ti flor / me muero de amor / En sos brazos m'apretó / con amor me bezó / Me respondió i kon dulzor / sos chiko para amor / M'engrendecí i la bushkí / Otro tomó i la pedrí / Ella si olvidó de mi / Ma siempre lo amí.
364COHEN J. R. « The music of the Sephardim » in Early music America, Volume 15, N°4, 2009.365NAR Albertos, « Una pastora yo ami: an oriental foksong and its origins » in The Jewish communities of
Southeastern Europe, Hassiotis, Institute for Balkan Studies, Thessalonique, 1997.
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chercheurs366. Or, une fois de plus le regard archaïque sur la culture judéo-espagnole a
forgé au sein de la propre communauté le mythe selon lequel Giuseppe Verdi se serait
inspiré d'un ancien air séfarade pour composer l'aria. Les recherches sur internet nous
induisent dans cette erreur, il est par exemple écrit sur le site du Kol Sephardic Choir
« Verdi avait des amis d'origine séfarade, et écouta à plusieurs reprises la chanson Adio
Kerida. Il aimait tant la mélodie qu'il décida de l'inclure comme aria dans son opéra La
Traviata »367 . Les chercheurs qui travaillent sur la musique judéo-espagnole ont pourtant
tiré des conclusions inverses : il n'existe aucune trace de cette chanson dans le folklore
panhispanique, et ses premières occurrences remontent à la fin du XIXème siècle. « La
kantiga Adio Kerida dérive incontestablement de l'air de Verdi » conclue Catherine
Madsen368.
Il ne faut pas se fier aux apparences. Concevoir la tradition hispanique comme tout ce qui
revêt l'habit du djudezmo est une erreur. Nous avons montré que les kantigas se sont
développées grâce à la capacité d'insertion de motifs balkaniques dans les textes et
musiques. Cependant, et à la lumière de notre dernier exemple, nous ne pouvons
considérer l'influence orientale de la Méditerranée comme unique source de changements
dans le cancionero, genre qui se distingue par la multiplicité d'horizons qu'il ouvre à
partir du XIXème siècle, relativisant par là même l'isolement des communautés judéo-
espagnoles : opérette, zarzuela ou tango enrichiront considérablement le répertoire des
femmes séfarades369.
2°) La nourriture rituelle dans les contes balkaniques : étude comparée d'un conte grec et
de sa version judéo-espagnole.
Analysons dès à présent l'adoption d'un conte grec par les Judéo-espagnols et les
changements qu'il a subi par le passage d'une tradition à une autre. Le conte La tête de
366Conférence de Paloma DIAZ MAS, Visages du judaïsme séfarade, à l'Institut universitaire d'Etudes juives Elie Wiesel, février 2006.
367Site du Kol Spehardic Choir consulté le 09/02/2012 http://www.kolsephardicchoir.com/ .368MADSEN Catherine, « In search of Sephardic music » in National Yiddish Book Center, Pakn Treger, N°48,
2005.369SADAK Sami, Transculturalité et identité dans les répertoires musicaux judéo-espagnols, Cours polycopié,
Université de Provence, 2010, p. 10.
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poisson, très populaire en Grèce et en Macédoine, met en scène les difficultés de
transmission de la nourriture rituelle entre une mère et sa fille (Annexe I). Il existe
plusieurs versions du conte, mais il est possible d'en dégager les étapes essentielles370.
Issue d'une famille pauvre, une fille rejette la tête de poisson que sa mère s'est pourtant
procurée avec peine, ce qui entraîne un conflit irrémédiable entre elles, débouchant sur le
matricide. La mère ne cesse de réclamer sa « tête de poisson », même au-delà du
tombeau. La fille ne peut vivre, hanté par le souvenir du meurtre de sa mère. Face à cette
fracture violente entre les générations la fille se voit dans l'obligation de reconstruire son
identité, sous peine de reproduire de nouveaux conflits, notamment avec son nouvel
époux. Or ce n'est que dans l'imaginaire qu'elle parvient à se réfugier et à reconstruire un
monde supportable.
Dans la version judéo-espagnole d'Istanbul, le conte se trouve modifié, car les
protagonistes sont une grande-mère et sa petite-fille. Le saut générationnel permet
d'éviter les rapports conflictuels entre la mère et la fille, au profit d'une transmission
identitaire assurée de façon harmonieuse. En effet, la petite-fille gaspille la nourriture
mais sa grand-mère reste bienveillante car elle attend que l'enfant se rende compte par
elle même des vertus de cette nourriture. A partir du moment où la petite-fille devient
jeune femme et qu'elle s'implique dans la confection des beignets (récurrence du motif
« alors qu'elle faisait frire les beignets... ») des miracles apparaissent : le prince la choisit
pour femme, plus tard des objets merveilleux se multiplient, et plus tard encore son mari
revient de la guerre. Ces surprises sont systématiquement rendues possibles par
l'implication de la jeune femme dans la préparation de la nourriture rituelle. La première
lecture du conte est déroutante, la répétition de la confection des beignets semble être un
motif extra-narratif, et l'on ne se doute pas alors de se signification symbolique. La
comparaison avec le poisson du conte grec nous permet en fait de dégager les principes
d'une nourriture rituelle.
370Ce travail a déjà été réalisé par Anna Angelopoulos, dont je reprendrai les conclusions. ANGELOPOULOS Anna, « Entre fille et mère, petite fille et grand-mère : questions de nourriture rituelle », in
Rena MOLHO (dir.), Proceedings of the 3rd International Conference on the Judeo-Spanish Language (Social and Cultural Life in Salonika through Judeo-Spanish Texts) [October 17 & 18, 2004] , Fondation Ets Ahaim, Salonique, 2008, 238 p., pp. 101-109.
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Selon Max Luthi371, un « motif aveugle » est un élément qui n'a aucune fonction
narrative dans le conte. Il précise: « Il est rare de trouver des motifs réellement aveugles:
des cadeaux magiques inutiles, des frères sans aucun rôle. Souvent il s’agit de lacunes de
mémoire, de mauvaise transmission de la part du conteur. Un épisode entier est parfois
oublié. Par exemple, il doit y avoir trois frères dans un récit, à cause de la formule Il était
un roi qui avait trois fils, mais il n’est rien dit sur le rôle du deuxième fils. L’élément
manquant pourrait facilement être remplacé. Même un narrateur très peu imaginatif
pourrait donner une nouvelle explication ou un renseignement pour combler ces lacunes.
Mais le conte populaire évite de rayer cet élément non fonctionnel ou de le réinterpréter à
nouveau. Dans le conte oral, même l’élément qui a perdu sa signification est signifiant,
car il est évocateur des systèmes secrets qui ne laissent émerger qu’une trace dans
l'espace du conte ». La confection des beignets est en fait essentielle à la diffusion de
valeurs implicites, qui sont marginales dans la narration mais essentielles dans l'esprit du
conteur.
L'étude comparée des deux contes nous permet d'en savoir davantage sur le sens de cette
nourriture rituelle. Dans le conte grec, la « tête de poisson » correspond au poisson
mangé le jour de l'Ascension, tradition orthodoxe censée renforcer l'identité religieuse
dans un territoire désormais dominé par les musulmans Ottomans. L'incorporation du
poisson s'apparente à une transmission identitaire essentielle, celle des valeurs religieuses
du groupe. Dans le cas du conte judéo-espagnol les beignets sont appelés bimuelos, du
castillan buñuelos. Selon le dictionnaire judéo-espagnol de Joseph Nehama372 le terme
bimuelo correspond à une nourriture rituelle, plus précisément à une « pâtisserie pascale,
crêpe faite de pain azyme réduit en pâte, d’œufs battus, de sucre, que l'on fait frire dans
une poêle à beignets et que l'on mélange avec du miel ». Comme pour le poisson dans le
conte grec, la nourriture est porteuse de symboles identitaires. Selon Anna Angelopoulos,
le symbole du miel évoque à la fois le plaisir sexuel qui attend l’héroïne et son prince
dans leur mariage, et la douceur de l'appartenance à un groupe socio-religieux373. Nous
pouvons rajouter que dans le Livre des Proverbes, troisième livre hébraïque de l'Ancien
371LUTHI Max, Das Europaïsche Volksmarchen, 1909, traduit en anglais, The European Folktale, 1982.372NEHAMA Joseph, Dictionnaire du judéo-espagnol, Edition des amis de la lettre sépharade, Bruxelles, 2003.373ANGELOPOULOS, « Entre fille et mère... », Op. cit. p. 108.
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Testament, le miel est associé à l'idée de sagesse et à la parole de Dieu : « Mon fils,
mange du miel, car il est bon, un rayon de miel sera doux à ton palais » (25:16).
L'étude des contes nous permet une fois de plus de rendre compte des influences de la
littérature orale grecque sur les populations judéo-espagnoles installées dans l'Empire
Ottoman. Nous pouvons désormais proposer le tableau suivant pour synthétiser nos
propos.
1. Situation primaire(grecque)
2. Processus d'apport / de sélection
3. Situation syncrétique (judéo-espagnole)
- Rapports conflictuels mère et fille = matricide
-Éviter le matricide -Rapports grand-mère et petite-fille harmonieux
-Poisson nourriture rituelle -Déchristianisation du symbole
-Beignets au miel nourriture rituelle
-Obligation d'accepter ses traditions (ce qui nous précède, l'autorité de la mère) pour survivre
-Nécessité d'un raisonnement individuel (la petite-fille doit comprendre par elle-même que son rôle est actif)
-Découverte de la tradition comme nécessaire à sa survie (acceptation de la petite fille de participer à la confection des beignets et miracles simultanés)
Les deux versions du conte proposées par Anna Angelopoulos, elles même tirées du
recueil de Minotou Contes de Zante (Thessalonique, 1932) pour le mode grec et du
recueil de Wagner Judenspannisch, I (Vienne, 1914) pour le mode judéo-espagnol sont
jointes en annexes (ANNEXE I). Je souligne volontairement les moments où la
confection des bimuelos entraîne les miracles évoqués précédemment.
3°) Un thème panbalkanique : le rite sacrificiel de construction
Dans le corpus des ballades folkloriques balkaniques, quelle que soit la langue, serbe,
macédonien, bulgare ou grec, il existe des motifs récurrents. L'une des narrations les plus
célèbres est celle qui se réfère au sacrifice humain à l'occasion de la construction d'un
bâtiment ou d'un pont: l'acte d'emmurer vivant un individu a pour but d'apaiser un esprit
surnaturel responsable de cataclysmes et par là même de garantir la transmission du
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patrimoine construit aux générations postérieures374. On retrouve ce thème dans la poésie
traditionnelle grecque dans Le pont d'Arta, d'Hellada, ou d'Antimachia ; en roumain dans
Le pont de Narta; en albanais dans La forteresse de Shkodra; en serbe dans L'édification
de Skadar et Le pont sur la Drina; en bulgare dans La forteresse de Salonique et La
forteresse de Smilen; en hongrois dans Le château de Deva375. Le même thème serait
aussi omniprésent dans le folklore des tziganes de la région376.
Comme les autres peuples balkaniques avec lesquels ils cohabitaient, les Juifs de
Salonique pratiquaient encore au XXème siècle une forme atténuée de sacrifice
fondationnel. Dans Les us et coutumes des séfarades de Salonique (Madrid, 1950), M.
Molho écrit : « Quand sont posées les fondations d'une construction, on y enterre la tête
et les pattes d'une poule égorgée pour l'occasion. Une fois la construction achevée, les
rabbins sont appelés pour qu'ils la bénissent »377. Face à ces observations qui nous ont été
rapportées, nous sommes étonnés de constater qu'un rite exogène ait pu se transmettre
dans les communautés juives séfarades, d'autant plus que ce rite est célébré par les
autorités religieuses rabbiniques ! M. Molho fait le parallèle avec les anciens peuples du
Proche Orient, qui dans l'Antiquité auraient eu recours à ces pratiques rituelles. Les
Cananéens, dont le développement civilisationnel est antérieur à la diffusion du judaïsme,
auraient célébré de tels sacrifices : « Les excavations entreprises dernièrement dans les
environs de Meggido ont permis de découvrir des squelettes d'enfants en bas age enterrés
vivants dans des urnes, sous les fondations de certaines constructions »378. Cependant,
l'hypothèse d'une pratique perpétuée avec l'arrivée des Hébreux et à travers leurs
multiples exils est très vite devenue improbable.
Au début du XXème siècle Lazare Sainéan observe dans Les rites de construction, que
les Grecs de religion orthodoxe répètent ce rite païen avec la même ferveur : « La
croyance qu'il faut immoler une victime dans les fondations de n'importe quelle
374THOMPSON Stith, « Foundation sacrifice. A human being buried alive at base of the foundation of a building or a bridge » in Motif-index of folk litterature, Bloomington, 1955-1958.
375FOCHI Antonio, « Contributions aux recherches concernant la chanson populaire des Balkans » in Bulletin of the International Association of South East European Studies, Bucarest, 1971, pp. 81-100.
376PASAPATI A., Etudes sur les Bohémiens de l'Empire Ottoman, Constantinople, 1870.377ARMISTEAD, En torno..., Op. Cit. p. 172.378MOLHO Mihael, Us et coutumes des Séfarades des Salonique, Universitat de Barcelona, 1950, p. 91.
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construction est partout familière en Grèce. Le pope bénit le terrain, on égorge une poule,
un coq, un bélier ou un agneau, et de son sang l'on arrose la pierre fondamentale de
l'édifice »379. Cette tradition est donc incontestablement commune aux cultures
balkaniques, ce qui est corroboré par les poésies de tradition orale citées précédemment.
Dans la littérature orale, nous remarquons l'insertion de ce thème dans des textes
séfarades de tradition hispanique ancienne. Dans les années 1930, Moshe Attias recueille
des romances populaires dans la communauté juive de la localité grecque de Larissa380.
L'un deux fait référence à un pont:
« Sous le pont de Larissa il y a une élégante demoiselle
Son père la gardait pour un beau jeune homme
Mais la fille malicieuse s'éprit d'un buzaji381 »
En 1959 Samuel Armistead recueille dans la diaspora séfarade de New-York une autre
version, chez des Juifs originaires de Salonique382:
« Sous le pont de Larisa il y a une fille en prison,
Son père la gardait pour un beau jeune homme
La fille qui était mauvaise partit rendre visite au Vizir
Au milieu du chemin, elle rencontre un buzaji »
Les deux textes sont les premiers vers des romances. La suite du récit révèle de façon
incongrue que cette jeune femme n'est autre que la fille du roi de France, et qu'elle
importune le vendeur de boza en lui formulant des requêtes déraisonnables. Or ce
développement narratif vient du romance espagnol La pedigueña, répandu parmi la
diaspora séfarade au-delà de l'espace balkanique.
379SAINEAN Lazare, Les rites de construction d'après la poésie populaire d'Europe Orientale, Leroux, Paris, 1902.
380Traduction libre du judéo-espagnol in ATTIAS Moshe, Romancero Sefarad, Instituto Ben Zewi, Jerusalem, 1956, p. 74 : Debasho el kiuprí de Larisa hay una moza zarif / El su padre la guardaba por un lindo chelebbí / La moza por ser mala s'amonstró d'un buzají...
381Buzaji est un vendeur d'une boisson infusée appelée « boza » en Turquie.382Traduction libre du judéo-espagnol in ARMISTEAD Samuel, Tres calas en el romancero sefardí: Rodas,
Jerusalén, Estados Unidos, Seminario Menendez Pidal, Madrid, 1979, p. 23 : Debasho del kioprí de Larsa ay una ija en carcel / El su padre la guadrava para lindo chelebí / La ija, como era mala, se fue a visitar el Vizir /Por en medio del kamino encontró un bozadjí...
130
A Jérusalem, Israël Katz recueille en 1910 les premiers vers de ce romance, dans une
version proche de l'original castillan383 :
« La fille du roi de France s'en alla voir le vizir
Au milieu du chemin elle rencontra un buzaji... »
En Grèce, contrairement à Jérusalem et aux espaces d'identités séfarades extérieurs à
l'influence balkanique, la circonstance étrange de la jeune femme enfermée sous un pont
s'est donc greffée au début du texte. Ce motif ne semble avoir aucune relation avec le
reste du romance, qui décrit par ailleurs la rencontre d'une princesse et d'un homme du
peuple. Selon Moshe Attias, il y aurait donc eu une contamination de la version originale
par une source panbalkanique, de par l'intrusion du rite fondationnel dans les premiers
vers du romance. Les Juifs se réapproprièrent le thème dans nombre de légendes qu'ils
faisaient siennes. Rappelons que les versions du romance recueillies en Grèce (Attias
1930, Armistead 1959) faisaient allusion au pont de Larissa. En voici la légende judéo-
espagnole, comptée par la communauté juive de cette localité384 :
« Larissa est traversée par la rivière Pineios. Il y'a fort longtemps, les villageois voulurent construire un
pont pour unir les deux rives du fleuve, et relier ainsi les deux parties du village. Cependant, toutes les
tentatives fracassèrent, et chaque pont construit était détruit en décembre, lorsque le fleuve débordait.
Tous comprirent que le problème avait pour cause la mauvaise construction du pont, qui ne reposait pas
sur des fondations solides. Ceci continua jusqu'à ce qu'arriva en ville un ingénieur qui avait une fille très
belle. […] Il la sacrifia et fit de son corps l'un des ciments du pont. Depuis lors, le pont resta debout sans
jamais être ébranlé par la crue. »
Cette légende est proche de la ballade grecque Tes artas to gefuri « Le pont de l'Arta »385:
« Quarante-cinq architectes et soixante apprentis
Depuis trois ans travaillaient sur le pont d'Arta
Ils le construisaient la journée, et la nuit il s'effondrait
Se lamentaient les architectes, et gémissaient les apprentis:
383Traduction libre du judéo-espagnol in ARMISTEAD, En torno..., Op. cit. p. 174 : La ija del rey de Fransya se fue a vijitar al vezir / En medyo del kamino enkontró kon un bozadjí...
384ATTIAS, Romancero..., Op. cit. p. 75.385ARMISTEAD, En torno..., Op. cit. p. 176.
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«Eh, notre travail, notre labeur sont restés vains!
Nous construisons le jour entier avant que tout ne s'effondre»
Et l'esprit leur répondit depuis l'une des voûtes:
«A moins de sacrifier un être humain,
Les murs ne sauront jamais solides
Que vous ne sacrifiez ni orphelin, ni étranger, ni pèlerin,
Sinon la femme du premier architecte, cette belle femme...»
Dans la suite de la ballade, lorsque la femme par erreur s'approche du pont, des ouvriers
l'enferment sous la voûte, emmurée vivante. L'esprit de la rivière est ainsi satisfait. Il
existe de multiples versions de ce récit en Grèce, mais Le pont de l'Arta semble être le
document le plus ancien et le plus cohérent pour justifier l'introduction d'un élément
culturel local dans les légendes judéo-espagnoles.
L'étude de Samuel Armistead va bien plus loin sur la façon dont les judéo-espagnols se
sont appropriés ce motif mythique. Selon lui le processus d'intégration du rite sacrificiel,
dans la pratique comme dans la littérature orale, s'est doublé d'une relecture de sa
signification. L'élément surnaturel est absent de tout commentaire, alors que dans la
version grecque il est essentiel. La légende du Pont de Larissa raconté par les Juifs
précise que la destruction du pont est une récurrence provoquée par des cataclysmes
naturels qui soulignent la mauvaise qualité de la construction (« Tous comprirent que le
problème avait pour cause la mauvaise construction du pont, qui ne reposait pas sur des
fondations solides »). En revanche dans la tradition grecque et les versions de la ballade
du Pont de l'Arta on assiste à une intervention effective de l'esprit fluvial, le stocheion
(« Et l'esprit leur répondit depuis l'une des voûtes »). Le verbe stocheiono, que l'on a
traduit par deux fois par « sacrifier » signifie littéralement « convertir en stocheion »,
c'est à dire convertir le corps du sacrifié en un autre esprit, pour éloigner la malveillance
du fleuve. Il n'est pas question pour les Juifs de reconnaître, même dans une portée
fondamentalement imaginaire ou narrative, l'existence de ces esprits.
132
Pour conclure sur ce point nous pouvons retenir quelques grandes idées :
– Les pratiques rituelles païennes pratiquées dans les Balkans depuis des millénaires
ont survécu aux dogmes religieux monothéistes, qu'ils soient chrétiens orthodoxes
ou même juifs.
– Les topoi de la littérature orale judéo-espagnole se sont enrichis avec le contact
des peuples balkaniques, d’où l'insertion de motifs extra-narratifs relatifs à des
traditions orales exogènes dans les romances de Larissa et la formation de
légendes de nature et de culture composites.
– Il existait des processus de sélection, inconscients ou non, de la part des Judéo-
espagnols: l'apport culturel extérieur était sous contrôle d'une conscience
spécifiquement juive, ce qui permit dans le cas étudié d'accepter de pratiquer un
rite païen, de le chanter, mais de refuser toute invocation à un esprit surnaturel.
Nous avions déjà étudié ce point là lorsque nous avions évoqué le substrat chrétien
de la littérature orale judéo-espagnole. Que ce soit vis à vis de l'hispanisme ou du
balkanisme, on assiste donc à un syncrétisme qui ne remet pas fondamentalement
en cause le premier marqueur identitaire de cette population, à savoir la culture
religieuse juive.
A partir de cette étude nous proposons le tableau suivant, qui tente de synthétiser les
recherches exposées précédemment. Les Judéo-espagnols ont adapté leur tradition à leur
nouvel environnement (cas du romance), ou ont intégré la culture extérieure
conformément à leurs exigences identitaires (cas de la légende).
1.Situation primaire 2.Processus d'apport / sélection
3. Situation syncrétique (judéo-espagnole)
1.Substrat culturel hérité : Romance espagnol La pegueña (Katz 1910)
2. Insertion du thème sacrificiel (la jeune femme enfermée sous le pont)
3. Romances Sous le pont de Larissa (Attias 1930, Armistead 1959)
1.Substrat culturel adopté : Légende grecque du pont de l'Arta
2. Évacuation du surnaturel (stocheion) pour ne pas contredire les fondements religieux juifs
3. Légende du pont de Larissa
133
Région où mythes et légendes abondent, les Balkans ont offert aux Séfarades de
nombreuses ressources dans l’enrichissement de leur imaginaire culturel.
B- Le rire oriental et la figure de Djoha
Référons-nous désormais à un autre domaine propice aux échanges culturels. Nous avons
étudié la parenté des complaintes funèbres judéo-espagnoles avec celles d'Espagne.
Symétriquement, n'existe-t-il pas une parenté dans les expression de joie et de rire entre
Levantins386 et Judéo-espagnols ?
1°) Le rire ottoman vu par un voyageur occidental
Dans un article de La Revue du monde musulman et de la Méditerranée François
Georgeon interroge le rôle du rire et de l'humour dans les communautés ethniques et
religieuses de l'Empire Ottoman387. A travers son étude il analyse les fonctions sociales de
l'objet comique et les ressorts du rire dans les relations intercommunautaires. Peut-on
situer historiquement le rire ? Dans un Empire Ottoman dont l'histoire est essentiellement
dramatique, François Georgeon estime que « s'il est vrai que le rire est le propre de
l'Homme, il l'est aussi de l'homo ottomanicus. Drames, violences, n'excluent pas le rire. »
Selon lui, la violence imposée par les Empires ont même favorisé de nouvelles formes de
comique. Dans un territoire aussi étendu que celui de l'Empire Ottoman, le rire est sans
aucun doute multiple et en mutation constante. Si l'on prend en compte la diversité des
populations chaque groupe a ses propres manières de rire, ses « raisons de rire » telles
que F. Georgeon les définit, liées à la religion, à la tradition, à la langue, à l'éducation.
Cependant, il existerait aussi des phénomènes de propagation du rire d'un groupe à
l'autre. Quel rapport les Judéo-espagnols entretenaient-ils avec leurs voisins sur le mode
du comique ? Nous remarquons qu'ils participèrent par les formes du rire collectif à la
définition d'une culture ottomane commune. Les Séfarades appréciaient les facéties du
386Nous employons ici volontairement le terme de « Levantin » pour désigner le personnage cosmopolite tel que l'imaginaire européen le conçoit au XIXème siècle. Il s'agit souvent d'un commerçant oriental, turc, libanais ou grec. Cf : LIAUZU Claude, « Éloge du Levantin » in Confluences, 1997-1998.
387GEORGEON François, « Rire dans l'Empire Ottoman » in Revue du monde musulman et de la méditerranée, N°77-78, 1995, pp. 41-49.
134
Karagöz, sorte de polichinelle turc qui se produisait dans les mellahs avec un même
succès que dans les quartiers musulmans. Ils étaient aussi friands des « blagues de
Djoha », sur lesquelles nous reviendrons. A propos de la contagion du rire d'une
communauté à l'autre, François Georgeon illustre ses propos par l'évocation d'une scène
de rire collectif au cœur d'une Macédoine peu à peu déchirée par les nationalismes,
décrite en 1893 par Victor Bérard388. Alors que celui-ci s’apprêtait à passer la nuit dans
dans un han389 de la ville de Monastir (l'actuelle Bitola macédonienne), il rapporta une
anecdote que nous publions en annexe (ANNEXE II).
On remarque que le récit est chargé des réflexions personnelles de Victor Bérard sur le
devenir de l'Empire Ottoman, déjà considéré comme « l'homme malade de l'Europe »390.
Les sujets de la Sublime Porte développent un humour sarcastique sur les impasses
politiques de leur gouvernement, sur l'hétérogénéité culturelle de l'Empire et sur
l'intrusion des Européens. Ce rire commun exprimé en turc est déclenché par la parodie,
par l'imitation des accents. L'aspect comique sur lequel joue le conteur meddah de
Manastir est, comme dans le Karagöz, la mise en scène du « kaléidoscope culturel
ottoman »391, le recours aux stéréotypes concernant les différentes communautés de
l'Empire, avec le Grec prétentieux, le Juif commerçant, l'Albanais orgueilleux, le Persan
maniéré, etc... Pour le public lui-même très divers du han, cette présentation offre comme
un jeu de miroirs déformants, où chacun peut se reconnaître. Cette mise en scène renvoie
les spectateurs à un cadre familier : les clichés sur les différents peuples de l'Empire, les
accents immédiatement identifiables. Dans le han de Manastir la diversité est ethnique,
religieuse, linguistique. Ceux qui écoutent avec attention le poète et conteur Suleyman
sont Turcs, Albanais, Grecs, Bulgares, Valaques, Serbes, Juifs, une diversité qui reflète
celle de la ville macédonienne, extraordinaire melting-pot balkanique et ottoman392.
388Victor Bérard (1864-1931) était un diplomate français et helléniste, traducteur français de l'Odyssée.389Le han en turc, khan en arabe ou khani en grec était une grand auberge, édifice caractéristique de la vie
économique et sociale de l'Empire Ottoman, équivalent urbain du caravansérail du monde arabe. Il recouvrait de multiples fonctions, d'auberge, de taverne, d'écurie, de dépôt commercial et de lieu de sociabilité. Dans un système de ségrégation entre les communautés ethnico-relgieuses, le khan était un lieu central de communication, où les représentants de chaque groupe faisaient part de leurs problème de coexistence, dans une sorte de forum qui permettait aussi l'organisation de festivités ou de soirées qui célébraient indirectement une «identité «ottomane».
390Paroles prêtées au tsar Nicolas Ier en 1853 lors d'un entretien avec un ambassadeur britanique.391 GOKALP Altan, « Les indigènes de la capitale et le kaléidoscope culturel ottoman: les figures ethniques sur la scène du Karagöz turc » in DAMANIAKOS S. (dir.), Théâtres d'ombres, tradition et modernité, Paris, 1984.392 A propos de la ville de Bitola/Monastir lire COHEN Mark, Last century of a Sephardic community: the Jews of
135
Le rire établit une communication entre les différentes générations, entre les catégories
sociales, entre les groupes ethniques et religieux.
Notons que le récit du conteur de Manastir est en turc ottoman : pour toutes ces
populations des Balkans, c'est la langue commune, utilisée pour les transactions au
marché, dans les boutiques, dans les transports ; c'est aussi la langue des insultes et des
blagues ! C'est par elle que le rire peut être collectif, qu'il peut être, au sens propre,
communicatif. Il existe un rire intra-communautaire, propre à chaque communauté, mais
il ne dépasse pas par définition les limites du groupe. A part le turc ottoman, aucune autre
langue de l'empire ne permettrait une communication aussi large entre les divers groupes
communautaires. Même si cette scène est loin d'épuiser toutes les formes du comique
dans l'Empire ottoman, même s'il y manque certains ingrédients que viendraient pimenter
le Karagöz ou les histoires de Nasreddin Hoca (Djoha), les jeux de mots, les grivoiseries
ou la satire des dirigeants politiques, on peut considérer cependant qu'elle constitue un
archétype du rire traditionnel dans l'Empire ottoman. Malgré la ségrégation organisée
dans l'espace géographique (quartiers distinctifs) et juridique (musulmans et non
musulmans), il existait de nombreux points de contact entre les groupes constitutifs de
l'Empire, et l'expression collective du rire en est un exemple. Les Juifs dans l'Empire
Ottoman ne maîtrisaient pas seulement le turc, ils partageaient une culture commune à la
Méditerranée orientale, permise par la permanence d'un Empire fatigué mais riche de ses
identités multiples.
2°) Les facéties de Djoha
Intéressons nous désormais à un personnage bien connu des Séfarades, Djoha.
Protagoniste d'historiettes humoristiques, il est devenu indissociable du folklore judéo-
espagnol, ses aventures étant même à l'origine d'une multitudes de proverbes, sur lesquels
nous reviendrons. Djoha n'est pas exclusif de la culture séfarade, il est partagé par
l'ensemble des peuples des rives méridionales et orientales de la Méditerranée, les Grecs,
les Turcs, les Arabes, les Maltais, les Siciliens, et même les Perses et les Nubiens393. Monastir 1839-1943, Foundation for the advancement of Sephardic Studies and culture, New-York, 2003.393 Selon les cas sa prononciation varie: Giufa en Sicile, Djoha chez les Juifs orientaux, Ch'ha dans les pays du
Magreb, etc... L'adoption du personnage par des non-musulmans n'est donc pas non plus exclusive des Séfarades.
136
Son origine dépend étroitement du développement du monde arabe et serait le résultat
d'une confusion entre deux personnages ayant réellement existé. Héros central d'un
recueil d'anecdotes rédigé par un anonyme au Xème siècle, le Kitab nawadir djuha, Cuba
« Djoha » aurait vécu au Maghreb où en Egypte au IXème siècle. Cependant sa
biographie et ses traits se confondent avec le personnage Nasreddine Hoca « Hodja »,
héros turc présenté comme personnage véridique, imam du XIIème siècle à Bursa et
infatigable voyageur. Ulrich Marzolph estime que l'amalgame forma une figure « pouvant
être considérée comme l'archétype de l'attitude irrévérencieuse au Proche-Orient vis à vis
de l'existence »394.
Cette confusion s'expliquerait par la traduction en turc du Kitab nawadir djuha au
XVème siècle, et d'une traduction plus tardive en arabe de la version turque remaniée.
Dans ce jeu de traductions le corpus d'histoires de Cuba et celui de Hoca finirent par se
compléter, le premier appartenant à une tradition plutôt orale, le second à une tradition
écrite395.
Revenons au contexte d'adoption du personnage par les Juifs. On a longtemps cru que les
Judéo-espagnols installés dans l'Empire Ottoman s'étaient appropriés les aventures de
l'imam turc « Hodja ». Cependant l'étude des anecdotes du personnage de « Djoha » chez
les Séfarades a permis de faire apparaître des sources antérieures castillanes et arabes,
présentes dans le folklore médiéval andalou. Il semble que la représentation du Cuba
arabe ait été diffusée chez les populations juives de la péninsule ibérique avant que
celles-ci ne s'installent dans l'Empire Ottoman. Les Juifs firent coïncider les deux origines
arabe et turque avant le jeu de traductions et les propres échanges turco-arabes évoqués
précédemment396. Pour résumer, nous proposons de représenter la diffusion du héros au
cœur d'un « système méditerranéen » par le schéma suivant.
Pour le cas sicilien voir CORRAO Maria Francesca, « Giufa, briccione ed eroe populare » in Islam, storia e civilta, AnnoVIII, 1989, pp. 101-105.
394MARZOLPH Ulrich, « Cuha, The Arab Nasreddin, in Medieval arabic literature » in III Milletlerarasi Turk Kongresi Bildirileri, Ankara, 1987, pp. 251-258. 395CONSTANTIN G., « Nasr al-Dihn Khodja chez les Turcs, les peuples balkaniques et les Roumains » in Der
Islam Band 43, 1967, pp. 90-133.396La plupart des Judéo-espagnols à l'époque contemporaine ignoraient cette origine arabe, persuadés d'un apport
culturel strictement « turc ». Entretien avec Rachel Bortnick à Madrid le 09/10/10.
137
ESPAGNEAppropriation des judéo-espagnols de « Djoha » Exil séfarade (fin XVème-
XVIème siècles) = CONFUSION des deux
personnages
TURQUIE/BALKANSOrigine supposé de « Hodja »
Avancée musulmane en Europe
Méditerranée
Traductions réciproques (XV-XVIIIè s.) =
CONFUSION des deux personnages
MAGHREBDiffusion du « Ch'ha »
Expansion arabe (VI-VIIIème siècles)
PROCHE-ORIENTOrigine supposée de
« Cuba »
Inspiré de ces deux personnages plaisantins dont il serait la synthèse, Djoha est devenu
une figure humoristique populaire et mythique, à laquelle on s'est attaché à donner une
origine extraordinaire ou nationale, comme en Egypte397. Djoha est l'incarnation de la
nâdira, c'est à dire du bon mot, de la répartie en arabe. Le sociologue tunisien
Abdelwahab Bouhdiba la définit dans son Imaginaire maghrébin398 par la « saillie », le
« trait d'esprit ». C'est un concept indissociable du monde musulman, qui cultiva
l’ambiguïté d'un rire à la fois spontané et radicalement moralisateur. Les facéties
provoquent un rire acéré sur la réalité, et correspondent à une «constellation
psychologique traditionnelle» du monde arabe399. Selon Jean Dejeux l'humour que revêt
les aventures de Djoha n'est pas qu'un moyen populaire de distraction et d'éducation, c'est
aussi une parade comique face aux injustices vécues au quotidien. Reprenant la typologie
de Marie-Christine Bornes-Varol400 nous pouvons classer ces historiettes dans trois
catégories différentes, où Djoha est escroc, moralisateur, et naïf et/ou philosophe.
397EL HAKIM Zaki, « Goha chez les écrivains égyptiens d'expression française », La Revue égyptienne de littérature et de critique, n°1, Le Caire, 1961, p. 79.
398BOUHDIBA Abdelwahab, Imaginaire maghrébin, MTE, Tunis, 1977.399DEJEUX Jean « Avant-propos » in Les fourberies de Djoha, dir. MOULIERAS, La boite à documents, Paris,
1987. Spécialiste du personnage, Jean Dejeux a aussi publié un article dans un numéro spéciale de la REMMM « Djoha et la nadira », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995, pp. 41-49.
400BORNES-VAROL Marie-Christine, Marie-Christine, « Djoha juif dans l'Empire Ottoman » in Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995, p.64.
138
A la première catégorie appartient par exemple l'histoire selon laquelle le héros malicieux
vend sa demeure à très bas prix, revendiquant seulement la propriété d'un clou planté
dans l'un des murs. Djoha y accroche une charogne puante et le nouveau propriétaire
ayant signé le contrat ne peut protester : il évacue finalement les lieux ! L'expression « le
clou de Djoha » est utilisée en Méditerranée pour souligner la rupture d'un contrat au nom
du clause que l'on a intentionnellement dissimulée pour tromper l'acquéreur de ses droits.
Le journal algérien Le Matin proposait jusqu'à récemment un billet intitulé Mesmar Jha
« le clou de Djoha »401. Le thème de l'escroquerie est aussi celui de l'histoire de la
marmite que nous avons recueillie auprès des membres de Ladinokomunita402. Djoha se
rend chez son voisin pour lui emprunter une marmite. Le lendemain il la lui rend avec
une petite casserole et lui annonce que sa marmite a bel et bien eu un petit. Le voisin, qui
le prend pour un excentrique, n'y prête guère attention et accepte aussi la casserole. Mais
la semaine suivante, alors que Djoha a emprunté une nouvelle fois la marmite et qu'il ne
la rend pas, il répond au voisin effaré que celle-ci est morte. Inutile de se plaindre,
puisque le voisin ne s'était pas étonné lorsqu'elle avait enfanté !
Le deuxième corpus, à la veine moralisatrice, inclut l'histoire de la pelisse. Rappelons que
l'industrie de la fourrure était florissante dans les cités balkaniques montagneuses telles
que Kastoria403. Faisant étape dans un village de montagne, Djoha demande à être reçu
chez un notable où a lieu un banquet, mais son piteux état l'en empêche. Il dépense alors
sa fortune chez le fourreur pour acheter une pelisse, et peut participer au festin, n'hésitant
pas à clamer lorsque le potage est servi « Tiens, mange, ma pelisse, tout cela c'est pour
toi ! »404.
Enfin, au registre philosophique appartient l'anecdote de la lanterne. Djoha a perdu sa
montre et tente de la retrouver à la lumière d'un lampadaire. Un voisin souhaite l'aider.
Lorsqu'il lui demande « Où l'as tu perdue? » Djoha répond « Au coin là-bas ».
401DEJEUX, « Djoha et la nâdira », Op. cit. p. 46.402Ladinokomunita est une communauté virtuelle créée par Rachel Bortnick en 1999 sur
http://groups.yahoo.com/group/Ladinokomunita/ Les membres se rencontrent chaque année à l'occasion de voyages organisés sur les traces de leurs ancêtres. Entretien à Madrid le 09/10/10.
403MOLHO Mihaël, Histoire des israélites de Kastoria, AIU, Thessalonique, 1938, 139p.404BORNES-VAROL Marie-Christine, « Djoha juif dans l'Empire Ottoman » in Revue du monde musulman et de la
Méditerranée, N°78, 1995, p. 65.
139
Étonné, le voisin interroge notre héros « Pourquoi la cherches-tu donc ici? » ; et à Djoha
de répondre « Je cherche où il y a de la lumière ».
Toutes ces histoires sont communes à la Méditerranée orientale et méridionale, on
remarque seulement qu'elles peuvent être enrichies d'éléments de contexte. Par exemple
la pelisse balkanique peut être étoffe de soie acquise auprès d'une caravane au Proche-
Orient dans la version arabe. Marie-Christine Bornes-Varol, qui nous parle le mieux du
personnage, précise que dans le corpus des Juifs maghrébins le personnage est soit
musulman, soit neutre (dans une majorité de cas son appartenance religieuse n'est pas
précisée). En revanche dans la tradition séfarade orientale plusieurs histoires font état de
sa judéité, une trentaine selon Matilda Cohen-Sarrano405, dont les exemples précédents ne
font pas partie. Djoha est-il fait Juif dans une perspective didactique ? Comment les
Séfarades ont-ils fait de ce personnage l'un de leurs emblèmes ?
Il est intéressant de constater que les périodiques publiés par les Judéo-espagnols
contiennent souvent une rubrique humoristique réservée aux péripéties de Djoha, ou
portant tout simplement son nom406. Les histoires racontées semblent identiques à celles
diffusées dans des pays arabes, où le personnage se caractérise par sa naïveté et son air
benêt (dernière catégorie), même s'il parvient toujours, mais indirectement, à renverser la
situation en sa faveur. Dans le monde turco-persan, Hodja se distingue davantage par se
ruse et son intelligence (première et deuxième catégories). Étudions quelques-unes des
histoires où Djoha est fait Juif par les Séfarades du Levant, pour savoir s'il se rattache
davantage à l'une ou à l'autre des traditions.
Marie-Christine Bornes-Varol écrit : « Les contes moralisateurs tendent à quitter le
corpus judéo-espagnol de Djoha pour être attribués à Salomon ou au prophète Elie407».
Selon elle, le personnage opère un glissement dans la conception juive vers l'incarnation
de la bêtise. De plus, dès lors qu'il est identifié comme Juif, Djoha est avant tout
malchanceux. Voici trois de ces contes.
405KOHEN SARANO Matilda, Djoha ke dize ?, Kana, Jérusalem, 1991.406Kaminando i avlando, revue de l'association Aki Estamos-Les Amis de la lettre sépharade, N°4, décembre 2010.407BORNES-VAROL, « Djoha juif... », Op. cit. p. 69.
140
– Dans une situation inverse de l'histoire de la marmite, Djoha se retrouve lui-même
berné. Il achète une poule pour le sacrifice de la fête de Kippour et la confie à son
voisin qui possède un poulailler. S'acquérant des nouvelles de la volaille, le voisin
lui affirme qu'elle pond des œufs et que d'une poule il est désormais propriétaire de
plusieurs. Ravi, Djoha rentre chez lui sans se poser davantage de questions. Mais
lorsque vient la célébration de Kippour et qu'il réclame à son voisin ses poules,
celui-ci lui annonce qu'elles sont subitement mortes, d'une façon aussi
inexplicables qu'elles s'étaient multipliées.
– De même lorsque Djoha est fait spécifiquement Juif dans le récit du clou,
l'escroquerie se retourne contre lui. Prenons comme exemple cette version : pour
la célébration de Sukot il décide de louer à très bas prix une maisonnette qu'il
possède. Cette fois, il impose comme condition sa présence au dîner. Cependant, il
abuse tellement de l'hospitalité de ses locataires que ceux-ci préfèrent partir.
Cherchant à tirer profit de sa location, il parvient à trouver de nouveaux clients,
mais rapidement tout le village apprend sa manœuvre grossière et finit par le
rejeter. Ken metyó Djoha en mi suká « Qui a mis Djoha dans ma cabane ? » est une
expression devenue proverbiale dans les communautés séfarades, pour rendre
compte de la présence non souhaitée d'un convive.
– Dans certains cas le « Djoha juif » transforme involontairement sa malchance, sa
naïveté et son comportement inadapté en qualités exceptionnelles, ce qui permet
en fait de le sauver ou de le récompenser pour ses efforts jugés inutiles : « Les
benêts s'ils sont pieux et respectueux reçoivent parfois leur récompense de Dieu
même. Car s'il est un domaine où prendre les choses au pied de la lettre est
important en dépit des contraintes du contexte, c'est sans doute le domaine du
religieux » écrit Marie-Christine Bornes-Varol408. Dans une anecdote, Djoha fait
don de la modeste fortune de sa famille, parce que le rabbin lui avait dit que
« Dieu le rendrait au centuple ». Dans une autre histoire au lieu de chanter à la
synagogue Adonay Ehad « Dieu est Un » qu'il ne comprend pas, il crie Adonay
408Ibid p. 70.
141
aher « Dieu est autre », provoquant l'indignation de ses coreligionnaires. Le soir-
même, souhaitant se faire pardonner, il va à la rencontre du rabbin qui doit prendre
le bateau pour Jaffa [Palestine], espérant apprendre la formule exacte et toutes ses
déclinaisons. Alors que le bateau est déjà en mer, Djoha plein de courage et de
bonne volonté court sur l'eau et parvient à rejoindre le rabbin. Estomaqué, celui-ci
lui répond que les formules importent peu, et que sa prière vaut définitivement
plus que celles des autres ! A la lecture de cette histoire on peut affirmer que Djoha
finit par réussir grâce à sa bonne foi, quand d'autres auraient échoué par
rationalisme. Il ressort grandit d'expériences qui faisaient de lui un paria. L'idée
que la chance sourit aux simples d'esprit se retrouve dans le proverbe « Djoha l'a
jeté à l'envers et il est tombé à l'endroit »409.
Même en tenant compte de ce dernier exemple l'image de Djoha fait Juif dans un
contexte de fêtes religieuses est un repoussoir face aux attitudes que la communauté ne
peut tolérer. Ses défauts font rire mais annoncent les limites de tolérance sociale du
groupe. Le souvenir des contes et historiettes de Djoha juif a pris chair dans la langue
judéo-espagnole grâce à la multiplicité de proverbes qui dénoncent ses attitudes non
conformes aux règles sociales. En ex-Yougoslavie on désignait un individu gênant par
Djoha en medyo de la sofá « Djoha au milieu du canapé », rappelant le Ken metyó Djoha
en mi suká. Mais la présence inopportune n'est qu'un des défauts socialement
répréhensibles, et comme le rappelle Bornes-Varol les proverbes dénoncent aussi de
multiples travers de Djoha : égoïste Djoha izo una bodika todo para su tripika « Djoha a
fait une fête, et tout pour son petit ventre » ; ignorant Ya favlo Djoha « Djoha a bien
parlé » lorsqu'une personne dit une stupidité ; illogique « A Djoha on lui a donné du
potage il a éclaté en sanglots » quand à Jérusalem on utilise [Fazer algo] Por el alma de
Djoha « [Faire quelque chose] pour l'âme de Djoha », c'est à dire agir inutilement ;
exagéré et excessif « Djoha a embrassé sa fiancée, il lui a arraché un œil » ; et surtout
inadapté aux règles de la société « Djoha s'est habillé en chabad un jour de semaine » ou
« Djoha s'est souvenu d'embrasser sa femme le jour de Tishabeav »410. De manière
générale nous remarquons qu'il est un moins que rien, de telle sorte que « Ne fais pas
409Ibid p. 71.410Ibid p. 73.
142
l'imbécile! » se traduit en djudezmo par No faga el Djoha « Ne fais pas le Djoha » ou que
« Quel mauvais goût ! » correspondrait à Ya sta la savor de Djoha « Ça a la saveur de
Djoha ! ».
Pour conclure, le personnage du folklore oriental adopté par les Séfarades appartient à
une tradition arabe qui souligne ses incohérences de comportement plus qu'à une tradition
turque qui a tendance à sauver son honneur. Ainsi nous confirmerions l'adoption
définitive par les Séfarades de cet emprunt culturel à l'époque andalouse, avant la période
de l'ottomanisme. Les traditions arabe, séfarade ou turco-persane partagent en commun
de nombreuses anecdotes. Mais par le biais d'histoires particulières et contextualisées,
comme lorsque le héros est placé dans un environnement juif par les locuteurs séfarades,
des traits de caractère distincts se dégagent et témoignent du regard de la communauté sur
ses règles de société.
C- D'une rive à l'autre : la musique et le romance qui (re)traversent la mer
Il serait incomplet de présenter la culture séfarade sans évoquer la place qu'y occupe la
musique. Nous savons que les romances, koplas et kantigas étaient chantés sur des modes
variables, eux aussi expressions du syncrétisme séfarade. De nombreux musicologues ont
répertorié au XXème siècle un patrimoine extrêmement riche lui aussi en voie de
disparition411. Cependant, la littérature orale n'est pas la seule à être mise en musique. Les
prières et textes liturgiques sont aussi accordés à des mélodies issues de traditions
exogènes à la communauté. Dans un domaine que l'on pourrait penser orthodoxe et
réticent au syncrétisme, il n'existe pas de musique purement « juive » dans les
synagogues judéo-espagnoles.
1°) La musique paraliturgique, juive et orientale
La musique liturgique est considérée par Sami Sadak comme « miroir des musiques du
monde islamique »412. Dans la synagogue le hazzan cantor « ministre officiant » était
411Citons les travaux de Weich Shahak, Léon Algazi, Isaac Levy.412SADAK Sami, Transculturalité et identité dans les répertoires musicaux judéo-espagnols, Cours polycopié,
143
accompagné du paytan « poète, musicien liturgique », et tous deux utilisaient leurs talents
vocaux pour rehausser l'émotion à la lecture des prières. Sorte d' « aèdes », ils avaient en
outre un rôle essentiel dans les cérémonies qui se tenaient en dehors du lieu de culte,
accompagnant par exemple les femmes pendant les funérailles et l'incantation des quinot,
complaintes funèbres que nous avons évoquées. Ils étaient dépositaires d'un genre
poétique appelé piyyut, qui avait pour objectif d'orner les prières et qui fleurit dans
l'Espagne médiévale au contact de la poésie arabe muwashshah413. Celle-ci avait atteint
un degré de sophistication extrême dans le domaine de la rime - alors que la poésie
préislamque se caractérisait par son caractère monorimique - dans les procédés métriques
et rythmiques. Par leur parenté sémitique l'hébreu comme l'arabe pouvaient recouvrir les
mêmes lignes musicales et permettre les mêmes ornements de vocalises. Selon Israël
Katz le piyyut bien que paraliturgique serait un parfait modèle de « contrafacture »
musicale414. Cependant la thématique diffère. Le poète juif, dont le plus célèbre est
incontestablement Juda Halevi415, a le souci de parler de la foi, alors qu'il adapte des
compositions arabe de caractère profane, laudatif voire érotique416. La Reconquista
supposa la reconstitution d'écoles musicales au Maghreb, et les musiciens juifs et
musulmans continuèrent de travailler ensemble pour perpétuer la musique andalouse
jusqu'au XXème siècle en Algérie417.
Les Séfarades installés plus à l'est dans l'Empire Ottoman durent quand à eux s'adapter à
l'univers musical ottoman. En 1587 le musicien Israël Nadjarra publia à Safed dans la
première imprimerie du Moyen-Orient son répertoire Zemirot Yisrael « Chant d'Israël »
recueillant plus de trois cents poèmes inspirés cette fois d'airs turco-persans selon le
modèle maqam, caractéristique pour ses modulations418. Sami Sadak rappelle que des
Université de Provence 2010.413Ibid. p. 3.414KATZ Israël « La música de los romances judeo-españoles » in ARMISTEAD, En torno..., Op. cit. pp. 243-253.
La contrafacture est le « travestissement », la « parodie ».415Juda Halévi (1075-1141) poète et philosophe laissa plus de huit cents poèmes. Il était surnommé « le Chantre de
Sion ». cf : ITZHAKI Masha, Juda Halévi : D'Espagne à Jérusalem, Albin Michel, Paris, 1997, 176p.416SADAK, Transculturalité..., Op. cit. p. 4.417L'orchestre andalou d'Israël tente de recréer cet univers musical qui a donné naissance à une multitude de sous-
genres, tels le chaabi au début du Xxème siècle à Alger, et qui a fait l'objet d'un documentaire de BOUSBIA Safinez sorti en France en 2012 et intitulé El gusto, et dans lequel on observe les retrouvailles de musiciens juifs et musulmans plus de cinquante ans après la fin de la guerre d'Algérie et l'exil des populations israélites vers la France ou Israël.
418IDELSOHN Abraham, Jewish music in its historical development, Schocken books, New-York, 1967, p. 535.
144
ensembles de musiciens judéo-espagnols s'organisaient en confréries appelées maftirim,
étoffant la fonction du couple hazzan-paytan, et se produisaient dans les communautés
d'Edirne, d'Istanbul et d'Izmir, rappelant sensiblement la musique des confréries
mystiques soufies de ces mêmes villes, particulièrement celle des Mevlevis419. Il rappelle
par ailleurs que de nombreux Juifs ont donné leur lettre de noblesse à la musique savante
ottomane: Isaac Fresco Romano (1754-1814) était à la fois hazzan de la synagogue
d'Ortokoy, maître de musique du sultan Selim III, et maître du cheikh du couvent des
Mevlevlis de Galata.
Que ce soit dans la tradition arabo-andalouse classique ou celle plus récente turco-
musulmane, les interactions entre les musiciens juifs et musulmans ont participé à
l'épanouissement d'une culture commune au Maghreb ou au Proche-Orient. Il est devenu
impossible de savoir quel sont les apports ou les emprunts d'une culture religieuse ou de
l'autre. La maîtrise de la musique andalouse par les Judéo-espagnols les a
indiscutablement favorisés dans la maîtrise des modes turco-persanes, elles-mêmes très
influencées par la culture arabe. L'Exil ne les a pas faits passer d'une tradition à l'autre,
mais a permis au contraire d'envisager une continuité dans la musique orientale. Alors
qu'avec l'expansion arabe de nouvelles formes poétiques et musicales atteignaient le
continent européen, celles-ci en retournant en Orient par l'intermédiaire des Juifs furent
sujettes à une créativité et innovation permanentes.
2°) La ballade de la Bella en misa et la « circularité » des échanges méditerranéens
La culture musulmane de l'Espagne médiévale a permis aux Juifs d'adopter des éléments
linguistiques arabes. Nous avons pourtant vu qu'il est aujourd'hui difficile de distinguer
dans le judéo-espagnol vernaculaire l'apport arabe andalou de l'apport postérieur turco-
arabe. Cet exemple nous donne la certitude que la culture judéo-espagnole ne s'est pas
construite dans une perspective linéaire d'un acquis judéo-hispano-arabe à un métissage
judéo-balkanique ou judéo-turc, que les milieux d'interférence primitifs ont de nouveau
croisé le destin du groupe dans une situation historique postérieure. Cette déduction pose
419SADAK, Transculturalité..., Op. cit. p. 5.
145
le problème d'une évolution an-historique de la culture des Séfarades, mais elle témoigne
encore une fois de leur rôle d'intermédiaire entre les rives de la Méditerranée, entre
lesquelles il existerait d'incessants rapports que l'on peut schématiser dans un système
clos. L'exemple du personnage de Djoha rentre précisément dans cette considération. On
a longtemps voulu faire croire que les apports inter-religieux et inter-culturels dans
l'histoire méditerranéenne ne concernaient qu'une culture savante, une élite intellectuelle
capable de débats sur la théologie et la scolastique, la médecine et les arts. Les Juifs
contribuèrent à l'enrichissement de ce dialogue, leur rôle fut même indispensable par leur
connaissance du monde arabe et leur habilité dans la traduction des textes antiques420.
Mais si ce dialogue fut essentiel dans le développement de la civilisation occidentale il ne
résume pourtant pas l'histoire de la circulation des idées et du savoir en Méditerranée.
William Entwistle découvre dans le folklore judéo-espagnol des ballades assimilées à la
culture populaire grecque, par une incorporation de textes et de motifs poétiques que nous
avons déjà évoqué précédemment. Mais cette fois, le chercheur remarque que cette
parenté hellénique concerne aussi des textes de traditions espagnole et catalane421. Les
étonnantes similitudes entre deux cultures dont on ne soupçonne pas les contacts directs
interroge William Entwistle. Cette fois il ne s'agit plus de souligner la capacité de
synthèse dont firent preuve les Séfarades dans l'élaboration de leur culture populaire,
mais la question plus générale de ponts culturels entre l'Orient et l'Occident.
Prenons l'exemple des textes La dama de Aragón et La bella en misa, versions
respectivement catalane et castillane de la composition grecque Tes koumparas pou egine
nufe « La dame d'honneur qui se fit fiancée »422. L'histoire est la suivante : un jeune noble
abandonne sa promise pour se marier avec une autre femme. Il exige de son ancienne
aimée qu'elle assiste la nouvelle élue pendant le mariage. Conseillée par sa mère, la jeune
femme rejetée se pare de ses plus beaux atouts et désorganise toute la cérémonie en
entrant dans la chapelle. Elle décourage le mari et ordonne finalement que la messe soit
célébrée en son honneur, récupérant ainsi la couronne nuptiale.
420SHOHAM Giora, ROSENSTIEL Francis, Tolède et Jérusalem, tentaie de symbiose entre les cultures espagnole et judaique, recueil d'essais sous la direction de, L'âge d'homme, Lausanne, 1992, 182p.
421 ENTWISTLE William, « La dama de Aragón » in The spanish language, HR, tome 6, 1938, pp. 185-192.422 ARMISTEAD, En torno..., Op. cit. p. 50.
146
Voici les vers traduits de la ballade grecque, qui restituent l'arrivée de la dame d'honneur
à la chapelle423:
« Quand ils la virent à l'église ils s'agitèrent de toute part
Le sacerdote la vit et trébucha, le diacre oublia tout
Le cœur et les enfants de cœur oublièrent leurs cantiques »
Et voici la traduction du même motif dans le texte espagnol de La bella en misa424:
« A l'entrée de l'ermitage elle brillait comme le soleil
L'abbé qui disait la messe ne put plus rien dire
Les enfants de cœur qui l'aidaient ne purent plus réagir »
Les versions judéo-espagnoles sont restées très proches du texte espagnol. Mais il existe
aussi d'autres versions de la même histoire en langues romanes, en catalan comme nous
l'avons déjà cité, mais aussi en français dans Les atouts de Marie-Madeleine. L'origine
grecque de ces textes ne fait aujourd'hui aucun doute, ils possèdent des éléments que l'on
retrouve tous dans La dame d'honneur qui se fit fiancée. Le travail de Samuel Armistead
qui construit un tableau synoptique réunissant les motifs partagés par les différents textes
dans l'ordre de la narration est convaincant425. On peut simplifier le tableau de la façon
suivante.
423Traduction libre depuis le grec Ibid. p. 51.424Traduction libre depuis l'espagnol ancien Ibid. p. 52 : A la entrada de la hermita, relumbrando como el sol / El
abad que dize la missa non puede dezir non / Monazillos que le ayudan no aciertan responder non.425Ibid. p. 59.
147
Motifs Version grecqueTes koumparas pou egine
Versions espagnole et judéo-espagnoleLa bella en misa
Version catalaneLa dama de Aragón
Version françaiseLes atouts de Marie-Madeleine
La mère conseille la fille rejetée
X X
La dame est accompagnée par des jeunes filles
X X
L'église tremble X XLe curé reste abasourdi
X X X X
Les enfants de cœur sont désorientés
X X X X
Le fiancé est découragé
X X
Le mariage est célébré
X X
Les concordances confirment l'intuition d'Entwistle selon laquelle le tragoudi grec est la
source commune des textes espagnol, catalan et français. Comment expliquer la mise en
relation de ces traditions poétiques relativement distantes ? Le degré particulièrement fort
de parenté entre la version catalane et le texte original grec nous oriente vers une page de
l'Histoire peu connue. La dama de Aragón est un précieux témoignage poétique des
aventures catalanes en Grèce. L'établissement du duché d'Athènes au XIIIème siècle,
constitué de seigneuries franques sous la protection des Croisés, connut une période
d'expansion sous la domination catalane de 1311 à 1388426. Plusieurs familles
aragonaises, majorquines et siciliennes s'installèrent en Béotie et en Attique, imposant les
coutumes de Barcelone appelées Usatges et le catalan comme langue officielle de
l'administration. Dans le Comté de Salona (actuelle Amphissa) les chrétiens latins
prospérèrent, aux cotés d'une communauté juive déjà mentionnée dans les textes de
426 L'arrivée au pouvoir des Catalans en Grèce fut rendue possible par les Almogavers, mercenaires au service de la couronne d'Aragon, réunis dans ce qui fut appelé la « Compagnie catalane ». Le titre de « duc d'Athènes et de Néopatrie » continua à être porté par les rois d'Aragon et de Castille jusqu'à nos jours. Lire à ce sujet JACOBY David, « La Compagnie catalane et l’État catalan de Grèce: quelques aspects de leur histoire » in Journal des savants, VOL. 2, N°2, 1966, pp. 78-103.
148
l'époque, vraisemblablement romaniote427. Selon Samuel Armistead cette domination fut
suffisamment profonde pour que surgissent plusieurs générations bilingues en grec et en
catalan428.
Dans ce contexte La dama de Aragón est bel et bien une adaptation de la culture poétique
grecque. Le texte traversa la mer d'Athènes à Barcelone, avant d’être diffusé en Castille
et en France dans des versions inévitablement altérées du point de vue de la narration. Le
plus étonnant est que ce texte fut particulièrement populaire dans la péninsule ibérique,
du moins suffisamment pour que les Juifs se l'approprient aussi. A peine plus d'un siècle
après sa diffusion dans le milieu hispanique, les Séfarades dans leur chemin d'exil
emportèrent avec eux les souvenirs de La beya en miza (La bella en misa en castillan
contemporain), ramenant le texte à ses origines, en Grèce où il naquit.
Il est probable que les Judéo-espagnols de Méditerranée orientale ne connurent jamais les
voyages du romance. Traversant à deux reprises la Méditerranée, les sources de la ballade
retrouvaient leur environnement originaire, non pas que les Grecs l'aient abandonné entre
temps, mais les Séfarades s'imaginaient porteurs d'une tradition espagnole lointaine, ce
qui n'en était rien. Ce mouvement circulaire nous rappelle à quel point l'espace
méditerranéen est catalyseur de références culturelles populaires susceptibles d'être
partagées par ses peuples riverains.
427 La connaissance de la culture romaniote remonte aux voyages en Orient du savant juif espagnol Benjamin de Tudèle au XIIIème siècle. Son ouvrage Itinéraires témoigne de la présence romaniote à cette époque, présence confirmée dans la région de Delphes (comté de Salona) par les écrits catalans du XIVème siècle. Cf: Pere El Ceremonios, Cròniques dels reis d'Arago e comtes de Barcelona, 1359.
428ARMISTEAD, Entorno..., Op. cit. p. 60.
149
CONCLUSION
Notre travail nous a permis d'illustrer des processus de syncrétisme culturel à travers les
valeurs et pratiques du folklore séfarade en tant qu'ensemble de productions collectives
transmises de génération en génération par voie orale (ballades, proverbes, légendes,
contes, musique). Le modèle d'interculturalité fut atteint dans une langue composite
capable de conjuguer des visions du monde hispanique et orientale.
Cette interculturalité n'était pas donnée : elle fut construite par les acteurs, parfois
transmise sans prise de conscience, parfois recréée de toute pièce. Jamais les Judéo-
espagnols ne se considérèrent représentants d'une culture composite entre deux ensembles
de civilisation, chrétienne et islamique. Le métissage conçu comme part étrangère et
impure dans un corps empêcha tout regard mélioratif sur leur condition de minorité. A
l'image du syncrétisme religieux considéré comme dégénérescent par les tenants de
l'orthodoxie, le syncrétisme culturel s'est heurté au nationalisme créateur d'une nouvelle
tradition, considérée comme pure et aboutie. L'interculturalité n'était alors qu'une étape
dans le développement d'une société, appelant à être dépassée. Au regard de l'Occident
l'Empire Ottoman et sa mosaïque de nations refusait tout progrès historique et s'enfermait
dans des conceptions archaïques. L'arrivée du nationalisme dans l'orient méditerranéen
fut donc plus tardive mais aussi plus douloureuse, comme en témoigne les conflits et
tensions toujours latents en ex-Yougolsavie, en Asie mineure ou au Proche-Orient. Les
« frères ennemis » Serbes et Croates, Turcs et Arméniens, Grecs et Turcs, ou Libanais et
Syriens font valoir leurs différences nationales dans un imaginaire qui n'empêche
pourtant pas le partage d'éléments culturels assimilés sous l'Empire Ottoman. Ces peuples
qui se sont fait la guerre et qui ont cohabité des siècles ensemble se manquent tous l'un à
l'autre selon le cinéaste Théo Angelopoulos429. Le cas des Judéo-espagnols nous intéresse
car il s'insère dans ce milieu méditerranéen. Privés d'accès à la nation dans leurs terroirs
les Séfarades n'ont pas connu les révolutions linguistique et culturelle des peuples
voisins. Ils ont perpétué une tradition syncrétique qui ne correspondait plus aux idéaux du
XIXème siècle.
429Entretien pour Artevideo Le regard d'Ulysse DVD édition 2007.
150
Dès lors, leur culture en danger commença à décliner. Sa dilution dans l’État d'Israël ne
fait aujourd'hui que confirmer sa mort.
L'histoire des Judéo-espagnols témoigne directement de la fin du cosmopolitisme
méditerranéen. Il est par ailleurs intéressant d'associer la vision antisémite du « Juif
cosmopolite » et l'indéfinition raciste du « Levantin » au XIXème siècle en Europe. Les
deux expressions témoignent du mépris envers les minorités, envers les « déracinés »,
envers un monde qui laissait place aux expressions culturelles les plus diverses. Le
Levantin ou le Juif symbolisait l'imperfectibilité de l'organisation sociale et politique en
Méditerranée430. La politique des États musulmans décolonisés ne fut guère plus
favorable aux minorités. Nous ne souhaitons pas présenter la fin du cosmopolitisme
méditerranéen avec regret, notre travail n'est pas un plaidoyer romantique pour ériger le
modèle andalou ou ottoman en modèle. Nous avons suffisamment démontré que la réalité
de la coexistence entre les peuples était souvent différente de celle idéalisée par les
propres Judéo-espagnols. Cependant, nous pouvons objectivement affirmer que la
Méditerranée constitue aujourd'hui plus que jamais une frontière entre deux mondes, où
le cosmopolitisme n'a plus de légitimité.
Alors, quelles leçons tirer de « l'aventure séfarade »431 ? Notre objectif était de considérer
une culture dans sa pratique populaire, s'éloigner de l'idée selon laquelle la Méditerranée
ne fut qu'un espace d'échange investi par les élites, réservé aux arts nobles, aux Lettres,
aux sciences ou au commerce. Cette prise de position comportait un risque, celui de voir
dans la littérature orale ou dans le folklore des principes d'interculturalité limités à une
société traditionnelle. Nous risquions de nous enfermer dans une conception
particulariste : comment actualiser nos résultats dans des sociétés méditerranéennes en
mouvement, dont les modes de transmission culturelle ont radicalement changé ?
Comment penser l'interculturalité aujourd'hui ?
Nous croyons que l'exemple judéo-espagnol en même temps qu'il témoigne de la
disparition d'un monde méditerranéen cosmopolite illustre la possibilité d'adaptation d'un
430LIAUZU Claude, « Éloge du Levantin » in Confluences, 1997, p. 58.431LEROY Béatrice, L'aventure séfarade de la Péninsule à la diaspora, Albin Michel, Paris, 1991.
151
groupe à des milieux culturels exogènes, d'aménagement de visions du monde
considérées préalablement comme peu compatibles.
A une époque d'accélération de la mondialisation, d'intensification des flux de
marchandise et de la mobilité humaine la question du cosmopolitisme refait surface. Les
tensions identitaires que celui-ci provoque relèvent d'enjeux sociaux et de choix
politiques. Après l'intransigeance nationaliste l'avenir de la démocratie dans une société
ouverte à la différence semblait pouvoir s'incarner dans l'idéal multiculturel. Or cet idéal
est aujourd'hui largement battu en brèche. L'immensité de possibles qu'a ouvert la
mondialisation s'est accompagnée d'un fort repli identitaire, d'un retour aux valeurs
rassurantes de la communauté. Claude Liauzu affirme pourtant que « notre société a
besoin d'une culture de l'immigration, c'est à dire de (re)connaître cette part d'elle-même
qu'est l'étranger »432. L'histoire de la Méditerranée offre matière à réflexion sur ce
perpétuel conflit entre aménagement de la pluralité et tentation du monolithisme.
432LIAUZU Claude, « Éloge du Levantin » in Confluences, 1997, p. 59.
152
ANNEXES
ANNEXE I
Contes grec et judéo-espagnol
Source : ANGELOPOULOS Anna, « Entre fille et mère, petite fille et grand-mère : questions
de nourriture rituelle », in Rena MOLHO (dir.), Proceedings of the 3rd International Conference
on the Judeo-Spanish Language (Social and Cultural Life in Salonika through Judeo-Spanish
Texts) [October 17 & 18, 2004], Fondation Ets Ahaim, Salonique, 2008, pp. 101-109
Version grecque
Une mère vit avec sa fille. Elles sont très pauvres. La mère se procure de la nourriture
pour toutes les deux en mendiant. Un jour de grande fête, le jour de l’Annonciation, alors
que tous les chrétiens mangeaient du poisson selon la coutume, elles deux n’avaient
même pas une arrête à se mettre sous la dent. La mère faisait du porte-à-porte en
quémandant. Enfin, une dame la prit en pitié et lui donna une tête de poisson. La mère,
toute contente, confia le poisson à sa fille et sortit pour chercher du pain. Mais la fille
donna sans réfléchir la tête de poisson à un autre mendiant, qu’elle considéra comme
étant bien plus pauvre qu’elles deux. La mère se fâcha et se mit à battre sa fille sans
cesse. Celle-ci quitta alors la maison. Elle prit un chemin qui menait à la montagne et
monta sur un arbre pour se réfugier pendant la nuit. Un prince passait par là sur son
cheval, il s’éprit de la jeune fille, l’emmena dans son palais et l’épousa.
Ainsi elle devint reine. Mais la reine était toujours triste car elle pensait à sa mère, qui
était restée mendiante. Elle se mit alors à distribuer chaque samedi des pièces d’or aux
pauvres gens. Ainsi, un jour, sa mère arriva au palais pour avoir de l’argent, reconnut sa
fille et, au lieu de se réjouir de sa réussite, elle lui cria « c’est toi, espèce d’imbécile, qui
as donné la tête de poisson au mendiant ! » Sa fille la poussa dans l’escalier et elle tomba
raide morte. On l’enterra dans le jardin du palais. Un citronnier poussa sur sa tombe. Un
jour le roi se promenait avec son épouse dans le jardin. Ils s’assirent sur une pierre et le
153
roi s’endormit dans les bras de sa femme. Celle-ci entendit alors une voix qui lui disait
« c’est toi, espèce d’imbécile, qui as donné la tête de poisson au mendiant ! » La jeune
femme se mit à rire et le roi se réveilla. Il lui demanda pourquoi elle riait, mais elle refusa
de répondre. Le roi exigea une réponse. Elle répondit alors : « Je ris en regardant ta barbe,
qui est comme le balai des cabinets du palais de mon père ! » Le roi exigea de voir ce
balai. Il la menaça de mort. C’est alors qu’apparut le Destin de l’héroïne, sous la forme
d’une vieille femme, qui offrit un trousseau de clés, pour un palais imaginaire. La reine
conduisit son mari au palais en marchant pendant trois jours et trois nuits vers l’Est.
Arrivés au bout du chemin, les époux découvrirent un palais merveilleux, tout en or et en
argent, ils ouvrirent les portes avec les clés, procurées par le Destin de l’héroïne, et
trouvèrent des cabinets de toilettes, où il y avait des balais d’or et de diamants. Saisi
devant ce spectacle, le roi pardonna à sa femme et ils vécurent heureux pour toujours
dans leur nouvelle demeure.
Version judéo-espagnole
Il y avait une grand-mère et sa petite-fille. La grand-mère était servante dans les bains
publics. Des dames allèrent aux bains et elles apportèrent des victuailles. «Nous avons un
« séfertassi » de beignets. Mangez-les donc !» La vieille oublia d'en donner à la petite-
fille pour son goûter. La petite-fille dit : « Vous ne m'avez rien apporté du bain ? Grand-
mère, moi, les beignets, j'en veux. Il faut que vous m'en fassiez et que vous me les
donniez ! » La grand-mère lui prépara des beignets et la petite-fille les fit frire. Après
qu'elle les eut fait frire, surgit un chat : « Miaou, miaou. » Un par un, elle donna les
beignets au chat. Le soir, quand vint la grand-mère, elle lui dit : « Les beignets, moi, j'en
veux. Je les ai tous donnés au chat. Il faut que vous m'en prépariez encore une fois ! ».
Alors qu'elle faisait la friture dans la cour, la petite vit beaucoup de gens et elle
demanda : « Qu'est-ce qui se passe ? »
- C'est le fils du roi qui lance une flèche.
La petite sortit et la flèche lui tomba sur la tête.
- Vite qu'on l'emmène au palais! Vive la belle-fille du roi !
154
On la conduisit au palais. Elle a beaucoup à manger, beaucoup à boire, et elle est très
contente. La petite-fille poussa un soupir.
- Pourquoi soupires-tu ?
- Je languis de ma grand-mère que j'aime.
- « Vite qu'on l'amène au palais ! »
La grand-mère revint mais le fils du roi fut appelé à la guerre.
Après deux, trois jours, alors que sa femme faisait des beignets, il revint lui aussi. Elle
abandonna les beignets et alla accueillir son mari, le fils du roi. Elle retourna surveiller
ses beignets, et elle vit à la place un grand miroir aux sept merveilles, que même le roi ne
possédait pas. « Nous l'apporterons au père, car une telle valeur ne convient qu'au roi »,
dit-elle. Après cela, une autre fois, vint la nouvelle que c'était la guerre. Le fils s'en alla.
Elle demanda à sa grand-mère de préparer des petits beignets.
Tandis que la jeune femme faisait frire ces petits beignets, arriva la nouvelle que le
prince était encore revenu de la guerre. Elle alla accueillir son mari et retourna à son
travail. Au lieu de beignets, elle trouva un poêle, si beau qu'elle ne pouvait pas en
imaginer le prix. « Cela ne peut convenir qu'à mon beau-père. » Elle appela des porteurs
pour lui amener le poêle. Lorsqu'il le vit, le beau-père dit : « Allah, Allah ! Moi qui suis
roi, je ne possède pas ce genre de choses. Quelle splendeur ! » Le prince et sa femme
allèrent se promener à travers le jardin. Elle lui dit : « Ces richesses que tu as ne valent
rien. La barbe de ton père est comme le balai de mes toilettes. » Le fils du roi se mit très
en colère et il la chassa du jardin. La jeune femme avait une pelote de fil d'argent. Elle
attacha l'extrémité du fil à l'extrémité du jardin, et elle s'en alla à travers la campagne en
tenant la pelote. En marchant, marchant, marchant, elle trouva un très beau palais, plus
beau que celui de son beau-père. Beaucoup à manger, beaucoup à boire et beaucoup de
délice. Le jeune homme se mit à regretter comment il avait chassé la jeune femme pour si
peu de chose. Il fut chagriné de tout ce que son père lui avait dit et il s'en alla chercher la
jeune femme dans le jardin. Là, il découvrit le bout de la pelote. Il marcha un jour entier
jusqu'à ce qu'il trouve. A l'autre bout, il vit un palais vide et la jeune femme qui le
reconnut tout de suite ; mais lui ne la reconnut point. Il but le café et s'apprêta à repartir.
155
Elle lui dit : « Ça ne me dérange pas ; restez ici cette nuit. » Il mangea et il se mit au lit
dans une chambre, et elle dans une autre. Lorsqu'il se leva et qu'il entra dans les toilettes,
il vit la serviette en fil d'argent et les robinets d'or, ainsi qu'un balai d'or et de diamants.
« Oh ! – dit-il – Ce que m'avait dit mon épouse est vrai. »
Brusquement, la jeune femme apparut et lui dit : « Alors ? Cela vous a-t-il plu ? Voici
beaucoup plus de richesses que chez votre père qui est roi. » Vite, on avisa le père, afin
que l'on couronne la jeune femme et qu'elle se remarie avec le prince, et que leurs biens
respectifs n'en fassent plus qu'un seul. Et ils vécurent unis et très heureux. Qu'ils aient du
bonheur et nous aussi !
156
ANNEXE II
Le récit de Victor Bérard
Source : GEORGEON François, « Rire dans l'Empire Ottoman » in Revue du monde musulman
et de la Méditerranée, N°78, 1995, pp. 89-109.
« Le dernier soir - c'était un vendredi, jour consacré des musulmans - tous les feux se
réunirent en un bûcher, et tous les groupes en un grand cercle. On venait de tous les
Khanis voisins, de toute la ville. Une foule respectueuse, accroupie qui sur sa natte et qui
dans le fumier, débordait jusque dans la rue. Suleyman le meddah (conteur), l'illustre
chair (poète) devait chanter. La Turquie possède encore de ces poètes errants, allant de
bazars en bazars, tantôt chantant de vieux airs populaires, sur une longue guitare à trois
cordes, et tantôt improvisant en prose ou en vers des contes, de petites scènes dialoguées,
des apologues et des chansons [...]. Il improvise et une tempête de rires ébranle le Khani.
Il imite tous les patois, tous les accents, tous les gestes de tous les peuples ottomans,
européens ou asiatiques, le Turc de Mentesché, le Turc de Kastamouni, l'Arménien, le
Grec, le Persan, le Frandji (l'Européen), le batelier [khaidji] du Bosphore, le Juif du
Bazar...
Un Khaidji racolait au bout du Grand Pont pour la traversée de Péra à Scutari : « Khaidji
Kara guidisi-i-in ! » C'est un Persan en haut bonnet et robe flottante qui demande
nasillant et traînant les finales en « in » chères à son peuple : « Khaidji, où allons-
nous? ». Le Khaidji, Turc anatoliote de la mer Noire, répond avec un débit uniforme et
lent, les roulements graves que connaissent tous les familiers du turc : « Siguidera
guidion » (je vais à Scutari) Le geste et le ton sont reproduits, paraît-il, avec une telle
justesse que l'auditoire nomme aussi tôt les interlocuteurs. Toute la Turquie défile dans
cette barque : l'Albanais protecteur et sa familiarité gentilhomme : « Où vas-tu nous
porter, frère ? », le Juif fertile en compliments que le meddah transpose à sa façon : « O
Khaidji, votre figure est comme une tomate ! » et le Grec qui bredouille, embrouille et se
débrouille aux dépens du pauvre monde. Le bateau est plein et va se détacher, quand
voici venir un consul européen, avec son «verre dans l’œil» et son chien en laisse. Un
chien en laisse dans la libre Turquie, libre pour les chiens! Il parle petit nègre, comme les
157
consuls réels dans la vie orientale : « Caïque, où toi mener nous ? Toi, combien
demander? » - Si l'Europe, que l'Oriental semble respecter, pouvait savoir tout le mépris
qu'au fond du cœur il nourrit pour elle ! Le consul devient la bonne tête de l'expédition : à
deux brasses du bord, il est déjà malade et invoque à son aide tous les bateaux européens
qui remplissent le port; mais il ne peut se faire comprendre. Le Juif lui vend une recette
contre le mal de mer, et le Grec s'offre à traduire toutes les langues d'Europe, qu'il ignore
également et qu'il remplace par du grec habillé à la française. Puis c'est le chien du consul
qui veut boire, et son chapeau qui tombe à la mer. Le conte s'arrête quand la voix du
meddah ou l'attention de l'auditoire est épuisée. Mais durant des heures, les mésaventures
du frandji soulèvent des tourbillons de rire. C'est la revanche de ces races que l'Europe
découpe, enveloppe dans ses protocoles et vend sur le comptoir de ses congrès. »
158
ANNEXE III
Carte des migrations des Séfarades
Source : Carte de M. Lambert, extrait de l'Encyclopaedia Judaica, Tome 14, Gale, New-
York, 2ème édition, 1997, p. 1165.
159
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ZARAGOZA Rosa, Terra de jueus, Matria, 2007.
SITOGRAPHIE
- http://www.akadem.org/
Pour visionner les conférences suivantes :
Patrimoine judéo-espagnol de Jessica Roda, juin 2011.
Dis-moi tes proverbes je te dirai qui tu es de Haïm Vidal Sephiha, mars 2007.
Le ladino, miroir fidèle de l'hébreu de Haïm Vidal Sephiha, mars 2007.
Apogée et décadence du judéo-espagnol de Pilar Romeu, mars 2006.
Visages du judaïsme séfarade de Paloma Diaz-Mas, février 2006.
Folkore et médecines judéo-espagnols de Marie-Christine Bornes-Varol, juin 2006.
-http://www.sefaradinfo.org/
Site de l'association française Aki estamos, base de données mise à jour régulièrement sur la
culture judéo-espagnole.
-http://sefarad.org
Site de l'Institut séfarade européen, créé en Belgique par Moshé Rahmani, organisateur
d’événements culturels et de promotion de la langue judéo-espagnole.
166
TABLE DES MATIERES
Introduction.................................................................................................................................... 5
CHAPITRE I La constitution d'un phénomène diasporique en péril : une religion
juive, une langue romane, un environnement musulman............................................14
Section 1 - Des intermédiaires entre Orient et Occident..............................................14
A- Quel est le cœur géographique du séfardisme ?................................................16
1°) Les Séfarades aux Pays-Bas.........................................................................................17
2°) Les Séfarades au Maghreb...........................................................................................21
3°) La reproduction du mythe andalou dans l'Empire Ottoman........................................25
B- Regards sur les Juifs de l'Empire Ottoman........................................................29
1°) Débats historiographiques sur l'intégration de l'élite judéo-espagnole........................29
2°) Le « présionisme » dans l'Empire Ottoman.................................................................34
3°) La coexistence dans l'Empire vue par des Séfarades...................................................38
C- Des nationalismes à la Shoah : la destruction des terroirs judéo-espagnols......41
1°) L'émigration des Juifs des Balkans au début du XXème siècle...................................41
2°) La Shoah et l'agonie du monde judéo-espagnol...........................................................44
3°) L'intégration des Séfarades dans la Turquie moderne................................................. 46
4°) La vision romantique de la diaspora aujourd'hui.........................................................49
167
Section 2 - Une langue de fusion comme marqueur identitaire...................................54
A- Le phénomène de diglossie................................................................................55
1°) La diglossie judéo-epagnole........................................................................................56
2°) Le cas du ladino...........................................................................................................58
3°) Le cas du djudezmo.....................................................................................................61
B- Le syncrétisme linguistique et le djudezmo.......................................................61
1°) Quels substrats espagnols avant 1492 ?.......................................................................61
2°) Le djudezmo au XVIIème siècle : une définition négative de l'espagnol moderne.....67
3°) La contactologie, cœur du syncrétisme linguistique judéo-espagnol..........................72
C- La littérature judéo-espagnole, reflet d'une inquiétude......................................77
1°) Sabbatéisme et la littérature religieuse.........................................................................77
2°) La littérature judéo-espagnole au XIXème siècle : du religieux au profane................80
3°) L'agonie de la littérature et de la langue judéo-espagnoles..........................................83
CHAPITRE II La transmission d'un substrat méditerranéen : la civilisation judéo-
espagnole mémoire de la mare nostrum........................................................................89
Section 1 - L'hispanisme en héritage chez les « Espagnols sans patrie »....................89
A- L'héritage oral et le substrat chrétien dans les romances...................................90
1°) La littérature orale séfarade..........................................................................................90
2°) La « déchristianisation » limitée dans le folklore judéo-espagnol...............................91
3°) La vision plurireligieuse de l'hispanisme.....................................................................96
168
B- Les proverbes font revivre Sefarad....................................................................99
1°) La filiation espagnole dans la tradition proverbiale...................................................100
2°) Les toponymes dans les proverbes, souvenir de Sefarad...........................................105
3°) Quels refranes spécifiquement judéo-espagnols ?.....................................................106
C- Les complaintes funèbres et la perte de la Ville Sainte....................................110
1°) Le deuil féminin en Méditerranée..............................................................................111
2°) Le deuil et le souvenir de la Ville Sainte...................................................................114
3°) La tradition hispanique de la contrainte funèbre réinventée......................................119
Section 2 - Les influences balkaniques et orientales, le monde séfarade espace de
transition culturelle........................................................................................................122
A- Les inépuisables sources poétiques balkaniques.............................................122
1°) L'interculturalité dans le répertoire des kantigas.......................................................122
2°) La nourriture rituelle dans les contes balkaniques : étude comparée d'un conte grec et
de sa version judéo-espagnole.........................................................................................125
3°) Un thème panbalkanique : le rite sacrificiel de construction.....................................128
B- Le rire oriental et la figure de Djoha................................................................134
1°) Le rire ottoman analysé par un voyageur occidental.................................................134
2°) Les facéties de Djoha.................................................................................................136
169
C- D'une rive à l'autre : la musique et le romance qui (re)traversent la mer.........143
1°) La musique paraliturgique, juive et orientale.............................................................143
2°) La ballade de La bella en misa et la circularité des échanges méditerranéens..........145
Conclusion.......................................................................................................................150
Annexes............................................................................................................................153
Bibliographie....................................................................................................................160
170