La critique d'art de Joris-Karl Huysmans entre discours journalistique et discours litt©raire

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Résumé Si la critique d’art, dictée par l’actualité artistique, trouve naturellement un sup- port privilégié dans la presse foisonnante de la fin du XIX e siècle, d’emblée son am- bition est d’excéder le périodique : elle aspire à opérer une transposition d’art qui ferait d’elle une création littéraire à part entière. Joris-Karl Huysmans tire parti de cette tension entre journalisme et littérature, inhérente au genre, afin d’exploiter toutes les possibilités que lui offrent les deux postures. S’il revêt la persona du journaliste afin de mettre en avant son implication dans l’actualité, il a également à cœur de recueillir ses chroniques d’art dans des livres, afin de leur donner une valeur proprement littéraire et de s’assurer une posture d’écrivain. Abstract Though art criticism, which reports artistic events, naturally fits in the expan- ding press at the end of the nineteenth century, its inner goal remains to translate a work of art into a “work of words” in order to become a literary product on its own. Joris-Karl Huysmans makes good use of this tension between journalism and litera- ture and plays both parts so that he can fully exploit the possibilities of the two roles of the writer and the journalist. He wears the mask of a publicist to emphasise his involvement in contemporary art, and then gathers his papers into books to ensure them a literary status. Aude JEANNEROD La critique d’art de Joris-Karl Huysmans entre discours journalistique et discours littéraire Pour citer cet article : Aude JEANNEROD, « La critique d’art de Joris-Karl Huysmans entre discours journalis- tique et discours littéraire », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n° 6, « Postures journalistiques et littéraires », s. dir. Laurence VAN NUIJS, mai 2011, pp. 61-78. http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

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Résumé

Si la critique d’art, dictée par l’actualité artistique, trouve naturellement un sup-port privilégié dans la presse foisonnante de la fin du XIXe siècle, d’emblée son am-bition est d’excéder le périodique : elle aspire à opérer une transposition d’art qui ferait d’elle une création littéraire à part entière. Joris-Karl Huysmans tire parti de cette tension entre journalisme et littérature, inhérente au genre, afin d’exploiter toutes les possibilités que lui offrent les deux postures. S’il revêt la persona du journaliste afin de mettre en avant son implication dans l’actualité, il a également à cœur de recueillir ses chroniques d’art dans des livres, afin de leur donner une valeur proprement littéraire et de s’assurer une posture d’écrivain.

Abstract

Though art criticism, which reports artistic events, naturally fits in the expan-ding press at the end of the nineteenth century, its inner goal remains to translate a work of art into a “work of words” in order to become a literary product on its own. Joris-Karl Huysmans makes good use of this tension between journalism and litera-ture and plays both parts so that he can fully exploit the possibilities of the two roles of the writer and the journalist. He wears the mask of a publicist to emphasise his involvement in contemporary art, and then gathers his papers into books to ensure them a literary status.

Aude Jeannerod

La critique d’art de Joris-Karl Huysmans

entre discours journalistique et discours littéraire

Pour citer cet article : Aude Jeannerod, « La critique d’art de Joris-Karl Huysmans entre discours journalis-tique et discours littéraire », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n° 6, « Postures journalistiques et littéraires », s. dir. Laurence van nuiJs, mai 2011, pp. 61-78.

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 6, mai 2011

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la Critique d’art de Joris-karl huysmansentre discours journalistique et discours littéraire

À la fin du XIXe siècle, le genre de la critique d’art, écriture dictée par l’actualité artistique, trouve naturellement un support privilégié dans la presse foisonnante et en pleine expansion qui caractérise cette période. Joris-Karl Huysmans collabore ainsi de façon régulière à un grand nombre de périodiques, fournissant des chroniques d’art tant aux « petites revues »1, comme La Revue indépendante dans les années 1880, qu’à des quotidiens, comme L’Écho de Paris dans la décennie suivante. Cependant, l’ambition innée de la critique d’art est d’excéder le périodique : dans la tradition baudelairienne des correspondances, elle aspire à opérer une transposition d’art qui ferait d’elle une création littéraire à part entière. À mi-chemin entre une origine journalistique et une exigence lit-téraire, ce genre souffre donc d’un dédoublement ontologique qui l’empêche de s’intégrer pleinement à aucun de ces deux ensembles. Dans la critique d’art telle que Huysmans la pratique apparaissent ainsi à l’œuvre une « matrice journalis-tique » et une « matrice littéraire »2.

Toutefois, le critique semble jouer de cette tension entre journalisme et littérature, qu’il exploite tantôt au profit d’une esthétique de l’actualité fugi-tive conçue comme modernité baudelairienne, tantôt en faveur d’une poétique artiste dans une perspective de création littéraire. Huysmans entretient donc un brouillage, faisant osciller ses textes entre les deux appartenances, et vacillant lui-même sous la force d’attraction exercée par chacune des deux postures. Car c’est avant tout la « posture »3 de l’auteur qui détermine la réception générique de la critique d’art, et donc son statut pragmatique en fonction de ses espaces de publication. Nous nous intéresserons dans un premier temps à l’ethos que Huysmans se construit dans ses chroniques d’art, pour voir qu’il y déploie une rhétorique de journaliste accompli et polyvalent, cumulant les fonctions de re-porter, de correspondant, de chroniqueur et de polémiste ; puis nous verrons que le critique, lorsqu’il transfère ses textes d’un support médiatique à un sup-port livresque, suit une stratégie littéraire plus conforme à l’image d’écrivain qu’il veut renvoyer.

1. Rémy de Gourmont, Les Petites revues. Essai de bibliographie, Paris, Librairie du Mercure de France, 1900.

2. Marie-Ève tHérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, « Poétique », 2007, p. 46.

3. « Cette notion a une double dimension, en prise sur l’histoire et le langage : simultané-ment elle se donne comme une conduite et un discours. C’est d’une part la présentation de soi, les conduites publiques en situation littéraire (prix, discours, banquets, entretiens en public, etc.) ; d’autre part, l’image de soi donnée dans et par le discours, ce que la rhétorique nomme l’ethos. En parlant de “posture” d’auteur, on veut décrire relationnellement des effets de texte et des conduites sociales » (Jérôme meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007, p. 21).

la critique d’art de Joris-Karl Huysmans

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1. un ethos de Journaliste

À travers la mise en scène d’un je à la fois narrateur et auteur, la critique d’art de Joris-Karl Huysmans emprunte à un certain nombre de genres journalistiques du XIXe siècle ayant en commun une écriture personnelle : comme l’écrit Marie-Ève Thérenty, « la critique, la chronique, mais aussi le récit de voyage motivent l’expres-sion d’une subjectivité »4. La critique d’art huysmansienne se place ainsi à l’inter-section de différentes rubriques journalistiques et son auteur se présente comme un journaliste, non seulement à travers le support de publication de ses textes mais aussi par la rhétorique qu’il y déploie.

1.1. Le reporter : l’inscription dans l’actualité

Joris-Karl Huysmans fait ses premiers pas de journaliste dans La Revue mensuelle avec un texte sur les peintres paysagistes à l’Exposition Universelle de 1867. Son acti-vité de critique d’art est en effet déterminée par l’actualité picturale parisienne, riche en manifestations de grande ampleur : Paris abritant les Expositions universelles de 1867, 1878 et 1889, Huysmans consacre des articles à chacun de ces événements ; et même si les expositions organisées par l’Académie des Beaux-arts l’intéressent peu, il rend aussi compte du Prix et des envois de Rome. Mais surtout, chaque année, au mois de mai, se tient à Paris le Salon officiel, qui attire des milliers de visiteurs et constitue l’événement artistique majeur que peintres et critiques attendent. En tant que jeune salonnier, Huysmans doit partager le travail avec d’autres chroniqueurs et n’a d’abord la responsabilité que de quelques sections : les natures mortes en 1876, auxquelles s’ajoutent les tableaux militaires, les portraits et les paysages en 1877. Enfin, en 1879, le quotidien Le Voltaire lui confie le Salon dans sa totalité, ce dont il s’acquitte en douze livraisons. Il sera également responsable de l’intégralité du Salon en 1880 pour La Réforme, en 1884 et 1887 pour La Revue indépendante, et en 1885 pour L’Évo-lution sociale. Cependant, les goûts de Huysmans le portent davantage vers l’actualité des peintres indépendants que vers celle des peintres officiels ; aussi consacre-t-il des articles aux toiles refusées au Salon et aux expositions impressionnistes, qui consti-tuent selon lui un salutaire contrepoint à la peinture académique. L’actualité le pousse également à rendre compte des rétrospectives consacrées à des artistes récemment décédés : Antoine-Louis Barye en 1875, Narcisse Diaz de la Peña en 1876, Jean-Fran-çois Millet en 1887, Charles-Marie Dulac en 1899, etc.

Les sujets des articles de critique d’art de Huysmans sont donc dictés par l’actualité. Aussi a-t-il à cœur d’inscrire ses textes dans le moment présent, en insis-tant de façon systématique sur le millésime des expositions qui ont lieu chaque printemps : « Et voilà où nous en sommes, en l’an de grâce 1879 »5. Dans cette pro-fusion de manifestations artistiques, il compare volontiers une année à une autre : « ce salon est supérieur à celui qui s’exhiba dans le mois de Marie du dernier an »6. Aussi l’expression « cette année » revient-elle comme un leitmotiv dans ses comptes rendus des Salons officiels et des expositions indépendantes : elle est présente qua-

4. Marie-Ève tHérenty, op. cit., p. 193.5. Joris-Karl Huysmans, « Le Salon de 1879 », dans L’Art moderne (1883), Œuvres complètes, t.

VI, Paris, Crès, 1928, p. 10.6. Id., « Chronique d’art : Le Salon de 1887 (2). L’Exposition internationale de la rue de Sèze

», dans La Revue Indépendante, 2ème série, n° 8, juin 1887, t. III, p. 345.

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rante-neuf fois dans L’Art moderne (dont vingt-cinq fois dans le seul « Salon de 1879 »), auxquelles il faut ajouter les vingt-trois occurrences de sa variante « cette fois ». Huysmans inscrit ainsi ses articles dans une temporalité fugitive et éphé-mère : il s’agit d’expositions temporaires, qui ne seront visibles que pour une durée restreinte. Aussi ses Salons sont-ils marqués par le feu de l’actualité, par l’urgence de l’information, et la question du temps y est-elle récurrente : « ce serait du temps perdu »7, « partons, car le temps nous presse »8, « il est temps de terminer »9, « juste le temps de jeter un coup d’œil »10, « le temps me manque »11, etc. Le critique d’art semble pris dans le tourbillon de la vie parisienne, dans la spirale de l’actualité pictu-rale toujours renouvelée ; cette course contre le temps est une perpétuelle tentative de saisie de l’instant présent qui toujours se dérobe. Cette difficulté à dire le pré-sent, à coïncider avec lui, se traduit chez Huysmans par l’emploi récurrent du passé récent et du futur proche, à l’aide des semi-auxiliaires venir de et aller : « Le tableau de Manet […] vient d’être exposé aux vitrines de la maison Giroux »12, « J’attends maintenant, au Salon qui va s’ouvrir, les toiles que les gabelous de la peinture auront bien voulu admettre »13. Huysmans se présente donc comme un reporter chargé de rendre compte d’une actualité fugitive, même si celle-ci peut parfois se révéler sur-prenante – comme la nuit de Noël 1898 qui détermine l’écriture d’un article sur la représentation de la Nativité dans les collections du Louvre14 – ou plus personnelle – à l’occasion d’un voyage à l’étranger.

1.2. Le correspondant : l’inscription dans l’espace

Si l’actualité inscrit le texte critique dans une temporalité, celle du présent, elle l’inscrit aussi dans un espace, celui du lieu d’exposition des œuvres. Huysmans se met ainsi en scène « à fureter […], de salles en salles »15, et adopte souvent un ton de guide de musée, annonçant à l’avance l’itinéraire qu’il va suivre : « Arrivons maintenant, si vous le voulez bien, dans la galerie des aquarelles et des faïences »16, « Nous allons passer en revue les salles, […] nous serons alors parvenus au terme de notre course »17. Le critique et son lecteur sont unis dans ce nous qui les englobe dans une pérégrination fictionnelle, que Jean Foyard a nommée la « fiction déambu-latoire »18, c’est-à-dire « la fiction du visiteur déambulant à travers les salles d’expo-sition, comme si le critique prenait son lecteur par la main pour le guider dans ces lieux »19. En effet, Huysmans considère ses lecteurs comme « les personnes qui

7. Id., « Le Salon de 1879 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 27.8. Ibid., p. 47.9. Ibid., p. 99.10. Id., « Le Salon officiel de 1881 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 205.11. Ibid., p. 234.12. Id., « La Nana de Manet », dans L’Artiste, 13 mai 1877, je souligne.13. Id., « Le Rolla de Gervex », dans L’Artiste, 4 mai 1878, je souligne.14. Id., « Noëls du Louvre », dans L’Écho de Paris, 28 décembre 1898, p. 1.15. Id., « Appendice (II) », dans L’Art moderne, op. cit., p. 298.16. Id., « Les Natures mortes », dans La République des Lettres, 1ère série, n° 6, 20 mai 1876, p. 193.17. Id., « L’École anglaise à l’Exposition universelle », dans L’Artiste, 2 juin 1878.18. Jean Foyard, « Le système de la description de l’œuvre d’art dans L’Art moderne », dans

Huysmans, une esthétique de la décadence, s. dir. André Guyaux, Christian HecK & Robert Kopp, Paris, Champion, 1987, p. 136, note 2.

19. Ibid., p. 135.

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veulent bien [le] suivre dans ces courses rapides au travers du Salon »20. Deux verbes rythment les comptes rendus d’exposition : « passer » pour les tableaux qui ne méritent pas l’attention, et « faire halte » pour ceux auxquels le critique va consacrer quelques lignes : « Je passe maintenant rapidement au milieu d’innombrables salles, sans m’arrêter […]. Je fais halte enfin »21 ; « Passant devant un petit panneau, […] je ferai halte devant sa toile intitulée : Un Café »22. Huysmans signale ainsi ses déplace-ments, au gré de ses attirances et de ses répulsions ; comme l’écrit Jonathan Devaux, son écriture est « conditionnée par le rythme qu’impose la marche et l’observation du personnage errant qui nous permet, à notre tour, de suivre et de voir, de recréer le parcours, le fil de la déambulation et l’image décrite et/ou écrite »23. Ainsi, si l’entrée dans le lieu d’exposition ouvre l’article – « pénétrons dans la triste salle du panorama de Reichshoffen »24 – la fin de la déambulation signale la fin du texte : « Notre visite est terminée »25.

Mais bien souvent, les pas du critique le mènent hors d’une exposition, et ses pérégrinations s’élargissent à la géographie parisienne ; ainsi sort-il du Salon de 1882 : « Je ferai décidément mieux de quitter le Palais de l’Industrie et de m’oc-cuper de deux exhibitions particulières qui se sont produites, en sus de celle des Indépendants : l’une au cercle des Arts libéraux, […] et l’autre, au Gaulois […] »26. Huysmans entraîne le lecteur dans sa promenade parisienne : « M. Raffaëlli a, en outre, exposé dans les galeries de Georges Petit, où nous allons nous transpor-ter maintenant »27. Lorsqu’il s’agit d’architecture, la déambulation devient visite guidée de la capitale, véritable inventaire de ses constructions en fer et en fonte, de la « bibliothèque Sainte-Geneviève, édifiée par M. Labrouste » au « splendide intérieur de l’Hippodrome bâti par les ingénieurs de Fives-Lille », en passant par la « splendide salle de la Bibliothèque nationale »28. La critique de Huysmans est ainsi ancrée dans son lieu d’écriture et de publication ; ses pérégrinations dans Paris sont celles d’un journaliste itinérant, notant ses impressions sur le vif, « cro-quant » tableaux contemplés et bâtiments entrevus. Comme l’écrit Jean-Marie Seillan, « le “croquis”, forme frontalière par excellence, entre dans la déjà longue tradition littéraire qui met en scène un croqueur-chroniqueur, mi-peintre mi-écri-vain, et fait fusionner le triple dessein de la critique d’art, du récit viatique et du reportage journalistique »29.

Aussi ses comptes rendus des manifestations parisiennes pour les revues bruxelloises – L’Actualité de Camille Lemonnier ou L’Artiste de Théodore Han-non – sont-ils les véritables reportages d’un « correspondant parisien » ; de

20. Joris-Karl Huysmans, « Le Salon de 1879 », art. cit., p. 60.21. Id., « Notes sur le Salon de 1877 : II. Portraits et natures mortes », dans L’Actualité, n° 44,

17 juin 1877, je souligne.22. Id., « L’Exposition des Indépendants en 1880 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 113, je souligne.23. Jonathan devaux, « Croquis parisiens et/ou “Chronique parisienne” : un exemple d’hybri-

dité générique dans le recueil des Croquis parisiens (1880) de Huysmans », dans La Licorne, n° 90, « Huysmans et les genres littéraires » s. dir. Gilles bonnet & Jean-Marie seillan, 2010, p. 246.

24. Id., « Appendice (I) », dans L’Art moderne, op. cit., p. 286.25. Id., « L’Exposition des Indépendants en 1881 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 277.26. Id., « Appendice (II) », dans L’Art moderne, op. cit., p. 299.27. Id., « Chronique d’art : Le Salon de 1887 (2). L’Exposition internationale de la rue de Sèze

», art. cit., p. 351.28. Id., « Le Salon officiel de 1881 », dans L’Art moderne, op. cit., pp. 238-242.29. Jean-Marie seillan, « Presse et prose », dans Huysmans et les genres littéraires, op. cit., p. 208.

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même, lorsque de ses voyages, il rapporte des récits de visites de musées, il joue le rôle d’un « envoyé spécial » à l’étranger. Ses séjours en Belgique donnent lieu à des articles à propos des musées de Bruxelles, Bruges et Anvers ; de Hol-lande, il ramène ses impressions du Stadhuis de Haarlem, du Trippenhuis et de la galerie Van der Hoop à Amsterdam ; enfin, il raconte ses visites dans les musées allemands de Cologne, Berlin et Colmar. Dans ces articles, la dimension de reportage est accentuée par la présence de gravures ou de reproductions pho-tographiques ; par exemple, l’article consacré au retable d’Issenheim30 est illustré de douze photogravures qui représentent tous les volets du polyptique exposé au musée d’Unterlinden, mais aussi la Vierge au buisson de roses de Martin Schon-gauer, conservée à l’église Saint-Martin de Colmar. Le texte se présente donc comme une étude documentée sur Grünewald et son œuvre, mais également comme le récit de la visite du musée, du cloître qui l’entoure, et de la ville qui les enferme. Il oscille ainsi entre écrit sur l’art et reportage à l’étranger, et le support choisi illustre bien cette dualité : le périodique présente un grand nombre de reproductions, exhibant sa vocation artistique, mais son titre même – Le Mois littéraire et pittoresque – indique que l’horizon d’attente des lecteurs est plus proche du récit de voyage. De même, « En Hollande », publié dans La Revue illustrée31, est accompagné d’une douzaine de gravures de G.-H. Boughton, représentant des scènes de genre ou des paysages32. La présence de ces gravures pittoresques – en lieu et place des reproductions des tableaux hollandais décrits par Huysmans, que le lecteur serait en droit d’attendre – tire le texte vers le reportage et l’éloigne de la critique d’art.

Ainsi, ces récits viatiques mettent en espace, en scène, l’expérience du voyageur et la dramatisent ; la découverte de la Ronde de nuit de Rembrandt est inscrite dans un espace, celui du Trippenhuis d’Amsterdam, afin d’amplifier l’attente du visiteur :

On entre, en hésitant, dans le Trippenhuis ; la radieuse vision de La Ronde de nuit est là, séparée de vous par un mur. On va enfin voir le Rembrandt tant vanté, le rêve souvent de toute une existence va se réaliser ; que va-t-on éprou-ver devant cette toile ? Sera-t-on poigné ? sera-t-on déconcerté ? la fascination de cette œuvre est-elle aussi opprimante qu’on l’assure ? le magisme de ses couleurs est-il aussi puissant qu’on l’a toujours dit ?33

De même, la mise en espace permet d’accentuer l’émotion ressentie par le spec-tateur : « Ah ! l’on sort de cette salle enfiévré et troublé ! »34. Autrement dit, la critique d’art, parce qu’elle met en scène un narrateur-auteur itinérant, qui tâche de rendre compte de « choses vues », se rapproche du récit de voyage ; mais par la subjectivité qu’elle met en avant, elle avoisine aussi le genre journalistique de la chronique.

30. Joris-Karl Huysmans, « Les Grünewald du Musée de Colmar », dans Le Mois littéraire et pittoresque, n° 63, mars 1904, pp. 282-300.

31. Id., « En Hollande », dans La Revue illustrée, n° 25, 15 décembre 1886, t. III, pp. 17-22, et n° 27, 15 janvier 1887, t. III, pp. 94-100.

32. Elles s’intitulent : La plage hollandaise, Toilette d’une maison (Harlem), La récolte des pommes de terre en Hollande, Le halage, Place du marché à Harlem, Modèles de navires dans la cathédrale, Marché neuf à Amsterdam, Partant pour Java, Femmes de pêcheurs à Amsterdam, Le péage d’une écluse, Moulins à vent sur la route de Zandaam et Vue de Zandaam (ibid.).

33. Id., « En Hollande », dans Le Musée des deux-mondes, n° 4, 15 février 1877, vol. viii, p. 43.34. Ibid., p. 44.

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1.3. Le chroniqueur : une expérience subjective

Dans sa critique d’art, Huysmans ne revendique pas une compétence de spé-cialiste, mais sa seule expérience de spectateur de l’œuvre observée, décrite et appré-ciée. Il définit ainsi son projet : « il faut […] révéler les sensations personnelles qu’il suggère et surtout décrire le tableau de telle façon que celui qui en lit la traduction écrite, le voie »35. Le critique doit donc rendre compte d’une sensation visuelle par la description ; aussi Huysmans invite-t-il le lecteur à se représenter le tableau au moyen de l’impératif « Imaginez » lorsqu’il donne à voir la Vue de Gennevilliers de Jean-François Raffaëlli :

Imaginez un de ces temps sombres où les nuées galopent et se bousculent dans le gris des profondeurs immenses. La terre s’étend, blême, sous le jour blafard ; au loin, des peupliers étêtés se courbent sous le fouet de la bise et semblent cingler les nuages gonflés de pluie qui roulent au-dessus d’une maisonnette, tristement assise dans la morne plaine. À droite, des tuyaux d’usines vomissent des bouillons de fumée noire qui se déchirent et s’écartent, toutes, du même côté, ensemble.

Enfin l’artiste est donc venu, qui aura rendu la mélancolique grandeur des sites anémiques couchés sous l’infini des ciels ; voici donc enfin exprimée cette note poignante du spleen des paysages, des plaintives délices de nos banlieues !36

Dans un premier temps, le critique voit et retranscrit sa vision, mais dans un second moment, il exprime ses sentiments à la vue de la toile. Sa critique d’art se rapproche ainsi de la chronique, ce genre journalistique qui privilégie la vision personnelle d’un sujet ; comme l’écrit Silvia Disegni :

Le chroniqueur devient aussi le sujet énonciateur des articles. Il s’impose par son regard et par sa voix, ses réflexions, sa perception du monde et ses sensa-tions face aux choses vues, et enfin par l’évocation de ses souvenirs ou de ses visions, tous deux suscités, par analogie, à partir de la réalité dont il fait l’objet de son écriture […]. Autrement dit, l’une des caractéristiques de ce type de chronique est d’être fortement subjective.37

La chronique d’art huysmansienne est ainsi un témoignage subjectif, l’expression d’émotions intimes éprouvées par le critique-spectateur devant l’œuvre d’art.

Huysmans revendique en effet une grande subjectivité, non seulement dans la description, mais aussi dans l’appréciation des œuvres d’art ; il ne conçoit son travail de critique que comme l’expression de goûts individuels et de réactions person-nelles. Aussi s’exprime-t-il sans détour, n’ayant pas peur des mots forts et des hyper-boles, tant dans l’éloge – « c’est à coup sûr, de tous les tableaux exposés au Cercle, celui que je préfère. Et, cependant, combien d’autres m’ont également ravi ! »38 – que dans le blâme : « c’est le haut le cœur de l’art le plus violent que j’ai depuis

35. Préface à l’ouvrage de l’abbé broussolle, La Jeunesse du Pérugin et les origines de l’école om-brienne, Paris, Oudin, 1901, p. viii.

36. Id., « L’Exposition des Indépendants en 1880 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 117.37. Silvia diseGni, « Huysmans : poésie en prose et journalisme », dans Huysmans et les genres

littéraires, op. cit., p. 215.38. Joris-Karl Huysmans, « L’Exposition du Cercle artistique de Bruxelles », dans Le Musée des

deux-mondes, n° 9, 1er septembre 1876, vol. VII, p. 68.

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longtemps éprouvé ! »39. Il met en avant sa franchise, voire son franc-parler : « Je déclare, avec ma franchise habituelle, que je hais ces grandes machines »40, « Voilà mon avis tout cru »41. Le propre de Huysmans est en effet de s’exprimer crûment, de ne jamais porter des jugements veules ou pusillanimes : « Je n’ai point jusqu’à ce jour, je le confesse, fait preuve d’une bien patiente mansuétude dans les articles que j’ai consacrés aux œuvres des peintres ; mais une année entière s’est écoulée depuis que j’ai fini de déverser sur elles mes nécessaires haines »42. En effet, le critique d’art doit selon lui avoir des goûts tranchés, une opinion ferme :

Non, la vérité c’est qu’on ne peut comprendre l’art et l’aimer vraiment si l’on est un éclectique, un dilettante. […] L’on n’a pas de talent si l’on n’aime avec passion ou si l’on ne hait de même ; l’enthousiasme et le mépris sont indispen-sables pour créer une œuvre ; le talent est aux sincères et aux rageurs, non aux indifférents et aux lâches.43

Huysmans refuse la frilosité dans le jugement, reprochant aux autres journalistes leur couardise, « le besoin de ne rien affirmer, la lâcheté, pour tout dire, de la pensée et l’hypocrisie de la forme »44. Par la virulence des opinions qu’il exprime, Huys-mans s’attire les foudres des artistes et des critiques, mais se forge du même coup un ethos de polémiste, de critique engagé, sans peur et sans reproche.

1.4. Le polémiste : une critique engagée

Cette image de critique pugnace, Huysmans la cultive dès ses débuts à La Chronique illustrée, en s’opposant à son rédacteur en chef, Eugène Montrosier, à pro-pos du peintre Isidore Pils ; Montrosier, favorable lui aussi à ce genre de polémique, accepte de publier l’article de Huysmans, qui pourtant contredit le sien en tout point45. Les journalistes semblent se livrer une véritable joute, soutenant des avis contraires et les argumentant, mais les deux belligérants en sortent gagnants : le rédacteur en chef montre son ouverture d’esprit en acceptant d’être contredit dans son propre journal, et le jeune critique affirme l’indépendance et la nouveauté de son regard. Huysmans se délecte également du scandale que provoque la publica-tion de son « Salon de 1879 » dans le quotidien Le Voltaire, dirigé par Jules Laffitte. Après la première livraison, qui éreintait avec virulence la peinture officielle au pro-fit des peintres indépendants, Huysmans raconte, dans une lettre à Zola, la réaction de Laffitte et de son secrétaire-général :

Vous dire tout d’abord la stupeur et le dégoût que leur ont inspirés mon article, c’est impossible. Étiévant en lève les bras et déclare que dans toute sa vie de

39. Id., « Le Salon officiel de 1884 », dans La Revue indépendante, 1ère série, n° 2, juin 1884, t. I, p. 114.

40. Id., « L’Art : II. L’Exposition de blanc et noir », dans La République des Lettres, 2ème série, n° 1, 9 juillet 1876, vol. I, p. 27.

41. Id., « Le Salon de 1879 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 79.42. Id., « La Genèse du peintre », dans La Revue indépendante, 1ère série, n° 1, mai 1884, t. I, p. 22.43. Id., « Du dilettantisme », dans Certains (1889), Œuvres complètes, op. cit., t. X, pp. 12-13.44. Ibid., p. 11.45. Eugène montrosier, « L’Exposition d’Isidore Pils », dans La Chronique illustrée, n° 4, 22

janvier 1876, p. 3, et Joris-Karl Huysmans, « L’Exposition des œuvres de Pils », dans La Chronique illustrée, n° 5-6, 5 février 1876, p. 6.

la critique d’art de Joris-Karl Huysmans

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journaliste il n’a rien vu de pareil. […] Je vais tâcher de tenir bon avec le Salon ; je n’irai pas jusqu’à la fin probablement car il paraîtrait que le premier article a fait un chahut du diable et que le Temps a été bouleversé (ce à quoi je m’atten-dais d’ailleurs). […] Mais vous dire la terreur de ces gens, la douleur qu’ils éprouvent d’imprimer de pareilles théories, c’est impossible.46

Désirant conserver la collaboration de Zola, Laffitte est obligé de publier les douze articles de son jeune disciple, bien qu’il lui en coûte. Et lors de la publication en volume du « Salon de 1879 » dans L’Art moderne, Huysmans ravive la polémique que ses articles avaient suscitée :

À la suite des nombreuses plaintes que suscita, dans le monde des peintres, la série de ces articles, M. Laffitte, directeur du Voltaire, jugea nécessaire de pan-ser quelques-unes des plaies qu’elle avait ouvertes. Ce fut après la distribution des bons de pain et des médailles aux éclopés et aux mendiants de l’art, que M. Pothey fut chargé de préparer les compresses.47

Huysmans aime mettre en avant ses talents de polémiste, n’hésitant pas à réveil-ler d’anciennes querelles, comme ces « théories qui firent hurler les poètes et les peintres, alors que sans timidité, [il] les émi[t] dans La République des Lettres »48.

Critique engagé, Huysmans s’implique dans le combat contre la peinture aca-démique et prend fait et cause pour la peinture indépendante, les comparant sans cesse, au détriment de la première et au profit de la seconde : « Ah ! plus intéres-sants sont ces trouble-fêtes, si honnis et si conspués, les indépendants. […] [V]oyez si les œuvres de ces artistes ne sont pas plus intéressantes, plus curieuses, plus distinguées que toutes ces grelottantes machinettes »49, « l’exposition officielle a, moins que le Salon des Indépendants, exprimé le suc mordant de la vie contem-poraine »50, « les impressionnistes de talent sont, selon moi, très supérieurs aux peintres qui exposent aux exhibitions officielles »51. Huysmans s’inscrit dans la lignée des grands critiques défenseurs de l’impressionnisme que sont Louis-Ed-mond Duranty, Émile Zola et Théodore Duret, en faisant référence à leurs écrits : « Avec M. Zola et Duranty, M. Duret fut l’un des premiers défenseurs de Manet et des peintres impressionnistes […]. Dans ces temps de critique nigaude et veule, M. Duret tranche par sa bravoure d’idées et son sens très affiné de l’art »52. Il se présente ainsi comme un combattant acharné aux côtés des peintres indépen-dants : « on lutte, à quelques-uns, contre toute une foule »53. S’il rejette l’opinion de la plupart de ses contemporains, il croit au jugement de l’histoire, à la postérité de l’artiste de talent ignoré de son vivant : « Je ne crains pas de m’avancer en dé-

46. Lettre à Émile zola du 19 mai 1879, dans Lettres inédites à Émile Zola, publiées et annotées par Pierre lambert, Genève-Paris, Droz-Giard, 1953, pp. 21-22.

47. Id., « Le Salon de 1879 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 76, note 1. En effet, Alexandre Pothey avait signé un article à la gloire des artistes médaillés afin d’apaiser la colère des peintres aca-démiques éreintés par Huysmans (Alexandre potHey, « Les médailles d’honneur et le prix du Salon. Carolus Duran, Saint-Marceaux, Flameng », dans Le Voltaire, n° 345, 15 juin 1879, p. 1).

48. Id., « Notes sur le Salon de 1877 : IV. Tableaux militaires et paysages », dans L’Actualité, n° 47, 8 juillet 1877.

49. Id., « Le Salon de 1879 », art. cit., pp. 10-11.50. Ibid., p. 14.51. Ibid., p. 43.52. Id., « Le Salon de 1885 », dans L’Évolution sociale, n° 3, 30 mai 1885, p. 5.53. Id., « Appendice (I) », dans L’Art moderne, op. cit., p. 286.

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clarant que, parmi l’immense tourbe des exposants de notre époque, M. Raffaëlli est un des rares qui restera ; il occupera une place à part dans l’art du siècle »54. En affirmant avant l’heure le succès des peintres indépendants, le critique adopte ici une posture de prophète, annonçant une rédemption à laquelle personne ne croit encore :

Quand la haute place que ce peintre devrait occuper dans l’art contemporain sera-t-elle reconnue ? Quand comprendra-t-on que cet artiste est le plus grand que nous possédions aujourd’hui en France ? Je ne suis pas prophète, mais […] cette vérité que je suis le seul à écrire aujourd’hui sur M. Degas ne sera proba-blement reconnue telle que dans une période illimitée d’années.55

Huysmans se pose en découvreur précoce de talents ignorés, comme celui de Gus-tave Caillebotte : « Encore que les injustices littéraires et artistiques n’aient plus le don de m’émouvoir, je reste, malgré moi, surpris du persistant silence que garde la presse envers un tel peintre »56. Il se présente donc comme celui qui détient une « vérité » que le public et la critique ignorent encore ; cette parole qui s’exerce sur le mode de la révélation est en effet récurrente dans ses textes : « Voilà des vérités qu’il est utile d’énoncer quand on le peut »57, « Cette vérité […] devait forcément se manifester »58, « Il serait peut-être temps de dire la vérité »59, « Cette vérité […] devient plus évidente chaque jour »60.

Huysmans adopte donc dans sa critique d’art une posture de journaliste engagé dans son temps, impliqué dans son époque. Cependant, cette inscription dans l’actualité faiblit avec la reprise ultérieure de ses textes de critique d’art dans des recueils : en passant du journal au livre, Huysmans détache ses textes de leur contexte et de leur prétexte. Mais c’est précisément en s’affranchissant des circonstances premières de publication – lieu et temps – que la critique d’art peut prendre ses distances vis-à-vis de son objet afin de devenir un genre littéraire autonome.

2. une posture d’éCrivain

Si le XIXe siècle est celui de la presse, de son explosion et de sa prédomi-nance dans la carrière des écrivains, cette activité journalistique apparaît aux yeux de beaucoup comme une contrainte. Huysmans lui-même affiche son mépris pour le journalisme, qui selon lui, nuit à la carrière de l’écrivain. Il écrit ainsi à propos de Jules Barbey d’Aurevilly :

Que d’heures perdues dans cet au jour le jour du journalisme ! S’il n’avait été obligé, à cause même de la mévente de ses livres, de façonner tant d’articles, peut-être nous aurait-il donné cette suite de romans […] qu’il avait, avant que

54. Id., « L’Exposition des Indépendants en 1881 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 270.55. Id., « L’Exposition des Indépendants en 1880 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 139.56. Id., « Appendice (I) », art. cit., p. 288.57. Id., « Le Salon de 1879 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 33.58. Id., « L’Exposition des Indépendants en 1880 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 103.59. Id., « Le Salon officiel en 1880 », dans L’Art moderne, op. cit., p. 150.60. Ibid., p. 161.

la critique d’art de Joris-Karl Huysmans

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son existence ne fût ainsi dispersée, résolu d’écrire. […] L’artiste a dû les sacri-fier pour s’atteler à la vaine besogne d’un terrassier de lettres.61

De même, dans son roman En Ménage, Huysmans met en scène l’écrivain André – double de l’auteur plus heureux que lui, en ce qu’il a abandonné cette corvée jour-nalistique – qui déclare :

Voici plus de trois ans que j’ai renoncé au journalisme […] : j’avais assez des directeurs, un tas d’icoglans qui veulent commander et diriger la virilité des autres ! J’aurais bien dû par exemple, avant de rendre mon tablier, démontrer dans un sincère article la parfaite inutilité de la critique ; mais voilà, j’aurais commis, aux yeux de mes confrères, une hérésie pécuniaire […] : je débinais le métier qui m’aidait à vivre !62

Dans ces récriminations d’André est exprimé le rapport ambigu de Huysmans au journalisme : il le méprise, mais ne peut s’en dispenser. Aussi, publiant nécessaire-ment ses critiques d’art dans la presse dans un premier temps, Huysmans va ensuite avoir à cœur de les en extraire ; ces textes passant d’un support journalistique à un support livresque, c’est non seulement leur genre qui va s’en trouver affecté, mais également la posture de leur auteur.

En effet, Huysmans a toujours été, comme l’écrit Jean-Marie Seillan, « un professionnel de la librairie averti, réactif au marché du livre, soucieux d’adapter le calibre de ses textes aux attentes variables des éditeurs et des lecteurs, […] jamais indifférent au destin commercial de ses livres. Il garde l’œil sur ce qui est lisible, publiable et vendable, surveille l’évolution de son image littéraire »63. Aussi veille-t-il à ne pas se créer une image de journaliste, mais bien d’écrivain, c’est-à-dire d’auteur de littérature et de livres. Le passage au livre permet de conjurer le caractère éphé-mère du périodique, de passer d’une actualité fugitive à une inactualité pérenne ; si la dimension proprement critique de ses textes s’en trouve amoindrie – il ne s’agit plus d’art contemporain à proprement parler – leur dimension littéraire s’en trouve renforcée.

2.1. Le livre : la pratique du recueil

En 1883, Huysmans décide de rassembler ses articles de critique en un re-cueil intitulé L’Art moderne. Afin d’obtenir un ensemble cohérent, il se limite aux Salons des années 1879 à 1882, écartant ceux de 1876 et 1877 qui n’étaient que des comptes-rendus partiels. En pendant à ces textes consacrés à l’art officiel, il ajoute ceux concernant les expositions indépendantes de 1880, 1881 et 1882, organisant les textes selon un strict principe d’alternance. Le but est de faire ressortir les quali-tés de vie et de vérité de l’art indépendant, résolument moderne, par contraste avec les poncifs et les clichés de l’art académique. Mais surtout, le critique éprouve le besoin de sauver ses textes de l’oubli, et de redéfinir du même coup leur genre et leur sta-tut. Comme l’écrit Alexia Kalantzis, « l’acte même de reprendre des chroniques après

61. Id., « Bouquins », dans L’Écho de Paris, 26 avril 1899, p. 1.62. En Ménage (1881), dans Œuvres complètes, op. cit., t. IV, p. 227.63. Jean-Marie seillan, « Genre et position(s) dans le champ littéraire », dans Huysmans et les

genres littéraires, op. cit., p. 11.

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l’époque d’exposition des œuvres dans les Salons, au-delà donc de l’actualité, signifie l’indépendance de la critique d’art vis-à-vis de son objet. Elle devient une création à part entière, qui se suffit à elle-même »64. Ainsi, en s’émancipant de l’actualité du journal, le texte touche à la littérature : « le support du recueil joue un rôle dans la reconnaissance de la critique d’art comme un genre littéraire à part entière, et non comme une simple rubrique journalistique »65. Et c’est le but avoué de Huysmans qui, dans une lettre adressée à Lucien Descaves, évoque l’écriture de L’Art moderne en ces termes : « J’avais voulu, en-dehors des opinions du livre, tâcher d’y mettre des poëmes en prose, de l’écrire comme un roman, de réunir enfin le système de la description du tableau, avec celle de l’auteur, enfin de lui donner, en dehors des idées de critique, une valeur de bouquin personnel »66. Ainsi, Huysmans revendique pour son livre un statut pragmatique et générique hybride : il veut que le lecteur le reçoive à la fois comme un ouvrage de critique, un recueil poétique, un roman et un autoportrait.

Certains, second recueil de critique d’art publié en 1889, confirme par son titre et par la sélection qu’il opère, cette émancipation vis-à-vis du journalisme. En effet, choisissant de s’intéresser non plus aux Salons et expositions, mais uniquement à certains peintres qui donnent leur nom aux différentes sections du recueil, Huysmans se détache toujours plus de l’actualité picturale ; l’autonomie prise par le texte vis-à-vis du prétexte est encore plus grande que dans L’Art moderne. De plus, trois de ces sections seront redispersées ultérieurement en revue : « Raffaëlli » sera repris dans Les Maîtres Artistes en 1903, dans un numéro consacré au peintre ; les chapitres « Chéret » et « Rops » seront publiés dans La Plume, l’un en 1893 dans un numéro spécial « L’affiche illustrée », et l’autre en 1896 dans le numéro monographique « Rops ». La reprise de ces textes dans les numéros spéciaux d’une revue en fait des écrits sur l’art dignes de figurer dans une anthologie ; le texte de Huysmans sur Rops est ainsi introduit par Léon Deschamps, directeur de La Plume :

Notre intention étant de consacrer au maître Félicien Rops un numéro de La Plume qui puisse donner au lecteur un aperçu complet de ce qu’est ce grand Solitaire de l’art sous toutes ses formes, la parole sera laissée, dans les huit fascicules qui vont suivre, aux écrivains les plus aptes à accomplir cette œuvre de devoir, de justice. L’étude la plus parfaite qui existe […] est celle de J.-K. Huysmans, dans son beau livre : Certains.67

Huysmans est ici pourvu d’une compétence d’« écrivain », Certains apparaît comme un « beau livre », et plus loin, le texte est qualifié de « morceau de haute littéra-ture »68 ; le texte a dépassé l’actualité de la critique d’art pour atteindre l’inactualité de la littérature.

En 1903, Huysmans fait un séjour en Allemagne, pendant lequel il consigne au jour le jour ses impressions de voyage dans un carnet, qu’il retranscrit ensuite dans un second carnet, soucieux de mettre au net ses réflexions. Ces notes sont la

64. Alexia Kalantzis, « L’influence de l’écriture en revue sur l’évolution des genres dans l’œuvre de J. K. Huysmans », dans Huysmans et les genres littéraires, op. cit., p. 236.

65. Ibidem.66. Lettre à Lucien Descaves de janvier 1884, citée par Jean-Marie seillan, « Huysmans, les

genres littéraires et le marché de la librairie », ibid., p. 24.67. Note de Léon descHamps, dans La Plume, n° 179, 15 juin 1896, p. 388.68. Ibid., p. 401.

la critique d’art de Joris-Karl Huysmans

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matrice de l’article « Les Grünewald du musée de Colmar », publié en mars 1904 dans Le Mois littéraire et pittoresque, et du texte « Francfort-sur-le-Mein – Notes », qui sera réuni au premier pour former le recueil Trois Primitifs en 1905. On remarque également dans ces écrits une prise de distance progressive vis-à-vis du genre et du support journalistiques. Ainsi, au fur et à mesure des différents états du texte – pre-mier carnet, deuxième carnet, article, recueil – Huysmans évacue l’aspect quotidien du voyage à Colmar : comme le remarque Pierre Brunel, il « ne retient aucun des éléments concernant la ville qui figurent dans les carnets »69. Le pittoresque est donc abandonné, et le texte s’émancipe du reportage pour rejoindre le livre sur l’art. Par ailleurs, lors de sa visite de l’Institut Städel à Francfort, Huysmans avait pris des notes à propos de neuf tableaux, mais dans le texte définitif, seuls deux d’entre eux sont retenus : la Vierge à l’Enfant du maître de Flémalle et la Florentine de Veneto. Cette sélection est d’autant plus un acte d’écrivain qu’il va mettre ces deux œuvres en rapport avec sa vie personnelle :

Il a aussi l’idée de relier les “deux chefs-d’œuvre – du ciel et de l’enfer” dans un contraste baudelairien qui suggère une perspective nouvelle, dominante dans le texte définitif : la confrontation personnelle de Huysmans à chacune de ces deux figures, une double aventure personnelle vécue au Musée de Francfort, l’hésitation entre le péché et le salut.70

La relecture de ces œuvres d’art à la lumière d’une expérience personnelle et escha-tologique excède le genre de la critique ; de même que pour L’Art moderne, Huys-mans cherche à donner à ce recueil de textes sur l’art, « en dehors des idées de critique, une valeur de bouquin personnel »71.

Enfin, un cas particulier de recueil est le roman La Cathédrale, publié en 1898. Après Là-Bas et En Route, et avant L’Oblat, c’est le troisième tome du cycle de Dur-tal, où le cheminement spirituel du personnage suit pas à pas celui de son créateur. Mais plutôt qu’un roman, La Cathédrale semble faire office de volume recueillant les articles publiés par Huysmans dans la presse de 1895 à 1898 ; elle joue en cela un rôle similaire à celui de L’Art moderne ou de Certains. En effet, dès la mise en chantier de l’ouvrage, en 1895, Huysmans écrivait : « Je voudrais en tout cas faire pour mes bouquins de critique d’art ce que j’ai fait avec En Route pour mes romans – mener cela au catholicisme, avec un livre, comme Certains, sur les Primitifs et le Gothique »72. Ainsi, dans La Cathédrale, Huysmans reproduit in extenso « Le Couron-nement de la Vierge de Fra Angelico au Louvre », publié dans la revue Pan en 189573, et en attribue la paternité à son personnage, Durtal. Cependant, la composante journalistique de La Cathédrale pose problème, car les autres articles intégrés dans le roman, s’ils ont d’abord été publiés dans la presse, procèdent dès leur origine d’une écriture romanesque ; Huysmans s’en explique dans une lettre du 23 octobre 1897 :

69. Pierre brunel, « Des carnets de Huysmans aux Trois Primitifs », dans Genesis. Revue interna-tionale de critique génétique, n° 7, 1995, p. 115.

70. Ibid., p. 120.71. Lettre à Lucien Descaves de janvier 1884, citée par Jean-Marie Seillan, « Huysmans, les

genres littéraires et le marché de la librairie », dans Huysmans et les genres littéraires, op. cit., p. 24.72. Lettre à l’abbé Henry Moeller du 29 juillet 1895, citée par Sylvie duran, « Mauvais

genres ? Petite contribution génétique à la question générique », dans ibid., p. 35.73. Joris-Karl Huysmans, « Le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico au Louvre », dans Pan,

supplément français, nos 4-5, décembre 1895, pp. 25-28.

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L’Écho de Paris, un de nos grands journaux, s’était mis dans la tête de faire paraître mon roman la Cathédrale dans ses colonnes. Je refusai toutes ses offres, ne voulant pas mettre la Vierge en mauvais lieu. […] À mon retour de Hollande, ils sont venus me dire ici : à défaut du livre que vous refusez, donnez-nous des morceaux qui paraîtront en tête du journal. Si vous acceptez, nous défendrons votre livre quand il paraîtra et nous aiderons votre éditeur à le lancer, sinon c’est la guerre.Et comme ces gens sont tout-puissants, il a fallu en passer par ces fourches caudines. Il est vrai que je ne leur donnerai que des morceaux purement artis-tiques – mais enfin c’est égal, c’est un peu fort que d’être étranglé de la sorte !74

D’octobre 1897 à février 1898, Huysmans donne donc à L’Écho de Paris quatorze « morceaux purement artistiques » qui sont des prépublications d’extraits de La Cathédrale. Toutefois, d’un support à l’autre, une modification d’importance a lieu, puisque dans les articles livrés au quotidien, le héros romanesque, Durtal, s’efface au profit d’un on impersonnel qui semble renvoyer à Huysmans lui-même : « trans-porté, en une nuit, de Paris dans cette ville, l’on traverse d’insignifiantes rues dont tous les soupiraux expirent des odeurs de choucroute ; l’on arrive sur la grand’place, décorée par les enseignes des Farina, devant la fameuse cathédrale »75. Le statut pragmatique de ces textes oscille donc entre le récit fictionnel de type romanesque, mettant en scène un personnage, et le récit factuel de type journalistique, mettant en scène l’auteur lui-même. Ainsi, l’écriture de La Cathédrale apparaît comme le résultat d’une hybridation entre journalisme et littérature : « il n’y a pas de frontière nette entre les textes écrits pour les revues et les genres littéraires traditionnels qui prennent la forme du livre. Une dynamique de création se dégage des influences réciproques de ces deux types d’écrits : le livre influe en effet sur la chronique qui à son tour transforme le genre littéraire romanesque »76. En effet, si l’article de presse influe sur le roman dans lequel il s’insère, le livre influe sur la chronique d’art, qui se teinte d’une poétique proprement littéraire : l’idée même de création, réservée à l’artiste – qu’il soit peintre ou écrivain – éloigne les textes de Huysmans de la simple information propre au journaliste.

2.2. La création : la pratique de la transposition

Huysmans entend en effet pratiquer une critique d’art créatrice dans la lignée de celle de Baudelaire ; aussi se présente-t-il comme son successeur, en instaurant une analogie entre Constantin Guys et Jean-Louis Forain : « M. Forain a voulu faire ce que le Guys, révélé par Baudelaire, avait fait pour son époque : peindre la femme où qu’elle s’affirme »77. Autrement dit, puisque Baudelaire est celui qui révéla Guys, Huysmans s’efforçant de révéler Forain n’est rien moins qu’un second Baudelaire. Il cherche à produire une critique d’art qui soit une transposition poétique, afin de se conformer au projet baudelairien : « la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique […]. Ainsi, le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un son-

74. Lettre au curé poelHeKKe, de la Visitation de Schiedam, du 23 octobre 1897, citée par Pierre GalicHet, « Les extraits de La Cathédrale publiés dans L’Écho de Paris », dans Bulletins de la Société J.-K. Huysmans, n° 19, mars 1942, pp. 283-284.

75. Id., « Musées d’Allemagne », dans L’Écho de Paris, 15 décembre 1897, p. 1.76. Alexia Kalantzis, art. cit., p. 235.77. Joris-Karl Huysmans, « Jean-Louis Forain », dans Certains, op. cit., p. 42.

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net ou une élégie »78. Cette poétique baudelairienne est particulièrement manifeste dans deux chroniques d’abord publiées dans la presse, puis reprises dans le recueil Croquis parisiens ; si elles avaient, dès leur première publication, toute l’apparence d’écrits sur l’art déjà fortement poétisés, leur reprise en recueil dans ce qui se pré-sente comme un ensemble poétique achève de transcender la description ekphras-tique en transposition d’art.

Publié pour la première fois en 1876 dans La Cravache parisienne, « Le Geindre » qui décrit le travail matutinal d’un boulanger, convoque le souvenir du Gilles de Watteau :

Ô […] Watteau ! j’ai, par l’une de ces dernières et froides nuits, songé à ton Gille [sic] goguenard dont le blanc visage s’allume de prunelles inquiètes et se troue d’une bouche arrondie comme un O rouge dans l’ovale laiteux des chairs.Flânant sur le boulevard des anciennes banlieues, alors que dans un bain de lune les grilles des tripiers jettent sur la boue des rues les raies cassées de leurs ombres, j’entrevis un fantoche démesurément long, qui filait le long des bou-tiques, un litre dans une main, une pipe dans l’autre. Je ne doutai point que cet étrange personnage ne fût ce folâtre et rusé com-père, grand brasseur de filles et dépuceleur de bouteilles, l’éternel rival d’Arle-quin : Pierrot.79

S’ensuit le récit d’une scène de pétrissage de pâte à pain, avant que le garçon bou-langer n’étanche sa soif : « Ah ! je le reconnaissais, ton type de larron et d’ivrogne, Watteau ! »80. Les apostrophes à Watteau et les références à Pierrot encadrent le texte, mais un détail trouble le rapport d’équivalence induit par la transposition, car Huys-mans attribue à Gilles une expression qu’il n’a pas : « une bouche arrondie comme un O rouge dans l’ovale laiteux des chairs »81. Le tableau convoqué n’est donc pas une œuvre réelle, mais son double fantasmé. Selon Maria Teresa Biason, « Huysmans, en évoquant le tableau de Watteau dans “Le Geindre”, ne reproduit donc pas un détail de la peinture, mais il introduit un motif de son invention, un trait qu’il trouve efficace dans sa propre esthétique »82. Ainsi, la description à l’œuvre chez Huysmans ne vise pas seulement à rendre visible le tableau réel – celui qui a une existence référentielle – mais aussi et surtout à décrire le tableau tel que l’écrivain le voit, c’est-à-dire à projeter l’image mentale qu’il s’en fait et les rêveries qu’il suscite en lui.

En février 1885, le compte-rendu de l’album d’Odilon Redon, L’Hommage à Goya, est publié dans La Revue indépendante ; d’emblée, le texte se présente bien plus comme un récit de rêve que comme une description d’œuvre d’art. Si le titre « Le nouvel Album d’Odilon Redon » laisse attendre une ekphrasis ordonnée des différentes planches, l’incipit « Ce fut tout d’abord »83 semble ouvrir sur un récit ;

78. Charles baudelaire, Salon de 1846, dans Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude picHois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 418.

79. Joris-Karl Huysmans, « Le Geindre », dans Croquis parisiens (1880), Œuvres complètes, op. cit., t. VIII, pp. 71-72.

80. Ibid., p. 73.81. Ibid., p. 71.82. Maria Teresa biason, « Les Croquis Parisiens, atelier d’écriture », dans J.-K. Huysmans, la

modernité d’un anti-moderne, s. dir. Valeria de GreGorio cirillo et Mario petrone, Naples, L’Orientale Editrice, 2003, p. 228.

83. Joris-Karl Huysmans, « Le nouvel Album d’Odilon Redon », dans La Revue Indépendante, 1ère série, n° 10, février 1885, t. II, p. 291.

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les dessins composant l’album sont ensuite intégrés dans une rêverie inquiétante et s’articulent en une succession temporelle à l’aide d’adverbes : « soudain », « puis », « enfin »84, « alors », « enfin », « soudain », « en même temps »85, « enfin », « encore », « alors »86, « subitement »87. Nous sommes bien plus dans l’ordre du récit que dans celui du discours, et la critique d’art semble s’affranchir de ses fonctions premières que sont la description et le commentaire. Aussi le lecteur ne comprend-t-il de quoi il était question qu’a posteriori, avec la phrase finale : « Telles sont les visions évoquées dans son nouvel album dédié à la gloire de Goya, par Odilon Redon »88. L’appartenance générique de ce texte est d’ailleurs remise en question l’année suivante par sa reprise dans la deuxième édition des Croquis parisiens, sous le titre « Cauchemar » qui, faisant disparaître la référence à Redon, l’éloigne encore davantage de la critique d’art pour le rapprocher toujours plus du récit de rêve. Ainsi, le statut pragmatique de ce texte varie : la chronique perd sa dimension exégétique en s’érigeant en poème narratif, et on assiste à une autonomisation du texte par rapport au prétexte. Comme l’écrit Peter Michael Wetherill :

Chez Huysmans, les transpositions, ou ce que l’on pourrait prendre pour telles, véhiculent la plupart du temps des procédés de dépassement, ou de contour-nement, aboutissant à l’autonomie et éventuellement à la supériorité de la “ver-sion” écrite. […] Il ne s’agit donc pas de voir la peinture, mais de la refaire – de lui donner une autre spécificité. […] On vise donc l’autonomie du texte.89

L’article-poème sur Redon apparaît donc comme un exemple de l’autonomie que l’écrivain réclame vis-à-vis du pictural pour permettre à la transposition d’art d’accé-der au statut de création littéraire. Toutefois, la transposition d’art, tant qu’elle a lieu dans des recueils, exhibe son origine fragmentaire, sa « rubricité »90 qui provient du support journalistique initial. Elle apparaît pleinement réalisée lorsqu’intégrée dans un récit romanesque, elle perd toute trace de sa genèse journalistique et s’affranchit encore davantage de l’objet qui l’a inspirée.

2.3. La fiction : l’intégration dans le récit

En effet, le processus d’autonomisation apparaît complet et complété lorsque le pictural n’est plus qu’une source d’inspiration, lorsque toute référence au réel est abandonnée et que nous sommes dans la pure fiction. Le nom du peintre et de l’œuvre n’apparaissent plus : l’œuvre d’art constitue seulement une réminiscence pour le lecteur attentif et cultivé. Ainsi, au chapitre IX des Sœurs Vatard, la scène des bas entre Céline et Cyprien semble être une réécriture de l’article sur « La Nana de Manet »91, tableau refusé au Salon de 1877. En effet, le peintre Cyprien a l’idée

84. Ibid., p. 292.85. Ibid., p. 294.86. Ibid., p. 295.87. Ibid., p. 296.88. Ibid.89. Peter Michael wetHerill, « Les transpositions de l’art », dans J. K. Huysmans, la modernité

d’un anti-moderne, op. cit., pp. 64-65.90. Marie-�ve Marie-Ève tHérenty, op. cit., p. 48.91. Joris-Karl Huysmans, « La Nana de Manet », art. cit.

la critique d’art de Joris-Karl Huysmans

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de représenter sa maîtresse, Céline, en prostituée de luxe, en lui faisant porter des bas de soie :

Puis il eut, le lendemain de sa prise en possession de Céline, une joie ; il dé-couvrit que, lorsqu’elle était rendue de fatigue et dormassait sur le divan, elle prenait des allures de haute grue qui se pâme. Elle devenait extraordinairement tentante avec la dégringolade de ses cheveux paille sur un coussin, sa croupe tordue, une jambe jetée en l’air et l’autre pendante sur le bas du meuble. Il mit alors à exécution l’un de ses projets. Il déambula au travers du temple et des boutiques de marchandes à la toilette et il acheta un lot de bas de soie. […] L’autre les tendait, les retournait, les faisait papilloter aux bougies qui griffaient d’éclairs leur indigo foncé brodé de rouge-sang, leur turquoise rayée de gris, leurs damiers cramoisis et soufre, leur maïs, leur mauve, leur noir fenestré de blanc ; mais ce qui le faisait exulter davantage, c’étaient deux paires : l’une d’un superbe jaune-citron, l’autre d’un orange fumé, ajourée comme une dentelle, sur le cou-de-pied, pour laisser percer en sourdine la blancheur des chairs.92

Cette description détaillée des bas de soie de la fille est une variation sur un thème déjà présent dans l’article de 1877 :

La soie, c’est la marque de fabrique des courtisanes qui se louent cher. Nana est donc arrivée, dans le tableau du peintre, au sommet envié par ses semblables et, intelligente et corrompue comme elle est, elle a compris que l’élégance des bas et des mules était, à coup sûr, l’un des adjuvants les plus précieux que les filles de joie aient inventés pour culbuter les hommes. Il serait puéril de le nier. Les bas d’azur à jarretière citron, les bas cerise, les bas noirs brodés de ramages blancs, les bas à damier cramoisi et soufre, les bas mauve ou fleur de pêcher, diaphanes et laissant discrètement percer le rose de la peau ou épais et dessinant seulement le contour troublant du mollet, sont aussi bien que les pierres serties, que les gazes très claires, que le fard de Chine, le blanc de perle, le bleu myosotis, aussi bien que les pâtes musquées et le khôl d’Orient, les poivres longs, les rouges piments, les sauces incendiaires, habiles à réveiller la torpeur des estomacs lassés.93

Céline et Cyprien semblent donc rejouer la scène peinte par Manet, elle dans le rôle de la prostituée et lui dans celui du monsieur qui la regarde et qui « comme dans certains tableaux japonais, […] sort du cadre »94. L’inspiration picturale a ici transité par un autre genre, celui de la critique d’art, mais le texte final n’en garde aucune trace explicite.

L’influence de la peinture sur l’œuvre de Huysmans est également lisible dans En Rade, où le récit du rêve d’Esther, au chapitre II, s’inscrit d’emblée dans un cadre pictural : « Un palais surgit, qui se rapprocha, gagna sur les panneaux, les repous-sant, réduisant ce porche fluide à l’état de cadre, rond comme une niche, en haut, et droit, en bas »95. Le texte devient donc tableau, et il évoque Salomé dansant devant Hérode, peinte par Gustave Moreau en 1876. Huysmans ayant déjà décrit cette toile dans le chapitre V d’À Rebours, c’est à partir de cette ekphrasis que l’on peut établir une parenté entre le tableau peint par Moreau et le rêve écrit par Huysmans. Dans À Rebours, le premier temps de la description est celui de l’installation d’un décor

92. Id., Les Sœurs Vatard (1879), dans Œuvres complètes, op. cit., t. III, pp. 163-164.93. Id., « La Nana de Manet », art. cit.94. Ibid.95. Id., En Rade (1887), dans Œuvres complètes, op. cit., t. IX, p. 29, je souligne.

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tout en mouvement : « Un trône se dressait, pareil au maître-autel d’une cathédrale, sous d’innombrables voûtes jaillissant de colonnes trapues »96 ; de même, le rêve de Jacques Marles se situe dans un palais à l’architecture mouvante : « Dans la nef même, au bout du palais arrondi tel que les chevets à verrières des basiliques, d’autres colonnes s’élançaient en tournoyant jusqu’aux invisibles architraves d’un dôme, perdu, comme exhalé, dans l’immesurable fuite des espaces »97. L’immobilité du Roi spectateur contraste avec la mobilité du décor : devant Esther, « le Roi parut, immobile dans sa robe de pourpre, droit sous ses pectoraux d’or martelé »98, et face à Salomé, le Tétrarque est « cette statue, immobile, figée dans une pose hiératique de dieu Hindou »99. On trouve dans les deux textes la même évocation de l’eunuque : « un vieillard au crâne en œuf, aux yeux forés de travers sur un nez en gourde, aux joues sans poils, granulées ainsi qu’une chair de poule et molles »100, et « l’eunuque qui se tient, le sabre au poing, en bas du trône, une terrible figure, voilée jusqu’aux joues, et dont la mamelle de châtré pend, de même qu’une gourde, sous sa tunique bariolée d’orange »101. Dans En Rade, le portrait d’Esther met l’accent sur la richesse et la sensualité de sa robe, dans une description dynamique :

Une étroite robe la précisait, serrant les bulles timorées de ses seins, affû-tant leurs pointes brèves, lignant les ambages ondulés du torse, tardant aux arrêts des hanches, rampant sur la courbe exiguë du ventre, coulant le long des jambes indiquées par cette gaine, une robe d’hyacinthe d’un violet bleu, ocellée comme une queue de paon, tachetée d’yeux aux pupilles de saphir montées dans des prunelles en satin d’argent.102

Elle rappelle en cela la luxueuse tenue de Salomé, emportée par le tourbillon de la danse :

Ses seins ondulent et, au frottement de ses colliers qui tourbillonnent, leurs bouts se dressent ; [...] sur sa robe triomphale, couturée de perles, ramagée d’argent, lamée d’or, la cuirasse des orfèvreries dont chaque maille est une pierre, entre en combustion, croise des serpenteaux de feu, grouille sur la chair mate, sur la peau rose thé, ainsi que des insectes splendides, aux élytres éblouis-sants, marbrés de carmin, ponctués de jaune aurore, diaprés de bleu d’acier, tigrés de vert paon.103

À la fin de la scène, Salomé « est presque nue ; dans l’ardeur de la danse, les voiles se sont défaits, les brocarts ont croulé »104, véhiculant la même charge érotique que lors de la dénudation d’Esther : « [l’eunuque] s’approcha d’elle, des deux mains saisit la robe qui glissa et la femme jaillit, complètement nue »105. Ainsi, l’inspiration de Huysmans pour l’écriture du rêve d’Esther est très nettement picturale, mais la réfé-rence à la Salomé de Moreau reste implicite, réservée au lecteur sagace. La référence

96. Id., À Rebours (1884), dans Œuvres complètes, op. cit., t. VII, p. 80, je souligne.97. Id., En Rade, op. cit., p. 30, je souligne.98. Ibid., p. 31.99. Id., À Rebours, op. cit., p. 81.100. Id., En Rade, op. cit., p. 32.101. Id., À Rebours, op. cit., p. 82.102. I IId., En Rade, op. cit., pp. 32-33.103. Id., À Rebours, op. cit., pp. 81-82.104. Ibid., p. 87.105. Id., En Rade, op. cit., p. 34.

la critique d’art de Joris-Karl Huysmans

© Interférences littéraires/Literaire interferenties 2011

au tableau réel s’absente totalement : la posture de Huysmans spectateur de l’œuvre d’art est celle d’un écrivain, artiste et créateur, et non plus celle d’un journaliste critique.

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Dans sa critique d’art, Huysmans exploite donc la tension, inhérente au genre, entre journalisme et littérature afin d’user de toutes les possibilités que lui offre la double posture. Si revêtir la persona du journaliste lui permet de mettre en avant son implication dans l’actualité, la posture de l’écrivain reste celle qu’il convoite avec davantage de ferveur en raison de son prestige. En effet, dans son compte-rendu du Salon de 1885, Huysmans a ce mot, sévère pour lui-même autant que pour ses pairs : « De même que le critique littéraire qui en fait métier, le critique d’Art est généralement un raté des lettres qui n’a pu produire, de son propre cru, aucune œuvre »106. Ce que Huysmans veut précisément éviter, c’est de devenir un critique « qui en fait métier », au sens de celui qui n’aura produit « aucune œuvre ». C’est pourquoi sa critique d’art constitue un ensemble instable, aux contours fluctuants, transgressant les frontières génériques qui la séparent de la transposition poétique ou de la description romanesque, afin de s’ériger en œuvre à part entière.

Aude Jeannerod

Université Jean Moulin – Lyon 3

106. Id., « Le Salon de 1885 », dans L’Évolution sociale, n° 1, 16 mai 1885, p. 2.