La crise de leuro, bombe fragmentation gopolitique pour lEurope et la relation franco-allemande : mche courte ou mche

longue ?

Auteur:

Pierre-Emmanuel Thomann

Date de publication:

7/7/2015

La crise de leuro a un effet paradoxal sur les relations entre Etats-membres de lUnion europenne : leuro comme monnaie politique est laboutissement ultime de la stratgie dintgration du projet europen pour pacifier les relations franco-allemandes et europennes. Les peuples, qui sont lis par une monnaie commune, ne se feront plus jamais la guerre avait

dclar la chancelire allemande Angela Merkel en juin 2008. En raison de la faillite de la

convergence conomique entre membres de la zone euro, et des diffrends sur le moyen de

rsoudre la crise, la monnaie unique est pourtant autant devenue un lment de division que

dunit europenne. Laccroissement des interdpendances conomiques na pas non plus abouti plus dunion politique. Elle souligne la difficult de lexercice en commun de la souverainet entre tats qui ne sont pas lis par une union politique pour piloter lunion conomique et montaire. Dans lhistoire, il nexiste pourtant pas dunion montaire qui ait survcu sans union politique.

La crise de leuro na fait que saggraver depuis 2010 et les Europens ne cessent de se runir

dans des sommets au bord du gouffre jusquau samedi 27 juin, marqu par lexclusion du

reprsentant grec la runion de lEurogroupe, et annonant larrt de son programme daide ds

le 30 juin, afin de faire capoter le projet de rfrendum du 5 juillet promis par le prsident grec,

alors que la prolongation du soutien de la BCE tait encore maintenue. Si les dimensions

conomique et politique de cette crise sont largement dbattues, la dimension gopolitique de

cette crise est rarement voque et dpasse largement la question de la Grce. On peut mme

avancer que le cas grec nest que lpiphnomne des rivalits de pouvoirs en Europe et dans le

monde qui puisent leurs origines dans lhistoire longue.

La crise de leuro est aujourdhui en ralit une vritable bombe fragmentation gopolitique

pour lunit de lUnion europenne avec des enjeux diffrentes chelles gographiques : les

enjeux lchelle de la zone euro et de lUnion europenne, thtre de la rivalit gopolitique

franco-allemande, les enjeux paneuropens dans le contexte de la crise entre lUnion europenne

et la Russie et les dstabilisations sur le flanc Sud de lEurope avec les rvolutions arabes, et

lenjeu mondial car cette crise se droule aussi dans le contexte de la mondialisation qui est une

lutte de rpartition des espaces gopolitiques entre acteurs anciens, mergents et r-mergeants.

Lenjeu de pouvoir franco-allemand

Leuro a toujours fait lobjet de reprsentations et finalits contradictoires mais aussi communes

selon les Allemands ou les Franais. Sur les temps longs le projet europen est avant tout un

moyen de rsoudre la rivalit gopolitique franco-allemande, hier comme aujourdhui, mme si

lobjectif de faire poids, hier vis--vis de lURSS et aujourdhui dans la mondialisation, est un

objectif parallle.

Or leuro est menac car le projet dunion montaire a t calqu sur des pays aux conomies

disparates pour des raisons avant tout gopolitiques : la France a acclr le projet de monnaie

unique europenne au moment de lunification allemande pour rquilibrer le poids de

lAllemagne avec son Deutsche Mark et exig une zone euro avec le plus grand nombre de pays

du Sud (Italie, Espagne, Grce, Portugal) pour que la gographie montaire lui soit plus

favorable quune zone euro restreinte aux pays acquis aux conceptions allemandes. Helmut Kohl,

aprs des tergiversations, a aussi promu cette monnaie unique pour montrer que runification

allemande et approfondissement europen allaient de pair, mais il a exig que leuro soit gr

selon les conceptions ordo-librales allemandes. Un euromark en somme. Le malentendu est

largement rest sous-jacent jusqu la crise financire de 2010 issue des dsordres financiers aux

tats-Unis dans le contexte de lemprise mondiale de lidologie ultralibrale qui sest transmise

une Europe ouverte par le jeu des interdpendances conomiques et financires.

Cette crise a en grande partie dtruit les illusions, tant de la France que de lAllemagne : les

Franais nont jamais obtenu un rquilibrage avec lAllemagne depuis sa runification et leuro

a plutt aggrav lasymtrie de puissance conomique les deux pays. Leuro-puissance des

Franais sest aussi transform en ralit en vecteur dacclration de la mondialisation librale

dorigine anglo-saxonne, comme le fut dj lintroduction du SME par le couple Giscard

Schmidt. Et ce, malgr les rformes entreprises depuis 2010 qui ont malheureusement accouch

dune souris par le refus de toucher la sacro-sainte libre circulation des capitaux, devenu un

flau go-conomique pour les citoyens Europens. Pour les Allemands, les rgles promises en

contrepartie de labandon du Deutsche Mark ont t violes et leuro acclre une union des

transferts financiers, reprsentation allemande qui dcrit largent allemand subventionnant le

Sud de lEurope avec largent allemand, au bnfice des conceptions franaises : une

manipulation de lconomie par la politique au dtriment dune Europe de conception ordo-

librale (concurrence, non renflouement des dettes des Etats, indpendance BCE, ouverture des

marchs).

Leuro a t prserv dans la premire phase de la crise par le couple Merkel-Sarkozy parce que

la peur dun saut dans linconnu avec labandon de leuro-paix risquait de marquer un arrt de

mort au projet europen et relancerait la rivalit gopolitique franco-allemande qui reste un non-

dit central du projet europen. Leuro a aussi t prserv car les pays en difficult ont t

maintenus dans la zone euro (revendication franaise principalement) au prix de renforcement

des rgles de conception allemande (revendication allemande sous couvert de rgles

europennes). Avec laggravation du cas grec aprs les erreurs successives de la politique de

rigueur et limplication du FMI qui impose sa vision rigide (en ralit une ingrence pour la

souverainet de la zone euro), lquilibre prcaire et temporaire est nouveau sur le point de

scrouler. Les attentes sont en effet contradictoires, mis part ce stade de lintrt commun

affich pour une survie de leuro. Les Franais ont pour ambition de renforcer la dimension

politique de la zone euro 19 dans une Union europenne, selon leur perception, trop grande et

domine par lAllemagne installe dans son centre gographique, et de faire merger un

gouvernement conomique plus favorable la vision franaise dun contrle de lconomie par

la politique. Les Allemands se mfient de cette vision et souhaitent maintenir le centre de gravit

gopolitique lchelle des 28, car ils en occupent le centre. (voir carte ci-dessous).

Le dilemme pour la France est le suivant :

- Accepter que la Grce sorte de leuro et donc risquer daggraver la fragmentation europenne

(mche courte) et se retrouver dans une zone Euro o le poids de lAllemagne se renforce. Le

risque domino, ce stade, ne peut pas tre cart, mettant en question le maintien dans la zone

euro des autres pays en difficult avec le prcdent grec, y compris la France selon un scnario

extrme : le moment de vrit serait alors le renflouement de la France par lAllemagne, une

dcision de nature politique et non plus seulement conomique. Si on vitera probablement

limplosion gnrale (temporairement ?), le gouvernement franais sera de toute faon accus de

cder aux exigences du gouvernement allemand qui dciderait de la gographie montaire au

dtriment de la France et amoindrissant sa souverainet. Le contexte pr-lectoral en France va

faire monter les enchres. Il y a aussi plus grave : abandonner lide que leuro reprsente

lEurope de la solidarit mais devient un instrument conomique au service de la

mondialisation : la fonction politique de leuro, si elle disparait au profit dune vision

conomiciste fera chouer leuro ainsi que le projet europen port par lUnion europenne, dont

le soutien des citoyens est dj bien entam,

- Garder la Grce dans la zone euro tout prix (ce qui ncessite de convaincre lAllemagne et ses

allis du Nord et faire assouplir leur position ; ce stade des ngociations, un revirement nest de

loin pas exclure). Cest la position que le gouvernement franais va privilgier ainsi que ses

relais dans les institutions comme le commissaire europen Pierre Moscovici. Cela revient

prserver le rle de charnire gopolitique du couple franco-allemand entre Europe nordique et

mditerranenne, mais repousser plus tard les questions qui fchent et les non-dits (mche

longue). Garder la Grce dans la zone euro aprs un allongement des aides, un dfaut de

paiement et/ou un ramnagement radical de sa dette avec le maintien du rfrendum annonc

qui sera peru, sil est ngatif, comme un camouflet pour la vision allemande et celle des

institutions. Il va donner des ales non seulement ceux qui veulent rengocier leur dette et

changer de modle conomique, mais aussi ceux qui veulent sortir de leuro, notamment en

Allemagne dont le gouvernement serait accus davoir cd aux exigences des Pays du Sud.

Garder la Grce dans la zone euro avec une poursuite du programme de rigueur tout en poussant

un changement de gouvernement, ce qui va probablement aggraver la situation conomique de

la Grce, va souligner le caractre anti-dmocratique de lUnion europenne et renforcer ceux

qui souhaitent sortir de leuro et de lUnion europenne, en particulier en France.

Lenjeu pan-europen

La crise grecque nous rappelle aussi que les Balkans sont un enjeu entre projet rivaux : un espace

euro-atlantiste sous direction des tats-Unis avec leurs allis proches, ou un monde multipolaire

o un rapprochement entre Grce et Russie est inluctable dans tous les cas de figure, avec sortie

ou non de la zone euro, et permet ce pays de pratiquer un quilibre plus favorable ses intrts

selon son histoire et sa gographie.

Le positionnement du gouvernement grec ressemble fortement la posture gaullienne en

rappelant que la souverainet du peuple est incontournable et que la diplomatie doit tre

multidirectionnelle en se basant sur une doctrine dquilibre, notamment en se rapprochant de la

Russie pour ne pas tomber sous la coupe dune Europe germano-amricaine. Cette posture tait

celle de la France et la campagne pr-lectorale montre quelle va resurgir avec force lorsque

lon coute Franois Fillon, Nicolas Sarkozy et Marine Lepen. Une vision euro-continentale est

la seule option qui permette la France de rtablir un quilibre constructif avec lAllemagne en

formant un axe gopolitique fort traversant le continent. Les rapprochements trop prononcs

entre la France et les tats-Unis dans le cercle euro-atlantique et entre la France et le Moyen-

Orient, la Mditerrane et lAfrique dans le cercle euro-mditerranen, africain et asiatique pour

contrebalancer lAllemagne est inoprant car la France se retrouve dans un ensemble ou elle ne

fait pas le poids (les rvlations WIKILEAKS en tmoignent) et dans lautre, elle sassocie un

espace en dcomposition ; Cette posture lloigne de la ncessit de ngocier des orientations

gopolitiques communes avec lAllemagne.

Le positionnement du gouvernement grec est donc plutt en phase avec une Europe politique

selon les principes gaulliens. En ce qui concerne les menaces au continent europen, les crises

provenant du flanc sud de lEurope saggravent et la France vient dassister la premire

dcapitation sur son propre territoire par un terroriste islamiste ! Quel luxe de se permettre de se

fcher avec lIran, la Russie ou la Chine dans ces circonstances ! Quel aveuglement la

remorque dintrts extrieurs, alors que les intrts vis--vis de cette menace sont largement

partags par les nations du continent eurasien !

Expulser la Grce de la zone euro et de lUnion europenne comme punition pour sa posture

diplomatique, ou linverse, garder la Grce dans lUnion europenne pour quelle ne tombe

dans une zone dinfluence russe sont des fausses routes. Sinspirer de la diplomatie grecque pour

un meilleur quilibre serait mieux indiqu.

A lchelle de la mondialisation

A lchelle mondiale, la crise de leuro rvle les contradictions du projet europen et de ses

finalits diffrentes entre lAllemagne er la France : lUnion europenne pour les Franais dans

le monde globalis est un territoire avec un cadre protecteur et des frontires. Pour les

Allemands, lUnion europenne est plutt un sous-ensemble dun rseau mondial li par des flux

de toutes sortes, en particuliers commerciaux, qui appelle au contraire au dmantlement des

frontires. Ces deux visions diffrentes du territoire de lUnion europenne, expriment deux

manires diffrentes de se positionner dans la mondialisation du fait de leurs conceptions

diffrentes du projet europen. La crise de leuro est aussi rvlatrice de ces finalits

contradictoires, do limpossibilit actuelle de trouver une parade crdible la crise en

saccordant sur une union politique pour couronner la monnaie unique. Il y a incompatibilit

entre lEurope forteresse des Franais dans la mondialisation et lEurope ouverte aux flux des

Allemands. Une Europe intgre ou fdrale est impossible, et na de toute faon pas le soutien

des citoyens attachs la nation.

Un autre enjeu est la compatibilit entre les interdpendances de la mondialisation et les rgles

europennes conues pour sy adapter, et les souverainets nationales qui restent le fondement

incontournable des peuples europens, puisquil ny a pas de nation europenne: va ton accepter

un compromis faces aux exigences grecques issues du peuple souverain, ou refuser toute

inflexion en bafouant la souverainet grecque en provoquant une crise destine saborder un

rfrendum, symbole de cauchemar pour les idologues de lintgrationnisme sur des bases

ultralibrales et euro-atlantistes.

Perspectives

Dans le monde multicentr qui merge, la mondialisation est une lutte de rpartition des espaces

gopolitiques, pour prserver sa scurit et sa dfense, renforcer son influence politique,

culturelle linguistique, avoir accs aux marchs pour lcoulement des produits, des

investissements, avoir accs aux ressources nergtiques, optimiser sa dmographie et les

migrations. Cette rpartition se fait tantt par la ngociation (ngociations de zones de libre

changes), tantt par la violence guerrire ou les rvolutions tlguides pour aboutir des

changements de rgimes avec une confrontation de plus en plus pre autour des zones de contact

(hier Yougoslavie, Afghanistan, Irak, aujourdhui Syrie, Ukraine, Serbie, Macdoine, Armnie,

Azerbadjan et peut-tre demain la Grce.).

La manire dont les nations europennes vont se positionner dans cette configuration mondiale

est essentielle pour la survie du projet politique europen.

Soyons francs, le projet tel que port par lUnion europenne dans sa configuration actuelle est

aujourdhui trop entam politiquement pour retrouver grce auprs des citoyens. Les crises qui

sannoncent ne feront que rvler cette ralit que tous les gouvernements cherchent occulter.

Si lUnion europenne dans son mode de fonctionnement actuel na pas davenir long terme

mis part celui de la stagnation, le projet europen doit perdurer et se transformer pour que les

nations europennes puissent continuer dfendre et promouvoir leurs intrts dans cette

nouvelle reconqute du monde qui est un jeu somme nulle, nen dplaise aux idologues de la

paix perptuelle.

Pour sortir par le haut de la crise de leuro qui nest quun symptme de la crise franco-

allemande et de la crise de lUnion europenne, il nest pas suffisant de crever labcs en ce qui

concerne la crise de la monnaie unique laquelle certains souhaiteraient cantonner les

ngociations, mais lUnion europenne dans son ensemble.

Cest une nouvelle stratgie gopolitique qui serait bienvenue pour refonder les relations franco-

allemandes et le projet europen combinant une alliance restreinte de nations et une vision euro-

continentale se prolongeant vers lEurope orientale, la Russie, lAsie centrale et la Chine,

rquilibrant lespace euro-atlantique tir par les tats-Unis. Une monnaie commune selon cette

vision na de sens que selle est un instrument de puissance de nature gopolitique, et non pas un

instrument dpolitis destin sadapter la mondialisation dont lUnion europenne ne serait

quun sous-empire des normes (bientt sous-empire de lempire des normes euro-atlantiques si le

projet de march transatlantique ne capote pas entre-temps sous la pression des peuples).

Nous en sommes loin car les dirigeants europens sont en majorit obnubils par des paradigmes

dpasss et sous emprise de la dictature du court-terme, la peur daffronter les crises et un

aveuglement sur les questions gopolitiques dommageable llaboration dune stratgie de long

terme. Pour crever labcs, les crises venir serviront peut-tre daiguillon. Cest le seul espoir

pour une renaissance du projet europen sur des bases plus solides : les nations et la civilisation

europenne. Sans une rorientation politique et gopolitique, les fragmentations europennes

vont saggraver, limage du monde multicentr mergeant.